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2. Les brèches
du monde moderne
RÉVOLUTION
ET FONDATION
par André Enegrén
1. On Revolution, New York, Viking Press, 1963 ; réédition en 1965 (comportant des « changemen
mineurs mais importants ») ; Penguin Books, 1973 ; Essai sur la révolution, trad. M. Chrestien, Par
Gallimard, 1967.11 est regrettable qu'inexactitudes et omissions rendent la traduction française pe
fiable : ainsi le souci (care) devient « rage » (p. 412), l'étrange (weird) nouveauté des conse
devient « inquiétante » (p. 368) ; l'anglais rule se transforme en « autorité » (p. 39) malgré l'oppositi
explicite des concepts de domination et d'autorité dans le même passage. Enfin, les political matte
deviennent « le politique compte » (p. 123)...
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La révolution retrouvée
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5. Sur ce point, cf. J. Habermas, Théorie et pratique, Paris, Payot, 1975, tome I, p. 110.
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Révolution technique
et révolution pratique
Forts de pareils fondements, nous pouvons aborder l'aspect proprem
historique de l'ouvrage. Notre point de départ sera l'opposition simple
une « bonne » et une « mauvaise » révolution que Habermas décèle
Arendt7 : la révolution politique américaine et la révolution sociale fran
En effet, la différence fondamentale entre 1776 et 1789 tient bien selon A
à ce qu'aux États-Unis la révolution resta centrée sur les idées de bon
public et de liberté politique, tandis qu'en France le paupérisme des m
entraîna la déviation de la révolution politique du fait de la « que
sociale ». C'est donc on ne peut plus nettement le schéma de l'incompat
de l'économique et du politique qui guide Arendt.
Que se passa-t-il en France? « D'emblée la Révolution française s'éca
du chemin de la fondation en raison de la présence immédiate de la souffra
(ER 131-132, tr. mod.). L'irruption sur la scène révolutionnaire de la
france, traduction de l'urgente sollicitation du processus vital qui sou
les hommes à ce qu'il y a en eux de biologique, devait étouffer l'élan p
ment politique des hommes de 1789. En effet, Saint-Just n'avait que
raison et « les malheureux sont les puissances de la terre », mais la voix
nature qui porte en elle « la force vive de la souffrance vraie » (ER 160)
précisément une force incapable de se transformer en pouvoir politiqu
sens d'Arendt. Viser avec les sans-culottes la félicité du peuple par les d
au vêtement, à la nourriture et à la reproduction de l'espèce revient à
pour la simple libération, la liberty from pourrait-on dire8, qui n'est q
condition extérieure de la liberté gagnée par la fondation politique, qu
6. Arendt entend par libération l'acte par lequel on s'affranchit de toute domination, aus
politique qu'économique. Mais maîtriser la rareté, bouleverser un ordre social injuste, renvers
gouvernement irrespectueux des libertés, ce ne sont encore là que des gestes négatifs (et violen
point de vue de la liberté, qui n'est pas absence de liens (liberté libérale) mais pouvoir d'i
par l'action et la parole, spontanéité commune qui appelle à l'existence ce qui n'était pas.
7. Habermas, « Die Geschichte von den zwei Revolutionen », Merkur, n° 218, 1966, p. 47
8. Avec R. Aron, Essai sur les libertés, réédition Calmann-Lévy Livre de poche, 1976, p. 26.
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9. Sur ce point, cf. l'interprétation du Billy Budd de Melville, ER 116-125; sur le divorce de
l'éthique et du politique, cf. G. Kateb, « Freedom and Worldliness in the Thought of H. Arendt »,
Political Theory, mai 1977, p. 141-182.
10. Cf. notamment C. Julien, Le rêve et l'histoire, deux siècles d'Amérique, Grasset, 1976, p. 24 et
ss. Arendt résume elle-même son interprétation dans la conférence « Action and the Pursuit of
Happiness » in l'ouvrage collectif offert à E. Vögelin, Politische Ordnung und menschliche Existenz,
omnich. C. H. Beck, 1962.
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11. John Adams, Discourses on Davila, Works, Boston, 1851, vol. VI, p. 232-33 (cité in ER
12. I. Christie et B. Labarée, Empire or Independence, 1770-1776, cité in E. Morgan « The
American Revolution : was there 'A People' ? », The New York Review of Books, 15 juillet 1976,
p. 15.
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13. Implicite chez Arendt, cette opposition entre la révolution pratique de 1776 et la révolutio
technique de 1789 est développée par J. Habermas, op.cit., tome I, p. 117. L'article « Droit natur
et révolution » dans le même ouvrage reprend, en les modulant, de nombreux autres thèmes d'Arend
14. Ainsi Saint-Just s'écrie :« Dieu, protecteur de l'innocence et delà vérité, puisque tu m'as condui
parmi quelques pervers, c'était sans doute pour les démasquer! » « Ecrits posthumes » in Œuvre
choisies, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 310.
15. En pensant, par exemple, qu' « Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre
au gré de tous les complots qui l'embarrassent, qui l'entravent. » Saint-Just, op. cit., p. 206.
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16. « The Cold War and the West », art. cit., p. 19. Jefferson avait proposé « un text
duquel les enfants d'esclaves naîtraient libres et seraient éduqués aux frais de la colonie »
op.cit., p. 225). L'historien David B. Davis a par contre voulu détruire le « mythe » ent
ce point le grand idéologue sudiste de la liberté et de 1' « aimable égalité » américaine en s
l'équivoque de ses positions et son soutien de facto à l'esclavagisme : cf. The Problem
in the Age of Revolutions, 1770-1823, Cornell University Press, 1975. On trouvera une ana
des multiples facettes de l'idéologie esclavagiste de l'époque dans l'ouvrage d'Elise M
Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Maspéro, 1977 (cf. p. 209-275). Sur les
d'Arendt, cf. encore en particulier ER 99-101 et The Origins of Totalitarianism, New Yor
Brace Jovanovich, 1973, p. 177 et 297.
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L'alternative est donc loin d'être aussi tranchée qu'il y paraît au prem
abord entre la « bonne » et la « mauvaise » révolution. Pourtant, il y a m
tenant lieu de se demander si, malgré ses importantes réserves, Arendt
cède pas encore à un mythe de la révolution américaine, dont elle accentuerai
la pureté d'intention quitte à seulement condamner la tournure concrète pris
par les événements; n'en accuse-t-elle pas certains traits afin de plier l'histoir
à ses propres catégories? Au niveau de l'enquête proprement historiq
les objections peuvent porter principalement sur trois points : les influen
21. Robert Nisbet le conteste dans « Hannah Arendt and the Américain Revolution », S
Research, printemps 1977.
22. « Retour à l'envoyeur », Contrepoint n° 22-23, 1976.
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32. L'article de M. Gauchet, «Tocqueville, l'Amérique et nous. Sur la genèse des sociétés dé
cratiques », Libre n° 7, 1980, est particulièrement éclairant sur ce point.
33. Cf. ER 378 ainsi que l'article « Dream and Nightmare » (Commonweal, sept. 1954, pp.
554) où Arendt rappelle que pour Tocqueville l'Amérique est le produit d'une migration commen
sept cents ans auparavant en Europe centrale.
34. Crise de la culture, trad. dir. P. Lévy, Gallimard, 1972, p. 13.
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38. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, p. 350.
39. Lois 115 e.
40. ER 290-316 et Life of the Mind, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, vol. II, pp
mettons en perspective ces deux interprétations dont les nuances ne constituent q
d'expositions ne pouvant être interprétées dans les termes d'une évolution de la p
41. Crise de la culture, p. 164.
42. L'Enéide, trad. P. Klossowski.
43. Cf. Life of the Mind, II, p. 204 et n. 126; ER p. 130 et n. 50 p. 453.
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La question de la violence
Il est clair qu'à ce niveau des options fondamentales toutes les cr
sont possibles. Une lecture qui utilise le poétique comme voie d'app
est déjà pour beaucoup suspecte puisqu'il n'est pas là de réalité positi
puisse invoquer. D'autre part, l'idée de fondation sur le sans fon
droit sur ce que J. d'Hondt a baptisé 1' « idéologie de la rupture ». E
pourrait dire que ce même abîme pointe aussi vers un certain « fa
d'origine », ici conjugué avec le mystère de l'événement. Précisons brièv
qu'il y a bien chez Arendt une métaphysique de l'inaugural 46 : le co
ment — au sens d'Anfang et d'emprise plutôt qu'au sens de début ch
gique — est à lui-même son principe directeur. Mais que cette fon
dont la parfaite limpidité est peut-être effectivement un idéal de la
politique, soit reconnue parfaitement immanente, à portée de l'agir, l'em
de virer en mystique de l'origine; à l'obsession d'un fondement qui
en deçà de toutes les chronologies, Arendt substitue l'idée d'une tran
du point de départ comme commencement radical d'une histoire lib
modeler selon un schéma inédit.
Mais, négligeant ici l'examen de ces critiques d'ordre général dont le pro
blème de la révolution n'offre qu'un fort grossissement, envisageons seulement
la question politique beaucoup plus précise posée par la violence. Plus que
de Montesquieu, Burke, Kant ou Tocqueville, l'insistance d'Arendt sur l
thème de la fondation la rapproche de Machiavel; que celui-ci ne parle que
de mutazioni et non de révolution proprement dite, n'empêche pas qu'il doive,
comme Arendt le remarque dans Crise de la culture, « être considéré comme
Vancêtre des révolutions modernes47 ». En effet, le héros machiavelien par
excellence est le fondateur d'un État, rien n'important davantage que de
reprendre l'autorité de l'origine en revenant sur le vrai sentier des premiers
Le commencement commande « car un qui n'assied d'abord les fondements,
il le pourrait avec de grands talents faire après; encore se feront-ils à grand
travail et péril de l'édifice48 ». Mais tandis que le Florentin reconnaît pleinement
la démonie du pouvoir dont l'assise est bien la violence, Arendt n'admet
que du bout des lèvres l'affinité entre la fondation et la destruction. Pour
Arendt Machiavel se fierait encore à la métaphore de la fabrication en justi
fiant des moyens violents au nom de fins vertueuses. Peut-on donc fonder
sans violence? On violence, on s'en souvient, a clairement séparé politique
et violence; mais la destruction n'est-elle pas malgré tout un moment de toute
46. Qui la rapproche encore de Heidegger : « Tout ce qui est grand ne peut commencer que grand... »
Introduction à la Métaphysique, trad G. Kahn, Gallimard, 1967, p. 28.
47. Crise de la culture, pp. 182-83; sur les sens du mot « révolution » chez Machiavel, cf. par ex
Discours..., L.III, VII, l'exorde (Pléiade p. 637); cf. encore sur ce point C. Lefort, « La question de
la révolution », Esprit n° 9, sept. 1976.
48. Le Prince, VII, Pléiade p. 307.
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51. Cf. ER 314-315; comparer avec Heidegger, Questions II, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Gal
limard 19, p. 32 : « Le mot grec àpxh (•■•) nomme ce à partir de quoi quelque chose prend issue. Mais
cet « à partir de quoi » n'est pas, dans l'issue qui est prise, laissé en arrière. L'àpxq en vient bien plutôt
à ce que dit le verbe âp^siv — à ce qui ne cesse de dominer ».
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