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Sociétés contemporaines

L'enseignement, lieu de rencontre entre historiens et sociologues


Jean-Claude Passeron, Monsieur Antoine Prost

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Passeron Jean-Claude, Prost Antoine. L'enseignement, lieu de rencontre entre historiens et sociologues. In: Sociétés
contemporaines N°1, Mars 1990. Histoire et sociologie. pp. 7-45;

doi : https://doi.org/10.3406/socco.1990.940

https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1990_num_1_1_940

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Abstract
JEAN-CLAUDE PASSERON AND ANTOINE PROST For Antoine Prost, history in France enjoys a
specific status : it is a central element in the making of the national identity. French society grasps and
analyses itself through its history, and this induces a specific type of knowledge.In Raymond Aron's
opposition between explanation and understanding, history is on the side of understanding. Sociology
deals more with explanation, i.e. looking for causes. Durkheim, in the Suicide, is the best
representative of that trend. Jean-Claude Passeron argues that the two disciplines are in fact on the
same ground, and that there is no epistemological reason to differentiate them. They are sociologically
different because of the way each of the academic communities plays its own game moving back and
forth between experimental reasoning and setting up the plot of historical narration. Sociologists prefer
the moments of experimental reasoning but cannot develop them to their end. Historians, particularly
when dealing with past times for which present words do not mean much, can do little more than
suggest. The two disciplines are therefore in such a situation that they cannot avoid dialogue on the
same terrain, and should thus enrich each other.

Résumé
Résumé : Pour Antoine Prost, l'histoire en France jouit d'un statut particulier : elle centrale dans la
constitution de l'identité nationale. La société française se saisit s'analyse elle-même à travers son
histoire et ceci induit un certain type de connaissance. Dans l'opposition que fait Raymond Aron entre
explication compréhension, l'histoire est du côté de la compréhension. La sociologie vise plus
expliquer, c'est-à-dire à rechercher des causes. C'est le Durkheim du Suicide qui représente le mieux.
Jean-Claude Passeron pense que les deux disciplines sont en fait sur le terrain et qu'elles sont
épistémologiquement indiscernables. Elles se sociologiquement par la façon dont chacune des deux
communauté joue du va vient entre raisonnement expérimental et mise en intrigue dans le récit
historique. Les sociologues préfèrent les moments de raisonnement expérimental qu'ils peuvent pas
toutefois pousser à leur terme, les historiens tout particulièrement ils traitent de périodes très
anciennes pour lesquelles les mots d'aujourd'hui n'ont de sens, en sont réduits à suggérer. Les deux
disciplines sont sans doute destinées à dialoguer sur le même terrain à se féconder mutuellement.
♦ ♦♦♦♦♦♦ JEAN-CLAUDE PASSERON ♦♦♦♦♦♦♦
ANTOINE PROST

L'ENSEIGNEMENT, LIEU DE RENCONTRE


ENTRE HISTORIENS ET SOCIOLOGUES

Antoine prost : Le premier point que je voudrais développer, c'est ce que


j'appellerai le droit d'aînesse de l'histoire en France. Historiquement, c'est par
l'histoire que la société française s'est représentée à elle-même sa propre existence et
qu'elle s'est analysée. Il n'en va pas de même dans tous les pays. Par exemple,
l'analyse que la société anglaise a faite d'elle-même au XIXème siècle, elle l'a faite à
travers l'économie politique, à travers Smith, Ricardo et ce n'est par hasard si Marx
est allé s'installer en Angleterre. D'où le prestige universitaire et social de
l'économie en Angleterre. On comprend alors que des hommes comme Keynes
deviennent des personnalités à la fois universitaires et politiques de tout premier
plan. En France, l'équivalent c'est Guizot, c'est Thiers, c'est même Taine car c'est par
l'histoire que la société française s'est saisie elle même et s'est analysée.
Dès le départ, cette histoire est très sociale ; si vous lisez le Cours d'histoire
moderne de Guizot, vous avez des acteurs collectifs qui sont des classes sociales, le
terme est utilisé par Guizot et l'histoire est présentée comme le résultat d'une lutte
des classes. J'avais coutume, quand j'enseignais à des étudiants de deuxième année
l'historiographie, de commencer un cours en lisant de très larges extraits d'une des
leçons du cours d'histoire moderne de Guizot et, ayant fini ma lecture de leur poser
la question : "Est-ce que cet auteur est marxiste ?" Leur réponse était généralement
oui. Si vous prenez les Considérations sur la révolution française de Barnave, c'est
aussi une analyse en termes de classes sociales, c'est-à-dire en termes d'acteurs
collectifs, définis économiquement, ce que Marx confirme dans une lettre célèbre de
1852 où il dit : "je n'ai pas inventé les classes sociales, les historiens bourgeois
l'avaient fait avant moi, je n'ai pas inventé le fondement économique des classes
sociales, les économistes bourgeois l'avaient fait avant moi". Cette ancienneté de
l'histoire et d'une histoire un peu sociologique dans la tradition culturelle française
me paraît un fait historique très important dont les historiens actuels sont les
bénéficiaires car leur "standing" dans la collectivité universitaire française me paraît
très supérieur à celui de leurs homologues anglo-saxons. Ils bénéficient en quelque
sorte d'une rente de situation et ils ont d'ailleurs tendance à s'endormir sur leurs
lauriers en criant urbi et orbi qu'il n'y a rien au dessus de l'école des Annales, ce
phare extraordinaire qui illumine la planète entière de ses lumières.

Sociétés Contemporaines (1990) n' l


J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

La sociologie s'est développée aux confins de l'histoire et de la philosophie en


France et pas du tout des méthodes quantitatives qui ont été une greffe importée des
Etats-Unis à la seule exception de Durkheim, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure.
Si l'on prend la sociologie actuelle, elle s'est développée à partir du Centre d'Etudes
Sociologiques, premier laboratoire propre du CNRS dans nos disciplines et qui au
lendemain de la deuxième guerre mondiale a été conçu délibérément comme un lieu
de transfert de méthodes scientifiques. Il s'agissait de transférer dans le champ
culturel français les méthodes de la sociologie américaine, pour le dire de manière
un peu brutale et un peu cavalière. Certes, il y avait eu des précurseurs comme
Stoetzel (mais on va le retrouver directeur du CES) ou comme Sauvy qui se rattache
à une tradition beaucoup plus française. Au début du siècle, la tentative
durkheimienne d'acclimater dans le champ universitaire français une sociologie qui
soit une vraie science du social expérimentale a échoué. La sociologie n'a pas pris
dans le champ universitaire, elle n'a pas réussi à conquérir des postes et elle s'est
institutionnalisée en dehors de l'université notamment aux Hautes Etudes ; les
disciples de Durkheim ont beaucoup de peine à trouver des positions académiques et
ceux qui ont eu le plus grand succès ont basculé vers l'histoire. Je pense à François
Simiand. L'histoire a été en quelque sorte le refuge de certains sociologues
durkheimiens en mal de nidification dans l'université française.
Pour revenir à notre sujet, qui est méthodologique, et qui est la façon dont les
historiens et les sociologues peuvent se retrouver ou diverger sur des objectifs
historiques, j'ai tendance à opposer très fortement deux modes de raisonnement qui
sont celui des sociologues et celui des historiens. Ce que j'appelle sociologue, c'est
le Durkheim du Suicide ; ma définition du raisonnement sociologique est donc très
restrictive. Pour moi, le raisonnement sociologique type, c'est celui que Durkheim
met en oeuvre dans Le Suicide, livre que j'ai lu il y a quatre ou cinq ans avec
éblouissement, et enthousiasme, en me disant à la fin de chaque chapitre que j'étais
durkheimien et que je ne le savais pas ! C'est fondamentalement une procédure
d'administration de la preuve dans les sciences sociales, c'est-à-dire que les
affirmations peuvent être soumises à une validation critique ; on peut les dire
fausses et les exclure ou les dire vraies et les admettre car chaque fois qu'on a une
idée, une hypothèse (il y a chez Durkheim une inventivité, une aptitude à proposer
des hypothèses qui est prodigieuse) mais chaque fois qu'il a proposé une nouvelle
interprétation, il trouve des indicateurs quantifiables de cette interprétation et il les
met en relation quasiment statistique. Il ne calcule pas encore des coefficients de
corrélation car il écrit à l'époque où les statisticiens anglais sont en train de
formaliser le coefficient de corrélation mais j'ai calculé les coefficients de
corrélation entre des séries de Durkheim, c'est .97. Durkheim manie en fait la
corrélation statistique sans l'avoir formalisée mais le calcul n'ajouterait pas grand
chose au raisonnement.
Cette méthode expérimentale en sciences sociales, qui valorise beaucoup la
statistique, l'historien peut y recourir très rarement parce qu'il se meut
essentiellement suivant l'axe diachronique. La question irréductible de l'historien
c'est : "comment c'était avant ?" En face d'un phénomène qui lui pose problème, le
premier réflexe de l'historien est de soupçonner que c'est ainsi parce que c'était déjà
ainsi auparavant, ou sinon, qu'il y a eu des évolutions qui ont produit le résultat, le
phénomène social constaté. Pour l'historien, le phénomène social analysé est
toujours le produit d'une évolution où la continuité et la transformation se mêlent
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

dans une proportion qu'il essaie de déterminer. Dans cet axe diachronique, les séries
quantifiables que l'on peut mettre en rapport les unes avec les autres font très
souvent défaut. Il y en a quelquefois en histoire économique mais elles manquent le
plus souvent. Cela limite beaucoup le recours des historiens à ce premier type de
raisonnement que j'appelle sociologique.
L'autre mode de raisonnement est propre aux historiens ; c'est ce que Paul Veyne
appelle la mise en intrigue et c'est l'explication par les raisons, par les intentions, par
les mobiles. Dans sa thèse, Introduction à la philosophie de l'histoire, Raymond
Aron oppose très fortement explication et compréhension : on explique par les
causes et on comprend par les raisons, par les mobiles, et il range l'histoire du côté
de la compréhension. Il est vrai que l'historien a toujours tendance à analyser ce qui
se passe comme le résultat d'une interaction entre des acteurs qui, agissant dans un
champ de contraintes, poursuivent des objectifs, ont des intentions, des stratégies et
se heurtent à d'autres acteurs qui ont d'autres intentions, d'autres stratégies. C'est
ainsi par exemple qu'on fait l'histoire des origines de la guerre de 1914. L'histoire
sociale à la Labrousse se contente, à mon avis, de transposer au niveau d'acteurs
collectifs, tels que des classes sociales, le même schéma d'interprétation par les
raisons, les intentions, les objectifs et les stratégies. Dans ce type de raisonnement,
vous n'avez plus d'administration de la preuve, vous avez certes un effort pour
hiérarchiser les différentes considérations qui ont animé les acteurs ou les
différentes contraintes dont leur action a tenu compte, mais vous ne pouvez jamais
prouver que le résultat était inévitable. Cette histoire a évidemment tendance à
privilégier l'instant de la décision et l'événement comme faisceau d'indécision. Je dis
volontiers que l'on reconnaît qu'il se passe un grand événement historique quand l'on
tourne le bouton de son poste de radio le matin avec une vraie curiosité en se
demandant : "qu'est-ce qui a bien pu se passer pendant la nuit ?". Les petites phrases
que les hommes politiques ont pu dire hier ne sont pas un vrai événement. Nous
serions chinois, nous aurions une vraie question : "qu'est-ce qui s'est passé cette
nuit?". L'impossibilité de prévoir la situation au jour le jour définit le grand
événement historique : les guerres, les révolutions, les événement type Mai 68, les
grandes grèves du Front Populaire, etc.
A un moment ou à un autre, l'historien revient toujours tourner autour des grands
événement historiques comme le papillon autour de la lumière. Le type d'analyse
qu'il fait des événement, de la stratégie des acteurs, relève d'un tout autre ordre de
raisonnement que l'analyse des séries statistiques à la Durkheim. Là réside à mes
yeux le véritable problème. L'histoire telle que je l'écris - mais je ne diffère pas de
mes collègues - me paraît un véritable habit d'Arlequin, fait de pièces et de
morceaux, avec des éléments d'argumentation qui sont durkheimiens et des
éléments de récit qui sont aroniens ou thucydidiens pour renvoyer à un modèle plus
ancien. L'avantage de Thucydide, auquel Aron réfère d'ailleurs, c'est de signaler
l'importance du discours. Dans Thucydide, le discours est un mode rhétorique
d'analyse des motivations, des intentions des acteurs individuels ou collectifs.
Malheureusement, du point de vue de la rigueur scientifique, l'histoire sociale au
sens durkheimien peut se prétendre scientifique, l'histoire récit, la mise en intrigue à
la Thucydide ou à la Paul Veyne est intéressante mais ce n'est certainement pas une
science et, comme tout récit, elle dépend de l'art du conteur et de sa capacité à
agencer les raisons et les mobiles. Par quoi les historiens s'avèrent incurablement
"littéraires".
J.-C. PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

jean-Claude pas se Ron : Une fois Antoine Prost entendu, je suis moins en
désaccord que je ne craignais, ou que je ne l'espérais pour le rebondissement de la
discussion. J'introduirai à mon tour le cadre dans lequel nous pouvons débattre entre
nous et avec la salle en disant ce que j'entends d'une interrogation sur les raisons qui
ont fait se rencontrer dans leurs travaux historiens et sociologues sur le système
d'enseignement bien plus facilement que sur d'autres objets sociaux. Cette
interrogation peut nous aider à faire progresser simultanément deux questions
théoriques et/ou épistémologiques : л d'abord, bien sûr, qu'est-ce que cette bi-
disciplinarité "heureuse" (en tout cas plus "heureuse" qu'entre d'autres disciplines ou
sur d'autres objets) nous apprend de spécifique sur l'Ecole comme système et sur
l'éducation comme processus social ? Que signifie ce privilège d'offrir une prise
facile à la conjonction entre méthode historique et méthode sociologique ? Mais
aussi 2 qu'est-ce que cet objet, qui possède sans doute des caractères appelant la
mise en oeuvre conjointe des deux approches peut nous apprendre plus
généralement de la position épistémologique et méthodologique des deux
disciplines, de leur complémentarité ou de leur identité ?
La première question est appelée par une constatation de fait : sociologie et
histoire se sont influencées plus directement dans leurs travaux et leurs
problématiques touchant à l'enseignement qu'en d'autres domaines (politique,
idéologie, économie, religion, etc.). Il ne s'agit pas là du phénomène banal qui se
dissimule souvent sous le label pompeux de "l'interdisciplinarité", celle de la
coexistence typographique des contributions dans les Actes d'un Colloque, ou, pire,
la pratique de Y import-export sauvage de concepts et de mots épistémologiquement
non-dédouanés. Il y a eu là hybridation, in ter- fécondation, circulation et échanges de
méthodes et de questions, plus intenses qu'ailleurs; il y a eu ouvrages collectifs,
appartenances aux mêmes équipes de recherche ; un meilleur critère encore : les
chercheurs se lisent les uns les autres, parce que chacun reconnaît ses questions dans
les travaux des autres. Qu'on ait affaire avec l'éducation à un objet privilégié du
dialogue entre historiens et sociologues, l'histoire intellectuelle de nos deux
disciplines le montrerait si on la reprenait dans le détail, depuis L'évolution
pédagogique en France de Durkheim (ouvrage d'histoire des institutions, des
contenus, des méthodes et des fonctions pédagogiques, mais d'histoire sociologisée
par un sociologue-fondateur) jusqu'à l'ouvrage de Prost 3, que je cite, non parce que
son auteur est présent mais parce qu'il est le dernier de ces produits mixtes (le
dernier en date, non en mérite), ouvrage consacré par un historien de formation à
l'étude, reposant pour l'essentiel sur une technique statistique, d'un problème
conceptualisé par des sociologues, celui de la "démocratisation de l'enseignement"
en France. L'étroitesse des liens se mesure à l'intensité de la pression que chaque
discipline fait peser sur l'autre : quel historien entreprendrait aujourd'hui un "récit"
des aventures de l'école sans se préoccuper de la composition sociale de ses
recrutements, de ses fonctions sociales ou de ses débouchés professionnels ? Quel

1 . Passeron, J.-C. Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d'une discipline. In Historiens
et sociologues aujourd'hui. Journées d'études annuelles de la Société Française de Sociologie, Paris,
Editions du CNRS, 1986, p. 195-208.
2. Veyne, P. Comment on écrit l'histoire, Paris, Le Seuil, 1971.- Ricoeur, P. Temps et récit. T.l, Paris, Le
Seuil, 1983.
3. Prost A. L'enseignement s'est-il démocratisé ? Les élèves des lycées et collèges de l'agglomération
d'Orléans de 1945 à 1980. Paris, PUF, 1986, 206 p.

1O
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sociologue oserait parler de la structure et des fonctions de l'enseignement en faisant


l'impasse sur le passé et la périodisation de ses institutions, sur l'histoire de ses
réformes ou l'évolution de ses techniques d'enregistrement des flux ?
Mais je n'entrerai pas plus avant dans cette histoire intellectuelle qui appellerait à
son tour une sociologie de l'échange scientifique : elle m'intéresse pourtant en tant
que sociologue de l'éducation (aujourd'hui ex-sociologue de l'éducation, puisque
cela fait au moins une décennie que je ne fais plus d'enquêtes empiriques sur ce
terrain, ayant émigré sur un autre, et que je crois qu'on n'a plus le droit de se dire
sociologue d'un terrain lorsqu'on n'en parcourt plus quotidiennement les archives, les
chiffres, les discours et les mouvements). En tout état de cause, l'examen de la
sociologie et de l'histoire de l'enseignement est révélateur de la position-clé occupée
par l'éducation et/ou la socialisation (a) par rapport à la "reproduction sociale" et au
changement historique, c'est-à-dire sur l'axe de la pertinence diachronique des
modèles ; (b) par rapport aux solidarités fonctionnelles ou aux dysfonctionnements
qui relient, quand on opère une coupe synchronique, le système d'enseignement aux
autres systèmes ou aux fonctionnements sociaux. L'éducation questionne ainsi l'une
et l'autre disciplines à l'intersection des deux axes qui explicitent pour chacune la
nécessité d'en appeler à l'autre.
En effet, puisque l'ensemble des séances de l'IRESCO est placé sous le signe du
dialogue entre histoire et sociologie, une question plus ample se profile : qu'est-ce
qu'un objet comme le système d'enseignement ou, plus largement, l'ensemble aux
frontières floues des processus éducatifs, ou, plus largement encore, l'ensemble des
pratiques, des normes et des représentations que l'on rassemble sous la rubrique de
la "socialisation" peut nous permettre d'éclairer, par l'examen des recherches passées
ou en cours, d'un problème épistémologique central, celui des formes et des degrés
de l'interdisciplinarité, problème que l'on débat trop souvent dans une généralité
sans ancrages ni rivages, alors qu'il est déjà plus intéressant, parce que plus concret,
de le poser à propos de disciplines prises deux à deux, pour interroger la différence
ou la proximité de leurs méthodes et de leur situation épistémologique ?
Pour introduire plus rapidement à cette question, je me contente de renvoyer à un
texte où j'avais essayé d'éclairer, en l'argumentant, une thèse de départ (voir note 1) :
si histoire et sociologie ont développé et parfois exaspéré leurs particularités en
polémiquant autour de leur différence dans les débats théoriques du XIXème siècle
et du début du XXème siècle, ces deux disciplines sont devenues aujourd'hui
épistémologiquement indiscernables. Les débats passionnés déclenchés par
l'apparition de la pensée et des doctrines sociologiques ou anthropologiques du
XIXème siècle (la "cause" et la "loi" : "l'événementialité" et la "régularité" ; la
"conjoncture" et la "structure" ; le "visible" et "l'invisible", etc.) ont été, non pas
tranchés, mais usés par l'évolution même des concepts opératoires des deux
disciplines qui ont essentiellement appris de leurs longues fréquentations
réciproques à déplacer les impasses créées par leurs naïvetés premières de
formulation en s'empruntant mutuellement, en même temps que leurs impasses, le
moyen de les éroder, de les oublier. Les problèmes se sont éteints - c'est la seule
manière dont on voit les problèmes théoriques se résoudre dans les sciences
sociales - par l'oubli de l'acharnement qui les faisait vivre dans l'immobilité des
questions fermées à l'écoute des autres questions.
L'identité de la position épistémologique de l'histoire et de la sociologie tient à la
structure de la phénoménalité dont elles font leur objet commun : l'histoire des

11
J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

sociétés humaines. Le matériau historique n'offre ses données à la construction des


faits que sous l'indépassable contrainte du déroulement historique. Dans le langage
des variables développé par la sociologie quantitative, on peut analyser cette
contrainte comme la restriction de validité que fait peser sur renonciation des
généralités la contrainte du "contexte" des observations, des mesures ou des
descriptions : un contexte de constat - c'est la définition du constat historique - ne se
répète jamais dans son intégralité. Dans un autre langage encore, celui de
l'épistémologie wébérienne, c'est la contrainte de raisonnement que décrit Weber en
la rapportant à la "singularité" de toute "configuration historique". Qu'on s'immerge
dans la description fouillée du contexte ou qu'on essaie de contourner la difficulté en
construisant des typologies qui, peu ou prou, sont condamnées à rendre équivalents
des contextes non-équivalents (même lorsque ces typologies se guident grâce au
"raisonnement naturel" sur le meilleur découpage des contextes parents), on est
toujours en train d'énoncer de la généralité qui a cette particularité de n'atteindre
jamais à la généralité nomologique de la loi, accessible aux seules sciences
expérimentales.
Bref, en matière d'auberge épistémologique, histoire et sociologie sont logées à
la même enseigne. La plupart de leurs différences viennent du passé propre à chaque
discipline et de tours-de-main de métier, sociologiquement explicables. L'histoire
doit beaucoup de ses habitudes professionnelles au fait d'être "le plus vieux métier
du monde" (il est vrai qu'elle n'est pas la seule profession à revendiquer cette gloire).
Il est certain en tout cas que la sociologie est jeune, et peut-être même
préadolescente dans ses balbutiements comme dans ses tentatives de faire des sorties
théoriques de droite et de gauche : elle pratique encore une agronomie sur brûlis
théoriques ne ré-ensemençant jamais un champ une fois défriché. C'est comme ça,
pour le meilleur ou pour le pire ; disons une discipline en état de "révolution
scientifique" à l'état chronique, n'accédant jamais à un régime de "science normale"
au sens de Kuhn. En tout cas, ce qui nous intéresse ici, c'est que le style de
performance de l'une et de l'autre disciplines se reconnaît immédiatement : quand
vous achetez un livre dans une librairie, vous savez à quoi vous avez affaire, ce n'est
pas seulement le style d'écriture, ou parce que c'est publié sous une certaine
couverture, dans la collection "Histoire" ou la collection "Sciences Humaines" chez
Gallimard par exemple. Il me semble que si l'on fait des "dégustations à l'aveugle"...

A.P. : On reconnaît le Bourgogne et le Bordeaux.

J.-C.P. : Oui, du premier coup, sauf qu'il y a évidemment, comme ailleurs, les
faux-jetons qui jouent à endosser le maillot de l'adversaire.

A.P. : Oui mais ça, on peut sociologiquement l'expliquer par les moeurs
différentes des deux tribus.

J.-C.P. : Ma question introductive sur les rapports entre histoire et sociologie est
simple : pourquoi, alors que ces deux disciplines sont épistémologiquement
indiscernables, restent-elles si discernables sociologiquement ? Une différence
guide ce discernement de fait : la rhétorique (le mot n'est pas péjoratif) organisant le
chaînage des preuves dans une argumentation qui fait présomption, le style de
description de "l'intrigue" (au sens de Veyne ou de Ricoeur: voir note 2) qui la rend
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"compréhensible", le montage des matériaux empiriques qui rend persuasif le "récit"


ou le "raisonnement naturel" mis en oeuvre par une démarche comparative,
constituent autant de traits qui font la physionomie bien reconnaissable de chacune
des deux disciplines. Bref, un livre d'histoire et un livre de sociologie, ça se
distingue à l'oeil nu. Dans l'article auquel je renvoie, j'ai voulu montrer que la
différence était méthodologique (ou argumentative) et non épistémologique. Sur ce
point je suis en un sens d'accord, ou au moins très près de ce que disait Prost ; mais
le schéma que je vais vous proposer visualisera tout de suite une petite différence ; il
nous a présenté comme cadre de sa réflexion épistémologique un champ à deux
pôles et je suis fondamentalement d'accord sur l'identification de ces deux pôles : le
pôle du raisonnement expérimental et le pôle...

A.P. : Thucydide.

J.-C.P. : Thucydide, autrement dit celui que j'appelle l'histoire historienne.

A.P. : Tout à fait.

J.-C.P. : Permettez-moi de faire un schéma au tableau.

SCHEMA

HISTOIRE HISTORIENNE RAISONNEMENT EXPERIMENTAL

Récit historique Raisonnement statistique

RAISONNEMENT SOCIOLOGIQUE

"Synthèse historique" Raisonnement comparatif

Thucydide, comme tout narrateur qui s'arme d'une contrainte historienne est à un
pôle. Mais Durkheim ? Malgré Le Suicide, et plus encore par ses autres travaux, il
est au milieu. Au pôle du raisonnement expérimental, il y a bien un modèle
d'aspiration mais aucun chercheur en sciences sociales ne peut s'y tenir tout au long
de son raisonnement, peut-être même du début à la fin d'une phrase, dès lors qu'il
parle de phénomènes historiques. Le statisticien, oui, mais seulement autant qu'il ne
raisonne que sur la forme des relations entre ses données.
Partons de Durkheim qui, dans Les règles présentait effectivement comme
synonymes méthode sociologique et méthode comparative. Pour lui la méthode
comparative s'étend de l'application stricte de la méthode des variations
concomitantes, au sens de Stuart Mill (auquel il se réfère), c'est-à-dire du schéma le
plus simple mis en oeuvre par la méthode expérimentale (et la sociologie doit
devenir, dit-il, la science expérimentale des faits sociaux), jusqu'à la comparaison

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J.-C. PA SSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

historique qui en est une sorte d'application affaiblie, puisqu'on doit s'y contenter
d'opérations peu codifiables méthodologiquement. On voit en effet que la
comparaison historique telle que la pratiquait par exemple Weber, à l'échelle de
l'ensemble de son oeuvre, consiste à utiliser le schéma de la méthode des différences
(toujours au sens de Stuart Mill comme le mentionnait Durkheim 4) pour valider
une relation nécessaire ou "régulière" (fréquente) entre des traits historiques
permettant de construire des "types-idéaux". L'ensemble de la sociologie religieuse
de Weber, par exemple, se présente comme un chantier comparatiste dans lequel il
essaie de rendre plausible ou probable qu'il y ait eu, dans l'histoire de la culture
occidentale, quelque relation entre "l'ethos" protestant et "l'esprit du capitalisme"
entrepreneurial ; son analyse de la culture confucéenne 5 a d'abord pour rôle
d'argumenter un raisonnement: alors que (presque) toutes les conditions
économiques de la naissance du capitalisme (accumulation primitive, etc.) étaient
réunies en Chine (lui semble-t-il), il n'y est pas apparu spontanément ; or Chine et
Europe du XVIème siècle diffèrent culturellement sur ce point de toute la distance
qui sépare la morale économique des sectes protestantes ("rationalité formelle") de
la disposition qu'une culture de "gentlemen lettrés" de type confucéen favorise à
l'égard de l'économie ("rationalité matérielle"). Donc, on peut conclure, au moins sur
le mode de la présomption de causalité. Surtout si l'on ajoute des statistiques
économiques ou sociales sur l'opposition des pays catholiques ou protestants en
Europe (les contextes sont ici plus étroitement apparentés). C'est là du raisonnement
naturel, fait de bric et de broc, si l'on veut ; mais c'est ce que l'on est condamné à
faire pour tenir un raisonnement sociologique. L'ensemble fait d'autant plus
présomption que la chaîne de montage est plus longue, plus riche d'arguments ayant
un air de famille, que l'hétérogénéité en est mieux lissée.

A.P. : Certes, mais le grand adage : "il faut traiter les faits sociaux comme des
choses" est très exactement la dénégation du pôle thucydidien parce que ça veut dire
qu'il faut faire abstraction des intentions, des mobiles, des raisons, etc.

J.-C.P. : II faut en effet les traiter comme des choses. Le deuxième pôle de la
sociologie, je n'y mets pas la sociologie comme science expérimentale (en tant que
science comparative), ainsi que l'a espéré avec trop d'optimisme l'épistémologie
durkheimienne, j'y mets le raisonnement statistique : c'est ma seule différence
(d'avec Prost comme d'avec Durkheim qui marchent ici ensemble). En effet, si on
identifie par l'analyse méthodologique ou logique un "raisonnement expérimental",
en suivant les approfondissements qui vont de Stuart Mill à Popper, ce raisonnement
occupe bien un pôle des raisonnements effectivement utilisés par les sciences
sociales. C'est le raisonnement qui est défini en sa forme pleine, la plus
formalisable, la plus opératoire, la mieux dotée de puissance probatoire, par la
démarche du raisonnement statistique lorsqu'il fournit un instrument bien rodé pour
analyser les interactions entre variables, afin d'énoncer comme propositions
empiriquement validables des constats de corrélations. C'est le raisonnement
qu'utilisait déjà Durkheim dans Le Suicide, souvent artisanalement, et qu'utilise

4. Durkheim, E. Les règles de la méthode sociologique. Chapitre VI, Paris, PUF, 1963, p.124-138.
15ème édition.
5. Weber, M. Gesammelte Aufsàtze zur Religionsoziologie. Tubingen, Mohr, 1920. T. I. Traduction
anglaise : The Religion of China. Glencoe, The Free Press, 1951.

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aujourd'hui à travers les applications de la méthode multivariée et jusqu'aux


raffinements de l'analyse de correspondances la sociologie quantitative. Tous ces
détours statistiques reposent sur les mêmes principes logiques, et ceux-ci
présupposent, pour n'être pas dénaturés, les conditions d'application de la méthode
expérimentale, en prenant ici cette méthode au sens élargi qu'utilisait Durkheim
lorsqu'il affirmait qu'il y a possibilité d'expérimentation, même quand on ne peut pas
agir sur les phénomènes observés, dès lors que, comme dans la méthode des
variations concomitantes, on peut raisonner "toutes choses étant égales par ailleurs",
c'est-à-dire sous réserve de la constance ou du contrôle du contexte.
Or, c'est précisément une situation où la sociologie ne se trouve jamais
complètement, même quand elle prend ses distances avec l'histoire, puisqu'elle ne
peut oublier qu'elle est, comme l'histoire, sinon une discipline du récit, du moins une
discipline qui ne dit quelque chose "d'intéressant" qu'en tant qu'elle apporte des
connaissances sur la manière dont sont tissés les co-occurences ou les successions
de phénomènes historiques. La sociologie est comme toutes les autres sciences
sociales (même les plus spécialisées, qui l'oublient encore plus qu'elle au bénéfice
d'un savoir ou de modèles qu'elles croient trop facilement trans-historiques) une
discipline historique. Une discipline est historique dès que ses énoncés ne peuvent,
lorsqu'il s'agit de les dire vrais ou faux, être désindéxés des contextes dans lesquels
sont prélevées les données ayant du sens pour elle. Et cela même lorsque le travail
de cette discipline (par exemple la sociologie) est de les indexer par une typologie
sur des contextes élargis grâce à l'agglomération de contextes construits comme
parents par un raisonnement naturel. L'agglomération n'est pas l'agrégation
statistique. Il faut tirer toutes les conséquences du fait que le raisonnement
sociologique se distingue du raisonnement historique par des moments de
raisonnement expérimental, mais que ces moments de pureté méthodologique
alternent nécessairement dans son travail interprétatif avec d'autres moments du
raisonnement naturel. Un raisonnement sociologique ne peut être de part en part ni
de bout en bout un raisonnement expérimental. Le raisonnement statistique qui met
en rapports des variables pour conclure, dans le langage de la probabilité, à des
corrélations se fondant sur des constats empiriques est bien un raisonnement
expérimental, mais il ne le reste qu'autant qu'il n'énonce rien sur le monde
historique : dès que l'on met du sens dans l'énoncé de ses corrélations formelles, les
phrases se chargent de contexte, dit ou non dit (ou généralement entendu sur le
monde du "cela va sans dire"). Dès qu'il parle du monde historique, le raisonnement
statistique est déjà un raisonnement sociologique 6.
Je suis donc porté, en m'appuyant sur l'examen de la forme des raisonnements
naturels utilisés dans le travail sociologique, à appeler raisonnement sociologique un
raisonnement mixte, non pas parce qu'il serait placé au milieu (intermédiaire au sens
du "juste milieu" aristotélicien, point immobile une fois trouvés ses extrêmes), mais
parce qu'il est un raisonnement qui fonctionne dans un mouvement de va et vient,
parce qu'il se déplace entre les deux pôles que nous venons d'identifier et qu'il doit
nécessairement se déplacer puisqu'il soumet des faits datés et localisés, (des faits
d'histoire des sociétés humaines) à un traitement expérimental qui doit oublier
momentanément cette datation et cette localisation. Le raisonnement sociologique a

6. Voir sur ce point, Passeron, J.-C. Ce que dit un tableau et ce qu'on en dit : remarques sur le langage
des variables et de l'interprétation dans les sciences sociales. Acles de la Journée d'études "Sociologie et
Statistique", T.2, INSEE/SFS, Paris, 1982.

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J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

cette particularité de ne jamais se confondre, de ne jamais pouvoir s'en tenir à ce que


Paul Veyne appelle "l'idiographie" (la chronique ou l'inventaire) T, conçue comme
l'opposé de la "nomologie", c'est-à-dire au sens wébérien, la saisie de régularités et
de tendances, ou même de lois comme l'espéraient les théoriciens au XIXème
siècle •. Le raisonnement sociologique ne peut jamais se réduire complètement au
raisonnement idiographique, sauf à faire de la sociographie, description dont la
validité est enfermée dans un contexte unique, comme on le voit dans ces comptes
rendus d'enquête qui vous tombent des mains. Raymond Aron disait : "quand on a lu
ça, la seule question qui se pose c'est Then what ? Et alors?". On peut, bien sûr, faire
de la sociographie ou de la monographie pour roder des méthodes d'enquêtes, mais
le plus souvent, c'est que l'on veut suggérer un rien de généralisation hors du
contexte strict. Il faut alors dire ce qu'est le contexte pour en sortir. Mais on ne peut
jamais le dire stricto sensu. Le raisonnement sociologique ne peut transporter
l'ensemble des questions historiques que lui pose un contexte pour les traiter dans un
raisonnement expérimental rigoureux, sauf à oublier ce dont il parle : ça lui arrive.
Outre que le raisonnement sociologique ne peut être de bout en bout un
raisonnement expérimental, ajoutons qu'il ne peut même pas, dans ses moments
expérimentaux, aller jusqu'au bout du raisonnement statistique. Ne prenons qu'un
exemple, celui de "l'effet de structure" que traque à juste titre l'INSEE, repaire de
statisticiens subtils. Si la chasse à l'effet de structure aboutissait, ce ne serait plus en
fin de course un gibier historique que l'on aurait forcé. Le statisticien, qui dénonce
l'artifice inhérent à la recherche de l'impeccabilité expérimentale le sait bien • - et
depuis Halbwachs qui reprenait le paradoxe de Simiand : trouver des chameaux au
Pôle Nord est statistiquement indispensable pour séparer ce qui tient aux chameaux
et ce qui tient à leur habitat géographique. Pour pouvoir se faire complètement
expérimental, un raisonnement doit pouvoir raisonner "toutes choses égales par
ailleurs", on voit où cela mène : pourchassant l'effet de structure, je dois, afin de
m'assurer que la relation entre une variable X et une variable Y ne mesure en douce
une relation non-aperçue entre X et une éventuelle variable T tester T comme
variable-test ; je dois dédoubler (croiser doublement) mes tableaux de contingence ;
je vais aussi, si j'ai l'esprit soupçonneux - et je le dois - tenter d'épuiser la liste des
variables-tests : Tj, T2, Tn, etc. : le contexte dans lequel je prélève mes données est
un ensemble indéfini de valeurs de variables. Malheureusement, très vite
l'échantillon ne répond plus. Me voilà entraîné à le "redresser" pour pouvoir
construire tous les tableaux expérimentalement exigibles. Il y a là une cuisine
statistique, mais qui est dans le droit fil du raisonnement expérimental et qui
consiste à dire : je vais...

A.P. : Le neutraliser.
J.-C. P. : Oui, je vais "neutraliser" les variables "parasites" mais, du même coup,
pour y parvenir sur mon échantillon, je vais m'éloigner de plus en plus du calibre des

7. Veyne, P. Eloge de la curiosité : inventaire et intellection en histoire. In Philosophie et histoire, Centre


Pompidou, Paris, 1987.
8. Ce point est développé dans L'illusion de représentativité : note sur un effet de littérature romanesque
conjointe à une remarque sur -graphie, -logie, -nomie, Enquête : cahiers du CERCOM, N* 4, juin 1988,
EHESS, Marseille.
9. Cf. Desrosières, A. Un essai de mise en relation des histoires récentes de la statistique et de la
sociologie. Actes de la Journée d'études "Sociologie et statistique", op. cit., pp. 166-168.

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sous-échantillons dont se composait mon échantillon : je veux être sûr, par exemple,
que lorsque je croise l'effet de l'appartenance à la profession médicale, je
n'enregistre pas sans le savoir l'effet du fait que, dans mon échantillon national, il y a
trop de médecins parisiens ; je vais donc neutraliser la relation entre l'habitat
parisien et la profession médicale en retenant proportionnellement dans mon
échantillon "raisonné" autant de médecins en Lozère qu'à Paris. Je fais baisser la
proportion des médecins parisiens mais je fais corrélativement monter la proportion
des ouvriers agricoles payés au-dessous du SMIC dans le Paris intra-muros. Je
pousse ici à l'absurde le raisonnement dans lequel on est embarqué dès que l'on vise
à la neutralisation d'un effet de structure. C'est seulement pour faire apercevoir qu'à
mesure que l'on se rapproche du "plan d'expérience raisonné" (soit dans le recueil
des données en jouant sur les quotas, soit dans leur traitement en transformant les
quotas sur les besoins des croisements, comme le fait par exemple la psychologie
expérimentale qui peut, elle, le pratiquer sans problèmes puisqu'elle ne s'intéresse
qu'à l'interaction entre quelques variables isolées en laboratoire), à mesure donc que
l'on avance dans cette cuisine statistique le raisonnement expérimental s'améliore,
mais qu'en même temps il devient de plus en plus absurde historiquement et, du
même coup, sociologiquement, puisque l'on s'éloigne de plus en plus de la manière
dont les variables sont liées dans la réalité sociale. On perd le contact avec
l'ensemble des probabilités qui liaient entre elles des valeurs de variables hic et
nunc, c'est-à-dire dans un contexte. Les ouvriers agricoles sont plus probables, donc
différents, en Lozère qu'à Paris : on le sait, mais en même temps on l'oublie en
faisant de l'appartenance à une CSP une variable qui aurait un sens invariant dans
des contextes différents. On naturalise les variables, elles deviennent
transhistoriques.
J'appelle histoire ce rappel à l'ordre du raisonnement sociologique quand il est
allé trop loin dans le rêve expérimental. L'historicité de l'objet est le principe de
réalité de la sociologie. Le sociologue ne reste sociologue que dans la mesure où il
est sans cesse rappelé à l'ordre historique. Je prends "rappel" au sens où l'on parle
d'une force de rappel dans la corde d'un balancier. Le sexe, l'âge ou la classe sociale
ne sont pas des variables comme le sont les variables de la gravitation universelle ou
même celles qui entrent dans la formule de la pesanteur, car dans ce dernier cas, je
puis dire quelle liste de variables et quelles valeurs de variables sont à prendre en
compte pour nommer et contrôler le contexte : je puis dans ce cas parler par
"description définie", je ne fais pas intervenir de "noms propres" 1O. Les relations
entre des variables sociologiques, même minutieusement mesurées, testées et
réitérées, ne permettent jamais d'énoncer universellement, même pas généralement
hors-contexte ; le contexte peut être élargi au risque de la typologie : c'est tout.
Le raisonnement sociologique est condamné à mêler la sémantique du récit
historique à la grammaire du modèle expérimental. C'est un raisonnement
composite, mixte, qui ne peut monter des énoncés issus de sémantiques hétérogènes
que dans un raisonnement naturel, dans une argumentation typologique, "idéal-
typique" disait Weber. En dépit de ses illusions "naturalistes" de jeunesse
(d'Auguste Comte à Durkheim), la sociologie s'est mue dès sa fondation dans cet
espace de raisonnement. Le coup de maître du Suicide, fondatif en sociologie de la
portée du raisonnement statistique travaillant sur des données sociales et historiques,

1 0. Au sens logique du "nom propre", où tout énoncé dont le sens fait intervenir une indexation, même
indirecte, sur les coordonnées spatio-temporelles est une "désignation" et non une "description définie".

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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

ne doit pas cacher, dans l'argumentation durkheimienne, le caractère constitutif de la


comparaison historique ou anthropologique (pensons aux Formes élémentaires de la
vie religieuse). Plus généralement, pensons à tout ce qui, dans Les Règles, éloignait
déjà l'épistémologie durkheimienne d'un naturalisme mimétique décalquant celui
des sciences non-historiques, par exemple l'insistance que mettait Durkheim à
distinguer le "type social" (dont d'autres feront le concept de "modèle") de "l'espèce"
au sens biologique du terme : la catégorie générique (définissable per genus
proximum et differentiam specificam) a ici une forme définissable parce que
"l'engendrement" fait à soi seul protocole d'objectivation : la "chevaléité" est
empiriquement objectivée par le fait récurrent que le "cheval engendre le cheval".
Mais jamais, dit Durkheim, une société n'engendre une société en ce sens sens-là ni
un type un type. Depuis, la métaphore de l'engendrement a fait des dégâts, autant
que celle de la "sécrétion" ou du "reflet". Dès ses origines, comme aujourd'hui dans
un compte rendu d'enquête ou dans un livre de synthèse, le sociologue forme des
propositions historiquement généralisantes, use de concepts typologiques qui ne
peuvent se tirer directement du récit thucydéen. Le raisonnement sociologique est un
raisonnement condamné à bricoler le raisonnement expérimental et à outrepasser
l'histoire historienne, quitte à lui repasser après coup ses concepts sociologiques.
Mais l'historien d'aujourd'hui largement sociologisé préfère souvent se les bricoler
lui-même, de même que le statisticien s'est souvent fait sociologue de son propre
mouvement.
L'équilibrisme sociologique, qu'il soit pratiqué par le sociologue, l'historien ou le
statisticien doit s'avouer la situation méthodologiquement risquée de ses ambitions
généralisantes : c'est le seul moyen d'analyser lucidement le patchwork de son
raisonnement naturel. J'étais étonné que Prost voit d'abord l'historien en habit
d'Arlequin. Le funambule pour moi, c'est d'abord le sociologue. Ou alors il parlait de
l'historien sociologisé. Je sais bien qu'il est toujours plaisant de s'avouer plus
bricoleur que le voisin (comme le sophiste de YHippias mineur) : évitons la fausse
modestie de la politesse chinoise. Pour moi le "pur", c'est l'historien thucydéen.
L'expérimentaliste c'est...

A.P. : L'historien est un pur mais c'est un romancier.

J.-C.P. : Celui-là oui ; l'autre, l'expérimentaliste, c'est un pur mais c'est un


schizophrène : il ne parle plus de...

A.P. : C'est un pur mais c'est un statisticien.

J.-C.P. : Oui, mais seulement le statisticien qui accepterait de parler sans se


demander de quoi il parle, qui accepterait par exemple de ne plus mettre de contenu
sémantique dans les titres de ses colonnes et de ses lignes (même in petto) ; la
plupart des statisticiens ne sont pas aussi purs, ils ont raison, ils font de la
sociologie.

A.P. : Quand on commence à faire de la statistique, la tentation est grande.

J.-C.P. : Je conclus les raisons pour lesquelles je caractérisais le raisonnement


sociologique par sa "mixité" en disant que, du même coup, Y administration de la

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♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

preuve (au sens où on a pu en construire des modèles logiques à partir de la situation


expérimentale) n'est pas aussi "pure" que tu as bien voulu le supposer à propos du
Suicide lf. Il faudrait argumenter plus longuement : disons que les sciences
sociales, même les plus épurées (par exemple l'économie), a fortiori la sociologie ne
peuvent pas donner de preuves au sens strict, c'est-à-dire au sens où l'analyse Popper
dans sa théorie de la "réfutabilité" (falsifiability) des propositions théoriques ' 2.
Aucune des sciences sociales n'est, par définition, capable de soumettre ses
formulations à l'épreuve empirique dans le cadre du modèle logique construit par
Popper. On ne peut construire des modèles du raisonnement naturel comme des
"systèmes formels" : il faudrait faire entrer dans le modèle des opérations qui ne
sont pas complètement formalisables ; on sort de la "propreté" du formalisme : les
modèles de l'argumentation naturelle sont des "modèles sales" comme le montre
bien Jean Molino l3. La "réfutabilité" des propositions théoriques, définie
popperiennement, suppose "l'universalité logique" de ces propositions qui à son tour
suppose les axiomes d'un espace nomologique ; seule l'universalité de la "loi
naturelle" présente cette "vulnérabilité" à l'exercice du "jugement existentiel
singulier". Ceci est exclu dans l'espace historique où l'on ne peut mettre en rapport
avec des constats empiriques que des "propositions numériquement universelles"
lesquelles ne sont que la "conjonction" de propositions singulières. Les propositions
théoriques (générales) des sciences sociales ne peuvent être désassorties de leurs
coordonnées spatio-temporelles (k, t,), désindéxées de leurs contextes même quand
on devient moins regardant sur la précision de к et de t en rendant équivalentes des
classes de co-occurences. Ici le test empirique n'est jamais une question de "tout ou
rien", de oui ou de non. On peut toujours attirer l'attention sur des aspects du
contexte qui sauvent un énoncé général de la réfutation. Cela ne démontre nullement
le caractère extra-scientifique des sciences sociales, mais seulement que leur
langage de description du monde a une autre structure.

A.P. : Soit une proposition telle que : "le redoublement du cours préparatoire à
l'école primaire est générateur d'échec scolaire". Cette proposition est verifiable ou
falsifiable.

J.-C.P. : Non ! Pas au sens strictement popperien. Non, il faut que tu mettes des
к et des t, même s'il ne s'agit pas de la ville et de l'heure (idiographie) et si tu parles
des années "80". Les logiciens ont bien vu que dire : "Mon laboratoire, telle rue, 10
heures 53, il pleut" peut s'élargir sans rupture logique et moyennant constats en : "II
pleut à Vienne ce matin". On a élargi la classe des co-occurences rendues
équivalentes dans le langage de la description ; mais les t et les к sont toujours
nécessaires pour définir un système vérité/erreur. Dans tes exemples, il faut que tu
dises pour quel pays, quelle période, quel système social, quel type élargi, tu dis ce
que tu dis. Une corrélation entre variables n'a pas le même sens, puisqu'elle n'a pas
le même contexte, en France et en Iran...

11. Voir "Identité logique et identité sociale", op. cit.


12. Popper, К. Logik der Forschung : Zur Erkenntnistheorie der Modernen Naturwissenchafi. Vienne,
1934. Traduction française : La logique de la découverte scientifique. Paris, Payot, 1973. Voir en
particulier l'analyse de la structure logique des propositions susceptibles d'un test falsificateur.
1 3. Molino, J. In La logique du plausible : essais d'épistémologie pratique en sciences humaines. 2ème
édition. Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1987, 289 p.

19
J.-C.PASSERON ETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

A.P. : Quand je dis cela, je dis en effet "actuellement", je dis "le cours
préparatoire", donc "en France", etc. Puisque je renvoie à une certaine structure,
cette proposition est verifiable ou falsifiable.

J.-C.P. : Je dis souvent : ça passe parce que le contexte "va sans dire" : il est
désigné par les "circonstances" de renonciation. Mais dès que l'on généralise, on ne
peut laisser dans le vague, puisqu'il ne s'agit pas d'une loi universelle, les
informations contextuelles qui définissent le degré de généralité auquel on énonce,
puisque c'est ce degré qui définit le contexte d'une éventuelle mise à l'épreuve
empirique de l'énoncé.

A.P. : Oui mais la proposition : "si Poincaré l'avait vraiment voulu, il aurait pu
empêcher le déclenchement de la guerre de 14" n'est pas verifiable ou falsifiable.

J.-C.P. : Non pas du tout pour celle-là.

A.P. : Et moi je passe mon temps à coudre ensemble des propositions du type 1,
et des propositions du type 2. Qu'est-ce que je fais, logiquement ? Réponse : du
bricolage.

J.-C.P. : Disant cela tu fais de la sociologie, tu pratiques le raisonnement mixte,


tu tiens un raisonnement naturel. Si tu étais un historien pur tu aurais moins de cas
de conscience : tu as dit que tu étais un historien sociologisé, mais du coup tu fais de
la sociologie bien historicisée, plus mixte encore que la sociologie telle que la font
habituellement les sociologues fort insensibles à la profondeur historique de leurs
objets, à la périodisation et au jalonnage du déroulement historique.

A.P. : Oui, c'est de la sociologie.


Il n'y a qu'une chose qui soit historique dans ce bouquin, c'est la question...

J.-C.P. : C'est qu'elle est inscrite dans une période.

A.P. : C'est la question de l'évolution. En t'écoutant - et c'est l'intérêt de ce genre


de débat, je m'aperçois que je suis vraiment un historien du domaine français formé
par les controverses de l'historiographie française. Pourquoi les Annales ont-elles
totalement récusé l'histoire événementielle ? Elles ne se sont pas contentées de lui
faire une petite place, elles lui ont dénié toute forme de légitimité. C'est la critique
célèbre de Lucien Fèbvre à l'histoire de la Russie de Seignobos et Eisenman : "le
vent des steppes ne souffle pas dans ce livre". Dans une histoire événementielle de
la Russie, le vent des steppes n'a pas à souffler... Pour éviter l'histoire
événementielle et faire de l'histoire au sens expérimental du terme, les historiens des
Annales ont fait du Simiand, c'est-à-dire qu'ils ont essayé d'appliquer la méthode
durkheimienne dans la diachronie et ils se sont mis à construire des courbes sur de
longues périodes pour voir comment variaient le salaire, le revenu de l'entreprise, les
impôts, l'activité économique et les mettre en rapport.... Mais leur comparaison de
courbes ne leur a pas seulement permis de relever le synchronisme de certaines
évolutions. Elle a eu une fonction de structuration du temps. L'une des tâches
majeures de l'historien est de périodiser. On reconnaît l'historien à ce qu'il dit : "vous

2O
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

avez une période qui va de là à là et puis après il y a une autre période". Ce


découpage du temps, ce travail sur le temps me paraît tout à fait caractéristique de la
profession. Les historiens des Annales l'ont fait à partir de courbes statistiques. Mais
on voit la limite de leur travail statistique quand on lit Labrousse qui est un bien plus
grand historien que Braudel.

J.-C.P. : Non, je disais seulement pour cerner le genre de la "synthèse


historique" : je ne vois pas pourquoi on admire plus Braudel que Chaunu ; c'est le
même maniement des concepts.

A.P. : Pourquoi parle-t-on de ceux-là ?

J.-C.P. : Parce que c'est le même genre d'histoire.

A.P. : Tout à fait, mais je ne vois pas pourquoi on met Braudel à un tel pinacle
alors que Labrousse est à mon avis un historien beaucoup plus puissant dont
l'influence sur la formation de l'école historique française a été beaucoup plus
déterminante que celle de Braudel.

J.-C.P. : L'influence de Braudel a été plus forte.

A.P. : Ce n'est pas sûr. Quand on prend l'introduction à l'histoire de la révolution


française de Labrousse qui est un texte écrit dans une langue extraordinaire, on
découvre que la courbe statistique remplit une tout autre fonction que de permettre
un raisonnement expérimental à la Durkheim : elle est le support qui permet
d'induire les mobiles qui animent les acteurs collectifs. Labrousse résume ses
courbes ; à partir du mouvement de longue tendance du revenu du paysan
propriétaire, du revenu du paysan fermier, du revenu du décimateur, du revenu de
l'ouvrier agricole, il explique le jeu des acteurs collectifs ; il montre les métayers se
pressant nombreux avec leurs enfants frappant à la porte du propriétaire pour avoir
des fermes, etc. et il se met à conjuguer une intrigue car ses séries statistiques ne lui
ont pas fourni d'explication en terme causal ; elles ont affiné un champ de
contraintes dans lequel se dessine de nouvelles intrigues qui ne sont plus des
intrigues de cour mais des intrigues de société.

J.-C.P. : Tout à fait.

A.P. : Je veux bien admettre que le sociologue aussi bricole...

J.-C.P. : Tout le monde est un go-between si je comprends bien.

A.P. : Oui.

J.-C.P. : C'est ta position ?

A.P. : Mais ce que je revendique comme étant le propre de l'historien, c'est la


question sur le temps, c'est le travail du temps, le découpage en période, le montage

ai
J. -С. PAS 5 E RON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

des événements en événements charnière qui se révèlent tout d'un coup porteurs de
sens parce qu'ils ouvrent et expliquent une nouvelle période.

J.-C.P. : Tu viens de dire ce que revendique pleinement l'historien ; il faudrait


une enquête sur un échantillon de sociologues pour savoir ce qu'ils revendiquent.
Disons que j'en suis un ; ce serait le premier que tu interrogerais dans ton
échantillon : je réponds que le sociologue ne revendique pas une appartenance
pleine à la méthode expérimentale ; c'est le statisticien ou le méthodologue-
statisticien qui la revendiquera. Le sociologue, dans la mesure où il s'est fait une
figure éponyme de Weber au moins depuis sa diffusion en France revendique
comme son mouvement naturel une sorte de grand écart entre les deux pôles. Le
problème qu'il essaie de creuser épistémologiquement, c'est comment être un go-
between efficace entre méthode historique et méthode expérimentale, comment
féconder ce va-et-vient chargé de moments de raisonnements expérimentaux, mais
perpétuellement réancrés dans des périodes et des sociétés concrètes, dans des
contextes : c'est cela faire de la sociologie. Si je pense à Weber, c'est que je me
réfère à son analyse méthodologique qui dégageait une double exigence pour
l'intelligibilité sociologique : Weber tenait qu'une relation sociologique intéressante
devait être à la fois "significativement adéquate" et "causalement adéquate" ; elle
devait être d'une part adéquate "quant au sens", quant à l'interprétation, et d'autre
part adéquate quant aux constats qui l'établissent. Dans le meilleur des cas, le
constat est statistique mais ce peut être un constat de succession ou de co-occurence
réitérées. Faute de quoi, même si c'est une corrélation mesurée mille fois et
statistiquement significative à .01, tant que son sens compréhensible demeure
opaque, c'est de l'astrologie ou de la "naturalité" humaine (ça regarde la biologie) ;
en aucun cas, ça n'est une proposition historique.

A.P. : Pas davantage dans les sciences de la matière.

J.-C.P. : Je n'ai pas besoin de "comprendre" (au sens de la compréhension


historique) e = 1/2 gt2, pour que la vérité de cette proposition s'inscrive dans l'espace
nomologique de la physique galiléenne.

A.P. : Mais bien sûr que si que tu as besoin de comprendre ! Ca n'a de sens qu'au
sein d'une théorie...

J.-C.P. : Non, si ça concerne des objets ou des entités qui ont été construits par
des "descriptions définies", au sens de la Logique qui les oppose à la description par
"noms propres" (k, t,), ou par des opérations empiriques elles-mêmes définies dans
un protocole expérimental. Autrement dit, si une proposition met en jeu des
concepts dont on peut, soit formellement, soit expérimentalement définir
l'algorithme qui leur donne un sens univoque, cela suffit à faire comprendre. Dans le
sens historique, il s'agit de bien autre chose. Il s'agit par exemple de la
compréhension des mobiles (au moins tels qu'un type-idéal les allègue). Donc, selon
Weber, pour qu'une corrélation entre des phénomènes soit intelligible, les deux
adéquations doivent être présentes : une relation alléguée pourrait être adéquate
quant au sens, mais si elle n'est pas en même temps (si peu que ce soit) validée
comme causalement adéquate par la comparaison historique ou le constat statistique,

22
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

ce n'est que de l'interprétation libre, de l'herméneutique. Weber revendiquait ainsi


l'appartenance du raisonnement sociologique à l'entre deux. Reste évidemment qu'il
décrivait, avec un optimisme méthodologique excessif, le va-et-vient dont je parle
comme la somme de deux exigences cumulables ; il affirmait qu'on pouvait
additionner, dans une sociologie bien faite, à la fois la pleine exigence historique et
la pleine exigence expérimentale : c'est un portrait idéal. L'optimisme durkheimien
était d'un autre type puisqu'il était franchement nomologique : en réalité dans le
raisonnement naturel de l'entre deux, dans le raisonnement sociologique, au moment
où l'on se rapproche du pôle du récit historique, on est en train de larguer des
garanties du côté expérimental et vice versa.

A.P. : Tu ne peux pas te contenter d'affirmer la réalité, voire la nécessité de ce


va-et-vient sans poser le problème de l'articulation entre ces deux formes de
raisonnement tellement différentes et de la légitimité du passage de l'une à l'autre.

J.-C.P. : II n'y a pas de légitimité logique à ce passage parce qu'il n'y a pas de
formalisation complète du "raisonnement naturel" ; c'est du bricolage comme tu
disais. Le raisonnement naturel compose une chaîne de propositions en tant que
telles non composables logiquement, afin de produire de la présomption : on n'a pas
dans une "présomption" la "conjoncture logique" des deux propositions plus simples
dont on se sert pour persuader : en les agglomérant, on ne fait pas la somme de leur
pouvoir probatoire parce que leurs pertinences assertoriques sont hétérogènes. On
additionne des présomptions, les unes qualitatives ou ethnographiques, d'autres
issues de la comparaison historique, d'autres encore venant d'un tableau ou de séries
statistiques, et ainsi de suite : le raisonnement qui monte tout cela en chaîne en se
servant de références typologiques au contexte est forcément un raisonnement
impur. C'est à cette impureté qu'est réduit le sociologue. Mais il vaut mieux
(scientifiquement) faire cela que de l'association libre sur le sens de l'histoire ou s'en
tenir à un raisonnement monochrome qui ne dit rien d'historique. Tu parlais pour
l'historien d'habit d'arlequin par opposition à la "pureté" durkheimienne ; c'est que tu
es, en tant qu'historien, fortement fasciné par la beauté expérimentale du Suicide et
que tu l'idéalises. Le sociologue sait si bien son impureté quotidienne qu'il s'est
fabriqué deux doubles pour s'y fuir lui-même : le méthodologisme et le théorétisme.
C'est soit : tout pour l'impeccabilité des opérations, quitte à renoncer à savoir de
quoi on parle ; soit : la quête du modèle universel, donc trans-historique, pour les
beaux yeux duquel on ferme les yeux à l'histoire historienne. Certaines mêlent les
deux rêves en courant derrière l'idée qu'on pourrait, grâce au travail statistique,
fabriquer des propositions ayant statut de vérité universelle, ou que l'ordinateur
pourrait les fabriquer à leur place en triturant, grâce à un programme d'intelligence
artificielle, des banques de données qu'il n'y aurait plus qu'à alimenter.

A.P. : J'ai une inquiétude supplémentaire concernant l'autre pôle qui est propre
aux historiens. Il est rare que les sociologues fassent une sociologie du passé et je
n'ai pas vu encore d'ouvrage de sociologie sur la noblesse française à la veille de la
révolution...

аз
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

J.-C.P. : Oui, mais il y en a d'autres ; ce sont des ouvrages de sociologie


historique, plus fréquents d'ailleurs dans les autres pays qu'en France. Pensons à des
domaines comme par exemple la sociologie économique des systèmes du passé.

A.P. : L'horizon du raisonnement expérimental durkheimien, ce serait le


formalisme mathématique et l'idéal inaccessible d'une série de propositions qui
soient comme une algèbre. L'autre horizon est extrêmement littéraire et l'on y
retrouve certains traits que l'on retrouve dans l'ethnologie. Dans mon séminaire de
DEA, il m'est arrivé de faire présenter une fois le livre d'Yvonne Verdier Façons de
dire, façons défaire. Eh bien Yvonne Verdier résumée devient totalement arbitraire
parce qu'il manque l'écriture. De l'écriture d'Yvonne Verdier au résumé qu'un
étudiant même bon peut en tirer, le sens devient arbitraire. L'un des grands
problèmes que rencontrent les historiens des périodes très anciennes (et l'on bascule
très vite dans des sociétés très anciennes, dont nous n'avons plus aujourd'hui qu'un
souvenir), c'est que les mots ne disent plus la même chose aujourd'hui qu'hier.
L'historien est obligé de faire comprendre juste avec des mots qui ont un sens actuel,
différent du sens qu'ils avaient autrefois. Quand on fait l'histoire de périodes
anciennes, à la limite, pour désigner les réalités de cette époque, il n'y aurait que les
mots de l'époque même ; mais ces mots d'époque ne veulent plus rien dire. D'où tout
un travail proprement littéraire, qui consiste à suggérer, à faire imaginer le vrai avec
l'a peu près, avec de l'inexact. C'est l'autre pôle et c'est pourquoi je concluais en
disant que l'histoire est incurablement littéraire, parce qu'elle se fait avec des mots et
pas avec des chiffres et avec des mots qui sont toujours un peu à côté des réalités
qu'ils veulent désigner.

J.-C.P. : Oui, là je suis totalement d'accord. Mais je voudrais qu'on formule


aussitôt la proposition symétrique : si le raisonnement expérimental sur des données
sociales se fait avec des chiffres, dès le moment où l'oeil s'abaisse sur un tableau
statistique avant même qu'on ait saisi la plume pour écrire une phrase de
commentaire au-dessous du tableau, bref, dès que l'on commence à dire en "langue
naturelle", avec des mots indexés sur le déroulement historique, ce que le tableau se
contenterait de dire en langue tabulaire, ce qu'il disait à lui-même dans la langue du
croisement de variables dont le sens peut rester en suspens, on a commencé à
interpréter, on s'est obligé à choisir des mots, plus ou moins ambitieux, plus ou
moins théoriques, plus ou moins contrôlés par le raisonnement naturel, pour dire ce
que sont les variables ou leur "interactions".

A.P. : Oui, mais quand tu es sociologue et que tu parles en France des cadres
supérieurs, des ouvriers et des employés...

J-C.P. : Avec ces mots, tu as fait un choix énorme, tu as fait un choix énorme.

A.P. : Alors si tu commences à dire la bourgeoisie à la place de cela....

J.-C.P. : Oui, à l'intérieur du champ culturel français, on peut dire des choses
comme ça : il y a une compréhension immédiate de ce langage, puisque c'est celui
qui a le même statut sémantique pour le locuteur et le destinataire, qui est pour eux
de "connaissance commune".
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

A.P. : Si tu dis cela à des américains, ce n'est plus tout à fait pareil ; les cadres
supérieurs, ça n'existe pas...

J.-C.P. : Avec des américains, les choses changeraient (on le voit dans les
traductions). On touche là à un autre problème, celui de la recherche d'énoncés qui,
à force de simplification ou de désimplification langagière ne devraient plus rien à
Y interprétation théorique, dans lesquels les mots jouant un rôle descriptif seraient
minimaux et neutres. C'est le rêve de la première logique de Carnap, celui des
énoncés qu'il appelait "protocolaires" et qu'il mettait à la "base" de toute science
empirique du monde : "Le courant électrique passe" est un énoncé théorique qui ne
parle pas directement du monde parce qu'il a pris ses distances théoriques avec la
perception ; mais :"Tel lieu, 10 heures l'aiguille a bougé sur le cadran" était censé
être un énoncé mettant directement en contact le langage et les choses. Carnap a dû
convenir qu'il fallait ajouter une "sémantique" à une "syntaxe" pour faire une
"logique". Dans les sciences sociales - et encore moins que dans les autres - on ne
peut formuler d'énoncés où le langage de la description s'en tiendrait à des mots si
"simples", de connaissance tellement "commune", qu'ils feraient disparaître tout
arbitraire théorique dans la tâche de décrire un "état de choses", dans le choix d'un
lexique plutôt que d'un autre. Bref, il n'y a pas ici, même dans les périodes
d'accalmie théorique, de langage protocolaire de la description du monde social ; il
n'y a pas de langage "paradigmatisé", si l'on reprend ce qu'implique le concept de
Kuhn ; il y en a momentanément dans les autres sciences dans les moments de
"science normale". La chose passe inaperçue parce que nous sommes tous passés à
la moulinette des catégories de l'INSEE qui finissent par nous paraître neutres, par
nous paraître minimalement descriptives...

A.P. : Objectives !

"infranchissable"
J.-C.P. : Nous entre finissons
un "état depar
chose"
oublier
et le langage
ce que qui
Popper
dit ce qu'est
appellecet l'abîme
état de
chose quelques mots et quelque grammaire qu'il emploie pour le faire. D'autres ont
dit que renonciation était "transcendante" par rapport au monde. Ce hiatus logique
signifie aussi que tout langage de description du monde "contient de la théorie". En
d'autres termes (je préfère cette formulation de l'axiome logique qui énonce les
rapports entre le langage et le monde) : il est possible de définir par des règles
logiques l'équivalence ou la compatibilité entre deux énoncés, jamais entre un
énoncé et une réalité. Il n'existe pas de neutralité descriptive du langage par lequel
nous parlons du monde, surtout pas du monde historique, même pas quand nous en
parlons à travers une sténographie statistique. En aucun cas, nous ne touchons du
doigt la réalité telle qu'elle est avant d'être dite : un tableau statistique est
irréprochable dans ses énoncés formels puisqu'ils ne disent rien du monde ; nous
devons, nous, dire en prenant les risques interprétatifs d'une langue naturelle ce qu'il
nous permet de dire du monde historique, sous contrôle naturel.

A.P. : Tout à fait.

25
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

J.-C.P. : Les mêmes énoncés formels changent de sens par rapport au contexte
ou à la période dont on parle.

A.P. : Tout à fait.

J.-C.P. : Mais je voulais revenir un instant sur la première question, celle de


l'objet "éducation".

A.P. : Pour répondre à ta question : "pourquoi l'éducation est-elle un bon terrain


de rencontres entre sociologues et historiens", je dirai d'abord qu'il y a probablement
d'autres domaines où l'inertie est également très forte, par exemple les structures
agraires, le parcellaire des champs jusqu'à une époque récente, mais que
fondamentalement, il a peu de domaines de la réalité sociale qui soient aussi inertes,
aussi inscrits dans la durée que l'éducation en grande partie parce que c'est sa
fonction même.

J.-C.P. : Là tu parles en durkheimien ! Il fallait avoir lu L'évolution pédagogique


en France ou être d'emblée durkheimien pour oser des phrases mettant en jeu des
concepts aussi chargés d'implicite comparatiste.

A.P. : Oui, mais ce qui est durkheimien aussi, c'est de le renvoyer à sa fonction
et de dire c'est comme ça parce que la fonction même du système éducatif étant
d'assurer la continuité entre les générations il est par définition traditionnel. Dire
l'enseignement traditionnel, c'est pléonastique : l'enseignement est traditionnel par
définition et par fonction ; il est ce par quoi il y a tradition, transmission de quelque
chose qui vient du passé à des générations qui ne cessent de se renouveler. Ce
caractère rend l'histoire (en tant qu'interrogation sur les antécédents) inévitable
quand on s'intéresse à l'objet éducation. D'autre part, c'est un objet immédiatement
sociologique car on n'y trouve que des acteurs collectifs. Au temps de
Mr Chevènement, pour me rassurer parce que je n'aimais pas sa politique, j'utilisais
la comparaison suivante : le ministre de l'Education Nationale est comme un
expérimentateur qui verserait une casserole d'eau bouillante sur la banquise en
disant : "je vais la faire fondre". L'action du ministre est à peu près aussi dérisoire.
Le ministre qui signe des circulaires pour modifier les programmes et qui dit : "ça y
est maintenant", baigne dans l'illusion. Certains m'ont dit : "depuis Chevènement, on
apprend mieux à lire dans les écoles". Comme si le changement pédagogique
procédait ainsi !

J.-C.P. : Mais est-ce que cela ne pourrait pas être vrai comme lorsque les
économistes disent qu'il y a une efficace des taches solaires sur les comportements
des acteurs économiques pour peu que ceux-ci y croient...

A.P. : Non. Il peut y avoir l'efficace symbolique, il peut y avoir une efficace
mais symbolique.

J.-C.P. : Ce doit être celle-là dont tu parles.


♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

A.P. : Si tu veux. Mais prenons pour exemple la réforme Haby, la création de la


sixième indifférenciée. Les enquêtes ultérieures montrent que les sixièmes ne sont
pas indifférenciées ; alors que l'on a accusé les sixièmes indifférenciées de Mr Haby
du niveau qui baissait (et qui d'ailleurs ne baisse pas). Il n'y a qu'un détail, c'est que
la réforme de Mr Haby n'a pas été appliquée. La décision du gestionnaire suprême
est rarement efficace. Cela arrive parfois. J'ai ainsi découvert que c'est vraiment De
Gaulle qui a fait le collège unique et qu'il l'a imposé à une technostructure qui n'en
voulait pas. On entre alors dans le domaine de l'histoire thucydidienne et le récit
retrouve sa pertinence : ça s'est passé tel jour, De Gaulle a fait mettre Capelle à côté
de lui et c'est ce jour-là qu'ils ont décidé...

J.-C.P. : Ah non ! Je peux ajouter que tu mets encore dans l'histoire thucydéenne
le fait que le récit prend en compte les plans des acteurs. Par exemple l'idée
initialement "de gauche" du "tronc commun", que les ministres de l'Education de la
IVème République n'étaient jamais parvenus à faire passer. Mais si tu dis
maintenant pour décrire le déroulement historique que l'éducation est un domaine où
seul un gouvernement "de droite" peut faire passer une politique de "gauche" et vice
versa, c'est une généralité bien plus difficile à argumenter : il faut batailler avec des
types-idéaux pour lui donner un contexte pertinent.

A.P. : D'accord, mais je pointe cette décision qui aboutit à un décret du 3 août
1963 comme un des rares moments où l'on puisse dire qu'un acteur individuel ait eu
effectivement une prise sur le système éducatif.

J.-C.P. : Je suppose que tu l'admets pour la refonte napoléonienne de l'éducation,


et puis pour le début de la Illème République.

A.P. : Même pas. Sur le début de la Illème République, J. Ozouf m'avait fait le
reproche à l'époque dans l'Observateur de présenter les lois Ferry simplement
comme des lois d'accompagnement d'une évolution sociale ; ça l'avait beaucoup
choqué. Pour revenir au débat, l'éducation est un terrain de rencontres entre
historiens et sociologues parce que d'une part pour le sociologue l'axe diachronique
est tellement structurant qu'on ne peut pas le voir et pour l'historien, le sujet est
nécessairement sociologique parce qu'il concerne des acteurs collectifs en
permanence et que les acteurs individuels n'ont qu'une prise extrêmement faible.

J.-C.P. : Je vais volontiers dans ce sens. Je rajouterai une remarque : j'ai


présenté comme un fait la plus grande facilité de l'histoire et de la sociologie à se
fréquenter sur le terrain de l'éducation. Tu as donné une explication quand tu as
montré que Durkheim prenait la plume de l'historien avec les mots de la typologie
sociologique, ce qui lui faisait raconter autrement l'histoire de l'Ecole française. Ce
Durkheim historien est plus pertinent pour comprendre le travail du sociologue que
le Durkheim du Suicide. Même un auteur présenté comme aussi "chosiste" montre là
ce qu'est la gymnastique que je voulais décrire. Le livre que tu as consacré à
l'histoire récente de la démocratisation de l'enseignement français est un autre
exemple. Moi-même, qui ne faisais plus à cette époque d'enquêtes sur l'Ecole, j'ai
été frappé par le fait que nos enquêtes antérieures en sociologie de l'éducation, qui
étaient quelque peu parcellaires, n'avaient permis qu'un diagnostic synthétique sur la
J.-C. PA5SERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

démocratisation de l'Ecole, alors que l'on trouvait là, sur une base empirique élargie
et sur une période allongée, de quoi présenter un diagnostic encore plus pessimiste :
là, c'est l'historien qui venait empiriquement à la rescousse des sociologues pressés
d'aller à la conclusion théorique, au modèle.

A.P. : Oui mais, comme je suis historien, je relativise aussitôt mes propres
conclusions en disant que mon enquête s'arrête en 80 et que l'on ne sait pas ce qui
s'est passé depuis. Après tout, il est possible qu'il y ait eu une démocratisation de
1980 à 1990, ce qui nous renverrait au pôle thucydidien . Peut-être Mr Savary serait-
il alors un exemple intéressant de non décision décisive, car, en ne décidant pas (ce
qui lui a été beaucoup reproché à l'époque) il a beaucoup libéré d'initiatives dans le
système éducatif et il a peut-être, par son abstention, marqué le système éducatif
plus que des ministres volontaires comme MM. Haby ou Chevènement et on ne peut
pas exclure que la politique de rénovation des collèges, que la politique de zones
d'éducation prioritaire aient eu des effets.

J.-C.P. : Je pensais au résultat qui consiste, ce qu'on fait rarement...

A.P. : Oui les effets de structure...

J.-C.P. : ... qui permettent d'apercevoir à quel point l'idée de "démocratisation",


prise au sens le plus clair, celui d'un mouvement vers "l'égalisation des chances
scolaires" des enfants de diverses origines, conduisait à un diagnostic mitigé dès que
l'on se donne les moyens empiriques d'en faire un bilan panoramique. Ton livre
livrait des enquêtes représentatives ou des recensements qui, remontant au détail des
filières et des recrutements ou des réussites, sur de longues périodes, montraient
que, malgré une légère démocratisation globale (celle que l'on voit en ne lisant que
les marges agrégées des tableaux) il y avait eu à partir d'une certaine période une
stagnation, voire une régression de cette démocratisation, lorqu'on l'envisage dans
les sections du secondaire les plus prometteuses d'enseignement supérieur, lequel
lui-même, chacun sait, est le plus prometteur d'emploi et de chances de carrière... Tu
montrais que l'on observait récemment un arrêt, puis une régression de cette
démocratisation, dans le moment même où entraient en jeu des réformes d'intention
démocratique.

A.P. : Tout à fait.

J.-C.P. : On constate donc une régression des chances de promotion à l'élite


élitiste, chances qu'avaient un tout petit peu plus dix ans plus tôt, et fussent-ils rares,
les enfants issus des couches les plus basses de la stratification sociale française. Tu
fais voir que ce micro-phénomène est noyé dans une légère augmentation globale
des chances d'accès à un niveau donné de l'enseignement, mais à condition d'oublier
que certaines filières ouvrent sur le vide. A propos du léger mieux associé au laisser-
faire que tu prêtes à la politique Savary (je vois au passage que tu la décris en termes
presque taoïstes, comme une efficace du поп-agir) produisant un effet d'incitation
par le seul abaissement des contraintes, je me demande si l'amélioration n'a pas
affecté seulement les couches intermédiaires ou les enfants de performances
moyennes. Ou si cette amélioration s'est poursuivie, ralentie ou arrêtée.
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

Les problèmes doivent à chaque fois être poursuivis dans le détail statistique. Je
vois que ce détail t'intéresse en tant qu'historien, que tu descends dans le détail de la
description tant historiographique que sociographique. La convergence avec le
sociologue est ici absolue puisque le recours à l'analyse multivariée est un des
raffinements du raisonnement expérimental. La question posée au niveau des filières
illustre encore une fois que les propositions les plus susceptibles de vérité ou
d'erreur sont en sciences sociales les propositions les plus particularisées. C'est la
rencontre entre précision historienne et raisonnement sociologique que je
commentais au départ. J'ajouterai encore que l'inter-fécondation des travaux
historiques et sociologiques sur le système scolaire a fait sortir de la
contemporanéité les recherches sur l'inégalité des chances : il est caractéristique que,
dans les années 70, un cadre sociologique de description de l'Ecole comme celui qui
consiste à interroger les recrutements et les débouchés du système scolaire à propos
d'enfants issus de divers groupes sociaux, bref, le cadre des études sur la mobilité
sociale ait inspiré les travaux d'historiens en remontant du contemporain vers
l'Ancien Régime. Cette inter-fécondation est davantage qu'un simple emprunt de
méthodes. Comme tu le rappelais, on ne peut pas dire simplement que l'histoire s'est
sociologisée, puisque du moins dans l'école historique française elle n'a eu besoin de
personne pour se charger d'une part croissante d'histoire quantitative ou de concepts
comparatistes. Cela se voit, dès la première génération durkheimienne, avec le
recours aux séries statistiques, en économie avec Simiand, mais plus généralement
avec des travaux comme ceux de Labrousse. Mais je ne dirais pas que c'est là ce que
l'histoire a emprunté de plus important à la sociologie (à savoir les méthodes
quantitatives définies par le seul recours au chiffre) ; c'est ce qui est venu ensuite
avec le maniement du raisonnement expérimental sous la forme des applications de
l'analyse multivariée. Les historiens sont entrés dans le jeu consistant à accepter de
traiter les variations historiques comme des variables pour les besoins du
raisonnement expérimental.

A.P. : Oui mais enfin il est quand même drôle que ce soient finalement des
sociologues qui aient réintroduit le rôle des acteurs à l'intérieur des évolutions
scolaires. En ce qui concerne par exemple la scolarisation entre les deux guerres,
dans mon histoire 14 j'ai fait une analyse très déterministe ; j'ai expliqué la très forte
croissance des effectifs secondaires et primaires supérieurs de 1930 à 1940 comme
un effet de la gratuité instituée en 1930. Briand et Chapoulie ont montré que je
m'étais trompé et que les causes de cette croissance étaient d'abord démographiques.
Pour le montrer, ils sont allés travailler dans les archives des conseils académiques
et des conseils départementaux de l'Education Nationale ; ils ont mis en évidence
des stratégies d'acteurs, d'inspecteurs d'académie ouvrant des cours complémentaires
ou de proviseurs de lycée diminuant le niveau ; par exemple au lycée du Havre, on
s'est mis en 1927-28 à admettre en 6ème avec des 7 de moyenne et non plus avec 10
parce qu'il fallait remplir les classes de crainte de voir le Ministère supprimer des
postes. Nous étions en quelque sorte à fronts renversés : moi, l'historien, je faisais
une histoire déterministe et ce sont des sociologues qui, travaillant sur un matériau
typique des historiens, des archives, ont montré le rôle des acteurs. Là il y a en effet
une interpénétration, mais il y a aussi le fait que, pour des raisons que je ne
m'explique pas, il y a aussi dans ce secteur une collaboration entre histon ne et

1 4. Prost, A. Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967. Paris, A. Colin, 1968.


J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

sociologues plus grande qu'ailleurs et qui produit en tout cas une plus grande
indiscernabilité du produit scientifique dont on ne sait plus très bien si c'est de
l'histoire sociologique ou de la sociologie historique.

J.-C. P. : Je voulais poser encore une question : peut-on conclure que dans
l'hybridation opérée entre les deux disciplines sur le terrain de l'éducation, ce sont
d'abord la logique et les procédés du raisonnement expérimental qui ont migré de la
sociologie vers l'histoire, tandis que dans l'autre sens ce sont les concepts de
périodisation et d'aire de civilisation utilisés comme cadres d'intelligibilité qui ont
désenclavé la pensée sociologique trop enfermée dans ses traitements de données.
Cela ne vaut évidemment que pour les sociologues qui ne restent pas sourds à la
pratique des historiens. Les sociologues doivent ancrer leurs traitements de données
(autrement que par l'implicite ou un sous-titre de couverture) dans des périodes, en
chercher les critères, prendre des risques de découpage du temps ou de l'espace en
fonction de l'histoire institutionnelle, de l'histoire des représentations, de l'histoire
politique, etc. De cela aucun raisonnement expérimental ne fournit la clef.

A.P. : II y a un autre secteur où il y a échange entre historiens et sociologues,


c'est la sociologie de l'organisation du travail. Touraine était d'abord un historien ;
son livre de 1953 sur le travail ouvrier aux usines Renault, était à l'époque un
mémoire de fait
supérieures" maîtrise
sous lad'histoire
direction très
de Labrousse.
remarquable, ça s'appelait "diplôme d'études

J.-C.P. : Je ne savais pas.

A.P. : Si. Il y a là une analyse des outils, de l'évolution des outils et du


groupement des outils dans l'espace de l'usine qui est une histoire de l'organisation
du travail. Touraine était à l'origine un agrégé d'histoire. Sa sociologie du travail est
historique, avec ces phases A, В, С, système professionnel, entrée dans le système
technique, système technique, le lien entre syndicalisme professionnel, syndicalisme
de classe, syndicalisme gestionnaire. Cette théorie qui est fondamentalement
sociologique repose sur une périodisation. Il n'y a pas la même chose à mon avis
dans la sociologie rurale ; quant à la sociologie religieuse, je la connais moins bien.

J.-C.P. : On peut penser par exemple à la sociologie du symbolisme ou à la


sociologie de la connaissance : là il y a un abîme entre les travaux historiques et les
modèles ou les paradigmes sociologiques.

DISCUSSION

question : C'est plutôt une réflexion que je voudrais vous soumettre qu'une
question. Grosso modo les historiens travaillent sur le passé et les sociologues sur le
présent. Les historiens travaillent donc sur des traces. Le stock en est fini. C'est ce
que nous ont laissé des gens qui sont morts. Le sociologue, lui peut faire parler les
personnes. Il peut créer des traces spécialement conçues à son usage de sociologue.

3O
♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT

N'est-ce pas cela qui lui donne l'illusion de faire quelque chose comme du travail de
laboratoire et le tire vers le pôle expérimental.

A.P. : Oui c'est vrai, mais je n'admets pas tout à fait la proposition suivant
laquelle les documents ou les traces sur lesquels travaille l'historien sont un
ensemble fini et donné une fois pour toutes. Ce qui me frappe, au contraire, c'est
l'ingéniosité des historiens à faire parler des traces qui étaient là mais que jusqu'à
présent on n'avait pas vu comme traces. Prenez par exemple les monuments aux
morts ; il y en a plus de 30.000 ; c'est absolument fantastique ; si l'on se met à les
regarder de près l'on arrive à toute une série de conclusions. Ils étaient là depuis un
demi-siècle, mais personne avant moi ne les avait fait témoigner. Toute l'histoire du
Moye Age a été renouvelée par des fouilles d'édifices civils car l'archéologie
médiévale en France jusqu'à une époque relativement récente s'était intéressée aux
châteaux forts et aux églises, spécialement aux cathédrales et aux sculptures, mais
non aux villages qui avaient été abandonnés après la peste noire ou rasés comme
dans mon pays le Jura par les suédois dans la première moitié XVIIème siècle. Ces
fermes qui n'ont jamais été reconstruites depuis, on peut les fouiller et on apprendra
sur la vie rurale du XVIème siècle et du premier XVIIème siècle et puis peut-être
d'avant des quantités de choses. Les traces sont là mais on ne sait pas les voir et
transformer son document en enquête. Je l'ai fait par exemple pour le registre des
mariages d'Orléans en 1911. Vous y trouvez les noms, les prénoms et si vous mettez
à regarder de près les témoins, deux pour l'homme et deux pour la femme, vous avez
sur les phénomènes d'endogamie professionnelle, de voisinage, d'endogamie
géographique une masse de renseignements qui valent les enquêtes par sondage dont
les sociologues surestiment parfois la fiabilité. Donc, en gros, vous avez raison mais
pour une part il y a un effet d'optique parce que les historiens peuvent enrichir leurs
matériaux. En revanche, la différence irréductible est celle qu'introduit le temps,
l'éloignement de l'objet d'étude dans le temps. Je prendrai deux exemples. Soit une
étude sur l'habitat populaire entre les deux guerres en France. Vous ne pouvez pas
utiliser indifféremment le terme appartement et le terme logement. L'appartement
est un espace distribué à partir d'une entrée ou d'un couloir ; c'est un mode
d'organisation de l'espace domestique qui à l'origine est un mode bourgeois. Parler
des appartements des ouvriers entre les deux guerres, c'est dire faux parce qu'il s'agit
de logements : ils ne sont pas distribués, vous entrez dans la cuisine et s'il y a une
deuxième pièce elle est commandée par la cuisine. D'où un problème pour l'historien
car le lecteur ne percevra pas la différence entre logement et appartement, sauf s'il
donne l'explication, mais on ne peut expliquer tous les mots dont on se sert. Au fur
et à mesure que l'histoire avance le sens des mots se déplace et on se trouve à utiliser
en 89 des mots qui étaient déjà utilisés en 39 ou en 19 ou en 1909 et qui sont
maintenant à côté de leur sens d'origine, et si l'on utilise d'autres mots pour nommer
ces réalités primitives le lecteur d'aujourd'hui ne les comprends plus. C'est un vrai
problème pour l'historien. Pour l'historien des périodes très éloignées, il devient
insoluble. Les historiens ont tendance à penser que les sentiments sont historiques et
que ça n'est pas de tout temps que les hommes ont été amoureux. On connaît ce
début de cours en Sorbonně célèbre : "L'amour, Messieurs, cette invention du
Xllème siècle". Comment expliquer que l'amour des gens du Xllème siècle n'était
pas ce que nous, hommes du XXème, nous mettons sous ce terme ? Il n'y a plus
d'histoire si "amour" au Xllème siècle désigne la même réalité que "amour"

31
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

aujourd'hui, mais, en même temps si c'est une réalité totalement hétérogène à ce que
nous, nous connaissons intuitivement, comment l'imaginer ? Tout le problème de
l'historien, c'est de faire imaginer l'autre décalé dans le temps en sachant qu'on
n'imagine jamais que par rapport à soi et que finalement cet autre est un même. Ce
problème du même et de l'autre vaut aussi pour l'ethnologue.

J.-C.P. : Pour le sociologue aussi ; ce n'est pas spécifique de l'histoire. Paul


Veyne a pour caractéristique de pousser cette variation imaginaire à l'extrême : ses
analyses sur l'histoire interprétative consistent à faire voir que dès que l'on se met à
raconter, l'anachronisme théorique commence dès le premier mot, dès l'article
défini ; on peut en tirer une epistemologie anarchisante et certains le font, Veyne à
sa manière le fait. Il s'agit de l'arbitraire de toute énonciation sur le monde historique
et cette contrainte énonciative est commune à l'anthropologie, à la sociologie et à
l'histoire. La distance culturelle procure autant d'occasions de contre sens et de faux
sens dans toutes les descriptions de la différence culturelle : et il n'y a de sociologie
que de la différence. Une des premières choses dont j'ai été persuadé en tant que
sociologue, c'est que parler des classes populaires dans la France du XXème siècle
n'introduisait pas moins de distorsions que de parler des groupes culturellement
lointains dont parle l'ethnologue. Ici la distance sociale se renforce de toutes nos
habitudes de chercheurs (intellectuelles, scolaires, politiques) qui n'ont jamais été
décolonisées complètement. On s'est habitué en France depuis Lévi-Strauss au
relativisme culturel ; on a compris qu'il est absurde de considérer comme
hiérarchique la distance qui nous sépare des aborigènes australiens, puisque c'est le
faux évolutionnisme social qui a engendré ce type de description au XIXème siècle.
Cela dit, il est difficile de transposer ce relativisme ethnologique à la distance
sociale entre les groupes pour ne pas dire entre les classes ou groupes d'une même
société ' 5. Le méthodologisme est d'abord un anti-culturalisme, il détourne les yeux
de l'anthropologie. Je pense à celui qui cherchait à définir son sujet d'enquête parce
qu'elle présentait la commodité de tester l'influence de deux variables-tests sur la
relation entre une variable X et une variable Y. Cet étudiant me répondait quand je
lui parlais "terrain" ou hypothèses descriptives : je ne veux pas savoir, je me fiche
que ce soient des mineurs polonais ou des femmes de ménage portugaises, ce que je
veux traiter c'est deux variables-tests par rapport à l'action d'une variable
indépendante sur une variable dépendante. On était dans les belles années du
méthodologisme. Mais enfin, il faut faire des gammes...

A.P. : Oui, dans la mesure des gammes, des gammes ça doit être vrai.

J.-C.P. : II me semble que cela dessèche l'imagination historique ou ce que


W. Mills appelait "l'imagination sociologique".

A.P. : Oui mais les sociologues qui restent philosophes ce n'est pas mieux.

J.-C.P. : Oui d'accord, c'est symétrique.

15. Sur les problèmes posés par le "rapatriement" du relativisme culturel dans nos sociétés et les
ambiguïtés de la théorie de la "légitimité culturelle" appliquée aux classes populaires, cf. Grignon, C. et
Passeron, J.-C. Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris,
Le Seuil/Gallimard, 1989.
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Q. : II semble malgré tout qu'il subsiste une différence qui provient surtout de
l'enquête sociologique. C'est un procédé qui crée du social artificiel, qui amène les
personnes à se poser des questions qu'ils ne se seraient pas forcément posées et à y
répondre. On pourrait imaginer que les sociologues fassent comme les historiens et
qu'ils disent : "laissons là les enquêtes, il y a des montagnes de données
disponibles", surtout parce qu'ils travaillent sur le temps présent. Mais voilà, ils
s'obstinent à faire des enquêtes.

A.P. : Non mais moi je ne suis pas très sensible à ça parce que je mesure
l'immensité des archives que nous n'avons point dépouillées et dans les archives que
nous avons dépouillées, la pluralité des perspectives suivant lesquelles elles n'ont
pas été dépouillées et suivant lesquelles elles pourraient l'être.

Q. : Vous avez bien abordé la question du temps et particulièrement la


périodisation qui est un point très important, mais il me semble que l'on a pas
vraiment parlé du changement, de la rupture, de la dynamique des sociétés. Qu'en
pensez-vous ?

Q. : Ma question s'adresse plutôt à l'historien : quelle est votre opinion sur ce


qu'il est convenu d'appeler la contre-histoire ? J'entends par là l'intérêt porté à ce qui
est le résidu par rapport à l'histoire officielle (celle qui apparaît dans les manuels
scolaires). Cela inclut l'attention portée aux minorités comme par exemple les
tziganes en Europe.

A.P. : Ce que vous appelez la contre-histoire, c'est une histoire qui essaye de
décliner les conséquences de choix qui n'ont pas été pris par exemple, de ce qu'aurait
été le développement économique de la Russie s'il n'y avait pas eu la révolution ?
Je vais répondre brièvement. Premièrement l'histoire au sens scolaire du terme
jusqu'au baccalauréat inclus est-elle de l'histoire ? On peut en débattre longuement
mais cette histoire a pour caractéristique fondamentale d'être une histoire dans
laquelle les faits sont tout faits ; les faits sont là, donnés, et sans aucune
interrogation sur la procédure qui a permis de les construire et de les sélectionner
alors que tout le problème de l'historien, c'est de construire les faits et de les
construire en découvrant qu'il en va de l'histoire comme des sciences positives,
qu'on ne peut pas construire un fait sans un début de théorie, c'est-à-dire que le fait
ne prend sens que par la place qu'il va occuper dans l'argumentation et qu'on ne peut
pas construire de fait si l'on n'a pas déjà une idée de l'histoire. Ce qui introduit entre
l'histoire au sens scolaire du terme et l'histoire au sens scientifique du terme une
différence à laquelle les étudiants sont très sensibles et qui a d'ailleurs des
implications en ce qui concerne le système éducatif parce que les meilleurs étudiants
passent par la Khâgne qui les déforme complètement de ce point de vue puisque la
khâgne, c'est du secondaire au carré. En ce qui concerne l'autre aspect, c'est-à-dire le
fait que l'histoire ne traite pas un certain nombre de perspectives ou de minorités, il
en va de l'histoire scolaire comme de toute l'histoire : elle ne peut éluder le problème
de la définition de l'objet. Là réside toute la différence entre Alain Decaux et un
historien universitaire. La méthode d'Alain Decaux est une méthode historique
classique, mais il choisit des sujets que les historiens considèrent comme non

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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

pertinents. De la même façon que tous les tableaux qui permettent des analyses
multivariées ne sont pas pertinents, par exemple croiser la proportion de chaussures
blanches avec la consommation de tomates. Le problème du choix d'étude existe
partout. L'objet qui est construit dans et par les manuels scolaires est un objet
politique, social, dont la critique est faisable soit d'un point de vue sociologique, ce
que vous esquissez, soit d'un point de vue historique ce qui a été fait par Suzanne
Citron, fort bien d'ailleurs.
Cette façon de construire une histoire scolaire renvoie à un certain nombre de
traits constitutifs de notre identité nationale. J'ai voulu être bref tout à l'heure et je
n'ai pas développé mon premier point : c'est par l'histoire que la société française
s'est pensée elle-même. Mais quand Mr Mitterrand, Président de la République, dit
un jour publiquement qu'un peuple qui n'enseignait pas son histoire est un peuple
qui perdait son identité, l'historien et le sociologue s'interrogent. Imaginez Mr Bush
dire cela, c'est totalement impensable. D'une part, que le Président de la République
estime avoir quelque chose à dire par fonction sur l'enseignement de l'histoire, est
insensé en dehors du contexte français. D'autre part, l'affirmation du Président de la
République est fausse car les américains, par exemple, ont un très fort sentiment de
leur identité : or il y a des américains qui n'ont jamais eu une année d'enseignement
de l'histoire de toute leur scolarité primaire et secondaire. La conscience de son
identité aux Etats-Unis n'est donc pas véhiculée par l'histoire. La France est ce pays
particulier entre tous où un Président de la République pense qu'il est de son devoir
d'Etat de dire quelque chose sur l'histoire et où tout le monde le trouve naturel, un
pays où l'histoire structure l'identité nationale. C'est la raison de ce que vous
constatez.
J'en reviens à la question du changement qui est d'une autre nature et beaucoup
plus redoutable. L'historien ne fait pas de théorie du changement, il le raconte. Il le
constate d'abord puis, l'ayant constaté, il essaie de le dater. Il dit, par exemple, "les
pratiques éducatives en France ont beaucoup changé", c'est un jugement trivial pour
les gens de mon âge qui n'ont évidemment pas élevé leurs enfants comme ils avaient
eux-même été élevés. Quand cela a-t-il changé ? L'historien cherche et il dit : en 62,
il y a Salut les Copains, un million d'exemplaires de suite, en 60, il y a la publication
du manuel de puériculture du Docteur Spock, en 65, Laurence Pernoud J'élève mon
enfant... L'historien essaie d'encadrer le moment où le changement s'est produit à
partir d'un certain nombre de signes et puis ayant à peu près daté le changement, il
essaie d'en trouver les causes ou les facteurs mais, j'insiste, l'historien ne recherche
jamais les causes et les facteurs avant d'avoir daté parce que la datation est une
présomption d'origine. La recherche des causes relève du bricolage dont on parlait
tout à l'heure. Dans cet exemple, on peut évoquer le développement de
l'enseignement spécialisé. On peut trouver d'autres facteurs et - je décris la pratique
de l'historien, je ne cherche pas à la justifier - et l'historien cherche généralement
plusieurs facteurs. Quand il en a plusieurs, qu'il est fatigué, il s'arrête et il essaie de
dire : "à mon avis, le plus important, c'est celui-là". Mais ce jugement est tout à fait
"pifométrique".
La pratique de l'historien présente un autre aspect extrêmement fort qui est la
solidarité des changements entre eux. Par exemple les techniques de lessivage, les
caractères de l'industrie textile et la mode sont solidaires et la lessive à la coulée ou
la machine à laver appellent des tissus différents. L'historien est attentif à cette
solidarité de différentes évolutions qui s'engendrent les unes les autres avec parfois

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des effets retard. Exemple : le tracteur en agriculture, changement fondamental qui


va engendrer à son tour l'évolution des exploitations. Or techniquement le tracteur
c'est quatre roues, un volant, un moteur et un outil derrière, on savait faire depuis
1914, on ne le fait pas avant le début des années 50. Pendant tout l'entre deux
guerres il n' y a pas de tracteurs, pourquoi ? Une des raisons, c'est que le tracteur ne
dispensait pas à cette époque du recours à la main d'oeuvre des ouvriers agricoles
notamment pour toutes les cultures sarclées parce qu'on ne savait désherber
autrement qu'en sarclant ; c'est en réalité le binôme désherbants chimiques plus
tracteurs qui va permettre au tracteur de donner son plein effet. On peut alors
expliquer comment deux évolutions sont solidaires et comment l'une sert de
déclencheur à l'autre. Les historiens aiment bien ce genre de raisonnement. C'est
parfois magnifique : en 1884 le chemin de fer arrive à Odessa et au même moment
la navigation à vapeur se généralise, le cours du blé s'effondre et c'est le début du
protectionnisme, le système Méline en France...

J.-C.P. : Je voudrais ajouter un mot bien qu'il s'agisse de ce que fait l'historien.
Sachant que l'historien fait dans la périodisation, Prost a quand même supposé
résolu le problème de savoir quel est l'objet dont on raconte le changement : il a pris
un ou deux exemples pour montrer que, sur tous objets = X, il s'agit de savoir quel
va être le découpage qui permettra de raconter de la manière la mieux scandée ou la
mieux raccourcie ce qui s'est passé. Un problème apparaît si l'on aperçoit que les
périodisations sont plus embrouillées qu'en géologie où elles peuvent s'emboîter les
unes, les autres : il y a des petites, des moyennes, des longues périodes. Mais les
temps sociaux différents...

A.P. : Oui, les discordances...

J.-C.P. : ... temporelles. Le problème est de savoir qu'est ce que c'est qui fait
qu'une date ou un intervalle qui fixe le passage d'une période à l'autre est considéré
comme le seuil entre deux fluctuations indépendantes d'autres qui sont à l'échelle de
toute la société, comme quand on parle de révolution néolithique ou de révolution
industrielle, etc. Quelles sont la méthodologie et la théorie que se donne l'historien
pour construire ses périodes ? Il suggère - ai-je tort ? - qu'une périodisation de durée
longue a le souffle beaucoup plus long parce qu'elle embrasse une plus grande
variété de phénomènes historiques ou qu'elle en conditionne beaucoup. Il y a toute
une série de problèmes impliqués dans ta réponse qui supposait qu'on savait de quoi
on raconte l'histoire...

A.P. : L'implicite de ma réponse est qu'il y a autant de périodisations que


d'objets historiques. C'est ce que j'enseigne à mes étudiants : Si l'on n'admet pas que
chaque sujet a sa propre périodisation, c'est la périodisation de l'histoire politique
qui devient dominante.

J.-C.P. : II y a pire, tu pourchasses les périodisations que tu appelles


idéologiques. Mais ne pourraient-elles pas être au moins typologiques ? Est-ce que
dans cette minutie historique tu vas jusqu'à refuser à tes étudiants le droit de parler
de révolution industrielle ?

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J.-C. PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

A. P. : Je ne les laisse pas facilement parler de révolution industrielle parce qu'il


y a la première, il y a la seconde, il y a la nouvelle, soit au moins trois et l'idée de
révolution industrielle n'est pas une idée très transparente. Ce qui me paraît
compliqué, c'est de réunir en faisceau ces différentes histoires. Pour prendre une
comparaison, l'histoire est comme une corde avec plusieurs filins, chaque filin est
tordu quelque part et les différents filins sont ensemble et peut-être sont-ils tordus au
même endroit et la corde est-elle bien nouée, peut-être aussi sont-ils tordus de
travers et est-elle mal nouée avec des hernies ici ou là. Ecrire l'histoire, c'est suivre à
la fois la corde et chacun des filins qui la constituent. Si du moins on se place au
point de vue englobant qui est celui auquel moi j'ai tendance à ma placer, en tant
qu'historien de la société française qui espère bien écrire une histoire de la société
française en trois volumes depuis 1900, et qui doit refaire son histoire de
l'enseignement.
J.-C. P. : II faut la prolonger

A.P. : Ah non, il faut la refaire complètement, au moins pour le XXème siècle.

J.-C. P. : Alors où est l'histoire thucydidienne ? On ne la reprendrait pas dès le


début si Thucydide ajoutait un codicille !

A.P. : Non, mais ce qui a changé, c'est la problématique, c'est le regard porté sur
l'histoire. Je ne peux plus faire une histoire de l'enseignement en faisant abstraction
de ce que j'ai appris depuis sur l'histoire de la famille et sur celle de l'éducation. Cela
oblige à poser d'autres questions et pas seulement à ajouter un codicille. D'autre part,
il y a eu des recherches faites qui ont mis en évidence des phénomènes auxquels on
ne pensait pas. Enfin les périodisations ne sont plus les mêmes. Il faut donc tout
reprendre. Pour revenir au changement, comme historien de la société, je trouve que
les grandes scansions sont malgré tout, les guerres, celle de 14, celle de 39-44-45.

J.-C.P. : Y a-t-il des tests de pertinence pour ce découpage ? Sinon tu sens bien
l'objection qui apparaît : l'historien ne reprend-il pas à son compte les scansions que
la société utilise spontanément pour faire ses calendriers et organiser ses
commémorations par exemple celles des guerres ou des régimes, de même que
l'historiographie chinoise ou la mémoire collective en Chine utilise celles des
dynasties ?

A.P. : Non mais d'abord, si l'opinion a cette perception du changement lié aux
guerres ou de la guerre comme rupture, comme événement fort qui désigne un avant
et un après, il me semble de bonne méthode de tenir compte de ce jugement
indigène. D'autre part, quand j'écris l'histoire ou que je prépare mes cours et que je
tombe sur ces grands événements, je constate des changements dans tous les
secteurs.

J.-C.P. : Autrement dit, tu les constitues a posteriori.

A.P. : Je les constitue a posteriori mais ce sont des espèces de traumatismes


sociaux : tout d'un coup dans un tissu social où les solidarités entre évolutions sont

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fortes, ça se met à lâcher massivement d'un côté et tout se restructure différemment ;


c'est absolument prodigieux.

J.-C.P. : II y a bien cette scansion indigène, mais il est utile de la soumettre à


l'épreuve des divers analyseurs et indicateurs de coupures. On peut se demander si
le fil n'est pas coupé imaginairement. Ce qui serait un peu inquiétant...

A.P. : II y a une chose fondamentale pour le XXème siècle qui le définit par
rapport au XIXème siècle, c'est l'inflation. En 1914, le franc n'a pas changé de
valeur depuis Bonaparte, un siècle : depuis 1914 quand on 3% d'inflation en un an
on trouve que c'est bien. Le XXème siècle, c'est le siècle de l'inflation ; entre août
1914 et novembre 1918, les prix sont multipliés par 2,5.

J.-C.P. : Oui mais il t'en faut 10, 15 autres indicateurs comme celui-là parce que
sinon... On pourrait dire le nombre d'enfants par famille par exemple ?

A.P. : L'inflation, c'est absolument fondamental pour le comportement des


groupes sociaux. Dès lors qu'il y a inflation, les comportements de rentiers sont à
terme modifiés et la bourgeoisie est condamnée à travailler. Dès lors qu'il y a
inflation, la revendication salariale se modifie. C'est un grand phénomène mais il y
en a d'autres : l'économie de guerre, la collectivisation de l'économie qui accrédite
l'idée du socialisme. L'idée de nationalisation n'a pas le même sens avant la guerre
de 14 et après, car pendant la guerre, l'Etat a organisé les chemins de fer, etc. La
taylorisation, l'organisation du travail ont progressé parce que l'on a pris des femmes
pour faire les obus et que les femmes ne pouvaient pas porter les caisses d'obus ; on
a donc imaginé des convoyeurs à rouleaux et c'est le début de l'organisation du
travail en France au sens moderne. Il y a bien une quinzaine de ruptures de ce type.

J.-C.P. : Là je suis d'accord. Je voulais dire qu'il fallait se poser le problème :


alors que l'on considère comme heuristique dans l'attitude de recherche le fait d'aller
chercher des hypothèses en rupture avec la "théorie indigène", pourquoi la scansion
échapperait-elle à ce devoir de rupture ? La satisfaction du chercheur est de trouver
un décrochage là où personne ne Га vu, de trouver de la continuité là ou tout le
monde a vu une rupture dramatique : c'est comme cela que Tocqueville a fait
L'ancien régime et la révolution. Je dois avouer cette recherche de satisfaction dans
un cas : en reprenant - on était déjà à la fin des années 70 - toutes sortes de mesures
concernant les populations universitaires, enseignantes, étudiantes, j'ai cru pouvoir
constater que malgré l'extraordinaire tendance de la mémoire collective à voir mai
68 comme une coupure absolue, sur le terrain même où l'événementialité a été la
plus lourde, celui de l'Université. 68 n'interrompt aucune tendance ne redresse ni
n'abaisse lô...

A.P. : Ce n'est pas vrai. 1968, c'est la naissance de l'Université en France, rien de
moins, rien de plus.

1 6. Passeron, J-C. 1950-1980 : l'Université mise à la question : changement de décor ou changement de


cap ? In Histoire des Universités en France, Toulouse, Privât, 1986. p. 367-420.

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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

J.-C.P. : Oui mais pendant ce temps la courbe de croissance des effectifs... et les
répartitions entre disciplines, la pente des courbes ne change pas. Malgré les
nombreuses créations d'universités provinciales, le poids des universités parisiennes
est resté le même et s'est même renforcé pendant quelques années.

A.P. : Totalement.

J.-C.P. : La rentrée de l'automne 68 voit les inscriptions continuer leur taux


annuel d'accroissement. C'est le type de chose qui attire l'historien ou le sociologue :
où se passent les scansions que la société ne voit pas ? Pourquoi scansion indigène
et scansion savante coïncideraient-elles ? L'entrée dans le XXème siècle...

A.P. : ... c'est la guerre de 14.

J.-C.P. : Mais justement l'année 1900, semblait représenter, dans les discours et
les symbolismes d'époque, une scansion alors que les historiens nous expliquent
ensuite pourquoi le XIXème siècle va jusqu'en 1914.

A.P. : Pour l'histoire du XXème siècle, la scansion c'est vraiment la guerre de


14, c'est vraiment le 2 août 14. La loi du 3 août, c'est le début de l'assistance sociale
en France. Comme les français ne payaient pas leurs soldats parce qu'ils n'étaient
pas volontaires, ils ont donné des allocations aux familles des mobilisés. La guerre
de 14 est vraiment une coupure. La seconde guerre mondiale regroupe en réalité un
ensemble de transformations un peu plus large qui vont de 36 à 47 ; la guerre de 40
est un temps fort d'une période de recomposition du paysage social qui commence
avec le Front Populaire et qui s'achève avec la répression des grèves de novembre-
décembre 47, et je ne mets donc pas exactement les deux guerres sur le même plan.
Un dernier mot sur ce sujet : la guerre de 14 n'est pas une scansion pour l'évolution
des classes rurales ; l'évolution de la paysannerie se poursuit exactement dans le
même sens ; il y a un phénomène de consolidation de la petite démocratie rurale que
la guerre encourage et facilite plutôt parce qu'elle tue beaucoup de fils uniques.

J.-C.P. : Elle amène aussi des rentrées monétaires ! C'est pour la sociologie
rurale une coupure parce qu'outre ses effets démographiques elle précipite l'entrée
des économies villageoises dans l'économie monétaire, si l'on songe au rôle des
pensions des veuves de guerre...

A.P. : Elle était déjà dans l'économie monétaire, mais les rentrées monétaires de
la guerre permettent de payer les dettes, ce qui accélère un mouvement de
consolidation de la petite propriété rurale dont d'ailleurs les statistiques font la
preuve jusqu'en 1940-42. Il y a là un secteur de la société française dont l'évolution
se poursuit, accélérée, renforcée, consolidée par la guerre de 14, alors que pour la
bourgeoisie, pour la classe ouvrière, pour les organisations étatiques, il y a une vraie
rupture.

J.-C.P. : Un mot encore là-dessus : si je comprends bien, tu considères que l'on


peut trouver des périodisations qui valent pour l'ensemble d'une société !

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A.P. : Oui, si j'écris une histoire de la société française, il faut bien que je la
découpe. L'historien est exactement comme le philosophe, selon Platon : un bon
cuisinier. Il découpe les poulets кат1 арОра suivant les articulations.

J.-C.P. : Pour le sociologue, c'est le découpage des catégories ou des groupes


sociaux qui constitue le problème de boucher.

A.P. : Tout à fait.

J.-C.P. : Là, il y a réellement deux attitudes : ou bien on est sûr d'avance de


l'anatomie de l'histoire ; on croit savoir, parce que par exemple on est sûr que
l'histoire des formations sociales est l'histoire des modes de production, que tout a
déjà été pré-découpé par une théorie universelle ; ou bien on procède par
recoupement de découpages pour isoler les plus explicatifs. Le propre du marxisme
d'école était de savoir, avant d'y avoir regardé, que le découpage en classes sociales
était toujours plus explicatif qu'un autre. L'attitude inverse - je pense que tu es de ce
côté - c'est de chercher en tâtonnant un découpage ou une scansion qui soit meilleure
que les autres parce que sur l'objet considéré, elle est la plus explicative soit de la
morphologie du récit du changement, soit de la description de structure. Dans cette
perspective empirique, utiliser le concept de classe sociale, tel au moins que les
nomenclatures de type INSEE y donnent accès, relève d'une démarche empirique
pour autant, et seulement pour autant, que l'on a diversifié suffisamment les
découpages en faisant appel à d'autres critères que le critère socio-économique pour
conclure, après avoir fait défiler beaucoup de variables dépendantes, que le
découpage en classes sociales est, sinon le plus explicatif, du moins celui qui fait
varier le plus de choses (comportements, chances sociales, etc.) et les choses les plus
lourdes.

A.P. : Les CSP, oui ça marche bien !

J.-C.P. : En fait - c'est là le problème de la fragilité des théories sociologiques -


aucun modèle logico-théorique ne résiste longtemps à une curiosité empirique trop
poussée. Le pouvoir explicatif d'un découpage ou d'une scansion unique sur
l'ensemble indéfini et polymorphe des phénomènes est toujours douteux. Je
comprends que l'historien voulant écrire une histoire de la société française doit
utiliser une scansion, la meilleure possible en l'état de son travail ; mais c'est une
nécessité rhétorique du récit : on ne peut raconter sans faire de chapitres.

A.P. : Oui, mais la rhétorique du récit, c'est aussi l'organisation, c'est aussi le
gcûÇew ioc <(>aivo|i£va, c'est l'organisation des phénomènes qui permet de
maximiser les effets de sens. Si je fais mon premier volume la Belle Epoque, mon
deuxième volume de 14 à mettons 36, je sais que cela tient debout tandis que si je
coupe en 1910, puis en 1925, ça ne tient pas.

J.-C.P. : II faut multiplier les tests, c'est une application affaiblie mais utile du
raisonnement expérimental. Les historiens traditionnels se contentaient de belles
dates ou de celles qui font chiffre rond. C'est beaucoup plus facile.
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

A.P. : Pas seulement des séries statistiques. Un historien irlandais a mis en


évidence le début du réformisme dans la classe ouvrière. Pour la première fois, l'Etat
apparaît comme un arbitre possible entre les groupes sociaux et pas comme un allié
automatique du patronat. C'est la réglementation des salaires dans les industries de
guerre, le contrôle, des commissions et délégués d'atelier et c'est un programme
travaillé par les socialistes et les syndicalistes qui est publié en décembre 1916 et qui
est déjà le programme de la CGT de 1918. Ce début du réformisme, c'est un
changement important dans les attitudes politiques d'un acteur social essentiel. Le
syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre ne bascule pas tout entier ni d'un coup ;
il va d'ailleurs avoir des résurgences dans le communisme, et d'abord dans la grève
générale des cheminots de mai 1920, mais le réformisme, l'idée de nationalisation,
l'idée de conseil économique et social, l'idée de commissions paritaires, c'est
quelque chose de tout à fait neuf. Mes indicateurs ne sont donc pas seulement des
indicateurs statistiques, ce sont aussi des constatations politiques, sociales, etc.
Q. : II semble que la sociologie et l'histoire aient des pratiques finalement assez
homologues. Elles font toutes les deux des périodisations. Pour le sociologue, ce
n'est peut-être pas la guerre de 14-18 ou celle de 39-45 qui scande mais c'est une
décision de licenciement, l'émergence d'un nouveau patron... Elles font quelque
chose comme de la science politique, c'est-à-dire qu'elles cherchent le sens de
l'événement à travers le contexte.

Q. : Je voulais demander à A. Prost, historien globalisant ce qu'il pensait du


nouveau courant historique, de la micro-histoire et je voudrais demander au
sociologue s'il y a l'équivalent en sociologie ?

A.P. : Chez les historiens, l'histoire globale qui fait mes délices a en effet du
plomb dans l'aile. Elle est un peu acrobatique. C'est très difficile de coudre ensemble
avec le même degré de compétence l'histoire du taylorisme en France, l'histoire de la
Psychanalyse, l'histoire des techniques agricoles, l'histoire de la famille et il faudrait
unir toutes ces histoires ensemble. Certains historiens préfèrent donc se limiter à un
territoire particulier. C'est une école monographique qui doit d'ailleurs beaucoup à
l'ethnologie. La question de la pertinence de l'objet ainsi défini et découpé se pose
toujours ; il ne trouve sa pertinence que par opposition, par comparaison avec
d'autres phénomènes censés connus par ailleurs. C'est dire que la récusation de
l'histoire globale est partiellement rhétorique car toute histoire partielle renvoie
virtuellement à l'histoire totale. Sans doute ma réponse est-elle sociologisante mais
un de mes adages favoris dont je suis prêt à faire la démonstration est que l'histoire
de la société tout entière est présente dans l'histoire de chacun de ses segments.
L'histoire de la population française au XXème siècle permet de faire celle de toute
la société. L'histoire de Neuville-aux-Près recoupe celle de toute la société. Au lieu
de fuir l'histoire globale, il me paraîtrait méthodologiquement plus correct de
convenir qu'elle constitue la toile de fond sur laquelle, en lui tournant le dos, la
micro-histoire se détache.

J.-C.P. : Pour une fois, je peux franchement n'être pas d'accord. Tu viens
d'appeler "sociologique" un principe (en racontant la plus petite histoire, je raconte
l'histoire de toute la société) que je trouve, moi, surtout hégélien. Il est terriblement

4O
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philosophique de croire que dans chaque partie, on peut lire la morphologie et la


physiologie de la totalité. Cette théorie de la pars totalis, la partie d'un système où
se reflète tout le système, est furieusement philosophique. Et ce ne peut être qu'un
philosophe furieusement entiché de la "systematické" qui a mis ça dans la tête de
gens, celle de Marx en particulier même après qu'il crût avoir remis Hegel sur ses
pieds. Tu viens de prendre l'exemple de la démographie, mais pourquoi pas
n'importe quelle micro-situation locale du phénomène, l'histoire de cette famille, de
ce village, de ce canton ? C'est le principe hégélo-marxiste, encore plus totalitaire en
politique que dans les sciences sociales, qui consiste à régler les comptes de l'Esprit
Absolu sur le dos de chaque individu puisqu'il est le microcosme de la dynamique
sociale : il suffit de le dire ainsi pour que se réveille un vieux phantasme
philosophique, celui de la réciprocité spéculaire du micro- et du macro-, des lettres
minuscules et des lettres majuscules comme disait Platon. Par exemple, dans la
sociologie et l'histoire de l'art, quel chercheur, un peu porté au concept, n'a pas joué
à retrouver dans la statuaire, la peinture ou l'orfèvrerie l'expression de cette période,
le concentré de toute la société ou au moins dans son style ? On a pu voir tout le
pathos de la décadence romaine dans une statue ou un portrait, dans un visage
d'empereur, alors qu'il ne s'agissait peut-être que d'une convention d'atelier ou d'un
gradé de garnison provinciale. Une fois sur cette pente on retrouve toujours que tout
"fait époque" (puisqu'on connaît l'époque), on se persuade qu'on touche du doigt
l'expression du temps. J'ai au contraire une défiance de principe envers le Zeitgeist.
Je fais plutôt l'hypothèse que l'univers historique est peuplé de mouvements, de
micro-systématicités, dllots d'autonomie, de séries causales indépendantes : on a le
droit d'être pluraliste en sociologie et pas seulement en politique. Je pense par
exemple qu'en histoire de l'art le holisme dispense de faire la sociologie fine des
schemes "d'atelier" comme principes autonomes de fabrication des styles. Pourquoi
toute ethnographie ou toute sociographie serait-elle un diamant concentrant toute la
vérité du concept et du temps ?

A.P. : Ah non ! Quand je dis que l'histoire de la société tout entière est présente
dans l'histoire de chacun de ses segments, ce n'est pas au sens du cristal qui
rassemble, c'est parce que les solidarités sont telles entre les différents fils de mon
câble de tout à l'heure qu'isoler l'un d'eux suppose qu'on défasse tous les autres. C'est
un axiome de solidarité plus qu'une référence à un principe unique fondateur et
explicatif comme le postulat marxiste, mais je peux pas fonctionner sans un axiome
et je ne puis faire de l'histoire sociale comme histoire globale de la société qu'avec
cet axiome qui postule l'intelligibilité du phénomène comme phénomène total. Peut-
être la micro-histoire conteste-t-ellc cet axiome mais alors où est l'intelligibilité et
pourquoi ?

J.-C.P. : C'est ce que je trouve inquiétant comme démarche méthodologique


parce que sur la lancée de la micro-histoire, il y a toujours plus micro. On peut
chercher encore plus micro qu'un village ou une famille : à ce moment-là, la
biographie devient la vérité du récit historique.
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1 T. Passeron, I.-C. Biographie, flux, itinéraires, trajectoires. Revue Française de Sociologie, janvier
1990.
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

cette efflorescence de la méthode dite biographique, qui est tout ce qu'on veut sauf
une méthode, dans la plupart de ses utilisations. Ou alors c'est une méthodologie
maîtrisée mais elle conduit à de telles exigences d'échantillonnage qu'en réalité on
ne la pratique jamais ainsi.

A.P. : Vous ne pouvez faire parler ce type d'histoire qu'avec un luxe de


connaissance sur le reste. C'est Rabelais, Rabelais et le problème de l'incroyance au
XVIème siècle, de Lucien Febvre.

Q. : II y a dans l'intervention d'Antoine Prost quelque chose qui nous renvoie à


Mauss et au phénomène social total. Dans les facteurs qui expliquent le micro.
Certains sont de l'ordre du micro, d'autres de l'ordre du macro. Une de nos collègues
(il y a dix ans déjà) a mis en évidence en étudiant finement des histoires de vie de
travailleuses une scansion identique dans tous les entretiens : toutes déclarent avoir
eu des problèmes précisément en 1928, 1929 ; problèmes familiaux, problèmes de
tous ordres, mais justement au moment du krach financier. C'est très différent de
l'idée que si l'on sait bien interroger quelqu'un, on peut reconstruire l'ensemble.
J'espère qu'il ne s'agit pas de cela.

A.P. : Non il ne s'agit pas de ça ; j'ai d'ailleurs dit le contraire à propos de


l'interprétation. Pour me faire comprendre, je prendrai l'exemple d'une explication
de document historique que je ne donne plus aux étudiants parce qu'elle est trop
difficile, c'est l'avis de décès publié par Le Monde, de Mr André Cordesse, Mr
André Cordesse président directeur général de Cordesse SA, administrateur de la
SAGA, directeur gérant du Provençal, du Méridional, du Midi Libre, fondateur de
l'aéroport de Marignane, président de la Chambre de Commerce Internationale de
Marseille, etc. Il y a toute sa titulature ; ce faire-part se termine par la mention d'un
petit village de l'Ardèche qui sent son refuge, et une citation biblique tout à fait
wéberienne : "Dieu donne sa force et ne refuse aucun bien à l'homme qui marche sur
le droit chemin". Splendide ! Parmi les personnes qui font part du décès, on trouve
Mr Gaston Déferre car la première femme de Mr Gaston Déferre était la fille de cet
André Cordesse. Ce faire-part qui date d'à peu près 1968 est splendide comme coupe
microscopique transversale de la bourgeoisie protestante marseillaise parce qu'il y a
le pouvoir économique, il y a le pouvoir de la presse, il y a le pouvoir politique, il y
a des références idéologiques très précises de protestantisme, il y a la gouvernante
qui fait part. Jamais je n'ai trouvé un étudiant capable d'expliquer ce texte parce que
pour expliquer, il faut déjà savoir tout sur ce qu'est la bourgeoisie protestante
marseillaise. On ne va pas de la micro-histoire à la macro-histoire. C'est la
connaissance du tout qui permet de retrouver le cas exemplaire.

J.-C.P. : Je voudrais quand même lever une ambiguïté : c'est d'ailleurs celle du
rôle que joue chez Weber la citation présentée comme "idéale typique" de Franklin à
propos de "Time is money".

A.P. : Quand on connaît déjà tout le reste !

J.-C.P. : Oui, si la connaissance historique est déjà constituée par d'autres


chemins ; mais quand on se guide sur la simple impression que cela fera tilt, on se
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laisse entraîner par le déclic romanesque ; il faut laisser les personnages trop riches
au romancier.

A.P. : Ah mais je ne propose pas d'organiser le récit historique à partir du cas


unique ; d'ailleurs ma réaction d'historien en ayant pris ce faire part a été de guetter
dans les colonnes du Monde la mort d'un Motte, d'un Tiberghien ou d'un Faidherbe
pour pouvoir comparer la bourgeoisie catholique du Nord à cette bourgeoisie
protestante méridionale.

J.-C.P. : Ca, c'est de la biographie...

A.P. : Je veux dire aussi que les phénomènes de solidarité dans le changement
sont considérables. Il y a même à certains moments des changements qui sont mûrs
et qui attendent un événement déclencheur. Ces phénomènes de solidarité à
l'intérieur du réel sont tels que quand je prends un segment du réel, je peux, à partir
de ce segment, reconstituer la totalité. Non pas de la façon dont le développement de
l'ensemble de l'individu est déterminé par les gènes et les chromosomes.

J.-C.P. : Un pas de plus et on est dans l'organicisme : là effectivement, au nom


de la totalité de l'organisme et de sa présence dans les fonctions partielles, on peut
penser avec Goldstein f • que le principe "pars totalis" reprend un intérêt descriptif :
mais justement la société n'est pas un organisme, même pas un hyper-système.

A.P. : Au fond, ce qui m'intéresse dans l'histoire de la société, c'est de l'histoire


de ces relations, l'effet de ces solidarités entre les phénomènes sociaux.

J.-C.P. : La seule question qui m'intéresse c'est : dans quel état d'esprit faut-il se
mettre pour faire des découvertes en histoire ou en sociologie ? Est-ce que c'est dans
cet état d'esprit qui a toujours quelque chose d'organiciste, selon lequel une société
serait comme un organisme dans lequel les solidarités entre segments seraient telles
que, grosso modo, on va toujours trouver quelque chose de la totalité dans le petit
morceau ou, au contraire, faut-il être dans l'état d'esprit inverse : je cherche à
débrouiller des histoires qui ne se recoupent jamais, des temps qui se déroulent à des
vitesses différentes, des groupes qui vivent partiellement dans des histoires
différentes ? Bref, dans la logique du fonctionnement social ou dans la logique
pluraliste ?
A vrai dire, cela dépend des époques : dans les moments où règne un terrorisme
holiste, il vaut mieux faire l'hypothèse pluraliste, mais aux époques où la recherche
s'éparpille dans l'ethnographie, la sociographie ou l'historiographie, un rien de retour
au concept est de bonne hygiène.

A.P. : Ce n'est pas difficile en histoire de faire des découvertes, il suffit de


plonger dans un fonds d'archives que personne n'a encore dépouillé, et l'on est sûr de
faire une découverte. Je viens de le faire pour l'histoire du CNRS et je suis très
content : c'est rafraîchissant de plonger dans les archives. Mais mon problème n'est
pas celui-là. C'est d'avoir accumulé sur l'histoire de la société française à force de

18. Goldstein, К. La struture de l'organisme. Paris, 1951. Traduction française de Der Aufbau des
Organismus, 1934.

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lectures de thèses, de mémoires de maîtrise, de morceaux d'archives, etc. ... petit à


petit, par un processus sédimentaire, une documentation qui n'est utilisable que par
moi seul. C'est mon miel. J'ai envie de rassembler tout cela et d'en faire une
synthèse.

J.-C. P. : Tu poses une question que nous n'avons pas encore posée : celle du
statut à donner à ce type de travail conceptuel qui s'appelle depuis longtemps "de la
synthèse historique" ; il y a d'ailleurs en France un courant d'idées autour de la
Revue de Synthèse.
Qu'est-ce que la synthèse historique ? Tu expliques qu'il y a un moment où, à
partir d'informations elles-mêmes coagulées en connaissances cohérentes sur divers
secteurs de la société, tu as envie de construire une synthèse historique, autrement
dit, tu définis ce moment où l'on a envie de faire comme Braudel, de faire comme
Chaunu, etc. Je me demande simplement où situer le genre d'intelligibilité que
visent à produire ces synthèses typiquement historiques. Elle est aussi éloignée, si
l'on y réfléchit, du pôle thucydidéen que du pôle des raisonnements expérimentaux
qui, avec toutes leurs contraintes de multidépendances entre variables, de limitations
de la généralité par le contexte, empêcheraient de fonctionner ces panoramas
généraux. N'est-ce pas un troisième pôle qui s'éloigne de celui du récit (alors que
dans mon schéma, il s'y trouvait) jusqu'à se confondre avec le raisonnement
sociologique, mais mis au service de l'histoire trans-événementielle ?

A.P. : Beaucoup moins, encore qu'il faille faire sa place à un certain nombre
d'événements. Si je fais une histoire de la société française, il y aura nécessairement
une histoire de mai 68, une histoire du Front Populaire, une histoire de la Libération,
une histoire de la crise sociale de 1919-20 parce que les moments de crise sont aussi
des moments de vérité, des moments où un certain nombre de rideaux se déchirent
et où s'expriment des intérêts collectifs puissants. La crise à la fois révèle un certain
nombre de traits préexistants et elle crée une nouveauté. Une histoire de la société
doit allier de l'événementiel et beaucoup de structurel. Pour moi, l'important est de
donner un sens global à toute une série de recherches partielles, c'est pourquoi je n'ai
pas du tout envie d'abandonner l'histoire globale.

Q. : J'aimerais avoir votre point de vue sur ce véritable phénomène social qu'est
l'intérêt pour le passé et la mémoire collective. On ne compte plus les historiens
amateurs locaux. Est-ce qu'il ne s'attache pas à ce genre d'activité une certaine vision
de l'histoire.

A.P. : On revient à Mitterrand, les peuples qui n'ont pas d'histoire sont des
peuples sans identité. Il y a en effet dans notre société une quête des origines et des
racines. Mais il me semble que comparée à ce qui se passe dans certains pays
notamment Scandinaves, ce phénomène reste limité. En Suède, au Danemark, en
Angleterre, le mouvement des historiens du dimanche est beaucoup plus
considérable, plus populaire qu'en France où il reste sous le contrôle des
intellectuels, du moins de ces intellectuels locaux que sont les professeurs. Mais il
est vrai qu'il y a en France une sorte de démocratisation de l'histoire. La
vulgarisation historique qui a mené des dizaines d'auteurs à l'Académie Française,
les érudits locaux qui dans les sociétés savantes de province faisaient des recherches

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passionnantes à Orléans sur Pothier, héros éponyme du lycée local, ailleurs à


Chambéry ou à Grenoble sur Stendhal et toute cette histoire prospère et s'élargit à de
nouvelles couches sociales avec une pointe de nostalgie car elle s'est développée
beaucoup dans des sites industriels abandonnés comme le bassin houiller du Nord-
Pas-de-Calais.

JEAN-CLAUDE PASSERON
CERCOM, CNRS-EHESS
ANTOINE PROST
Université de Paris I

RESUME

Pour Antoine Prost, l'histoire en France jouit d'un statut particulier : elle est
centrale dans la constitution de l'identité nationale. La société française se saisit et
s'analyse elle-même à travers son histoire et ceci induit un certain type de
connaissance. Dans l'opposition que fait Raymond Aron entre explication et
compréhension, l'histoire est du côté de la compréhension. La sociologie vise plus à
expliquer, c'est-à-dire à rechercher des causes. C'est le Durkheim du Suicide qui la
représente le mieux.
Jean-Claude Passeron pense que les deux disciplines sont en fait sur le même
terrain et qu'elles sont épistémologiquement indiscernables. Elles se distinguent
sociologiquement par la façon dont chacune des deux communauté joue du va et
vient entre raisonnement expérimental et mise en intrigue dans le récit historique.
Les sociologues préfèrent les moments de raisonnement expérimental qu'ils ne
peuvent pas toutefois pousser à leur terme, les historiens tout particulièrement quand
ils traitent de périodes très anciennes pour lesquelles les mots d'aujourd'hui n'ont pas
de sens, en sont réduits à suggérer.
Les deux disciplines sont sans doute destinées à dialoguer sur le même terrain et
à se féconder mutuellement.

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