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Dans les romans que je vais étudier, la catastrophe apparaît comme une rupture de
l’ordre ordinaire sous l’effet d’une menace violente sur la vie humaine. C’est dire que la
catastrophe est le contraire de la révolution : c’est non pas une émergence politique, mais la
défaite ou plutôt l’effondrement de la police, au sens de Jacques Rancière, non pas une
invention politique, mais une violence aveugle, frappant sans discernement, qui détruit une
part significative du monde commun. C’est pourquoi la prolifération de romans-catastrophe,
romans qu’on appelle parfois post-apocalyptiques, peut être vue comme un effet de la
« politique de dépolitisation » couramment désignée par le mot de mondialisation depuis
1991, mais à l'œuvre depuis plus longtemps3. Je ferai l'hypothèse (peu risquée) que l'impasse
politique et la violence sociale nées de cette politique paradoxale tendent à transformer les
désirs révolutionnaires et les espoirs millénaristes en désir de fin et en nihilisme. Dans cette
situation historique en elle-même catastrophique, les romans-catastrophe nous placent dans la
perspective de ce qu’on peut nommer avec Günther Anders une « apocalypse sans
royaume »4. Le mythe chrétien nous promettait l’apocalypse et le royaume ; les grands récits
des Lumières, en deçà de leurs différences, promettaient le royaume sans l’apocalypse. Seule
notre époque vit dans l’attente d’une apocalypse sans royaume. Il s’agit là d’une perspective
absolument inédite. J’essaierai de le montrer en opposant un roman-catastrophe de la guerre
froide, encore dominé par l’idée du progrès, à quelques œuvres de la dernière décennie du
XXe siècle et des premières années du XXIe. On verra celles-ci partagées entre le désarroi, la
démission ou l'impuissance devant les forces qui défont le monde commun et la tentative de
refonder l'humain à partir de son anéantissement. D’un côté la fascination de la violence
comme destin, le désir de la catastrophe et le choix de la posture esthète du nihiliste ; de
l’autre la résistance à la violence et l’affirmation que le monde commun subsiste dans le nu de
1
François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle. XVIe-XXIe siècles. Seuil, 2008, p. 88.
2
Ibid., p. 105. Il s’agit d’un texte que F. Walter présente comme une « méditation épique » : Le Dernier
Homme, de Jean-Baptiste-François Cousin de Grainville, Paris, Deterville, 1805.
3
Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 57.
4
Günther Anders, La menace nucléaire (1981), traduction française de Christophe David, Paris, Le Serpent à
plumes, 2006, p. 294.
la vie. Dans cette dernière, on identifiera une série d’opérations ontologiques où se trouvent
peut-être les fondements d’une politique à opposer à la catastrophe.
Car l’intérêt de l’utopie – et le « meilleur » de ce roman – est moins de dessiner les formes
d’un gouvernement imaginaire que de suspendre celles de l’existant. C’est bien ce que fait Le Jour des
triffides en racontant l’effondrement de l’ordre – ou plutôt de ce que Jacques Rancière appelle la
police :
La police (…) est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que
telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme
du bruit. C’est par exemple une loi de police qui fait traditionnellement du lieu de travail un
espace privé non régi par les modes du voir et du dire propres à ce qu’on appelle l’espace
5
John Wyndham, The Day of the Triffids (1951), New York, Ballantine Books, 1986. Traduction française de
Marcel Battin (2004) revue par Sébastien Guillot, Le Jour des Triffides, Paris, Gallimard, « Folio SF » n° 267,
2007.
public, où l’avoir part du travailleur est strictement défini par la rémunération de son travail.
La police n’est pas tant une « disciplinarisation » des corps qu’une règle de leur apparaître,
une configuration des occupations et des propriétés des espaces où ces occupations sont
distribuées.6
une activité bien déterminée et antagonique à la première [la police] : celle qui rompt la
configuration sensible où se définissent les parties et les parts (…) par une présupposition qui
n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part. (…) L’activité politique est
celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle
fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son
lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit.7
(…) le monde que nous avons connu a disparu. Les conditions qui dictaient et nous
inculquaient notre modèle se sont envolées avec lui. Nos besoins sont désormais différents et
nos buts doivent donc être différents. (…) Les vieux moules étant brisés, nos devons
maintenant découvrir quel mode de vie est le mieux adapté aux nouveaux. Nous ne devons pas
seulement reconstruire, nous devons recommencer à penser, ce qui est beaucoup plus difficile.
Et bien plus désagréable.8
6
J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, p. 52.
7
Ibid., p. 53.
8
Le Jour des triffides, op. cit., p. 153. “[…] the world we knew is gone–finished. The conditions which framed
and taught us our standards have gone with it. Our needs are now different, and our aims must be different.
[…] With the old pattern broken, we have now to find out what mode of life is best suited to the new. We have
not simply to start building again; we have to start thinking again–which is much more difficult, and far more
distasteful.” The Day of the Triffids, op. cit., p. 86.
Bien évidemment cette sollicitation peut prendre des visages multiples. Facilement politique
au temps de la guerre froide, elle est souvent, au temps du nouvel ordre mondial, antipolitique. Au
renversement de l’histoire qui nous a fait passer de l’espérance révolutionnaire à la mondialisation
capitaliste correspond peut-être un transfert du succès de librairie de l’appel à de nouvelles
subjectivations à la configuration de subjectivités définitivement dépolitisées. Ainsi le roman de
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, paru en 1998, fait-il de la catastrophe un usage tout
autre que celui que nous venons de voir. Ici, la catastrophe n’est pas l’événement liminaire du récit,
c’est au contraire son point d’aboutissement. Elle a pour effet de détruire toute imagination politique
au profit d’une utopie concrète qui est en même temps la négation de l’utopie.
Selon les personnages, la seule erreur de Huxley aurait été de ne pas voir que la libération
sexuelle, le prolongement indéfini de la jeunesse et l’expansion des loisirs augmenteraient
l’individualisme et par conséquent le manque d’amour. De fait, le monde dans lequel ils
vivent semble confirmer ce diagnostic : sa permissivité rappelle le Meilleur des mondes, mais
l’individualisme et la compétition exacerbés qui y règnent, en particulier en matière de sexe,
font cruellement souffrir. C’est ce monde insupportable que l’utopie vient remplacer. On sait
que le récit des Particules élémentaires est encadré par un prologue et un épilogue qui
révèlent au lecteur que le narrateur vit vers 2075 dans un monde utopique ayant corrigé la
prétendue « erreur » de Huxley. Puisque l’individualisme empêchait l’avènement de l’utopie,
il fallait supprimer l’individu, ce que les progrès de la génétique rendaient possible. La
société future dans laquelle ce récit est écrit est composée d’êtres posthumains tous issus du
clonage d’un seul individu qui remplacent la vieille humanité par une communauté
indivisible et « réconciliée » (390). La thèse est radicalement antipolitique : le « nous » du
monde d’aujourd’hui est présupposé et ses souffrances universalisées, de sorte que
l’humanité devient le sujet de sa propre disparition ou, dans les termes du roman, « la
première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son
propre remplacement » (393). L’utopie, ou ce qui passe pour tel, équivaut à la catastrophe : le
messianisme se retourne ici en nihilisme.
La certitude de la catastrophe pourtant ne nous condamne pas au nihilisme, bien au contraire.
Mais maintenir l’exigence politique au cœur du désastre exige une autre pratique de l’écriture. Nous
quittons alors le champ des succès de librairie.
Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux
riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordure, un
champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets
et les erreurs des riches (…)10.
Ce tableau d’une terre dévastée se situe au début d’une longue harangue destinée aux « vieillardes »,
pensionnaires d’une « maison de retraite » isolée en pleine steppe, et qui a toutes les caractéristiques
d’un camp, mais d’un camp désaffecté abandonné par ses gardiens après l’effondrement de l’Etat qui
l’a construit (123). La scène se passe longtemps après la révolution mondiale, l’écrasement du
capitalisme, puis son rétablissement. Malgré ce discours incendiaire, la communauté des vieilles figure
une société épuisée où plus rien ne peut se produire, se survivant, spectrale, hantant le lieu de sa propre
disparition. Une grande partie du livre est consacrée à l’exécution de Will Scheidmann, fusillé par les
vieilles parce qu’il a restauré le capitalisme. Il ne n’a pas fait par conviction, mais seulement parce
qu’« il n’y avait plus rien, il fallait bien rétablir quelque chose » (26). Ainsi voit-on que la révolution
n’a rien sauvé, la restauration non plus. L’histoire bégaie, le désastre est universel. Will Scheidmann
s’est coupé de la communauté, comme son nom l’indique (de l’allemand scheiden : séparer), et devant
les fusils des vieilles il se désagrège, son corps se décompose (die Scheidung : décomposition) : il est
fait de chiffons qui s’effilochent, s’envolent ou se transforment. Mais la communauté s’effondre aussi,
et au même rythme. Le condamné attaché au poteau d’exécution se désagrège jusqu’à perdre toute
apparence animale en même temps que le peloton d’exécution se défait (199).
Or, c’est précisément là que s’affirme l’exigence d’un monde commun – exigence où réside le
salut. Les vieilles, tenant Scheidmann en joue, exigent de lui qu’il leur raconte des histoires. Avec
complaisance et amour, il les leur donne et ces histoires s’identifient aux « narrats » qui composent
Des Anges mineurs. Ainsi au vingt-deuxième narrat, peut-on lire :
10
Des Anges mineurs (1999), Paris, Seuil, coll. « Points », n° 918, p. 45.
même résistance aux pouvoirs de notre monde, parce qu’elle suppose la puissance de la parole en tout
être humain et en toutes circonstances, c’est-à-dire la possibilité d’un peuple en toutes circonstances11.
11
Lionel Ruffel relie cette représentation du survivant à l’analyse du biopouvoir menée par Agamben. Voir L.
Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2007, p. 280-295. Ruffel montre que les
personnages de Volodine inversent les opérations du biopouvoir : quand celui-ci isole en l’homme une « vie
nue » réduite à ses fonctions élémentaires, ceux-là se présentent toujours en paradigmes de la résistance
politique jusque dans l’agonie. Nul héroïsme ici, mais une lutte ordinaire qui déjoue le biopouvoir en affichant
l’inséparabilité de la zoé et du bios : la permanence du bios là où on croit avoir réduit l’être humain à la zoé.
12
José Saramago, Ensaio sobre a Cegueira (1995), traduction française par Geneviève Leibrich, L’Aveuglement,
Paris, Seuil, 1997, p. 301.
calendrier, on ne sait pas s’il faut estimer sa durée en semaines ou en mois. Le roman se
focalise sur le petit groupe des premiers aveugles, les sept que je viens d’énumérer, plus la
femme de l’ophtalmologue, personnage capital dont je reparlerai. Aucune nouvelle du dehors
ne parvient aux aveugles, aussi ne connaît-on pas la progression de l’épidémie à l’extérieur.
Jusqu’au moment où les aveugles s’aperçoivent que les soldats ont cessé de les garder parce
qu’ils sont eux-mêmes tous devenus aveugles. Alors ils sortent du camp et retrouvent la
liberté, mais la ville n’est plus peuplée que d’aveugles : c’est le troisième et dernier épisode
du roman. Il met en scène la tentative des aveugles de fonder une « petite société », et c’est
alors qu’ils recouvrent la vue. Le roman se termine comme il avait commencé ; l’épreuve
prend fin sans que sa leçon soit plus explicite ni plus assurée qu’au début.
La femme du médecin est-elle donc une figure messianique ? De fait, elle sauve les
aveugles. Mais elle refuse toute exceptionnalité, elle se revendique aveugle comme les autres :
« Chaque jour je verrai moins, même si je ne perds pas la vue je deviendrai plus aveugle
chaque jour parce qu’il n’y a plus personne pour me voir » (295). Ce qui la distingue des
autres ne tient finalement qu’à cela : elle est la seule à avoir revendiqué sa propre
appartenance sans reste à l’identité commune. Aveugle parmi les aveugles parce que nul ne
peut plus la voir, son argument rappelle la célèbre prière où John Donne affirme que nul n’est
une île et que tous les hommes appartiennent au même corps. Dans la même scène du roman,
cet argument trouve un écho religieux. Entrée dans une église avec ses compagnons aveugles,
la femme du médecin est frappée par ce qu’elle voit : toutes les statues ont les yeux bandés.
Elle imagine que le curé a placé ces bandages avant de devenir aveugle lui-même et l’évoque
en ces termes :
ce prêtre doit être le plus grand sacrilège de tous les temps et de toutes les religions, le
plus juste, le plus fondamentalement humain, qui vint déclarer ici qu’en définitive
Dieu ne mérite pas de voir.13
Elle qui se pense aveugle parce qu’on ne peut plus la voir et les images aveuglées parce qu’on
ne peut plus les voir se répondent : la catastrophe révèle en même temps que l’identité
individuelle se résorbe dans le collectif, soit qu’elle ne se pense que comme relation, et que la
relation n’a de sens que sur un plan d’immanence. La catastrophe conduit le prêtre à bander
les yeux de Dieu. Soit : la catastrophe manifeste le mensonge de la promesse, l’absence du
messie ; la possibilité de l’émancipation, c’est-à-dire la proclamation de l’égalité, se trouve
dans la vie nue pour cette raison même.
13
L’Aveuglement, op. cit., p. 295.
14
F. Neyrat, Biopolitique des catastrophes, Paris, éditions MF, 2008.
15
Ibid., p. 36.
sont des opérations ontologiques, selon Neyrat, qui séparent ce qui a de la valeur et doit être
immunisé de ce qui n’en a pas et doit être laissé de l’autre côté du mur, ou de la mer :
Ce qui doit demeurer [de] ce qui doit périr. […] La production du sans-valeur, du
moins-que-rien, du bon-à-périr est l’effet second de la production du ce-qui-doit-
demeurer. De la production de l’indemne.16
Contre cette théologie précipitée dans le présent, la fiction politique de la catastrophe dispose
des stratégies diverses qu’on peut ici indiquer rapidement, sans chercher l’exhaustivité.
6. Renoncer au salut
Dans ces rues tranquilles où avaient eu lieu d’innombrables dîners en ville, des
chirurgiens et des assureurs, des architectes et des directeurs de clinique avaient bâti
leurs barricades et renversé leurs voitures pour bloquer les pompiers et les équipes de
16
Ibid., p. 31.
17
Sur ce point, lire Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2007, p. 206 sq.
secours qui essayaient de les sauver. Ils repoussaient toutes les offres d’aide et
refusaient de formuler leurs doléances ou même de dire s’ils en avaient.18
Ces rebelles sont si bien protégés du monde qu’ils ne savent pas vraiment contre quoi ils se
révoltent ; c’est tout l’intérêt des fictions de Ballard : les mieux protégés se révoltent contre le
système qui les protège. L’immunisé détruit la bulle qui lui promet l’immunité et met en
évidence le mensonge de la promesse.
Il est temps de récapituler les six thèses que je viens de proposer sur les romans-
catastrophe.
18
J. G. Ballard, Millennium People (2003), London, Harper Perennial, 2004, p. 5-6. “In these quiet roads, the
scene of uncountable dinner parties, surgeons and insurance brokers, architects and health service managers
had built their barricades and overturned their cars to block the fire engines and rescue teams who were trying
to save them. They rejected all offers of help, refusing to air their real grievances or to say whether any
grievances existed at all.” Ma traduction.
19
C. McCarthy, The Road (2006), traduction française par François Hirsch, La Route, Paris, L’Olivier, 2008.
détruisant la croyance dans un salut présent ou à venir. Ce qui signe précisément leur
résistance au nihilisme.
Jean-Paul Engélibert
UR 24142 Plurielles,
Université Bordeaux Montaigne
Article originellement publié dans Nihilismes ?, textes réunis par Eric Benoit et
Dominique Rabaté, coll. « Modernités », n° 33, Presses universitaires de Bordeaux,
2012, p. 381-393.