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Revue française de science

politique

Aron (Raymond) - Dimensions de la conscience historique


Monsieur Pierre Hassner

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Hassner Pierre. Aron (Raymond) - Dimensions de la conscience historique. In: Revue française de science politique, 13ᵉ
année, n°1, 1963. pp. 197-201;

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Notes Bibliographiques

littérature française qu'américaine, Lange permet à l'étudiant de se familiariser


aisément avec l'acquit après tout fort imposant des vingt dernières années de
recherche. Seul le dernier chapitre, consacré à la « Totalitarismus-Forschung »,
parle d'un sujet peu étudié par les spécialistes français. Pour le reste de
l'ouvrage, professeurs et étudiants de nos Facultés de droit et de nos Instituts
d'études politiques devraient, dans la mesure où ils lisent l'allemand, garder
« le Lange » à bonne portée de main dans leur travail particulier.

Alfred Grosser

Pensée Politique

ARON (Raymond) — Dimensions de la conscience historique.


— Paris, Pion (1961). 21 cm, 341 p. Index. F 13,87. (Recherches
en sciences humaines. 16.)
Le problème de la conscience historique et de la multiplicité de ses
dimensions constitue sans doute le thème permanent et central de l'œuvre de Raymond
Aron. Sa démarche intellectuelle consiste dans la perpétuelle confrontation de
l'événement, de l'évolution historique, et de leur horizon permanent. Et c'est là
ce qui, si souvent, déconcerte les esprits soucieux de trouver une dimension
décisive de la réalité et de s'y établir. Si ce sociologue, qui a tant fait pour
opposer aux idéologies les conséquences universelles du progrès technique et
pour remettre en honneur la notion de société industrielle, choisit de souligner,
à l'heure où ces notions deviennent l'objet d'une nouvelle mythologie, le rôle
non moins réel de l'action imprévisible des hommes, de la nature spécifique
des régimes politiques, ou de la permanence des traditions nationales, ce n'est
pas par coquetterie intellectuelle ; c'est parce que, comme il l'exprimait de
manière frappante au cours des « Entretiens de Cerisy » sur l'histoire, sa
« pensée se meut entre la permanence de la nature humaine et l'imprévisibilité
de l'événement comme tel, et ne fait qu'une place subordonnée, ou
relativement subordonnée, aux grands ensembles dynamiques, plus ou moins
structurés, qu'on appelle aujourd'hui des civilisations ».
C'est dire combien le présent volume est représentatif. Il commence et
s'achève sur la situation du philosophe devant l'histoire. La première partie
(comprenant l'essai sur « La philosophie de l'histoire » qui date de 1946 et celui
sur «La notion du sens de l'histoire» qui date de 1957) concerne la dimension
la plus profonde et la plus spécifique de la conscience historique, à savoir le
sens que l'homme accorde au devenir de l'humanité ; et c'est ce problème que
retrouvera, en conclusion, l'étude sur « La responsabilité sociale du philosophe »
qui, définissant la situation du philosophe par l'oscillation ou le dialogue entre
l'universel et le particulier, entre les fins et les moyens, montre comment'- la
dimension historique donne un sens nouveau à ce dialogue en le projetant- daris

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la durée. Mais cette dimension nouvelle ne supprimerait le dialogue ou ne le


« transformerait radicalement que si le dialecticien était autorisé à confondre
un camp, un parti, un régime, avec la fin de l'histoire ». Que cette confusion
lui soit interdite, c'est ce que montrent la réflexion philosophique et la
polémique idéologique qui, dans les deux premiers articles, constatent l'ascendant
des philosophies pluralistes de l'histoire et le déclin des philosophies unitaires
du progrès, et opposent aux formes à la fois (et contradictoirement) providen-
tialistes et déterministes de celles-ci ■— dans leurs versions existentialistes et
marxistes — à la fois l'analyse éternitaire de l'événement, dans le style de
Thucydide, et la foi active en une idée de la raison, purement régulatrice, et
projetée vers un avenir indéfini, dans le style de Kant. Mais c'est aussi ce que
démontrent l'analyse critique de la connaissance historique et l'analyse historique
de la réalité contemporaine qui font l'objet de la deuxième et de la troisième
partie du livre.
.

Si la première partie rappelle L'opium des intellectuels et Polémiques, la


seconde s'inscrit à la suite de l'Introduction à la philosophie de l'histoire, et la
troisième anticipe sur Paix et guerre entre les nations tout en prenant place
dans la série commencée par L'âge des Empires et l'avenir de la France et
continuée par Le grand schisme, les Guerres en chaîne, La société industrielle
et la guerre.
Mais le plus remarquable est que, quel que soit leur point de départ, les
différents articles retrouvent les mêmes questions fondamentales. L'étude la plus
méthodologique, « Evidence et inference », partant des questions qui caractérisent
l'intention de l'historien, aboutit, à partir du problème des schémas de
changements, au passage de la science à la philosophie de l'histoire par l'interrogation
sur le sens de l'histoire totale. L'étude sur « L'objet de l'histoire » part des
contradictions de la conscience historique ; c'est elle qui contient l'énumération
la plus explicite des trois éléments de celle-ci : « La conscience d'une
dialectique entre tradition et liberté, l'effort pour saisir la réalité ou la 'vérité du
passé, le sentiment que la suite des organisations sociales et des créations
humaines à travers le temps n'est pas quelconque ou indifférente, qu'elle concerne
l'homme en ce qu'il a d'essentiel ».
La grande étude de la troisième partie, extraite du volume XI de
l'Encyclopédie française et intitulée « Nations et Empires », est l'article qui se
rapproche le plus d'une description de la réalité historique contemporaine et de
sa structure. Mais elle s'ouvre sur les caractéristiques de notre conscience du
présent et sur le problème du découpage des ensembles ; et elle aboutit d'une
part à la confrontation des interprétations monistes et pluralistes du devenir,
d'autre part à une analyse des aspects classiques et des aspects originaux de
la conjoncture : « En Europe comme en Asie, un processus typique aboutit à
une situation inédite ».
Mais sans doute les problèmes de l'action humaine et des forces profondes,
des situations originales et des tendances permanentes, sont-ils abordés de la
manière la plus frappante et la plus enrichissante dans deux autres études
du livre, lesquelles en constituent à nos yeux les deux chapitres les plus remar-

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Notes Bibliographiques

quables. Il s'agit de « Thucydide et le récit historique » et de « L'aube de


l'histoire universelle ».
Les deux pôles — nature humaine permanente, événement imprévisible comme
tel — ne sont nulle part mieux mis en lumière, dans leur spécificité
irréductible, qu'à travers l'œuvre de Thucydide. La rationalité qui se dégage du récit
de La guerre du Péloponèse n'est pas celle d'un scheme de développement
historique mettant en relief l'ceuvre des « forces profondes » ; elle ne tient pas
non plus « à la généralité des lois ou des concepts, mais à la nature de l'objet,
c'est-à-dire de l'action humaine ». Mais « l'intelligibilité de la conduite,
instrumentale et aventureuse, se communique, aux yeux de l'observateur, à
l'événement qui n'a été voulu ou prévu par aucun acteur. Le passage de l'acte
individuel à l'événement supra-individuel se fait à travers le récit, sans rupture
de continuité, sans substitution de propositions générales à la reconstitution
des faits, par la simple confrontation de ce qu'ont voulu les acteurs et de ce
qui est arrivé ». Mais, d'une part, si Thucydide a ainsi choisi l'histoire-récit,
l'histoire des actions et des événements, pour la plus grande partie de son
livre, c'est que l'objet de ce récit s'y prêtait de manière privilégiée : « L'histoire-
récit suppose une certaine qualité de l'objet historique, c'est-à-dire des hommes
qui ont vécu les événements à retracer. Cette qualité se trouve essentiellement
dans l'ordre politique et, aux yeux de Thucydide, dans l'acte suprême de la
politique, la guerre ». D'autre part, « Thucydide, en même temps qu'il étend,
de proche en proche, l'intelligibilité de l'action voulue par un acteur à
l'événement qui n'a été voulu tel par personne, élève l'événement, qu'il ait été
conforme ou non aux intentions des acteurs, au-dessus de la particularité
historique en l'éclairant par l'emploi de termes abstraits, sociologiques ou
psychologiques » qui indiquent implicitement des vraisemblances ou des généralités
permettant la saisie d'une permanence et la comparaison des situations
historiques. Ainsi Raymond Aron éclaire-t-il la démarche de Thucydide en énonçant
à son propos trois ordres d'affirmations philosophiques, qui d'ailleurs se
rejoignent : intelligibilité de l'action humaine et particulièrement de l'action
diplomatique ou stratégique comme telle ; — spécificité de l'événement : « L'histoire
des événements est irréductible à celle des sociétés, des classes et des
économies » ; — autonomie du politique qui permet les comparaisons : « La finalité
de la politique étant à certains égards constante, les formes de la politique
au dedans et au dehors étant en petit nombre, les similitudes apparaissent et
sont authentiques en dépit des différences dans les moyens techniques de
produire ou de tuer, le volume des sociétés, les croyances religieuses ».
Une fois de plus, cependant, ces conclusions philosophiques ne prennent leur
valeur que grâce à une analyse qui s'attache avec vigueur aux deux autres
niveaux, celui de la démarche de l'historien et celui de la réalité historique,
et en particulier des caractères spécifiques de notre époque. Ainsi, l'auteur
des Dimensions de la conscience historique se demande pourquoi, de nos jours,
la dimension du récit à la manière de Thucydide nous paraît moins centrale
dans notre interprétation du XXe siècle. « La réponse est, dit-il, la désindividua-
Hsation, la dépersonnalisation des événements modernes, phénomène dont les

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causes sont multiples et tiennent autant à la curiosité que nous tournons vers
l'avenir qu'à la texture même de notre histoire ... C'est la signification de ce
monde nouveau sorti du demi-siècle belliqueux qui nous pose la question
ultime. Nous voulons savoir ce qui est arrivé plus encore que comment cela est
arrivé. »
Pourtant, c'est par un nouveau renversement que se conclut l'article, à savoir
par un avertissement contre l'illusion rétrospective de fatalité qui menace
souvent l'interprétation de l'histoire par les « forces profondes » : « Après coup,
nous sommes enclins à juger inévitable, conforme à la logique de l'économie,
ce qui est arrivé, à oublier l'évidence : les sociétés du xx* siècle sont
économiques en ce sens que des moyens de production dépend leur force et que le
développement de l'industrie est à la fois leur objectif et leur fatalité. Mais
c'est de la politique, c'est-à-dire des rivalités de puissance entre Etats, des
luttes entre partis à l'intérieur des Etats et des régimes au pouvoir que sont
sorties les grandes décisions, les grandes révolutions de la première moitié
du XX* siècle ... La rivalité entre Etats commande aujourd'hui la vie propre de
chacun d'eux. La prospérité ne deviendrait le but, l'économie de bien-être, la
loi, qu'au jour où la paix mettrait fin à la guerre chaude ou froide. Tant que
dure la guerre, la politique règne et les personnes agissent ».
Nous voici arrivés à une idée qui sera le thème central de l'autre essai que
nous avons distingué, « L'aube de l'histoire universelle », comme elle était celui
des premiers chapitres des Guerres en chaîne : celle de la dualité entre
l'évolution impersonnelle, voire nécessaire, des techniques et des sociétés, et le jeu
ou les conflits imprévisibles de la politique.
Les grands sociologues du xix* siècle, en particulier Auguste Comte et Karl
Marx, « n'ont pas méconnu la mutation historique qui était en train de se
produire sous leurs yeux, mais ils ont sous-estimé la persistance de l'aspect
traditionnel de l'histoire ... Méconnaissant l'autonomie partielle de l'ordre
politique, les doctrinaires de la sociologie ont raisonné comme si l'histoire, au sens
de la succession des guerres et des Empires, des victoires et des défaites, était
désormais finie. Aujourd'hui, en 1960, le siècle que nous avons vécu me paraît
double. Il est traversé par la révolution intellectuelle, technique, économique
qui, à la manière d'une force cosmique, entraîne l'humanité vers un avenir
inconnu, mais à certains égards il ressemble à de multiples précédents, il n'est
pas le premier siècle de grandes guerres. D'une part, la nécessité d'un progrès,
de l'autre, history as usual et le drame des Empires, des armées et des héros ».
Voilà pourquoi, s'il est vrai que « l'actuelle génération comprend mieux que
les précédentes le monde dans lequel nous vivons et dont les penseurs du
siècle dernier avaient intuitivement pressenti l'originalité », cette prise de
conscience ne prouve pas que l'avenir de l'humanité soit désormais pacifique. « Rien
ne prouve que les temps soient révolus et que désormais le procès rationnel se
prolonge sans drame. Il se peut que l'histoire universelle soit à cet égard autre
que les histoires provinciales des millénaires écoulés ... Il ne s'agit que d'un
espoir soutenu par la foi. Cette esquisse ne comporte probablement pas d'autre
conclusion que la formule précédente, en son équivoque même. »

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Notes Bibliographiques

Et certes cette équivoque peut, seule, rester fidèle au double caractère de


notre époque que Raymond Aron a mieux qu'aucun autre comprise et analysée.
Mais par là même, il laisse ouverte la question philosophique qu'il a lui-même
posée avec tant de clarté : le sens essentiel de la condition humaine telle qu'elle
s'exprime dans la société, est-il dans le drame ou dans le procès ? Dans la nature
éternelle de la politique ou dans le déroulement significatif de l'histoire ? Raymond
Aron pose ainsi le difficile problème des rapports entre philosophie politique
et philosophie de l'histoire, auquel l'idée kantienne d'un progrès indéfini vers
un idéal inaccessible ne constitue pas par elle-même une solution. Il suggère,
sans les expliciter, d'une part une conception de la nature et de la finalité de la
politique, d'autre part une réflexion sur la signification du déroulement de
l'histoire. En ce sens, les Dimensions de la conscience historique constituent la
meilleure introduction non seulement à l'œuvre passée de Raymond Aron et
à son activité présente, mais aussi à ses travaux futurs.
Pierre Hassner

MEYNAUD (Jean) — Destin des idéologies. — (Lausanne,


chez l'auteur, 6 chemin de Mornex, 1961). 21 cm, 164 p. Bibliogr.
Index. (Etudes de science politique. 4.)
Ce livre est né d'un mouvement d'humeur. Jean Meynaud a été manifestement
agacé par la littérature qui prolifère depuis quelques années des deux côtés de
l'Atlantique sur la fin des idéologies. De cet agacement est né un cours, professé
à Lausanne en 1960-1961, et de ce cours est né ce livre.
Dès les premières lignes, Jean Meynaud indique les concepts contre lesquels
il a décidé de partir en guerre : « société opulente », « néo-capitalisme », «
américanisation » de la classe ouvrière, «relations humaines», «dépolitisation»,
« fin des idéologies ». Ses adversaires, ce sont Daniel Bell, auteur de The end
of ideology, Lipset, Galbraith, Duverger (De la dictature) , Raymond Aron
(L'opium des intellectuels et les Colloques de Rheinfelden) , le Congrès pour la
liberté de la culture, Rovan, le Club Jean Moulin, Serge Mallet, les tenants
du consensus, de la « prospective et autres futuribles », etc. Voilà beaucoup
d'adversaires, et dont les œuvres ne vont pas toutes dans le même sens, mais
Meynaud passe des uns aux autres avec une sorte d'allégresse corrosive.
Il s'en prend à tous ceux qui affirment péremptoirement qu'on constate
aujourd'hui une tendance générale à l'apaisement des conflits idéologiques dans les
sociétés occidentales, que rien de fondamental ne sépare un conservateur éclairé
d'un socialiste, et que les communistes eux-mêmes paraissent s'accommoder du
régime capitaliste. Il considère avec raison que cette tendance générale à
l'apaisement n'est nullement évidente et il critique impitoyablement ceux qui écha-
faudent des lois économiques, à la suite de Galbraith, ou sociologiques à la
façon de Serge Mallet, pour expliquer le caractère inéluctable d'une évolution
dont la réalité reste à démontrer. Réagissant contre l'économisme et contre
le sociologisme, il termine son livre par un plaidoyer qui réjouira tous les

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