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Esprit, No.

42 (6) (Juin 1980)

2. Les brèches
du monde moderne

RÉVOLUTION
ET FONDATION
par André Enegrén

qui enserrent la modernité : le premier est le totalitarisme, synonyme de


L'investigation historique d'Arendt tourne autour de deux pôles extrêmes
la complète oblitération du politique par la mobilisation effrénée des
masses; à l'autre extrémité de l'échelle, l'époque moderne est scrutée in statu
nascendi dans le fait révolutionnaire défini comme ouverture et moment
d'incandescence du politique durant lequel l'histoire s'entrouvre à la liberté
de l'action.
Comment fonder la liberté? Voilà en effet la question à laquelle s'attach
YEssai sur la révolution1 à travers une étude comparative des révolution
américaine et française; c'est de cet essai que nous nous proposons ici de repére
les articulations afin, non seulement de faire droit à un ouvrage méconn
qui se démarque violemment de la production contemporaine, mais enco
d'offrir un point de vue éclairant sur cet édifice extrêmement composé qu'est
la pensée politique de Hannah Arendt. Seront donc repris ici sous forme
d'une brève étude comparative les thèmes principaux de Y Essai dont l'essentie
se résume dans l'opposition entre l'étrange « quête du bonheur » compté
parmi les droits inaliénables de la Déclaration d'Indépendance américaine
ce qu'Arendt appelle la « question sociale » posée par la Révolution françai
La rigueur de l'échafaudage conceptuel mis en place dans La Condition de
l'homme moderne s'y retrouvera, éprouvée au contact du réel historique. Mais
si, ramenant de la sorte l'ouvrage à son carénage, on espère révéler l'unité
jet d'une pensée qui, passant d'une clé à l'autre, modulant du majeur au mineur
reste fidèle aux mêmes thèmes, on se demandera aussi si parfois la diversi
des faits n'est pas pliée à la raideur des principes et la réalité abandonné
une séduction mythique.

1. On Revolution, New York, Viking Press, 1963 ; réédition en 1965 (comportant des « changemen
mineurs mais importants ») ; Penguin Books, 1973 ; Essai sur la révolution, trad. M. Chrestien, Par
Gallimard, 1967.11 est regrettable qu'inexactitudes et omissions rendent la traduction française pe
fiable : ainsi le souci (care) devient « rage » (p. 412), l'étrange (weird) nouveauté des conse
devient « inquiétante » (p. 368) ; l'anglais rule se transforme en « autorité » (p. 39) malgré l'oppositi
explicite des concepts de domination et d'autorité dans le même passage. Enfin, les political matte
deviennent « le politique compte » (p. 123)...

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La révolution retrouvée

Au préalable, attachons-nous cependant à définir le mot même de révolution


au sens très exclusif où l'entend Arendt, puisque, par-delà son aspect historique
le propos général de l'ouvrage est bien de réhabiliter la révolution : « Nul
autre mot — écrit-elle dans un article qui ébauche les thèmes principaux de
VEssai — sinon peut-être celui de liberté ne sera requis avec une telle urgence
dans les années à venir2. » On ne s'étonnera pas que révolution et liberté
aillent de pair puisque très précisément « Vidée centrale de la révolution est
la fondation de la liberté, c'est-à-dire la fondation d'un corps politique qui garantit
l'espace où la liberté peut se manifester.3 » En d'autres termes, la révolution
se définit en toute rigueur par son but même qui est la constitution de la liberté :
voilà, dans sa nudité, le nerf de la réflexion d'Arendt sur la révolution comme
aménagement d'un nouvel espace politique.
La définition d'Arendt — on aura l'occasoin de le souligner — importe autant
sinon plus par ce qu'elle exclut que par ce qu'elle intègre. Car si elle s'attache
à un événement et à un concept qui domine nos représentations politiques
modernes, tantôt comme espérance, tantôt comme désir, tantôt comme spectre,
c'est, dit-elle, pour le soulager « des diverses idéologies — capitalisme, socia
lisme, communisme — qui toutes doivent leur existence au dix-neuvième siècle
et à des conditions socio-économiques radicalement différentes des nôtres 4 ».
Plus généralement, afin d'entendre pourquoi la révolution est l'affirmation
foudroyante d'un commencement, il faut au préalable rompre tour à tour avec
les représentations vagues, les adhérences étymologiques du mot, enfin avec
les conceptions du « plus grand théoricien de la révolution », Marx.
Que la révolution soit étroitement définie comme rupture inaugurale et
fondation de la liberté, voilà qui suffit à écarter du champ imparti au concept
la notion floue de changement de gouvernement. Ni les insurrections ni les
guerres civiles ne suffisent à faire une révolution et ces raisons font que le
concept ne s'applique pas selon Arendt aux transformations du gouvernement
platonicien, aux cycles de Polybe, pas plus qu'il ne peut qualifier la mutatio
rerum romaine ou les soulèvements du Moyen Age (ER, 25 et 54). S'il ne
s'agit que d'assurer la relève de l'équipe au pouvoir, autant faire l'économie
d'un concept et d'un acte historique qui désigne infiniment plus qu'une simple
mutation politique, quand bien même ce changement verrait le renversement
du tyran ou de l'usurpateur au profit d'un gouvernement légitime.
En second lieu, le mot même de révolution est trompeur et oblige Arendt,
une fois n'est pas coutume, à prendre l'étymologie à rebours. Que l'on ait
adopté l'ancien mot de ' révolution ' qui renvoie aux révolutions astrales
(De revolutionibus orbium coelestium) et donc aux idées de réitération et de retour

2. « Revolution and Public Happiness », Commentary, nov. 1960, p. 414.


3. Essai sur la révolution (ci-après ER) p. 180-181 (traduction modifiée).
4. « The Cold War and the West », Partisan Review, hiver 1962, p. 15.

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cyclique, pour désigner non plus, comme au dix-septième siècle en Anglet


une ' restauration5 mais bien une rupture radicale instaurant un
autre ordre, voilà, explique-t-elle, qui trahit l'embarras des rév
naires qui « n'étaient pas plus préparés à un événement sans précédent qu
spectateurs contemporains » (ER 56). Cette inversion de signification
donc à Arendt d'accréditer la thèse selon laquelle : « La conception m
de la révolution, inextricablement liée à l'idée que le cours de l'histoire
mence brusquement à nouveau, qu'une histoire (story) entièrement no
une histoire jamais connue ou racontée auparavant va se dérouler, était in
avant la fin du dix-huitième siècle et des deux grandes révolutions » (ER
Il n'en reste pas moins que si l'image cyclique s'est perdue, l'idée d'i
bilité du mouvement astral s'est conservée comme l'atteste toute une rhé
du « courant » ou du « torrent » révolutionnaire. Le mot lui-même fait donc
signe vers ce nécessitarisme révolutionnaire dont Arendt s'efforce de miner les
présupposés.
Il faut enfin se défaire de la prégnance de la théorisation marxiste. Au vrai,
Hannah Arendt fait plus que de mettre en doute, comme elle le dit, « les géné
ralisations de Tocqueville et de Marx, et plus spécialement leur conviction que
la révolution était le résultat d'une force irrésistible plutôt que l'issue de faits
et d'événements spécifiques » (ER 378). En effet, elle est bien près d'admettre
que la révolution selon Marx est du mécanique (cette logique de la nature
qu'est la dialectique) plaqué sur du naturel (naturalisme dont la métaphore
des douleurs de l'enfantement est l'éloquente expression). Comment la révolu
tion résulterait-elle en effet selon Arendt de la butée de l'ordre des forces
productives contre l'ordre des rapports de production, alors que toute
entreprise dans Human Condition est dirigée contre le remarquable transf
de valeur dont le travail a bénéficié depuis Locke, Smith et Marx au détrimen
d'un domaine politique toujours plus sûrement disqualifié? L'homme sel
Marx est tätiges Naturwesen, être de besoin dont toute l'activité vise à
réconcilier une nature qui elle-même l'absorbera au terme d'une histoire
œuvre pour l'avènement de 1' « humanité socialisée »; l'homme selon l'ant
pologie phénoménologique d'Arendt ne subit l'emprise du travail qu'à ti
de nécessité aliénante et n'œuvre qu'afin de se démarquer du naturel et é
séjour dans un espace politique seul capable de révéler le sens de son existence
On objectera à bon droit que les vues d'Arendt — a fortiori ainsi schém
tisées — sont outrancières, le nécessitarisme de Marx étant tempéré pa
rôle attribué à la praxis. Mais l'important ici est de noter qu'Arendt repro
essentiellement à Marx de rester dans le registre de la libération (pré-politiqu
qui exige effectivement l'emploi de la violence; et celle-ci devient absurde
lors qu'elle se justifie par l'idée d'une classe universelle, appelée à acheve
l'histoire par un coup de force dialectique entraînant d'inévitables atrocit
— des « faux-frais » disait Trotsky — dans le développement historique. P

5. Sur ce point, cf. J. Habermas, Théorie et pratique, Paris, Payot, 1975, tome I, p. 110.

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Arendt, la révolution est un acte historique qui va au-delà de la libération p


fonder la liberté 6 et cette fondation de la liberté est l'aune unique à la
se mesure sa réussite : en ce sens, la révolution hongroise de 1956 im
plus que 1789. En résumant l'opposition, disons que ce qui pour Arend
essentiel, à savoir la liberté-participation, est pour Marx insuffisant et que
qui pour Marx est essentiel, à savoir la gestion par les producteurs asso
est pour Arendt déviation funeste. La philosophie n'est pas la tête ni le
létariat le cœur de la révolution selon Arendt qui, loin d'attester l'hostilité
classe, témoigne de la solidarité de l'action à plusieurs.

Révolution technique
et révolution pratique
Forts de pareils fondements, nous pouvons aborder l'aspect proprem
historique de l'ouvrage. Notre point de départ sera l'opposition simple
une « bonne » et une « mauvaise » révolution que Habermas décèle
Arendt7 : la révolution politique américaine et la révolution sociale fran
En effet, la différence fondamentale entre 1776 et 1789 tient bien selon A
à ce qu'aux États-Unis la révolution resta centrée sur les idées de bon
public et de liberté politique, tandis qu'en France le paupérisme des m
entraîna la déviation de la révolution politique du fait de la « que
sociale ». C'est donc on ne peut plus nettement le schéma de l'incompat
de l'économique et du politique qui guide Arendt.
Que se passa-t-il en France? « D'emblée la Révolution française s'éca
du chemin de la fondation en raison de la présence immédiate de la souffra
(ER 131-132, tr. mod.). L'irruption sur la scène révolutionnaire de la
france, traduction de l'urgente sollicitation du processus vital qui sou
les hommes à ce qu'il y a en eux de biologique, devait étouffer l'élan p
ment politique des hommes de 1789. En effet, Saint-Just n'avait que
raison et « les malheureux sont les puissances de la terre », mais la voix
nature qui porte en elle « la force vive de la souffrance vraie » (ER 160)
précisément une force incapable de se transformer en pouvoir politiqu
sens d'Arendt. Viser avec les sans-culottes la félicité du peuple par les d
au vêtement, à la nourriture et à la reproduction de l'espèce revient à
pour la simple libération, la liberty from pourrait-on dire8, qui n'est q
condition extérieure de la liberté gagnée par la fondation politique, qu

6. Arendt entend par libération l'acte par lequel on s'affranchit de toute domination, aus
politique qu'économique. Mais maîtriser la rareté, bouleverser un ordre social injuste, renvers
gouvernement irrespectueux des libertés, ce ne sont encore là que des gestes négatifs (et violen
point de vue de la liberté, qui n'est pas absence de liens (liberté libérale) mais pouvoir d'i
par l'action et la parole, spontanéité commune qui appelle à l'existence ce qui n'était pas.
7. Habermas, « Die Geschichte von den zwei Revolutionen », Merkur, n° 218, 1966, p. 47
8. Avec R. Aron, Essai sur les libertés, réédition Calmann-Lévy Livre de poche, 1976, p. 26.

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liberty to, liberté pour l'action. Concrètement, « quand cette force se dé


quand chacun fut convaicu que seuls l'intérêt et le besoin étaient sans hy
les malheureux se transformèrent en enragés., car la rage est bien la seule
sous laquelle l'infortune peut se faire active » (ER 158, tr. mod.) : en con
la violence — dont Arendt pense qu'elle ne peut être révolutionnai
seulement réformiste — naquit précisément lorsque les nécessiteux (l
d'Arendt invite à ce jeu de mots) furent confondus avec une nécessi
rique inéluctable à laquelle la vertu révolutionnaire devait tout sacrif
Arendt nous invite à conclure que la pente de la félicité n'est pas l
de la liberté ; les cloisons sont étanches et, en voulant émanciper la
elle-même, les révolutionnaires français ont laissé, par esprit de com
l'espace public être envahi par le souci privé, domestique et ménage
est affaire de pure administration et non de persuasion. 1789 illustr
sens le brouillage de toutes les catégories arendtiennes tendant à ar
le politique à la juridiction de la sphère économique, responsable
annexé l'action à l'univers désolant de l'instrumental et mué le zôon p
en animal laborans soumis à la violence despotique du besoin. De cett
sion découle celle, parallèle, des vertus politiques et des impératifs m
« Redoutable est la tentation de faire le bien » (B. Brecht) et, transporté
le politique, ces impératifs se sont révélés meurtriers : ce qui relève du c
lieu de ténèbres pour Arendt, ne se prête pas à la délibération et au ju
et c'est pour l'avoir oublié que les Robespierre et les Saint-Just ont, d
bons sentiments, pavé un enfer politique9. En fin de compte, beso
france, nécessité, cœur, tous ces concepts convergent vers l'idée de v
nom pour Arendt de l'inexorable qui borde de toutes parts le périm
l'agir. Ce processus vital, bas-fonds honteux de l'être qui nous soum
forces impératives de la nature, Hannah Arendt n'a de cesse de le pou
sous tous ses déguisements puisque par lui l'individu est ramené à la
aveugle de l'espèce. Le concept, aussi central que largement découpé, a
à des titres divers, mais sans exception notable, toutes les significatio
tives d'Arendt.
Les événements prirent une tournure toute différente en Amérique où l'am
bition primitive des pères fondateurs était bien d'ordre politique : au centre
de son analyse, Arendt place le thème de cette « pursuit of happiness » que
Jefferson a, de manière inattendue, incluse au lieu de la propriété au nombre
des droits énoncés dans la Déclaration d'indépendance10. Mais ce n'est pas
la bizarrerie de ce droit indéfinissable et sur lequel il semble impossible de
légiférer qui la retient, car elle l'interprète très résolument dans le sens de

9. Sur ce point, cf. l'interprétation du Billy Budd de Melville, ER 116-125; sur le divorce de
l'éthique et du politique, cf. G. Kateb, « Freedom and Worldliness in the Thought of H. Arendt »,
Political Theory, mai 1977, p. 141-182.
10. Cf. notamment C. Julien, Le rêve et l'histoire, deux siècles d'Amérique, Grasset, 1976, p. 24 et
ss. Arendt résume elle-même son interprétation dans la conférence « Action and the Pursuit of
Happiness » in l'ouvrage collectif offert à E. Vögelin, Politische Ordnung und menschliche Existenz,
omnich. C. H. Beck, 1962.

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ce bonheur public dont l'Amérique pré-révolutionnaire avait fait l'expér


par la participation spontanée des colons aux affaires publiques. A l'ap
d'une telle interprétation, Arendt cite notamment un texte d'Adams
reflète parfaitement son propre point de vue sur le bonheur de l'action : « T
individu est ardemment stimulé par le désir d'être vu, entendu, discuté, appr
et respecté par le cercle de gens qui l'entourent et qu'il connaîtu. »
Dans le spectemur agendo d'Adams se retrouve le centre de gravité
politique arendtienne comme espace d'apparence où les hommes s'assemb
mûs par le désir de la liberté publique. En résumant son propos, disons
le modèle américain offre l'exemple historique privilégié d'un corps poli
où le pouvoir s'est diffusé par le biais d'associations populaires, où le poli
était effectivement libre activité de citoyens assise sur la base de cette égal
de conditions déjà remarquée par Tocqueville et dont l'agir, affranchi
moule des principes abstraits, pouvait faire émerger un sens existant so
propre autorité.
Pourquoi un tel clivage? Les divergences dans l'inspiration et le dérouleme
des deux révolutions s'expliquent en grande partie par la toile de fond social
historique et intellectuelle des deux pays. A la différence de la relative
périté qui régnait dans les treize colonies britanniques où n'existait gu
sinon dans la population noire, le dénuement absolu, la misère était mon
courante en France où une large majorité de la population connaissait, d
le vocabulaire d'Arendt, l'assujettissement à la nécessité. Au joug des c
tions économiques s'ajoutait celui de l'absolutisme royal et il est tentant
soutenir que plus la souveraineté est absolue, plus la révolution qui la renver
le sera aussi : installant la volonté de la nation sur le trône vacant, la révolu
ne bouleverse-t-elle finalement pas l'ordre pour mieux le manifester et exalte
permanence du cadre inchangé de l'Ancien Régime, qui assure son triomphe
l'affirmation d'un pouvoir social toujours plus étendu, plus centralisé et
absolu? La constitution anglaise en revanche ne connaissait pas la « pote
a legibus soluta » de Bodin et la séparation du pouvoir d'avec la loi alla presq
de soi pour les pères fondateurs. Enfin, au niveau de l'organisation so
on ne trouvait nulle part sur le Vieux Continent de corps constitués,
seulement une « multitude libre de tous liens mutuels et de toute organisat
politique » (ER 267). Contrastant avec cet état pré-politique au niveau
peuple, une intense activité contractuelle régnait dans les colonies américain
où, selon deux historiens contemporains, « presque partout les décisio
importantes étaient prises par des colons réunis en assemblées locales ou pro
ciales représentant de très larges couches de l'opinion publique12 ». Dans cet
contractuel, dont le point d'origine est le fameux Mayflower Compact, Are
voit la sincérité d'un apprentissage politique dont les constituants américain

11. John Adams, Discourses on Davila, Works, Boston, 1851, vol. VI, p. 232-33 (cité in ER
12. I. Christie et B. Labarée, Empire or Independence, 1770-1776, cité in E. Morgan « The
American Revolution : was there 'A People' ? », The New York Review of Books, 15 juillet 1976,
p. 15.

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qui « restèrent des hommes d'action du début à la fin » (ER 136) — ne fe


revivifier l'esprit : Les États-Unis de 1776 étaient encore au fait de la
publique » puisque, grâce à l'expérience des assemblées communa
mot 'peuple ' gardait (...) sa signification de multiplicité, évoquait l'infin
d'une multitude dont la majesté résidait dans sa pluralité » (ER 133).
Rien de comparable en France, où la révolution fut l'œuvre d'homm
lettres comblant leur manque d'expérience pratique par le recours te
à la sagesse politique antique13. Ennemis jurés des flatteurs et des m
réfugiés dans une réclusion librement choisie, ces révolutionnaires théor
se préoccupèrent essentiellement de dénoncer l'imposture, prompt
étaient à discerner l'ambition ou la vilenie sous les manières exquis
à arracher le masque14. Thème de prédilection des philosophes des L
et déjà des grands moralistes que la piperie sociale : « On ne fait que
tromper et s'entre-flatter » (Pascal) et pour Rousseau encore l'hypo
reste le vice fondamental. Si Arendt l'analyse longuement, c'est qu'el
sente le vice phénoménologique par exellence qui introduit la confusio
l'être et l'apparaître : « L'intégrité peut encore subsister sous le couvert
les autres vices, mais non sous le couvert de celui-là » (ER 148-49).
règne des masques qui fut si violemment combattu par les révolutio
français qui tentèrent de mettre au jour le visage intègre du peuple.
compréhensible, certes, face aux serments rompus de la monarchie
dans cette passion de démasquer, Arendt lit aussi en germe, et bien
différence soit marquée » (ER 143), la source des épurations qui mar
les révolutions du vingtième siècle.

Une tradition oubliée

Il serait pourtant aventureux de croire avec Habermas qu'il y ait tout bo


nement pour Arendt une « bonne » et une « mauvaise » révolution. Les deu
ont été diversement perverties : si la révolution française a échoué selon el
du fait de la tradition absolutiste (politique et intellectuelle), de la question
sociale et d'une confusion dans l'idée des droits de l'homme, si ses protag
nistes ont cédé à la force des choses en se soumettant à cette roue de la nécessité
qui écrase ceux qui la mettent en mouvement15, la révolution américaine
est loin d'avoir tenu ses promesses par ailleurs fort ambiguës; incapab

13. Implicite chez Arendt, cette opposition entre la révolution pratique de 1776 et la révolutio
technique de 1789 est développée par J. Habermas, op.cit., tome I, p. 117. L'article « Droit natur
et révolution » dans le même ouvrage reprend, en les modulant, de nombreux autres thèmes d'Arend
14. Ainsi Saint-Just s'écrie :« Dieu, protecteur de l'innocence et delà vérité, puisque tu m'as condui
parmi quelques pervers, c'était sans doute pour les démasquer! » « Ecrits posthumes » in Œuvre
choisies, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 310.
15. En pensant, par exemple, qu' « Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre
au gré de tous les complots qui l'embarrassent, qui l'entravent. » Saint-Just, op. cit., p. 206.

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d'instituer un véritable espace public, « c'est la Constitution elle-m


plus grande réussite du peuple américain, qui devait en fin de compte la
de son bien le plus précieux » (ER 353; tr. mod.). Aussi le bonheur
fut-il troqué contre un bonheur résolument privé et en conséquen
préféra ouvrir les maisons privées à la consommation de prestige (con
consumption), étaler sa richesse et exhiber ce qui, de par sa nature mêm
pas fait pour être vu » (ER 98-99). D'une part l'action a été oubliée a
d'une idéologie proprement américaine de la prospérité matérielle parfai
analysée par les sociologues (d'où l'allusion au concept théorisé par
d'autre part, la simple sauvegarde des libertés civiles, autrement dit
tation du pouvoir politique, fut préférée à la fondation d'un véritab
politique qui aurait permis d'étendre le pouvoir issu de l'action com
En effet, en prenant la relève de l'action politique directe des cito
avait pu se manifester au niveau des townhall meetings, le système
tatif institutionnalisé par la Constitution entraîna le dépérissement de c
devait précisément sauvegarder : un espace public de parole et d'actio
à tous. Enfin la fondation américaine n'était-elle pas d'emblée viciée
que les droits solennellement proclamés ne s'étendaient ni aux « sa
déjà décimés par une colonialisation quelquefois « bestiale » (ER
à la population noire dont le sort ne semble, parmi les pères fondateurs
préoccupé que le seul Jefferson? Arendt voit dans cette incapacité à
le problème racial, sur lequel pourtant elle ne s'étend pas, la raison
sérieuse de « la faillite de la révolution elle-même16. »
A cette révolution tombée en déshérence, il faut opposer l'héritage pa
ment inespéré échu à la Révolution française, qui, sur un point pré
se prévaloir d'un succès aussi inattendu qu'éclatant : avec la formati
tanée des sociétés populaires, un esprit public émergea grâce auquel l
a trouvé pour quelque temps un espace où s'exercer là même où rien ne p
tait, selon Arendt, de prévoir son apparition. Pour elle, les quaran
sections de la commune de Paris ainsi que le foisonnement des club
sociétés sont la préfiguration des conseils du dix-neuvième et du vi
siècle dont elle fait le modèle même d'un pouvoir horizontal né de
bération et de l'action commune. En effet, si l'action des bras nus ne la
guère, elle ne peut que souscrire au but assigné aux sociétés populair
les membres se proposaient, selon Robespierre, « d'instruire, d'éclai

16. « The Cold War and the West », art. cit., p. 19. Jefferson avait proposé « un text
duquel les enfants d'esclaves naîtraient libres et seraient éduqués aux frais de la colonie »
op.cit., p. 225). L'historien David B. Davis a par contre voulu détruire le « mythe » ent
ce point le grand idéologue sudiste de la liberté et de 1' « aimable égalité » américaine en s
l'équivoque de ses positions et son soutien de facto à l'esclavagisme : cf. The Problem
in the Age of Revolutions, 1770-1823, Cornell University Press, 1975. On trouvera une ana
des multiples facettes de l'idéologie esclavagiste de l'époque dans l'ouvrage d'Elise M
Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Maspéro, 1977 (cf. p. 209-275). Sur les
d'Arendt, cf. encore en particulier ER 99-101 et The Origins of Totalitarianism, New Yor
Brace Jovanovich, 1973, p. 177 et 297.

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concitoyens sur les vrais principes de la Constitution et de répandre une


sans laquelle la Constitution ne serait pas capable de survivre17 » : là
cisément la forme de liberté qui fit si tragiquement défaut à la rév
américaine, incapable d'institutionnaliser les assemblées communales d
poursuivait pourtant l'élan. Car — Arendt y insiste — à côté des vio
revendications économiques des malheureux constituant « la pointe de diam
(Lord Acton) de la misère, les sociétés populaires françaises témoignèrent
véritable esprit public où le politique se déploya en ce qu'il a de plus prop
Eclat éphémère. Le glas des sociétés sonna lorsque s'accusa, au printemp
l'incompatibilité entre l'esprit public et le pouvoir absolu, centralisé et
de la faction jacobine qui ne pouvait s'accommoder d'un fédéralisme n
si parfaitement en marge de la tradition capétienne.
Dans cette apologie des sociétés populaires se profile toute la théorie
tienne des conseils. Dispersion des foyers politiques, octroi de parole i
pouvoir rendu à la juridiction de l'agir et du parler ensemble, voilà le
tères qui font des conseils la seule solution de rechange à ce système natio
étatiste et représentatif dont The Origins of Totalitarianism s'employ
à miner les présupposés. Tout comme Rosa Luxemburg, Arendt mise
ment sur les vertus de « Vécole de la vie publique » d'où seul peut ém
un espace politique constitué d'une multitude de réseaux qui « limite
contrôlent mutuellement leurs pouvoirs19 ». Parallèlement, toute la conce
arendtienne de l'histoire — « History is a story which has many beginnin
no end20 » — trouve à s'incarner dans la description de ce phénomène iné
fut l'émergence des sociétés populaires : histoire jamais prédestinée à une
nance finale, où rien ne se ressasse, qu'aucun Esprit n'habite et d
les pointillés ne dessinent nul système; histoire inscrite dans un temps
se laisse pas approprier par la pensée, mais seulement parcourir dans l
Le phénomène révolutionnaire qui coupe court à toutes les théories p
précipitation d'évolution parfaitement imprévisible est le paradigm
histoire qui culmine dans la conjugaison de l'agir dont l'initiative nou
tient de plein droit et de la contingence qui résulte de la pluralité et du t
Enfin, à considérer le destin de ces deux révolutions, l'oubli de l'esp

17. Cité in ER 354, sans source.


18. En reprenant finalement l'explication classique de la Révolution française par l'antagonisme
entre le gouvernement jacobin mû par la logique identitaire de la terreur et la démocratie directe
des sociétés populaires, Arendt néglige la participation active des sociétés populaires à la terreur.
On confrontera utilement ses vues aux analyses de B. Manin qui montrent comment les militants
populaires s'activèrent eux-mêmes à produire « les conditions de la substitution du gouvernement au
peuple » (« Saint-Just, la logique de la terreur », Libre n° 6, 1979).
19. Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972, p. 25; la référence à un système de checks
and balance est d'ailleurs loin d'être fortuite, car, si l'on peut parler avec E. Werner de « toute la
veine libertaire, voire carrément anarchiste qui traverse l'œuvre d'Arendt » (Contrepoint, 1973, p.35),
c'est à condition de préciser qu'elle s'adosse à un constitutionnalisme dont la théorie n'est pas moins
développée.
20. « Understanding and Politics », Partisan Review, juil. 1953, traduit dans le présent numéro
sous le titre « Compréhension et politique ».

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1776 contraste violemment avec l'impact planétaire de la Révolution frança


« Un événement qui n'eut guère plus qu'une importance locale » (ER),
comment fut ressentie la révolution américaine où l'on ne vit guère plus q
guerre de libération coloniale dont les principes recteurs sont restés le
morte n. Faillite qui ne s'explique pas seulement selon Arendt par l'imp
bilité des Etats-nations aux théories inspirées de Montesquieu et dont
présupposés mêmes portent atteinte à l'idée de souveraineté : il faut incrim
la stérilité théorique des pères fondateurs eux-mêmes, qui ne réussiren
à créer de science politique capable de rivaliser avec la fécondité spécu
issue de la Révolution française dont Arendt soulignera dans Willing q
fut « à bien des égards l'apogée du monde moderne » (p. 154). Loin do
condamner une « révolution de doctrine et de dogme théorique » (Burke
affirme que l'action révolutionnaire recentra de façon décisive la réfle
philosophique sur les affaires humaines. Quant à l'oubli de la tradition r
tionnaire américaine, il a rapidement gagné les Etats-Unis eux-même
déviation, on le sait, interviendra avec Alexander Hamilton, père fond
du capitalisme américain et monarchiste de cœur, avec Washington d
esprit affairiste qui redoutait la « populocratie » (mobocracy) qu'il so
nait Jefferson de vouloir instituer. Le rêve de l'opulence — qui n'est finale
que le revers de la question sociale — allait donc noyer la liberté ente
au sens jeffersonien et arendtien de la coparticipation au pouvoir. Les
Unis ont totalement oublié leur acte de naissance révolutionnaire et « cette
inaptitude au souvenir est en grande partie à incriminer pour ce qui est de la
crainte intense de la révolution qui se manifeste dans ce pays » (ER 319, tr. mod.) :
d'où le soutien aux régimes les plus réactionnaires, d'où l'apologie non de
le liberté mais de la libre entreprise; d'où, aussi, la virulence d'Arendt dans
ses écrits sur les Pentagon Papers ou son contre-discours du bicentenaire 22.

Religion, problèmes sociaux et droit naturel


dans la révolution de 1776

L'alternative est donc loin d'être aussi tranchée qu'il y paraît au prem
abord entre la « bonne » et la « mauvaise » révolution. Pourtant, il y a m
tenant lieu de se demander si, malgré ses importantes réserves, Arendt
cède pas encore à un mythe de la révolution américaine, dont elle accentuerai
la pureté d'intention quitte à seulement condamner la tournure concrète pris
par les événements; n'en accuse-t-elle pas certains traits afin de plier l'histoir
à ses propres catégories? Au niveau de l'enquête proprement historiq
les objections peuvent porter principalement sur trois points : les influen

21. Robert Nisbet le conteste dans « Hannah Arendt and the Américain Revolution », S
Research, printemps 1977.
22. « Retour à l'envoyeur », Contrepoint n° 22-23, 1976.

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qui ont abouti à la révolution de 1776, la « question sociale » aux Etat


et le rôle des droits naturels.
A propos des sources profondes de l'esprit de 1776, autant Arendt insis
sur l'élan contractuel qui animait les colons23, autant elle néglige ce que G
Astre appelle « la tradition quasi révolutionnaire du puritanisme éclairé24
c'est ignorer le thème de l'élection divine et du destin providentiel d'un nouv
peuple élu qui pensait être, selon l'expression de Melville, le dépositaire
« l'arche des libertés du monde ». Arendt — et on reconnaît là son souci de
préserver à tout prix l'autonomie du politique — soutient sans doute trop
obstinément que les mouvements religieux, «y compris le Grand Réveil, n'eurent
absolument aucune influence sur ce que firent ou pensèrent les hommes de la
révolution » (ER 444, n. 55). Certes, elle ne dénie pas entièrement la « valeur
subversive» de la chrétienté (ER 33-34); mais les mouvements religieux
témoignent selon elle d'un esprit de révolte qui, pour salutaire qu'il puisse
être, ne peut avoir de conséquences politiques qu'incidemment. C'est singu
lièrement minimiser les affinités entre l'esprit des puritains et l'Ancien
Testament (dont l'inspiration marqua jusqu'à cette loi constitutionnelle
américaine à laquelle Arendt ne monnaie pas son admiration), même si
l'hébreu ne devint pas, comme certains l'espéraient, la langue officielle des
colonies25.
En second lieu, on peut avec Robert Nisbet, qui consacre tout un article
à cette question26, reprocher au « classique » qu'est On Revolution de minimiser
les problèmes sociaux des treize colonies britanniques d'où les éléments de
féodalité et les stratifications de classe n'étaient pas absents malgré la modéra
tion des revendications économiques qui ont pu se faire jour : seul l'éparpil
lement des centres urbains qui auraient pu servir de foyers de lutte aux plus
défavorisés a empêché l'émergence de la « question sociale ». Mais enfin, à
aucun moment Arendt ne prétend que les rapports de force se sont dissous
comme par miracle dans le flux des décisions collectives. De surcroît, faisant
le point dans un article solidement documenté sur tous les ouvrages récents
parus sur la question, E. Morgan conclut que, s'il est vrai qu'on ne peut
négliger la « marée montante » des antagonismes de classe, la majorité de la
population était constituée de familles de fermiers propriétaires de leurs
terres et jouissant en effet d'une relative prospérité27. Autrement dit, la « libé
ration », cet affranchissement de la nécessité dont Arendt fait le préambule

23. Cf. en particulier ER, 442-443, n. 49.


24. « La pensée politique américaine avant la Constitution » in Raison présente, n° 38,2e trim. 1976.
25. Outre l'ouvrage cité d'E. Marientras (passim), cf. la mise au point de R. Castel, « De Moïse à
la Déclaration des droits », Le Monde du 4. 07. 1979. Horace White a même pu soutenir une thèse
diamétralement opposée à celle d'Arendt selon laquelle la Constitution est « fondée sur la philosophie
de Hobbes et la religion de Calvin et suppose que l'état naturel de l'humanité est la guerre et que l'esprit
charnel est en lutte avec Dieu ». Cité in R. Hofstadter, Bâtisseurs d'une tradition, Seghers, 1966, p. 13.
26. Cf. supra, note 21.
27. « The Américain Revolution : who were 'The People' ? », New York Review of Books du
5 août 1976, pp. 14-18.

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nécessaire mais seulement le préambule de la révolution, était bien à c


semble acquise pour la grande majorité de la population.
Beaucoup plus troublante — et c'est sur ce point précis que peut po
une véritable critique — est la thèse d'Arendt selon laquelle seule la Révolut
française brouilla la distinction entre nature et liberté en comprenant la li
politique dans le prolongement d'une liberté naturelle et de droits innés (E
et 216 et ss.). Or c'est précisément aux Etats-Unis que la philosophie du
naturel pénétra le plus profondément et, comme le souligne E. Cassara
« cet appel au jusnaturalisme et aux droits naturels de l'homme devint le f
ment d'une idéologie révolutionnaire28 ». Curieusement, Arendt ignore
ment l'influence de Locke sur la révolution, alors que John Adams lui-
reconnaissait que la Déclaration n'apportait rien que l'on ne trouvât déjà
les œuvres du philosophe anglais, dont tous les thèmes passaient pour
lieux communs aux yeux des colons. Recherche du bonheur, droit de l'indiv
à résister à un gouvernement qui mettrait en péril sa propre conserva
voilà des notions déjà présentes dans le Second Traité qui assigne au pol
pour finalité de permettre aux hommes de jouir de leurs biens en toute séc
Et la Constitution américaine reflète bien, selon J. Smith, une telle co
tion : « On supposait que le gouvernement avait pour seule raison d'ê
garantie des droits de l'homme...29 » Cette insistance sur la primauté de
social va tout à fait à l'encontre de la thèse d'Arendt sur l'effort propr
politique des pères fondateurs qui auraient partagé sa conviction de l
tivité du pouvoir, qu'il ne s'agirait pas de contrecarrer mais seule
d'étendre et de correctement répartir entre tous les contractants («Pou
écrit Arendt, le pouvoir voyait le jour lorsque des hommes s'assemblaie
s'engageaient mutuellement par promesses et contrats »; ER 268, trad. m
Pareillement, Arendt néglige l'influence de Thomas Paine pour lequel
gouvernement, réduit à une simple administration, doit se borner à as
le développement harmonieux d'une société irriguée par le commerce.
glorification des intérêts privés, seulement policés par le gouvernement co
comme un mal nécessaire ( « La société est produite par nos besoins, le gou
ment par notre perversité », proclame Common Sense) est bien évidemmen
l'extrême opposé des conceptions d'Arendt qui refuse de reconnaître au nég
une quelconque valeur révolutionnaire.
S'il est juste de souligner à quel point le goût de l'action commune
développé dans les treize colonies, il importe aussi de ne pas méconna
combien est vulnérable l'interprétation proposée par Arendt de la pu

28. « The Intellectual Background of the American Revolution », Revue Internationale d


sophie, n" 121-122 (1977); dans la même revue, cf. l'article d'A. Reck, « The Declaration of
dance as an ' Expression of the American Mind ' », pp. 401-437. Dans le même sens, on con
le compte rendu déjà cité de J. Habermas : « C'est précisément en Amérique que la rév
s'inspira spontanément d'un droit naturel privé de Locke, concevant l'Etat à partir des fo
de la société » (p. 481).
29. « Philosophical Ideas behind the ' Declaration of Indépendance ' », in Revue Internat
de Philosophie citée supra, p. 366.

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of happiness comme quête d'un bonheur public. Les quatre-vingt-cinq


éblouissants du Federalist dûs aux partisans de la ratification de la Const
— et même ceux de Madison — témoignent bien plus dans le sens d'u
sophie d'inspiration lockienne s'efforçant d'asseoir la félicité du pe
la protection de la propriété privée par un gouvernement limité, d
rôle essentiel serait d'empêcher que la société puisse opprimer ses membr
Mais il serait vain, dans le cadre limité de cette étude, de vouloir vérifie
précisément la justesse historique des assertions d'Arendt, d'autant p
sur cette question des droits naturels, elle a bien prévu l'objection sa
autant s'en inquiéter : « Il est bien certain que ce n'est pas sa philosophie
turaliste qui confère son importance à la Déclaration d'Indépendance
elle comme en passant31; la question rebondit cependant : pour
qu'Arendt s'autorise à interpréter comme un à-côté de la révolution
caine revêt-il alors une signification suffisamment centrale dans la révo
française pour réussir à la condamner presque sans appel?
Au terme de cette enquête, plusieurs critiques d'ordre plus général
être adressées à Arendt. Elle voit l'Amérique avec les yeux de Tocqu
qui, lui aussi, avait relevé la passion de la liberté publique dans les ass
des villes et des districts. Mais, en s'en tenant trop à la lettre des d
et des écrits des pères fondateurs, elle limite parfois son interprétation
lyse de déclarations d'intention qui peuvent sans peine se proposer en
puisqu'en sont gommées toutes les aspérités de la société de l'époque. En c
quelque peu à une vénération typiquement américaine de la Cons
(cf. ER 225), jusqu'à quel point ne va-t-elle pas même à l'encontre de l
dologie mise en œuvre dans The Origins of Totalitarianism où l'analy
crète des faits est toujours préférée à l'examen des idéologies rationa
qui voilent le réel? L'utopie pastorale prônée par Jefferson est-elle
à laquelle mesurer la réalité historique des États-Unis? Ou Arendt n
pas en l'occurrence cherché, au prix d'une interprétation trop indu
un ancrage historique moderne à son idéal de polis, quitte à dénoncer
plus violemment la perversion de ce modèle dont les ambiguïtés se sont t
tranchées, après la solennité du moment fondateur, dans le sens de l'
society libérale où l'espace public est réduit à l'isoloir? Ces questions
à débattre; il importe avant tout de voir que les objections que l'on pe
ser à Arendt découlent finalement sans exception de son présuppos
de l'autonomie du politique qu'elle défend — nous l'avons vu —
l'influence de la religion, des forces sociales et des droits « nat
Elle entend en somme le préserver à tout prix de l'absolu e
nécessité.

30. « La protection (des différentes et inégales facultés d'acquérir la propriété) est le


objet du gouvernement » (n° 10); The Federalist, edited by J. E. Cooke, Wesleyan Universit
1961.
31. « Action and the Pursuit of Happiness », art. cit., p. 8.

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L'énigme de l'événement fondateur


« Oeil brillant de l'origine, patience obscure de la fin» (G. Trak

A tenter de situer Arendt selon ses affinités avec d'autres théoriciens de


la révolution, on retrouve sans conteste dans VEssai des réminiscences de
Tocqueville dont l'idée rectrice est aussi celle d'une liberté non subordonnée
à l'économique. Théoricien administratif de ces associations populaires grâce
auxquelles « le peuple règne sur le monde américain comme Dieu sur Vunivers32 »,
il insiste pareillement dans L'Ancien Régime et la Révolution sur l'isolement
des masses, la victoire des jouissances particulières et l'étouffement de toute
vertu publique qui caractérise le « despotisme » de la fausse démocratie bour
geoise issue de 1789. Le sentiment aigu d'indétermination qui est celui d'Arendt
ne s'accommode pourtant pas des chaînes de causation exagérément détermi
nistes de Tocqueville33. Dans le même esprit libéral, on évoquera encore
Burke qui, s'il mesure chichement aux hommes la capacité d'agir, cherche
pourtant aussi à rétablir la possibilité d'une pratique (au sens aristotélicien
et cicéronien) à l'encontre des savoirs universels qui défigurent l'éclairage
propre du politique. Plus probant néanmoins reste le parrainage de Montes
quieu, lu crayon en main par les pères fondateurs; au mérite de son humeur
déjà toute phénoménologique s'ajoute celui d'avoir reconnu la dimension
politique de la liberté : ne fut-il pas « le seul... à soutenir que pouvoir et liberté
vont de pair » (ER 219)? Enfin, si Arendt est loin de partager la ferveur spécu
lative d'un Hegel, trop enclin selon elle à modeler le réel sur la philosophie,
la filiation kantienne de YEssai sur la révolution s'atteste en revanche nettement,
la sensibilité témoignée par l'auteur du Conflit des facultés à l'égard de la
percée de « l'esprit public » rejoignant par bien des aspects celle de notre
auteur.

Mais laissons là la fausse sécurité d'un tel répertoriage et tentons de sit


le lieu d'insertion de la révolution dans la pensée d'Arendt elle-même.
questions se multiplient ici. La révolution représente à ses yeux la fulguratio
de l'histoire prise sur le fait, « the emergence of freedom » (OR 29); là se ré
la capacité humaine de faire du nouveau par le pouvoir de la conviction
mune, là se dévoile le commencement d'une nouvelle politique allégé
démultipliée. L'être se regroupe dans ce fulgurant intérim qu'est le mom
fondateur. « Un trésor sans âge qui, dans les circonstances les plus diver
apparaît brusquement à Vimproviste, et disparaît de nouveau dans d'au
conditions mystérieuses 34 » : voilà comment Arendt décrit l'apparition

32. L'article de M. Gauchet, «Tocqueville, l'Amérique et nous. Sur la genèse des sociétés dé
cratiques », Libre n° 7, 1980, est particulièrement éclairant sur ce point.
33. Cf. ER 378 ainsi que l'article « Dream and Nightmare » (Commonweal, sept. 1954, pp.
554) où Arendt rappelle que pour Tocqueville l'Amérique est le produit d'une migration commen
sept cents ans auparavant en Europe centrale.
34. Crise de la culture, trad. dir. P. Lévy, Gallimard, 1972, p. 13.

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bonheur public révolutionnaire. Quelques précisions s'imposent. Si le


des choses n'est pas en notre pouvoir, cela ne signifie pas non plus qu
soit la fortune qui déchire l'opacité des conditionnements et ouvre sur l'ave
on ne décide pas de la révolution, elle se décide — et Arendt n'en dit pa
— en fonction « de faits et d'événements spécifiques » (ER 378) que nulle th
révolutionnaire ne peut prédire. On chercherait donc en vain, semble
à provoquer les circonstances aussi bien matérielles qu'en hommes don
réunion déclencherait à coup sûr la fondation de la liberté, et c'est au
désespérément qu'on tenterait de pérenniser ce moment inaugural. En e
Arendt déclare avec la même remarquable retenue : « Les périodes de li
ont toujours été relativement courtes35 ». Rien ne permet de croire qu'Are
pense à une dégénérescence inévitable des révolutions, dont le mouve
même étoufferait ce qu'elles ont laissé entrevoir de plus prometteur, et
doute ne se risquerait-elle pas à écrire comme Merleau-Ponty : « c'est
(les révolutions) ne peuvent jamais, comme régimes institués, être ce qu
étaient comme mouvements, et que, justement parce qu'il a réussi et ab
l'institution, le mouvement historique n'est plus lui-même, c'est qu'il se ' tr
et se ' défigure ' en se faisant36 »; bien plutôt, c'est faute d'institution
les révolutions conduisent à Thermidor et à Bonaparte.
Nulle fatalité vénéneuse n'est inscrite au cœur du pouvoir et rien ne perm
de penser qu'Arendt souscrive à l'opinion selon laquelle « dès l'instant
la révolution prend le pouvoir, elle devient une caricature37 ». Mais s'il
pas chez Arendt de dégénérescence inhérente à l'installation au pouvo
il y a bien comme une métaphysique historique. Émergence de libe
trésor sans âge qui apparaît et disparaît à l'improviste, tout est dit et
n'est dit. Avec ce mystère de « l'événement » qui rend compte de tout
que rien n'en rende compte, on touche une des limites extrêmes d
pensée d'Arendt : voilà le nihil ulterius de sa pensée historique, et
cette borne ultime qu'il nous faut tenter, non d'expliquer, mais de ce
comme nœud de questions, carrefour d'énigmes et butée de sens.
La révolution comme fulguration, éclaircie ou clairière, il y a là tou
une thématique qu'on raccorderait sans trop de peine à 1 'Ereignis ou
époques de l'être heideggerien. Remarquons-le seulement, puisque
pensé d'Arendt n'est pas notre propos, et restons-en ici au niveau
écrits d'Arendt pour seulement aiguiser l'énigme de l'événement fonda
La fondation correspond au plan politique à l'idée de commencement q
est le propre de l'agir authentique, mais plus originellement elle répond
phénomène de la naissance dont elle est le moment collectif, l'écho am
fié et solennel. En ce sens, la fondation est le coup d'audace qui rom
les chaînes causales, le moment d'opulence qui fait apparaître la polis com

35. Ibid., p. 19.


36. Les Aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, p. 279.
37. V. Jankélévitch, interview au Monde, 14 juin 1978.

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émergence radicale du nouveau. Mais cet afflux de liberté est aussi, et


ces raisons mêmes, une énigme et peut-être un mythe. L'énigme est ce
même du temps : est-il possible d'ouvrir dans la continuité temporelle
brèche qui fasse de la révolution un événement sans précédent dont o
puisse rendre compte ni en termes de causes et d'effets, ni selon les catégor
de potentialité et d'actualité? Ce n'est là que la version politique de la «
tion (kantienne) de savoir s'il faut admettre un pouvoir capable de commenc
par lui-même une série de choses ou d'états successifs38 », question à laq
toute la pensée d'Arendt répond par l'affirmative. Elle est en effet nou
de l'intuition (il n'y a pas d'autre mot) que « le commencement est auss
dieu qui, tant qu'il demeure parmi les hommes, sauve tout » (Platon)39.
ne dissout la puissance de cet instant fondateur riche de force native
lequel toutes les catégories font retour. Tout, de l'action à la volon
converge vers la vigueur de cet instant premier dont la présence doit
constante.

Mais comment accéder à l'événement fondateur? l'explication philo


que est ici de moindre portée que la métaphore poétique des légendes, puis
comme l'affirme Imperialism: « Sans jamais relater la réalité des faits
en exprimant leur véritable signification, elles offraient une vérité au-de
réel, un souvenir au-delà de la mémoire » (p. 208). Et c'est bien par la l
qu'Arendt approche de la fondation dans l'Essai, tout comme, de façon
surprenante que significative, dans Willing 40 ; interrogeant en effet ces lé
de fondation que racontent le Pentateuque et l'Enéide, elle y recherche
comme les révolutionnaires qui adoptèrent si unanimement le déguisé anti
la solution à l'énigme de la révolution : comment (re) commencer le t
L'histoire romaine étant tout entière centrée sur l'idée de fondation, source
de la triade conceptuelle religion — autorité — tradition, faire de la politique
signifiait essentiellement pour un Romain conserver la fondation de la cité 41 ;
il n'est dès lors pas étonnant qu'Arendt retienne en particulier l'exemple
paradigmatique des errements d'Enée « devant qu'il ne fondât la ville42 ».
Interprétant à la suite d'autres commentateurs l'Enéide comme une image
renversée de l'Iliade, elle insiste tout particulièrement sur le fait que la fonda
tion de la Ville est présentée comme une simple renaissance de la Troie anéantie
et non comme une création originale43. Aussi la continuité de la tradition
l'emporte-t-elle d'entrée de jeu sur une nouveauté qui ne se prévaudrait que
d'elle-même, puisque même la première fondation se donne déjà comme une

38. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, p. 350.
39. Lois 115 e.
40. ER 290-316 et Life of the Mind, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, vol. II, pp
mettons en perspective ces deux interprétations dont les nuances ne constituent q
d'expositions ne pouvant être interprétées dans les termes d'une évolution de la p
41. Crise de la culture, p. 164.
42. L'Enéide, trad. P. Klossowski.
43. Cf. Life of the Mind, II, p. 204 et n. 126; ER p. 130 et n. 50 p. 453.

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répétition de l'ancestral. Ce n'est pas seulement Anchise mais tout l


troyen qu'Enée emporte sur son dos.
Arendt comprend dans le même sens la quatrième églogue de Virgil
lifiée par elle de « poème politique » ; en effet, le vers fameux « magnus ab
saeclorum nascitur ordo » doit bien être traduit : « Voici que renaît
intégrité le grand nombre des siècles 44 », car la nouveauté est ici en
retour de l'antécédant, la fondation étant interprétée en termes du r
sement du « règne de Saturne ». Même si le poème peut être lu, non
l'expression d'une prémonition sotériologique, mais comme un hymn
nativité où s'affirme « la divinité de la naissance comme telle » (Life
Mind, p. 212) — et c'est bien la raison pour laquelle Arendt y porte intérê
la naissance y est comprise comme régénération et simple renouveau
comme la fondation est rétablissement, jamais inauguration radicale
donc pour Arendt n'est assez radical : ni le no vus ordo saeclorum am
qui brille de l'éclat emprunté de l'antique dont il se veut le rebondiss
ni « l'original » qu'il répète, la fondation de Rome dont la version lég
se raccroche déjà à un passé plus ancestral encore. Tout cela ne témo
que d'un avenir bâti à reculons.
En fait, à contre-courant de toutes les interprétations usuelles qui pren
pour cible la mythologie proprement américaine du saut hors de l'h
et de la virginité de l'année zéro, Arendt regrette au contraire la timi
fondateurs qui se sont empressés d'endosser la toge des majores pour
reculer devant la majesté de la nouveauté absolue. En voulant compr
le nouveau comme une réitération de l'ancien, on ne fait que céder au
d'un retour à l'événement premier, toujours et encore enfoui dans la
deur inaccessible d'un passé que même la légende ne peut faire affleur
contre, la fondation au sens d'Arendt est une fondation présente à compr
comme l'entre-deux historique qui brise le flux de la continuité temp
cette brèche 45 est celle de l'errance postérieure à la libération toute n
et précédant la liberté comme bien propre et réalité positive d'une c
nauté constituée. C'est ce hiatus entre le déjà-plus et le pas-encore qui
Arendt, puisque, dans cette transition entre l'ordre ancien et l'inaugu
du nouveau, le temps semble se suspendre pour donner prise à une a
qui s'appuie sur ce qu'Arendt décrit dans Willing comme « Vabîme du
(p. 207); il y a abîme {Abgrund) puisque toutes les raisons (Gründe) q
ressortissent pas de la décision humaine, toutes les déterminations,
révoquées dans un moment de vertige qui est celui-là même de la lib
retrouvée au tréfonds du politique. Dans cet abîme de la spontanéité —
signifie source — la pensée d'Arendt trouve sa formulation extrême.

44. Nous citons la traduction de J. Carcopino, Virgile et le mystère de la quatrième églogu


tisan du livre, 1948, p. 9.
45. Gap, brèche, intervalle, entre-deux : voilà autant de notions cardinales qu'on retrouvera da
Thinking à l'occasion de l'élucidation du « lieu » de la pensée.

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La question de la violence
Il est clair qu'à ce niveau des options fondamentales toutes les cr
sont possibles. Une lecture qui utilise le poétique comme voie d'app
est déjà pour beaucoup suspecte puisqu'il n'est pas là de réalité positi
puisse invoquer. D'autre part, l'idée de fondation sur le sans fon
droit sur ce que J. d'Hondt a baptisé 1' « idéologie de la rupture ». E
pourrait dire que ce même abîme pointe aussi vers un certain « fa
d'origine », ici conjugué avec le mystère de l'événement. Précisons brièv
qu'il y a bien chez Arendt une métaphysique de l'inaugural 46 : le co
ment — au sens d'Anfang et d'emprise plutôt qu'au sens de début ch
gique — est à lui-même son principe directeur. Mais que cette fon
dont la parfaite limpidité est peut-être effectivement un idéal de la
politique, soit reconnue parfaitement immanente, à portée de l'agir, l'em
de virer en mystique de l'origine; à l'obsession d'un fondement qui
en deçà de toutes les chronologies, Arendt substitue l'idée d'une tran
du point de départ comme commencement radical d'une histoire lib
modeler selon un schéma inédit.

Mais, négligeant ici l'examen de ces critiques d'ordre général dont le pro
blème de la révolution n'offre qu'un fort grossissement, envisageons seulement
la question politique beaucoup plus précise posée par la violence. Plus que
de Montesquieu, Burke, Kant ou Tocqueville, l'insistance d'Arendt sur l
thème de la fondation la rapproche de Machiavel; que celui-ci ne parle que
de mutazioni et non de révolution proprement dite, n'empêche pas qu'il doive,
comme Arendt le remarque dans Crise de la culture, « être considéré comme
Vancêtre des révolutions modernes47 ». En effet, le héros machiavelien par
excellence est le fondateur d'un État, rien n'important davantage que de
reprendre l'autorité de l'origine en revenant sur le vrai sentier des premiers
Le commencement commande « car un qui n'assied d'abord les fondements,
il le pourrait avec de grands talents faire après; encore se feront-ils à grand
travail et péril de l'édifice48 ». Mais tandis que le Florentin reconnaît pleinement
la démonie du pouvoir dont l'assise est bien la violence, Arendt n'admet
que du bout des lèvres l'affinité entre la fondation et la destruction. Pour
Arendt Machiavel se fierait encore à la métaphore de la fabrication en justi
fiant des moyens violents au nom de fins vertueuses. Peut-on donc fonder
sans violence? On violence, on s'en souvient, a clairement séparé politique
et violence; mais la destruction n'est-elle pas malgré tout un moment de toute

46. Qui la rapproche encore de Heidegger : « Tout ce qui est grand ne peut commencer que grand... »
Introduction à la Métaphysique, trad G. Kahn, Gallimard, 1967, p. 28.
47. Crise de la culture, pp. 182-83; sur les sens du mot « révolution » chez Machiavel, cf. par ex
Discours..., L.III, VII, l'exorde (Pléiade p. 637); cf. encore sur ce point C. Lefort, « La question de
la révolution », Esprit n° 9, sept. 1976.
48. Le Prince, VII, Pléiade p. 307.

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REVOLUTION ET FONDATION

nouvelle fondation, inhérent à celle-ci, et l'argument n'est-il pas d


artificiel qui rejette toute la violence du côté du prépolitique, recon
saire mais seulement à titre de préalable ? En fait, Arendt n'échappe à la
diction que par cette distinction en fin de compte fragile entre le prépo
qui détruit afin de faire place nette et le politique comme institut
sens non-violent. Sans aller jusqu'à se demander dans quelle mesure
action, même sous forme de parole performative, n'est pas, en tant
mencement et « moment de foudre » (Mallarmé), déjà une violence, il im
de noter que l'insistance même d'Arendt sur le thème de la fondat
paradoxale : quel autre mot en effet est plus chargé de ces connotatio
catrices qu'elle dénonce impitoyablement lorsqu'elles empiètent sur le
de l'action? Il y a là une ambiguïté — retrouvée dans la délicate artic
entre loi et pouvoir — qui risque d'entacher d'équivoque toute sa ré
sur la révolution.

Au niveau de l'histoire proprement dite, on peut avancer que la solidité


théorique de VEssai sur la révolution menace parfois de virer en rigidité servie
par des audaces d'interprétation où le souci de la démonstration rigoureuse
l'emporte par moments sur le regard non prévenu de l'historien; tout en rap
pelant avec Lévi-Strauss que « nous sommes encore ' au point ' sur la Révo
lution française mais que nous l'eussions été sur la Fronde si nous avions vécu
plus tôt49 », et que cette focalisation sur 1789 a contribué à provoquer un
phénomène de rejet à l'égard du Nouveau Monde qui ne facilite pas la com
préhension de l'Essai tout comme il n'avait pas contribué à l'entente de La
Démocratie en Amérique50, on doit cependant admettre que l'opposition
d'Arendt entre la révolution du besoin, où, à tous les sens, la nécessité fait
loi, et la révolution de Montesquieu, du common sense, de la liberté publique
et de la dissémination du pouvoir demande à être nuancée. Au plan de la
théorie, l'ouvrage fait signe vers toutes les prémisses de la pensée d'Arendt.
La fondation est la source du sens où l'espace politique prend son origine
et puise sa raison d'être ; elle procure à la communauté des repères fixes
propres à la confirmer dans son existence. Cette fondation n'est cependant
pas reportée dans l'au-delà pour être plus efficacement soustraite à la prise
des hommes : le corps politique n'est pas voué à se poser en dépendance
d'un foyer qui lui resterait extérieur et envers lequel elle aurait contracté ce
que M. Gauchet appelle la « dette du sens », puisque la fondation — au lieu
d'être report à l'ancestral — est clairement chez Arendt une opération libre
ment instituante qui, dans l'idéal, n'a de compte à rendre à aucune origine

49. La pensée sauvage, Pion, p. 337.


50. Dans « L'Amérique vue d'Europe : la fausse logique européenne de l'Amérique », Projet,
décembre 1972, A. Kriegel analyse ce rejet où elle décèle l'expression de relations de type parental
impossibles à vider de leur charge passionnelle.

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ANDRE ENEGREN

antérieure ou transcendante. Elle se veut transparente, strictement imman


et parfaitement maîtrisée.
Le commencement porte en lui un élément d'arbitraire absolu et la t
de la révolution est principalement d'affronter cet arbitraire — 1' « a
du néant » évoqué plus haut — au lieu de s'en remettre à l'ancestral o
transcendant par un report à distance de la fondation. Tout se condense
ce moment critique qui décide de toute la suite : il faut une naissance
car il n'est pas de correctif permettant de rattraper une défaillance origin
ainsi se retrouve finalement au niveau du politique l'àpx^ au sens propr
grec où commencement et principe se conjuguent51. La fondation est
bien principielle au sens où elle circonscrit l'espace du jeu et fixe les r
propres à assurer la stabilité du corps politique et à promouvoir la lib
Si la théorie d'Arendt est anti-étatiste et libertaire, elle n'est rien moins q
archiste au sens fort.
Mais rappelons pour conclure que nos remarques ne se veulent qu'une
approche d'une réflexion dont on doit, toujours derechef, parcourir les axes
sans perdre de vue qu'il s'agit de simples « expériences de pensées » dont le
mérite essentiel est d'ouvrir des brèches, de saper des certitudes, de frayer
enfin un chemin inédit qui fait, parfois aventureusement, son deuil de certains
repères établis. On n'en est donc pas quitte avec cette pensée pour l'avoir
figée en des formulations, louables ou critiquables, dont toute recherche a
pour sens d'avoir poursuivi le désaveu. Car, enracinée dans l'inattendu de
l'événement, sollicitée par le seul souci de comprendre, sa pensée n'a d'élan
que de s'interroger sur ce « visage multiple et vivant » de la vérité (Kafka)
qui prendra toujours de court les certitudes rassurantes qu'offre le commen
taire.
André Enegrén

51. Cf. ER 314-315; comparer avec Heidegger, Questions II, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Gal
limard 19, p. 32 : « Le mot grec àpxh (•■•) nomme ce à partir de quoi quelque chose prend issue. Mais
cet « à partir de quoi » n'est pas, dans l'issue qui est prise, laissé en arrière. L'àpxq en vient bien plutôt
à ce que dit le verbe âp^siv — à ce qui ne cesse de dominer ».

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