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« Extraire le noyau émancipateur du

communisme de ce champ de ruines »


Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle
paru dans lundimatin#332, le 28 mars 2022 | Frédéric Thomas

Enzo Traverso revient avec un livre somme sur l’histoire culturelle de la révolution ; de l’idée
et de l’expérience révolutionnaires. Dans un très beau récit, il en dessine les lignes de crêtes et
les failles, les images enivrantes et les naufrages, le hors-champ et l’effondrement. Trop
resserré cependant sur la constellation ouverte par la révolution russe, l’essai nous laisse sur
notre faim, faute de ne pas explorer une partie de ce passé sauvée dans les luttes actuelles.

Révolution. Une histoire culturelle s’ouvre sur le choc produit sur l’auteur par la redécouverte du
célèbre tableau de Théodore Géricault : le Radeau de la Méduse (1819). Cette peinture « met en
scène la souffrance des gens ordinaires », écrit Enzo Traverso, tout en faisant écho à la révolution
haïtienne (1804) et, plus largement, à ce « qui commence à peine à prendre forme, à savoir une
vague insurrectionnelle des peuples racialisés et des classes dominées ». Préfigurant l’iconographie
socialiste et communiste, le Radeau de la Méduse « évoque à la fois un naufrage et l’annonce d’une
révolution » (pages 7-10). Et c’est au cœur de cette trame – entre promesse et défaite –, qu’Enzo
Traverso interroge le parcours et les représentations des révolutions, en s’appuyant sur Marx et plus
encore sur Walter Benjamin.
L’enjeu de ce livre est « de proposer une élaboration critique du passé » (page 35), en historicisant
l’expérience communiste. Cela suppose en retour de « réhabiliter le concept de révolution comme
clef d’interprétation de l’histoire moderne » (page 13), et de dépasser l’idéalisation de la révolution
russe ainsi que son rejet horrifié, pour chercher les tensions et contradictions à l’œuvre dans son
histoire globale. Or, ce dépassement et cette réhabilitation exigent d’adopter le regard du vaincu et
de ne pas faire l’hypothèque du souffle épique qui passe dans l’expérience révolutionnaire, et qui se
donne peut-être mieux à sentir dans des cristallisations d’images ou – pour reprendre la
terminologie de Benjamin – dans les « images dialectiques ». Il serait réducteur de circonscrire les
révolutions à quelques gestes esthétiques – aussi beaux fussent-ils – au détriment de leur nature
politique. Il n’en demeure pas moins que les révolutions engendrent souvent « des tournants
esthétiques » dont Traverso entend prendre la mesure. En fin de compte, l’ambition de Révolution.
Une histoire culturelle est d’« extraire le noyau émancipateur du communisme de ce champ de
ruines »

Une vision nouvelle de la révolution

« Une vision radicalement nouvelle de la révolution » naît à partir de 1789, affirme Traverso. Et
1917 reconfigure cette expérience révolutionnaire fondatrice. Logiquement donc, les révolutions
française et russe occupent une place centrale dans cet essai, qui brosse le panorama mouvementé
de ces deux derniers siècles, dessinant des cartographies et des généalogies fragmentées des vagues
insurrectionnelles. Se faisant, Enzo Traverso nous invite, au fil des pages, à interroger diverses

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dimensions de la révolution : la violence révolutionnaire et les « moments iconoclastes des
insurrections » (page 185), la tension constitutive entre libération et liberté, la figure de
l’intellectuel révolutionnaire, la représentation à la fois picturale et politique du peuple, composée
d’une multitude de corps, « l’imaginaire collectif » qui se cristallise sur l’événement
révolutionnaire, ainsi que des objets plus localisés tels que, par exemple, la barricade.
L’auteur revient longuement sur l’événement qu’a constitué l’apparition du chemin de fer. La vision
dominante des révolutions chez Marx, dont Traverso souligne la contradiction – « la tension non
dépassée » entre la tendance au positivisme et celle « constructiviste », attachée aux césures et aux
bifurcations – est celle de « locomotives de l’histoire ». Or, « cette métaphore possède une forte
connotation téléologique puisqu’elle met l’histoire sur des rails dont on connaît à la fois les origines
et la destination » (page 51). Mais, ce chapitre se conclut par la sentence que, « de nos jours, les
trains évoquent davantage la rampe d’Auschwitz que la révolution » (page 83).
L’intelligentsia révolutionnaire – et la place stratégique qu’occupa en son sein les intellectuels juifs
– fait l’objet de pages éclairantes. L’occasion aussi de questionner les figures des déclassés et de la
bohème, ainsi que le déni de la culture marxiste (déni accentué par son opposition à l’anarchisme),
refusant de reconnaître que le projet de transformation du monde était largement tributaire de la
créativité d’une couche de marginaux – dont Marx lui-même, bien qu’il s’en défende –, exclus du
monde académique et des institutions étatiques, ignorés ou stigmatisés au sein de la sphère
publique. Autant de parias, dont le cosmopolitisme représentait comme la prémisse de ce que
Traverso nomme joliment un « universalisme d’en bas » (page 267).
Le livre s’arrête de manière plus détaillée sur quelques-unes de ces figures intellectuelles, de Claude
Cahun à Ho Chi Minh, en passant entre autres par José Carlos Mariategui et C. L. R. James. Il
revient en outre sur certains des débats et contradictions. Ainsi, Traverso reprend la critique de
Marcuse envers l’idéalisme de Sartre dans L’Être et le néant. Publié en 1943, à l’heure où les
chambres à gaz fonctionnaient à plein régime, ce livre philosophait sur l’absolue liberté des juifs et
sur la maîtrise des choix qu’ils faisaient. Marcuse devait écrire à ce propos : « dans le libre choix
entre la mort et l’esclavage, il n’y a ni liberté ni choix, car les deux termes de l’alternative détruisent
la ’réalité humaine’ que l’on pose comme liberté » (page 361). Par ailleurs, l’auteur rappelle la
profonde ambiguïté et les limites des analyses d’Hannah Arendt, oscillant entre Rosa Luxembourg
et Tocqueville, expliquant en grande partie son dédain pour la « question sociale » et les révolutions
anti-coloniales.

Expériences révolutionnaires

Traverso voit dans Histoire de la révolution russe de Trotski – livre qui traverse tout cet essai – « la
première étape d’une réévaluation théorique qui conduisit à l’abandon de la vision eurocentrique de
la révolution et à la prise en compte de son caractère socialement pluriel – on dirait aujourd’hui
’intersectionnel’ – plutôt qu’exclusivement prolétarien » (page 402). Reste que, comme il le montre
bien, les bolchevik faisaient référence à la révolution française et à la Commune, sans jamais
mentionner les révolutions mexicaine et haïtienne. Ils demeurèrent tributaires d’un double
tropisme : prolétarien – fixé sur la classe ouvrière masculine des usines fordistes, au sein des grands
centres urbains (alors même qu’aucune révolution, selon Traverso, ne fut l’œuvre exclusive, voire
principale, de cette seule classe) – et occidental. Cela n’empêcha cependant pas la révolution russe
de relancer l’anticolonialisme, abandonné par la IIe Internationale, et l’URSS de devenir un

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carrefour entre le monde occidental et le monde colonial, ainsi qu’une base arrière d’un grand
nombre de révolutions anti-coloniales.
Tout l’intérêt de ce livre est d’ailleurs aussi de questionner les zones d’ombre et le hors-champ de
ces révolutions. « Au même titre que la question ’raciale’ et la question coloniale, écrit ainsi
Traverso, la question des femmes révélait l’aporie des Lumières » (page 138). Ainsi, à l’automne
1793 furent abolis les clubs des femmes en France. Au contraire, la révolution russe signifia une
série de conquêtes radicales pour les femmes ; notamment le droit au divorce et à l’avortement,
ainsi que l’égalité complète avec les hommes. Mais cette émancipation allait de pair avec une
tendance contradictoire, de biopouvoir, qui subordonnait la libération sexuelle aux impératifs de la
santé et de la production, et entendait, dès lors, discipliner les corps. « Ainsi révolution sexuelle et
ascétisme puritain coexistèrent-ils durant les années 1920 » (page 146). Cette dernière tendance
devait l’emporter, brisant net la vague émancipatrice : au milieu des années 1930, sous Staline, la
position centrale de la famille nucléaire – et avec elle les hiérarchies de genre – fut restaurée et
consacrée en URSS.
Quel Bilan tirer de 1917 ? Enzo Traverso insiste sur le lien qui s’est créé entre guerre et révolution :
« le régime communiste institutionnalisa la dimension militaire de la révolution. Il détruisit l’esprit
créateur, libertaire et auto-émancipateur de 1917, mais il en fut aussi, à travers ses conflits, la
prolongation » (page 415). Et l’auteur de faire sienne la formule d’Edgar Morin, au moment de
l’effondrement de l’URSS : « aujourd’hui, s’est terminée la plus monstrueuse d’une gigantesque
aventure pour changer le monde ».

La fin d’une époque ?

Le livre, qui se termine avec l’évocation du parcours particulier du militant communiste italien, Ilio
Barontini (1890-1951), une fois refermé, nous laisse sur notre faim. Paradoxalement, alors que
Traverso a mis en évidence l’européocentrisme de la conception révolutionnaire, son livre reste très
centré sur les expériences française et russe. Les révolutions haïtienne et mexicaine – de même que
la Guerre d’Espagne – sont évoquées, mais sans véritablement donner lieu à des développements.
L’identification de la révolution à l’expérience communiste de 1917 en est renforcée. Et il n’est pas
ou guère question des révolutions du Portugal (1974) et du Nicaragua (1979). Par ailleurs, les écrits
de Fanon sont discutés uniquement en fonction des réflexions consacrées à la violence
révolutionnaire du colonisé, et non par rapport à ses analyses sur les classes sociales et sa critique
des régimes africains nouvellement indépendants, qui éclairent autrement les luttes.
Ce cadrage dans l’espace se double d’une focalisation temporelle, bornée par la naissance et
l’effondrement de l’URSS. En introduction puis en conclusion de son ouvrage, Enzo Traverso
entend consacrer la fin d’une époque. « L’expérience communiste appartient au XXe siècle et est
désormais épuisée dans ses différentes dimensions (révolution, régime, anticolonialisme,
réformisme) » écrit-il ainsi (page 33). Qui plus est, « au lieu de libérer des forces nouvelles, la fin
de l’URSS engendra une conscience partagée de la défaite historique des révolutions du XXe siècle.
Paradoxalement, le naufrage du socialisme réel finit par engloutir l’utopie communiste elle-même »
(page 449).
Pour évident qu’apparaisse ce découpage, il n’en pose pas moins une série de questions, qui se
vérifie notamment dans la manière dont Traverso prétend faire remonter la « transition vers le
néolibéralisme » à l’après 1989, alors qu’il a débuté une dizaine d’années plus tôt. L’expérience

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révolutionnaire communiste n’était-elle pas, en réalité, épuisée bien avant la fin de l’URSS ? Mais,
c’est surtout la vision particulière des luttes actuelles sous-tendant cette conception qui est sujette à
débat.
« Les nouveaux mouvements anticapitalistes de ces dernières années, écrit Enzo Traverso,
n’appartiennent à aucune des traditions de la gauche communiste. Ils n’ont pas de généalogie. Sans
doute moins sur le plan doctrinal que sur le plan culturel ou symbolique. Ils montrent bien plus
d’affinité avec l’anarchisme (...) ils incarnent quelque chose de nouveau. Et parce qu’ils sont
orphelins, ils doivent se réinventer. C’est tout à la fois leur force – ils ne sont pas prisonniers des
modèles du passé – et leur faiblesse – ils n’ont pas de mémoire. Ils sont nés d’une table rase et n’ont
pas élaboré leur rapport au passé » (page 33).

Et, en conclusion :
« La gauche du XXIe siècle se voit contrainte de se réinventer, en prenant ses distances avec les
anciens repères. Elle doit créer de nouveaux modèles, de nouvelles idées et un nouvel imaginaire
utopique. (...) La gauche a redécouvert un ensemble de traditions révolutionnaires qui avaient été
éradiquées ou marginalisées au cours du dernier siècle, celle de l’anarchisme en particulier. Elle a
également reconnu l’existence d’une pluralité de sujets politiques auparavant ignorés ou marginaux
» (page 449).
Que les luttes de ces trente dernières années n’aient pas élaboré leur rapport au passé, et disposent
d’une mémoire fragmentaire ou défaillante, n’implique pas qu’elles soient sans histoire, nées d’une
table rase, et ne s’inscrivant dans aucune idéologie. La redécouverte de traditions marginalisées, au
premier rang desquels celles issues des courants libertaires, comme l’évoque Traverso, en est
d’ailleurs la démonstration. C’est donc plutôt la théorisation partielle des rapports à l’histoire – et
plus particulièrement à leur(s) histoire(s) – qui affecte ces nouveaux mouvements anticapitalistes.
On en vient dès lors à s’interroger sur le propre rapport d’Enzo Traverso à cette histoire.
Pourquoi l’anarchisme et, plus globalement, les communistes de gauche et le gauchisme occupent-
ils si peu de place dans ce livre, alors même que l’auteur souligne leur écho aujourd’hui ? Faudrait-
il en conclure qu’ils ne participent pas (ou de manière trop périphérique) de ce que l’auteur nomme,
sans les définir, « les traditions de la gauche communiste » ? Seules quelques pages – très belles par
ailleurs – sont consacrées à certains de ces groupes ainsi qu’à leurs visions ; notamment au temps
utopique, au temps vécu restitué au bonheur. Les surréalistes et situationnistes sont également
évoqués, mais la reconfiguration de l’expérience révolutionnaire au prisme des années 1968 ne fait
pas l’objet d’une réflexion particulière. On reste à l’intérieur du champ communiste et trotskiste ; ce
qui explique certainement que le groupe Socialisme ou Barbarie, à l’instar d’autres collectifs, qui
développèrent une critique radicale de l’URSS, ne soit pas mentionné. Leur prise en compte aurait
dessiné d’autres temporalités et cartographies de la révolution, non réductibles à l’expérience russe,
et permis de mieux appréhender la part d’héritage et de réinvention dans les soulèvements
populaires et révolutions du XXIe siècle.

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