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- Le genre de la fable a t'il perdu sa vocation originelle ?

I. Les fables sont des petites histoires aptes à développer sagesse et vertu.

1. Des raisons liées à la nature même de l’apologue, qui est fait pour être l’association d’un
récit et d’une moralité (le plus souvent explicite, quelquefois implicite) : « L’apologue est
composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps et l’autre l’âme. Le corps est la
fable ; l’âme ; la moralité » (La Fontaine, préface de 1668).

2. Des raisons historiques : dans l’Antiquité (Phèdre, Ésope), l’apologue revêt clairement une
dimension didactique. La Fontaine lui-même écrit pour l’instruction morale et politique du
Dauphin. Bien plus tard, la fable sera le véhicule privilégié de la morale dans les écoles de la
République. On notera en outre que la fable est étymologiquement « parole » : c’est dire
tout le pouvoir de convaincre et persuader qu’elle suppose.

3. Des raisons d’universalité : les leçons de l’apologue sont des leçons transversales ; chaque
âge, chaque époque, chaque culture peut s’y reconnaître : l’histoire de l’apologue nous fait
connaître les chemins qu’il a parcourus de la Grèce antique à la France des Lumières, en
passant par l’Inde (Pilpay) ou la Cour de Louis XIV. Les morales sont simples, les travers sont
fondamentaux et donc universels. Le recours à l’allégorie animale permet cette
reconnaissance transculturelle.

II . La fable prend par la main les enfants que nous sommes.


« Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être ; Le plus simple animal nous y tient lieu de
maître. Une morale nue apporte l’ennui : Le conte fait passer le précepte avec lui » (La
Fontaine, « Le Pâtre et le Lion » VI-1)

1. Des raisons référentielles : l’apologue, par la familiarité et la proximité des thèmes de ses
histoires touche davantage le lecteur que ne le feraient des objets extra-ordinaires : les gens
du petit peuple, les animaux familiers, la vie des campagnes, le quotidien de Pérette, voilà
les personnages et les situations que La Fontaine va convoquer pour illustrer son
enseignement ; et non les héros et les princes glorieux de l’Histoire sans doute admirables
mais bien loin des Hommes (La Fontaine parle d’un « exemple conforme et moins
disproportionné à la petitesse de l’esprit des enfants », préface de 1668).

2. Des raisons structurelles : la brièveté ordinaire de l’apologue en fait un objet


immédiatement « efficace » et il apparaît comme une sorte de diamant brut tout entier taillé
pour que chacun de ses éclats frappe celui qui le regarde.

3. Des raisons liées à sa faculté d’évocation : la fable a su survivre à la disparition du modèle


originel. Sa permanence dans le cinéma d’animation ou dans les arts du spectacle le prouve.

4. Des raisons poétiques : l’apologue est un objet « joli et charmant » (La Fontaine), et il va
frapper par son étrangeté ou son côté plaisant : un bref apologue de Voltaire aura la
séduction et l’efficacité de son exotisme, le monde des animaux parlants de La Fontaine
ravira les enfants comme les adultes, l’esprit d’un Fontenelle captera la bienveillance de son
lecteur le moins bien disposé. b. L’art de la mise en scène : les fables sont d’authentiques
petites pièces de théâtre : spectacle, décor et construction en actes et scènes. c. Le charme
de l’intrigue : dramatique, féeriques, comiques, les intrigues accrochent l’intérêt du lecteur.
d. Des personnages et non des types : caractérisés, rendus sensibles aux yeux (l’art de la
description), aux oreilles (les paroles rapportées), au coeur (les différents registres), les
personnages sont nos voisins, nos amis ou nos ennemis.
e. Des univers merveilleux : le monde des animaux, celui d’une nature brossée en quelques
traits, l’orient des palais…

III . La littérature et la morale : une incompatibilité d’humeur ?

1. Il peut arriver au demeurant que l’inverse se produise et que l’apologue ne soit plus que
morale : lisons les traductions des fables de Phèdre ou d’Ésope : quel ennui et quelle
platitude ! ç’en est fini de l’efficacité en question.

2. Drôle de morale, d’ailleurs, chez La Fontaine : rapport de force, inégalités, injustices,


mensonges et hypocrisie, sont souvent chez lui les valeurs mises en scène- sinon acceptées
avec fatalisme. Sans parler des nombreuses fois où d’une fable à l’autre les morales se
contredisent. Rousseau n’a peut-être pas complètement tort.

3. Une morale, une moralité n’ont jamais remplacé la morale. La réflexion proposée est
parfois bien maigre : on peut lui préférer la littérature d’idées : celle des théologies, celle des
moralistes, celle des philosophes ou celle des historiens. Bossuet, Montesquieu, Sartre ou
Camus apportent une nourriture plus substantielle à qui souhaite « faire réfléchir les
hommes et faire changer leurs comportements ». D’un autre côté, toute littérature, même
lorsqu’elle n’est pas littérature d’idées, n’est-elle pas, au fond, conçue pour porter une leçon
(de Racine à Flaubert et à Giono), et n’est-ce pas un penchant (un travers ?) de la critique
moderne que de tout privilégier dans l’oeuvre, sauf cette leçon ? La vocation morale des
tragédies de Racine ne nous intéresse plus guère, pas plus que nous ne lisons vraiment
Madame Bovary comme un brûlot anti-romantique.

- Quel est le but de La Fontaine en écrivant les Fables ?

Nous verrons dans un premier temps quels sont les moyens de La Fontaine pour rendre ses
fables agréables à la lecture. Mais dans un second temps, il faudra voir quel est l'intérêt,
pour lui, de les rendre agréables, puisque le simple plaisir d'être lu ne semble pas suffisant
pour expliquer leur production.

I.Des Fables qui plaisent

1. L’art ancestral de l’apologue : Si on assimile un peu trop vite les fables à la littérature de
jeunesse, il faut d’abord contextualiser la production et la diffusion de l’œuvre pour en
comprendre les enjeux. Nous sommes au XVIIe siècle, siècle de Louis XIV, le Roi Soleil. La
production artistique, dont la littérature, est destinée à un public cultivé et privilégié
économiquement. La culture appartient au pouvoir, et sans l’appui de « mécènes » et de «
protecteurs », toute production est impossible.
C’est ainsi que La Fontaine dédie la première fable de chacun de ses livres à un personnage
important : Madame de Montespan (la favorite du roi : c’est donc un moyen indirect de
toucher le souverain). Mais suivent d'autres grands noms de l'époque : Monseigneur le
Dauphin (le fils du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse) ; Monseigneur le Duc de
Bourgogne (le livre XII) ; ou encore à Madame de la Sablonnière.
C'est là une première preuve de la volonté de La Fontaine de plaire : il évolue dans un milieu
social précis, régi par des codes, et qu'il appartient de maîtriser pour pouvoir continuer à
exister. D'ailleurs, La Fontaine ne manifeste pas autre chose lorsqu'il écrit dans la préface de
son Livre I : « On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et, pour ainsi
dire, la seule. »
Néanmoins, les débuts d'ouvrage ne servent pas que les dédicaces aux hauts personnages.
Ils précisent également l'enjeu et l'inspiration de l'auteur. Dès le premier livre, le principal
modèle est ainsi explicité dans le court poème « A Monseigneur Le Dauphin » : « Je chante
les héros dont Ésope est le père ». Esope est un écrivain grec ayant vécu entre le VIIème et le
VIème av. J-C. Il passe pour être l'inventeur de la fable et, de fait, La Fontaine reprend
nombre de ses productions, comme « Le Loup et l'Agneau » ou « La Tortue et le Lièvre ». En
invoquant son nom, La Fontaine se place d'emblée sous l'autorité d'un auteur antique. Il
manifeste par là sa volonté de s'inscrire dans une tradition et revendique lui-même une
parenté, pour être intégré à la caste des grands auteurs.
Car l'apologue, qui est un court récit se terminant par une morale, descend d'une longue
tradition littéraire, sans limite géographique. La Fontaine se fait ainsi à la fois le porte-parole
et le continuateur d'un genre à succès.
Le Moyen-Age est à l'origine de la fable « Le Corbeau et le Renard », qui apparaît dans Le
roman de Renart ; les traditions indiennes et arabes lui ont inspiré « Les Animaux malades de
la peste » ou « Les poissons et le Cormoran ».
Néanmoins, La Fontaine donne au genre une véritable poétique ; il lui donne une nouvelle
forme, en tant qu'il s'inscrit dans la modernité de son époque, et vise à renouveler des
histoires universelles.

2.Une poétique de la fable : Mais il y a aussi un aspect plaisant de la fable qui lui est propre,
c’est-à-dire qui dépend de sa composition : c’est la poétique de la fable. Il faut plaire, et cela
passe aussi par la forme. La fable réclame la concision, et une dynamique de lecture efficace.
Dans la fable « La Laitière et le pot au lait », par exemple, nous avons dans les trois premiers
vers toute l’essence de la fable qui va suivre
Il y a d'abord la présentation du personnage, « Perrette », prénom hypocoristique (qui
exprime une intention affectueuse, grâce au suffixe « -ette »), qui déjà nous présente un
personnage pour qui nous avons de la sympathie ; il y a ensuite « le Pot au lait », objet qui
permet le rêve (tout ce qu’elle pourra acheter en le revendant) ; et la situation critique, avec
« prétendait arriver sans encombre à la ville » : toute la fragilité de la démarche tient dans ce
verbe « prétendait » qui laisse deviner au lecteur attentif le drame qui va se jouer…
Nous sommes dans une forme versifiée, qui est donc une forme poétique. La versification a
un rôle essentiel dans le récit. Ce qui caractérise la versification des fables est
l’hétérométrie : les vers ont des longueurs différentes qui viennent toujours épouser le sens
ou l’impression qu’ils doivent dégager. Le fond et la forme se rejoignent.
Ainsi, on trouve des vers courts pour l’action, vers longs pour les sentiments (le lyrisme) :
c’est le cas, par exemple, dans la fable « Les deux pigeons » : l’aventure du voyage est
rythmée par des vers courts et nerveux :
La Fontaine utilise tous les moyens et tous les procédés du poème pour agrémenter ses
moralités. L’art de La Fontaine consiste à donner l’impression d’une fluidité et d’une facilité,
c’est-à-dire d’une légèreté qui est synonyme de plaisir pour le lecteur.
Ailleurs dans la préface du livre 1, La Fontaine précise même le rôle de ses fables, et
l’utilisation d’animaux :
« Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes ;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »
« Plaire » pour « instruire », à travers les « animaux », l’humour (« même les poissons »…),
voire l’ironie.

3. Un bestiaire symbolique : Il y a une caractéristique essentielle à cet aspect plaisant de la


fable, c’est son aspect merveilleux. Le « merveilleux » s’inscrit dans la tradition médiévale et
chrétienne : c’est ce qui surpasse la réalité et donne un sens supérieur aux choses.
Dans Les Fables, le merveilleux est surtout présent à travers les animaux. C’est l’ensemble
des animaux, ce qu’on appelle le bestiaire, qui donne au livre cet aspect fascinant qui est
encore aujourd’hui très efficace.
Le choix des animaux n’a jamais rien de gratuit ou d’aléatoire, et il faut, quand on aborde
une fable, comprendre toute la portée symbolique, parfois complexe des bêtes utilisées.
Même si, bien souvent, la symbolique nous semble évidente (notamment parce que La
Fontaine est devenu très connu et que c’est par lui justement que la représentation
symbolique des animaux est entrée dans les mœurs) comme pour le lion, qui symbolise la
puissance, la royauté, le pouvoir ; le renard, la ruse, la duperie, l’intelligence malicieuse ; le «
loup », la violence et la cruauté ; l’« âne », le travailleur, l’honnêteté, mais aussi la bêtise.
Car certains animaux ont une symbolique plus complexe qui invite à une lecture plus fine.
Comme, par exemple, dans « Les obsèques de la Lionne », où le Cerf est à la fois le « serf »,
c’est-à-dire l’esclave du roi, mais aussi le symbole du Christ (un cerf apparaît par exemple à
Saint-Eustache), c’est-à-dire du martyre, et de la rédemption.
En fait, la symbolique est toujours un peu plus complexe qu’il n’y paraît, autant que le sens
particulier d’une fable peut l’être : c’est cela aussi le plaisir, chercher le vrai propos de ce qui
est « enseigné ».

Transition : « Plaire » ne signifie pas seulement répondre à l’attente des lecteurs : il s’agit de
s’inscrire dans une tradition ancestrale et de savoir manier les techniques poétiques. C’est
aussi cela qui donne plus de crédit aux « leçons morales », qui permet aussi de leur donner
plus de force.

II. Et qui finissent par instruire

1.Les fonctions de la Fable : « Placere et docere », « plaire et instruire », « plaire en


instruisant » peut-on lire dans la première fable des Fables, voilà les deux principales
fonctions de l’art de l’apologue, qui sont en fait inséparables.
La Fontaine revient à plusieurs reprises sur ce rôle des fables. Souvent, comme nous l’avons
déjà souligné, dans les fables dédicacées à des personnages importants (les premières fables
de chaque livre), mais aussi au fil des fables elles-mêmes, comme par exemple, dans celle
intitulée justement « Les Fonctions de la fable ».
À la fois critique de l’inertie des auditeurs, critique de leur propension à préférer s’amuser
plutôt qu’à envisager sérieusement le danger qui les guette (l’invasion macédonienne de la
Grèce, comme elle a eu effectivement lieu), mais aussi éloge de l’efficacité, voire de la
nécessité de l’apologue : sans plaire, il est impossible d’instruire (sans la fable, il est
impossible d’attirer l’attention : c’est la captatio benevolentiae antique).
La Fontaine l'affirme lui-même, dans la fable « Le Pâtre et le Lion » : « Une morale nue
apporte de l'ennui : Le conte fait passer le précepte avec lui. »
Et, en parallèle : « conter pour conter me semble peu d’affaire ».
D’un côté nous avons l’affirmation que la morale seule est rébarbative, inefficace, inutile ; de
l’autre, nous avons la dénonciation du divertissement gratuit. L’art de La Fontaine, c’est
allier l’utile à l’agréable.

2.La morale et les moralités : Évidemment, la moralité (la formule concise qui vient résumer
le propos moral de la fable) semble être une des caractéristiques principales de la fable. Une
fable est une histoire plus une moralité qui vient en éclaircir le sens. Pourtant, dans les faits,
l’affaire est plus compliquée.
Nous relevons en effet différents cas de figure, que l’on peut regrouper en deux catégories.
D’abord, la morale peut être explicite, c’est le cas le plus fréquent peut-être, et celui qu’on
attend naturellement. La morale est alors énoncée clairement, soit en fin de fable, soit en
début, parfois au milieu.
Ainsi : « Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature », VIII, 17 ; « En toute chose il faut
considérer la fin », III, 5 ; « Ils demandèrent la sagesse : / C’est un trésor qui n’embarrasse
point », VII, 6, etc. Ces formules explicites sont devenues parfois proverbiales (« Adieu veau,
vache, cochon, couvée ! » dans « La Laitière et le Pot au lait »).
On en trouve aussi parfois plusieurs dans la même fable (comme dans « Les deux pigeons » :
« L’absence est le plus grand des maux », « Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours
beau, / Toujours divers, toujours nouveau ; / Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le
reste. », ou encore sur l’enfance : « cet âge est sans pitié »).
Mais la morale peut être aussi implicite, c’est-à-dire qu’elle n’est pas clairement énoncée, et
que c’est au lecteur de la formuler. Nous pouvons prendre comme exemple la fable « Le
Chêne et le Roseau », où La Fontaine ne prend pas la peine de préciser le sens de son récit
(qui pourrait être « La loi du plus fort n’est pas toujours la meilleure »).
« La Cigale et la Fourmi », fable très connue, ne présente pas non plus de morale claire. C’est
aussi parce que le rôle de la fable est didactique : le lecteur doit faire l’effort de chercher, de
comprendre, d’interpréter (c’est ce qu’on appelle un travail d’herméneutique). En général,
cependant, un idéal de simplicité et de modestie se dégage de ces axiomes, de ces morales,
comme dans « Le Savetier et le Financier » ou dans « Les deux pigeons » où l'un des deux
pigeons quitte sa « moitié » (son ami) pour aller à l’aventure où il n’essuie que des
déconvenues avant de rentrer chez lui. La morale – implicite – étant qu’il faut mieux rester là
où on se sent bien plutôt que de courir à l’aventure.
Il critique aussi l’hypocrisie, le pouvoir excessif et injuste (dans la grande tradition des
moralistes antiques). Il y a donc parfois une portée politique de la fable, comme dans « Les
Obsèques de la Lionne » :
Cette morale acerbe est évidemment pleine d’ironie. La Fontaine est loin ici d’être le conteur
pour enfants qu’on voudrait qu’il soit. La Fontaine renoue avec la « sagesse antique », et
plus précisément la philosophie épicurienne : il faut savoir profiter de la vie, oui, mais sans
chercher à obtenir ce qu’on ne peut pas avoir, sans chercher à avoir trop. En fait, nous dit La
Fontaine tout au long des fables, c’est que profiter de la vie, c’est profiter de ce qu’on a.

3.Un moraliste très peu moralisateur : Ainsi, il ne faut pas croire que la morale des fables est
toujours celle qu’on croit. Il faut se rappeler que La Fontaine est un « libre penseur » (ce
qu’on appelle à l’époque un « libertin ») : même s’il se protège (la condamnation royale ou
religieuse peut être sévère), il est plus subversif qu’on veut bien le croire.
Comme nous l’avons vu avec « Les Obsèques de la Lionne », il se permet de critiquer le
pouvoir absolu et l’hypocrisie des courtisans (des gens de la cour). La même ironie est
également présente dans une morale comme : « Il n’est pas toujours bon d’avoir un haut
Emploi » (I, 4).
Mais il faut aussi relire les fables sous un œil neuf : la morale qu’on veut nous enseigner
n’est peut-être pas celle que La Fontaine voulait faire passer : tout dépend de
l’interprétation de la charge ironique de certaines fables. Prenons un exemple célèbre : « La
Cigale et la Fourmi ». Quel est le sens de cette fable ? Beaucoup s’accorderaient à dire que
La Fontaine critique l’oisiveté, et engage au travail. Pourtant, plusieurs éléments viennent
contredire cette version. D’abord, parce que la morale est implicite et qu’il faut toujours se
méfier des morales implicites : c’est un appel clair à l’interprétation du lecteur. C’est un
moyen pour La Fontaine de se protéger des censeurs. Ensuite, par la symbolique des
animaux : la cigale chante, elle est un animal du soleil (du sud), elle est sympathique, elle
respire la joie de vivre et le bonheur ; au contraire, la fourmi est un animal vil : elle est
petite, méprisable, et elle ne fait que suivre ses congénères. Nous serions davantage enclin à
préférer la cigale à la fourmi… Enfin, la fourmi, dans la fable, apparaît comme avare et
méchante : elle se moque de la cigale, elle est pleine de ressentiment, elle est jalouse de la
liberté de la cigale, et ne trouve son plaisir qu’au moment où celle-ci est en difficulté.
Ce que critique La Fontaine est davantage l’avarice et la méchanceté que l’oisiveté (qui, de
plus, est une valeur positive dans l’Antiquité, puisque le travail est le fait des esclaves). La
Fontaine, qui a écrit des contes érotiques, n’est peut-être pas le moralisateur qu’on voudrait
bien croire… Être « moraliste », c’est cerner les défauts des gens, non pas leur inculquer une
morale.

Conclusion :

Les Fables sont l’œuvre d’une vie. La Fontaine y déploie toute la fantaisie, toute la créativité,
tout le talent dont il est capable. Il y montre son expérience, son savoir, mais aussi sa faculté
à cerner les défauts des gens et de son époque.
Loin de la littérature de divertissement, c’est une œuvre de sagesse, presque philosophique,
que nous offre La Fontaine, et il faut la lire de cette manière-là. « Placere et docere »,
comme le suggérait déjà le philosophe Lucrèce, élève du matérialiste antique Épicure. C’est
cette générosité, cette richesse de l’œuvre qui demeure et qui fascine toujours.
Mais il serait dommage de s’arrêter à La Fontaine. Beaucoup d’autres auteurs ont écrit des
fables, certains en écrivent encore, et il est non seulement intéressant de les comparer, mais
aussi, simplement, de lire ce qu’ils ont à nous dire : Jean-Pierre Claris de Florian, Antoine
Houdar de la Motte, Antoine Furetière ou encore Charles Perrault.

- Comment, en quoi l’apologue, en tant que récit imaginaire, donne t’il accès à une
réflexion sur l’homme ?
Cf : voir capture d’écran
I.L’apologue est un genre aux limites visibles car fondé sur le faux et le mensonge
II.Mais c’est aussi ce qui le rend séducteur et plaisant
III.L’imagination est alors le vecteur efficace et l’enveloppe d’une pensée sur l’homme

- L'imagination est-elle une arme utile pour défendre des idées ?

I.Une arme parfois secondaire

1.Des attaques directes :


Certains préfèrent accorder un rôle secondaire à l'imagination pour exposer plus clairement
leurs idées, comme l'indiquent de nombreuses lettres ouvertes. Ainsi, dans un célèbre article
publié à la une du journal L'Aurore le 13 janvier 1898, Émile Zola s'adresse directement à
Félix Faure, qui était alors président de la République. Il ne s'agit pas pour lui de livrer au
lecteur une de ces « pièces d'éloquence » qui effraient La Fontaine dans ses Fables. Zola
cherche au contraire à exposer aussi nettement que possible « la vérité […] sur le procès et
sur la condamnation de Dreyfus ». La lettre ouverte se présente aussi comme une arme lui
permettant d'attaquer différentes cibles. Aussi finit-il, en guise de conclusion, par une longue
anaphore de « J'accuse », dans laquelle il met nommément en cause des personnalités
importantes, comme lorsqu'il écrit : « J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir
été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir
ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus
saugrenues et les plus coupables. » La lettre ouverte prend alors des accents polémiques.
Elle rappelle sur ce point certains pamphlets, comme Napoléon le Petit de Victor Hugo. Sans
être tout à fait absente, l'imagination semble alors passer au second plan : elle s'efface
derrière des attaques plus frontales.

2.Des vertus didactiques ?


Dans la préface des Fables écrite en 1668, La Fontaine rappelle que « Platon, ayant banni
Homère de sa république, y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que les
enfants sucent ces fables avec le lait, il recommande aux nourrices de les leur apprendre ;
car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. » Cependant,
Rousseau se montre beaucoup plus méfiant. L'imagination vient selon lui brouiller le
message du texte au lieu de le servir. C'est ainsi que certains enfants en viennent, d'après lui,
à ne pas comprendre les fables et à en tirer des leçons immorales. Il écrit ainsi dans L'Émile :
« Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en
faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur ».
Rousseau affirme par exemple que les enfants s'identifient volontiers au renard dans « Le
Corbeau et le Renard » ou encore à la fourmi dans « La Cigale et la Fourmi ». La fable leur
apprendrait alors à tromper et à railler. « Quelle horrible leçon pour l'enfance ! », déplore
Rousseau. Il est donc parfois plus utile d'exposer directement des idées ou des
connaissances. C'est aussi dans cet esprit que Diderot et D'Alembert ont œuvré pour
rassembler les connaissances de leur époque dans L'Encyclopédie. Il reste bien dans certains
articles une dimension littéraire, mais l'imagination s'efface souvent derrière le souci
d'instruire. S'il n'est pas toujours nécessaire de passer par les chemins de l'imagination pour
défendre des idées, cette dernière n'en demeure pas moins utile. Elle nous offre en effet de
surprenants détours.
II.L'art du détour :

1.Des chemins étonnants :


Les Fables de La Fontaine ne sont pas dépourvues d'une certaine fantaisie. L'écrivain veut en
effet charmer et surprendre son lecteur. Au lieu de proposer une argumentation directe, il
emprunte des chemins détournés, comme il l'explique dans « Le Pouvoir des fables ». Au
début de cette fable, il commence par interroger M. de Barillon, un ambassadeur à qui la
fable est dédiée : La qualité d'ambassadeur
Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
Il expose ensuite le mérite des fables, capables de retenir l'attention et de faire passer
efficacement des messages importants. Le détour par des histoires en apparence légères est
donc nécessaire pour intéresser les lecteurs, quel que soit leur âge. Fidèle à l'esthétique
classique, La Fontaine n'oublie pas qu'il lui faut plaire pour transmettre efficacement ses
idées. Il s'attache donc à divertir son lecteur par des situations étonnantes, des
renversements surprenants et des formules marquantes. Voltaire ne procède pas autrement
dans son Dictionnaire philosophique. Pour ne pas lasser son lecteur, il préfère volontiers les
dialogues pleins de vivacité aux longs exposés, comme le prouve notamment l'article «
Liberté de penser ». C'est en ce sens que son surprenant Dictionnaire, plus court et plus
accessible que les longs volumes de L'Encyclopédie, est une arme particulièrement efficace
pour défendre les idées des Lumières.

2.Des finalités sérieuses :


Dans la préface publiée en 1668, La Fontaine nous met cependant en garde : « Ces
badineries ne sont telles qu'en apparence, car dans le fond elles portent un sens très solide.
» Le fabuliste peut en effet traiter des matières graves et sérieuses. Il s'intéresse à des
questions politiques, comme dans « La Tête et la Queue du serpent ». Il n'hésite pas non plus
à évoquer des sujets aussi sérieux que Dieu ou la mort. Il peut même s'aventurer sur le
terrain de la philosophie et répondre à Descartes, comme il le fait notamment dans son «
Discours à Madame de la Sablière ». L'imagination n'exclut donc ni la raison, ni
l'argumentation. Elle peut aussi mener à la dénonciation et elle est d'autant plus efficace
qu'elle touche plus facilement ceux qu'elle vise. C'est d'ailleurs, pour Molière, l'une des
vertus de la comédie, comme il l'explique dans la préface de Tartuffe. Par le rire, la comédie
permet de « corriger les vices des hommes ». De même, la science-fiction nous éloigne du
monde qui nous entoure pour mieux l'éclairer. Ces voyages imaginaires sont souvent
l'occasion de réflexions profondes, comme le prouvent par exemple les romans d'Alain
Damasio. En somme, loin de lui nuire, l'imagination peut parfois renforcer l'argumentation.
Elle sollicite aussi l'attention du lecteur en l'invitant à participer activement au débat d'idées.

III. Le travail du lecteur :

1. Jeux de masques :
La Fontaine sait qu'il est parfois risqué de critiquer les puissants, comme il le rappelle dans «
L'homme et la Couleuvre » : On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense […]
Mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin ; ou bien se taire.
Au xviie siècle, l'écrivain doit en effet composer avec un pouvoir royal et un pouvoir religieux
qui n'entendent pas être contredits. La Fontaine n'est toutefois pas décidé à se taire puisqu'il
écrit. Il lui faut donc « parler de loin » en tirant profit des pouvoirs de l'apologue. De même,
Cyrano de Bergerac, dans Les États et empires du soleil, imagine en 1662 un « parlement des
oiseaux ». Une perdrix s'en prend alors aux Hommes pour condamner leur orgueil. L'oiseau
va jusqu'à se moquer de la prière en ridiculisant cet Homme qui « lève en haut tous les
matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes, la pointe au ciel, plat
contre plat et n'en fait qu'une attachée, comme s'il s'ennuyait d'en avoir deux libres ». Il est
ici plus prudent de faire parler un oiseau. C'est aussi pour cette raison qu'au xviiie siècle, les
auteurs des Lumières imaginent d'ingénieuses stratégies pour se protéger. Dans ses Lettres
persanes, Montesquieu affirme par exemple n'être que le traducteur des lettres. Cette
fiction est certes attendue des lecteurs de romans épistolaires. Reste qu'elle permet
également à l'auteur d'avancer masqué.

2. Un rôle actif :
C'est alors au lecteur qu'il revient de construire le sens de l'œuvre. Lire Les Lettres persanes,
c'est ainsi tendre l'oreille pour entendre la voix de Montesquieu derrière celle de ses
Persans. L'ironie est également une arme précieuse, qui oblige le lecteur à reconstituer le
véritable message du texte. Certes, La Fontaine propose souvent des morales explicites,
mais, comme le note Rousseau, elles ne sont pas toujours suffisantes pour guider le lecteur.
Toutefois, ce défaut n'est-il pas également une qualité ? Voltaire rappelle ainsi dans la
préface de son Dictionnaire philosophique que « les livres les plus utiles sont ceux dont les
lecteurs font eux-mêmes la moitié ; ils étendent les pensées dont on leur présente le germe ;
ils corrigent ce qui leur semble défectueux, et fortifient par leurs réflexions ce qui leur paraît
faible ». Il en va de même dans Les Fables de La Fontaine. L'auteur ne nous annonce-t-il pas,
dans « Le Rat et l'Huître », que « cette fable contient plus d'un enseignement » ? Il y a donc
différents niveaux de lecture dans de nombreuses fables, d'autant que, comme le rappelle La
Fontaine en 1668, ces dernières « ne sont pas seulement morales, elles donnent encore
d'autres connaissances ». Une seule et même fable peut ainsi être lue comme un récit
divertissant, comme la critique d'une époque ou encore comme une méditation universelle.
C'est aussi ce qui a fait le succès des Contes de Perrault qui appellent aussi bien des lectures
morales que des interprétations politiques ou des théories psychanalytiques.

- Est-ce que La Fontaine, poète mondain, accorde vraiment plus


d’importance à la valeur ?

I. La Fontaine affiche bel et bien son souci d’instruire au moyen des fables

1. Dans le premier recueil, le fabuliste insiste sur la fonction didactique de l’apologue


2. La plupart des fables du second recueil comportent une moralité
3. Quand il n’y a pas de moralité distincte du récit, on en trouve une dans le discours d’un
personnage

II. Le désir de plaire semble parfois l’emporter sur le souci d’instruire son lecteur

1. Le poète flatte son public, se montre désireux de le séduire plutôt que de l’édifier
2. L’enrichissement des récits (annoncé dans l’avertissement) allonge considérablement les
fables mais semble surtout motivé par le désir de divertir des lecteurs friands de contes
3. Le poète prend plaisir à surprendre, quitte à décontenancer le lecteur

III. À la fois poète et moraliste, La Fontaine captive ses lecteurs pour leur apprendre à se
connaître et à régler leurs passions

1. Pour La Fontaine, l’être humain n’est pas la créature raisonnable qu’il pense être
2. À la lecture des fables, l’homme est forcé de reconnaître qu’il y a une grande part
d’animalité en lui
3. Les fables de La Fontaine diffusent une morale épicurienne, selon laquelle le plaisir doit
être recherché mais régulé.

- Quel est l’enjeu réel des fables écrites par La Fontaine ?

I – « Placere »
A – L’art ancestral de l’apologue
Si on assimile un peu trop vite les fables à la littérature de jeunesse, il faut
d’abord contextualiser la production et la diffusion de l’œuvre pour en
comprendre les enjeux.
Nous sommes au XVIIe siècle, siècle de Louis XIV, le roi Soleil. La production
artistique, dont la littérature, est destinée à un public cultivé et privilégié
économiquement. La culture appartient au pouvoir, et sans l’appui de «
mécènes » et de « protecteurs », toute production est impossible. C’est ainsi
que La Fontaine dédie la première fable de chacun de ses livres à un
personnage important : Madame de Montespan (la favorite du roi : c’est donc
un moyen indirect de toucher le souverain) ; à Monseigneur le Dauphin (le fils
du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse) ; à Monseigneur le Duc de
Bourgogne (le livre XII) ; ou encore à Madame de la Sablonnière.
C’est souvent dans ces fables que La Fontaine précise ses inspirations. Ainsi,
dès la dédicace du premier livre, le principal modèle est explicité : « Je chante
les héros dont Ésope est le père ». Il précise même le rôle de ses fables, et
l’utilisation d’animaux : « Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons : /
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes ; / Je me sers d’animaux
pour instruire les hommes. » « Plaire » pour « instruire », à travers les «
animaux », l’humour (« même les poissons »...), voire l’ironie. En effet, la
formule « Je chante les héros » est une parodie des débuts des poèmes
épiques, comme L’Iliade où Homère se donne comme tâche de chanter Achille
et la guerre de Troie. C’est par la parodie que La Fontaine veut toucher,
amuser, instruire.
Mais évoquer Ésope, c’est se placer sous l’autorité d’un auteur antique. Cette
dédicace s’adresse aussi bien à la cour (et aux courtisans qui seront souvent
visés par le moraliste), qu’aux savants, c’est-à-dire aux autres littérateurs. La
Fontaine veut s’inscrire dans la tradition, être légitime, être reconnu comme un
grand auteur. L’apologue (qui est le nom littéraire et technique de la fable) est
en effet un genre ancestral, présent dans de nombreuses traditions littéraires à
travers l’espace et le temps, tradition dans lesquelles puise, plus ou moins
explicitement, Jean de La Fontaine. Ainsi les sources de La Fontaine font partie
d’un véritable patrimoine mondial. Ésope donc, et la tradition greco-latine
(pour « la Cigale et la Fourmi », « Les Membres et l’estomac », « Démocrite et
les Abdéritains » par exemple), mais il est aussi le continuateur de la tradition
médiévale (« Le Corbeau et le Renard » apparaît dans le Roman de Renart) ;
enfin, il est tributaire des traditions indienne et arabe (« Les Animaux malades
de la peste », « Les Poissons et le Cormoran », « Le Chat et le Rat », « La Lionne
et l’Ourse », etc) qui sont expertes dans le genre de l’apologue.

B – Une poétique de la fable


Mais il y a aussi un aspect plaisant de la fable qui lui est propre, c’est-à-dire qui
dépend de sa composition : c’est la poétique de la fable.
Il faut plaire, et cela passe aussi par la forme. La fable réclame la concision, et
une dynamique de lecture efficace. Dans la fable « La Laitière et le pot au lait »,
par exemple, nous avons dans les trois premiers vers toute l’essence de la fable
qui va suivre : « Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait / Bien posé sur un
coussinet, / Prétendait arriver sans encombre à la ville. » Présentation du
personnage : « Perrette », prénom hypocoristique (grâce au suffixe « -ette »),
qui déjà nous présente un personnage pour qui nous avons de la sympathie ; «
le Pot au lait », objet qui permet le rêve (tout ce qu’elle pourra acheter en le
revendant) ; et la situation critique, avec « prétendait arriver sans encombre à
la ville » : toute la fragilité de la démarche tient dans ce verbe « prétendait »
qui laisse deviner au lecteur attentif le drame qui va se jouer...
Nous sommes dans une forme versifiée, qui est donc une forme poétique. La
versification a un rôle essentiel dans le récit. Ce qui caractérise la versification
des fables est l’hétérométrie : les vers ont des longueurs différentes qui
viennent toujours épouser le sens ou l’impression qu’ils doivent dégager. Vers
courts pour l’action, vers longs pour les sentiments (le lyrisme) : c’est le cas, par
exemple, dans la fable « Les deux pigeons » : l’aventure du voyage est rythmée
par des vers courts et nerveux (« La Volatile malheureuse, /Qui, maudissant
sa curiosité, / Traînant l’aile et tirant le pié, / Demi-morte et demi-boiteuse, /
Droit au logis s’en retourna : / Que bien, que mal elle arriva / Sans autre
aventure fâcheuse. ») ; la deuxième partie du poème, très lyrique, présente
plutôt des vers longs, et un rythme ample (« Hélas! Quand reviendront de
semblables moments? / Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants / Me
laissent vivre au gré de mon âme inquiète? / Ah! si mon cœur osait encor se
renflammer ! »). La Fontaine utilise tous les moyens et tous les procédés du
poème pour agrémenter ses moralités.
L’art de La Fontaine consiste à donner l’impression d’une fluidité et d’une
facilité, c’est-à-dire d’une légèreté qui est synonyme de plaisir pour le lecteur.

C – Un bestiaire symbolique
Enfin, il y a une caractéristique essentielle à cet aspect plaisant de la fable, c’est
son caractère merveilleux.
Le « merveilleux » s’inscrit dans la tradition médiévale et chrétienne : c’est ce
qui surpasse la réalité et donne un sens supérieur aux choses. Dans les Fables,
le merveilleux est surtout présent à travers les animaux. C’est l’ensemble des
animaux, ce qu’on appelle le bestiaire, qui donne au livre cet aspect fascinant
qui est encore aujourd’hui très efficace.
Le choix des animaux n’a jamais rien de gratuit ou d’aléatoire, et il faut quand
on aborde une fable comprendre toute la portée symbolique, parfois complexe
des bêtes utilisées. Même si, bien souvent, la symbolique nous semble
évidente (notamment parce que La Fontaine est devenu très connu et que c’est
par lui justement que la représentation symbolique des animaux est entrée
dans les mœurs) comme pour le lion, qui symbolise la puissance, la royauté, le
pouvoir ; le renard, la ruse, la duperie, l’intelligence malicieuse ; le « loup », la
violence et la cruauté ; l’« âne », le travailleur, l’honnêteté, mais aussi la bêtise.
Mais certains animaux ont une symbolique plus complexe qui invite à une
lecture plus fine. Comme, par exemple, dans « Les obsèques de la Lionne », où
le Cerf est à la fois le « serf », c’est-à-dire l’esclave du roi, mais aussi le symbole
du Christ (un cerf apparaît par exemple à Saint-Eustache), c’est-à-dire du
martyre, et de la rédemption.
En fait, la symbolique est toujours un peu plus complexe qu’il n’y paraît, autant
que le sens particulier d’une fable peut l’être : c’est cela aussi le plaisir,
chercher le vrai propos de ce qui est « enseigné ».
Transition
« Plaire » ne signifie pas seulement répondre à l’attente des lecteurs : il s’agit
de s’inscrire dans une tradition ancestrale et de savoir manier les techniques
poétiques. C’est aussi cela qui donne plus de crédit aux « leçons morales », qui
permet aussi de leur donner plus de force.

II – « Docere »
A – Les fonctions de la Fable
« Placere et docere », « plaire et instruire », « plaire en instruisant » peut-on
lire dans la première fable des Fables, voilà les deux principales fonctions de
l’art de l’apologue, qui sont en fait inséparables.
La Fontaine revient à plusieurs reprises sur ce rôle des fables. Souvent, comme
nous l’avons déjà souligné, dans les fables dédicacées à des personnages
importants (les premières fables de chaque livre), mais aussi au fil des fables
elles-mêmes, comme par exemple, dans celle intitulée justement « Les
Fonctions de la fable ». À la fois critique de l’inertie des auditeurs, critique de
leur propension à préférer s’amuser plutôt qu’à envisager sérieusement le
danger qui les guette (l’invasion macédonienne de la Grèce, comme elle a eu
effectivement lieu), mais aussi éloge de l’efficacité, voire de la nécessité de
l’apologue : sans plaire, il est impossible d’instruire (sans la fable, il est
impossible d’attirer l’attention : c’est la captatio benevolentiae antique). Dans
la fable « Le Pâtre et le Lion », ces caractéristiques de la fable sont décrites
ainsi : « Une morale nue apporte de l’ennui ; / le conte fait passer le précepte
avec lui » ; ou encore : « conter pour conter me semble peu d’affaire ». D’un
côté nous avons l’affirmation que la morale seule est rébarbative, inefficace,
inutile ; de l’autre, nous avons la dénonciation du divertissement gratuit.
L’art de La Fontaine, c’est allier l’utile à l’agréable, c’est allier le fond et la
forme.

B – La morale et les moralités


Évidemment, la moralité (la formule concise qui vient résumer le propos moral
de la fable) semble être une des caractéristiques principales de la fable. Une
fable est une histoire plus une moralité qui vient en éclaircir le sens. Pourtant,
dans les faits, l’affaire est plus compliquée.
Nous relevons en effet différents cas de figure, que l’on peut regrouper en deux
catégories.
D’abord, la morale peut être explicite, c’est le cas le plus fréquent peut-être, et
celui qu’on attend naturellement.
La morale est alors énoncée clairement, soit en fin de fable, soit en début,
parfois au milieu. Par exemple : « Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature »,
VIII, 17 ; « En toute chose il faut considérer la fin », III, 5 ; « Ils demandèrent la
sagesse : / C’est un trésor qui n’embarrasse point », VII, 6, etc. Ces formules
explicites sont devenues parfois proverbiales (« Adieu veau, vache, cochon,
couvée ! » dans « La Laitière et le Pot au lait »). On en trouve aussi parfois
plusieurs dans la même fable (comme dans « Les deux pigeons » : « L’absence
est le plus grand des maux », « Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours
beau, / Toujours divers, toujours
nouveau ; / Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. », ou encore
sur l’enfance : « cet âge est sans pitié »).
Mais la morale peut être aussi implicite, c’est-à-dire qu’elle n’est pas
clairement énoncée, et que c’est au lecteur de la formuler. Nous pouvons
prendre comme exemple la fable « Le Chêne et le Roseau », où La Fontaine ne
prend pas la peine de préciser le sens de son récit (qui pourrait être « La loi du
plus fort n’est pas toujours la meilleure »). « La Cigale et la Fourmi », fable très
connue, ne présente pas non plus de morale claire, et nous verrons pourquoi.
C’est aussi parce que le rôle de la fable est didactique : le lecteur doit faire
l’effort de chercher, de comprendre, d’interpréter (c’est ce qu’on appelle un
travail d’herméneutique).
En général cependant, un idéal de simplicité et de modestie se dégage de ces
axiomes, de ces morales, comme dans « Le Savetier et le Financier » ou dans «
Les deux pigeons » où un des deux pigeons quitte sa « moitié » (son ami) pour
aller à l’aventure où il n’essuie que des déconvenues avant de rentrer chez lui.
La morale – implicite – étant qu’il faut mieux rester là où on se sent bien plutôt
que de courir à l’aventure.
Il critique aussi l’hypocrisie, le pouvoir excessif et injuste (dans la grande
tradition des moralistes antiques). Il y a donc parfois une portée politique à la
fable, comme dans « Les Obsèques de la Lionne » : « Amusez les Rois par des
songes, / Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, / Quelque indignation
dont leur cœur soit rempli, / Ils goberont l’appât ; vous serez leur ami. » Cette
morale acerbe est évidemment pleine d’ironie. La Fontaine est loin ici d’être le
conteur pour enfants qu’on voudrait qu’il soit.c
La Fontaine renoue avec la « sagesse antique », et plus précisément la
philosophie épicurienne : il faut savoir profiter de la vie, oui, mais sans chercher
à obtenir ce qu’on ne peut pas avoir, sans chercher à avoir trop. En fait, nous
dit La Fontaine tout au long des fables, c’est que profiter de la vie, c’est profiter
de ce qu’on a.

C – Un moraliste très peu moralisateur


Ainsi, il ne faut pas croire que la morale des fables est toujours celle qu’on
croit.
Il faut se rappeler que La Fontaine est un « libre penseur » (ce qu’on appelle à
l’époque un « libertin ») : même s’il se protège (la condamnation royale ou
religieuse peut être sévère), il est plus subversif qu’on veut bien le croire.
Comme nous l’avons vu avec « Les Obsèques de la Lionne », il se permet de
critiquer le pouvoir absolu et l’hypocrisie des courtisans (des gens de la cour).
La même ironie est également présente dans une morale comme : « Il n’est pas
toujours bon d’avoir un haut Emploi » (I, 4).
Mais il faut aussi relire les fables sous un œil neuf : la morale qu’on veut nous
enseigner n’est peut-être pas celle que La Fontaine voulait faire passer : tout
dépend de l’interprétation de la charge ironique de certaines fables.
Prenons un exemple célèbre : « La Cigale et la Fourmi ». Quel est le sens de
cette fable ?
Beaucoup s’accorderaient à dire que La Fontaine critique l’oisiveté, et engage
au travail. Pourtant, plusieurs éléments viennent contredire cette version.
D’abord, parce que la morale est implicite et qu’il faut toujours se méfier des
morales implicites : c’est un appel clair à l’interprétation du lecteur. C’est un
moyen pour La Fontaine de se protéger des censeurs.
Ensuite, par la symbolique des animaux : la cigale chante, elle est un animal du
soleil (du sud), elle est sympathique, elle respire la joie de vivre et le bonheur ;
au contraire, la fourmi est un animal vil : elle est petite, méprisable, et elle ne
fait que suivre ses congénères. Nous serions davantage enclin à préférer la
cigale à la fourmi...
Enfin, la fourmi, dans la fable, apparaît comme avare et méchante : elle se
moque de la cigale, elle est pleine de ressentiment, elle est jalouse de la liberté
de la cigale, et ne trouve son plaisir qu’au moment où celle-ci est en difficulté.
Ce que critique La Fontaine est davantage l’avarice et la méchanceté que
l’oisiveté (qui, de plus, est une valeur positive dans l’Antiquité, puisque le
travail est le fait des esclaves).
La Fontaine, qui a écrit des contes érotiques, n’est peut-être pas le
moralisateur qu’on voudrait bien croire... Être « moraliste », c’est cerner les
défauts des gens, non pas leur inculquer une morale.

Conclusion
Les Fables sont l’œuvre d’une vie. La Fontaine y déploie toute la fantaisie, toute
la créativité, tout le talent dont il est capable. Il y montre son expérience, son
savoir, mais aussi sa faculté à cerner les défauts des gens et de son époque.
Loin de la littérature de divertissement, c’est une œuvre de sagesse, presque
philosophique, que nous offre La Fontaine, et il faut la lire de cette manière-là.
« Placere et docere », comme le suggérait déjà le philosophe Lucrèce, élève du
matérialiste antique Épicure. C’est cette générosité, cette richesse de l’œuvre
qui demeure et qui fascine toujours. Mais il serait dommage de s’arrêter à La
Fontaine. Beaucoup d’autres auteurs ont écrit des fables, certains en écrivent
encore, et il est non seulement intéressant de les comparer, mais aussi,
simplement, de lire ce qu’ils ont à nous dire : Jean-Pierre Claris de Florian,
Antoine Houdar de la Motte, Antoine Furetière, Charles Perrault bien sûr, ou
encore, plus près de nous, Pierre

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