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Alison LOVINFOSSE

Année universitaire 2021/2022

L’enfermement, outil du système totalitaire

1
« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et
isolés1 » écrit Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme en 1951. En effet, le
totalitarisme ne peut être résumé simplement par une idée de régime et de système politique.
C’est un « mouvement2 », un processus, de détérioration et de destruction massive des
individus conduisant à une désolation de la condition humaine. Ce « mouvement3 » est avide
et ne cesse de chercher à s’étendre. Cette déshumanisation proche de l’antihumanisme est
alimentée par une idéologie contre la liberté et l’identité même d’un individu. L’enfermement
possède donc une place particulière dans ce système dévastateur. De plus, le totalitarisme est
une destruction continue, non pour atteindre un quelconque but, mais le néant. Il est une fin en
soi et non un moyen. Dans 1984, George Orwell écrit

le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement le pouvoir. Le bien des autres
ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur.
Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. Ce que signifie pouvoir pur, vous le
comprendrez tout de suite. […] Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. […] Le
pouvoir est le pouvoir sur d’autres êtres humains. Sur les corps mais surtout sur les esprits.
Le pouvoir sur la matière, sur la réalité extérieure […] n’est pas important. Notre maîtrise
de la matière est déjà absolue. […] Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des
humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble
ensuite sous de nouvelles formes que l’on choisies.4

Cette explication de O’Brien, personnage appartenant au Cercle Intérieur du Parti, pendant


une séance de torture subie par Winston Smith, héros du roman, démontre bien les rouages et
la complexité du totalitarisme définit quelques années plus tard par Hannah Arendt.
L’enfermement est la clé permettant l’explication, il sous-tend chaque mot prononcé par le
bourreau. Publié le 8 juin 1949, 1984 est un roman dystopique s’ancrant dans les crises et
atrocités politiques dont l’auteur George Orwell, de son vrai nom Éric Arthur Blair, est
spectateur. Il écrit que « les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l’on sait déjà 5 » et
le roman semble s’inscrire dans cette définition « des meilleurs livres6 » tant certains de ses
aspects ont des allures prophétiques. L’œuvre est rédigée peu après le décès de sa première
épouse, durant un confinement partiel sur l’île de Jura en Écosse, où George Orwell
s’improvise fermier. Cette expérience d’isolement empreint dans une certaine mesure son
texte, pressant la marque de la solitude dans les moindres aspects de l’existence du
protagoniste principal du roman. Winston Smith est enfermé dans plusieurs strates et formes
1
ARENDT, Hannah, Les Origines du totalitarisme, rééd. Gallimard, 2002, p. 634
2
Ibid.
3
Ibid.
4
ORWELL, George, 1984, Éditions Gallimard, 1950, pp. 324-329
5
Ibid., p. 248
6
Ibid.
2
de confinement. Éric Arthur Blair, écrivain, chroniqueur et journaliste anglais, est une figure
majeure de la littérature d’anticipation, de dystopie et plus généralement de science-fiction
mais également spectateur des conflits mondiaux qui ébranlent l’Europe et de l’ascension des
régimes totalitaires durant le XXème siècle. 1984 s’ancre dans la profonde volonté de l’auteur
d’écrire « jusque dans la moindre ligne contre le totalitarisme et pour le socialisme
démocratique7 ». Ainsi, le roman semble être un des « meilleurs livres8 » puisqu’il est une
hyperbole constante des expériences politiques et militaires de son auteur, qui sous des
couverts futuristes témoigne de ses peurs contemporaines. Son profond engagement politique
le conduit à participer activement à la Guerre d’Espagne où Francisco Franco tente un coup
d’État militaire. Néanmoins, une polémique posthume ébranle cette image de révolutionnaire
patriotique. En effet, George Orwell a livré une liste de noms de sympathisants communistes
au service des renseignements britanniques, usant ainsi d’une forme de maccarthysme
britannique. La politique, et plus particulièrement le totalitarisme, sont des thèmes littéraires
qui traversent l’ensemble de l’œuvre de George Orwell. Lors d’une ultime interview accordée
à la BBC peu avant son décès, l’auteur décrit 1984 comme une mise en garde, un
avertissement9 adressé au lecteur·rice face aux diverses dérives politiques et aux régimes
totalitaires sévissant en Europe. En se confrontant à ce roman engagé, la·e lecteur·rice
affronte l’atrocité du totalitarisme mais aussi sa propre lucidité sur les évènements l’entourant.
Ainsi, l’œuvre de George Orwell résonne encore fortement dans la société actuelle comme en
témoigne sa publication en Pléiade en 2020, soixante-dix ans après le décès de l’auteur.

Ce roman se présente comme le récit de l’existence de Winston Smith, habitant de


l’Océania, région du monde en guerre perpétuelle contre l’Estasia et l’Eurasia. Il se découpe
en trois parties, composées respectivement de huit, dix et six chapitres, ainsi que d’un
appendice présentant les caractéristiques de la novlangue. Il s’agit d’une langue instaurée par
l’Angosc, partie totalitaire, régissant et surveillant les moindres aspects de l’existence des
habitants d’Océania. La longueur des chapitres est plutôt constante bien que sa forme mute
pendant quelques pages lors de la seconde partie pour laisser place à des inserts du « Livre10 »,
objet de révolte absolu dans lequel Winston Smith cherche des réponses à ses interrogations
multiples. La vie du héros est surveillée dans le moindre de ses détails : de son travail à son

7
NEWSINGER, John, La Politique selon Orwell, Éditions Agone, 2006, p. 101
8
ORWELL, George, op cit., p. 248
9
GOODFIGHTLADS, 3 juin 2011, George Orwell – A Final Warning. Youtube [en ligne,] URL :
https://youtu.be/JXm5hklbBsA
10
ORWELL, George, op cit., p. 23, 228
3
domicile, à l’extérieur comme à l’intérieur, en pleine conscience ou durant ses rêves. Les
habitants d’Océania sont tous de potentiels ennemis, prêt à le vendre à la Police de la Pensée
aux moindres écarts. Quatre ministères administrent la région, celui de la Vérité, de la Paix,
de l’Amour et de l’Abondance, nommés « Miniver, Minipax, Miniamour, Miniplein11 » en
novlangue. Des termes rassurants et harmonieux qui font frissonner de peurs le protagoniste
de 1984. Trois slogans participent également à ce frisson : « LA GUERRE C’EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORANCE C’EST LA FORCE 12 ». L’ensemble
des dispositifs administratifs de l’« ANGSOC13 » repose sur de constantes antithèses,
poussant le trouble et l’endoctrinement à leurs paroxysmes. Winston Smith travaille au sein
du ministère de la Vérité où en employé modèle il censure divers textes au bon vouloir du
Parti, éliminant les éléments informatifs pouvant s’avérer nocif. Cependant, de cette tâche
harassante naissent les germes de sa révolte durant la première partie de 1984. Son esprit
s’ouvre et devient critique. Mécaniquement, Winston Smith accomplit son labeur en retenant
les moindres soupçons de vérité qu’il peut saisir, prisonnier de ce monde mensonger. Lors de
la seconde partie du roman, il découvre l’amour grâce à Julia et il devient pleinement un
opposant du Parti. C’est à travers cette relation amoureuse que la révolte intérieure de
Winston Smith devient prégnante. La survie dans l’espace étriqué de son esprit devient
impossible et ils se créent ensemble un refuge hors du régime totalitaire, dans une chambre
louée à Monsieur Charrington. Cette émancipation le conduit à s’allier à O’Brien, un membre
du Parti Intérieur. Winston Smith est convaincu qu’il trouve en O’Brien un mentor lui
permettant de prendre un rôle actif dans la rébellion, dans la « Fraternité14 ». Cependant, les
deux amoureux sont capturés et ils découvrent que O’Brien n’est pas un opposant du Parti,
mais un fervent partisan. La troisième partie du roman décrit les tortures que O’Brien inflige à
Winston Smith. Son esprit est brisé, le personnage renie ses valeurs, ses principes et idées. Il
ira même jusqu’à trahir Julia. Après une séance de torture particulièrement éprouvante dans la
« salle 10115 », théâtre de toutes les peurs et phobies, Winston Smith n’est plus simplement
détruit physiquement, mais anéanti mentalement. Devenu marionnette du Parti, il est
désormais prêt à retourner en société. L’anéantissement étant l’essence même du totalitarisme
et du Parti, les plus fervents admirateurs de Big Brother trouvent également la mort et
Winston Smith est abattu.

11
Ibid. p. 13
12
Ibid. p. 12
13
Ibid. p. 10
14
Ibid. p. 23
15
Ibid. p. 288, 293, 294, 295
4
Dans 1984, George Orwell décrit une société totalitaire absolue en observant les
régimes communistes naissants. La mission du roman est de mettre en garde ses lecteurs·rices
contre les agissements d’une poignée d’êtres humains capables d’asservir le reste de
l’humanité, de rendre saisissable « l’inestimable prix de la liberté 16 ». Ainsi, l’inversion des
deux derniers chiffres de sa date de publication comme titre ne situe pas le roman dans un
avenir futuriste mais bien dans une « possibilité historique17 » palpable, une « dérive […]
possible du monde réel en 194818 ». L’auteur écrit à son éditeur qu’il essaie « de signaler, par
le moyen de la parodie, les implications intellectuelles du totalitarisme 19 ». L’enfermement
semble être une clé de lecture essentielle de ces « implications20 » dans 1984. Le roman est
parcouru par l’enfermement dans chacune de ses lignes, la·e lecteur·rice se sent presque
claustrophobe entre ses pages, entièrement noyé dans les miasmes oppressifs du Parti
notamment par la focalisation interne qui se déroule durant l’ensemble du récit. Cette
focalisation est poussée à l’extrême par l’auteur. Lors des changements de forme, par
exemple, les textes lus par Winston Smith sont donnés à lire au lecteur·rice. Ensemble, ils
parcourent les mêmes lignes, partageant une lecture commune. L’objet livre devient ainsi
double, existant entre les mains du lecteur·rice mais également du personnage. La frontière
entre fiction et réalité devient moins tangible. Le quatrième mur se brise et durant plusieurs
pages, la·e lecteur·rice se glisse dans la peau du héros. Par ailleurs, le choix d’un tel nom
n’est pas anodin. Winston Smith est la somme d’un nom et d’un prénom particulièrement
courant, il n’est qu’un individu ordinaire, c’est un monsieur tout le monde. Ce choix renforce
la connivence entre la·e lecteur·rice et le personnage. Ainsi, l’enfermement subi par Winston
Smith et l’ensemble des habitants d’Océania affecte la·e lecteur·rice de manière bien plus
forte. Chaque personnage revête un caractère symbolique et fonctionnel : « il y a l’ogre,
l’homme révolté, la belle21 ». Cette caractérisation joue avec les habitudes de lecture, le héros

16
LE GALLIC, P-A, « 1984 George ORWELL », Comportements Organisationnels, sous la direction de Yvon
Pesqueux, Paris, Conservatoire National des Arts et Métiers. [en ligne], URL :
https://lirsa.cnam.fr/medias/fichier/gorwell1984_1328695171129.pdf
17
« 1984 de Orwell », La Philosophie.com. [en ligne], URL : https://la-philosophie.com/1984-orwell-
analyse#Analyse_de_1984_de_George_Orwell
18
LE GALLIC, P-A, op. cit.
19
DIEGUEZ, Sebastian, “1984… Un cauchemar cognitif », Cerveau & Psycho, 3 mai 2013, [en ligne], URL :
https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychologie/1984-un-cauchemar-cognitif-7316.php
20
Ibid.
21
ERNER, Guillaume, JAWORSKI, Philippe, “1984 : l’œuvre d’Orwell, un miroir de nos existences en 2020 », La
Question du Jour, in France Culture, 14 octobre 2020 [en ligne], URL :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/1984-loeuvre-dorwell-un-miroir-de-nos-
existences-en-2020
5
révolté va subir une série « [d’] épreuves22 » accompagné par sa·on lecteur·rice. George
Orwell s’amuse ainsi avec les codes des contes et légendes mais avec ceux des romances,
notamment au chapitre deux de la seconde partie du roman. Cette familiarité rend l’atrocité du
récit bien plus vive et l’enfermement plus fort. L’élément déclencheur de ces « épreuves23 »
est l’achat d’un « journal24 », objet semblable à celui tenu par la·e lecteur·rice.
La première atteinte subie par Winston Smith est celle affectant son corps. Un contrôle
physique pèse constamment sur les personnages : « une crispation, un frémissement, aussi
rapide que le déclic d’un obturateur de caméra 25 » peut conduire à la mort, le corps devient
une véritable prison, « le pire ennemi26 » des personnages, un bourreau. Enfermé dans son
enveloppe charnelle, Winston Smith doit adopter une figure neutre afin de ne rien dévoiler de
sa révolte interne. Néanmoins, le Parti exerce un puissant contrôle sur ce corps. Il le maintient
dans un état de fatigue extrême par une intense charge de travail particulièrement harassant
durant « la Semaine de la Haine27 », par la maladie et la malnutrition. Les habitants d’Océania
sont usés physiquement et cette usure accroît leur niveau d’obéissance. Le seul sentiment
accepté par le Parti et acceptable dans cette société dystopique explose durant « Les Deux
minutes de la Haine28 ». Le personnage principal décrit dans son journal, dès le premier
chapitre de 1984, cet évènement dont : « l’horrible […] était, non qu’on ne fût obligé d’y
jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente
secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile 29 ». Le corps est également soumis à un
contrôle par le manque constant de nourriture et de matériel : restriction des lames de rasoir,
des lacets de chaussures, de cigarettes… Tout devient une denrée excessivement rare. La
nourriture ressemble à « une abondante lavasse30 » agrémenté de « cubes d’une spongieuse
substance rosâtre qui était probablement une préparation de viande 31 ». Le « gin de la
Victoire32 », alcool permettant la survie de Winston Smith, est semblable à « de l’acide
nitrique33 » dont la déglutition ressemble à un coup « à la nuque [donné] par une trique de

22
Ibid.
23
Ibid.
24
ORWELL, George, op cit., p. 15
25
Ibid. p. 82
26
Ibid. p. 83
27
Ibid. p. 184
28
Ibid. p. 18
29
Ibid. p. 23
30
Ibid. p. 66
31
Ibid. p. 67
32
Ibid. p. 13
33
Ibid.
6
caoutchouc34 ». Chaque objet est agrémenté de la nomination « Victoire35 », néanmoins leurs
qualités sont bien plus que médiocre. La réalité vécue par le protagoniste s’oppose à la
propagande du Parti affirmant que les conditions s’améliorent alors qu’elles se dégradent
durant l’ensemble du roman. Des rationnements sont imposés avant d’être vantés comme une
augmentation des proportions. L’ironie orwellienne rend la propagande et les conditions
d’enfermement de Winston plus abject encore. Le monde décrit par le Parti à travers les
télécrans semble merveilleux alors qu’il devient de plus en plus défectueux et clos. Ce
traitement ridiculisant des conditions de vie ne conduit pas à l’amusement du lecteur·rice, il
l’enferme au contraire dans une oppression bien plus forte. « Londres [est] vaste et en
ruine36 » mais

il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de meubles, plus de casseroles, plus de
combustibles, plus de navires, plus d’hélicoptères, plus de livres, plus de bébés plus de
tout en dehors de la maladie, du crime et de la démence.37

Ces contradictions entre la « vision38 » de Winston Smith et la propagande véhiculée par le


Parti perdent la·e lecteur·rice entre la réalité vécue et celle décrite.
Ce corps tendu dans une constante douleur, prison et bourreau des personnages, est
également l’objet d’une autre forme d’enfermement : une constante surveillance par
l’omniprésence d’outils technologiques comme le télécran. Instrument de propagande, le
télécran permet également de surveiller les habitants d’Océania. C’est le procédé ultime de
« l’anéantissement de la vie privée39 ». Il est impossible de fuir cette technologie et même
dans le refuge créé par Winston et Julia, ils sont surpris par un télécran caché derrière un
tableau qui « [d’] une voix de fer » leur indique « [qu’ils sont] des morts40 ». Cette
formulation agit comme un leitmotiv au fil du récit, survenant à plusieurs reprises.
Néanmoins, son sens évolue. Être des morts revêt d’abord un aspect informatif, devenant une
formule de complicité et d’amour avant de se transformer en sentence. Plusieurs phrases et
objets apparaissent et réapparaissent dans le roman, formant une boucle dans laquelle le
personnage s’enferme : la phrase prononcée par O’Brien et entendue durant un rêve par le
héros « nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres 41 », mais également des
34
Ibid. p. 13
35
Ibid.
36
Ibid. p. 95
37
Ibid. p.76
38
Ibid. p.95
39
LE GALLIC, P-A, op. cit.
40
ORWELL, George, op cit., p. 274
41
Ibid. p. 36, 128, 221
7
éléments musicaux comme la chanson « oranges et citron, disent les cloches de Saint-
Clément42 » ou même des descriptions de lieux comme le refuge des amoureux, ou l’oiseau.
Ce refuge, par exemple, était devenu au cours de la lecture un cadre rassurant pour la·e
lecteur·rice et il vole en éclat avec force et stupeur lors de l’arrestation de Winston et Julia. Il
y a une véritable surprise lors de la lecture du chapitre X de la partie 2. Ces diverses boucles
indiquent une évolution au sein du roman et agissent comme un enfermement progressif du
lecteur·rice entre les lignes, le piégeant entre les mêmes mots. Le texte agit selon la même
logique que la novlangue, supprimant lentement les occurrences pour mieux revenir sur les
mêmes termes dont le sens change au fil du récit. La technologie est un « symbole de la
domination politique […] au service de la manipulation psychologique 43 ». Le télécran est
l’objet parfait de l’hypervisibilité, de la transparence absolue : regarder et être regardé. En
Océania, il n’y a pas de vie privée, pas d’endroit où se dissimuler. La « sphère publique et
privée sont ainsi fusionnées44 ». Cette transparence pourrait sembler bénéfique et libertaire,
néanmoins elle n’est qu’un écran de fumée rendant plus opaque la logique du Parti. Cette
technologie agit de pair avec l’image de Big Borther, chef affectueux et tyrannique, présent et
placardé partout, impossible de se subtiliser à sa vue. Il est introduit dans les premières pages
du roman, de la même manière dont il est introduit dans chaque maison, sur la monnaie, les
timbres, les bannières... « BIG BROTHER VOUS REGARDE45 ». Une surveillance constante
enferme ainsi les personnages dans un rôle et s’en écarter équivaut à la mort. L’ironie
orwellienne transparaît également dans la description du chef du Parti à « l’énorme visage,
[de] plus d’un mètre de large 46 ». L’hypervisibilité océanienne permet une nouvelle forme
d’enfermement : celle de la peur, de la crainte. Une tension de mort pèse sur l’ensemble du
roman : Winston Smith a commis un crime par la pensée et il se sait déjà condamner : « le
crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort 47 ». C’est un contre-
pied dans le récit, la·e lecteur·rice sait que le protagoniste principal va mourir dès le premier
chapitre. Cette information crée une tension narrative importante et met en exergue la
violence et les mécaniques d’extermination du Parti. L’Océania est marquée par la souffrance,
la haine et la peur de la « vaporisation48 ». Être vaporisé est un euphémisme pour désigner la
mort soudaine, évènement si récurrent qu’il ne choque pas les habitants. Au cours du récit,
42
Ibid. p. 125, 222
43
« 1984 de Orwell », La Philosophie.com. op. cit.
44
Ibid.
45
ORWELL, George, op cit., p. 10, 354
46
Ibid. p. 9
47
Ibid. p.39
48
Ibid. p. 60
8
plusieurs personnages vont ainsi disparaître sans qu’un émoi particulier ne saisisse Winston
Smith. L’individu ne meurt pas seulement, il disparaît de la réalité, il ne semble même n’avoir
jamais existé. Le terme est récurrent dans le récit, conduisant la·e lecteur·rice à s’habituer à
l’horreur de la même manière que le personnage. Aucune loi ne régit l’Océania ainsi il est
impossible de prévoir factuellement les actes qui conduiront à la mort. Cette absence
d’illégalité augmente la tension déjà présente : « rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de
lois49 ».

Cet enferment, imposé par le Parti aux personnages, inhibe progressivement toute
forme d’individualité. Les personnages deviennent remplaçables et presque anecdotiques, seul
Winston Smith, Julia et O’Brien prennent suffisamment d’importance dans l’action pour que
la·e lecteur·rice retienne véritablement leur nom. La déshumanisation totalitaire s’infuse dans
le récit par une série d’éléments l’imposant lentement dans l’esprit du lecteur·rice. La société
océanienne est divisée en trois parties sous forme pyramidale. Au sommet se trouve le « Parti
Intérieur50 » correspondant à la classe politique. Ils ne sont qu’une minorité représentée dans
le roman par O’Brien. Il vit dans un beau quartier, dans un bel appartement décrit au chapitre
VIII de la seconde partie. Il a accès à des denrées introuvables comme le vin par exemple. Il
possède également de nombreux privilèges comme celui de se soustraire de la vue du télécran.
Le second palier de la pyramide océanienne est composé du « Parti Extérieur51 » auquel
Winston Smith et Julia appartiennent. L’ensemble de cette classe sociale porte la même
combinaison bleue. Ce vêtement commun à tous symbolise un premier degré de la perte
d’individualité. Ils sont noyés dans la foule des êtres, leur existence est minime. Cette
catégorie de la population est la masse travailleuse, la masse la plus surveillée. Le dernier
palier représente la classe inférieure, celle des prolétaires. Si Winston Smith voit en eux un
« espoir52 », ils sont néanmoins considérés comme du bétail maintenu dans un état de constant
hébétement. Inutile de les surveiller et de les contrôler, ils sont enfermés par la bêtise et le
divertissement vulgaire. Afin d’illustrer ce traitement, George Orwell ne nomme aucun d’eux
dans l’ensemble du récit. Ils sont néanmoins décrits de manière parfois crue, rappel constant
qu’ils ne sont que des animaux maintenus hors du système. La distinction entre ces trois
classes est un marqueur de leur déshumanisation : ils sont tous regroupés selon un rôle précis.
Plusieurs fois à travers 1984, Winston Smith rappelle une règle tacite interdisant aux
49
Ibid. p. 15
50
Ibid. p. 19
51
Ibid. p. 43
52
Ibid. p. 105
9
individus n’appartenant pas à la même classe de se côtoyer. Cette mise à distance permet
d’enrayer toute révolte mais également de créer un climat de méfiance et d’incompréhension
entre les individus. Ils sont enfermés dans leur classe, exclus de toutes interactions sociales.
Cette destruction des liens sociaux interdit la moindre « intimité amicale ou bien même
familiale53 ». Chaque individu devenant un ennemi, l’ensemble des sphères sociales
traditionnelles connues par la·e lecteur·rice sont bouleversés. « [L’] hypertrophie du pôle
collectif par rapport au pôle individuel 54 » conduit à l’enfermement et à la négation des
personnages et à la mort de l’individualité durant le récit. La haine et la ferveur envers Big
Brother sont les seuls sentiments acceptables par le Parti. L’individu est enfermé avant d’être
sacrifiée pour la grandeur de la collectivité. Le personnage, et de la même manière la·e
lecteur·rice, est ainsi noyé dans la masse. Sans individualité, il est bien plus simple pour la
classe politique d’endoctriner et de contrôler grâce à l’effet de groupe l’ensemble de la
population. Les enfants dénoncent par exemple leurs parents. La situation de Parsons, un
voisin de Winston Smith, illustre cet endoctrinement qui s’infiltre au sein des familles : « Qui
vous a dénoncé ? […] C’est ma petite fille […] elle écoutait par le trou de la serrure. Elle a
entendu ce que je disais et, dès le lendemain, elle filait chez les gardes. Fort pour une gamine
de sept ans, pas ? Je ne lui en garde aucune rancune. En fait, je suis fier d’elle 55 ». La
destruction des liens sociaux passe également par un contrôle sévère de la sexualité : elle est
réprimée car considérée comme un témoignage de l’individualité. Winston Smith est marié à
Catherine, fantôme qui n’existe dans le récit que dans les pensées du protagoniste principal.
Le mariage n’est plus une construction sociale marqueur d’une relation d’amour mais
purement un système validant la reproduction. La fidélité et le plaisir sexuel sont prohibés,
aucune forme de complicité ne doit naître entre les individus. Le système totalitaire de 1984
instaure une véritable propagande pour détruire la conception d’amour. « La Ligue Anti-Sexe
des Juniors56 » est un parangon de vertu dont la tenue symbolique fonctionne comme un bon
point, une récompense offerte à ses membres, visible par l’ensemble de la société. La
sexualité est ainsi réprimée afin d’empêcher tout rapprochement des individus, tout éveil au
bonheur ou à toute autre émotion détournant les habitants d’Océania de la dévotion envers
Big Brother. Le contrôle de la sexualité est décrit avec un certain sarcasme qui devient de plus
en plus dérageant pour la·e lecteur·rice. Il peut être amusant que les mariages soient
approuvés par un comité par exemple, néanmoins la description du comportement de
53
LE GALLIC, P-A, op. cit.
54
Ibid.
55
ORWELL, George, op cit., p. 290
56
Ibid. p. 18
10
Catherine, l’épouse de Winston Smith, durant leurs rapports sexuels est empreinte de
violence. Sa raideur, sa soumission complète, son absence de désir et sa ferveur envers le
devoir indiquent clairement au lecteur·rice que leurs rapports ne sont pas consentis : George
Orwell décrit un viol.

Dès qu’il la touchait, elle semblait reculer et se roidir. L’embrasser était comme embrasser
une image de bois articulée. Ce qui était étrange, c’est que même quand elle semblait le
serrer contre elle, il avait l’impression qu’elle le repoussait en même temps de toutes ses
forces. C’était la rigidité́ de ses muscles qui produisait cette impression. Elle restait
étendue, les yeux fermés, sans résister ni coopérer, mais en se soumettant. C’était
extrêmement embarrassant et, après quelque temps, horrible. […] Elle avait deux phrases
pour designer cela. L’une était : « fabriquer un bébé́ » et l’autre : « Notre devoir envers le
Parti. » 57

Cet extrait témoigne bien des injonctions violentes subies par les Catherine et Winston
concernant leurs rapports aux corps et à leurs sexualités. L’auteur utilise des injonctions
patriarcales déjà existantes dans la société réelle, grossissant leurs traits afin de les rendre plus
abjects. Winston est enfermé dans un rôle de violeur et de performance sexuelle dont il ne
peut se défaire afin de satisfaire son devoir envers le Parti et Catherine subi une peine double
puisqu’elle est enfermée dans ce rôle imposé par l’Angsoc mais elle subit également une
violence et une pression mentale et physique que Winston Smith en raison de son genre ne
peut connaître. L’ironie orwerlienne transparaît ainsi avec toute sa violence : le régime
totalitaire impose un enfermement sur tous les niveaux.

Pour préserver cet état d’enfermement, le Parti exerce un contrôle non « seulement
[sur] les actes [et] les esprits 58 » mais également sur la mémoire. Le travail de Winston Smith
consiste à la réécriture constante de l’Histoire, falsifiant continuellement les évènements. Il
est ainsi « impossible pour les citoyens d’Océania de connaitre leur histoire 59 ». Cette attaque
participe à un enfermement qui inhibe toute individualité. En effet, la mémoire est un socle
essentiel à la construction d’individu, ferment nécessaire pour s’envisager dans le futur.
George Orwell ne repose pas son récit sur des dates, ni sur des évènements connus. La·e
lecteur·rice baigne ainsi dans une forme de présent continu où des évènements se succèdent, il
est presque impossible de comprendre le temps qui se déroule durant le récit. Winston Smith
lui-même ignore en quelles années il vit. Un double mouvement se croise ainsi, créant une
profonde confusion : d’une part une ligne temporelle sans indication et d’autre part un

57
Ibid. p. 86
58
LE GALLIC, P-A, op. cit.
59
Ibid.
11
constant mouvement où aucune vérité ne peut se fixer. Les personnages sont bloqués dans un
temps infini, sans forme. Il est ainsi impossible d’établir la moindre projection dans le futur
tant les évènements semblent figés. En l’absence d’avenir possible, il devient évident que plus
rien n’a de sens ou même d’essence. Les océaniens sont incapables de voir au-dehors de ce
présent qui tourne en boucle infiniment. L’enfermement temporel mis en place par George
Orwell dans 1984 est un élément central du totalitarisme dans le roman qui se développe
notamment à travers la réécriture constante de l’Histoire permet une réactualisation
continuelle, sensation factice de progression. Ce mouvement de destruction et de réécriture est
nommée « mutabilité du passé60 ». Elle est tant ancrée dans l’esprit des habitants d’Océania,
enfermés dans leur culte de Big Brother qu’elle ne semble indigner personne d’autre que
Winston Smith, lui-même luttant contre ses souvenirs personnels. Il semble être le dernier
homme de la population, comme lui explique O’Brien lors d’une séance de torture, à réfléchir,
à imaginer ou même simplement entreprendre une action individuelle : « si vous êtes un
homme, Winston, vous êtes le dernier. Votre espèce est détruite 61 ». Grâce à cette « mutabilité
du passé62 », le Parti n’a jamais tort, il opère un changement du réel selon ses désirs.
L’enfermement physique est accompagné d’un enfermement mental, d’un endoctrinement.
Ainsi, même les éléments mathématiques et factuels comme « deux et deux font quatre 63 »
deviennent modifiables pour devenir « 2+2=564 ». En Océania, nulle vérité n’existe en dehors
de celle imposée par le Parti à un moment précis. George Orwell construit ainsi dans 1984 une
société totalitaire basée sur l’ignorance, le mensonge, la violence et la croyance absolue dans
la doctrine de l’Angsoc. L’endoctrinement, cet enfermement mental, est si profondément
ancré que les relations entre les personnages sont dénaturées et conduisent à des dénonciations
aberrantes pour la·e lecteur·rice. La destruction du passé fonctionne en binôme avec les
principes oxymoriques du Parti : « LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ C’EST
L’ESCLAVAGE L’IGNORANCE C’EST LA FORCE 65 ». Ces slogans sont l’illustration
parfaite de « la double pensée66 », cette capacité essentielle à la survie en Océania : il est
nécessaire de croire simultanément en deux opinions contradictoires. George Orwell souligne
l’absurdité d’un tel procédé en assurant que « la compréhension même du mot double-pensée

60
ORWELL, George, op cit., p. 37
61
Ibid. p. 332
62
Ibid. p. 37
63
Ibid. p. 273
64
Ibid. p. 357
65
Ibid. p. 12
66
Ibid. p. 16
12
impliquait l’emploi de la double pensée 67 ». La·e lecteur·rice est incapable d’éviter cette
absurdité tant il est difficilement acceptable « [d’] oublier tout ce qu’il est nécessaire
d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement
encore.68 ».

Afin d’échapper à cet enfermement mental, Winston Smith se procure un accès à une
expression ancienne, abolie par le Parti, l’utilisation d’un journal. Il cultive ainsi une vie
intérieure, un moyen de s’exprimer et de penser par lui-même dès les premières lignes. La·e
lecteur·rice rejoint le récit in medias res, découvrant toute l’absurdité et la violence de
l’enfermement océanien. La concordance entre le début du récit et le début du « journal69 »
participe à l’élaboration d’un lien entre expressions de soi et littérature, entre liberté et
culture. La·e lecteur·rice apprend que le héros du roman commet un « crime par la pensée70 »
et qu’il devient susceptible d’être tué par la « Police de la Pensée71 » dès le début de 1984.
L’existence du journal est le premier marqueur de la lutte contre l’anti-individualisme de
Winston Smith : il ne se noie pas dans la collectivité, il existe à travers un « je », dans sa
singularité. L’utilisation du journal participe également au désir du protagoniste de témoigner
aux générations futures de son quotidien. Il écrit son histoire mais également la réalité, sans
manipulation du Parti, dans son entière subjectivité. Le message transmis par Julia à Winston
« je vous aime72 » fonctionne par la même logique, l’existence d’un « je » et d’un « vous »,
diffère par nature et hors d’un système commun. Il s’agit d’un message adressé par un
individu à un autre individu, dans leur unicité. Le passage à l’écriture semble être le seul
moyen d’exister hors de l’enfermement. Par ailleurs, ces messages ne sont pas écrits en
novlangue mais bien dans l’ancienne langue. Ce choix revêt lui aussi une dimension
symbolique de se refuser au système totalitaire. La novlangue détruit « les moyens
intellectuels permettant de fomenter une révolution 73 » mais également de se construire
comme individu. C’est la langue du Parti. Le choix de s’en éloigner au profit d’une langue
riche d’une multitude de variation permet de s’extraire également de l’enfermement. Par
ailleurs, afin de se prémunir du moindre écart langagier, les citoyens d’Océania pratiquent
« l’arrêtducrime74 ». Il s’agit d’un enfermement méthodique qu’ils s’infligent à eux-mêmes
67
Ibid. p 48
68
Ibid.
69
Ibid. p. 15
70
Ibid. p. 38
71
Ibid. p 11
72
Ibid. p. 136
73
LE GALLIC, P-A, op. cit.
74
ORWELL, George, op cit., p. 262
13
afin d’éviter la naissance d’une pensée considérée dangereuse par la « Police de la pensée75 ».
George Orwell décrit « l’arrêtducrime76 » comme

la faculté de de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse. Il
inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique,
de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il
comprend aussi le pouvoir d’éprouver de l’ennui ou du dégoût pour toute suite d’idées
capable de mener dans une direction hérétique. Arrêtducrime, en résumé, signifie stupidité
protectrice77

C’est donc une faculté profondément ancrée dans l’esprit des personnages, relevant de
l’« instinct78 ». Cette censure automatique démontre le profond ancrage de l’endoctrinement et
de l’enfermement subi par les personnages. L’essence même de leurs pensées, de leur
personnalité, de leur moi profond est contaminée par le « bien-pensant79 » imposée par le
Parti, par « l’orthodoxie80 ».

Les habitants d’Océania vivent dans une société poussant l’enfermement à un tel
paroxysme qu’il en devient volontaire et nécessaire à la survie. L’absence d’individualité et la
création de strates très codifiées dans la société jouent sur l’effet de groupe : pour exister les
protagonistes sont dans l’obligation d’appartenir à la masse des individus. La vie dans le
système de l’Angsoc est la seule existence possible. Au fil du roman, la·e lecteur·rice
découvre qu’il est impératif pour les personnages de devenir soit des agents actifs de la
société, véhiculant la propagande de l’Angsoc en rejoignant par exemple « La Ligue Anti-
Sexe des Juniors 81 » soit des complices passifs du système. Le parcours de Winston Smith et
de Julia démontre bien ce point : vivre en dehors du Parti est impossible. La surveillance et
l’emprise du totalitarisme sont si grandes que le moindre individu s’écartant du chemin
acceptable est vaporisé et rééduqué afin de le rejoindre. Nulle existence libre n’est acceptable
et possible. Par ailleurs au chapitre IX de la Deuxième Partie, George Orwell décrit bien que
l’ensemble des régions du monde suive les mêmes règles. L’enfermement est une nécessité
pour exister et nul endroit sur Terre n’en est exempt. Ce constat se traduit dans 1984 par

75
Ibid. p. 268
76
Ibid. p. 262
77
Ibid. pp. 262-263
78
Ibid.
79
Ibid
80
Ibid.
81
Ibid. p. 18
14
l’effacement progressif du terme « Angsoc82 » au profit du terme « Parti83 ». L’Angsoc relève
d’une idéologie, néanmoins en devenant l’unique idéologie possible, aucun recours en dehors
n’est possible. Il est unique donc inutile de le nommer et même les personnages n’en
ressentent plus la nécessité. Afin d’exacerber la nécessité de rejoindre cet enfermement de son
propre choix, l’auteur décrit de manière répétée les différents ennemis du « Parti » comme des
individus presque invisibilisés par la haine ressentie. Ces ennemis floutés sont l’incarnation
parfaite de la non-existence des individus hors de l’enfermement idéologique. La·e
lecteur·rice ne découvre ces individus qu’à travers les océaniens, ils n’ont pas le moindre
instant de dialogue par exemple. Ils sont piégés entre un flou et le ressenti invisibilisant d’une
foule haineuse. La nation d’Océania est soudée face à l’adversité et la guerre, oubliant ses
propres souffrances au profit d’une haine et d’une obéissance commune. Le Parti impose un
conflit permanent, dont les participants changent de rôles sans aucune logique. Winston ne
parvient même plus à se souvenir quand son pays n’a pas été en guerre. Le conflit continuel
devient comme un élément dans le décor, appartenant à l’existence de chacun. La guerre est
propice à un recentrement vers l’intérieur, coupant toute communication ou intérêt pour
l’extérieur. Ils sont ainsi enfermés physiquement, mentalement et idéologiquement au sein de
leur pays sans moyens d’en échapper. Il n’y a qu’un seul modèle de référence dans lequel
exister et les habitants l’étreignent fortement, sans résistance aucune. Le processus de
vaporisation, pendant interne de la violence guerrière extérieure, est un élément banal pour
Winston Smith. Il n’est pas étonnant pour lui d’être bien vivant un jour puis le lendemain
« abolis, rendus au néant. Vaporisés84 ». Plus une seule information ni même une mention de
l’individu n’est autorisée. Cette absence de réaction démontre bien que l’enfermement est
volontaire et nécessaire : perdre un proche ne provoque aucun émoi parce que ressentir une
émotion ou simplement le mentionner conduirait à s’exposer soi-même à la vaporisation.
Ainsi, les ennemis meurent mais pas seulement. La finalité du totalitarisme étant le néant et la
mort de l’individu, le roman est traversé de manière régulière par la mort de certains de ses
fondateurs ou de ses divers adorateurs : Jones, Aaronson, Rutherford et Syme sont vaporisés
sans explication apparente. Winston Smith est lui-même anéanti, après une partie entière de
1984 réservée à sa torture et à sa réhabilitation dans la société. Sa mort est un choc pour la·e
lecteur·rice qui ne comprend pas pourquoi tant d’énergie est dépensée par le Parti pour une

82
Ibid. p. 10
83
Ibid. p. 104
84
Ibid. p. 28
15
telle finalité. George Orwell démontre finalement par ce meurtre l’ensemble de la machinerie
de l’Angsoc : détruire.
Ce goût pour la destruction et le pouvoir intervient régulièrement dans le récit : dans
les réflexions de Winston Smith, dans le Livre de Emmanuel Goldstein, dans les péripéties…
Néanmoins, l’explosion de ce mouvement destructeur dans 1984 se produit lors de
l’enfermement du personnage principal dans le Ministère de l’Amour où O’Brien explique
théoriquement cette quête d’anéantissement et de pouvoir :

Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et
l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. Nous écrasons déjà les habitudes de
pensée qui ont survécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les
parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se
fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les
enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève leurs œufs aux
poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle, comme
le renouvellement de la carte alimentation. Nous abolirons l’orgasme. […] Il n’y aura plus
de loyauté qu’envers le Parti. Il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big
Brother. […] Il n’y aura plus ni art, ni littérature, ni science. […] Si vous désirez une
image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain…. Éternellement. 85

Ce passage met en exergue l’aspect extatique et presque religieux qui entoure l’Angsoc,
O’Brien n’apparaît pas comme un individu mais comme masse inclue dans ce « nous86 ». Il
n’a plus d’existence propre, il est volontairement enfermé dans le groupe. Le personnage
développe durant un long monologue les différents agissements du Parti avec un sentiment
d’accomplissement, de pouvoir et de rêverie. Il est dans une position de puissance et de
domination face à Winston qu’il noie sous une avalanche d’informations : il n’y a nulle place
hors du culte de Big Brother. Pour vivre il est obligatoire de s’y soumettre. Après cet
abrutissement théorique, O’Brien envoie sa victime à une illustration terrible de ses propos,
son reflet dans le miroir. Winston Smith n’est même plus l’ombre de lui-même, il n’est plus
un humain, simplement une créature déformée par les sévices physiques et mentaux qu’il a
subis. Cette perte d’humanité est également illustrée par sa mort à la fin de 1984. Par ailleurs,
l’aspect religieux du Parti se décèle derrière chaque acte de propagande suscitant auprès de la
population une admiration plus grande pour le Parti, véhiculant ses idées comme des valeurs

85
Ibid. p. 329-330
86
Ibid.
16
morales prônées pour le bien collectif. Suivre les règles devient le sens de l’existence des
individus, créant une profonde dépendance au Parti. La·e lecteur·rice découvre plusieurs
rituels de propagande comme « Les Deux Minutes de la Haine 87 » auquel Winston lui-même,
pourtant figure du résistant dans le roman, ne peut résister, car « il [est] impossible de faire
autrement […] il ne [peut] s’empêcher de partager le délire général […] ce chant sous-
humain88 ». Il hurle sa haine au visage de « Emmanuel Goldstein89 », traite, premier ennemi et
résistant du Parti. La Semaine de la Haine est un autre exemple de rituel que Winston Smith
ne peut éviter. Pendant une semaine, son existence ne se résume que à travers une masse
épuisante de travail. Il ne rentre plus chez lui, dormant sur un lit de camp au Ministère. Son
énergie entière est siphonnée par le Parti, il n’a aucune possibilité de se soustraire à ce
mouvement destructeur. Il se retrouve unifié à la foule, hurlant sa haine contre l’Eurasia, il est
soumis à l’esprit nationaliste et à Big Brother. Le chef de Parti est idolâtré comme un Dieu
vivant, seul être méritant la ferveur et l’amour des océaniens. Le roman se clôt par cette idée
avec le « IL AIMAIT BIG BROTHER90 ». Le but ultime de son existence étant cet état
d’amour inconditionnel une fois atteint il n’a plus de raison d’être et il est abattu. Par ailleurs,
cette idée se dessine à travers 1984 par l’utilisation de plus en plus fréquente de termes
novlangue de la part de Winston, pourtant attaché à l’ancienne langue. Il rejoint petit à petit la
destruction de la langue souhaitée.
La novlangue est la langue acceptable et acceptée en Océania, officiellement créée par
le Parti au Ministère de la Vérité. Lors d’un échange avec Syme au chapitre V Partie 1, la·e
lecteur·rice découvre que cette nouvelle langue remplace « l’ancilangue91 », à savoir l’anglais
couramment parlé avant l’avènement du Parti. La novlangue est une simplification lexicale et
syntaxique poussée à l’extrême, détruisant le langage à une poignée de mot afin de réduire le
champ de réflexion des individus. Cet appauvrissement du vocabulaire est d’une certaine
manière imposée aux personnages, néanmoins, il devient nécessaire de l’employer. Syme
décrit le but de la novlangue comme étant une
[restriction] [des] limites de la pensée. […] [rendant] littéralement impossible le crime par
la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront
exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité.
Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième

87
Ibid. p. 20
88
Ibid. p. 26
89
Ibid. p. 20
90
Ibid. p. 366
91
Ibid. p. 68
17
édition nous ne sommes pas loin de ce résultat. […] La Révolution sera complète quand le
langage sera parfait.92

Syme adopte un ton assuré dans son discours, avec une idée prégnante d’absolu notamment à
travers l’utilisation du futur et non d’un conditionnel. Certains concepts nouveaux ne peuvent
être signifiés que dans la novlangue et l’utilisation trop importante de l’ancilangue est perçue
comme une faute mineure. Il ne semble exister aucune solution pour s’échapper de
l’utilisation de la novlangue et de la destruction de l’ancienne langue, une langue permettant
une rébellion. Par ailleurs, bien que 1984 soit écrit en ancilangue, la novlangue pénètre le
texte de plus en plus, comme une infection venant contaminer la·e lecteur·rice. Les termes en
novlangue sont d’abord en italique avant de s’incorporer dans le récit en perdant cette
singularité de mise en page. De plus, il est intéressant de constater que le terme
« novlangue93 » est utilisé et compris dans notre langage contemporain. Ce dépassement de la
fiction à la réalité démontre bien la portée de 1984 dans les esprits. Un appendice sur la
novlangue clôt le roman. Ce texte semble extérieur au roman, la·e lecteur·rice pourrait croire
qu’il n’est pas indispensable de le lire. Néanmoins, cet appendice apporte une dimension
presque documentaire à l’ensemble de 1984 avec sa forme d’essai. La novlangue apparaît
comme ayant réellement existée. Dans une interview, Margaret Atwood partage sa réflexion
quant à cet ultime appendice en confiant que « l’essai sur le novlangue est écrit dans une
langue normale, à la troisième personne et au passé, ce qui signifie forcément que le régime
est tombé, et que le langage et l’individualité ont survécu 94 ». L’appendice offre au
lecteur·rice une fin alternative et plus optimiste que la mort de Winston Smith. « Orwell avait
une foi dans la résistance de l’esprit humain 95 » et cet essai sur la novlangue apporte cette note
d’espoir que 1984 a longuement mis à mal.

Il n’est donc pas étonnant que 1984 soit un des « meilleurs livres96 » tant George
Orwell a insufflé au sein de son œuvre des évènements, des sentiments et des sensations que
la·e lecteur·rice connaît déjà. L’auteur joue avec un ensemble de peurs et d’angoisses qui
participent à l’imaginaire collectif de la dystopie. Ce roman n’est pas un divertissement

92
Ibid. p. 69
93
Ibid. 68
94
BERTELLE, Laurène, « 1984 de George Orwell : et si on avait mal compris la fin ? », Actuaitté, 16 mai 2017. [en
ligne], URL : https://actualitte.com/article/25106/adaptation/1984-de-george-orwell-et-si-on-avait-mal-
compris-la-fin
95
Ibid.
96
ORWELL, George, 1984, op. cit., p. 248
18
ordinaire, il est empreint d’une opinion politique et d’un avertissement face à la montée des
« mouvements totalitaires97 » dont il a été témoin. George Orwell décrit activement les
mécanismes de ces « organisations massives d’individus atomisés et isolés 98 ». Si la finalité
du roman semble horrifiante, l’appendice apporte une note d’espoir même si aucune solution
n’est détaillée. L’enfermement imposé par le Parti aux protagonistes du roman est ressenti par
la·e lecteur·rice grâce à divers éléments comme le contrôle du corps et sa sexualité,
l’appauvrissement des ressources nécessaires à la vie ou l’omniprésence du télécran,
surveillant les gestes et les pensées. Winston Smith cherche à lutter contre cet enfermement
par l’écriture. Néanmoins, cette solution est vaine tant l’enfermement dans 1984 inhibe toute
individualité possible. Le roman se clôt par une absence d’humanité, par une absence
d’individu. La stratification de l’enfermement devient un labyrinthe dont il est impossible de
fuir. L’enfermement n’est plus une lutte mais une solution factice pour survivre. L’objet livre
lui-même se transforme en un enfermement dont il est impossible de se défaire tant les
éléments semblent possibles hors de la fiction. L’espoir d’une rébellion à travers la Fraternité
maintient la·e lecteur·rice entre les lignes. Néanmoins, Winston Smith ne devient pas un
membre actif d’une révolte, aucune issue favorable ne l’extirpe de l’anéantissement du Parti.
La multitude d’outils d’enfermement instaurés dans le roman plongent 1984 au cœur de la
littérature de l’enfermement tant il en offre des exemples. Bien qu’une solution existe dans
l’œuvre de George Orwell, il n’en donne pas clairement le détail au sein de son récit.
Cependant, à travers l’implacable destruction de la langue et de l’expression de soi, il
semblerait que George Orwell érige la littérature comme un ancrage essentiel pour lutter
contre cet enfermement totalitaire.

Bibliographie :

ARENDT, Hannah, Les Origines du totalitarisme, rééd. Gallimard, 2002, p. 634

BERTELLE, Laurène, « 1984 de George Orwell : et si on avait mal compris la fin ? »,


Actuaitté, 16 mai 2017. [en ligne], URL : https://actualitte.com/article/25106/adaptation/1984-
de-george-orwell-et-si-on-avait-mal-compris-la-fin

97
ARENDT, Hannah, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 634
98
Ibid.
19
DIEGUEZ, Sebastian, “1984… Un cauchemar cognitif », Cerveau & Psycho, 3 mai 2013, [en
ligne], URL : https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychologie/1984-un-cauchemar-cognitif-
7316.php

ERNER, Guillaume, JAWORSKI, Philippe, “1984 : l’œuvre d’Orwell, un miroir de nos


existences en 2020 », La Question du Jour, in France Culture, 14 octobre 2020 [en ligne],
URL : https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/1984-loeuvre-dorwell-un-
miroir-de-nos-existences-en-2020

GOODFIGHTLADS, 3 juin 2011, George Orwell – A Final Warning. Youtube [en ligne,]
URL : https://youtu.be/JXm5hklbBsA

LE GALLIC, P-A, « 1984 George ORWELL », Comportements Organisationnels, sous la


direction de Yvon Pesqueux, Paris, Conservatoire National des Arts et Métiers. [en ligne],
URL : https://lirsa.cnam.fr/medias/fichier/gorwell1984_1328695171129.pdf
NEWSINGER, John, La Politique selon Orwell, Éditions Agone, 2006, p. 101

ORWELL, George, 1984, Éditions Gallimard, 1950, pp. 324-329

« 1984 de Orwell », La Philosophie.com. [en ligne], URL : https://la-philosophie.com/1984-


orwell-analyse#Analyse_de_1984_de_George_Orwell

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