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Littérature et Totalitarisme

Mémoire mastère 1
2023

Valentin Covo
SOMMAIRE

Introduction ............................................................................... 3
Partie 1. Littérature et liberté ..................................................... 6
1.1. La littérature contre l’oppression totalitaire ........................................ 6
1.1.1. Les régimes totalitaires théorisés par Hannah Arendt ............................................ 6
1.1.2. La poésie : une arme de la résistance .................................................................... 11
1.1.3. Les récits concentrationnaires : plongée dans les abysses de l’Histoire ............... 11
1.1.4. Tour d’horizon des dystopies du 20ème siècle ........................................................ 12
1.2. La littérature comme outil politique .................................................. 19
1.2.1. Censure et propagande .......................................................................................... 19
1.2.2. Utopie et idéologie ................................................................................................. 22

Partie 2. Les mots : des armes contre le totalitarisme ............... 25


2.1. L’allégorie comme dénonciation politique......................................... 25
2.2. Les récits de témoignage : dire l’indicible ........................................... 27
2.2.1. L’horreur et la déshumanisation ............................................................................ 27
2.2.2. Les barrières de l’indicible...................................................................................... 30
2.2.3. Les démons du passé.............................................................................................. 33
2.3. La dystopie : une rébellion face au système ....................................... 34
2.3.1. Le meilleur des mondes ou un simulacre de bonheur ........................................... 35
2.3.2. Nous autres : une tentative de rébellion ............................................................... 36
2.3.3. Big Brother : le système contre l’humanité ........................................................... 38
2.3.4. La puissance de l’imagination : la mémoire contre l’oubli .................................... 41

Partie 3. Le totalitarisme au 21ème siècle ................................... 44


3.1. Qu’en est-il aujourd’hui ?................................................................... 45
3.1.1. Fahrenheit 451 : la culture au bûcher .................................................................... 45
3.1.2. La censure au 21ème siècle ...................................................................................... 47
3.1.3. La société de contrôle et de désinformation ......................................................... 48
3.2. Promouvoir la lecture ........................................................................ 50
Conclusion ............................................................................... 51
Bibliographie ........................................................................... 52
Introduction

L’émergence des systèmes totalitaires fut un événement majeur du 20ème siècle ; en


contribuant à faire basculer le monde dans une guerre sanglante causant un nombre de
morts considérable, les totalitarismes ont marqué les esprits par le degré d’horreur qu’ils ont
engendré. L’humanité s’en est trouvée profondément bouleversée.
Il me semble donc primordial d’aborder ce sujet tant il est un marqueur important de
l’Histoire et car il est nécessaire de réfléchir aux outils qui sont à notre disposition pour
éviter que de telles atrocités soient commises à nouveau. La paix, malgré les changements
géopolitiques qui ont eu pour but de la préserver, avec la création de l’ONU dès 1945 par
exemple, reste fragile, et le problème des dérives totalitaires est toujours d’actualité.

Ce sujet m’a également paru légitime car les liens que la littérature et les régimes totalitaires
entretiennent sont étroits. La littérature étant indissociable de son époque, l’émergence des
totalitarismes et les crimes qui en ont découlé furent une source d’inspiration pour les
écrivains du 20ème siècle. À travers des essais, des récits de témoignages, des pièces de
théâtre ou encore des romans, beaucoup d’écrivains du 20ème siècle ont tenté de rendre
compte de la violence des systèmes totalitaires afin d’y faire rempart. Que ce soit en
théorisant leurs mouvements pour mieux les déconstruire, en ayant recours à la satire pour
les tourner en dérision, en pointant du doigt l’absurdité de leur mouvement idéologique
pour les délégitimer, en rendant compte de la déshumanisation qui régnait dans les camps
pour dénoncer leur inhumanité, ou encore en anticipant un monde totalitaire de tous les
dangers pour en prévenir l’avènement, l’écrivain du 20ème siècle, avide de liberté et horrifié
par les travers de son époque, a souvent cherché à combattre les démons de son temps.
Le 20ème siècle a par exemple vu le genre littéraire de la dystopie prendre un essor fulgurant.
Ces œuvres de fiction, qui nous entraînent dans un monde futur cauchemardesque, nous
amènent à interroger la marche du monde et nous pousse à réfléchir sur des notions
essentielles telles que la liberté, le bonheur ou encore le pouvoir. En prenant le parti de
l’anticipation, certains auteurs ont ainsi pu dénoncer et alerter des dangers que représente
l’instauration de régimes totalitaires. Dans ce registre, nous évoquerons des œuvres
romanesques telles que 1984 de Georges Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou
encore Nous autres d’Evgueni Zamiatine.
Nous nous appuierons également sur la littérature concentrationnaire, ces œuvres de
témoignage qui se fondent sur la nécessité de ne pas oublier les atrocités commises par les
totalitarismes. C’est en effet de l’oubli qu’émane le danger de voir se répéter les mêmes
erreurs inlassablement. En oubliant l’horreur des camps, nous prendrions non seulement le
risque de voir réapparaitre de telles formes d’inhumanité, mais nous insulterions également
ceux qui y ont laissé la vie et ceux qui en ont réchappé après y avoir connu l’enfer. Nous
aborderons ainsi des ouvrages éminents du XXème siècle tels que Si c’est un homme de
Primo Levi ou La nuit d’Elie Wiesel.
Nous évoquerons également l’ouvrage Rhinocéros de Ionesco ou encore le récit satirique de
Georges Orwell La Ferme des animaux pour montrer comment une fiction apparemment
légère et parfois drôle peut servir à dénoncer et tourner en dérision un système politique
totalitaire.
Nous verrons que la littérature, en nous aidant à penser par nous-mêmes et à nous bâtir un
esprit critique, peut constituer un rempart à la pensée unique que l’État totalitaire tente
d’imposer aux esprits. La preuve en est que les états totalitaires se sont toujours attaqués en
priorité aux intellectuels, en censurant ceux qui leur étaient réfractaires ou en brûlant leurs
livres lors d’autodafés.
Il sera également intéressant d’analyser en quoi le totalitarisme utilise des outils semblables
à ceux de la littérature. La fiction présente dans le romanesque se situe aussi au cœur du
totalitarisme : l’État totalitaire, en placardant des slogans propagandistes, en promouvant
des écrivains acquis à sa cause, et en promettant au peuple un monde meilleur et utopique
afin de le faire adhérer à sa doctrine, utilise la littérature comme un moyen d’asseoir sa
domination. Les idéologies totalitaires prennent par ailleurs appui sur une partie de l’histoire
des idées afin de se légitimer : tandis que le nazisme s’inspire de certains penseurs raciaux
du 19ème siècle, l’idéologie communiste prend racine dans l’ouvrage théorique de Marx et
Engels, Le Manifeste du Parti Communiste. Les maux de la société allemande s’expliquent
alors, selon les nazis, par l’existence d’une conspiration juive mondiale, tandis qu’en URSS,
ils sont dus à l’exploitation du prolétariat par les classes dominantes.
La littérature a donc le pouvoir de détourner les armes de la fiction contre ce type de
régimes politiques, mais les totalitarismes peuvent également se servir de la littérature
comme un moyen d’imposer leur idéologie au plus grand nombre. Le rôle de la littérature
peut ainsi être dévoyé dans le but de répandre une idéologie délétère.
À travers l’approfondissement de ce sujet, nous tenterons de montrer les relations ambiguës
qui existent entre totalitarisme et littérature. Il nous permettra de montrer l’utilité de la
littérature en tant que vecteur de liberté ainsi que de réfléchir sur les limites qu’elle
présente.

Avant de développer ce sujet, il convient de donner une définition claire du totalitarisme, en


le différenciant notamment d’autres régimes autoritaires tels que la dictature, la tyrannie,
ou encore l’autocratie. Dans le dictionnaire du Larousse, le totalitarisme se définit comme
un système politique dans lequel l’État, au nom d’une idéologie, exerce une mainmise sur la
totalité des activités individuelles.
La distinction entre le totalitarisme et les autres régimes autoritaires réside, selon Hannah
Arendt, non pas dans l’ampleur de la terreur, des crimes ou encore de la répression qu’il
entraine, mais dans le degré de contrôle qu’il exerce sur la population. Un État totalitaire
cherche à étendre son influence à toutes les sphères de la société. En monopolisant les
médias, la culture ou la classe intellectuelle, il tente de dominer entièrement la vie sociale et
privée de la population. Un régime totalitaire est une dictature, car il vise à concentrer le
pouvoir dans les mains d’un seul homme, d’un seul parti, ou d’une seule classe sociale, mais
qui a également pour projet le changement radical de la société et la transformation de
l’Homme. Pour parvenir à ce but, un État fort, le plus souvent lié à un parti unique, ainsi
qu’un régime de terreur, sont mis en place. L’appareil de terreur conduit, au fil du temps, à
l’élimination des opposants politiques qui sont traqués ou éliminés. Pour convaincre les
foules de l’utilité de son projet, un État totalitaire se déclare en faveur d’une idéologie et
désigne des ennemis communs à combattre. Enfin, le totalitarisme se construit autour de
rituels de masse, qui visent à souder et exalter la communauté autour d’une idée.

La notion de totalitarisme, émergée au 20ème siècle, fait référence à une réalité historique
dont nous étudierons les relations avec la littérature à travers deux grands mouvements
totalitaires que furent le nazisme allemand et l’URSS stalinienne. Ce sujet, qui évoque à
chacun des heures sombres de l’Histoire, nous sera un outil de réflexion sur le rôle de la
littérature et sur son efficacité quant à lutter contre toutes formes de pensée totalitaire.
Nous nous attacherons dans un premier temps à établir les liens qu’entretiennent la
littérature et le totalitarisme : d’abord en effectuant un tour d’horizon des genres littéraires
et de quelques ouvrages qui ont abordé et dénoncé les grands systèmes totalitaires du 20 ème
siècle, puis en montrant comment ces systèmes ont pu, à travers la censure et la
propagande, dévoyer le rôle de la littérature à des fins idéologiques.
Nous verrons ensuite dans quelle mesure la littérature peut constituer une arme puissante
contre le totalitarisme, en analysant dans le détail certains ouvrages de différents genres
littéraires.
Enfin, nous mettrons notre réflexion en relation avec l’époque actuelle, dans la perspective
d’identifier les dérives et les menaces totalitaires de notre temps ainsi que de mettre en
évidence les armes que la littérature met à notre disposition pour y faire face.

Partie 1. Littérature et liberté

1.1. La littérature contre l’oppression totalitaire

La violence engendrée par les totalitarismes a inspiré une foule d’écrivains, qui ont vu dans
ces machines à broyer l’individu un ennemi à combattre pour la littérature. Les formes
littéraire traitant de ce sujet sont extrêmement variées : du roman de témoignage
autobiographique de Primo Lévi au roman dystopique de Georges Orwell, en passant par la
pièce de théâtre de Ionesco ou encore par les essais d’Hannah Arendt, nombreux sont les
auteurs qui ont trouvé dans l’émergence des totalitarismes la source majeure de leur œuvre.
Et si les formes ou les registres littéraires utilisés ne sont pas les mêmes, les œuvres que
nous aborderons dans cette partie ont toutes vocation à rendre compte de la barbarie
totalitaire.

1.1.1. Les régimes totalitaires théorisés par Hannah Arendt

Dans Le système Totalitaire, troisième et dernier volet de l’œuvre de Hannah Arendt, Les
origines du Totalitarisme, la philosophe allemande propose une analyse décisive du
phénomène totalitaire à travers une analyse historique, sociologique et philosophique.
Elle tente de déterminer l’essence même du mouvement totalitaire, en s’appuyant sur
l’hypothèse principale selon laquelle le totalitarisme sollicite la participation active de la
population. L’indifférence et la passivité ne suffisant pas, les totalitarismes exigent de
chaque individu qu’il vive, sur le plan public autant que privé, en adéquation avec son plan
révolutionnaire de création « d’un homme nouveau ». Par ailleurs, le système totalitaire, en
désignant un ennemi commun, justifie ses actions extrêmes et la terreur constante qu’il met
en œuvre.
Selon Hannah Arendt, les totalitarismes s’appuient tout d’abord sur les masses, qu’elle
définit comme suit : "Le terme de masses s'applique seulement à des gens qui, soit du fait de
leur seul nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'intégrer dans
aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, qu'il s'agisse de partis politiques, de
conseils municipaux, d'organisations professionnelles ou de syndicats." Elle ajoute que "les
masses existent en puissance dans tous les pays, et constituent la majorité de ces vastes
couches de gens neutres et politiquement indifférents qui n'adhèrent jamais à un parti et
votent rarement."
L’homme de la masse est donc caractérisé par l’isolement et le manque de rapports sociaux
normaux. C’est parmi eux que le parti totalitaire recrute ses adhérents. Le parti a en effet
moins de difficulté à s’octroyer la loyauté d’un individu quand celui-ci est « complètement
isolé » et qu’alors, il « ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son
appartenance à un mouvement, à un parti ». Hannah Arendt résume sa définition en
expliquant que "les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d'individus
atomisés et isolés ».
Le totalitarisme n’a pas de fin en soi et se caractérise avant tout par son obsession du
mouvement perpétuel. Il s’inscrit dans une dynamique de destruction de la réalité et des
structures sociales. Il est « international dans son organisation, universel dans sa visée
idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques ». Si l’on devait lui attribuer un but,
celui-ci pourrait se définir comme la domination permanente de chaque individu dans
chaque sphère de sa vie, mais, « quant à l'objectif politique qui constituerait la fin du
mouvement, il n'existe tout simplement pas."
En plus de s’appuyer sur les masses, le totalitarisme s’allie à une certaine élite, qui voit dans
son mouvement une possibilité d'instaurer un nouvel ordre mondial.
Afin de conquérir les masses, le totalitarisme a recours à la propagande. Celle-ci vise moins à
persuader qu’à organiser le pouvoir sans recourir à la violence. Ainsi, plutôt que d’en faire
un sujet de discussion, la propagande nazie affirme avec fermeté l’existence d’une
conspiration juive mondiale. Lorsque le contrôle absolu est atteint, l’endoctrinement
succède à la propagande. Le régime totalitaire cherche à instaurer la terreur qui, lorsqu’elle
est mise en œuvre (comme avec les camps de concentration), n’a plus besoin de la
propagande. La philosophe explique que "la terreur est l'essence même de cette forme de
régime".
La propagande totalitaire place l’atteinte de ses buts dans un futur toujours lointain, ce but
apparaissant comme une promesse de « paradis » (à travers la pureté de la race dans le
nazisme par exemple) et fédérant la masse autour d’un ennemi objectif, qui est censé
entraver la réalisation de ce but. La propagande totalitaire se caractérise également par son
mépris total des faits réels : les faits dépendent entièrement du pouvoir de celui qui peut les
fabriquer. Rien ne doit alors arriver qui n’ait été prédit auparavant. Dans un monde qu’il
tient entièrement sous contrôle, le dirigeant totalitaire a en effet la possibilité de réaliser
tous ses mensonges et d'avérer toutes ses prophéties, car il met en place ce qu'il a prédit.
C’est ainsi qu’Hitler, dans un discours qu'il prononça à la "vieille garde", le 8 novembre 1942,
alors que l'extermination des juifs bat son plein, se réfère explicitement à son discours
devant le Reichstag du 30 janvier 1939 où il affirmait : "Aujourd’hui, je serai encore un
prophète: si la finance juive internationale en Europe et hors d'Europe devait parvenir
encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait
pas la Bolchevisation du monde, donc la victoire de la juiverie, au contraire, ce serait
l’anéantissement de la race juive en Europe. »
En résumé, "une fois acquise la possibilité d'exterminer les Juifs comme des punaises, il n'est
plus nécessaire de propager l'idée que les Juifs sont des punaises ; une fois acquis le pouvoir
d'enseigner l'histoire de la révolution russe sans mentionner le nom de Trotski, la propagande
contre Trotski devient inutile". La réécriture de l’histoire joue ici un rôle majeur.
La police secrète tient une place fondamentale dans l’instauration de la terreur totalitaire.
Tout d’abord, elle élimine les ennemis secrets du parti, dans le but de liquider toute
résistance organisée, ouverte et secrète. Puis vient la chasse aux « ennemis objectifs »,
durant laquelle la terreur s’installe et devient la substance réelle des totalitarismes. La police
secrète totalitaire distingue « les suspects » des « ennemis objectifs » : là où le premier est
susceptible de vouloir renverser le régime, le second est désigné arbitrairement par la ligne
du parti (le juif pour le régime nazi et le bourgeois pour l’union soviétique), cette ligne
change d’ailleurs à mesure que le premier ennemi est éliminé. Là où le dictateur se contente
d’éliminer ses opposants politiques, le dirigeant totalitaire élimine les hommes même s’ils
sont innocents ou inoffensifs. Le but ultime de la police secrète est de faire disparaître toute
trace de l’existence des gens qu’elle élimine.
"Ce changement dans la conception du crime et des criminels détermine les nouvelles et
terribles méthodes de la police secrète totalitaire. Les criminels sont châtiés, les indésirables
disparaissent de la surface du globe ; la seule trace qu'ils laissent derrière eux est le souvenir
de ceux qui les connaissaient et les aimaient, et l'une des tâches les plus ardues de la police
secrète est de s'assurer que ces traces elles-mêmes disparaissent avec le condamné"
"La police secrète opère au contraire le miracle de faire en sorte que la victime n'ait jamais
existé du tout"
L’unique secret strictement gardé dans les systèmes totalitaires concerne les activités de la
police secrète et les conditions qui règnent dans les camps de concentration.
Les camps de concentrations sont indissociables des régimes totalitaires ; il n’y a pas de
régimes totalitaires sans camps de concentration. Les camps, qui visent à transformer les
hommes en choses, sont l’aboutissement de la terreur totalitaire. Dans les régimes
totalitaires, « le meurtre est aussi impersonnel que le fait d’écraser un moucheron ». Arendt
affirme que « les masses humaines qui y sont enfermées sont traitées comme si elles
n’existaient plus, comme si ce qu’il advenait d’elles ne présentait plus d’intérêt pour
personne, comme si elles étaient déjà mortes et qu’un esprit malin, pris de folie, s’amusait à
les maintenir un temps entre la vie et la mort, avant de les admettre à la paix éternelle » ou
encore que "Rien ne peut être comparé à la vie dans les camps de concentration. Son
horreur, nous ne pouvons jamais pleinement la saisir par l'imagination, pour la raison même
qu'elle se tient hors de la vie et de la mort. Aucun récit ne peut en rendre pleinement compte,
pour la raison même que le survivant retourne au monde des vivants, ce qui l'empêche de
croire pleinement à ses expériences passées. Cela lui est aussi difficile que de raconter une
histoire d'une autre planète : car le statut des prisonniers dans le monde des vivants, où
personne n'est censé savoir s'ils sont vivants ou morts, est tel qu'il revient pour eux de n'être
jamais nés ».
Enfin, Hannah Arendt fait la distinction entre isolement et désolation : « Je peux être isolé –
c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec
moi – sans être « désolé » ; et je peux être désolé – c’est-à-dire dans une situation où, en tant
que personne, je me sens à l’écart de toute compagnie humaine – sans être isolé »
Là où l’isolement détruit la sphère politique mais ne touche pas à l’espace où l’homme
déploie ses forces productives, la désolation agit sur la totalité de la vie humaine.
Or, la nouveauté de la domination totalitaire réside dans le fait qu’elle ne détruit pas
seulement la sphère publique, mais aussi la sphère privée : « Elle se fonde sur la désolation,
sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus
radicales et les plus désespérées de l’homme ».
Vassili Grossman, dans son roman fleuve Vie et Destin, s’interroge sur l’impuissance des
foules à se soulever contre les crimes des mouvements totalitaires. Que ce soit en URSS, où
Staline avait créé une atmosphère de haine contre les koulaks en tant que classe ou contre
les ennemis idéologiques du parti, ou dans l’Allemagne nazie, où la campagne anti-juive
avait été méticuleusement préparée, cet acharnement contre une partie jugée indésirable
de la population, l’Histoire l’a montré, a été accompagné d’un aveuglement total des foules.
En réalité, la haine d’une petite minorité de personne a suffi à créer cette atmosphère
écrasante où les foules ont consenti à accepter l’innommable. Et si une résistance s’est
organisée contre ces crimes contre l’humanité, si certains ont eu le courage de cacher des
êtres que l’on vouait à l’abattoir, il n’en demeure pas moins que la majorité, tout en étant
horrifiée par les exterminations de masse, ne s’est pas manifestée dans cette « unanimité
silencieuse ».
Selon l’auteur russe, cela s’explique en premier lieu par la capacité des systèmes totalitaires,
à travers la violence et les contraintes qu’ils exercent sur les populations, à paralyser des
régions entières de l’esprit. La volonté de survivre à tout prix a corrompu les âmes au point
de les faire adhérer, ou du moins à ne pas s’opposer, à l’idéologie délétère prônée par l’État.
À cet instinct de survie s’ajoute, dans les raisons de ce dévoiement de l’âme à la cause
totalitaire, le pouvoir hypnotique que la réalisation du but suprême exerça sur les hommes.
En promettant à la population un monde meilleur où la grandeur de la patrie irait de pair
avec le bonheur de l’humanité, l’état totalitaire justifiait auprès des foules le recours aux
moyens les plus ignobles.
1.1.2. La poésie : une arme de la résistance

Alors que, pendant l’Occupation, la censure nazie est totale, et que la presse et la littérature sont
sévèrement contrôlées, la poésie, dont les textes sont courts et faciles à mémoriser, se diffuse plus
facilement, sous la forme de tracts par exemple. Employant un lexique simple et portant une grande
charge émotionnelle, ces poèmes engagés ont conquis un grand nombre de lecteurs. L’étymologie
du mot poésie, qui signifie faire, agir, pouvoir, prend pleinement son sens lorsque les mots des
poètes s’adressent aux milliers d’hommes et de femmes dans les maquis, les prisons, les camps, et
les aident à tenir. Des poèmes sont recopiés sur des murs par des mains anonymes, où ils côtoient
les affiches et les avis de l’occupant. Les subtilités de la langue française permettent de déjouer la
censure. La poésie se dresse contre l’égoïsme et la barbarie en rappelant la persistance d’idéaux
universels tels que l’amour, la fraternité, la liberté, ou la paix.
Un des exemples les plus marquants est celui du poème Liberté de Paul Éluard. La royal Air Force en
avait fait parachuter des milliers d’exemplaires au-dessus du sol français pendant l’occupation, ce
qui fit de cet hymne à la liberté un symbole de la résistance face à l’occupation. Le chant des
partisans de Joseph Kessel et de Maurice Druon est également un parfait exemple du poème de
lutte.
La poésie fut donc la première évasion du carcan totalitaire, et les publications se sont multipliées
pendant l’occupation pour briser le joug nazi.

1.1.3. Les récits concentrationnaires : plongée dans les abysses de l’Histoire

La littérature de témoignage a tenu un rôle primordial dans la littérature du XXème siècle.


Elle désigne l’ensemble des œuvres dans lesquelles l’auteur raconte des faits importants de
l’Histoire ou personnellement traumatisants dont il a été le témoin. Elle a permis d’entendre
la voix de ceux dont la parole fut étouffée par la propagande et l’oppression à l’œuvre sous
les régimes totalitaires.
Dans une autobiographie, l’auteur, qui est aussi le narrateur, fait le récit d’une expérience
réellement vécue. Du fait de la réalité des faits relatés, ce genre littéraire offre un grand
pouvoir d’immersion à son lectorat. Un lecteur né après la seconde guerre mondiale n’aura
jamais aussi bien compris la violence des systèmes totalitaires qu’en lisant l’ouvrage de celui
qui en aurait subi les conséquences de son vivant. Le récit autobiographique, en permettant
au lecteur de se mettre à la place de quelqu’un d’autre, est capable de susciter en lui les
sentiments les plus variés : l’effroi face à l’horreur des camps de concentration, l’empathie
pour ceux qui y ont connu l’enfer, ou encore le dégoût pour les bourreaux qui y sévissaient.
Cette plongée dans les heures les plus sombres du 20ème siècle participe au devoir de
transmission nécessaire à l’évitement de l’oubli. C’est d’ailleurs dans la nécessité de faire
rempart à cette amnésie si propice à la répétition des erreurs que l’action d’écrire et de faire
part à l’humanité d’évènements aussi atroces trouve sa justification. Dans la tentative
d’apposer des mots à l’indicible, la littérature trouve son rôle principal.
L’action de témoigner peut également jouer le rôle d’une catharsis : se replonger dans les
abysses d’une expérience douloureuse voire traumatisante peut permettre d’exorciser les
démons du passé. C’est ainsi qu’à sa sortie du camp d’Auschwitz, et même durant son
internement, lorsqu’il eut par chance un papier et un crayon à portée de main, Primo Levi
s’est senti un irrépressible besoin de raconter dans les détails et dans les faits son
expérience de la barbarie nazie. À l’inverse, Jorge Semprun explique combien il lui a été
difficile de prendre la plume pour témoigner tant cela réveillait en lui le cauchemar de sa
déportation. Elie Wiesel, lui, dans sa préface à la nouvelle édition de La Nuit publiée aux
Etats-Unis en 2006, insiste sur la difficulté de trouver les mots justes quand il s’agit de
décrire l’épreuve à laquelle il fut confronté adolescent. Tenter de sonder les profondeurs
d’un tel traumatisme lui fait prendre conscience de la quasi impossibilité de retranscrire
avec justesse la misère et l’horreur qui l’ont accompagné. Le récit de son voyage en enfer a
beau glacer le sang du lecteur, pour l’auteur, aucun mot ne sera jamais assez fort pour
exprimer l’inhumanité de ce qu’il a vécu. Alors l’écrivain tâtonne à la recherche de l’indicible,
mais en ayant toujours à l’idée que seuls ceux qui en ont été les témoins oculaires savent
réellement ce que fut l’enfer d’Auschwitz. Il lui semble cependant de son devoir de livrer un
tel récit, à la fois pour que la mémoire des victimes et des survivants subsiste, mais aussi
dans l’intérêt des générations futures, afin que le passé du témoin ne devienne pas l’avenir
des plus jeunes. "L'oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une
deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n'est responsable de leur
première mort, nous le sommes de la seconde."

1.1.4. Tour d’horizon des dystopies du 20ème siècle


Le mot dystopie, composé du préfixe grec « dys » qui marque une négation ou une erreur et
de « topos » qui signifie « lieu », se rapporte étymologiquement à un lieu ayant une
connotation négative. La dystopie s’oppose ainsi étymologiquement à l’utopie qui, elle,
désigne une société idéale en un lieu fictif.
En littérature, le genre de la dystopie, un sous-genre de la science-fiction, trouve son origine
au 17ème siècle, notamment dans des fictions faisant la critique de la littérature utopique,
comme Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Elle ne prend cependant réellement son
essor qu’au 20ème siècle, avec les romans emblématiques du genre que sont Le Meilleur des
Mondes d’Aldous Huxley et 1984 de Georges Orwell.
Dans l’univers dystopique, le projet utopique a été réalisé, des lois ont été appliquées dans
le but de maintenir l’état actuel des choses, considéré par l’État comme le meilleur possible.
La réalité est ainsi quasiment immuable et tout a été mis en place pour maintenir ce statu
quo désirable selon l’idéologie du parti au pouvoir.

Nous Autres, ouvrage qui fut longtemps censuré en Russie, est le roman le plus connu
d’Evgueni Zamiatine, un écrivain et ingénieur russe du début du 20ème siècle. Il a notamment
inspiré Georges Orwell et Aldous Huxley pour leurs ouvrages respectifs 1984 et Le meilleur
des Mondes : Zamiatine est en effet le premier à avoir adopté le point de vue d’un individu
pour décrire une société dystopique. Nous Autres dépeint la société du XXXème siècle, où le
bonheur est imposé à tous, au détriment de la liberté de chacun. Au sein d’une cité de verre
qui prive tout un chacun de son intimité, la vie des individus, dont les noms ont été réduits à
des numéros, est entièrement régie par un pouvoir concentré dans les mains de l’Etat
Unique. La « Table des Heures » assigne une activité, individuelle ou collective, à chaque
tranche horaire. Le temps de travail, de repos ou encore les repas sont chronométrés, et les
quelques dix millions de personnes qui peuplent ce monde sans âme traversent leurs
quotidiens lancinants et exécutent leurs tâches avec un assujettissement absolu.
Durant les quelques heures de temps libres dites « privatives », les numéros ont le loisir de
marcher dans les rues de la Ville au son de l’hymne de l’Etat Unitaire. Une grande muraille a
été érigée tout autour de la Ville pour séparer la population déshumanisée d’une nature
jugée trop anarchique et sauvage. La moindre incartade à l’ordre établi, la moindre
manifestation d’hostilité au régime vaut aux rebelles d’être littéralement désintégrés devant
le reste de la population. Mais le système est si imperturbable et si omniprésent qu’il
s’immisce dans la conscience de chacun de sorte que, chaque être étant débarrassé de son
esprit critique et de sa capacité autoréflexive, personne ou presque ne viendrait remettre en
cause la vérité unique et l’implacable idéologie du parti. Les individus sont interchangeables,
dépourvus de personnalité, chacun est identique à l’autre et tous sont absorbés par la
totalité, comme les citations suivantes, extraites du livre, le soulignent :
« Personne n’est « un » – mais « un parmi » »
« [...] nous nous levons comme un seul numéro [...] Fondus en un seul corps »
Les numéros n’ont alors plus pour unique ambition que de maintenir l’état actuel des choses
et de se confondre avec la masse uniforme : « La seule façon de passer de la nullité à la
grandeur, c’est d’oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie de la
tonne »
Aucune des décisions qui sont prises ne sont contestées ou même discutées. Le chef, appelé
Bienfaiteur, indique la voie à suivre et son autorité est totale. Durant le « Jour de
l’Unanimité » a lieu une cérémonie solennelle par laquelle il est reconduit au pouvoir sans
que personne ne puisse s’y opposer.
Enfin, l’amour a été mathématisé, rationnalisé, et réduit à l’acte sexuel, lui-même sous
contrôle, puisqu’il fait l’objet d’une réservation par un des deux participants, d’une
déclaration et d’une consignation.

Dans Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley dépeint une société futuriste et eugéniste
extrêmement hiérarchisée. L’histoire se déroule à Londres, en « l’an 632 de Notre Ford »,
soit 632 ans après l’année de lancement du Ford modèle T. Le signe T a d’ailleurs remplacé
les croix latines, les cultes chrétiens étant jugés trop propice à l’exaltation de la passion.
Le récit commence par la visite d’un groupe d’étudiants au Centre d'incubation et de
conditionnement de Londres-Central. Le directeur du centre explique à ses jeunes visiteurs
comment la naissance des millions de futurs enfants de l’Etat Mondial est méthodiquement
organisée. La reproduction vivipare n’est plus d’actualité, et les futurs bébés évoluent
désormais dans un flacon, au sein d’un laboratoire où l’ADN de chaque fœtus est modifié de
telle sorte qu’ils sont génétiquement prédestinés à occuper une certaine place dans la
hiérarchie sociale. La société est en effet organisée sous forme de castes : depuis celle des
gammas, programmés pour être grands, beaux, intelligents et appartenir à la classe
dirigeante, jusqu’à celle des epsilons, que l’on programme pour être petits et laids et que
l’on destine aux travaux manuels. Les individus sont ensuite conditionnés de leur naissance à
leurs vingt ans de manière à ce qu’ils soient satisfaits d’appartenir à leur caste de
prédestination. Ainsi, les castes inférieures n’envient pas leurs supérieurs hiérarchiques et
les castes supérieures méprisent leurs inférieurs tout en reconnaissant leur utilité sociale. La
sexualité apparaît comme un loisir banal : chaque individu a plusieurs partenaires sexuels et
les relations ne durent que quelques semaines. De nombreux moyens de contraception,
appelés « exercices malthusiens » ont été mis en place afin d’éviter tout risque de
reproduction contraire au règlement.
Le processus de l’hypnopédie, par lequel des formules telles que « chacun travaille pour tous
les autres, nous ne pouvons-nous passer de personne » ou « dès que l’individu ressent, la
communauté est sur un sol glissant » leurs sont rabâchés durant leur sommeil, les oblige à
apprendre et s’imprégner de l’idéologie dominante.
Certains mots renvoyant à la maternité, à la famille ou encore au mariage sont devenus
tabous et font rougir de honte les étudiants en visite au centre.
Cette idéologie, qui n’est pas imposée par la force mais par le long processus de
conditionnement que nous venons de décrire, veut imposer à chacun le bonheur, aussi
artificiel et illusoire soit-il, à travers la consommation de masse. A la moindre pensée
négative, l’individu est incité à prendre une drogue, le Soma (« corps » en grec), qui le fera
nager dans un océan de bonheur. « Un gramme à temps vous rend content », suggèrent les
douces voix du conditionnement par hypnopédie. La société imaginée par Huxley est
souvent qualifiée de totalitarisme « doux » dans la mesure où les individus qui la composent
ne sont pas contraints à adhérer à l’idéologie mais sont au contraire récompensés lorsque
leur conduite s’y conforme. Le système imaginé par Huxley domine ses sujets sans les y
contraindre, mais simplement en les amenant, depuis le stade embryonnaire jusqu’à leur vie
d’adulte, à apprécier leur condition. Le plaisir et la satisfaction du corps occupe une place
centrale dans le roman. La liberté sexuelle y est présentée comme un outil politiquement
utile : « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a
tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur […] fera bien d’encourager cette
liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence
des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la
servitude qui sera leur sort. » Le divertissement de masse, à travers l’existence de cinéma
« sentant » ou encore « d’orgues à parfum » qui mêlent le plaisir olfactif et auditif, amène
constamment le corps à la satisfaction.
Dans son essai Retour au meilleur des mondes, Aldous Huxley nous fait part de sa définition
d’une dictature parfaite : « une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une
prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader. Un système d'esclavage
où, grâce la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l'amour de leur
servitude ».
On peut noter des similitudes entre la société imaginée par Zamiatine et celle du Meilleur
des Mondes à travers certaines de leurs caractéristiques. Par exemple, l’idéologie, celle du
bonheur obligatoire, est la même dans les deux ouvrages, bien que les moyens pour la faire
appliquer divergent (un régime de terreur dissuade les individus de s’éloigner de l’idéologie
dans Nous autres tandis qu’ils sont récompensés lorsqu’ils s’y conforment dans Le Meilleur
des Mondes). Les activités sexuelles sont également présentées de la même manière dans
les deux ouvrages puisqu’elles nous sont décrites comme des loisirs dépourvus de toute
dimension sentimentale, les sentiments passionnels étant proscrits.

Dans 1984, Georges Orwell, qui fut le contemporain du nazisme et du stalinisme, pousse le
principe de totalitarisme à son paroxysme. À l’inverse d’Aldous Huxley, il imagine un monde
où la population serait soumise, non par un conditionnement subtil, mais par la force, la
terreur et la surveillance totale, à un parti unique dont le seul but est de consolider son
pouvoir. Le monde où se déroule l’histoire est séparé en 3 blocs : l’Océania, l’Eurasia,
l’Eastasia, le reste du monde formant un territoire que se disputent les 3 autres blocs. La
première partie du livre nous décrit, à travers les yeux du personnage principal Winston
Smith, les conditions de vie de la population d’Océania et la main mise que le parti unique au
pouvoir exerce sur elle au moyen d’un contrôle total, non seulement des actes, mais aussi
des pensées.
La société est divisée en 3 classes et organisée sous la forme d’une pyramide au sommet de
laquelle se trouve Big Brother, qui représente l’image du parti plus qu’une personne
physique, puisqu’aucun individu ne l’a jamais vu. La pyramide est dominée par les membres
du parti, qui vivent dans les beaux quartiers et ont droit à de grands appartements. Vient
ensuite le parti extérieur, composé des « mains » du parti intérieur. Enfin, à la base de la
pyramide se trouvent les 70% de la population que représente la classe dite « inférieur » des
prolétaires. Ces derniers sont assimilés à des animaux et sont maintenus dans un état de
pauvreté tel qu’il ne représente aucune menace pour les dirigeants.
On retrouve dans le monde de 1984 toutes les caractéristiques du totalitarisme. Tout
d’abord, en interdisant toute possibilité de liens entre les individus, qu’ils soient amicaux ou
affectifs, le parti installe un climat de méfiance et de suspicion au sein de la population. La
délation est d’ailleurs courante parmi les habitants. De plus, le sentiment amoureux leur est
proscrit, tout comme les relations sexuelles, qui pourraient leur apporter un bien-être qui
n’est pas dans l’intérêt du parti. Seule l’insémination artificielle est autorisée. Toutes ces
interdictions contribuent à détruire le tissu social et à isoler les individus pour mieux les
fondre dans la masse. En supprimant les sentiments individuels, le parti favorise un
sentiment d’appartenance collectif et uniformisé qu’il lui est facile de contrôler. Ce triomphe
de la masse sur l’individu, du « Nous » sur le « Je », qu’elle soit aryenne en Allemagne nazie
ou prolétaire en URSS, est le propre des totalitarismes.
A l’instar de la cité de verre qui, dans Nous autres, privait tout à chacun de son intimité,
l’invention du télécran, que l’Océanien regarde en échange de quoi il est surveillé
constamment, a permis d’abolir définitivement la vie privée des individus. Puisqu’il n’existe
que de très rares endroits qui ne sont pas surveillés par les télécrans, l’individu ne se trouve
presque jamais seul. La liberté de penser est également interdite, ainsi que toute forme de
vie intérieure, puisque tout « crime par la pensée », c’est à dire toute pensée hétérodoxe,
est susceptible d’être intercepté par la « police de la pensée ». Ce thème de la surveillance
totale, à travers l’existence d’une police secrète, est également présent dans Nous autres, où
des « gardiens » surveillent en permanence les individus soupçonnés de pensée dissidente.
La technique de « l’arrêtducrime » est d’ailleurs devenue courante parmi la population : elle
permet de stopper instinctivement le cours de sa pensée au seuil d’une pensée qui irait à
l’encontre de l’idéologie du parti et serait dangereuse pour celui qui se la formulerait
intérieurement.
De plus, la guerre est perpétuelle (le personnage principal ne se souvient d’ailleurs
même plus quand son pays n’était pas en guerre) et le climat de terreur qu’elle entraine est
omniprésent, ce qui permet de maintenir la population dans un état d’assujettissement
total. La guerre est en effet un formidable vecteur de propagande puisqu’elle limite le
développement de l’esprit critique, favorise l’obéissance et permet de souder le peuple
autour d’un ennemi commun.
L’extermination de masse est également un des principes du parti : tout opposant politique,
mais également tout individu commettant un « crime par la pensée » est « vaporisé », c’est
à dire non seulement tué d’une balle dans la nuque au hasard d’une ruelle mais également
effacé des registres et photos où il apparaît. Ainsi, ce n’est pas seulement la personne
physique du rebelle que le parti vise, mais aussi sa mémoire. Cela rappelle l’obsession
d’Hitler à vouloir « rayer le peuple juif de la surface de la terre » mais aussi à effacer sa
culture et sa mémoire, comme s’il n’avait jamais existé. Dans le roman apparaît la figure du
bouc émissaire à travers le personnage du « traitre au parti » Emmanuel Goldstein, à qui
sont dédiées les « deux minutes de la haine », durant lesquelles la population est invitée à
manifester son dégout pour ce dernier dont l’image apparaît momentanément sur les
grands écrans dans la ville. La haine de la population embrigadée d’Océania est cristallisée
durant cette séance d’hystérie collective.
Une autre caractéristique qui fait du monde dépeint par Orwell un redoutable système
totalitaire est la réécriture de l’histoire. Winston Smith travaille au ministère de la Vérité : sa
tâche consiste à modifier les documents historiques pour que les évènements passés
concordent avec la version officielle du parti. Le parti falsifie le passé, de sorte qu’il est
impossible aux citoyens d’Océania de connaitre l’histoire de leur pays. Le passé est ainsi
sujet à des modifications permanentes et le slogan « qui détient le passé détient l’avenir »
proclamé par le parti illustre bien la volonté du pouvoir en place de remodeler à sa guise
l’histoire d’Océania.
Le nom des différents ministères qui œuvrent pour le parti trahit une inversion totale des
valeurs : le ministère de la Vérité, où l’histoire est réécrite pour correspondre aux
mensonges du parti, le ministère de la Paix, qui s’occupe de la guerre, le ministère de
l’Amour, qui torture et rééduque les opposants politiques en collaboration avec la police de
la pensée, ou encore le ministère de l’Abondance, qui déclare que les marchandises coulent
à flot alors qu’il n’en est rien.
Enfin, le parti de Big Brother a créé un nouveau langage appelé « novlangue » qui entérine
un peu plus la servitude de la population. Dans ce langage, certains mots faisant référence à
des réalités contraires à celle que le parti veut imposer à ses sujets, ont été éclipsés du
vocabulaire : ce fut notamment le cas pour des mots comme honneur, justice, moralité,
internationalisme, démocratie, science, ou encore religion. Cette façon de parler, à travers
l’appauvrissement du vocabulaire, détruit les moyens intellectuels de fomenter une
révolution.
Ainsi, le monde décrit par Orwell est totalement dépourvu de liberté, qu’elle soit physique
ou mentale. « Big Brother is watching you » est un slogan placardé un peu partout dans la
ville pour rappeler à ses habitants l’omniprésence des caméras à l’affût du moindre geste
suspect. Parmi les autres slogans que la population se voit rabâcher par le parti jusqu’à les
assimiler, quand bien même ils n’auraient aucun sens, on retrouve les fameux « l’esclavage
c’est la liberté », « la guerre c’est la paix », ou encore « l’ignorance c’est la force ».

Nous voyons bien comment les mondes dépeints par les fictions dystopiques peuvent
effrayer le lecteur d’aujourd’hui : ces sociétés fictives sacrifient toujours, au profit d’un idéal
de bonheur (dans le Meilleur des Mondes), de rationalité (dans Nous Autres), ou encore de
domination absolue (dans 1984), une valeur fondamentale de nos sociétés : la liberté. Nous
verrons dans la seconde partie comment les auteurs de dystopies opèrent à une critique de
ces systèmes en adoptant le point de vue d’un personnage inadapté à la société liberticide
dans laquelle il évolue.

1.2. La littérature comme outil politique

1.2.1. Censure et propagande

Les récits concentrationnaires contribuent et contribueront encore à retenir un pan de


l’Histoire sur les bords glissants de l’oubli, et les romans dystopiques à prévenir les esprits
quant aux dangers que présente toute forme d’idéologie totalitaire. Mais la littérature ne
peut pas tout : elle présente des limites et des failles dans lesquelles les totalitarismes ne se
sont jamais privés pour s’engouffrer.
Si l’on considère que les mots sont à la source de toute pensée, ce qui est le postulat
d’Orwell dans 1984, où la manipulation du langage est présentée comme un moyen
d’asseoir la domination du parti, alors on peut dire que les mots possèdent, en plus du
pouvoir d’affranchir l’esprit, celui de l’emprisonner dans des carcans idéologiques.
Et quand bien même un auteur manierait les mots à bon escient, dans le cadre d’une
dénonciation politique par exemple, il lui faudrait encore trouver le moyen de faire diffuser
son ouvrage malgré la menace de censure que le régime contre lequel il l’aurait écrit ferait
peser sur lui.
Le phénomène de la censure a en effet étouffé bien des voix d’individus hostiles aux régimes
qui y recouraient. La liste d’ouvrages aujourd’hui reconnus dans le monde entier et qui
furent censurés au moment de leur publication, voire confisqués avant même leur parution,
est si longue qu’elle nous oblige à n’en citer que quelques exemples. C’est ainsi qu’Evgueni
Zamiatine fut forcé de s’exiler à Paris en 1931 suite à l’interdiction en 1923 de la publication
de son roman satirique Nous Autres. Vassili Grossman qui, dans son ouvrage Vie et Destin,
fait le parallèle entre le nazisme et le stalinisme dont il considère qu’ils se rejoignent par leur
antisémitisme, verra les copies de son livre confisqué par KGB, et son récit ne sera diffusé en
Occident que plus de quinze ans après sa mort.
C’est l’Union des Écrivains Soviétiques, constituée en 1934, qui a permis de réaliser un vœu
cher à Lénine : la création d’une littérature politique. Le vieux principe russe selon lequel
« l’écrivain écrit quand ça lui chante et le lecteur lit si ça lui chante » se rompt alors
progressivement. La littérature, censée porter la voix du peuple, voit le Parti unique incarner
le rôle qui lui est traditionnellement échu. Les écrivains soviétiques étant obligés d’adhérer à
cette Union, celle-ci devient un instrument puissant pour soumettre la littérature aux ordres
du Parti : toute la production intellectuelle s’y trouve enserrée à compter des années 30. Les
membres de l’Union se voient octroyer des avantages matériels non négligeables comme
une pièce supplémentaire par rapport au soviétique moyen, et peuvent même espérer un
appartement, voire une Datcha à Peredelkino, un village-ghetto réservé aux écrivains, qui
sont ainsi coupés de la vie soviétique. Les éditions et la répartition du papier étant des
monopoles d’État depuis 1918, les écrivains soviétiques dépendent entièrement d’une
bureaucratie qui ne les rémunère plus en fonction du nombre d’exemplaires vendus, mais
du nombre de tirages. La popularité et le talent n’ont plus vraiment d’importance : le parti
constitue artificiellement une caste d’écrivains privilégiés, dont les conditions de vie
luxueuses semblent indécentes par rapport à celle de l’écrivain soviétique moyen de
province. Les institutions culturelles russes étant entièrement subordonnées à l’État, ce
dernier décidait alors quels films, quels livres ou même quelles œuvres musicales verraient
le jour et lesquelles n’auraient pas ce privilège. On considérait que l’écrivain soviétique
devait inculquer au citoyen les bonnes valeurs : l’amour du travail et de la patrie, l’héroïsme,
le sacrifice et l’égalité. Les auteurs qui suivaient ce précepte étaient donc largement publiés,
à l’image de Maxime Gorki, l’écrivain favori de Staline.
L’histoire d’Alexandre Fadeïev, « secrétaire général » de l’Union Soviétique des Écrivains, qui
fut à l’origine de la persécution et de l’interdiction de publier d’écrivains tels que Anna
Akhmatova, témoigne de l’autocensure et du reniement de soi que ce système asservissant
la littérature au dogme du parti unique a pu entraîner. Le reniement de ses propres goûts fut
pour lui le prix à payer pour les privilèges matériels et le pouvoir qu’on lui accorda. Lui qui
avait tressé des louanges à une littérature qu’il n’aimait pas et qui critiquait vivement des
auteurs qu’il admirait par ailleurs, a fini par se tirer une balle dans le cœur, en laissant une
lettre dont l’existence longtemps niée ne fut révélée qu’en 1990 : « Je quitte cette vie avec
une joie immense, comme on se débarrasse d’une existence ignoble, dans laquelle on se
heurte à la vilenie, au mensonge et à la diffamation ».
Alexandre Soljenitsyne, dont l’aspiration à la liberté russe était inébranlable, fut un des rares
écrivains à trouver la force de se déclarer contre cette instrumentalisation de la littérature. Il
déclara au Comité central : « il n’y a pas seulement l’argent, il y a aussi la littérature »
L’histoire du poète russe Ossip Mandelstam, qui a subi les foudres du régime Stalinien pour
l’avoir critiqué, témoigne de l’intransigeance de la censure en URSS. À l'automne 1933, il
compose un bref poème (une épigramme) contre Staline, Le Montagnard du Kremlin, dont
deux vers sont devenus célèbres de nombreuses années après la mort de leur auteur :
« montagnard du Kremlin assassin et mangeur d’hommes ». Mandelstam fut arrêté pour la
première fois en 1934 pour ce poème. Il fut exilé à Tcherdyne où, après une tentative de
suicide, la sentence fut commuée en exil à Voronej, jusqu’en 1937. C'est de cette période
que date des derniers vers écrits par Mandelstam et regroupés sous le titre les cahiers de
Voronej. Après trois ans d'exil, Mandelstam est arrêté pour activités contre-révolutionnaires
en mai 1938, et condamné à 5 ans de travaux forcés. Après avoir subi les pires humiliations,
il meurt de faim et de froid pendant le voyage qui le conduit dans un camp de transit aux
portes de la Kolyma, après avoir subi de multiples privations. Son corps est jeté dans une
fosse commune. Cet immense poète ne sera pleinement connu et enfin reconnu
internationalement que dans les années 1970, plus de trente ans après sa mort.

À travers le phénomène de la censure, on voit bien que les régimes totalitaires considèrent
une certaine littérature comme une entrave à leur volonté de domination.
Certains livres ont également été publiés à des fins non dissimulées de propagande. Les Plus
Hautes Instructions, plus connu en France sous le nom du Petit Livre rouge, est l’ouvrage le
plus vendu au monde, après la Bible. Il se compose de nombreuses citations du président
Mao. Les pensées qui dévient de la ligne fixée par le Parti communiste chinois y sont
assimilées à de mauvaises pensées qu’il convient de « laver » par le biais d’une rééducation.
Mein Kampf se présente également comme un ouvrage de propagande. Ce livre
ouvertement raciste et antisémite, et dont les composantes belliqueuses préfiguraient la
violence de la seconde guerre mondiale, aura vu ses ventes augmenter en flèche à mesure
que la popularité d’Hitler s’accroissait dans les années 30, et environ 80 millions
d’exemplaires ont été vendus depuis sa parution.

1.2.2. Utopie et idéologie

Quels liens l’utopie et le totalitarisme entretiennent-ils ? L’utopie désignant une cité idéale,
comment peut-on l’associer à une idéologie dont les conséquences furent aussi funestes que
celle du nazisme ou du communisme ? En quoi l’aspiration de l’homme à un « idéal » a pu lui
permettre de justifier le recours aux moyens les plus atroces ?
Pour convaincre une grande partie de la population, il convient, pour l’État total, de s’ériger
non seulement en défenseur du bien commun, mais aussi en garant d’un futur radieux pour
l’humanité. L’idéologie prôné par l’Etat totalitaire remplaçant progressivement la morale, est
considéré comme bien tout ce qui s’accorde aux préceptes de l’idéologie. Plus l’utopie
poursuivie est merveilleuse, plus les moyens utilisés seront atroces.
On peut dire que le communisme, sur la grande scène de l’Europe de l’Est, fut l’utopie la plus
ambitieuse du 20ème siècle et que sa réalisation, sa mise en application en URSS, relève de la
contre-utopie. Le Manifeste du Parti communisme publié en 1848 par Marx et Engels porte
le projet d’une société sans classe et propose le programme de sa réalisation. Le
communisme y est défini comme l’élimination de l’aliénation due à l’exploitation de
l’homme par l’homme et comme la conquête de liberté à travers un type d’organisation
sociale basée sur la propriété publique. À partir de l’analyse économique, supprimer le
système capitaliste ne devient possible que dans l’action politique “de constitution du
prolétariat en classe, de liquidation du monopole de la bourgeoisie et de prise du pouvoir par
le prolétariat”.
Pour Marx et Engels, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes
manières, ce qui importe c’est de le transformer », cette transformation consistant à changer
fondamentalement la condition du monde ouvrier.
C’est avec Lénine, un grand fidèle de Marx et Engels, que l’utopie devient idéologie : Lénine
pose les fondements idéologiques et les éléments constitutifs de l’action politique du parti
bolchevique en se basant sur la théorie marxiste. La révolution bolchevique d’octobre 1917
marquera la réalisation de cette idée. Au nom de l’idéal suprême du communisme, le
marxisme devient une idéologie d’État. Cette idéologie d’Etat dissimule alors la réalité
sociale et légitime l’autorité du parti unique, seul porteur du projet politique.

Cette perversion de l’idée du bien social est brillamment illustrée dans le roman épique Vie
et destin de Vassili Grossman. À travers le personnage d’Ikonnikov, un prisonnier soviétique
auteur d’un manuscrit intitulé « les confessions », Grossman développe la théorie selon
laquelle le mal est toujours réalisé au nom de l’idée du bien. Ikonnikov s’interroge sur le
caractère universel et intemporel du bien : le bien des uns est-il le bien des autres et le bien
d’hier est-il encore le bien d’aujourd’hui ? Pour lui, « la succession au cours des millénaires,
des différents systèmes moraux et philosophiques des guides de l’humanité conduit au
rétrécissement de la notion du bien ». Ainsi, les idées chrétiennes, que cinq siècles séparent
du Bouddhisme, ont rétréci le champ d’application de la notion de bien et de mal aux seuls
hommes et non plus au monde vivant dans sa totalité. Puis, « au bien des premiers chrétien,
le bien de tous les hommes, a succédé le bien des seuls chrétiens », à côté duquel existait le
bien des musulmans. Après des siècles écoulés, le bien des chrétiens se divisa et il y eut le
bien des catholiques, celui des orthodoxes et celui des protestants. Le bien se fragmentant
de plus en plus, apparut le bien d’une secte, d’une classe ou encore d’une race. Or, les
hommes virent qu’au nom de ce petit bien, de ce bien qui ne concernait qu’une partie de
l’humanité, beaucoup de sang était versé, car ceux qui luttaient pour le bien d’un groupe
proclamaient que ce bien coïncidait avec le bien général. « Le bien ayant perdu son
universalité, le bien d’une secte, d’une classe, d’une nation, d’un Etat, prétend à cette
universalité pour justifier sa lutte contre tout ce qui lui apparaît comme étant le mal ».
« J’ai pu voir en action la force implacable de l'idée de bien social qui est née dans notre pays.
Je l'ai vue au cours de la collectivisation totale ; je l'ai vue encore une fois en 1937. J'ai vu
qu'au nom d'une idée du bien, aussi belle et humaine que celle du christianisme, on
exterminait les gens. J'ai vu des villages entiers mourant de faim, j'ai vu, en Sibérie, des
enfants de paysans déportés mourant dans la neige, j'ai vu les convois qui emmenaient en
Sibérie des centaines et des milliers de gens de Moscou, de Leningrad, de toutes les villes de
la Russie, des gens dont on avait dit qu'ils étaient les ennemis de la grande et lumineuse idée
du bien social.
« Maintenant, l'horreur du fascisme allemand est suspendue au dessus du monde. Les cris et
les pleurs des mourants emplissent l'air. Le ciel est noir, la fumée des fours crématoires a
éteint le soleil.
« Mais ces crimes inouïs, jamais vus encore dans l'univers entier, jamais vus même par
l'homme sur terre, ces crimes sont commis au nom du bien. »

Dans l’idéologie nazie, l’aryen désigne la race supérieure, celle qu’il faut ériger en maître de
l’humanité et élever au sommet du royaume millénaire que serait le IIIème Reich.
L’avènement de ce monde et de cet homme nouveau passe par l’épuration de la race,
l’élimination de ceux dont le sang est impur. Le nazisme, tourné vers le futur, a donc lui aussi
recours à une forme de promesse « utopique ». Mais l’idéologie nazie n’est pas seulement
tournée vers le futur, elle est aussi nostalgique du passé. Selon Johann Chapoutot, auteur
d’essais sur les origines du nazisme, le nazisme n’est pas un simple accident de l’histoire,
mais sa doctrine s’est au contraire appuyée, sur tout un pan de l’histoire des idées,
notamment sur les idées de penseurs raciaux du 19ème siècle. Que ce soit par le biais d’une
interprétation fantasmée d’un ouvrage ou d’une réelle connivence entre l’idéologie et l’idée
du penseur dont elle s’inspire, l’idéologie puise sa source dans l’histoire des idées.
Reprendre les idées de certains penseurs de l’histoire, quitte à en déformer la pensée, peut
permettre de légitimer un discours, aussi délirant soit-il. Dans le cas du nazisme, cette
idéologie raciste et pangermanique s’inspire de plusieurs écrits du XIXème siècle. Dans l’un
d’entre eux, l’Essai sur l’inégalité des races humaines, Arthur de Gobineau soutient que
notre espèce se subdivise en 3 branches que sont le Noir, les Blanc et les Jaune, le Blanc
étant au sommet de l’échelle, et assure que le métissage aboutirait à l’extinction de
l’humanité. Une autre source d’inspiration des nazis fut Houston Stewart Chamberlain
(1855-1927) qui, dans La Genèse du XIXe siècle, proclame, à l’instar de Gobineau, la
supériorité de la race aryenne en la qualifiant de « support de l’histoire universelle » et
déplore le chaos ethnique actuel qu’il attribue à l’Église catholique romain, mais aussi aux
représentants de la « race juive », décidés à « imprégner le sang des Indo-Européens ». À
l’inverse de Gobineau, Chamberlain entrevoit un salut possible de la race aryenne dans le
recours à l’eugénisme « afin de trier les éléments à reproduire et ceux à éliminer ». Quant à
l’exaltation de la germanité prônée par les nazis, elle s’inspire d’un demi-siècle de pensée
völkisch.

Nous voyons bien, à l’issue de cette partie, combien la littérature du 20ème siècle s’est
préoccupée de la question du totalitarisme : à travers des essais, de la poésie, des récits
autobiographiques, ou encore des romans dystopiques, beaucoup d’écrivains ont rendu
compte, chacun à sa manière, de l’émergence de ces systèmes dans le but d’en dénoncer la
violence. Les dirigeants totalitaires ont de leur côté bien compris le pouvoir que les mots
sont capables d’exercer sur les esprits et se sont attachés en conséquence à museler, à
travers la censure, certains auteurs dont les écrits leurs étaient hostiles, ou encore à rendre
populaires ceux qui se soumettaient à leur dogme. On peut également considérer que le
totalitarisme détourne les armes de la fiction à son propre compte lorsqu’il a recours à la
promesse utopique pour légitimer ses actions.

Partie 2. Les mots : des armes contre le totalitarisme

2.1. L’allégorie comme dénonciation politique

Rhinocéros est une pièce de théâtre écrite par Eugène Ionesco en 1957 dans le but de
dénoncer le conformisme à l’œuvre dans la montée des totalitarismes. Dans la petite ville
typique de province où se déroule l’action, le récit débute sur la terrasse ensoleillée d’un
café. Alors que le personnage principal, Béranger, un homme mal à l’aise en société et enclin
à la bouteille, discute avec son ami Jean qui, lui, semble extrêmement sûr de ses forces, un
rhinocéros déboule dans la rue dans un nuage de poussière. Il s’avère bientôt que ce
rhinocéros était le premier d’une longue série : la « rhinocérite », un virus qui
métamorphose un à un les habitants en rhinocéros, progresse dès lors inexorablement et les
rhinocéros se multiplieront jusqu’à former une masse uniforme. Des plus raffinés aux plus
pédants, des plus moralisateurs aux plus tolérants, tous les personnages de la pièce y
passeront, si ce n’est celui de Béranger, qui conservera son individualité jusqu’au bout.
Le caractère absurde des évènements frappe l’esprit du lecteur, comme lors du débat
auquel les personnages se livrent lors de l’apparition du premier rhinocéros, pour savoir s’il
s’agissait d’un rhinocéros africain ou asiatique. Cette œuvre, dont la drôlerie cède lentement
du terrain au caractère tragique de la situation, invite à penser hors des clous, à ne pas se
laisser entraîner par la facilité du conformisme. Il fait l’éloge de la diversité et met en garde
contre l’anonymat : en se transformant en rhinocéros, les personnages perdent tout de leur
identité propre et de leur humanité. Le rhinocéros, armé de cornes, protégé de cuirasses et
arborant un teint gris-vert, rappelle le costume du guerrier et la militarisation des régimes
totalitaires. Le totalitarisme rend dur et insensible, comme la peau d’un rhinocéros.
Au fil du récit, on assiste à la naissance d’un héros : l’incapacité de Béranger à s’adapter à la
société, son mal-être qu’il noie dans l’alcool, tout ce qui chez lui est perçu comme des
faiblesses par les autres personnages, fera sa force de caractère face à la tentation de
rejoindre le troupeau. Tiraillé entre son humanité et son instinct grégaire, Béranger se
dresse envers et contre tous et s’insurge contre la facilité avec laquelle ses concitoyens
succombent à la bestialisation. Il tentera en vain de ramener les autres personnages à la
raison. Malgré les encouragements de son ami Jean qui l’incite à se conformer à la norme, il
ne peut se débarrasser de ses angoisses intérieures et se refuse à tout endoctrinement. Il
incarne en cela un héros de la résistance. Il sera bientôt confronté à la situation la plus
absurde qui soit lorsqu’il se trouvera dans la position du dernier homme et qu’il se
demandera s’il vaut encore la peine de vivre quand, entouré d’une foule de rhinocéros, on
se trouve être le dernier humain sur Terre. Si le ton du récit est parfois drôle et léger,
Ionesco nous invite à déceler le sens caché derrière la frivolité des dialogues. De nombreux
indices, comme l’omniprésence de la couleur verte qui rappelle l’uniforme nazi ou encore
l’atmosphère de guerre civile semblable à celle qui pesait sur la société durant la seconde
guerre mondiale, montrent que, derrière la légèreté de la pièce, des réalités lourdes et
terrifiantes sont pointées du doigt. En nous mettant en garde contre les mouvements de
masse et de foule, Ionesco nous livre une formidable dénonciation des régimes totalitaires
et nous offre une piste de réflexion sur les dangers que représente la pensée unique.
Dans La Ferme des animaux, publié en 1945, Georges Orwell met lui aussi en scène des
animaux, cette fois-ci doués de parole, pour critique un système politique. Construit comme
une fable animalière, ce roman a été écrit dans le but de critiquer le système communiste.
Les animaux, qui se sentent exploités par le prolétariat, décide de se rebeller et fomente une
révolution pour prendre le pouvoir aux hommes. Dans ce récit apologue, tous les
personnages renvoient à des personnalités réelles. Le fermier Mr Jones, qui exploite les
animaux et a droit de vie et de mort sur eux, représente les capitalistes. Les deux cochons
qui réorganisent la société après l’expulsion du fermier, Napoléon et Boule de Neige, renvoie
l’un à Staline par son caractère brutal et violent, et l’autre à Trotski, puisqu’il est chassé par
les molosses de Napoléon lorsque ce dernier prend le pouvoir. Le troisième cochon à
l’origine de la révolution, Sage l’Ancien, rappelle quant à lui la personnalité de Karl Marx :
c’est lui qui imagine un monde où les animaux s’affranchiraient du joug de l’homme.
Toutes les catégories d’homme sont représentées : les hommes sont les patrons, les chiens
représentent la police, les moutons la masse, etc. Les évènements qui surviennent au fil du
récit rappellent les étapes et les symboles de la révolution bolchevique. Les animaux
chassent les humains tout comme les bolcheviques avaient chassé le Tsar Nicolas II et sa
famille en 1917. L’hymne « Bêtes d’Angleterre » rappelle l’Internationale, qui fut l’hymne
des révolutionnaires dès 1917. Le drapeau de la ferme rappelle celui de l’URSS, les cochons
interpellent les autres animaux en disant « camarade », comme les membres du parti
communiste le faisaient. Les grands procès de Moscou sont figurés lorsque Napoléon fait
exécuter gratuitement des animaux qu’il accuse d’être des traîtres, et la faim dont les
animaux souffrent rappellent les famines soviétiques tandis que Staline, comme Napoléon et
ses sbires, s’engraisse. Orwell explique, dans une lettre à Dwight Macdonald datant du 5
décembre 1946 que son but n’était pas de défendre le statu quo, mais de montrer que
« cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des
gens qui n’ont pas conscience d’être affamés de pouvoir), ne peut conduire qu’à un
changement de maîtres. » Ainsi, les révolutions n’entrainent de changement radical que « si
les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur
boulot ».

2.2. Les récits de témoignage : dire l’indicible

2.2.1. L’horreur et la déshumanisation


Dans La Nuit, on suit le récit bouleversant de la déportation du jeune Elie Wiesel et de sa
famille, de leur départ forcé de la petite ville transylvanienne de Sighet jusqu’à la mort de
son père au camp de Buchenwald, en passant par la vision d’horreur de son arrivée à
Birkenau où il sera séparé de sa mère et de sa sœur, toutes deux assassinées le soir même
de leur arrivée. De nombreux signes avant-coureurs (montée du fascisme, expulsion des juifs
étrangers, création de ghettos) laissent présager du pire aux juifs de Sighet, qui n’en gardent
pas moins espoir et refuse de s’imaginer le pire. À travers le personnage de Moshé-le-
Bedeau, rescapé d’un massacre qui les supplie de croire à la réalité de l’horreur qui les
attend, Elie Wiesel restitue ces avertissements auxquels les siens resteront pourtant sourds
jusqu’au dernier moment. Cette incrédulité les poursuit jusque durant le voyage vers les
camps, où une femme hurle au feu toutes les nuits, comme si elle avait eu une vision de
l’enfer qui les attendait et que personne ne veut regarder en face. Ce n’est qu’une fois
arrivés au camp, qu’au contact de l’odeur de chair brulée et à la vue de la fumée qui sort
d’un bâtiment, ils perdront toute illusion quant à la réalité de ce qui les attend.
Voici par quelles phrases l’auteur décrit l’arrivée au camp de Birkenau : "Devant nous, ces
flammes. Dans l'air, cette odeur de chair brûlée. Il devait être minuit. Nous étions arrivés."
Des phrases brèves mais évocatrices du sentiment de terreur et de désolation que l’arrivée
au camp, après un voyage éreintant dans des wagons où ils furent entassés comme des
bêtes, a pu inspirer aux prisonniers.
Entre la faim et la soif qui tenaillent les détenus, le froid qui leur cingle la peau, les coups, les
brimades infligées au hasard ou encore la sélection qui envoie les plus faibles au crématoire,
Elie Wiesel n’occulte rien. Lui, l’enfant qui a si tôt désiré s’initier au Talmud et qui fut dans
ses jeunes années tout entier voué au culte de Dieu, va sentir sa foi s’ébranler face à la
découverte brutale du mal absolu. Spectateur impuissant des abominations que la folie
humaine est capable d’engendrer, l’auteur se replonge dans des souvenirs aussi atroces
qu’impérissables, comme en témoigne cette citation extraite de l’ouvrage : "Jamais je
n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept
fois verrouillée. Jamais je n'oublierai cette fumée. Jamais je n'oublierai les petits visages des
enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je
n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi. Jamais je n'oublierai ce
silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre. Jamais je n'oublierai ces
instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-
même. Jamais. »

La déshumanisation est une des caractéristiques principales des camps de concentration.


L’ouvrage Si c’est un homme de Primo Levi constitue un témoignage essentiel de ce que fut
l’horreur des camps d’extermination nazis. L’auteur, un italien chimiste de formation, rejoint
une milice antifasciste en 1943, puis est arrêté en décembre de la même année et déporté
dans le camp d’Auschwitz. A travers une écriture simple qui renforce le caractère universel
de son récit, il nous livre une description minutieuse de la vie des prisonniers dans les camps
nazis et montre comment l’univers des camps tendait à transformer les hommes en choses.
Pour Primo Lévi, les camps de concentration sont des machines à broyer toute forme
d’humanité : « Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est
morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. » Puis
d’ajouter : « en quelques jours, chaque prisonnier n’était plus qu’une brute, dont la seule
raison de vivre était sa ration de pain et sa gamelle de soupe. ».
À la lecture de ce témoignage, où la plume de Primo Lévi semble un scalpel disséquant
l’expérience concentrationnaire pour mieux en explorer les méandres, il nous arrive
d’assister à des instants de bonté et d’entente fraternelle, à travers des rencontres du
narrateur avec des hommes dont la nature profonde est restée intact malgré la barbarie des
camps. « Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait
pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi
j'étais un homme. » Cependant, ces rares moments d’éclaircie, où un rayon d’humanité filtre
à travers le ciel noir d’Auschwitz, ne font que renforcer l’impression d’inhumanité que nous
laisse le récit.
La déshumanisation dans les camps passe par plusieurs étapes qu’on retrouve dans tous les
récits concentrationnaires. D’abord le voyage vers les camps, qui s’effectue dans des wagons
à bestiaux. Puis l’arrivée au camp, que Primo Levi perçoit comme une initiation dégradante :
nus et tondus, les prisonniers se voient tatouer un numéro d’immatriculation sur l’avant-
bras, numéro sans lequel ils n’ont pas le droit au pain et à la soupe quotidienne. Plus tard
dans le récit, à l’approche de l’hiver, vient le moment de la sélection : chaque prisonnier doit
courir nu devant un SS qui décidera s’il doit vivre ou mourir. Primo Lévi en réchappe, mais
est horrifié par le caractère arbitraire de sa survie.
Durant une scène en particulier, il prend conscience du degré d’inhumanité de ses
bourreaux, à travers le regard glacial d’un SS devant lequel il passe des examens de chimie.
« Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme; et si je pouvais expliquer à
fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux
êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la
grande folie du Troisième Reich.
Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant. Le cerveau qui
commandait à ces yeux bleus et à ces mains disait clairement : "Ce quelque chose que j'ai là
devant mes yeux appartient à une espèce qu'il importe sans nul doute de supprimer. Mais
dans le cas présent il convient auparavant de s'assurer qu'il ne referme pas quelque élément
utilisable". »

2.2.2. Les barrières de l’indicible

Pour Elie Wiesel, « Auschwitz nie toute littérature, comme il nie tous les systèmes, toutes les
doctrines ; l'enfermer dans une philosophie, c'est le restreindre, le remplacer par des mots,
n'importe lesquels, c'est le dénaturer. La littérature de l’Holocauste ? Le terme est un contre-
sens ».
L’idée que les mots sont impuissants face à un degré d’horreur aussi élevé est omniprésente
dans la littérature concentrationnaire. Les mots semblent en effet trahir celui qui veut les
employer à témoigner d’une expérience qui semble incommunicable.
La volonté de dénoncer les crimes commis par les systèmes totalitaires nazi et communiste a
néanmoins donné naissance à des œuvres faisant écho à l’horreur des camps et à leur
inhumanité sans précédent dans l’histoire.
Selon Jorge Semprun, auteur de L’écriture ou la vie, l’essentiel de l’expérience
concentrationnaire ne se trouve cependant pas forcément dans l’horreur à laquelle les
détenus ont fait face à travers la faim, l’épuisement, le froid, les brimades infligées par les
kapos ou le travail physiquement et mentalement éprouvant auquel ils étaient forcés, car
cette horreur n’est selon lui que l’apparence, et que la surface de cette expérience.
Son récit, composé de souvenir qui se suivent et se recoupent, débute à la libération du
camp de Buchenwald, où Semprun avait été fait prisonnier pour avoir fait partie d’un groupe
de résistants. Il cherche l’origine de l’angoisse qui l’envahit de voir son expérience des camps
tomber dans l’oubli alors qu’il lui suffit de se plonger dans ses souvenirs proches pour que
l’horreur afflue dans sa mémoire. Le camp venant d’être libéré, il se retrouve face à trois
officiers britanniques qui semblent gênés et presque épouvantés par sa présence de jeune
« rescapé ». Il se demande alors si quelqu’un sera à même d’entendre son récit, si ce qu’il a
à raconter n’est pas trop inimaginable pour qu’il y ait quelqu’un au monde qui veuille bien
essayer de l’imaginer. Il lui semble qu’il n’a pas vraiment échappé à la mort, qu’il n’a pas fait
que la frôler, mais qu’il l’a traversé, ou plutôt, qu’il a été traversé par elle. Il n’est donc pas
un rescapé, mais un revenant. Et un revenant effraie toujours. Selon lui, l’essentiel de
l’expérience concentrationnaire se trouve dans l’expérience du Mal radical, qui aura été
vécue comme une expérience de la mort : « L’essentiel, c’est de parvenir à dépasser
l’évidence de l’horreur pour parvenir à la racine du Mal radical. Car l’horreur n’était pas le
Mal, n’était pas son essence du moins. Elle n’en était que l’habillement, la parure, l’apparat.
L’apparence, en somme. On aurait pu passer des heures à témoigner sur l’horreur
quotidienne sans toucher à l’essentiel de l’expérience des camps. »
Or, cette expérience de la mort à la fois collective et individuelle, ce que Semprun nomme,
en référence à René Char, une « ténèbre échue en partage », n’est pas crédible, puisque la
mort est, pour la pensée rationnelle, le seul événement dont on ne peut faire l’expérience.
On ne peut la saisir que sous la forme « de l’angoisse, du pressentiment ou du désir
funeste. » C’est pourquoi la difficulté à laquelle Semprun se heurte au moment de témoigner
tient dans le caractère inimaginable de son récit, dont le fil directeur serait cette expérience
du mal radical vécue à travers une véritable expérience de la mort.
Joseph Bialot, un autre rescapé des camps, explique : « Il y a, dans l’histoire des camps,
“quelque chose”, présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes
humains. La mort vécue ne peut pas se raconter, pas plus qu’on ne peut regarder le soleil en
face ou rester indéfiniment sous l’eau. Auschwitz ne peut pas être « mis en mots », ni en
images, ni en sons. »
Un récit de Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, premier volet du triptyque
Auschwitz et après, s’ouvre sur cette idée selon laquelle les mots sont trompeurs. Puisqu’à
Auschwitz, plus rien n’a de sens, ce que les mots tentent de désigner ne désignent pas la
réalité de ces choses. Ainsi, la gare n’est pas une gare, le départ n’est pas un départ ni
l’arrivée une arrivée. Le mot « arriver », convoque, dans la vie ordinaire, une idée de
soulagement qui n’est en rien convoquée par le mot « arriver » lorsqu’il désigne l’action
d’arriver au camp. La plupart des mots n’ont ainsi pas le même sens selon qu’ils désignent la
réalité de la vie hors des camps et celle de la vie au sein des camps : le printemps de la vie de
tous les jours n’est pas le même que celui des camps. Il est cependant des mots qui
reprennent tout leur sens dans l’univers des camps, des mots auquel les camps rendent leur
sens le plus pur, comme le mot « soif », qui devient pleinement lui-même et reprend son
plein pouvoir lorsque la sensation qu’il désigne est ressentie bien au-delà de ce que le mot
soif signifie dans la vie triviale.
« La soif du marais dure des semaines. Les outres ne viennent jamais. La raison chancelle. La
raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas
de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau.
Est-ce cela, d’être mort ? Les lèvres essaient de parler, la bouche est paralysée. La bouche ne
forme pas de parole quand elle est sèche, qu’elle n’a plus de salive. Et le regard part à la
dérive, c’est le regard de la folie. Les autres disent : “Elle est folle, elle est devenue folle
pendant la nuit”, et elles font appel aux mots qui doivent réveiller la raison. Il faudrait leur
expliquer. Les lèves s’y refusent. Les muscles de la bouche veulent tenter les mouvements de
l’articulation et n’articulent pas. Et c’est le désespoir de l’impuissance à leur dire l’angoisse
qui m’a étreinte, l’impression d’être morte et de le savoir. »
Dans son récit Si c’est un homme, Primo Lévi évoque également cette impuissance des mots
à retranscrire la réalité des camps : « De même que ce que nous appelons faim ne correspond
en rien à la sensation qu'on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon
d'avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons "faim", nous disons "fatigue", "peur"
et "douleur", nous disons "hiver", et en disant cela nous disons autre chose, des choses que
ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans
leurs maisons et connaissent la joie et la peine.
Les récits concentrationnaires, même s’ils peuvent se heurter aux barrières de l’indicible, ou
plutôt de l’inimaginable, n’en demeurent pas moins des ondes de chocs déployées sur des
générations de lecteurs.
L’impérieuse nécessité de témoigner de ce qu’ils avaient vécu est apparue à bien des
rescapés des camps. Mais comment rendre un témoignage fidèle d’une expérience qui
semble à première vue incommunicable ? Faire de ce témoignage une œuvre d’art peut
aider à faciliter la transmission de l’expérience vécue, comme en témoigne les nombreuses
figures de styles utilisées dans l’ouvrage La Nuit d’Élie Wiesel. La Nuit, récit haletant,
comporte par exemple de nombreux moments de suspense, comme lors de l’entrée à
Auschwitz, où le jeune Elie compte les pas qui les séparent, lui et son père, d’une fosse d’où
s’élèvent des flammes gigantesques et où sont jetés des hommes et des enfants, tandis qu’il
songe à se suicider en se jetant sur les barbelés électrifiés, ou encore durant l’interminable
agonie d’un jeune de Varsovie condamné à la pendaison. Il a également recours à de
nombreuses comparaisons qui rendent le récit d’autant plus percutant. C’est ainsi que Mme
Schächter, la femme qui hurle au feu durant la nuit dans les wagons à bestiaux, «
ressemblait à un arbre desséché dans un champ de blé. », son hystérie était telle que c’était
« comme si une âme maudite était entrée en elle et parlait du fond de son être. ». Plus loin
dans le récit, il compare le baraquement des détenus à « l’antichambre de l’enfer ».
Dans ce récit où l’on peut la croiser à chaque instant, la mort se trouve personnifiée, jusqu’à
devenir quelque chose de quasiment palpable : « La mort m’enveloppait jusqu’à m’étouffer.
Elle collait à moi. Je sentais que j’aurais pu la toucher. » - « Autour de moi elle s’installait
sans bruit, sans violence. Elle saisissait quelque endormi, s’insinuait en lui et le dévorait peu à
peu. » - « La mort n’avait guère besoin d’aide. Le froid faisait consciencieusement son travail.
» - « Je discutais avec la mort elle-même, avec la mort qu’il avait déjà choisie. »

2.2.3. Les démons du passé

Au sortir des camps, Jorge Semprun réalise que la mort n’est plus quelque chose à venir,
qu’elle ne se trouve plus à l’horizon du futur mais qu’elle a au contraire été reléguée au plan
du passé, au creux des souvenirs obsédants qu’il lui reste des camps, souvenirs dont la
douloureuse clarté rendront difficile son « retour à la vie ». « La mort était une expérience
vécue dont le souvenir s’estompait ». Cette sensation d’être invulnérable et immortel ne le
quittera réellement que plus de quarante ans plus tard, à l’annonce de la mort de Primo
Lévi.
Entre Primo Lévi et Jorge Semprun, le rapport à l’écriture, à l’impérieuse nécessité de
témoigner, diffère radicalement. Si l’écriture apaise la mémoire du premier, si son « bagage
de souvenirs atroces » devient « une richesse, une semence » et qu’il lui semble « croitre
comme une plante au moment d’écrire », elle plonge et submerge le second dans la mort.
Semprun explique : « J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons chaque ligne écrite
m’enfonçais la tête sous l’eau […]. Je me débattais pour survivre. J’échouais dans ma
tentative de dire la mort pour la réduire au silence : si j’avais poursuivi, vraisemblablement,
c’est la mort qui m’aurait rendu muet. »
S’il existe néanmoins un point commun entre ces deux rescapés des camps, ce serait cette
impression tenace, qui a peut-être joué un rôle dans le suicide de Primo Lévi, cette certitude
enfouie au plus profond de ceux qui en sont revenus, qu’il n’y eut de vrai dans la vie que
l’expérience des camps. Tout ce qui a suivi, le retour à la vie, la famille, les amis, la nature, ne
leur apparaît alors plus que comme un rêve, rêve auquel ils sont arrachés aussitôt que le
traumatisme de la déportation ressurgit à la surface de leur mémoire. Tout ce qui a pu les
apaiser par la suite ne semble alors plus qu’une vaine tentative de reléguer dans les brumes
de l’oubli le douloureux souvenir d’avoir vécu l’enfer.
On ne pourra mieux le dire que Primo Lévi quand il écrit, à la fin de son livre intitulé La
Trêve : « Puis c’est le chaos : je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble, et soudain je sais
ce que tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le
Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleurs, le foyer, n’était
qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve ».

2.3. La dystopie : une rébellion face au système

Nous avons vu dans la première partie que les romans dystopique avaient pris leur essor au
20ème siècle qui, ce n’est pas un hasard, fut le siècle de toutes les dérives totalitaires. Au
carrefour de la science-fiction et de la réalité, la littérature dystopique prend à contre-pieds
la tradition de la littérature utopique et devient un moyen d’imaginer une société futuriste
de tous les dangers. Les ouvrages qui sont devenus des classiques du genre n’ont pas
manqué, même encore de nos jours, de nourrir les débats quant aux voies que la marche du
monde est susceptible d’emprunter. Là où Thomas More, dans L’Utopie, s’était appliqué à
décrire une société dite « idéale » dans sa globalité, les auteurs de dystopies adoptent le
point de vue d’un individu. En lisant un roman dystopique, nous regardons la société
imaginée par l’auteur à travers les yeux d’un de ses personnages. Nous montrerons dans
cette partie comment les auteurs de dystopie, en adoptant le point de vue d’un personnage
souvent inadapté au monde dans lequel il évolue, opèrent à une critique des sociétés qu’ils
imaginent.
2.3.1. Le meilleur des mondes ou un simulacre de bonheur

SI Huxley critique la société du Meilleur des mondes que nous avons décrite dans la première
partie, c’est car le bonheur qui y est atteint ne consiste qu’en un assouvissement perpétuel
du corps. Il n’est offert aux individus qu’au prix de l’élévation de leur âme. Ces plaisirs
charnels en continu, en rivant l’individu à la vie de son corps, atrophient toute forme de vie
spirituelle, considérée trop propice aux idées révolutionnaires.
Un des personnages du roman, Bernard Marx, est un psychologue Alpha dont le physique
est nettement inférieur à celui de sa caste. Une rumeur prétend qu’une erreur a été
commise quand il n’était encore qu’un embryon au fond d’une éprouvette. Mais ce physique
disgracieux, qui entrave son intégration sociale au point de faire de lui un paria, le pousse
également à développer une façon de penser peu commune. Il déteste par exemple le soma,
préférant « être lui-même et triste plutôt qu'une autre personne qui soit heureuse ». Il aime
la mer, les étoiles ou encore la randonnée, alors que ses congénères ont été conditionnés à
détester la nature. Il est donc un élément subversif de la société : il remet en cause les
mœurs répandus dans la société, déplorant par exemple que les femmes soient considérées
« comme de la viande ».
En invitant Lenina Crowne, une jeune Beta, à se rendre dans une réserve au Nouveau
Mexique, un immense espace séparé de la civilisation par une clôture électrique, Bernard
découvrira avec fascination une tribu de sauvages qui se reproduisent naturellement et
entretiennent des liaisons durables. Au sein de cette tribu, dont la grande majorité des
membres sont illettrés, les deux personnages rencontrent notamment John, un jeune
homme intelligent, né de la liaison de sa mère Linda avec le directeur du centre
d’incubation. Sa mère lui a appris à lire et il s’intéresse beaucoup à Shakespeare. John, avide
de découvrir le monde civilisé dont sa mère est issue, repart avec Bernard et Lenina. Mais la
fascination de John pour le Meilleur des Mondes, dont sa mère Linda lui parle depuis qu’il
est enfant, se transformera bientôt en désillusion : le monde qu’il découvre le déçoit
profondément. Lui qui a sondé la profondeur du cœur humain à travers les pièces de
Shakespeare, lui qui demeure attaché aux notions de mariage et de religion chères à la tribu
où il a grandi, ne peut concevoir que les sentiments n’aient pas leur place dans ce nouveau
monde, où des individus indifférenciés et sans relief vivent une vie dénuée de passion. Le
personnage de John permet donc à Huxley de critiquer la société apparemment idéale qu’il
nous décrit : John incarne le lecteur des années 30, non conditionné et horrifié par la vision
d’un monde déshumanisé où le malheur n’est éradiqué qu’au profit d’un simulacre de
bonheur.

2.3.2. Nous autres : une tentative de rébellion

D-503, personnage principal et narrateur du récit Nous Autres de Zamiatine, est un ingénieur
en charge de la construction de l’Intégrale, un vaisseau destiné à conquérir l’espace afin de
procéder à « l’intégration des immensités de l’Univers ». À l’initiative du Bienfaiteur, chaque
numéro est invité à composer un poème en l’honneur de l’Etat Unique. C’est ainsi que D-503
consigne des notes dans un carnet qu’il adresse à ceux qui « connaissent encore l’état
sauvage de la liberté » et dans lequel il est supposé faire l’éloge de l’Etat Unitaire. L’objectif
est d’en répandre la doctrine à travers l’univers, d’y faire adhérer les « sauvages », afin de de
les « soumettre au joug bienfaisant de la raison » et « de les forcer à être heureux ».
Plusieurs personnages gravitent autour de lui, notamment son ami le poète R-13, attaché à
l’Institut des Poètes et Écrivains Nationaux, qui incarne la figure de l’artiste à la solde du
régime. Ce dernier a fait de ses œuvres, intitulées les « Odes quotidiennes au Bienfaiteur »,
les « Stances sur l’hygiène sexuelle », ou encore « l’Hymne à l’État Unique », un formidable
outil de propagande au service de l’Etat. Il déclare par exemple que « L’élément, autrefois
sauvage, de la poésie, a été également dressé et soumis au joug. La poésie n’est plus un
impardonnable roucoulement de rossignol, c’est une force nationale, un service utile »,
Parmi les personnages entourant le narrateur, on trouve également sa partenaire sexuelle
favorite, la ronde O-90, ainsi que I-330, une femme originale qui se démarque des autres par
son indépendance d’esprit. Cette dernière joue au piano, tout comme les anciens qui ne
connaissaient pas le règne du bonheur obligatoire, elle fume des cigarettes et boit de
l’alcool, activités fermement condamnées par le régime en place.
Pour D-503, tout va changer avec la rencontre de cette femme insolite. Au début du récit, I-
330 irrite le narrateur, ses manières excentriques et sa façon de l’inciter à bafouer les règles
imposées par l’État l’effraient. Mais cette femme qui ose sortir des rangs par son attitude
indépendante, cette femme qui s’habille et décore son appartement avec des couleurs
chaudes et vives, va peu à peu instiller le doute dans l’esprit du narrateur à mesure que ce
dernier s’éprend d’amour pour elle.
Le discours de D-503, au départ si rationnel, logique, et sûr de lui-même, se désorganise
tandis que la fascinante I-330 assoit son emprise sur lui. En comparant cette dernière à 0-90,
D-503 fera l’expérience de l’altérité et prendra conscience des dissemblances qui existent
entre les êtres : « À ma droite, j’avais l’inconnue, fine tranchante, souple, comme une
cravache, I-330 [...] ; à ma gauche, O, tout à fait différente, toute en rondeurs, avec le pli
charnu qu’ont les enfants au poignet. [...] Nous étions tous différents »
I-330, au contraire de 0-90 qui symbolise la sécurité confortable des certitudes, représente
l’inconnu et la volonté de rébellion dont elle tentera de semer les germes dans l’esprit de D-
503. Elle dit par exemple : « Je veux être originale, c’est-à-dire me distinguer des autres. Être
original, c’est détruire l’égalité... ». I-330 cherche à s’extraire de la totalité et passer de l’état
de numéro à celui d’individu. Elle agira comme le révélateur de l’inconscient du narrateur.
Une scène du récit, celle de la chute de D-503 dans un meuble sans fond, figurera d’ailleurs
cette immersion dans la part inconsciente de lui-même qu’il avait jusqu’alors ignorée et
refoulée. La douleur qu’il ressent à ce moment précis témoigne de l’ampleur du
conditionnement dont il fait l’objet. Cette faille inédite dans sa sujétion à l’État Unique
l’amènera à se questionner, tout autant sur lui-même que sur le monde qui l’entoure. Il
commencera à faire des rêves et à développer une imagination. À travers l’irrationalité de
sa passion amoureuse pour I-330, il va en fait se découvrir une âme, ce qui revient à être
atteint d’une grave maladie, les individus étant considérés par l’État comme de simples
rouages du système, c’est à dire comme des machines.
Du « Nous » indifférencié et collectif émerge progressivement un « je » propre et individuel.
Le narrateur prend conscience de la puissance du Verbe, capable d’être une arme au service
du pouvoir mais également de se retourner contre lui. La narration oscille alors entre le désir
de guérir de cette maladie de la conscience et celui de percer le mystère de cet inconnu dont
sa rencontre avec I-330 lui a fait entrevoir l’existence. « J’ai peur de perdre, si je perds I,
l’unique clef de tous les mystères : celui de l’armoire, celui de mon inconscience temporaire,
etc. Je sens que j’ai le devoir de les percer à jour, ne serait-ce que comme auteur de ces notes,
pour ne rien dire de cette ignorance qui est organiquement l’ennemie de l’homme ». Tout au
long de ce tiraillement et de ce vertige dont son esprit fait l’expérience, le narrateur apparaît
comme un personnage tragique en quête de la part d’humanité qui subsiste en lui malgré les
chaînes de son conditionnement.
À travers l’ébranlement progressif de ses croyances et l’intensification des doutes du
narrateur, on assiste à la lente désintégration de l’État Unitaire. L’État est en effet menacé
par l’existence des Méphis, une population vivant encore à l’état sauvage au-delà de la
muraille et que I-330 veut entraîner à la révolution. En révélant leur existence à D-503, elle
lui montre la voie à suivre pour s’affranchir du joug de l’idéologie rationaliste de l’État. Elle
l’invite à ne pas réprimer ses sentiments, mais plutôt à considérer leurs facultés libératrices :
« Vous vous êtes couverts de chiffres qui rampent sur vous comme des poux. Il faut vous en
débarrasser et vous chasser nus vers la forêt. Vous devez apprendre à trembler de peur, de
joie, de colère furieuse, de froid, vous devez adorer le feu » (NA, 168). Cependant, D-503,
malgré le caractère artificiel voire factice de son discours apologétique de l’État, demeure
incapable de se défaire de l’emprise idéologique de ce dernier et de se rallier totalement à la
cause de I-330. Le caractère immuable du présent étant si bien ancré dans son esprit, il
n’imagine pas qu’une révolution soit possible. C’est d’ailleurs presque à son insu qu’il se
rendra complice de la tentative de coup d’état orchestrée par I-330. Ce trop peu
d’imagination, qui l’empêche de se projeter dans une autre réalité, finira par être aboli par la
Grande Opération, lobotomie qui anéantira définitivement les timides velléités
émancipatoires de son esprit.
À travers l’errance psychologique de son narrateur, Zamiatine exprime les méandres du
conditionnement totalitaire et le confort de la pensée conformiste : l’esprit de D-503 semble
en effet plus apaisé lorsqu’il est asservi au diktat du parti. Ce n’est qu’avec la rencontre de I-
330 qu’il découvre la possibilité de penser indépendamment de l’idéologie rationaliste de
l’État et de ressentir des émotions fortes, en contraste avec l’aseptisation générale qui règne
au sein de la Ville.

2.3.3. Big Brother : le système contre l’humanité

Comme chez Huxley et Zamiatine, on regarde la société de 1984 à travers les yeux d’un
personnage, ici Winston Smith, qui prend conscience, au début du roman, de son aversion
pour l’idéologie du parti au pouvoir. Le parti exige au début du récit que la récente alliance
entre l’Océania et l’Estasia, qui n’est plus d’actualité, soit éclipsée des rapports officiels par
le commissariat des archives où travaille Smith. Mais, ne pouvant adhérer à cette amnésie
sélective, ce dernier décide de laisser une trace écrite de ses pensées, après avoir découvert
que la disposition de son appartement lui permet, à un endroit précis, d’échapper à la
surveillance du télécran. Ce témoignage fixe va à l’encontre de la propagande du parti, qui
veut que l’Histoire soit sujette à un mouvement perpétuel. Sa vision réfractaire au régime en
place servira de prétexte à la description de l’état totalitaire que nous avons dépeint dans la
première partie, où l’amour et la sensualité sont prohibés, la langue détruite, et la
population maintenue dans un état d’esclavage au prétexte qu’une guerre sans fin ni but fait
rage aux frontière du pays. En suivant ce récit d’une profonde noirceur, le lecteur se sent au
plus proche de Winston Smith. Orwell, à travers un style qui mêle les différentes sensations
que sont l’ouïe, l’odorat, le toucher ou la vue, dégage de la poésie de l’atmosphère
oppressante qui plane sur son livre. En esthétisant son récit et en embrassant la vision de
son héros, notamment grâce au procédé du monologue intérieur, Orwell immerge le lecteur
dans l’univers qu’il imagine et lui permet d’être au plus près du personnage principal. Orwell
dépasse ainsi la simple dénonciation politique pour offrir au lecteur une immersion totale
dans le cauchemar totalitaire absolu.
La propagande à l’œuvre dans 1984, faite de slogans frappants, marque le lecteur à vie. Qui,
après avoir lu 1984, peut oublier le slogan « Big Brother is Watching You », devenu un
symbole des sociétés, réelles ou fictives, où la surveillance totale a pour effet d’anéantir la
liberté individuelle ?
Le roman présente en outre de nombreuses scènes marquantes, comme celle des « deux
minutes de la haine » où la population est appelée à déverser sa haine sur le « traitre au
parti » Emmanuel Goldstein, scène qui renvoie le lecteur aux campagnes de haine anti-juive
dans l’Allemagne nazie, ou encore à la notion « d’Ennemi du Peuple » dont Staline se servait
pour cristalliser la haine autour des individus hostiles au régime.
En truffant son récit de symboles, Orwell fait comprendre au lecteur qu’il s’agit là d’un
univers où, certes, l’idée de totalitarisme est poussée à son paroxysme, mais qui demeure
ancré sur des réalités historiques non moins terrifiantes.
Lors des deux minutes de la haine, Winston Smith rencontre Julia, qui lui remet bientôt un
mot dans lequel elle lui déclare sa flamme. Un amour passionnel naît alors entre eux deux,
amour qui figurera la rébellion de l’individu face à l’inhumanité du système totalitaire. Mais
cet espoir naissant de révolte, qui les pousse à entrer en contact avec un supposé groupe de
résistant du nom de la Fraternité, finira également par entrainer leur perte. O’Brien, qu’ils
pensaient appartenir à cette alliance rebelle, n’est autre qu’un espion du parti. Ce dernier
fait parvenir à Smith un manuscrit écrit par Goldstein où sont exposés tous les rouages du
système et les manipulations mises en place par le parti de Big Brother. On découvrira par la
suite que ce livre avait été écrit à l’initiative du parti lui-même, comprenant du même coup
que Goldstein n’était qu’une sorte d’allégorie immortelle de l’ennemi du parti. Durant une
période qu’il lui est impossible de mesurer, Smith est torturé par O’Brien dans le cadre de sa
rééducation, jusqu’à ce qu’il abandonne toutes ses convictions morales et soit prêt à
accepter n’importe quelle vérité, aussi contradictoire soit-elle, du moment qu’elle émane du
parti. Il consent ainsi à admettre que 2+2=5 ou encore que Winston Smith n’existe pas en
dehors de la réalité du parti.
Il finira même, confronté à sa phobie suprême des rats, par trahir sa compagne Julia. Smith
est relâché mais, ayant perdu ses sentiments et sa dignité, il n’est plus qu’une loque passant
sa vie au bistrot. Le lien puissant qui l’unissait à Julia est rompu, les deux amants s’étant
trahis mutuellement. Le roman se termine par une scène montrant un Winston Smith béat
d’admiration devant les télécrans annonçant une victoire retentissante sur l’ennemi.
Pour Orwell, l’horreur du totalitarisme tient bien sûr dans les souffrances subies dans la
chair de ceux qui en ont fait l’expérience, mais elle tient également dans cette idée
terrifiante selon laquelle un système totalitaire pourrait exercer un pouvoir absolu, à travers
le contrôle des esprits, sur la réalité. Dans 1984, le parti part du principe que la réalité
n’existe qu’à travers l’esprit de ceux qui en font l’expérience. Ainsi, avoir la main mise sur les
esprits à travers des préceptes idéologiques allant souvent à l’encontre de la raison et du
bon sens revient à contrôler la réalité elle-même. La « maxime » selon laquelle 2+2=5, qui
revient sans cesse dans le roman, contient à elle seule toutes les absurdités et autres vérités
contradictoires, c’est à dire tous les mensonges que le parti cherche à faire avaler à la
population. Une réplique du personnage de O’Brien, le tortionnaire de Winston Smith,
illustre parfaitement cette volonté du parti d’étendre sa mainmise à la réalité elle-même, et
ainsi de modifier le réel à sa guise : « Vous croyez que la réalité est objective, extérieure,
qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en
elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le
monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas
extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un
individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du
Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible
de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez
rapprendre, Winston. »
En refermant ce livre, le lecteur de 1984 serait tenté de voir, dans son atmosphère
oppressante et dans l’absence totale d’espoir qui s’en dégage, le pessimisme radical de son
auteur. Cependant, le livre ne se termine pas par cette fin tragique, mais par un appendice
expliquant comment avait été structurée la novlangue. Margaret Atwood, auteure de
dystopies et notamment connue pour son ouvrage La Servante Ecarlate, voit dans cet
appendice écrit à l’imparfait par un narrateur qui semble décrire le langage de 1984 depuis
une époque postérieure au récit, la preuve que le régime mis en place par Big Brother a fini
par s’effondrer. Selon elle, Georges Orwell, en semant le doute quant à la pérennité du
système qu’il décrit, sème également l’espoir.
Il semble donc qu’il subsiste, même dans les dystopies les plus sombres, des raisons
d’espérer et de croire dans le triomphe de la raison sur la folie du totalitarisme.
Nous avons vu dans la première partie qu’un régime totalitaire se distinguait d’autres
régimes autoritaires, non seulement par l’étendue de son influence, qui touche à toutes les
sphères sociales, c’est à dire jusqu’à la sphère privée, mais également par le but qu’il
poursuit : la transformation de l’homme et l’avènement d’un monde nouveau. Vassili
Grossman, dans son roman Vie et Destin, se pose une question essentielle : la domination
totalitaire peut-elle changer la nature profonde de l’homme ? La soif de liberté qu’on porte
en chacun de nous peut-elle se tarir, rendant ainsi viable à long terme le monde liberticide
que les totalitarismes proposent ?
Selon l’écrivain russe, la liberté est une des aspirations inaltérables de l’homme. On peut
devenir esclave par la force du destin, mais on ne l’est jamais par nature. Les systèmes
totalitaires peuvent donc écraser la liberté des individus, mais jamais l’anéantir. L’homme ne
renonce pas à la liberté de son plein gré, mais seulement sous les contraintes que les
systèmes totalitaires, à travers la violence qui en est le fondement, exercent sur lui. L’auteur
affirme en conclusion que c’est dans le caractère invincible de l’aspiration humaine vers la
liberté que réside la lumière du 20ème siècle et de l’avenir.

2.3.4. La puissance de l’imagination : la mémoire contre l’oubli


La littérature dystopique met donc en scène des personnages inadaptés à la société dans
laquelle ils évoluent. À travers leurs points de vues, qui divergent de la pensée conformiste,
les auteurs de dystopies peuvent donner libre cours à leur critique des idéologies prônées
dans ces sociétés qui, bien qu’imaginaires, empruntent de nombreux traits aux régimes
totalitaires que l’Histoire a connus. 1984 par exemple, où la torture, l’élimination des
opposants politiques, la propagande, la manipulation du langage, ou encore le
négationnisme, sont choses courantes, s’inspire directement du nazisme et du stalinisme.
On retrouve par ailleurs la dimension eugénique de la société d’Aldous Huxley dans le
nazisme. L’idéologie nazie, en condamnant à mort ceux qu’elle désigne comme ses ennemis
et en préconisant l’euthanasie pour les personnes qu’elles jugent indésirables comme les
handicapés, ou déviantes comme les homosexuels, a également pour but de contrôler la
population et de sélectionner ceux qu’elle épargnera et ceux qu’elle éliminera sur des
critères génétiques. Huxley, qui a publié Le Meilleur des Mondes en 1932, a pu s’inspirer des
théories eugénistes très en vogue à son époque et, étant issu d’une famille de scientifiques
(son frère était un théoricien de l’eugénisme), être influencé par son environnement familial.
Par ailleurs, chacune des dystopies que nous avons évoquées dépeint une société où la
masse triomphe de l’individu. Que ce soit par le divertissement de masse dans le Meilleur
des Mondes, le bonheur obligatoire dans Nous Autres, ou encore la haine qui se cristallise
autour d’un ennemi commun dans 1984, le cœur des idéologies qui nous sont présentées
vise toujours à fondre l’individu et à anéantir sa conscience dans l’uniformité de la foule. La
littérature, dans la mesure où elle favorise le développement d’une conscience individuelle,
est donc un outil puissant contre ce type de régimes autoritaires.

La faculté d’imagination se dresse également en rempart à la domestication des esprits par


les régimes totalitaires. À l’instar du narrateur de Nous autres qui, à travers la rencontre
d’une femme indépendante d’esprit, entrevoit une réalité différente de celle que son
conditionnement lui impose, lorsqu’une idéologie tend à vouloir expliquer le réel, c’est en
effet grâce à sa faculté d’imagination que l’individu, capable alors de se projeter dans une
réalité autre, peut se soustraire aux carcans idéologiques du totalitarisme. Or, si l’on ne peut
se souvenir du passé, comment être capable d’imaginer l’avenir ? Si l’on a oublié qu’un
passé fut meilleur que le présent, comment être capable de s’imaginer que le futur pourrait
l’être tout autant ? On voit que la mémoire occupe un rôle primordial dans la capacité à
imaginer et à se projeter dans le futur. C’est pourquoi le parti de Big Brother, dans 1984,
applique à la lettre un de ces préceptes fétiches : « qui commande le passé commande
l’avenir ; qui commande le présent commande le passé ». Falsifier les archives permet au
Parti de légitimer son pouvoir. Puisque les documents officiels sont constamment modifiés
pour qu’ils concordent avec la vérité du Parti, ce dernier finit par avoir toujours raison. C’est
ainsi que Winston Smith semble être le seul à se souvenir de l’alliance récente entre
l’Océania et l’Estasia, ou encore le seul à se souvenir que les conditions de vie étaient
meilleures avant l’arrivée au pouvoir de Big Brother. Puisqu’une grande partie de la
population est dupée par ce que Smith appelle « la mutabilité du passé », la folie devient
alors de croire que le passé est immuable.
En plus de remodeler la mémoire collective à sa guise, le Parti cible également la mémoire
individuelle : son but n’est en effet pas simplement de faire sombrer certaines vérités
compromettantes dans l’oubli collectif, mais également de pousser les individus à oublier
qu’ils ont oublié ces faits. Cela passe par une dissociation des actes et de la pensée : lorsque
Smith jette un article dans le « trou de mémoire », il doit le faire autant que possible de
manière inconsciente. Lorsqu’un document est détruit, sa destruction se fait d’un geste
automatique, comme pour souligner le caractère mécanique de cette destruction : le
système devient alors une machine à oublier le passé et plonge l’individu dans une forme
d’aliénation qui le dépossède de sa propre mémoire. Comme le souligne Milan Kundera dans
l’Art du roman, « la lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre
l’oubli ».
Les autodafés auxquels des étudiants nazis se sont livrés dans la nuit du 10 Mai 1933 sont
symptomatiques de la volonté de l’état totalitaire de condamner à l’oubli les œuvres de tous
les auteurs qui ne leur plaisaient pas. Tout un rituel accompagna l’embrasement de ces
quelques 20000 ouvrages dont l’action fut minutieusement mise en scène : après avoir
allumé des feux, des livres furent apportés sur des carrioles sous la pluie des roulements de
tambour, et les mêmes phrases furent prononcées dans tout le pays avant qu’on ne jette les
ouvrages au feu. Joseph Goebbels, ministre de l’éducation du peuple et de la Propagande,
prononça ce soir-là : "Le siècle de l'intellectualisme juif poussé à l'extrême est révolu et la
révolution allemande a rouvert la voie à l'être allemand. »
C’est ainsi qu’on jeta aux flammes les écrits de Erich Maria Remarque « contre la trahison
littéraire visant les combattants de la première guerre mondiale, pour l'éducation du peuple
dans un esprit qui lui permette de prendre les armes pour sa défense », que les écrits de
Marx furent jetés au feu « contre la lutte des classes et le matérialisme, pour la communauté
nationale et un idéal de vie ! », ou encore qu’on réduisit en cendres les écrits de Freud
« Contre la valorisation excessive de la vie pulsionnelle qui dégrade l'âme, pour la noblesse
de l'âme humaine !»
Les autodafés nazis brûlent encore aujourd’hui dans les mémoires et il faut se souvenir de la
formule prémonitoire du poète Heinrich Heine dont les ouvrages furent consumés par les
flammes : "où l'on brûle les livres, on finit aussi par brûler les hommes".

Partie 3. Le totalitarisme au 21ème siècle

Nous avons pu constater dans les deux premières parties comment la littérature, étant le
reflet de son époque, a pu, au 20ème siècle, s’intéresser de près à la question du
totalitarisme, les plus grandes manifestations de ce régime politique ayant vu le jour au
siècle dernier. S’il nous semble aujourd’hui que l’horreur dans laquelle ces régimes ont fait
basculer le monde il y a près de 70 ans fut si importante que nul ne songerait à instaurer à
nouveau de tels régimes politiques, l’Histoire depuis 1945 nous prouve que les traumatismes
du 20ème siècle n’ont pas empêché certains gouvernements de basculer vers des régimes
totalitaires et que bien des génocides ont été commis depuis la libération des camps nazis.
C’est ainsi que la Corée du Nord, l’Arabie saoudite, le Turkménistan, la Syrie, la Gambie, la
Biélorussie ou encore l’Erythrée sont encore aujourd’hui dirigés par des régimes de type
totalitaire et que des génocides ont été commis depuis 1945, notamment au Proche-Orient,
au Rwanda, au Darfour ou encore en ex-Yougoslavie. Certains pays aux régimes politiques
autoritaires ne sont pas loin non plus de basculer vers le totalitarisme, comme la Russie ou la
Chine.
Si l’on ne peut tirer des leçons de l’Histoire, si l’Histoire est vouée à se répéter sous
différentes formes, il nous faut au moins pouvoir déceler les menaces de dérives totalitaires
et les étudier de manière à endiguer autant que faire se peut le risque qu’elles nous font
courir.
3.1. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les progrès technologiques dans certains domaines s’accompagnent souvent de régressions


de nos facultés naturelles dans ces mêmes domaines. Par exemple, l’invention du GPS,
auquel nous faisons confiance pour nous mener à bon port, nous empêche dans le même
temps d’exercer notre sens de l’orientation, qui s’amoindrit en conséquence. Les téléphones
portables nous permettent certes d’être en contact avec des personnes situées à l’autre
bout du monde, mais ils peuvent également participer à nous couper du monde qui nous
entoure. Le temps que nous passons sur les réseaux sociaux par exemple constitue autant
de temps que nous ne passons pas à lire des livres ou à interagir dans la vie réelle.

3.1.1. Fahrenheit 451 : la culture au bûcher

Fahrenheit 451 est un récit de science-fiction publié en 1953, écrit par Ray Bradbury dans le
climat de paranoïa anti communisme du Maccarthysme, plus connu sous le nom de « chasse
aux sorcières », dont plusieurs intellectuels et notamment des amis de Bradbury ont fait les
frais. Cette œuvre, bien qu’appartenant au genre de la dystopie, se base sur la réalité de son
époque, et le gouvernement américain ne s’y trompait pas lorsqu’il décela dans ce livre des
messages révolutionnaires et décida de surveiller son auteur pendant une dizaine d’années.
Il y est en effet question de la censure, sujet brûlant à cette époque, et le titre du livre
évoque à lui seul toute l’essence de son propos : fahrenheit 451, soit la température en
degré fahrenheit à laquelle le papier s’enflamme et se consume. Bradbury imagine un
monde où la lecture, cet acte solitaire qui demande patience et réflexion, serait considéré
comme un acte anti social. Dans un monde où les individus ne pensent plus ni ne s’attardent
sur les choses, trop obnubilés qu’ils sont par les distractions et les loisirs que la technologie
met à leur disposition, à l’instar de ces murs écrans que le personnage principal, Montag, a
offert à sa femme au risque de se ruiner ; dans un monde où tout va trop vite, à l’image de la
vitesse fulgurante à laquelle roulent les voitures, obligeant les publicitaires à agrandir leurs
panneaux pour que les conducteurs des bolides aient le temps de se laisser appâter, un
monde où la consommation et le divertissement de masse participe au grand décervelage de
la population, les pompiers sont à présent réquisitionnés pour une mission hautement
importante car garante de l’ordre social : la mise à feu des livres clandestins. Les livres,
puisqu’ils sont une inépuisable source de questionnement et de réflexion, puisqu’ils sont
une fenêtre ouverte sur d’autres visions du monde, sont interdits au prétexte qu’ils
entravent la pensée unique et font rempart au bonheur pour tous. Dans ce monde ignifugé,
aseptisé, où les « gens ne parlent de rien », les pompiers n’éteignent plus les feux, ils les
allument, dès lors que l’alerte est donnée et que la présence de livres clandestins leur est
signalée. Ils ne se contentent d’ailleurs pas de brûler les livres, la maison qui les recèle brûle
parfois avec eux, au risque d’immoler la propriétaire des lieux qui préfère périr dans les
flammes avec ses livres plutôt que de vivre dans un monde dont ces derniers sont bannis,
tout cela sous le regard des curieux qui sortent dans la rue admirer le brasier géant.
À partir de sa rencontre avec Clarisse Maclellan, une fille à l’esprit original qui lui pose des
questions qu’il ne s’était jamais posé, l’histoire de la rébellion du pompier Guy Montag
contre le système dont il fut le fer de lance va commencer. Par des questions simples et
essentielles, elle instille très vite le doute dans sa tête : il se demande s’il est vraiment
heureux, interroge la profondeur de ses sentiments pour sa femme Mildred, et remet en
question le monde qui l’entoure. L’épisode de l’incendie où une femme décide de se laisser
brûler avec ses livres agit ensuite comme un détonateur dans son esprit : pour qu’une
personne soit prête à brûler avec eux, les livres doivent avoir plus d’importance que le
monde veut bien leur accorder. Ayant pris conscience qu’il n’est pas heureux et qu’il s’est
menti à lui-même, il tente de chercher dans les livres ce qu’il manque à son bonheur. Mais,
ayant caché lui-même des livres chez lui, sa maison devient la cible de la prochaine alerte
donnée aux pompiers de sa brigade. Commence alors une fulgurante révolte contre l’ordre
établi, qui le poussera jusqu’au crime. Montag, qui avait jusqu’ici coulé son existence sans se
poser de questions, qui avait marché sur les traces de son père et de son grand père,
pompiers eux aussi, commence, à partir de sa rencontre avec Clarisse, à douter du bien-
fondé de l’ordre établi et à lutter pour s’arracher au bonheur artificiel imposé par la société.
Grâce aux propos du chef des pompiers, le capitaine Beatty, qui se dresse comme un dernier
obstacle à la rébellion de Montag, on apprend que cette société sans âme n’a été rendue
possible que par l’atrophie de tout intérêt pour la culture ; on apprend que « le cinéma et la
radio, les magazines, les livres furent nivelés par le bas en une vaste soupe ». La
consommation et le divertissement de masse, facilités par la chute du niveau scolaire,
ont poussé la population à se désintéresser de la culture, préférant faire du sport et
regarder la télévision.
Le nom d’un des chapitres, « le tamis et le sable », illustre bien l’idée selon laquelle on a
beau faire passer des messages, ils ne servent à rien tant que personne n’est là pour les
écouter, la télévision hypnotisant tous les esprits. Le parallèle entre Fahrenheit 451 et nos
sociétés paraît alors évident : les distractions qui foisonnent autour de nous ne détournent-
elle pas notre attention de ce qu’il y a de plus essentiel ? Entre les téléphones où le cerveau
cherche invariablement à apaiser sa soif de stimuli, les chaines d’informations en continu qui
noient l’esprit dans un flux de renseignement dont il ne sait plus que faire, le divertissement
et la consommation de masse auxquelles la plupart d’entre nous choisissent de s’asservir,
prenons-nous encore le temps de penser ? Puisque tout va à un rythme de plus en plus
effréné, aurons-nous bientôt encore la patience de lire des livres ?
Le récit de Fahrenheit 451 a beau relever de la science-fiction, il a beau avoir été écrit dans
un contexte bien particulier, la science-fiction ne s’en base pas moins sur la réalité et les
problématiques qu’il soulève n’en sont pas moins d’actualité. La vision humaniste de
Bradbury doit cependant prendre le pas sur l’amer constat que son récit dresse et la vision
pessimiste qu’il embrasse : la société qu’il dépeint n’est pas viable, et elle finit d’ailleurs par
s’effondrer sous les bombes ennemies ; il faut alors se résigner à attendre des temps
meilleurs. À la fin de sa cavale, Montag rencontrera des hommes qui se réchauffent auprès
d’un feu de camp, ce qui le stupéfie, lui qui avait toujours vu le feu comme un moyen de
détruire les choses. Ces hommes, ces résistants qui vivent au ban de la société et ont décidé
de conserver dans leur mémoire la trace des plus grands œuvres littéraires, au point que
leur identité se confond avec celle de l’auteur dont ils ont retenu l’œuvre, l’accueilleront
comme un des leurs. Bradbury nous montre que l’espoir demeure même dans les temps les
plus difficiles car, et « c’est ce que l’homme a de merveilleux, il ne se laisse jamais gagner
par le découragement ». Il nous invite finalement à jouir des biens prodigués par la
nature, et non des bonheurs artificiels : « Regarde le monde, il est plus extraordinaire
que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine. »

3.1.2. La censure au 21ème siècle

Il y a plusieurs façons de brûler les livres : à défaut de faire des autodafés ou de censurer
certains livres, on peut envoyer un tueur aux trousses de l’auteur dont les livres dérangent,
comme l’a montré la Fatwa lancée à l’encontre de Salman Rushdie, l’auteur des Versets
Sataniques. On peut aussi tuer le goût pour la lecture, sous prétexte qu’il ne rapporte pas
assez d’argent. Jean d’Ormesson écrivait dans Le Figaro du 10 décembre 1992 : « On ne
brûle pas encore les livres, mais on les étouffe sous le silence. La censure, aujourd'hui, est
vomie par tout le monde. Et, en effet, ce ne sont pas les livres d'adversaires, ce ne sont pas
les idées séditieuses que l'on condamne au bûcher de l'oubli : ce sont tous les livres et toutes
les idées. Et pourquoi les condamne-t-on ? Pour la raison la plus simple : parce qu'ils
n'attirent pas assez de public, parce qu'ils n'entraînent pas assez de publicité, parce qu'ils ne
rapportent pas assez d'argent. La dictature de l'audimat, c'est la dictature de l'argent. C'est
l'argent contre la culture. »
On peut aussi voir dans la culture woke, ce mouvement né de la volonté, louable par ailleurs,
de défendre une société plus juste qui libérerait les victimes historiques de l’oppression, des
possibilités de dérives vers une forme de censure où toutes les opinions qui ne seraient pas
conforme aux normes du mouvement seraient réduites au silence.

3.1.3. La société de contrôle et de désinformation

Nous avons déjà vu combien la littérature pouvait se présenter comme un rempart aux
dérives totalitaires, le recul de la lecture au profit des nouvelles technologies pourrait donc
bien être un terreau propice aux germes de nouvelles formes d’asservissement.
L’omniprésence des écrans dans notre monde ne rappelle-elle pas celle des télécrans dans
l’univers de 1984 ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle favorise la mise en place d’une société de
contrôle, comme le montre la généralisation du contrôle social en Chine. Ce qui au départ
devait préparer l’entrée de la Chine dans l’organisation mondiale du commerce, à travers
l’instauration d’un « système de crédit social » appliqué aux entreprises chinoises pour
rassurer les firmes étrangères et qui fut inspiré du « scoring » des banques occidentales,
s’est bientôt généralisé aux particuliers. Le crédit social chinois accrédite l’idée d’un « capital
de point » accordé par l’État aux citoyens, capital qui peut se bonifier ou s’éroder selon « la
vertu » de chacun. Dans un tel système (qui n’en est qu’à ses débuts), l’existence de chacun
serait conditionnée par son « rating », selon des critères définis par le gouvernement. En
plus des informations collectées par les employés locaux et les données financières qui
nourrissent le système, ce dernier pourrait demain être nourri par la vidéosurveillance, la
reconnaissance faciale, l’analyse des messages circulant sur les réseaux sociaux, les achats
sur Internet, la géolocalisation, les renseignements médicaux, etc. Une bonne note pourrait
faciliter l’obtention d’un crédit, l’inscription de son enfant dans une école privée, l’obtention
d’un poste de fonctionnaire, et pourrait même permettre de passer en priorité à l’hôpital.
Dans un rapport détaillé, l’ONG Human Right Watch a montré comment les quelques 13
millions de ouigours de la région du Xinjiang, dont au moins 1 million sont déjà internés dans
des camps de « rééducation », sont surveillés massivement par le biais d’une application
mobile qui collecte des données personnelles et classe les individus selon leur prétendue
dangerosité. Grâce aux données recueillies via les cartes d'identité, adresse IP, traçage des
smartphones, plaques d'immatriculation, mais aussi les millions de caméras de
vidéosurveillance installées dans toute la province, le moindre fait et geste de tout un
chacun est scruté à la loupe. Les nouvelles technologies peuvent ainsi servir à traquer et
persécuter une minorité.
Les pays occidentaux ne sont pas non plus à l’abri d’une société de contrôle généralisé
comme celle que l’on voit émerger en Chine, puisque des outils similaires existent partout
dans le monde et l’on sait combien les géants du numériques collectent toujours d’avantage
de données sur leurs usagers. Cette nouvelle forme de capitalisme créé par Google, puis
amélioré par Amazon et Facebook, en collectant une quantité colossale de données
personnelles et en les analysant au moyen d’algorithme sophistiqués, peut prédire le
comportement des internautes. Les publicitaires sont alors prêts à payer toujours plus pour
obtenir des profils d’utilisateurs de plus en plus détaillés et ainsi cibler de plus en plus
précisément les consommateurs. Si la plupart d’entre nous ne voient pas d’inconvénients à
fournir certaines informations à ces multinationales en échange de l’accès à leur plateforme,
c’est que nous n’avons peut-être pas conscience du degré de surveillance qui est ainsi exercé
sur nos vies numériques. Et là où, dans la dystopie d’Orwell, c’est l’État qui installe des
« télécran » dans les foyers pour ne rien perdre de la vie quotidienne de ses citoyens, nous
choisissons aujourd’hui nous-même de nous laisser « espionner » en installant par exemple
des enceintes connectées dans notre salon. C’est peut-être de cette résilience face à la
toute-puissance des géants du numérique que les dérives totalitaires sont le plus
susceptibles de survenir. Puisqu’il est peu probable, au regard des bénéfices colossaux qui
sont en jeu, que ces firmes s’autorégulent et encadrent leur conduite, les gouvernements
doivent intervenir et veiller à la prise en compte des droits humains lors de l’élaboration de
lois sur le secteur des technologies.
En plus de faciliter l’émergence d’une société de contrôle, les nouvelles technologies ont
modernisé le phénomène de la désinformation. Ce phénomène existait bien avant internet
mais a pris, à l’ère du numérique, une ampleur inédite. La propagande prend désormais le
visage des « fake news », qui ont succédé aux faux documents tels que ceux du Protocole
des Sages de Sion publiés par la propagande russe au début du 20ème siècle et dont
l’Allemagne nazie s’est servie pour sa propagande antisémite, ou encore des armées de
« trolls », ces faux profils qui déferlent sur la toile et ont par exemple permis à la Russie
d’interférer dans les élections américaines ou encore de vanter les mérites de leur président.
Le patron du groupe paramilitaire russe Wagner, Evgueni Prigojyne, a d’ailleurs récemment
reconnu qu’il avait créé une « ferme à troll » dont les employés sont payés pour mener des
campagnes de propagande sur Internet.

3.2. Promouvoir la lecture

La littérature, nous l’avons bien vu, est une des armes les plus redoutées des régimes
totalitaires. En nous aidant à penser par nous-même et à nous bâtir un esprit critique, elle
constitue un rempart à la pensée unique et conformiste que dénonçait Ionesco dans sa pièce
de théâtre ; en nous immergeant dans l’horreur des camps, elle nous empêche d’oublier des
heures sombres de l’histoire et nous fait prendre conscience de la nécessité d’agir pour
éviter que les crimes contre l’humanité se perpétuent. Mais pour que ce type de littérature
soit efficace, il faut encore que les œuvres qui la constituent continuent d’être lues et
diffusées largement, notamment auprès des jeunes générations, qui seront les acteurs de la
vie politique de demain. Inscrire au programme des collèges et des lycées une lecture
transversale d’œuvres traitant du totalitarisme serait très enrichissant pour les élèves, que
ce soit du point de vue historique ou littéraire. La Nuit de Élie Wiesel serait par exemple un
ouvrage extrêmement intéressant à analyser en classe et marquerait très certainement
l’esprit de nombreux élèves par la qualité littéraire du texte et l’intensité du récit.
Conclusion

La littérature s’est attachée, tout au long du 20ème siècle, à rendre compte de la violence des
systèmes totalitaires et à en dénoncer les crimes.
À travers ses essais, la philosophe Hannah Arendt a minutieusement décrit les rouages de
deux systèmes totalitaires majeurs et nous offre ainsi un outil de comparaison qui pourrait
permettre d’identifier les dérives totalitaires de notre temps. La poésie, elle, de par les
émotions qu’elle transmet et les idéaux qu’elle inspire, pourrait bien être la clé de la prison
où le totalitarisme est sans cesse susceptible d’enfermer les esprits. Le théâtre et la satire,
sous une apparente légèreté, nous montre toute l’absurdité de ces systèmes politiques si
meurtriers. Le roman dystopique, en anticipant un monde futur dont la liberté serait bannie
au profit d’un bonheur, au mieux illusoire, au pire inaccessible, interroge nos systèmes de
valeurs et nous font réfléchir sur la marche du monde. Enfin, les récits de témoignages,
comme un rempart contre l’oubli, nous invitent à ne pas répéter les mêmes erreurs et nous
font prendre conscience du devoir de mémoire qui est le nôtre et qu’il nous faut transmettre
aux plus jeunes. Si les rescapés des camps de concentration nazis ou communistes ne seront
un jour plus là pour témoigner, leurs écrits resteront, et c’est à nous que revient le devoir de
faire porter leurs voix à travers les générations.
Le pouvoir des mots, comme celui des idées, est ainsi au cœur de la lutte contre toute forme
d’oppression. Et si les totalitarismes, à travers la censure et la propagande, peuvent museler
certains écrivains ou faire de la littérature un outil politique, la littérature peut également
détourner contre eux les armes de la fiction.
À défaut de voir des livres brûler, on peut s’inquiéter quand ils ne sont pas assez largement
diffusés et agir en conséquence en mettant en place des solutions pour promouvoir la
lecture, notamment la lecture de livres qui ont attrait à prévenir des dangers du
totalitarisme ou à dénoncer des systèmes totalitaires existants. On peut également
dénoncer la censure lorsque celle-ci survient, peu-importe sous quel aspect elle se présente.
Enfin, la technologie ayant pris une importance capitale dans nos modes de vies, on peut
faire en sorte d’en conscientiser l’usage afin que leur aspect pratique ne prenne pas le pas
sur nos libertés.
Bibliographie

Ouvrages

Hannah Arendt, Le système totalitaire, Points, 2005 (Publication originale : 1951)


Collectif, L’espèce humaine et autres récits des camps, Bibliothèque de la Pléiade, 2021)
Dont : Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, 1965
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, 1994
Vassili Grossman, Vie et Destin, Lgf, 2005 (Publication originale : 1980)
Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, 2017 (Publication originale : 1932)
Eugène Ionesco, Rhinocéros, 1972 (Publication originale : 1959)
Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, 1988 (Publication originale : 1947)
Georges Orwell, 1984, Folio, 2015 (Publication originale : 1949)
Georges Orwell, La ferme des animaux, 2011 (Publication originale : 1945)
Élie Wiesel, La Nuit, Éditions de Minuit, 2007 (Publication originale : 1956)
Evgueni Zamiatine, Nous, Actes Sud, 2021 (Publication originale : 1924)

Articles

Eugène Bastié, Comment l’utopie mène au crime, 2014,


https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/2014/04/11/31005-20140411ARTFIG00248-comment-
les-utopies-deviennent-criminelles.php

Bruno Bonnefoy, Le Meilleur des Mondes : le corps comme instrument de domination


politique, 2018, https://major-prepa.com/culture-generale/le-meilleur-des-mondes-le-
corps-comme-instrument-de-la-domination-politique-2/

Christèle Dedebant, Nazisme : « Mein Kampf » ne fut pas leur seule « Bible », 2016,
https://www.geo.fr/histoire/nazisme-mein-kampf-ne-fut-pas-leur-seule-bible-161374

Jean Michel Dussol, La poésie fut une arme de la résistance, 2011,


https://www.ladepeche.fr/article/2011/10/10/1188483-auch-la-poesie-fut-une-arme-de-la-
resistance.html#:~:text=Tous%20les%20historiens%20s'accordent,souvent%20%C3%A9t%C3
%A9%20oubli%C3%A9s%2C%20parfois%20minimis%C3%A9s.
Ismael El Yamani, Le Meilleur des mondes ou l’illusion d’un bonheur éternel, 2016,
https://philitt.fr/2016/04/13/le-meilleur-des-mondes-ou-lillusion-dun-bonheur-
eternel/#:~:text=Le%20visionnaire%20Aldous%20Huxley%2C%20dans,pouvait%20mener%2
0qu'au%20d%C3%A9sastre.

Paskine Sagnes et Laurent Viala, Nous autres d’Eugène Zamiatine ou la pensée critique d’un
humanisme technique, Presses Universitaires de Bordeaux, 2004,
https://books.openedition.org/pub/27561?lang=fr

Frédéric Schaeffer, Comment Pékin utilise une appli mobile pour traquer les musulmans
ouïghours, 2019, https://www.lesechos.fr/monde/chine/comment-pekin-utilise-une-appli-
mobile-pour-traquer-les-musulmans-ouighours-1015589

Jean-Marc Vittori, Comment la Chine invente le contrôle social au 21ème siècle, 2019,
https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/comment-la-chine-invente-le-
controle-social-au-xxie-siecle-1136115

Sites Web

La ferme des Animaux, Georges Orwell, 1945 : résumé et pistes d’analyse, 2023,
https://www.superprof.fr/ressources/langues/francais/lycee-fr3/1ere-es-fr3/methode-
fiche-lecture-exemple.html

Anonyme, Le totalitarisme analysé par Hannah Arendt, 2011,


https://www.philo52.com/articles.php?lng=fr&pg=950

Christine Darnault, Lire et étudier Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo, 2021,
https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/lire-et-etudier-aucun-de-nous-ne-reviendra-
de-charlotte-delbo/

Bruno Doucey et Josiane Grinfas, La Résistance en poésie, Magnard, 2008,


https://www.furet.com/media/pdf/feuilletage/9/7/8/2/2/1/0/7/9782210755253.pdf

André Durand, « La Nuit », https://www.comptoirlitteraire.com/docs/460-wiesel-la-nuit-.pdf

P-A. LE GALLIC, Fiche de lecture, 1984 – Georges Orwell, 2011-2012,


https://lirsa.cnam.fr/medias/fichier/gorwell1984_1328695171129.pdf

Gokce Tuncel, Le système totalitaire, https://www.dygest.co/hannah-arendt/le-systeme-


totalitaire

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