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MONTESQUIEU : les Lettres Persanes : l’apologue des Troglodytes.

INTRODUCTION :

1) Montesquieu philosophe des Lumières écrit les L.Persanes (roman épistolaire) pour
critiquer par le biais d’un regard étranger faussement naïf les moeurs de la société française.

2) La lettre XI est écrite par Usbeck à Mirza, en réponse à la question de celui-ci (lettre X) :
peut-on être heureux tout en restant vertueux ?

3) Cette lettre est donc un apologue de tonalité didactique : il s’agit de « faire sentir » une
vérité de morale par un « morceau d’histoire », au lieu de la formuler sèchement par une
démonstration philosophique. Il préfère montrer que démontrer. Le texte fonctionne en deux
temps : avant et après la conversion des Troglodytes à l’égoïsme.

4) Nous verrons comment une fable exemplaire (1ère partie), en décrivant le cercle vicieux
qu’est l’égoïsme (2ème partie), nous livre la pensée implicite de Montesquieu (3ème partie).

I : L’apologue : une fable exemplaire

a) une fable : situation dans un lieu et une époque, personnages dont on fait un portrait. Une
situation initiale (portrait et régime monarchique) puis péripéties (qui conduisent à ‘anarchie),
et dénouement funeste (famine) qui a valeur de morale (cf fables de la Fontaine).

b) un récit didactique :
- connecteurs logiques (mais, comme ; ainsi) ;
- dramatisation concrète par le discours direct des Troglodytes ;
- répétitions d’une même idée sous forme affirmative puis négative et lexiques opposés
(bonheur / malheur ; individu / société).

c) une contre-utopie :
- utopie = construction fictive d’une société idéale où la vertu de chacun débouche sur le
bonheur de tous et où règnent la Justice et la concorde.
- ici : construction fictive d’une société de discorde et d’injustice où l’égoïsme de chacun
débouche sur le malheur de tous (famine).

II : Le cercle vicieux de l’égoïsme :

a) l’hyperbole pousse l’égoïsme à son extrême limite pour montrer ses contradictions (pas de
société possible si tout le monde est égoïste).
b) la répétition est didactique mais décrit aussi une spirale de violence, un cercle vicieux :
- « ils avaient un roi…mais ils conjurèrent »  « ils créèrent des magistrats mais..ils les
massacrèrent encore »
c) cette répétition est orientée vers la dégradation :
- violence croissante : « ils conjurèrent contre lui, le tuèrent et exterminèrent toute sa famille »
- dégradation politique : (monarchie > République > anarchie) – Montesquieu est royaliste --
- dégradation morale : les troglodytes se referment de plus en plus sur eux-mêmes : tuent un
roi étranger, qu’ils n’ont pas choisi, puis des magistrats de leur propre peuple qu’ils ont élus,
et n’obéissent enfin plus qu’à leurs besoins individuels (« leur naturel sauvage »).
III : La leçon implicite de la fable :

a) la leçon d’Usbeck s’adressant à Mirza, qui figure ici le lecteur : la défaite de l’égoïsme
qui mène les peuples à l’autodestruction prouve a contrario la nécessité d’être vertueux pour
qu’un quelconque bonheur collectif –et individuel- soit possible. Il faut être capable d’obéir à
autrui et surtout être capable de rester fidèle à sa parole : ne pas renverser les magistrats qu’on
a soi-même élus.
 le discours direct des Troglodytes est donc, pour Usbek comme pour Montesquieu, de
l’ordre de l’antiphrase. C’est le discours contraire qu’ils défendent.

b) la leçon de Montesquieu à son lecteur : interdépendance des individus qui sont toujours
solidaires du sort de leur peuple : on ne peut être heureux dans une société de malheureux.
-dépendance des hommes liés les uns aux autres:le malheur des uns fait le malheur des autres
-dépendance des hommes par rapport à leur milieu : tous habitent la même contrée et sont
exposés aux mêmes dangers naturels : famine dûe aux pluies qui ne tombent pas chez tous.
Nécéssité de s’entr’aider, de répartir les richesses pour diminuer les risques.

c) critique de Montesquieu contre le philosophe anglais Thomas Hobbes

- Pour Hobbes les hommes tels que les a créés la nature sont comme les Troglodytes : ils
n’ont aucune morale et ne visent qu’à satisfaire leurs besoins par la force ou par la ruse.
L’état de nature (avant qu’ils ne se constituent en société, ce qu’essaient vainement de faire
les Troglodytes) est donc un état de guerre de tous contre tous : ils se disputent leurs richesses
et personne n’est assez fort pour séparer les adversaires et leur imposer la justice. Pour ne pas
s’exterminer les uns les autres, la seule solution est donc de créer un Etat policier infiniment
plus fort qu’eux, pour leur imposer la loi et leur garantir la sécurité.

- Montesquieu montre qu’il est beaucoup plus probable que les hommes périssent s’ils sont
vraiment tels que les décrit Hobbes : comment créeraient-ils un Etat s’ils sont incapables de
s’unir ?

Conclusion : Montesquieu penseur politique, nous démontre qu’il faut bien que l’homme ne
soit pas complètement amoral pour être capable de créer une société viable. En même temps,
si l’homme était parfaitement moral, il n’aurait pas besoin de lois, de policiers et de rois pour
respecter ses semblables. Il est donc entre les deux, à la fois capable de morale et égoïste.
L’épisode des Troglodytes se poursuivra en opposant ces deux extrêmes : on décrira dans les
lettres suivantes une véritable Utopie, inverse du contre-exemple qu’est l’histoire de ce peuple
égoïste.

Note : le discours direct des Troglodytes est de l’ordre du monologue délibératif : c’est à dire
qu’il tente de répondre à la question : « comment dois-je me conduire ? »

C’est là une forme de l’éloquence persuasive ; celle-ci comprend :


1) discours délibératif : que faut-il faire, quelle décision prendre ? (engage l’avenir)
2) discours judiciaire : que s’est-il passé ? Cet homme est-il coupable ? (le passé)
3) discours épidictique : éloge ou blâme d’une personne (ses qualités / ses défauts)
Gargantua : prologue au lecteur

Introduction

Le prologue de l’auteur succède au titre et au sous-titre, ce dernier renvoyant au Pantagruel,


qui avait précédé la rédaction de Gargantua, alors que Pantagruel est le fils de Gargantua.
Surtout, le prologue vient prolonger et infléchir l’avis Aux Lecteurs précédent. En effet, ce
dernier plaçait le livre sous le signe du rire et de la légèreté, comme s’il s’agissait d’un
ouvrage futile (« vrai est qu’ici peu de perfection / Vous apprendrez, sinon en cas de rire »).
Or le prologue s’emploie en bonne partie, sinon à contredire, du moins à préciser cet avis, en
soulignant que la futilité et la grivoiserie (placere) cachent en fait une réflexion beaucoup plus
riche (docere). C’est aussi l’occasion pour Rabelais de décrire le livre que nous allons lire
(valeur métatextuelle du prologue), et de préciser à quel lecteur il s’adresse. On adoptera donc
un plan très simple pour rendre compte des diverses dimensions du projet rabelaisien : en
partant du livre tel qu’il nous est présenté ici, nous verrons comment il est écrit et comment il
doit être lu. ( I] le livre ; II] l’écriture ; III] la lecture.)

I] Un livre à double-fond

A) les silènes socratiques

Après une apostrophe au lecteur, Rabelais présente immédiatement une première image de
son livre, puisée dans une réplique d’Alcibiade dans le Banquet de Platon (livre consacré à
l’amour, mais aussi à la rhétorique et à l’écriture). On ne comprend pas d’abord pourquoi
Rabelais nous lance sur ce sujet. Il semble s’agir d’une digression. Mais l’allusion au Banquet
non seulement réfère à la convivialité et à l’appétit rabelaisiens par son titre, mais son contenu
nous dirige déjà vers une réflexion sur l’écriture et son inspiration. Le passage consacré aux
silènes se donne en fait comme une série d’énigmes :

1) première énigme

- allusion apparemment gratuite au Banquet de Platon


- jugement énigmatique d’Alcibiade (Socrate est semblable aux silènes)
- explication de ce jugement : définition des silènes, marquées par le contraste entre intérieur
et extérieur
- comparaison avec Socrate : portrait dévalorisant qui rappelle sa laideur, son ignorance, son
manque de sérieux et sa trivialité apparente, (noter l’effet burlesque de cette description du
« prince des philosophes ») contrastant avec sa vertu intérieure cachée « toujours dissimulant
son divin savoir » : cette boîte d’aspect grossier contient un trésor de sagesse.

2) seconde énigme

- l’énigme d’Alcibiade est donc résolue. reste à savoir pourquoi Rabelais nous parle de
Socrate et de silènes ici : lui-même nous met au défi de deviner, et joue à nous interroger « A
quel propos, à votre avis, tend ce prélude et coup d’essai ? »
- résolution progressive de cette seconde énigme, à travers une réflexion titrologique : il ne
faut pas se fier aux titres des ouvrages, ils peuvent être trompeurs at annoncer un contenu plus
fantaisiste qu’il ne l’est en réalité. Tel est le cas de « La vie très horrificque du grand
Gargantua, père du très illustre Pantagruel ». De sorte que nous avons deux énigmes
imbriquées, emboîtées dans un texte-silène.
 non seulement le livre est lui aussi silène, mais il partage ce statut avec Socrate. Celui-ci
est le modèle du sage et du philosophe au 16ème siècle car il n’a pas de système clos, il n’a rien
de dogmatique : il n‘affirme rien mais interroge avec l’ironie de celui qui sait au moins qu’il
ne sait rien, tandis que ses interlocuteurs, moins lucides, croient savoir. De plus, Socrate
refuse le prestige et la gravité de l’écriture pour leur préférer le dialogue, plus vivant, plus
libre et moins figé, moins doctoral et moins autoritaire que l’écrit. Il s’oppose en cela à
Aristote (un des élèves de Socrate d’ailleurs), qui faisait référence au Moyen-âge, à travers
Saint-Thomas (philosophe qui a repris le système d’Aristote pour le christianiser). Nous avons
donc un livre socratique.

3) un prologue lui-même silénique

Il faut cependant noter que cette duplicité du livre se marque d’emblée dans le prologue et ses
contrastes : Rabelais applique ici ce qu’il théorise, il joint l’humour trivial à l’humanisme
cultivé :
- référence à un ouvrage philosophique (le Banquet) et références à des livres plus grivois :
Gargantua, Pantagruel, « la Dignité des Braguettes » (titre burlesque qui magnifie la
grivoiserie), « Des pois au lard cum commento [ avec commentaires] » qui se moque des
ouvrages scholastiques commentant les philosophes.
- équivalence entre la sentence d’Alcibiade (Socrate est comparable aux silènes) et des
proverbes populaires : « l’habit ne fait pas le moine ».
- on notera encore le jeu de mot humoristique qui passe des silènes aux sirènes d’Homère, qui
charmaient les marins par leur chant (le latin carmen est l’étymon commun au chant et au
charme, au sens fort d’ensorcellement : cf Merlin l’enchanteur) et les conduisent au naufrage :
ici ces sirènes auxquelles il ne faut pas se fier sont celles de l’apparence (l’habit du moine, le
titre du livre, le visage de Socrate etc. ). Ce sont celles aussi du « sens littéral », nous y
reviendrons.
- enfin le terme d’enseigne qui métaphorise le titre véhicule implicitement une autre image du
livre : celle de l’auberge ou de la taverne, lieu de sociabilité et de boisson. Là encore il ne faut
pas s’y fier. Sous des apparences de badinage et de joyeuses libations, Rabelais nous livre une
réflexion très sérieuse sur l’écriture et sa signification. Cette image implicite de l’auberge
assure la transition avec l’image suivante, celle de la bouteille.

B) bouteille et os à moelle

- Nouvelle devinette que nous pose Rabelais, sur un mode plus trivial que la référence à
Socrate : « crochetastes-vous-onques bouteilles ? Caisgne ! Réduisez a mémoire la
contenance qu’aviez. » On passe de l’ouverture de la boîte à celle de la bouteille. Outre un
jeu de mots possible sur « contenance » (attitude de celui qui s’apprête à ouvrir une bouteille
mais aussi peut-être capacité d’un récipient), Rabelais donne ici une image pour le moins
alcoolisée de son livre. Or cette image va s’infléchir puisque le buveur ouvrant une bouteille
cède la place à un chien rongeant un « os médulaire ». La « céleste et inappréciable drogue »
que contenaient les silènes devient « rien plus qu’un peu de moelle ». Ici encore l’image est
d’abord donnée sans explication, comme si Rabelais exerçait son lecteur à chercher le sens
profond d’images prosaïques et triviales, mais parfois obscures de prime abord (ce sont des
« symboles pythagoriques », cad obscurs et muets)
- cependant il s’en explique bientôt : sous l’os grossier de son texte, le livre cache une
« sustantificque mouelle ».
- Rabelais nous promet donc beaucoup. De quelle nature est cette moelle, en quoi consiste
cette sagesse ? « en icelle bien autre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle vous
révèlera de très hauts sacrements et mystères horrificques, tant en ce qui concerne notre
religion que aussi l’estat politique et vie oeconomique. »
Le lexique religieux (sacrements, mystères) promet une révélation en ces trois domaines.

- je passe rapidement sur les brèves images nutritives qui associent les mots et les mets. Non
seulement le livre se mange et se boit pour le lecteur, mais encore on y mange et on y boit
pour els personnages, et enfin son auteur même prétend écrire comme il mange et comme il
boit.

II] L’écriture

A) sens littéral et sens allégorique

En donnant de telles images de son livre, Rabelais réfléchit sur la différence et sur les rapports
entre sens littéral et sens allégorique. A prendre son livre à la lettre, on n’y trouve que futilité.
Mais il faut l’intrepréter et chercher une signification plus profonde.
Or cette réflexion est l’occasion d’une surprenante rétractation de l’auteur. A partir de
l’exemple d’Homère (§ 6) il explique que ce sens allégorique n’est pas toujours recherché par
l’auteur : il arrive que des commentateurs interprètent à leur guise des passages pour y trouver
un sens parfaitement fantaisiste : ainsi du frère Lubin qui interprète les poèmes du poète latin
Ovide en y cherchant les symboles des sacrements religieux (baptême, mariage etc.) alors
qu’Ovide n’est absolument pas chrétien ! Seuls des gens « aussi folz que lui » peuvent
souscrire à une telle interprétation.
Pour Rabelais, ni Homère (poète épique) ni Ovide (poète élégiaque et pastoral) n’ont pensé à
de telles interprétations en écrivant leurs livres.
Se comparant avec humour à ces grands auteurs, Rabelais nous prévient qu’il a écrit son livre
de la même manière, par conséquent qu’il n’a pas songé à donner un contenu allégorique à
celui-ci.
> y aurait-il contradiction entre la revendication d’un livre silénique et le refus d’un sens
allégorique ?

 Il faut peut-être distinguer le sens allégorique tel qu’il nous est présenté ici du sens
silénique que propose Rabelais : à l’évidence, le premier est extérieur au livre, il est
« plaqué » sur lui par les commentateurs (es allégories lesquelles de lui ont calfrété
Plutarque, Héraclides etc. : calfater s’emploie pour les bateaux notamment : il s’agit de
combler les trous, de rafistoler, de plâtrer, donc d’ajouter une pièce extérieure pour combler
une soi-disant lacune, d’ajouter une signification pour consolider le sens). Rabelais ne veut
pas d’une telle interprétation qui ne respecte pas le texte, qui le trahit (comme on le fait en
interprétant Ovide comme un poète chrétien). Il faut comprendre que le sens silénique, la
« mouelle » du texte, ne lui est en aucun cas extérieur ou étranger, il est à chercher en creusant
le texte, et non en lui ajoutant des idées extérieures.

B) l’inspiration bacchique

1) le vin et l’huile
De plus, Rabelais refuse ce sens allégorique pour une seconde raison : il n’est pas de ces
auteurs laborieux qui travaillent durement pour construire des textes complexes au sens
alambiqué. Il écrit avec insouciance, sans se mettre en peine, en buvant, mangeant et autres
besognes corporelles.
L’opposition du vin et de l’huile est alors celle de deux modes d’écriture : les écrits qui
sentent l’huile sont ceux qui ont été écrits avec peine, à la clarté des lampes à huile sur une
table de travail, par des auteurs laborieux. Les écrits qui sentent le vin sont ceux qui sont
écrits avec bonne humeur et désinvolture.
- Du côté du vin, Rabelais range auprès de lui Homère et surtout Horace, poète des plaisirs
raffinés que cultivent les épicuriens (les philosophes qui recherchent un plaisir raisonnable).
Parmi ces plaisirs, bien sûr, celui du vin est en bonne place.
- Du côté de l’huile, l’orateur Démosthène (un maître de la rhétorique, donc des discours très
construits, très bien organisés, soigneusement préparés).

2) l’inspiration ou furor
Le vin s’oppose à l’huile pour une autre raison, c’est qu’il situe l’écriture du côté de
l’inspiration et non du côté du travail : l’écriture est spontanée, aisée, parce qu’elle est guidée
par un dieu ou une force inspiratrice. Il faut comprendre cette inspiration au sens propre :
inspirer c’est souffler, remplir quelque chose d’un souffle spirituel (comme expirer signifie
‘rendre le dernier soupir’, rendre l’âme, mourir). Grâce au vin, Rabelais est inspiré, une
énergie lui souffle ses idées. On distingue plusieurs sources de cette inspiration ou furor à la
renaissance :
-prophétique: la pythie de Delphes, prophétesse greccque qui par des oracles parfois obscurs
prédisait l’avenir. Elle était alors inspirée, possédéé par Apollon en une sorte de transe.
- bacchique : le vin est capable de déclencher un tel enthousiasme (où le mot theos signifie le
dieu, l’enthousiasme désigne le fait d’être envahi, d’être possédé par un dieu). C’est alors le
dieu Bacchus, dieu du vin, qui est sollicité (d’où le terme de bacchanales, de bacchantes). Ce
dieu a un autre nom, plus connu : Dionysos.
- amoureuse : Aphrodite inspire parfois les amoureux.
- poétique : Apollon ou ses Muses inspirent le poète.
- guerrière : certains guerriers connaissent une sorte de transe en plein combat, une furreur
guerrière inspirée par Mars.

C) Eloge du vin
Cela ne signifie pas que Rabelais se dise possédé par un dieu païen : Rabelais est chrétien.
Mais il utilise cette référence antique pour définir un mode d’écriture et insister sur la
noblesse du vin, supérieur par exemple à l’huile. Notons que le vin est d’abord présenté
comme inférieur à l’huile, moins noble que le travail, à travers l’allusion à Horace : « quoy
qu’un malotru ait dict que ses carmes sentoyent plus le vin que l’huile. Autant en dict un
tirelupin de mes livres ; mais bren [ merde] pour lui ». C’est alors un véritable éloge du vin,
sa défense et illustration, que dresse Rabelais en recourant à la comparaison et à la
paronomase (ressemblance phonétique des mots) : « combien plus est friant, riant, priant,
plus céleste et délicieux que l’huile ». L’énumération des adjectifs suit un crescendo qui va du
corps à l’âme, depuis le plaisir des sens (friand, cf friandise), jusqu’à celui de l’esprit (riant)
pour déboucher enfin sur la joie de l’âme, sa ferveur spirituelle (priant). Volupté, gaieté, piété.
Comme l’amour chez Platon élève l’âme en partant de l’amour corporel pour une belle
personne à l’amour spirituel pour la Beauté pure, puis pour le Bien et le Vrai, le vin est une
échelle permettant de monter des plaisirs du corps à ceux de l’esprit et à ceux de l’âme. Ce
parti-pris du vin n’empêche donc pas un sens philosophique « sérieux », on a vu pourquoi :
« pour autant, interprétez tous mes faictz et dictz en la perfectissime partie ». Rabelais exige
de nous que nous le lisions d’une certaine manière. On essaiera de définir comment.
III) La lecture

A) buveurs et vérolés

Rabelais ne s’adresse pas à n’importe qui. Il dresse ici le portrait du lecteur tel qu’il le
voudrait : ainsi de l’apostrophe initiale : «Beuveurs illustres et vous, Vérolez très précieux, --
car à vous non à autres sont dédiés mes escritz ». C’est à un lectorat bacchique, à un public de
bons vivants qu’appelle ici Rabelais (la vérole est une maladie sexuelle). Ce public d’élection
est salué avec des superlatifs qui nous introduisent à cette épopée du corps et de ses plaisirs
qu’est l’œuvre rabelaisienne.
Il faut bien évidemment comparer cette apostrophe à l’inscription figurant aux portes de
l’abbaye de Thélème :
celle-ci commence par le public dont on ne veut pas, avant de préciser à qui elle est ouverte
(la logique en est donc inversée par rapport au prologue). Le début et la fin de l’œuvre se
répondent :
« cy n’entrez pas, hypocrites, bigotz / Vieux matagots, marmiteux, boursouflés »
« cy entrez vous, et bien soyez venuz / Et parvenuz, tous nobles chevaliers ».
Refus donc des hypocrites (moines, maris jaloux, rabat-joie etc) et accueil des gens de bonne
compagnie. Ce lecteur se doit d’être pantagrueliste, bon vivant : Rabelais l’exhorte à lire en
buvant et se réjouissant : « esbaudissez-vous mes amours , et gayement lisez le reste, tout à
l’aise du corps et au profit des reins ! (…) Vous souvienne de boyre à my [à ma santé] »

B) un lecteur philosophe

Le lecteur qu’attend Rabelais est capable de grands efforts et sait faire preuve de persévérance
et de patience, à l’image du chien : « veïstes-vous onques chien rencontrant [ trouvant]
quelque os médulare ? C’est, comme dict Platon, (…) la beste du monde la plus philosophe.
Si veu l’avez, vous avez peu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de
quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise, et de
quelle diligence il le suce. Qui le induict à ce faire ? Quel est l’espoir de son estude ? Quel
bien prétend-il ? Rien plus qu’un peu de mouelle. »
Notons ici le rythme ternaire initial : 3 verbes statiques (guetter, garder, tenir), 3 verbes
d’action (entamer, briser, sucer), puis triple interrogation adressée au lecteur sous forme
encore de devinette. Face à cette cascade d’intensifs exprimant l’effort et la patience du chien,
et face à ce rythme très ample, la conclusion est déceptive, elle déçoit apparemment :
pourquoi tous ces grands efforts ? « Rien plus qu’un peu de mouelle ». Ce maigre butin est
ensuite revalorisé.

Après avoir donné une image du lecteur idéal à travers le chien, Rabelais va inverser la
logique métaphorique et dépeindre l’activité du lecteur à l’image de celle du chien : le
vocabulaire devient alors figuré, métaphorique : un jeu d’énigmes se maintient puisque
Rabelais ne relie pas toujours le comparé et le comparant, il faut parfois faire l’effort
d’imaginer ce que peut être pour le lecteur, l’action de flairer pour le chien etc.
« A l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaux
livres de haute gresse, legiers au prochiaz et hardis à la rencontre ; puis par curieuse leçon et
méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la sustantificque mouelle ». L’image de la chasse
(prochiaz) convoque un lecteur aimant à chasser la connaissance, le savoir et la sagesse,
capable de suivre sa piste et de la débusquer non seulement dans la « haute graisse »
extérieure de la proie mais aussi jusqu’au fond de l’os. Ce lexique de la chasse donne une
image concrète des vertus nécessaires au lecteur, dont Rabelais nous précise qu’elles
consistent en « curieuse leçon et méditation fréquente ». La lecture doit être attentive,
curieuse (de « cura » en latin, le soin, le souci, l’attention) et réfléchie.

C) Un lecteur fortement sollicité

On a vu que dans ce prologue même Rabelais sollicitait l’intelligence du lecteur. Je rappelle


brièvement :
-les jeux d’énigme (voir I A et III B)

- l’humanisme : rabelais fait appel à la culture de son lecteur : allusions à Platon, Alcibiade,
Erasme etc.

- le dialogisme : Rabeais s’adresse au lecteur, l’interroge, lui donne des instructions, mène
avec lui un dialogue fictif, et récuse ses objections ou ses préjugés (insignifiance de Socrate,
nécessité du travail pour écrire etc.)

- ses métaphores font appel à l’expérience du lecteur « crochetastes-vous oncques


bouteille ? » « Veistes vous onques chien.. ? », mais aussi à son génie intérprétatif lorsqu’il
s’agit de déchiffrer les métaphores, de comprendre que le chien est un lecteur, l’os un livre
etc.

- enfin ce « livre seigneurial » s’adresse à un public noble, comme l’abbaye de Thélème ne


s’ouvre qu’aux « nobles chevaliers ».

Conclusion :

C’est ici un véritable art de lire et d’écrire que nous propose Rabelais, qui s’inscrit en cela
dans les grandes préoccupations de la Renaissance : comment interpréter les ouvrages (cf sur
l’allégorie) ? Le personnage de Socrate, l’opposition de sa sagesse au savoir figé de la
scholastique médiévale nous rappellent que le Gargantua est un livre vivant, un roman de
formation qui en racontant les enfances du héros et l’éducation du prince, nous rappelle sans
cesse l’étymologie commune de l’apprentissage et du jeu, du savoir et du plaisir, dans le
double sens du mot grec ‘schola’ : le livre sera dédié aux plaisirs de l’école, mais il sera aussi
une école du plaisir.

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