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Séance 2 peuvent étudier tous les domaines de la réalité.

Mais, II : CE QUE LE SOCIOLOGUE


si aucune discipline scientifique n’est propriétaire VOIT EN PRIORITE
PREMIERE SECTION d’un morceau spécifique de la réalité de notre monde,
et si toutes les disciplines scientifiques peuvent se sai-
DE L’OBJET AU REGARD sir des morceaux qui leur semblent pertinent, qu’est- IIA : L’exemple du bouc émissaire.
SOCIOLOGIQUE ce qui distingue ces disciplines ? Ce qui va les distin-
guer, c’est la manière dont elles s’intéressent à cette Il s’agit d’une personne qu’un groupe rend res-
réalité, ce sont les questions qu’elles posent et la ma- ponsable d’une faute bien qu’elle ne l’ait pas com-
Présenter la sociologie avec des définitions est ra- nière dont elles essaient d’y répondre » (2012, pp. 49- mise. C’est celle que l’on agresse sans avoir à se jus-
pidement insatisfaisant. D’une part parce que les dic- 50). C’est donc le « regard » qu’elles portent sur les tifier aux yeux des autres et sans risquer de se voir
tionnaires courants nous disent que la sociologie est réalités du monde qui fait la singularité les disciplines réprimander ; celle à laquelle il est fait violence sous
« l'étude scientifique des sociétés humaines et des scientifiques et non leur objet. l’œil amusé et complice du reste de la communauté.
faits sociaux » c’est-à-dire définissent cette discipline En effet, plusieurs disciplines peuvent étudier
par son objet. C’est commode mais très limitatif. l’objet société : les historiens lorsqu’il analysent la IIA1 : Une fonction sociale de régulation des
D’autre part parce que les sociologues eux-mêmes société du Moyen Age ; les démographes lorsqu’ils groupes humains. Si certains disent que c’est mal (le
sont incapables de s’entendre sur une définition com- analysent le vieillissement d’une population ou en- moraliste), dans la nature humaine (le philosophe), le
mune de leur science. Raymond Aron, qui l’enseigna, core les économistes lorsqu’ils analysent les échanges résultat d’une mauvaise éducation (l’éducateur) ou
après la Seconde Guerre-mondiale, au sein des plus de marchandises entre les Hommes. A l’inverse, la condamnable (le juriste), le sociologue, qui observe
prestigieuses institutions d’enseignement supérieur sociologie n’étudie pas que la société. Elle peut porter la récurrence d’un tel phénomène dans nos sociétés
françaises écrivait en 1962 : « Sur un point et peut- son attention, avec les psychologues, sur le bouc (tant dans l’espace que dans le temps), relie volontiers
être un seul, tous les sociologues sont d'accord : la émissaire ; elle peut, avec les linguistes, analyser le ce fait à la fonction sociale de régulation [071] des
difficulté de définir la sociologie » (Dix-huit leçons langage et elle peut aussi, avec les démographes, ana- groupes humains qu’il remplit. La thèse de René Gi-
sur la société industrielle, p. 13). En fait, il y a autant lyser le choix du conjoint. rard (Le Bouc émissaire, 1982) repose sur trois points.
de définitions de la sociologie qu’il y a d’écoles de
sociologie. Il faut donc trouver un autre moyen pour IIA2 : Le désir mimétique. D’abord, il y a le fait
dire ce qu’est la sociologie. que nous désirons ce que l’autre a, voire même que
C’est l’avis des auteurs de Je réussi en socio pour nous ne le désirons que si l'autre l’a et désire le garder.
lesquels : « La sociologie ne se définit pas par des Exemple : un enfant qui prend le jouet de son copain
parties de la réalité sociale qu’elle aurait la possibi- l’abandonne si ce dernier n’en fait pas cas.
lité ou le devoir d’étudier. De manière générale, les
différentes disciplines scientifiques ne se définissent IIA3 : La violence contagieuse et l’éclatement
pas, en premier lieu, par le domaine de la « réalité » de la communauté. Ensuite, le désir mimétique in-
dont elles devraient s’occuper. Toutes les disciplines

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duit des tensions puis des violences interperson- entre Flamands et Wallons ne repose pas seulement sont encouragés à s’exprimer et leurs erreurs d’ex-
nelles contagieuses (où l’on finit parfois par ne plus sur des questions linguistiques mais épouse des en- pression patiemment reprises. Là, où la langue n’est
très bien savoir pourquoi on se bat). Les rivalités in- jeux sociopolitiques, socioculturels et socioécono- pas considérée comme une ressource pour l’avenir,
duites font exploser le groupe et le vivre ensemble. miques. Avec William Labov (1963), elle constate les l’enfant est d’abord peu autorisé à parler et ensuite
usages variés d’une seule et même langue en fonction moins souvent corrigé.
IIA4 : Le sacrifice d’un bouc émissaire pour de la position sociale des locuteurs. A New-York, par
recréer la communion sociale. Partant de là, com- exemple, le « r » ne se prononce pas de la même ma- IIB1c : Les langages spécifiques à certains
ment une société peut-elle bloquer les conséquences nière selon que l’on est membre des classes popu- groupes sociaux. Il y a autant de manières de s’ex-
délétères de la violence de tous contre tous ? En sa- laires, moyennes ou supérieures. Le social travaille le primer qu’il y a de catégories sociales. Entendre dire
crifiant l’un de ses membres. La désignation et le sa- système linguistique. Etre homme ou femme, jeune à quelqu’un « c’est la personne que je t’ai parlé
crifice d’un bouc émissaire transforment la violence ou vieux, ouvrier ou ingénieur, urbain ou rural en- d’elle » ou encore « c’est la personne dont je t’ai
autodestructrice de « tous contre tous » en une vio- traine des rapports différents aux normes linguis- parlé » ne chance rien sur le fond du message, mais
lence de « tous contre un seul » génératrice d’un tiques. Plus en détail, la sociolinguistique porte son nous dit beaucoup sur l’appartenance socioculturelle
ordre nouveau et d’une paix sociale retrouvée. Quoi attention sur trois points. du locuteur. Aux groupes hégémoniques correspon-
de plus facile pour se souder les uns aux autres que de dent les formes d’expressions légitimes et aux
s’inventer un ennemi commun (les juifs, les étrangers, IIB1a : Les différences d’aptitudes verbales se- groupes marginalisés les formes réprimées. C’est cela
les jeunes, les homosexuels, les riches, les fonction- lon les milieux sociaux. Elles sont facilement mises que le sociologue voit en priorité lorsqu’il écoute les
naires, les parisiens…) en évidence par des tests qui montrent une corrélation uns et les autres parler.
Bref, ce que voit le sociologue, c’est la fonction entre d’une part les résultats obtenus et d’autre part le
de régulation sociale jouée, bien malgré lui, par le niveau socio-économique d’appartenance. Basil IIB2 : Langage et domination. Pierre Bourdieu
bouc émissaire. Il voit dans l’objet « bouc émissaire » Bernstein (1975) a établi l’existence de codes linguis- a publié un ouvrage intitulé Ce que parler veut dire
(qui ne lui est pas propre) ce qui fait lien avec la ques- tiques élaborés chez les enfants de milieux sociaux (1982). Il y écrit que « les échanges linguistiques sont
tion sociale. favorisés et restreints chez les enfants issus de mi- aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actua-
lieux sociaux défavorisés très incidents sur la scola- lisent les rapports de force entre locuteurs ou leurs
IIB : L’exemple du langage. rité des uns et des autres en raison de la place centrale groupes respectifs » (p. 14). Cela signifie que les
que joue la langue à l’école. échanges linguistiques sont le véhicule d’enjeux so-
A priori réservé au linguiste, le langage est aussi ciaux et notamment des rapports de domination qui
un objet d’études [010] sociologiques. IIB1b : Les différences sociales dans les proces- caractérisent la société. Sa thèse est que le langage
sus d’apprentissage du langage. Les enfants ne sont classe et distingue puis participe au maintien des rap-
IIB1 : Généralités sur la sociolinguistique. Elle pas égaux devant l’apprentissage de la langue du fait ports de domination entre les groupes sociaux : entre
étudie la langue dans ses rapports avec la société. Elle des formes d’interaction et de communication adop- ceux qui maitrisent la parole et le pouvoir et les autres
prête, par exemple, attention aux sociétés plurilingues tées par leur environnement familial. Ici, les enfants (cf. complément de cours). L’école joue dans ce pro-
comme la Belgique pour constater que l’opposition

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cessus un rôle important. Echouer dans les apprentis- IIC1 : Homogamie. Alain Girard dans, Le Choix hommes cadres et professions intellectuelles supé-
sages de la lecture et de l’écriture peut induire d’abord du conjoint (1964) parle d’homogamie [055] pour ca- rieures sont mariés avec des femmes elles-mêmes
une désaffiliation [047] scolaire, ensuite des emplois ractériser le mariage entre personnes de même race ou cadres supérieurs ou bien professions intermédiaires
peu qualifiés et enfin un processus de disqualification ethnicité [091], région, religion, culture, sensibilité alors que celles-ci ne représentent que 24 % des
sociale [050]. politique, génération, profession. Lorsque les époux femmes. Enfin, 74 % des ouvriers sont mariés avec
appartiennent au même groupe social, on parle d’ho- des ouvrières ou des employées alors que celles-ci ne
IIB3 : Langage, société et génération. Enfin, le mogamie sociale. Plus précisément d’homogamie représentent que 59 % des femmes. La probabilité
langage n’est pas inné : il se transmet. Les jeunes gé- d’origine sociale lorsque les époux ont des parents qui pour qu’un cadre supérieur épouse une ouvrière équi-
nérations sont sommées, par la pression sociale et appartiennent à la même catégorie sociale et d’homo- vaut à 4 %. La probabilité pour qu’un agriculteur se
scolaire, de respecter le langage en vigueur (qu’ils ne gamie de position sociale lorsque les conjoints appar- marie avec une femme cadre supérieur est de 1 %.
font évoluer qu’à la marge). La nation [087] française tiennent à la même catégorie sociale.
s’est construite en faisant la chasse aux dialectes ré- IIC1b : Table d’homogamie et origine sociale.
gionaux proscrits par l’école de la IIIe République. IIC1a : Table d’homogamie et position sociale. Cette seconde table d’homogamie (1984) croise l’ori-
Ce fait est toujours d’actualité comme le montre cette gine sociale des couples français c’est-à-dire la pro-
IIC : L’exemple du choix du conjoint. table d’homogamie (1999) qui croise la position so- fession des pères. Il existe une surreprésentation de
ciale de l’homme et de la femme. Si en théorie, les couples possé-
On dit que les mariages arrangés par les parents, hommes peuvent rencontrer des femmes appartenant dant la même
qu’il s’agisse de fusionner du capital industriel ou à toutes les origine sociale.
d’accroître la surface de terres agricoles, sont devenus couches de la Plus la case est
rares et que l’union de deux êtres est désormais affaire société (et vice teintée de noir,
de cœur voire de coup de foudre. Or, les paramètres versa), il en est plus les catégo-
socioculturels restent très pertinents pour expliquer tout autrement ries s’attirent et
les récurrences observables lors de la rencontre amou- dans la réalité. plus la case est
reuse de deux personnes. En effet, les statistiques éta- Les hommes se claire, moins elles ne s’attirent. La diagonale noire
blies sur les mariages par l’Insee (Institut national de marient plutôt qui se dessine atteste d’une persistance du phénomène
la statistique et des études économique) ou par l’Ined avec des d’homogamie d’origine sociale en France.
(Institut national des études démographiques) mon- femmes appar-
trent que la probabilité la plus forte est toujours celle tenant à des couches sociales proches de la leur IIC2 : Homogamie et lieu de rencontre. L’ho-
de se marier avec une personne appartenant au même comme en témoignent l’importance des valeurs si- mogamie à l’œuvre dans le choix du conjoint est prin-
milieu socioculturel que le sien. Il y a corrélation tuées dans les cases qui composent la diagonale de la cipalement due aux lieux fréquentés. On ne croise pas
[021]. table. 51 % des agriculteurs sont mariés à une agricul- les mêmes personnes au concert de l’orchestre philar-
trice alors que les agricultrices ne représentent que monique de Montpellier, au stade de rugby Yves-du-
4 % de la population féminine française. 52 % des Manoir, sur la plage de Palavas ou à la paroisse de

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l’église Saint-Roch. Choisir où l’on va, c’est choisir, IID : Fortune, infortune de la femme mariée. [026] de la réalité conjugale permet, selon François
inconsciemment, qui l’on peut rencontrer. Les lieux de Singly, de voir ce que masquent les sentiments
de rencontres sont de trois types : publics (soirée en La dernière illustration est empruntée à François amoureux : « L'amour se présente sous les traits de la
discothèque), réservés (rencontre à l’université) et de Singly auteur de Fortune, infortune de la femme gratuité et du désintéressement, aussi les intérêts so-
privés (repas chez des amis). Tous sont socialement mariée (1987). Il y étudie les effets de la vie conjugale ciaux en jeu dans la vie conjugale peuvent-ils non
clivants. En effet, peu d’agriculteurs ont rencontré sur les femmes. Pour ce faire, il procède à une objec- seulement devenir invisibles, mais être déniés par les
leur conjointe dans un lieu privé ou réservé mais tivation via une épure de la situation de manière à ne acteurs sociaux » (p. 13). Or le mariage n’est pas sans
beaucoup dans un lieu public (70 %). Inversement, les plus voir que ce qui est essentiel au sociologue. A effet que la valeur sociale des époux. En effet, « une
enseignants et des cadres supérieurs sont peu à avoir cette fin, il fait d’abord disparaître de son champ de femme amoureuse de son mari et de ses enfants, et
fait connaissance de leur épouse dans un lieu privé ou vision « l’amour » (cf. complément de cours). Cela ne aimée en retour, ne perd jamais, alors, au jeu du ma-
public mais 70 % dans un lieu réservé. Il existe donc revient pas à nier son existence, mais François de riage. Ses éventuelles pertes sur son livret de patri-
une sociologie de la rencontre amoureuse qui influe Singly choisit sciemment de négliger ce paramètre moine sont compensées par le bonheur et l'affection
sur le choix du conjoint. afin de faire ressortir les aspects sociologiques de la qu'elle reçoit de sa famille. Si l'amour est introduit
relation conjugale. Dans les faits, il gomme les di- dans l'analyse, les comptes deviennent miraculeuse-
IIC3 : Homogamie et représentations. Au-delà mensions subjectives et affectives inhérentes à ment équilibrés grâce au surplus affectif » (p. 13).
des pratiques culturelles, le choix du conjoint est éga- l’union conjugale pour faire ressortir les dimensions Mais si le paramètre « amour » est retiré du modèle
lement surdéterminé par les représentations que les objectives et concrètes. Exclure le sentiment amou- d’analyse, ce dernier donne à voir la relation conju-
hommes et les femmes se font du partenaire idéal. Via reux lui permettre de se focaliser sur les « les intérêts gale sous un autre jour. Le patrimoine et la valeur so-
les contes de fée ou les images véhiculées par les ma- sociaux en jeu dans la famille contemporaine » (p. 8) ciale de la femme subit « une dégradation sur le mar-
gazines et les séries télévisées, notre société construit c’est-à-dire sur le patrimoine et la valeur de l’homme ché du travail » (p. 16) tandis que l’homme marié voit
des stéréotypes collectifs. Ceux-ci participent aux dé- et de la femme, avant et après le mariage, pour en vé- le rendement de son capital [037] personnel augmen-
finitions du beau et du laid sachant, là encore, que ces rifier les évolutions respectives. Si la valeur du patri- ter du simple fait d'être marié.
dernières varient d’un milieu socioculturel à l’autre. moine de la femme augmente après le mariage alors
Des études montrent que, plus le niveau social de la l'effet de celui-ci est bénéfique pour elle ; si a contra- En conclusion, ce qui fait la singularité du socio-
femme s’élève, plus l’homme idéal est grand, mince rio celle-ci décroît alors son effet est négatif. logue, c’est qu’il voit en toute chose, même dans des
et brun. Ce patrimoine est défini à partir de trois res- choses qui, a priori, n’ont rien à voir avec la société
Bref, s’il existe des mariages mixtes qui consti- sources. D’abord le capital social évalué à partir du comme le bouc émissaire, le langage, le choix du con-
tuent un bon indicateur d’intégration sociale, ces der- nombre de relations sociales possédées. Ensuite le ca- joint, la vie conjugale les relations qu’elles entretien-
niers sont statistiquement rares. C’est que le socio- pital économique estimé par le biais du revenu et du nent avec le fait de vivre en société.
logue voit en priorité lorsqu’il étudie la question du patrimoine. Enfin le capital culturel correspondant au
choix du conjoint. diplôme acquis le plus élevé et au nombre de sorties
culturelles. La somme des trois définit le niveau de
ressource de chaque personne. Une telle modélisation

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