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Passeron Jean-Claude, Prost Antoine. L'enseignement, lieu de rencontre entre historiens et sociologues. In: Sociétés
contemporaines N°1, Mars 1990. Histoire et sociologie. pp. 7-45;
doi : https://doi.org/10.3406/socco.1990.940
https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1990_num_1_1_940
Résumé
Résumé : Pour Antoine Prost, l'histoire en France jouit d'un statut particulier : elle centrale dans la
constitution de l'identité nationale. La société française se saisit s'analyse elle-même à travers son
histoire et ceci induit un certain type de connaissance. Dans l'opposition que fait Raymond Aron entre
explication compréhension, l'histoire est du côté de la compréhension. La sociologie vise plus
expliquer, c'est-à-dire à rechercher des causes. C'est le Durkheim du Suicide qui représente le mieux.
Jean-Claude Passeron pense que les deux disciplines sont en fait sur le terrain et qu'elles sont
épistémologiquement indiscernables. Elles se sociologiquement par la façon dont chacune des deux
communauté joue du va vient entre raisonnement expérimental et mise en intrigue dans le récit
historique. Les sociologues préfèrent les moments de raisonnement expérimental qu'ils peuvent pas
toutefois pousser à leur terme, les historiens tout particulièrement ils traitent de périodes très
anciennes pour lesquelles les mots d'aujourd'hui n'ont de sens, en sont réduits à suggérer. Les deux
disciplines sont sans doute destinées à dialoguer sur le même terrain à se féconder mutuellement.
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ANTOINE PROST
dans une proportion qu'il essaie de déterminer. Dans cet axe diachronique, les séries
quantifiables que l'on peut mettre en rapport les unes avec les autres font très
souvent défaut. Il y en a quelquefois en histoire économique mais elles manquent le
plus souvent. Cela limite beaucoup le recours des historiens à ce premier type de
raisonnement que j'appelle sociologique.
L'autre mode de raisonnement est propre aux historiens ; c'est ce que Paul Veyne
appelle la mise en intrigue et c'est l'explication par les raisons, par les intentions, par
les mobiles. Dans sa thèse, Introduction à la philosophie de l'histoire, Raymond
Aron oppose très fortement explication et compréhension : on explique par les
causes et on comprend par les raisons, par les mobiles, et il range l'histoire du côté
de la compréhension. Il est vrai que l'historien a toujours tendance à analyser ce qui
se passe comme le résultat d'une interaction entre des acteurs qui, agissant dans un
champ de contraintes, poursuivent des objectifs, ont des intentions, des stratégies et
se heurtent à d'autres acteurs qui ont d'autres intentions, d'autres stratégies. C'est
ainsi par exemple qu'on fait l'histoire des origines de la guerre de 1914. L'histoire
sociale à la Labrousse se contente, à mon avis, de transposer au niveau d'acteurs
collectifs, tels que des classes sociales, le même schéma d'interprétation par les
raisons, les intentions, les objectifs et les stratégies. Dans ce type de raisonnement,
vous n'avez plus d'administration de la preuve, vous avez certes un effort pour
hiérarchiser les différentes considérations qui ont animé les acteurs ou les
différentes contraintes dont leur action a tenu compte, mais vous ne pouvez jamais
prouver que le résultat était inévitable. Cette histoire a évidemment tendance à
privilégier l'instant de la décision et l'événement comme faisceau d'indécision. Je dis
volontiers que l'on reconnaît qu'il se passe un grand événement historique quand l'on
tourne le bouton de son poste de radio le matin avec une vraie curiosité en se
demandant : "qu'est-ce qui a bien pu se passer pendant la nuit ?". Les petites phrases
que les hommes politiques ont pu dire hier ne sont pas un vrai événement. Nous
serions chinois, nous aurions une vraie question : "qu'est-ce qui s'est passé cette
nuit?". L'impossibilité de prévoir la situation au jour le jour définit le grand
événement historique : les guerres, les révolutions, les événement type Mai 68, les
grandes grèves du Front Populaire, etc.
A un moment ou à un autre, l'historien revient toujours tourner autour des grands
événement historiques comme le papillon autour de la lumière. Le type d'analyse
qu'il fait des événement, de la stratégie des acteurs, relève d'un tout autre ordre de
raisonnement que l'analyse des séries statistiques à la Durkheim. Là réside à mes
yeux le véritable problème. L'histoire telle que je l'écris - mais je ne diffère pas de
mes collègues - me paraît un véritable habit d'Arlequin, fait de pièces et de
morceaux, avec des éléments d'argumentation qui sont durkheimiens et des
éléments de récit qui sont aroniens ou thucydidiens pour renvoyer à un modèle plus
ancien. L'avantage de Thucydide, auquel Aron réfère d'ailleurs, c'est de signaler
l'importance du discours. Dans Thucydide, le discours est un mode rhétorique
d'analyse des motivations, des intentions des acteurs individuels ou collectifs.
Malheureusement, du point de vue de la rigueur scientifique, l'histoire sociale au
sens durkheimien peut se prétendre scientifique, l'histoire récit, la mise en intrigue à
la Thucydide ou à la Paul Veyne est intéressante mais ce n'est certainement pas une
science et, comme tout récit, elle dépend de l'art du conteur et de sa capacité à
agencer les raisons et les mobiles. Par quoi les historiens s'avèrent incurablement
"littéraires".
J.-C. PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
jean-Claude pas se Ron : Une fois Antoine Prost entendu, je suis moins en
désaccord que je ne craignais, ou que je ne l'espérais pour le rebondissement de la
discussion. J'introduirai à mon tour le cadre dans lequel nous pouvons débattre entre
nous et avec la salle en disant ce que j'entends d'une interrogation sur les raisons qui
ont fait se rencontrer dans leurs travaux historiens et sociologues sur le système
d'enseignement bien plus facilement que sur d'autres objets sociaux. Cette
interrogation peut nous aider à faire progresser simultanément deux questions
théoriques et/ou épistémologiques : л d'abord, bien sûr, qu'est-ce que cette bi-
disciplinarité "heureuse" (en tout cas plus "heureuse" qu'entre d'autres disciplines ou
sur d'autres objets) nous apprend de spécifique sur l'Ecole comme système et sur
l'éducation comme processus social ? Que signifie ce privilège d'offrir une prise
facile à la conjonction entre méthode historique et méthode sociologique ? Mais
aussi 2 qu'est-ce que cet objet, qui possède sans doute des caractères appelant la
mise en oeuvre conjointe des deux approches peut nous apprendre plus
généralement de la position épistémologique et méthodologique des deux
disciplines, de leur complémentarité ou de leur identité ?
La première question est appelée par une constatation de fait : sociologie et
histoire se sont influencées plus directement dans leurs travaux et leurs
problématiques touchant à l'enseignement qu'en d'autres domaines (politique,
idéologie, économie, religion, etc.). Il ne s'agit pas là du phénomène banal qui se
dissimule souvent sous le label pompeux de "l'interdisciplinarité", celle de la
coexistence typographique des contributions dans les Actes d'un Colloque, ou, pire,
la pratique de Y import-export sauvage de concepts et de mots épistémologiquement
non-dédouanés. Il y a eu là hybridation, in ter- fécondation, circulation et échanges de
méthodes et de questions, plus intenses qu'ailleurs; il y a eu ouvrages collectifs,
appartenances aux mêmes équipes de recherche ; un meilleur critère encore : les
chercheurs se lisent les uns les autres, parce que chacun reconnaît ses questions dans
les travaux des autres. Qu'on ait affaire avec l'éducation à un objet privilégié du
dialogue entre historiens et sociologues, l'histoire intellectuelle de nos deux
disciplines le montrerait si on la reprenait dans le détail, depuis L'évolution
pédagogique en France de Durkheim (ouvrage d'histoire des institutions, des
contenus, des méthodes et des fonctions pédagogiques, mais d'histoire sociologisée
par un sociologue-fondateur) jusqu'à l'ouvrage de Prost 3, que je cite, non parce que
son auteur est présent mais parce qu'il est le dernier de ces produits mixtes (le
dernier en date, non en mérite), ouvrage consacré par un historien de formation à
l'étude, reposant pour l'essentiel sur une technique statistique, d'un problème
conceptualisé par des sociologues, celui de la "démocratisation de l'enseignement"
en France. L'étroitesse des liens se mesure à l'intensité de la pression que chaque
discipline fait peser sur l'autre : quel historien entreprendrait aujourd'hui un "récit"
des aventures de l'école sans se préoccuper de la composition sociale de ses
recrutements, de ses fonctions sociales ou de ses débouchés professionnels ? Quel
1 . Passeron, J.-C. Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d'une discipline. In Historiens
et sociologues aujourd'hui. Journées d'études annuelles de la Société Française de Sociologie, Paris,
Editions du CNRS, 1986, p. 195-208.
2. Veyne, P. Comment on écrit l'histoire, Paris, Le Seuil, 1971.- Ricoeur, P. Temps et récit. T.l, Paris, Le
Seuil, 1983.
3. Prost A. L'enseignement s'est-il démocratisé ? Les élèves des lycées et collèges de l'agglomération
d'Orléans de 1945 à 1980. Paris, PUF, 1986, 206 p.
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J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
J.-C.P. : Oui, du premier coup, sauf qu'il y a évidemment, comme ailleurs, les
faux-jetons qui jouent à endosser le maillot de l'adversaire.
A.P. : Oui mais ça, on peut sociologiquement l'expliquer par les moeurs
différentes des deux tribus.
J.-C.P. : Ma question introductive sur les rapports entre histoire et sociologie est
simple : pourquoi, alors que ces deux disciplines sont épistémologiquement
indiscernables, restent-elles si discernables sociologiquement ? Une différence
guide ce discernement de fait : la rhétorique (le mot n'est pas péjoratif) organisant le
chaînage des preuves dans une argumentation qui fait présomption, le style de
description de "l'intrigue" (au sens de Veyne ou de Ricoeur: voir note 2) qui la rend
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A.P. : Thucydide.
SCHEMA
RAISONNEMENT SOCIOLOGIQUE
Thucydide, comme tout narrateur qui s'arme d'une contrainte historienne est à un
pôle. Mais Durkheim ? Malgré Le Suicide, et plus encore par ses autres travaux, il
est au milieu. Au pôle du raisonnement expérimental, il y a bien un modèle
d'aspiration mais aucun chercheur en sciences sociales ne peut s'y tenir tout au long
de son raisonnement, peut-être même du début à la fin d'une phrase, dès lors qu'il
parle de phénomènes historiques. Le statisticien, oui, mais seulement autant qu'il ne
raisonne que sur la forme des relations entre ses données.
Partons de Durkheim qui, dans Les règles présentait effectivement comme
synonymes méthode sociologique et méthode comparative. Pour lui la méthode
comparative s'étend de l'application stricte de la méthode des variations
concomitantes, au sens de Stuart Mill (auquel il se réfère), c'est-à-dire du schéma le
plus simple mis en oeuvre par la méthode expérimentale (et la sociologie doit
devenir, dit-il, la science expérimentale des faits sociaux), jusqu'à la comparaison
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J.-C. PA SSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
historique qui en est une sorte d'application affaiblie, puisqu'on doit s'y contenter
d'opérations peu codifiables méthodologiquement. On voit en effet que la
comparaison historique telle que la pratiquait par exemple Weber, à l'échelle de
l'ensemble de son oeuvre, consiste à utiliser le schéma de la méthode des différences
(toujours au sens de Stuart Mill comme le mentionnait Durkheim 4) pour valider
une relation nécessaire ou "régulière" (fréquente) entre des traits historiques
permettant de construire des "types-idéaux". L'ensemble de la sociologie religieuse
de Weber, par exemple, se présente comme un chantier comparatiste dans lequel il
essaie de rendre plausible ou probable qu'il y ait eu, dans l'histoire de la culture
occidentale, quelque relation entre "l'ethos" protestant et "l'esprit du capitalisme"
entrepreneurial ; son analyse de la culture confucéenne 5 a d'abord pour rôle
d'argumenter un raisonnement: alors que (presque) toutes les conditions
économiques de la naissance du capitalisme (accumulation primitive, etc.) étaient
réunies en Chine (lui semble-t-il), il n'y est pas apparu spontanément ; or Chine et
Europe du XVIème siècle diffèrent culturellement sur ce point de toute la distance
qui sépare la morale économique des sectes protestantes ("rationalité formelle") de
la disposition qu'une culture de "gentlemen lettrés" de type confucéen favorise à
l'égard de l'économie ("rationalité matérielle"). Donc, on peut conclure, au moins sur
le mode de la présomption de causalité. Surtout si l'on ajoute des statistiques
économiques ou sociales sur l'opposition des pays catholiques ou protestants en
Europe (les contextes sont ici plus étroitement apparentés). C'est là du raisonnement
naturel, fait de bric et de broc, si l'on veut ; mais c'est ce que l'on est condamné à
faire pour tenir un raisonnement sociologique. L'ensemble fait d'autant plus
présomption que la chaîne de montage est plus longue, plus riche d'arguments ayant
un air de famille, que l'hétérogénéité en est mieux lissée.
A.P. : Certes, mais le grand adage : "il faut traiter les faits sociaux comme des
choses" est très exactement la dénégation du pôle thucydidien parce que ça veut dire
qu'il faut faire abstraction des intentions, des mobiles, des raisons, etc.
J.-C.P. : II faut en effet les traiter comme des choses. Le deuxième pôle de la
sociologie, je n'y mets pas la sociologie comme science expérimentale (en tant que
science comparative), ainsi que l'a espéré avec trop d'optimisme l'épistémologie
durkheimienne, j'y mets le raisonnement statistique : c'est ma seule différence
(d'avec Prost comme d'avec Durkheim qui marchent ici ensemble). En effet, si on
identifie par l'analyse méthodologique ou logique un "raisonnement expérimental",
en suivant les approfondissements qui vont de Stuart Mill à Popper, ce raisonnement
occupe bien un pôle des raisonnements effectivement utilisés par les sciences
sociales. C'est le raisonnement qui est défini en sa forme pleine, la plus
formalisable, la plus opératoire, la mieux dotée de puissance probatoire, par la
démarche du raisonnement statistique lorsqu'il fournit un instrument bien rodé pour
analyser les interactions entre variables, afin d'énoncer comme propositions
empiriquement validables des constats de corrélations. C'est le raisonnement
qu'utilisait déjà Durkheim dans Le Suicide, souvent artisanalement, et qu'utilise
4. Durkheim, E. Les règles de la méthode sociologique. Chapitre VI, Paris, PUF, 1963, p.124-138.
15ème édition.
5. Weber, M. Gesammelte Aufsàtze zur Religionsoziologie. Tubingen, Mohr, 1920. T. I. Traduction
anglaise : The Religion of China. Glencoe, The Free Press, 1951.
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6. Voir sur ce point, Passeron, J.-C. Ce que dit un tableau et ce qu'on en dit : remarques sur le langage
des variables et de l'interprétation dans les sciences sociales. Acles de la Journée d'études "Sociologie et
Statistique", T.2, INSEE/SFS, Paris, 1982.
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J.-C. PASSERON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
A.P. : Le neutraliser.
J.-C. P. : Oui, je vais "neutraliser" les variables "parasites" mais, du même coup,
pour y parvenir sur mon échantillon, je vais m'éloigner de plus en plus du calibre des
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sous-échantillons dont se composait mon échantillon : je veux être sûr, par exemple,
que lorsque je croise l'effet de l'appartenance à la profession médicale, je
n'enregistre pas sans le savoir l'effet du fait que, dans mon échantillon national, il y a
trop de médecins parisiens ; je vais donc neutraliser la relation entre l'habitat
parisien et la profession médicale en retenant proportionnellement dans mon
échantillon "raisonné" autant de médecins en Lozère qu'à Paris. Je fais baisser la
proportion des médecins parisiens mais je fais corrélativement monter la proportion
des ouvriers agricoles payés au-dessous du SMIC dans le Paris intra-muros. Je
pousse ici à l'absurde le raisonnement dans lequel on est embarqué dès que l'on vise
à la neutralisation d'un effet de structure. C'est seulement pour faire apercevoir qu'à
mesure que l'on se rapproche du "plan d'expérience raisonné" (soit dans le recueil
des données en jouant sur les quotas, soit dans leur traitement en transformant les
quotas sur les besoins des croisements, comme le fait par exemple la psychologie
expérimentale qui peut, elle, le pratiquer sans problèmes puisqu'elle ne s'intéresse
qu'à l'interaction entre quelques variables isolées en laboratoire), à mesure donc que
l'on avance dans cette cuisine statistique le raisonnement expérimental s'améliore,
mais qu'en même temps il devient de plus en plus absurde historiquement et, du
même coup, sociologiquement, puisque l'on s'éloigne de plus en plus de la manière
dont les variables sont liées dans la réalité sociale. On perd le contact avec
l'ensemble des probabilités qui liaient entre elles des valeurs de variables hic et
nunc, c'est-à-dire dans un contexte. Les ouvriers agricoles sont plus probables, donc
différents, en Lozère qu'à Paris : on le sait, mais en même temps on l'oublie en
faisant de l'appartenance à une CSP une variable qui aurait un sens invariant dans
des contextes différents. On naturalise les variables, elles deviennent
transhistoriques.
J'appelle histoire ce rappel à l'ordre du raisonnement sociologique quand il est
allé trop loin dans le rêve expérimental. L'historicité de l'objet est le principe de
réalité de la sociologie. Le sociologue ne reste sociologue que dans la mesure où il
est sans cesse rappelé à l'ordre historique. Je prends "rappel" au sens où l'on parle
d'une force de rappel dans la corde d'un balancier. Le sexe, l'âge ou la classe sociale
ne sont pas des variables comme le sont les variables de la gravitation universelle ou
même celles qui entrent dans la formule de la pesanteur, car dans ce dernier cas, je
puis dire quelle liste de variables et quelles valeurs de variables sont à prendre en
compte pour nommer et contrôler le contexte : je puis dans ce cas parler par
"description définie", je ne fais pas intervenir de "noms propres" 1O. Les relations
entre des variables sociologiques, même minutieusement mesurées, testées et
réitérées, ne permettent jamais d'énoncer universellement, même pas généralement
hors-contexte ; le contexte peut être élargi au risque de la typologie : c'est tout.
Le raisonnement sociologique est condamné à mêler la sémantique du récit
historique à la grammaire du modèle expérimental. C'est un raisonnement
composite, mixte, qui ne peut monter des énoncés issus de sémantiques hétérogènes
que dans un raisonnement naturel, dans une argumentation typologique, "idéal-
typique" disait Weber. En dépit de ses illusions "naturalistes" de jeunesse
(d'Auguste Comte à Durkheim), la sociologie s'est mue dès sa fondation dans cet
espace de raisonnement. Le coup de maître du Suicide, fondatif en sociologie de la
portée du raisonnement statistique travaillant sur des données sociales et historiques,
1 0. Au sens logique du "nom propre", où tout énoncé dont le sens fait intervenir une indexation, même
indirecte, sur les coordonnées spatio-temporelles est une "désignation" et non une "description définie".
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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
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A.P. : Soit une proposition telle que : "le redoublement du cours préparatoire à
l'école primaire est générateur d'échec scolaire". Cette proposition est verifiable ou
falsifiable.
J.-C.P. : Non ! Pas au sens strictement popperien. Non, il faut que tu mettes des
к et des t, même s'il ne s'agit pas de la ville et de l'heure (idiographie) et si tu parles
des années "80". Les logiciens ont bien vu que dire : "Mon laboratoire, telle rue, 10
heures 53, il pleut" peut s'élargir sans rupture logique et moyennant constats en : "II
pleut à Vienne ce matin". On a élargi la classe des co-occurences rendues
équivalentes dans le langage de la description ; mais les t et les к sont toujours
nécessaires pour définir un système vérité/erreur. Dans tes exemples, il faut que tu
dises pour quel pays, quelle période, quel système social, quel type élargi, tu dis ce
que tu dis. Une corrélation entre variables n'a pas le même sens, puisqu'elle n'a pas
le même contexte, en France et en Iran...
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J.-C.PASSERON ETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
A.P. : Quand je dis cela, je dis en effet "actuellement", je dis "le cours
préparatoire", donc "en France", etc. Puisque je renvoie à une certaine structure,
cette proposition est verifiable ou falsifiable.
J.-C.P. : Je dis souvent : ça passe parce que le contexte "va sans dire" : il est
désigné par les "circonstances" de renonciation. Mais dès que l'on généralise, on ne
peut laisser dans le vague, puisqu'il ne s'agit pas d'une loi universelle, les
informations contextuelles qui définissent le degré de généralité auquel on énonce,
puisque c'est ce degré qui définit le contexte d'une éventuelle mise à l'épreuve
empirique de l'énoncé.
A.P. : Oui mais la proposition : "si Poincaré l'avait vraiment voulu, il aurait pu
empêcher le déclenchement de la guerre de 14" n'est pas verifiable ou falsifiable.
A.P. : Et moi je passe mon temps à coudre ensemble des propositions du type 1,
et des propositions du type 2. Qu'est-ce que je fais, logiquement ? Réponse : du
bricolage.
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A.P. : Tout à fait, mais je ne vois pas pourquoi on met Braudel à un tel pinacle
alors que Labrousse est à mon avis un historien beaucoup plus puissant dont
l'influence sur la formation de l'école historique française a été beaucoup plus
déterminante que celle de Braudel.
A.P. : Oui.
ai
J. -С. PAS 5 E RON ET A. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
des événements en événements charnière qui se révèlent tout d'un coup porteurs de
sens parce qu'ils ouvrent et expliquent une nouvelle période.
A.P. : Mais bien sûr que si que tu as besoin de comprendre ! Ca n'a de sens qu'au
sein d'une théorie...
J.-C.P. : Non, si ça concerne des objets ou des entités qui ont été construits par
des "descriptions définies", au sens de la Logique qui les oppose à la description par
"noms propres" (k, t,), ou par des opérations empiriques elles-mêmes définies dans
un protocole expérimental. Autrement dit, si une proposition met en jeu des
concepts dont on peut, soit formellement, soit expérimentalement définir
l'algorithme qui leur donne un sens univoque, cela suffit à faire comprendre. Dans le
sens historique, il s'agit de bien autre chose. Il s'agit par exemple de la
compréhension des mobiles (au moins tels qu'un type-idéal les allègue). Donc, selon
Weber, pour qu'une corrélation entre des phénomènes soit intelligible, les deux
adéquations doivent être présentes : une relation alléguée pourrait être adéquate
quant au sens, mais si elle n'est pas en même temps (si peu que ce soit) validée
comme causalement adéquate par la comparaison historique ou le constat statistique,
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J.-C.P. : II n'y a pas de légitimité logique à ce passage parce qu'il n'y a pas de
formalisation complète du "raisonnement naturel" ; c'est du bricolage comme tu
disais. Le raisonnement naturel compose une chaîne de propositions en tant que
telles non composables logiquement, afin de produire de la présomption : on n'a pas
dans une "présomption" la "conjoncture logique" des deux propositions plus simples
dont on se sert pour persuader : en les agglomérant, on ne fait pas la somme de leur
pouvoir probatoire parce que leurs pertinences assertoriques sont hétérogènes. On
additionne des présomptions, les unes qualitatives ou ethnographiques, d'autres
issues de la comparaison historique, d'autres encore venant d'un tableau ou de séries
statistiques, et ainsi de suite : le raisonnement qui monte tout cela en chaîne en se
servant de références typologiques au contexte est forcément un raisonnement
impur. C'est à cette impureté qu'est réduit le sociologue. Mais il vaut mieux
(scientifiquement) faire cela que de l'association libre sur le sens de l'histoire ou s'en
tenir à un raisonnement monochrome qui ne dit rien d'historique. Tu parlais pour
l'historien d'habit d'arlequin par opposition à la "pureté" durkheimienne ; c'est que tu
es, en tant qu'historien, fortement fasciné par la beauté expérimentale du Suicide et
que tu l'idéalises. Le sociologue sait si bien son impureté quotidienne qu'il s'est
fabriqué deux doubles pour s'y fuir lui-même : le méthodologisme et le théorétisme.
C'est soit : tout pour l'impeccabilité des opérations, quitte à renoncer à savoir de
quoi on parle ; soit : la quête du modèle universel, donc trans-historique, pour les
beaux yeux duquel on ferme les yeux à l'histoire historienne. Certaines mêlent les
deux rêves en courant derrière l'idée qu'on pourrait, grâce au travail statistique,
fabriquer des propositions ayant statut de vérité universelle, ou que l'ordinateur
pourrait les fabriquer à leur place en triturant, grâce à un programme d'intelligence
artificielle, des banques de données qu'il n'y aurait plus qu'à alimenter.
A.P. : J'ai une inquiétude supplémentaire concernant l'autre pôle qui est propre
aux historiens. Il est rare que les sociologues fassent une sociologie du passé et je
n'ai pas vu encore d'ouvrage de sociologie sur la noblesse française à la veille de la
révolution...
аз
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
A.P. : Oui, mais quand tu es sociologue et que tu parles en France des cadres
supérieurs, des ouvriers et des employés...
J-C.P. : Avec ces mots, tu as fait un choix énorme, tu as fait un choix énorme.
J.-C.P. : Oui, à l'intérieur du champ culturel français, on peut dire des choses
comme ça : il y a une compréhension immédiate de ce langage, puisque c'est celui
qui a le même statut sémantique pour le locuteur et le destinataire, qui est pour eux
de "connaissance commune".
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A.P. : Si tu dis cela à des américains, ce n'est plus tout à fait pareil ; les cadres
supérieurs, ça n'existe pas...
J.-C.P. : Avec des américains, les choses changeraient (on le voit dans les
traductions). On touche là à un autre problème, celui de la recherche d'énoncés qui,
à force de simplification ou de désimplification langagière ne devraient plus rien à
Y interprétation théorique, dans lesquels les mots jouant un rôle descriptif seraient
minimaux et neutres. C'est le rêve de la première logique de Carnap, celui des
énoncés qu'il appelait "protocolaires" et qu'il mettait à la "base" de toute science
empirique du monde : "Le courant électrique passe" est un énoncé théorique qui ne
parle pas directement du monde parce qu'il a pris ses distances théoriques avec la
perception ; mais :"Tel lieu, 10 heures l'aiguille a bougé sur le cadran" était censé
être un énoncé mettant directement en contact le langage et les choses. Carnap a dû
convenir qu'il fallait ajouter une "sémantique" à une "syntaxe" pour faire une
"logique". Dans les sciences sociales - et encore moins que dans les autres - on ne
peut formuler d'énoncés où le langage de la description s'en tiendrait à des mots si
"simples", de connaissance tellement "commune", qu'ils feraient disparaître tout
arbitraire théorique dans la tâche de décrire un "état de choses", dans le choix d'un
lexique plutôt que d'un autre. Bref, il n'y a pas ici, même dans les périodes
d'accalmie théorique, de langage protocolaire de la description du monde social ; il
n'y a pas de langage "paradigmatisé", si l'on reprend ce qu'implique le concept de
Kuhn ; il y en a momentanément dans les autres sciences dans les moments de
"science normale". La chose passe inaperçue parce que nous sommes tous passés à
la moulinette des catégories de l'INSEE qui finissent par nous paraître neutres, par
nous paraître minimalement descriptives...
A.P. : Objectives !
"infranchissable"
J.-C.P. : Nous entre finissons
un "état depar
chose"
oublier
et le langage
ce que qui
Popper
dit ce qu'est
appellecet l'abîme
état de
chose quelques mots et quelque grammaire qu'il emploie pour le faire. D'autres ont
dit que renonciation était "transcendante" par rapport au monde. Ce hiatus logique
signifie aussi que tout langage de description du monde "contient de la théorie". En
d'autres termes (je préfère cette formulation de l'axiome logique qui énonce les
rapports entre le langage et le monde) : il est possible de définir par des règles
logiques l'équivalence ou la compatibilité entre deux énoncés, jamais entre un
énoncé et une réalité. Il n'existe pas de neutralité descriptive du langage par lequel
nous parlons du monde, surtout pas du monde historique, même pas quand nous en
parlons à travers une sténographie statistique. En aucun cas, nous ne touchons du
doigt la réalité telle qu'elle est avant d'être dite : un tableau statistique est
irréprochable dans ses énoncés formels puisqu'ils ne disent rien du monde ; nous
devons, nous, dire en prenant les risques interprétatifs d'une langue naturelle ce qu'il
nous permet de dire du monde historique, sous contrôle naturel.
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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
J.-C.P. : Les mêmes énoncés formels changent de sens par rapport au contexte
ou à la période dont on parle.
A.P. : Oui, mais ce qui est durkheimien aussi, c'est de le renvoyer à sa fonction
et de dire c'est comme ça parce que la fonction même du système éducatif étant
d'assurer la continuité entre les générations il est par définition traditionnel. Dire
l'enseignement traditionnel, c'est pléonastique : l'enseignement est traditionnel par
définition et par fonction ; il est ce par quoi il y a tradition, transmission de quelque
chose qui vient du passé à des générations qui ne cessent de se renouveler. Ce
caractère rend l'histoire (en tant qu'interrogation sur les antécédents) inévitable
quand on s'intéresse à l'objet éducation. D'autre part, c'est un objet immédiatement
sociologique car on n'y trouve que des acteurs collectifs. Au temps de
Mr Chevènement, pour me rassurer parce que je n'aimais pas sa politique, j'utilisais
la comparaison suivante : le ministre de l'Education Nationale est comme un
expérimentateur qui verserait une casserole d'eau bouillante sur la banquise en
disant : "je vais la faire fondre". L'action du ministre est à peu près aussi dérisoire.
Le ministre qui signe des circulaires pour modifier les programmes et qui dit : "ça y
est maintenant", baigne dans l'illusion. Certains m'ont dit : "depuis Chevènement, on
apprend mieux à lire dans les écoles". Comme si le changement pédagogique
procédait ainsi !
J.-C.P. : Mais est-ce que cela ne pourrait pas être vrai comme lorsque les
économistes disent qu'il y a une efficace des taches solaires sur les comportements
des acteurs économiques pour peu que ceux-ci y croient...
A.P. : Non. Il peut y avoir l'efficace symbolique, il peut y avoir une efficace
mais symbolique.
J.-C.P. : Ah non ! Je peux ajouter que tu mets encore dans l'histoire thucydéenne
le fait que le récit prend en compte les plans des acteurs. Par exemple l'idée
initialement "de gauche" du "tronc commun", que les ministres de l'Education de la
IVème République n'étaient jamais parvenus à faire passer. Mais si tu dis
maintenant pour décrire le déroulement historique que l'éducation est un domaine où
seul un gouvernement "de droite" peut faire passer une politique de "gauche" et vice
versa, c'est une généralité bien plus difficile à argumenter : il faut batailler avec des
types-idéaux pour lui donner un contexte pertinent.
A.P. : D'accord, mais je pointe cette décision qui aboutit à un décret du 3 août
1963 comme un des rares moments où l'on puisse dire qu'un acteur individuel ait eu
effectivement une prise sur le système éducatif.
A.P. : Même pas. Sur le début de la Illème République, J. Ozouf m'avait fait le
reproche à l'époque dans l'Observateur de présenter les lois Ferry simplement
comme des lois d'accompagnement d'une évolution sociale ; ça l'avait beaucoup
choqué. Pour revenir au débat, l'éducation est un terrain de rencontres entre
historiens et sociologues parce que d'une part pour le sociologue l'axe diachronique
est tellement structurant qu'on ne peut pas le voir et pour l'historien, le sujet est
nécessairement sociologique parce qu'il concerne des acteurs collectifs en
permanence et que les acteurs individuels n'ont qu'une prise extrêmement faible.
démocratisation de l'Ecole, alors que l'on trouvait là, sur une base empirique élargie
et sur une période allongée, de quoi présenter un diagnostic encore plus pessimiste :
là, c'est l'historien qui venait empiriquement à la rescousse des sociologues pressés
d'aller à la conclusion théorique, au modèle.
A.P. : Oui mais, comme je suis historien, je relativise aussitôt mes propres
conclusions en disant que mon enquête s'arrête en 80 et que l'on ne sait pas ce qui
s'est passé depuis. Après tout, il est possible qu'il y ait eu une démocratisation de
1980 à 1990, ce qui nous renverrait au pôle thucydidien . Peut-être Mr Savary serait-
il alors un exemple intéressant de non décision décisive, car, en ne décidant pas (ce
qui lui a été beaucoup reproché à l'époque) il a beaucoup libéré d'initiatives dans le
système éducatif et il a peut-être, par son abstention, marqué le système éducatif
plus que des ministres volontaires comme MM. Haby ou Chevènement et on ne peut
pas exclure que la politique de rénovation des collèges, que la politique de zones
d'éducation prioritaire aient eu des effets.
Les problèmes doivent à chaque fois être poursuivis dans le détail statistique. Je
vois que ce détail t'intéresse en tant qu'historien, que tu descends dans le détail de la
description tant historiographique que sociographique. La convergence avec le
sociologue est ici absolue puisque le recours à l'analyse multivariée est un des
raffinements du raisonnement expérimental. La question posée au niveau des filières
illustre encore une fois que les propositions les plus susceptibles de vérité ou
d'erreur sont en sciences sociales les propositions les plus particularisées. C'est la
rencontre entre précision historienne et raisonnement sociologique que je
commentais au départ. J'ajouterai encore que l'inter-fécondation des travaux
historiques et sociologiques sur le système scolaire a fait sortir de la
contemporanéité les recherches sur l'inégalité des chances : il est caractéristique que,
dans les années 70, un cadre sociologique de description de l'Ecole comme celui qui
consiste à interroger les recrutements et les débouchés du système scolaire à propos
d'enfants issus de divers groupes sociaux, bref, le cadre des études sur la mobilité
sociale ait inspiré les travaux d'historiens en remontant du contemporain vers
l'Ancien Régime. Cette inter-fécondation est davantage qu'un simple emprunt de
méthodes. Comme tu le rappelais, on ne peut pas dire simplement que l'histoire s'est
sociologisée, puisque du moins dans l'école historique française elle n'a eu besoin de
personne pour se charger d'une part croissante d'histoire quantitative ou de concepts
comparatistes. Cela se voit, dès la première génération durkheimienne, avec le
recours aux séries statistiques, en économie avec Simiand, mais plus généralement
avec des travaux comme ceux de Labrousse. Mais je ne dirais pas que c'est là ce que
l'histoire a emprunté de plus important à la sociologie (à savoir les méthodes
quantitatives définies par le seul recours au chiffre) ; c'est ce qui est venu ensuite
avec le maniement du raisonnement expérimental sous la forme des applications de
l'analyse multivariée. Les historiens sont entrés dans le jeu consistant à accepter de
traiter les variations historiques comme des variables pour les besoins du
raisonnement expérimental.
A.P. : Oui mais enfin il est quand même drôle que ce soient finalement des
sociologues qui aient réintroduit le rôle des acteurs à l'intérieur des évolutions
scolaires. En ce qui concerne par exemple la scolarisation entre les deux guerres,
dans mon histoire 14 j'ai fait une analyse très déterministe ; j'ai expliqué la très forte
croissance des effectifs secondaires et primaires supérieurs de 1930 à 1940 comme
un effet de la gratuité instituée en 1930. Briand et Chapoulie ont montré que je
m'étais trompé et que les causes de cette croissance étaient d'abord démographiques.
Pour le montrer, ils sont allés travailler dans les archives des conseils académiques
et des conseils départementaux de l'Education Nationale ; ils ont mis en évidence
des stratégies d'acteurs, d'inspecteurs d'académie ouvrant des cours complémentaires
ou de proviseurs de lycée diminuant le niveau ; par exemple au lycée du Havre, on
s'est mis en 1927-28 à admettre en 6ème avec des 7 de moyenne et non plus avec 10
parce qu'il fallait remplir les classes de crainte de voir le Ministère supprimer des
postes. Nous étions en quelque sorte à fronts renversés : moi, l'historien, je faisais
une histoire déterministe et ce sont des sociologues qui, travaillant sur un matériau
typique des historiens, des archives, ont montré le rôle des acteurs. Là il y a en effet
une interpénétration, mais il y a aussi le fait que, pour des raisons que je ne
m'explique pas, il y a aussi dans ce secteur une collaboration entre histon ne et
sociologues plus grande qu'ailleurs et qui produit en tout cas une plus grande
indiscernabilité du produit scientifique dont on ne sait plus très bien si c'est de
l'histoire sociologique ou de la sociologie historique.
J.-C. P. : Je voulais poser encore une question : peut-on conclure que dans
l'hybridation opérée entre les deux disciplines sur le terrain de l'éducation, ce sont
d'abord la logique et les procédés du raisonnement expérimental qui ont migré de la
sociologie vers l'histoire, tandis que dans l'autre sens ce sont les concepts de
périodisation et d'aire de civilisation utilisés comme cadres d'intelligibilité qui ont
désenclavé la pensée sociologique trop enfermée dans ses traitements de données.
Cela ne vaut évidemment que pour les sociologues qui ne restent pas sourds à la
pratique des historiens. Les sociologues doivent ancrer leurs traitements de données
(autrement que par l'implicite ou un sous-titre de couverture) dans des périodes, en
chercher les critères, prendre des risques de découpage du temps ou de l'espace en
fonction de l'histoire institutionnelle, de l'histoire des représentations, de l'histoire
politique, etc. De cela aucun raisonnement expérimental ne fournit la clef.
DISCUSSION
question : C'est plutôt une réflexion que je voudrais vous soumettre qu'une
question. Grosso modo les historiens travaillent sur le passé et les sociologues sur le
présent. Les historiens travaillent donc sur des traces. Le stock en est fini. C'est ce
que nous ont laissé des gens qui sont morts. Le sociologue, lui peut faire parler les
personnes. Il peut créer des traces spécialement conçues à son usage de sociologue.
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N'est-ce pas cela qui lui donne l'illusion de faire quelque chose comme du travail de
laboratoire et le tire vers le pôle expérimental.
A.P. : Oui c'est vrai, mais je n'admets pas tout à fait la proposition suivant
laquelle les documents ou les traces sur lesquels travaille l'historien sont un
ensemble fini et donné une fois pour toutes. Ce qui me frappe, au contraire, c'est
l'ingéniosité des historiens à faire parler des traces qui étaient là mais que jusqu'à
présent on n'avait pas vu comme traces. Prenez par exemple les monuments aux
morts ; il y en a plus de 30.000 ; c'est absolument fantastique ; si l'on se met à les
regarder de près l'on arrive à toute une série de conclusions. Ils étaient là depuis un
demi-siècle, mais personne avant moi ne les avait fait témoigner. Toute l'histoire du
Moye Age a été renouvelée par des fouilles d'édifices civils car l'archéologie
médiévale en France jusqu'à une époque relativement récente s'était intéressée aux
châteaux forts et aux églises, spécialement aux cathédrales et aux sculptures, mais
non aux villages qui avaient été abandonnés après la peste noire ou rasés comme
dans mon pays le Jura par les suédois dans la première moitié XVIIème siècle. Ces
fermes qui n'ont jamais été reconstruites depuis, on peut les fouiller et on apprendra
sur la vie rurale du XVIème siècle et du premier XVIIème siècle et puis peut-être
d'avant des quantités de choses. Les traces sont là mais on ne sait pas les voir et
transformer son document en enquête. Je l'ai fait par exemple pour le registre des
mariages d'Orléans en 1911. Vous y trouvez les noms, les prénoms et si vous mettez
à regarder de près les témoins, deux pour l'homme et deux pour la femme, vous avez
sur les phénomènes d'endogamie professionnelle, de voisinage, d'endogamie
géographique une masse de renseignements qui valent les enquêtes par sondage dont
les sociologues surestiment parfois la fiabilité. Donc, en gros, vous avez raison mais
pour une part il y a un effet d'optique parce que les historiens peuvent enrichir leurs
matériaux. En revanche, la différence irréductible est celle qu'introduit le temps,
l'éloignement de l'objet d'étude dans le temps. Je prendrai deux exemples. Soit une
étude sur l'habitat populaire entre les deux guerres en France. Vous ne pouvez pas
utiliser indifféremment le terme appartement et le terme logement. L'appartement
est un espace distribué à partir d'une entrée ou d'un couloir ; c'est un mode
d'organisation de l'espace domestique qui à l'origine est un mode bourgeois. Parler
des appartements des ouvriers entre les deux guerres, c'est dire faux parce qu'il s'agit
de logements : ils ne sont pas distribués, vous entrez dans la cuisine et s'il y a une
deuxième pièce elle est commandée par la cuisine. D'où un problème pour l'historien
car le lecteur ne percevra pas la différence entre logement et appartement, sauf s'il
donne l'explication, mais on ne peut expliquer tous les mots dont on se sert. Au fur
et à mesure que l'histoire avance le sens des mots se déplace et on se trouve à utiliser
en 89 des mots qui étaient déjà utilisés en 39 ou en 19 ou en 1909 et qui sont
maintenant à côté de leur sens d'origine, et si l'on utilise d'autres mots pour nommer
ces réalités primitives le lecteur d'aujourd'hui ne les comprends plus. C'est un vrai
problème pour l'historien. Pour l'historien des périodes très éloignées, il devient
insoluble. Les historiens ont tendance à penser que les sentiments sont historiques et
que ça n'est pas de tout temps que les hommes ont été amoureux. On connaît ce
début de cours en Sorbonně célèbre : "L'amour, Messieurs, cette invention du
Xllème siècle". Comment expliquer que l'amour des gens du Xllème siècle n'était
pas ce que nous, hommes du XXème, nous mettons sous ce terme ? Il n'y a plus
d'histoire si "amour" au Xllème siècle désigne la même réalité que "amour"
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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
aujourd'hui, mais, en même temps si c'est une réalité totalement hétérogène à ce que
nous, nous connaissons intuitivement, comment l'imaginer ? Tout le problème de
l'historien, c'est de faire imaginer l'autre décalé dans le temps en sachant qu'on
n'imagine jamais que par rapport à soi et que finalement cet autre est un même. Ce
problème du même et de l'autre vaut aussi pour l'ethnologue.
A.P. : Oui, dans la mesure des gammes, des gammes ça doit être vrai.
A.P. : Oui mais les sociologues qui restent philosophes ce n'est pas mieux.
15. Sur les problèmes posés par le "rapatriement" du relativisme culturel dans nos sociétés et les
ambiguïtés de la théorie de la "légitimité culturelle" appliquée aux classes populaires, cf. Grignon, C. et
Passeron, J.-C. Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris,
Le Seuil/Gallimard, 1989.
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Q. : II semble malgré tout qu'il subsiste une différence qui provient surtout de
l'enquête sociologique. C'est un procédé qui crée du social artificiel, qui amène les
personnes à se poser des questions qu'ils ne se seraient pas forcément posées et à y
répondre. On pourrait imaginer que les sociologues fassent comme les historiens et
qu'ils disent : "laissons là les enquêtes, il y a des montagnes de données
disponibles", surtout parce qu'ils travaillent sur le temps présent. Mais voilà, ils
s'obstinent à faire des enquêtes.
A.P. : Non mais moi je ne suis pas très sensible à ça parce que je mesure
l'immensité des archives que nous n'avons point dépouillées et dans les archives que
nous avons dépouillées, la pluralité des perspectives suivant lesquelles elles n'ont
pas été dépouillées et suivant lesquelles elles pourraient l'être.
A.P. : Ce que vous appelez la contre-histoire, c'est une histoire qui essaye de
décliner les conséquences de choix qui n'ont pas été pris par exemple, de ce qu'aurait
été le développement économique de la Russie s'il n'y avait pas eu la révolution ?
Je vais répondre brièvement. Premièrement l'histoire au sens scolaire du terme
jusqu'au baccalauréat inclus est-elle de l'histoire ? On peut en débattre longuement
mais cette histoire a pour caractéristique fondamentale d'être une histoire dans
laquelle les faits sont tout faits ; les faits sont là, donnés, et sans aucune
interrogation sur la procédure qui a permis de les construire et de les sélectionner
alors que tout le problème de l'historien, c'est de construire les faits et de les
construire en découvrant qu'il en va de l'histoire comme des sciences positives,
qu'on ne peut pas construire un fait sans un début de théorie, c'est-à-dire que le fait
ne prend sens que par la place qu'il va occuper dans l'argumentation et qu'on ne peut
pas construire de fait si l'on n'a pas déjà une idée de l'histoire. Ce qui introduit entre
l'histoire au sens scolaire du terme et l'histoire au sens scientifique du terme une
différence à laquelle les étudiants sont très sensibles et qui a d'ailleurs des
implications en ce qui concerne le système éducatif parce que les meilleurs étudiants
passent par la Khâgne qui les déforme complètement de ce point de vue puisque la
khâgne, c'est du secondaire au carré. En ce qui concerne l'autre aspect, c'est-à-dire le
fait que l'histoire ne traite pas un certain nombre de perspectives ou de minorités, il
en va de l'histoire scolaire comme de toute l'histoire : elle ne peut éluder le problème
de la définition de l'objet. Là réside toute la différence entre Alain Decaux et un
historien universitaire. La méthode d'Alain Decaux est une méthode historique
classique, mais il choisit des sujets que les historiens considèrent comme non
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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
pertinents. De la même façon que tous les tableaux qui permettent des analyses
multivariées ne sont pas pertinents, par exemple croiser la proportion de chaussures
blanches avec la consommation de tomates. Le problème du choix d'étude existe
partout. L'objet qui est construit dans et par les manuels scolaires est un objet
politique, social, dont la critique est faisable soit d'un point de vue sociologique, ce
que vous esquissez, soit d'un point de vue historique ce qui a été fait par Suzanne
Citron, fort bien d'ailleurs.
Cette façon de construire une histoire scolaire renvoie à un certain nombre de
traits constitutifs de notre identité nationale. J'ai voulu être bref tout à l'heure et je
n'ai pas développé mon premier point : c'est par l'histoire que la société française
s'est pensée elle-même. Mais quand Mr Mitterrand, Président de la République, dit
un jour publiquement qu'un peuple qui n'enseignait pas son histoire est un peuple
qui perdait son identité, l'historien et le sociologue s'interrogent. Imaginez Mr Bush
dire cela, c'est totalement impensable. D'une part, que le Président de la République
estime avoir quelque chose à dire par fonction sur l'enseignement de l'histoire, est
insensé en dehors du contexte français. D'autre part, l'affirmation du Président de la
République est fausse car les américains, par exemple, ont un très fort sentiment de
leur identité : or il y a des américains qui n'ont jamais eu une année d'enseignement
de l'histoire de toute leur scolarité primaire et secondaire. La conscience de son
identité aux Etats-Unis n'est donc pas véhiculée par l'histoire. La France est ce pays
particulier entre tous où un Président de la République pense qu'il est de son devoir
d'Etat de dire quelque chose sur l'histoire et où tout le monde le trouve naturel, un
pays où l'histoire structure l'identité nationale. C'est la raison de ce que vous
constatez.
J'en reviens à la question du changement qui est d'une autre nature et beaucoup
plus redoutable. L'historien ne fait pas de théorie du changement, il le raconte. Il le
constate d'abord puis, l'ayant constaté, il essaie de le dater. Il dit, par exemple, "les
pratiques éducatives en France ont beaucoup changé", c'est un jugement trivial pour
les gens de mon âge qui n'ont évidemment pas élevé leurs enfants comme ils avaient
eux-même été élevés. Quand cela a-t-il changé ? L'historien cherche et il dit : en 62,
il y a Salut les Copains, un million d'exemplaires de suite, en 60, il y a la publication
du manuel de puériculture du Docteur Spock, en 65, Laurence Pernoud J'élève mon
enfant... L'historien essaie d'encadrer le moment où le changement s'est produit à
partir d'un certain nombre de signes et puis ayant à peu près daté le changement, il
essaie d'en trouver les causes ou les facteurs mais, j'insiste, l'historien ne recherche
jamais les causes et les facteurs avant d'avoir daté parce que la datation est une
présomption d'origine. La recherche des causes relève du bricolage dont on parlait
tout à l'heure. Dans cet exemple, on peut évoquer le développement de
l'enseignement spécialisé. On peut trouver d'autres facteurs et - je décris la pratique
de l'historien, je ne cherche pas à la justifier - et l'historien cherche généralement
plusieurs facteurs. Quand il en a plusieurs, qu'il est fatigué, il s'arrête et il essaie de
dire : "à mon avis, le plus important, c'est celui-là". Mais ce jugement est tout à fait
"pifométrique".
La pratique de l'historien présente un autre aspect extrêmement fort qui est la
solidarité des changements entre eux. Par exemple les techniques de lessivage, les
caractères de l'industrie textile et la mode sont solidaires et la lessive à la coulée ou
la machine à laver appellent des tissus différents. L'historien est attentif à cette
solidarité de différentes évolutions qui s'engendrent les unes les autres avec parfois
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♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT
J.-C.P. : Je voudrais ajouter un mot bien qu'il s'agisse de ce que fait l'historien.
Sachant que l'historien fait dans la périodisation, Prost a quand même supposé
résolu le problème de savoir quel est l'objet dont on raconte le changement : il a pris
un ou deux exemples pour montrer que, sur tous objets = X, il s'agit de savoir quel
va être le découpage qui permettra de raconter de la manière la mieux scandée ou la
mieux raccourcie ce qui s'est passé. Un problème apparaît si l'on aperçoit que les
périodisations sont plus embrouillées qu'en géologie où elles peuvent s'emboîter les
unes, les autres : il y a des petites, des moyennes, des longues périodes. Mais les
temps sociaux différents...
J.-C.P. : ... temporelles. Le problème est de savoir qu'est ce que c'est qui fait
qu'une date ou un intervalle qui fixe le passage d'une période à l'autre est considéré
comme le seuil entre deux fluctuations indépendantes d'autres qui sont à l'échelle de
toute la société, comme quand on parle de révolution néolithique ou de révolution
industrielle, etc. Quelles sont la méthodologie et la théorie que se donne l'historien
pour construire ses périodes ? Il suggère - ai-je tort ? - qu'une périodisation de durée
longue a le souffle beaucoup plus long parce qu'elle embrasse une plus grande
variété de phénomènes historiques ou qu'elle en conditionne beaucoup. Il y a toute
une série de problèmes impliqués dans ta réponse qui supposait qu'on savait de quoi
on raconte l'histoire...
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J.-C. PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
A.P. : Non, mais ce qui a changé, c'est la problématique, c'est le regard porté sur
l'histoire. Je ne peux plus faire une histoire de l'enseignement en faisant abstraction
de ce que j'ai appris depuis sur l'histoire de la famille et sur celle de l'éducation. Cela
oblige à poser d'autres questions et pas seulement à ajouter un codicille. D'autre part,
il y a eu des recherches faites qui ont mis en évidence des phénomènes auxquels on
ne pensait pas. Enfin les périodisations ne sont plus les mêmes. Il faut donc tout
reprendre. Pour revenir au changement, comme historien de la société, je trouve que
les grandes scansions sont malgré tout, les guerres, celle de 14, celle de 39-44-45.
J.-C.P. : Y a-t-il des tests de pertinence pour ce découpage ? Sinon tu sens bien
l'objection qui apparaît : l'historien ne reprend-il pas à son compte les scansions que
la société utilise spontanément pour faire ses calendriers et organiser ses
commémorations par exemple celles des guerres ou des régimes, de même que
l'historiographie chinoise ou la mémoire collective en Chine utilise celles des
dynasties ?
A.P. : Non mais d'abord, si l'opinion a cette perception du changement lié aux
guerres ou de la guerre comme rupture, comme événement fort qui désigne un avant
et un après, il me semble de bonne méthode de tenir compte de ce jugement
indigène. D'autre part, quand j'écris l'histoire ou que je prépare mes cours et que je
tombe sur ces grands événements, je constate des changements dans tous les
secteurs.
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A.P. : II y a une chose fondamentale pour le XXème siècle qui le définit par
rapport au XIXème siècle, c'est l'inflation. En 1914, le franc n'a pas changé de
valeur depuis Bonaparte, un siècle : depuis 1914 quand on 3% d'inflation en un an
on trouve que c'est bien. Le XXème siècle, c'est le siècle de l'inflation ; entre août
1914 et novembre 1918, les prix sont multipliés par 2,5.
J.-C.P. : Oui mais il t'en faut 10, 15 autres indicateurs comme celui-là parce que
sinon... On pourrait dire le nombre d'enfants par famille par exemple ?
A.P. : Ce n'est pas vrai. 1968, c'est la naissance de l'Université en France, rien de
moins, rien de plus.
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J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
J.-C.P. : Oui mais pendant ce temps la courbe de croissance des effectifs... et les
répartitions entre disciplines, la pente des courbes ne change pas. Malgré les
nombreuses créations d'universités provinciales, le poids des universités parisiennes
est resté le même et s'est même renforcé pendant quelques années.
A.P. : Totalement.
J.-C.P. : Mais justement l'année 1900, semblait représenter, dans les discours et
les symbolismes d'époque, une scansion alors que les historiens nous expliquent
ensuite pourquoi le XIXème siècle va jusqu'en 1914.
J.-C.P. : Elle amène aussi des rentrées monétaires ! C'est pour la sociologie
rurale une coupure parce qu'outre ses effets démographiques elle précipite l'entrée
des économies villageoises dans l'économie monétaire, si l'on songe au rôle des
pensions des veuves de guerre...
A.P. : Elle était déjà dans l'économie monétaire, mais les rentrées monétaires de
la guerre permettent de payer les dettes, ce qui accélère un mouvement de
consolidation de la petite propriété rurale dont d'ailleurs les statistiques font la
preuve jusqu'en 1940-42. Il y a là un secteur de la société française dont l'évolution
se poursuit, accélérée, renforcée, consolidée par la guerre de 14, alors que pour la
bourgeoisie, pour la classe ouvrière, pour les organisations étatiques, il y a une vraie
rupture.
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♦ ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦ ENSEIGNEMENT
A.P. : Oui, si j'écris une histoire de la société française, il faut bien que je la
découpe. L'historien est exactement comme le philosophe, selon Platon : un bon
cuisinier. Il découpe les poulets кат1 арОра suivant les articulations.
A.P. : Oui, mais la rhétorique du récit, c'est aussi l'organisation, c'est aussi le
gcûÇew ioc <(>aivo|i£va, c'est l'organisation des phénomènes qui permet de
maximiser les effets de sens. Si je fais mon premier volume la Belle Epoque, mon
deuxième volume de 14 à mettons 36, je sais que cela tient debout tandis que si je
coupe en 1910, puis en 1925, ça ne tient pas.
J.-C.P. : II faut multiplier les tests, c'est une application affaiblie mais utile du
raisonnement expérimental. Les historiens traditionnels se contentaient de belles
dates ou de celles qui font chiffre rond. C'est beaucoup plus facile.
J.-C.PASSERONETA. PROST ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
A.P. : Chez les historiens, l'histoire globale qui fait mes délices a en effet du
plomb dans l'aile. Elle est un peu acrobatique. C'est très difficile de coudre ensemble
avec le même degré de compétence l'histoire du taylorisme en France, l'histoire de la
Psychanalyse, l'histoire des techniques agricoles, l'histoire de la famille et il faudrait
unir toutes ces histoires ensemble. Certains historiens préfèrent donc se limiter à un
territoire particulier. C'est une école monographique qui doit d'ailleurs beaucoup à
l'ethnologie. La question de la pertinence de l'objet ainsi défini et découpé se pose
toujours ; il ne trouve sa pertinence que par opposition, par comparaison avec
d'autres phénomènes censés connus par ailleurs. C'est dire que la récusation de
l'histoire globale est partiellement rhétorique car toute histoire partielle renvoie
virtuellement à l'histoire totale. Sans doute ma réponse est-elle sociologisante mais
un de mes adages favoris dont je suis prêt à faire la démonstration est que l'histoire
de la société tout entière est présente dans l'histoire de chacun de ses segments.
L'histoire de la population française au XXème siècle permet de faire celle de toute
la société. L'histoire de Neuville-aux-Près recoupe celle de toute la société. Au lieu
de fuir l'histoire globale, il me paraîtrait méthodologiquement plus correct de
convenir qu'elle constitue la toile de fond sur laquelle, en lui tournant le dos, la
micro-histoire se détache.
J.-C.P. : Pour une fois, je peux franchement n'être pas d'accord. Tu viens
d'appeler "sociologique" un principe (en racontant la plus petite histoire, je raconte
l'histoire de toute la société) que je trouve, moi, surtout hégélien. Il est terriblement
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A.P. : Ah non ! Quand je dis que l'histoire de la société tout entière est présente
dans l'histoire de chacun de ses segments, ce n'est pas au sens du cristal qui
rassemble, c'est parce que les solidarités sont telles entre les différents fils de mon
câble de tout à l'heure qu'isoler l'un d'eux suppose qu'on défasse tous les autres. C'est
un axiome de solidarité plus qu'une référence à un principe unique fondateur et
explicatif comme le postulat marxiste, mais je peux pas fonctionner sans un axiome
et je ne puis faire de l'histoire sociale comme histoire globale de la société qu'avec
cet axiome qui postule l'intelligibilité du phénomène comme phénomène total. Peut-
être la micro-histoire conteste-t-ellc cet axiome mais alors où est l'intelligibilité et
pourquoi ?
1 T. Passeron, I.-C. Biographie, flux, itinéraires, trajectoires. Revue Française de Sociologie, janvier
1990.
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cette efflorescence de la méthode dite biographique, qui est tout ce qu'on veut sauf
une méthode, dans la plupart de ses utilisations. Ou alors c'est une méthodologie
maîtrisée mais elle conduit à de telles exigences d'échantillonnage qu'en réalité on
ne la pratique jamais ainsi.
J.-C.P. : Je voudrais quand même lever une ambiguïté : c'est d'ailleurs celle du
rôle que joue chez Weber la citation présentée comme "idéale typique" de Franklin à
propos de "Time is money".
laisse entraîner par le déclic romanesque ; il faut laisser les personnages trop riches
au romancier.
A.P. : Je veux dire aussi que les phénomènes de solidarité dans le changement
sont considérables. Il y a même à certains moments des changements qui sont mûrs
et qui attendent un événement déclencheur. Ces phénomènes de solidarité à
l'intérieur du réel sont tels que quand je prends un segment du réel, je peux, à partir
de ce segment, reconstituer la totalité. Non pas de la façon dont le développement de
l'ensemble de l'individu est déterminé par les gènes et les chromosomes.
J.-C.P. : La seule question qui m'intéresse c'est : dans quel état d'esprit faut-il se
mettre pour faire des découvertes en histoire ou en sociologie ? Est-ce que c'est dans
cet état d'esprit qui a toujours quelque chose d'organiciste, selon lequel une société
serait comme un organisme dans lequel les solidarités entre segments seraient telles
que, grosso modo, on va toujours trouver quelque chose de la totalité dans le petit
morceau ou, au contraire, faut-il être dans l'état d'esprit inverse : je cherche à
débrouiller des histoires qui ne se recoupent jamais, des temps qui se déroulent à des
vitesses différentes, des groupes qui vivent partiellement dans des histoires
différentes ? Bref, dans la logique du fonctionnement social ou dans la logique
pluraliste ?
A vrai dire, cela dépend des époques : dans les moments où règne un terrorisme
holiste, il vaut mieux faire l'hypothèse pluraliste, mais aux époques où la recherche
s'éparpille dans l'ethnographie, la sociographie ou l'historiographie, un rien de retour
au concept est de bonne hygiène.
18. Goldstein, К. La struture de l'organisme. Paris, 1951. Traduction française de Der Aufbau des
Organismus, 1934.
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J.-C. P. : Tu poses une question que nous n'avons pas encore posée : celle du
statut à donner à ce type de travail conceptuel qui s'appelle depuis longtemps "de la
synthèse historique" ; il y a d'ailleurs en France un courant d'idées autour de la
Revue de Synthèse.
Qu'est-ce que la synthèse historique ? Tu expliques qu'il y a un moment où, à
partir d'informations elles-mêmes coagulées en connaissances cohérentes sur divers
secteurs de la société, tu as envie de construire une synthèse historique, autrement
dit, tu définis ce moment où l'on a envie de faire comme Braudel, de faire comme
Chaunu, etc. Je me demande simplement où situer le genre d'intelligibilité que
visent à produire ces synthèses typiquement historiques. Elle est aussi éloignée, si
l'on y réfléchit, du pôle thucydidéen que du pôle des raisonnements expérimentaux
qui, avec toutes leurs contraintes de multidépendances entre variables, de limitations
de la généralité par le contexte, empêcheraient de fonctionner ces panoramas
généraux. N'est-ce pas un troisième pôle qui s'éloigne de celui du récit (alors que
dans mon schéma, il s'y trouvait) jusqu'à se confondre avec le raisonnement
sociologique, mais mis au service de l'histoire trans-événementielle ?
A.P. : Beaucoup moins, encore qu'il faille faire sa place à un certain nombre
d'événements. Si je fais une histoire de la société française, il y aura nécessairement
une histoire de mai 68, une histoire du Front Populaire, une histoire de la Libération,
une histoire de la crise sociale de 1919-20 parce que les moments de crise sont aussi
des moments de vérité, des moments où un certain nombre de rideaux se déchirent
et où s'expriment des intérêts collectifs puissants. La crise à la fois révèle un certain
nombre de traits préexistants et elle crée une nouveauté. Une histoire de la société
doit allier de l'événementiel et beaucoup de structurel. Pour moi, l'important est de
donner un sens global à toute une série de recherches partielles, c'est pourquoi je n'ai
pas du tout envie d'abandonner l'histoire globale.
Q. : J'aimerais avoir votre point de vue sur ce véritable phénomène social qu'est
l'intérêt pour le passé et la mémoire collective. On ne compte plus les historiens
amateurs locaux. Est-ce qu'il ne s'attache pas à ce genre d'activité une certaine vision
de l'histoire.
A.P. : On revient à Mitterrand, les peuples qui n'ont pas d'histoire sont des
peuples sans identité. Il y a en effet dans notre société une quête des origines et des
racines. Mais il me semble que comparée à ce qui se passe dans certains pays
notamment Scandinaves, ce phénomène reste limité. En Suède, au Danemark, en
Angleterre, le mouvement des historiens du dimanche est beaucoup plus
considérable, plus populaire qu'en France où il reste sous le contrôle des
intellectuels, du moins de ces intellectuels locaux que sont les professeurs. Mais il
est vrai qu'il y a en France une sorte de démocratisation de l'histoire. La
vulgarisation historique qui a mené des dizaines d'auteurs à l'Académie Française,
les érudits locaux qui dans les sociétés savantes de province faisaient des recherches
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JEAN-CLAUDE PASSERON
CERCOM, CNRS-EHESS
ANTOINE PROST
Université de Paris I
RESUME
Pour Antoine Prost, l'histoire en France jouit d'un statut particulier : elle est
centrale dans la constitution de l'identité nationale. La société française se saisit et
s'analyse elle-même à travers son histoire et ceci induit un certain type de
connaissance. Dans l'opposition que fait Raymond Aron entre explication et
compréhension, l'histoire est du côté de la compréhension. La sociologie vise plus à
expliquer, c'est-à-dire à rechercher des causes. C'est le Durkheim du Suicide qui la
représente le mieux.
Jean-Claude Passeron pense que les deux disciplines sont en fait sur le même
terrain et qu'elles sont épistémologiquement indiscernables. Elles se distinguent
sociologiquement par la façon dont chacune des deux communauté joue du va et
vient entre raisonnement expérimental et mise en intrigue dans le récit historique.
Les sociologues préfèrent les moments de raisonnement expérimental qu'ils ne
peuvent pas toutefois pousser à leur terme, les historiens tout particulièrement quand
ils traitent de périodes très anciennes pour lesquelles les mots d'aujourd'hui n'ont pas
de sens, en sont réduits à suggérer.
Les deux disciplines sont sans doute destinées à dialoguer sur le même terrain et
à se féconder mutuellement.
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