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Apocalypses sans royaume.

Fictions de la catastrophe et nihilisme à la fin du XXe siècle

Partons d’une impression subjective : les fictions dites post-apocalyptiques prolifèrent


depuis quelques décennies. On objectera que ce n’est pas nouveau : il se trouve des historiens
pour dire qu’aucun texte n’a jamais été autant exploité par les artistes que l’Apocalypse, et
cela depuis la Renaissance et même avant1. Un lieu commun dit aussi que les périodes de
crise sont propices à l’éclosion de ce thème : le premier roman apocalyptique aurait été écrit
en 1805, sous l’effet de la Révolution française et des guerres napoléoniennes 2. L’objection
n’effacera pas le sentiment du nouveau : il y a une actualité de la catastrophe ou, si on préfère,
la catastrophe définit notre modernité.

Dans les romans que je vais étudier, la catastrophe apparaît comme une rupture de
l’ordre ordinaire sous l’effet d’une menace violente sur la vie humaine. C’est dire que la
catastrophe est le contraire de la révolution : c’est non pas une émergence politique, mais la
défaite ou plutôt l’effondrement de la police, au sens de Jacques Rancière, non pas une
invention politique, mais une violence aveugle, frappant sans discernement, qui détruit une
part significative du monde commun. C’est pourquoi la prolifération de romans-catastrophe,
romans qu’on appelle parfois post-apocalyptiques, peut être vue comme un effet de la
« politique de dépolitisation » couramment désignée par le mot de mondialisation depuis
1991, mais à l'œuvre depuis plus longtemps3. Je ferai l'hypothèse (peu risquée) que l'impasse
politique et la violence sociale nées de cette politique paradoxale tendent à transformer les
désirs révolutionnaires et les espoirs millénaristes en désir de fin et en nihilisme. Dans cette
situation historique en elle-même catastrophique, les romans-catastrophe nous placent dans la
perspective de ce qu’on peut nommer avec Günther Anders une « apocalypse sans
royaume »4. Le mythe chrétien nous promettait l’apocalypse et le royaume ; les grands récits
des Lumières, en deçà de leurs différences, promettaient le royaume sans l’apocalypse. Seule
notre époque vit dans l’attente d’une apocalypse sans royaume. Il s’agit là d’une perspective
absolument inédite. J’essaierai de le montrer en opposant un roman-catastrophe de la guerre
froide, encore dominé par l’idée du progrès, à quelques œuvres de la dernière décennie du
XXe siècle et des premières années du XXIe. On verra celles-ci partagées entre le désarroi, la
démission ou l'impuissance devant les forces qui défont le monde commun et la tentative de
refonder l'humain à partir de son anéantissement. D’un côté la fascination de la violence
comme destin, le désir de la catastrophe et le choix de la posture esthète du nihiliste ; de
l’autre la résistance à la violence et l’affirmation que le monde commun subsiste dans le nu de

1
François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle. XVIe-XXIe siècles. Seuil, 2008, p. 88.
2
Ibid., p. 105. Il s’agit d’un texte que F. Walter présente comme une « méditation épique » : Le Dernier
Homme, de Jean-Baptiste-François Cousin de Grainville, Paris, Deterville, 1805.
3
Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 57.
4
Günther Anders, La menace nucléaire (1981), traduction française de Christophe David, Paris, Le Serpent à
plumes, 2006, p. 294.
la vie. Dans cette dernière, on identifiera une série d’opérations ontologiques où se trouvent
peut-être les fondements d’une politique à opposer à la catastrophe.

1. Expérimentation politique : The Day of the Triffids

La lecture du grand classique de la science-fiction britannique Le Jour des triffides de John


Wyndham, paru en 1951, situe le début de cette histoire5. Il s’agit d’un roman de la guerre froide, qui
montre une articulation de la fiction de la catastrophe et de la réflexion politique typique de cette
période. Le héros a survécu à une catastrophe planétaire et raconte ses souvenirs sous la forme d’un
roman-mémoire à la première personne. Une nuit, un phénomène mystérieux a attiré la quasi-totalité
de la population à la fenêtre ou au jardin regarder le ciel : des « étoiles filantes » d’un vert brillant
illuminent la nuit, formant un « spectacle merveilleux », tel qu’il n’y en a « jamais eu de semblable »
(19). La lumière est si vive qu’elle en devient douloureuse. Le lendemain matin, tous ceux qui ont joui
de ce spectacle sont devenus aveugles. Seuls les rares individus dispersés que les circonstances ont
empêchés d’en profiter sont indemnes. Tout en luttant pour leur propre survie, ils deviennent témoins
de la décomposition rapide de toutes les institutions. L’effondrement de la société est immédiat : la
recherche de nourriture devient la préoccupation exclusive des aveugles. Plus aucun travail productif
ne s’exerce, la pénurie menace et chacun a peur du lendemain. Les rares voyants se partagent d’abord
entre deux partis, symbolisés par deux personnages. Le premier est un militant syndical qui veut
organiser les aveugles et mettre les voyants à leur service ; le second un homme qui se fait appeler
« Colonel » qui veut regrouper les voyants pour préparer la reconstruction. Entre les deux, le héros
doit choisir son camp : aider les aveugles à survivre ou les laisser à leur sort et participer à la fondation
d’une société nouvelle, réduite à la petite communauté des voyants. La charité commanderait de
choisir le premier, mais le souci de la survie lui fait préférer le second. Alors le roman verse dans
l’utopie, pour le meilleur et le moins bon. Le moins bon, c’est la comparaison des différentes formes
de communauté, formes rivales, car il y a plusieurs groupes de voyants – que le héros rencontre et
traverse – et tous ne s’organisent pas de la même façon. Le récit nous fait passer par une communauté
religieuse aux allures de couvent, un groupe isolé qui survit dans l’attente de la restauration du monde
d’autrefois par l’arrivée miraculeuse des Américains, une « petite société » autarcique de sept
membres repliée dans son cottage comme une tribu primitive et une organisation féodale, reposant sur
des forces armées, exploitant les aveugles comme une main d’œuvre servile. En fin de parcours, le
héros rejoint un groupe de plusieurs centaines de membres, affirmant vouloir construire un monde
« nouveau et meilleur » (327). Son mode de gouvernement n’est pas précisé, maintenant ouverte la
perspective utopique esquissée dès le début.

Car l’intérêt de l’utopie – et le « meilleur » de ce roman – est moins de dessiner les formes
d’un gouvernement imaginaire que de suspendre celles de l’existant. C’est bien ce que fait Le Jour des
triffides en racontant l’effondrement de l’ordre – ou plutôt de ce que Jacques Rancière appelle la
police :

La police (…) est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que
telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme
du bruit. C’est par exemple une loi de police qui fait traditionnellement du lieu de travail un
espace privé non régi par les modes du voir et du dire propres à ce qu’on appelle l’espace

5
John Wyndham, The Day of the Triffids (1951), New York, Ballantine Books, 1986. Traduction française de
Marcel Battin (2004) revue par Sébastien Guillot, Le Jour des Triffides, Paris, Gallimard, « Folio SF » n° 267,
2007.
public, où l’avoir part du travailleur est strictement défini par la rémunération de son travail.
La police n’est pas tant une « disciplinarisation » des corps qu’une règle de leur apparaître,
une configuration des occupations et des propriétés des espaces où ces occupations sont
distribuées.6

La fiction de la catastrophe a le mérite de rendre patent l’arbitraire fondamental de la police : en la


supprimant, elle s’oblige à imaginer d’autres propriétés des espaces et d’autres manières de les
occuper, elle affiche la nécessité de les inventer. En elle-même, la catastrophe n’est pas politique, bien
au contraire, mais en écartant d’un coup la police tout entière par un coup de force narratif, elle permet
l’irruption des « sans-part » sur la scène. C’est la définition même de la politique pour Jacques
Rancière :

une activité bien déterminée et antagonique à la première [la police] : celle qui rompt la
configuration sensible où se définissent les parties et les parts (…) par une présupposition qui
n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part. (…) L’activité politique est
celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle
fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son
lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit.7

La politique se définit ainsi comme le surgissement ou l’effraction de l’égalité fondamentale de tous


les êtres parlants dans l’ordre de la domination : il y a politique quand ceux qui n’ont pas part à la
parole la prennent, quand l’espace est redistribué par l’irruption des sans-part sur la scène où se
comptent les parties, quand les sans-part se prononcent comme sujets à l’égal des autres parties de la
cité. La fiction de la catastrophe présente l’intérêt de faire table rase de l’ordre ; sa contingence
apparaît ; la vocation des lieux doit être réinventée, des subjectivations inédites sont sollicitées. C’est
ce que dit un personnage du Jour des triffides à ses compagnons dans un des passages les plus
didactiques du roman :

(…) le monde que nous avons connu a disparu. Les conditions qui dictaient et nous
inculquaient notre modèle se sont envolées avec lui. Nos besoins sont désormais différents et
nos buts doivent donc être différents. (…) Les vieux moules étant brisés, nos devons
maintenant découvrir quel mode de vie est le mieux adapté aux nouveaux. Nous ne devons pas
seulement reconstruire, nous devons recommencer à penser, ce qui est beaucoup plus difficile.
Et bien plus désagréable.8

2. Désir antipolitique de la catastrophe : Les Particules élémentaires

6
J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, p. 52.
7
Ibid., p. 53.
8
Le Jour des triffides, op. cit., p. 153. “[…] the world we knew is gone–finished. The conditions which framed
and taught us our standards have gone with it. Our needs are now different, and our aims must be different.
[…] With the old pattern broken, we have now to find out what mode of life is best suited to the new. We have
not simply to start building again; we have to start thinking again–which is much more difficult, and far more
distasteful.” The Day of the Triffids, op. cit., p. 86.
Bien évidemment cette sollicitation peut prendre des visages multiples. Facilement politique
au temps de la guerre froide, elle est souvent, au temps du nouvel ordre mondial, antipolitique. Au
renversement de l’histoire qui nous a fait passer de l’espérance révolutionnaire à la mondialisation
capitaliste correspond peut-être un transfert du succès de librairie de l’appel à de nouvelles
subjectivations à la configuration de subjectivités définitivement dépolitisées. Ainsi le roman de
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, paru en 1998, fait-il de la catastrophe un usage tout
autre que celui que nous venons de voir. Ici, la catastrophe n’est pas l’événement liminaire du récit,
c’est au contraire son point d’aboutissement. Elle a pour effet de détruire toute imagination politique
au profit d’une utopie concrète qui est en même temps la négation de l’utopie.

Le chapitre 10 des Particules élémentaires présente un dialogue entre les deux


protagonistes, Bruno et Michel, élaborant une théorie sur « le monde auquel aujourd’hui nous
aspirons ». Leur thèse est que, malgré nos dénégations, Le Meilleur des mondes d’Aldous
Huxley nous sert de modèle :

[…] on décrit en général l’univers d’Huxley comme un cauchemar totalitaire, […] on


essaie de faire passer ce livre pour une dénonciation virulente ; c’est une hypocrisie pure
et simple. Sur tous les points – contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le
vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis, c’est en
fait exactement le monde que nous essayons, jusqu’à présent sans succès, d’atteindre.9

Selon les personnages, la seule erreur de Huxley aurait été de ne pas voir que la libération
sexuelle, le prolongement indéfini de la jeunesse et l’expansion des loisirs augmenteraient
l’individualisme et par conséquent le manque d’amour. De fait, le monde dans lequel ils
vivent semble confirmer ce diagnostic : sa permissivité rappelle le Meilleur des mondes, mais
l’individualisme et la compétition exacerbés qui y règnent, en particulier en matière de sexe,
font cruellement souffrir. C’est ce monde insupportable que l’utopie vient remplacer. On sait
que le récit des Particules élémentaires est encadré par un prologue et un épilogue qui
révèlent au lecteur que le narrateur vit vers 2075 dans un monde utopique ayant corrigé la
prétendue « erreur » de Huxley. Puisque l’individualisme empêchait l’avènement de l’utopie,
il fallait supprimer l’individu, ce que les progrès de la génétique rendaient possible. La
société future dans laquelle ce récit est écrit est composée d’êtres posthumains tous issus du
clonage d’un seul individu qui remplacent la vieille humanité par une communauté
indivisible et « réconciliée » (390). La thèse est radicalement antipolitique : le « nous » du
monde d’aujourd’hui est présupposé et ses souffrances universalisées, de sorte que
l’humanité devient le sujet de sa propre disparition ou, dans les termes du roman, « la
première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son
propre remplacement » (393). L’utopie, ou ce qui passe pour tel, équivaut à la catastrophe : le
messianisme se retourne ici en nihilisme.
La certitude de la catastrophe pourtant ne nous condamne pas au nihilisme, bien au contraire.
Mais maintenir l’exigence politique au cœur du désastre exige une autre pratique de l’écriture. Nous
quittons alors le champ des succès de librairie.

3. Affirmation du commun : Des Anges mineurs

9 Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 195-196.


Un roman comme Des Anges mineurs d’Antoine Volodine se situe après la catastrophe. Il
montre l’inéluctabilité du désastre, mais il affirme la possibilité et même la nécessité d’un monde
commun et de l’égalité qui lui est sous-jacente jusqu’au cœur de la catastrophe. C’est manifeste dans
le discours de certains personnages, mais plus profondément dans les motifs et la structure du récit. Un
personnage peut s’adresser ainsi à ses camarades :

Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux
riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordure, un
champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets
et les erreurs des riches (…)10.

Ce tableau d’une terre dévastée se situe au début d’une longue harangue destinée aux « vieillardes »,
pensionnaires d’une « maison de retraite » isolée en pleine steppe, et qui a toutes les caractéristiques
d’un camp, mais d’un camp désaffecté abandonné par ses gardiens après l’effondrement de l’Etat qui
l’a construit (123). La scène se passe longtemps après la révolution mondiale, l’écrasement du
capitalisme, puis son rétablissement. Malgré ce discours incendiaire, la communauté des vieilles figure
une société épuisée où plus rien ne peut se produire, se survivant, spectrale, hantant le lieu de sa propre
disparition. Une grande partie du livre est consacrée à l’exécution de Will Scheidmann, fusillé par les
vieilles parce qu’il a restauré le capitalisme. Il ne n’a pas fait par conviction, mais seulement parce
qu’« il n’y avait plus rien, il fallait bien rétablir quelque chose » (26). Ainsi voit-on que la révolution
n’a rien sauvé, la restauration non plus. L’histoire bégaie, le désastre est universel. Will Scheidmann
s’est coupé de la communauté, comme son nom l’indique (de l’allemand scheiden : séparer), et devant
les fusils des vieilles il se désagrège, son corps se décompose (die Scheidung : décomposition) : il est
fait de chiffons qui s’effilochent, s’envolent ou se transforment. Mais la communauté s’effondre aussi,
et au même rythme. Le condamné attaché au poteau d’exécution se désagrège jusqu’à perdre toute
apparence animale en même temps que le peloton d’exécution se défait (199).

Or, c’est précisément là que s’affirme l’exigence d’un monde commun – exigence où réside le
salut. Les vieilles, tenant Scheidmann en joue, exigent de lui qu’il leur raconte des histoires. Avec
complaisance et amour, il les leur donne et ces histoires s’identifient aux « narrats » qui composent
Des Anges mineurs. Ainsi au vingt-deuxième narrat, peut-on lire :

Et donc il monologuait ici un vingt-deuxième irrésumable impromptu, n’ayant plus en


perspective que des délires de survivant sous la menace et une fausse tranquillité devant la
mort, et je pétrissais cette prose dans le même esprit que les précédentes, pour moi-même
autant que pour vous, vous mettant en scène pour que votre mémoire soit préservée malgré
l’usure des siècles et pour que votre règne arrive, car, même si j’avais coopéré toujours assez
médiocrement avec vous, j’éprouvais à l’égard de vos personnes et de vos convictions une
tendresse que rien jamais n’avait pu ébrécher, et j’espérais pour vous toutes l’immortalité, ou,
du moins, une immortalité supérieure à la mienne. (94)

Du passage de la troisième à la première personne se déduit l’équivalence de l’ici-et-


maintenant où nous survivons et de l’ailleurs-et-demain où les vieilles tiennent le narrateur en joue. De
l’espérance du condamné se déduit tout ce qui le lie à ses bourreaux. Scheidmann et les vieilles
agonisent ensemble interminablement : dans la fidélité à ce destin se trouve le seul salut. Jusque dans
l’agonie, l’exigence d’un monde peut être maintenue par qui pétrit sa prose. Cette exigence est en elle-

10
Des Anges mineurs (1999), Paris, Seuil, coll. « Points », n° 918, p. 45.
même résistance aux pouvoirs de notre monde, parce qu’elle suppose la puissance de la parole en tout
être humain et en toutes circonstances, c’est-à-dire la possibilité d’un peuple en toutes circonstances11.

La réduction de l’humain à la vie nue n’éradique pas la résistance politique ; ou plutôt


la police ne parvient jamais à isoler tout à fait la vie nue en chaque homme. Même quand
l’humanité semble réduite à la survie animale, les pouvoirs du langage et l’espérance du salut
conservent à la vie une visée. Cette visée, dans un autre roman-catastrophe, s’identifie à un
sens qui semble nécessaire à la survie même : la vue.

4. L’émancipation dans la vie nue : L’Aveuglement

Le roman de José Saramago L’Aveuglement met en scène une catastrophe qui,


superficiellement, ressemble à celle du Jour des triffides. Une épidémie mystérieuse rend tous
les habitants de la ville, sans doute du pays et peut-être au-delà, aveugles. Mais ce roman évite
d’imputer à l’épidémie une cause, quelle qu’elle soit, et traite son sujet comme une parabole.
Seulement, à la différence des paraboles, aucun sens ne vient justifier l’épidémie : rien
n’explique quels péchés les aveugles auraient commis, aucun discours ne leur indique le
chemin de la pénitence. La catastrophe semble toucher indifféremment tout le monde : le
premier aveugle est un automobiliste, le second un voleur, puis succombent une prostituée
occasionnelle, un ophtalmologue, un garçon qui louche, un vieillard borgne, la femme de
l’automobiliste. Liste hétéroclite et qu’on peine à interpréter, et dont on aurait tort de sous-
estimer la polysémie. A la fin du roman le narrateur commente : « on a (…) coutume de dire
qu’il n’y a pas des cécités mais des aveugles, alors que l’expérience de ces derniers temps n’a
fait que nous dire qu’il n’y a pas d’aveugles mais des cécités12. » Des cécités différentes aux
significations morales différentes, mais des aveugles tous égaux : dans l’aveuglement, nous
sommes tous égaux. La catastrophe, encore une fois, déjoue la police. Non seulement en
suspendant le cours ordinaire de la domination, mais aussi en suggérant que ce cours nous
rend tous également aveugles, ou que notre monde nous prive tous également de perspective,
ou de vision. Et pourtant, même dans cette situation extrême ou l’aveuglement est littéralisé,
la possibilité de l’émancipation demeure.

Sommairement, on peut diviser le roman en trois épisodes. Au début de l’épidémie,


l’Etat n’a pas encore décidé de mesures de prévention, les aveugles sont laissés aux soins de
leur famille. Mais cette phase ne dure que quelques heures : dès que la menace est prise au
sérieux, le gouvernement fait placer les aveugles en quarantaine. Commence alors l’épisode le
plus long du roman : les aveugles sont regroupés dans un ancien asile d’aliénés surveillé par
l’armée et, pour éviter tout risque de contagion, ils ne peuvent en sortir sous peine de mort.
Leur réclusion y est longue et, littéralement, échappe à toute mesure : personne ne tenant de

11
Lionel Ruffel relie cette représentation du survivant à l’analyse du biopouvoir menée par Agamben. Voir L.
Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2007, p. 280-295. Ruffel montre que les
personnages de Volodine inversent les opérations du biopouvoir : quand celui-ci isole en l’homme une « vie
nue » réduite à ses fonctions élémentaires, ceux-là se présentent toujours en paradigmes de la résistance
politique jusque dans l’agonie. Nul héroïsme ici, mais une lutte ordinaire qui déjoue le biopouvoir en affichant
l’inséparabilité de la zoé et du bios : la permanence du bios là où on croit avoir réduit l’être humain à la zoé.
12
José Saramago, Ensaio sobre a Cegueira (1995), traduction française par Geneviève Leibrich, L’Aveuglement,
Paris, Seuil, 1997, p. 301.
calendrier, on ne sait pas s’il faut estimer sa durée en semaines ou en mois. Le roman se
focalise sur le petit groupe des premiers aveugles, les sept que je viens d’énumérer, plus la
femme de l’ophtalmologue, personnage capital dont je reparlerai. Aucune nouvelle du dehors
ne parvient aux aveugles, aussi ne connaît-on pas la progression de l’épidémie à l’extérieur.
Jusqu’au moment où les aveugles s’aperçoivent que les soldats ont cessé de les garder parce
qu’ils sont eux-mêmes tous devenus aveugles. Alors ils sortent du camp et retrouvent la
liberté, mais la ville n’est plus peuplée que d’aveugles : c’est le troisième et dernier épisode
du roman. Il met en scène la tentative des aveugles de fonder une « petite société », et c’est
alors qu’ils recouvrent la vue. Le roman se termine comme il avait commencé ; l’épreuve
prend fin sans que sa leçon soit plus explicite ni plus assurée qu’au début.

Entre temps, l’épisode le plus développé a décrit l’expérience du « camp » où les


aveugles ont vécu une vie nue dominée par la faim, la crasse, les besoins élémentaires du
corps, les humiliations et la crainte de la mort. Les aveugles se répartissent dans des dortoirs
où la survie s’organise. Une fois par jour au début, puis de plus en plus irrégulièrement, ils
reçoivent des caisses de nourriture déposées à l’entrée de l’asile par les soldats. Jusqu’à
l’arrivée d’aveugles sans scrupules, qui font main basse sur cette manne et n’acceptent d’en
céder une part aux autres que contre des femmes. La violence culmine alors dans des viols
collectifs à répétition. Cette réduction de la vie à l’abjection fait conclure à la femme de
l’ophtalmologue : « il n’y a plus de salut pour personne ici, c’est ça aussi la cécité, vivre dans
un monde d’où tout espoir s’est enfui » (197). Pourtant, alors même qu’elle pense cela, elle
est la seule à ne pas avoir perdu la vue. Internée en même temps que son mari, qu’elle n’a pas
voulu abandonner, elle a feint d’être aveugle pour être emmenée avec lui. Ensuite, vivant
parmi les aveugles, elle a feint la cécité pour ne pas être transformée en bonne à tout faire,
mais elle les a aidés autant qu’elle le pouvait sans se dévoiler. Grâce à elle et malgré ses
pensées désespérées, l’espoir a demeuré. Grâce au seul personnage qui a feint la cécité pour
ne pas être séparé, et qui ainsi a conservé la vue, la visée de l’émancipation commune a été
conservée. De fait, c’est grâce à ses yeux et son courage que les femmes violées se libèrent de
leurs agresseurs, puis de l’asile.

La femme du médecin est-elle donc une figure messianique ? De fait, elle sauve les
aveugles. Mais elle refuse toute exceptionnalité, elle se revendique aveugle comme les autres :
« Chaque jour je verrai moins, même si je ne perds pas la vue je deviendrai plus aveugle
chaque jour parce qu’il n’y a plus personne pour me voir » (295). Ce qui la distingue des
autres ne tient finalement qu’à cela : elle est la seule à avoir revendiqué sa propre
appartenance sans reste à l’identité commune. Aveugle parmi les aveugles parce que nul ne
peut plus la voir, son argument rappelle la célèbre prière où John Donne affirme que nul n’est
une île et que tous les hommes appartiennent au même corps. Dans la même scène du roman,
cet argument trouve un écho religieux. Entrée dans une église avec ses compagnons aveugles,
la femme du médecin est frappée par ce qu’elle voit : toutes les statues ont les yeux bandés.
Elle imagine que le curé a placé ces bandages avant de devenir aveugle lui-même et l’évoque
en ces termes :
ce prêtre doit être le plus grand sacrilège de tous les temps et de toutes les religions, le
plus juste, le plus fondamentalement humain, qui vint déclarer ici qu’en définitive
Dieu ne mérite pas de voir.13

Elle qui se pense aveugle parce qu’on ne peut plus la voir et les images aveuglées parce qu’on
ne peut plus les voir se répondent : la catastrophe révèle en même temps que l’identité
individuelle se résorbe dans le collectif, soit qu’elle ne se pense que comme relation, et que la
relation n’a de sens que sur un plan d’immanence. La catastrophe conduit le prêtre à bander
les yeux de Dieu. Soit : la catastrophe manifeste le mensonge de la promesse, l’absence du
messie ; la possibilité de l’émancipation, c’est-à-dire la proclamation de l’égalité, se trouve
dans la vie nue pour cette raison même.

5. Biopolitique des catastrophes

Le messianisme supposé de la fiction de la catastrophe se retourne en dénonciation du


messianisme. Il n’y a pas de salut ; il n’y a rien à sauver. La catastrophe est déjà là et il est
trop tard. Les fictions de la catastrophe prennent le contre-pied de ce que Frédéric Neyrat
identifie comme biopolitique des catastrophes14. Comme celle-ci, celles-là disent que la
catastrophe est actuelle ou l’apocalypse permanente. Elles s’écrivent sur fond de sensibilité
exacerbée au risque. Mais elles ne prétendent pas nous en prémunir. Elles ne recherchent à
produire aucune immunité.

Frédéric Neyrat définit la biopolitique des catastrophes comme une « hyper-


biopolitique qui, sur un mode conjuratoire (prophétique) ou régulateur (analgésique), tente de
prendre en charge la totalité de la vie humaine et du vivant dont elle use15 ». Le principe de
précaution est une application du mode conjuratoire, les cellules d’aide psychologique aux
victimes d’attentats nous donnent un bon exemple du mode régulateur. La biopolitique ainsi
étendue et systématisée prétend nous sauver de la catastrophe dont, pourtant, elle signifie
incessamment la proximité ou l’avènement ; c’est elle qui est théologique, promettant
l’apocalypse et la conjurant. Elle annonce le réchauffement climatique pour promouvoir le
développement durable ; elle médiatise la délinquance et le terrorisme pour justifier la
télésurveillance et la fermeture des frontières. La biopolitique produit l’attente de la
catastrophe et la satisfaction du salut en même temps. Car, la catastrophe étant permanente, le
salut se transforme en production de l’indemne : il n’est plus situé dans un futur plus ou moins
bien déterminé, mais rapatrié dans le présent. La structure théologique se maintient en
annulant pour ainsi dire le délai qui nous sépare de la fin ; en ce sens elle réalise une certaine
fin de l’histoire. Notre temporalité est dominée par ce tourniquet affolant qui nous fait passer
d’un désastre l’autre (tsunami, ouragan, attentat, accident, épidémie...) en greffant sur chacun
les discours et les pratiques de la prévention et de la réparation. La promesse se réalise sans
cesse et est appelée à cette réalisation continuée indéfiniment. Or, prévention et réparation

13
L’Aveuglement, op. cit., p. 295.
14
F. Neyrat, Biopolitique des catastrophes, Paris, éditions MF, 2008.
15
Ibid., p. 36.
sont des opérations ontologiques, selon Neyrat, qui séparent ce qui a de la valeur et doit être
immunisé de ce qui n’en a pas et doit être laissé de l’autre côté du mur, ou de la mer :

Ce qui doit demeurer [de] ce qui doit périr. […] La production du sans-valeur, du
moins-que-rien, du bon-à-périr est l’effet second de la production du ce-qui-doit-
demeurer. De la production de l’indemne.16

Contre cette théologie précipitée dans le présent, la fiction politique de la catastrophe dispose
des stratégies diverses qu’on peut ici indiquer rapidement, sans chercher l’exhaustivité.

6. Renoncer au salut

Si on pense le temps de la catastrophe comme un présentisme, on peut lier la politique


de Volodine à son usage du Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain. Celui-ci, dans la
tradition bouddhiste, guide le mort pendant les quarante-neuf jours de sa traversée du Bardo,
jusqu’à sa renaissance17. En le vidant de son sens religieux, Volodine l’utilise pour ruiner
l’opposition entre la vie et la mort et ainsi altérer la représentation du temps. Dans Des Anges
mineurs, il est impossible de dire comment le temps s’écoule, tout comme il est impossible de
situer le récit dans l’histoire. Il y a de l’histoire, puisque Scheidmann est fusillé pour avoir
restauré le capitalisme, mais à quel rythme s’écrit-elle ? Il y a du temps, puisque les
vieillardes exigent de lui un « narrat » par jour. Mais il serait vain de le mesurer : les repères
temporels sont contradictoires. Le Bardo devient ici le principe poétique par lequel Des Anges
mineurs restaure la présence de l’histoire dans le présent et supprime toute visée religieuse.
C’est exactement l’inversion du geste de la biopolitique.

Si on pense que la biopolitique produit parallèlement de l’indemne et du périssable, on


peut voir dans L’Aveuglement la mise en échec de toutes les stratégies d’immunité. La
quarantaine imposée aux aveugles ne règle rien. L’enfermement ne freine pas l’épidémie ; par
contre en prétendant protéger les voyants, il provoque chez eux une terreur qui leur fait rejeter
impitoyablement les aveugles. Ainsi les soldats de garde à l’entrée de l’asile ont-ils l’ordre de
tirer sur les aveugles qui s’approchent du portail, il s’agit de les tuer plutôt que de risquer une
contamination plus large. Dynamique par laquelle la production de l’indemne cause une
nouvelle catastrophe qui s’ajoute à la première : pour soigner l’épidémie, l’armée tire sur la
population. On trouvera l’exemple d’une autre manière de mettre en échec la production
d’immunité dans l’œuvre de J. G. Ballard, qui est presque tout entière depuis Crash consacrée
au paradoxe du surgissement de la violence dans les milieux les mieux immunisés. Ainsi
Millennium People raconte-t-il la rébellion des classes moyennes dans la résidence huppée de
Chelsea Marina, au centre de Londres.

Dans ces rues tranquilles où avaient eu lieu d’innombrables dîners en ville, des
chirurgiens et des assureurs, des architectes et des directeurs de clinique avaient bâti
leurs barricades et renversé leurs voitures pour bloquer les pompiers et les équipes de

16
Ibid., p. 31.
17
Sur ce point, lire Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2007, p. 206 sq.
secours qui essayaient de les sauver. Ils repoussaient toutes les offres d’aide et
refusaient de formuler leurs doléances ou même de dire s’ils en avaient.18

Ces rebelles sont si bien protégés du monde qu’ils ne savent pas vraiment contre quoi ils se
révoltent ; c’est tout l’intérêt des fictions de Ballard : les mieux protégés se révoltent contre le
système qui les protège. L’immunisé détruit la bulle qui lui promet l’immunité et met en
évidence le mensonge de la promesse.

C’est pourquoi la stratégie à laquelle je m’arrêterai ici consiste à refuser le salut. Si la


biopolitique des catastrophes présentise le salut sous la forme de l’indemne, la résistance
suppose de renoncer à l’idée même du salut et de dissocier l’espérance de l’eschatologie. Elle
affirme qu’il n’y a rien à sauver ; c’est ultimement ce qu’on peut retenir de Volodine, de
Ballard, de Saramago. C’est aussi l’idée qui domine le beau roman de Cormac McCarthy, La
Route19. Si la catastrophe y est absolue, ce n’est pas essentiellement pour dramatiser la survie
des deux personnages. C’est pour supprimer toute perspective : il n’y a plus rien, donc plus
rien à sauver ; si on peut vivre, comme on l’apprend avec l’enfant à la fin du livre, c’est par
l’invention d’une communauté à partir du néant. Dans l’apocalypse et sans le royaume.

Il est temps de récapituler les six thèses que je viens de proposer sur les romans-
catastrophe.

1. En elle-même, la catastrophe n’est pas politique, mais en provoquant l’effondrement


de la police, elle rend manifeste sa contingence et ouvre par accident la possibilité de
revendiquer l’égalité, c’est-à-dire de faire de la politique ; la période de la guerre
froide a permis l’éclosion de telles fictions de la catastrophe.
2. En temps de désorientation mondialisée, la fiction de la catastrophe est parfois
nihiliste, elle prophétise le salut et le néantise en même temps. D’où la floraison de
best-sellers qui jouent sur la joie mauvaise du spectacle de la destruction.
3. Contre ce nihilisme, il se trouve d’autres œuvres pour affirmer qu’il y a du commun
dans la vie nue elle-même et que le salut, s’il existe, commence là et se réduit à cela.
4. C’est précisément parce que ces romans manifestent le mensonge de la promesse
eschatologique qu’ils voient dans la vie nue le point d’où l’émancipation peut surgir ;
la catastrophe se pense ainsi comme l’accident nécessaire au surgissement politique.
5. La biopolitique des catastrophes dispose dans un présent absolu la séparation de
l’indemne et du périssable et présentise ainsi le salut sous la forme de l’indemne.
6. Les fictions de la catastrophe contredisent cette dernière idée en restaurant le temps de
l’histoire, en montrant l’inanité de la prétention à l’immunité et ultimement en

18
J. G. Ballard, Millennium People (2003), London, Harper Perennial, 2004, p. 5-6. “In these quiet roads, the
scene of uncountable dinner parties, surgeons and insurance brokers, architects and health service managers
had built their barricades and overturned their cars to block the fire engines and rescue teams who were trying
to save them. They rejected all offers of help, refusing to air their real grievances or to say whether any
grievances existed at all.” Ma traduction.
19
C. McCarthy, The Road (2006), traduction française par François Hirsch, La Route, Paris, L’Olivier, 2008.
détruisant la croyance dans un salut présent ou à venir. Ce qui signe précisément leur
résistance au nihilisme.

Jean-Paul Engélibert
UR 24142 Plurielles,
Université Bordeaux Montaigne

Article originellement publié dans Nihilismes ?, textes réunis par Eric Benoit et
Dominique Rabaté, coll. « Modernités », n° 33, Presses universitaires de Bordeaux,
2012, p. 381-393.

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