Vous êtes sur la page 1sur 4

Séance 3 Sorbonne en 1902 que « L'homme que l'éducation (p. 60).

Puis tandis que l’ethnographe procède volon-


doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la tiers en pratiquant le récit de vie [030] ou l’observa-
III : LE REGARD SOCIOLOGIQUE nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit » tion [028] participante, de façon à s’immerger dans la
ET LES AUTRES (Education et sociologie, 1922, p. 100). Pour en culture d’une ethnie, le sociologue, au contraire,
rendre compte, il préconise l’usage de l’appareillage opère souvent une rupture et une distanciation avec la
statistique et le questionnaire [029] lorsque le psy- société/communauté qu’il étudie de manière à acqué-
IIIA : Le regard sociologique et les Sciences chologue use de l’entretien [023]. rir une certaine objectivité.
humaines et sociales.
IIIA2 : Sociologie et histoire. Comme la sociolo- IIIA4 : Sociologie et économie. Parmi les
Qu’est-ce qui distingue le regard sociologique de gie, l’histoire analyse le fonctionnement des sociétés sciences humaines et sociales, il y a l’économie avec
celui porté sur la réalité humaine et sociale par les et des hommes : les structures familiales, les goûts laquelle la sociologie partage de nombreux sujets
autres sciences ? Sur cette question l’ouvrage d’Oli- culturels, les hiérarchies et stratifications sociales, les d’études.
vier Martin, Emmanuelle Brun et Alexandre Mathieu- mouvements migratoires, les échanges économiques.
Fritz, Je Réussi en socio (2012) peut servir de guide. A ceci près que si la première se concentre sur leurs IIIA4a : L’exemple de l’entreprise. A la diffé-
manifestations contemporaines, la seconde à vocation rence de l’économiste, le sociologue n’analyse pas le
IIIA1 : Sociologie et psychologie. Elles parta- à étudier celles du passé. Pour ce faire, leurs outils bilan comptable, la stratégie industrielle, le position-
gent le fait d’étudier le comportement des individus divergent : en sociologie l’enquête domine tandis nement sur le marché ou la productivité. Il prête da-
en société. Mais psychologues et sociologues ne qu’en histoire le recours aux archives est majeur. vantage attention aux relations humaines voire aux
voient pas le même individu. Les premiers considè- Mais les frontières peuvent se brouiller lorsque, par modalités d’organisation du travail au sein de l’entre-
rent que ce sont les propriétés mentales propres à exemple, le sociologue étudie le passé d’une commu- prise. Il peut observer le niveau de bien-être, la cul-
chaque personne qui gouvernent son comporte- nauté. Cela dit, lorsque qu’il étudie la société d’hier, ture d’entreprise, les solidarités entre salariés.
ment (intelligence, personnalité, traumatismes). Les c’est seulement pour éclairer le présent.
seconds estiment que les comportements humains IIIA4b : Mayo et la Western Electric Cie. Il est
sont conditionnés par le contexte social. Autrement IIIA3 : Sociologie et ethnologie. Avec l’ethnolo- une enquête américaine célèbre : celle qu’Elton Mayo
dit, si nous agissons comme nous le faisons, c'est gie (ethnographie [024] ou anthropologie) les diffé- réalise dans les années 1930 auprès des ouvrières
parce que la société nous a appris à faire ainsi. « De rences sont minces puisque toutes les deux analysent d’une usine de montage d’équipements télépho-
manière un peu schématique, la psychologie cherche des peuples et des sociétés. Il est toutefois quelques niques. La Western Electric Cie fait appel à lui pour
à rendre compte des faits humains à partir des pro- divergences : « l'ethnologie se consacre à l'étude des remédier à quelques dysfonctionnements portant at-
priétés psychiques individuelles, tandis que la socio- propriétés sociales et culturelles des sociétés « an- teinte à la productivité de l’entreprise et qui se mani-
logie cherche à rendre compte de ces mêmes faits à ciennes », « traditionnelles », ou des aires culturelles festent par de l’absentéisme au travail, du freinage des
partir des structures et propriétés des groupes (leur « exotiques », par opposition à la sociologie qui se cadences et des montages défectueux. Elton Mayo a,
culture, leur structure, leur organisation...) » (pp. 57- consacre prioritairement à l'étude des sociétés mo- dans un premier temps, amélioré l’éclairage, aug-
58). Emile Durkheim dit dans sa leçon inaugurale à la dernes développées (ou en voie de développement) » menté les temps de pause, accordé le droit de parler

019 020 021

1
en travaillant et offert une collation ce qui a immédia- soixante ans dans la structure de la population. Le so- première vue, le journaliste et le sociologue parta-
tement eu un effet positif sur la productivité des ou- ciologue, lui, préfère étudier les conséquences de ce gent le même intérêt pour les faits de société. Il n'est
vrières. Or, dans un second, contre toute attente, la vieillissement de la société sur les rapports de forces pas rare […] que des journalistes sollicitent des so-
productivité a continué d’augmenter alors même que politiques, les relations de solidarité intergénération- ciologues pour commenter ou analyser tel ou tel fait.
les experts retirent, un a un, les avantages accordés nelle ou encore la dynamisation du tissu associatif. Et il existe des journalistes d'investigation qui mènent
aux ouvrières et dégradent leurs conditions maté- des recherches presque aussi longues que celles con-
rielles de travail. IIIA6 : Sociologie et philosophie. Enfin, si la so- duites par les sociologues. Mais, en dehors de ces
ciologie est « fille » de la philosophie, elle s’en dé- rapprochements ponctuels, le journalisme et la socio-
IIIA4c : Les relations humaines au travail. marque fortement. Tandis que l’analyse sociale du logie ne peuvent pas être assimilés l'un à l'autre.
L’explication d’Elton Mayo est la suivante : le simple philosophe repose sur un travail théorique et critique D'une part, parce que les sociologues ont besoin de
fait que les ouvrières soumises aux expériences scien- des concepts, celle du sociologue s’appuie sur des beaucoup de temps pour conduire des enquêtes ap-
tifiques se soient senties considérées a transformé po- données empiriques (appelées aussi corpus [020]) profondies, pour recueillir toutes les informations
sitivement le climat et l’ambiance dans l’atelier d’une émanant d’observations réalisées sur un terrain d’en- dont ils ont besoin : disposer de temps […] pour ana-
part et les relations humaines au travail d’autre part. quête. « Ainsi, par exemple, le sociologue travaillant lyser les faits de société est évidemment peu compa-
Pour le dire autrement, les ouvrières avaient gagné en sur les inégalités cherche plutôt à identifier les tible avec les exigences du métier de journaliste et la
estime d’elle-même ainsi qu’en autonomie ce qui formes concrètes d'inégalité et les mécanismes qui les nécessité de pouvoir informer et commenter très ra-
s’est traduit par une augmentation de leur productivité produisent ; il mesure leur ampleur et leurs évolu- pidement ces mêmes faits. D'autre part, le sociologue
indépendamment de leurs conditions matérielles de tions au fil du temps ; il étudie les conséquences de s’attache davantage à dépasser les faits pour saisir
travail. Ces résultats sont exposés dans Les Pro- ces inégalités... De son côté, le philosophe cherche les logiques sous-jacentes, les structures sociales, les
blèmes humains de la civilisation industrielle (1933) plutôt à identifier le contenu de cette notion d'inéga- mécanismes invisibles qui sont à l’œuvre : tel ou tel
et Les Problèmes sociaux de la civilisation indus- lité ; il s'interroge sur les justifications possibles des fait de société ne sera pour lui qu’un premier indice
trielle (1947). inégalités ou sur les valeurs véhiculées par cette no- pour s'interroger sur le contexte social, politique ou
tion. » (pp. 63-64). culturel permettant de comprendre voire d'expliquer
IIIA5 : Sociologie et démographie. Comme le ce fait. Le fait social, que les journaux rangeraient
sociologue, le démographe étudie des groupes hu- IIIB : Le regard sociologique et le regard jour- parfois dans la rubrique « faits divers » et qui pour-
mains et les populations. Mais, tandis que le démo- nalistique. rait faire la une des médias, n'intéresse pas nécessai-
graphe s’en tient aux caractéristiques quantitatives de rement le sociologue en tant que tel. Par exemple, un
cette population afin d’en prévoir le devenir (à moyen On trouve enfin, sous la plume d’Olivier Martin, crime peut être la matière principale de l'intérêt jour-
ou long terme), le sociologue peut user de méthodes Emmanuelle Brun et Alexandre Mathieu-Fritz nalistique, alors qu'il ne s'agit pour le sociologue, au
qualitatives [025] pour en étudier la condition pré- quelques remarques intéressantes sur la différence mieux, que d'un élément à replacer dans un contexte
sente. Si l’on prend l’exemple du vieillissement, le entre le métier de sociologue et le métier de journa- plus général à analyser en détail. […] il est fréquent
démographe en rend compte en montrant l’évolution liste, sur le regard de l’un et le regard de l’autre. « A que le sociologue recueille des informations sur de
de la pyramide des âges et le poids des plus de nombreux cas avant de pouvoir les étudier, de repérer

022 023 024

2
les régularités et de prétendre en faire une analyse. Robert K. Merton qui définit la prophétie autoréalisa- multipliant la publication de sondages annonçant leur
Tandis que, de son côté, le journalisme commente trice ainsi : « C’est, au début, une définition fausse de victoire, ils contribuent à fabriquer l’opinion politique
souvent des cas isolés » (pp. 64-65). la situation qui provoque un comportement qui fait et avec elle l’élection de leur patron. Cela dit, en pro-
que cette définition initialement fausse devient vraie » cédant ainsi, le sociologue passe du cas d’actualité
IIIB1 : L’exemple de la prophétie autoréalisa- (Eléments de théorie et de méthode sociologique, singulier à la généralisation théorique.
trice. 1953, p. 173).
Robert K. Merton repère cet effet à l’œuvre dans IIIB1c : Un cas d’école. Imaginons la semaine
IIIB1a : La pénurie d’essence. L’actualité rend de nombreuses situations sociales et notamment lors- ordinaire de trois français. Mr A consomme dix litres
parfois compte de pénuries d’essence causées par le que se développe le racisme ouvrier anti noir aux Usa d’essence au quotidien et dispose en début de semaine
blocage de l’accès aux raffineries par des routiers en durant l’entre-deux-guerres. A l’époque, les ouvriers de quarante litres de carburant dans son véhicule. Mr
colère. Soucieux d’en rendre compte, le journaliste américains Blancs s’opposent à l’entrée des Noirs B consomme quarante litres par jour et possède vingt
fait, au quotidien, état des difficultés d’approvision- dans les syndicats ouvriers au motif que ces derniers litres d’essence dans son réservoir. Mr C a besoin de
nement des automobilistes, de l’avancée des revendi- sont des briseurs de grève qui font fi de la solidarité cinq litres d’essence au quotidien et a vingt-cinq litres
cations des grévistes voire des mesures prises par ouvrière et syndicale. Ils ont cette réputation parce d’essence en réserve le dimanche soir. Enfin il y a 270
l’Etat pour palier la situation. Il peut aussi décrire la qu’ils acceptent de travailler, coûte que coûte, pour litres de carburant dans les cuves de la station-service
manière dont les Français vivent la pénurie d’essence, des salaires minimes y compris pendant les grèves. Or du quartier. Posons maintenant un événement et deux
montrer les queues qui se forment devant les stations- remarque l’auteur, le fait d’exclure les Noirs des syn- scénarios. L’événement est l’annonce le dimanche
services voire montrer les combines que certains dicats contribue sûrement d’abord à les exclure du soir au JT de 20 heure d’une grève probable des rou-
automobilistes utilisent pour assurer le plein d’es- marché du travail, ensuite à entretenir leur volonté de tiers et d’une pénurie possible de carburant compte
sence de leur véhicule. Mais que fait le sociologue ? travailler quelles qu’en soient les conditions (y com- tenu de leur intention d’en bloquer l’approvisionne-
Il élargit le propos et réfère, par exemple, cette actua- pris pendant les grèves) et enfin à les détourner du ment. Partant de là, deux scénarios sont possibles.
lité à la notion de prophétie autoréalisatrice qui carac- syndicat tenu par les ouvriers Blancs. On a là un cas Selon un premier scénario, personne ne croit en la
térise la situation fort bien décrite par Paul Watzla- typique de causalité circulaire (cf. complément de possibilité d’une pénurie de carburant. Dès lors cha-
wick dans un texte intitulé des « Les prédictions qui cours). cun fait son plein d’essence seulement lorsqu’il de-
se vérifient d’elles-mêmes » extrait de L’Invention de On retrouve le mécanisme de la prophétie autoréa- vient nécessaire. Dans ce cas, Mr B doit faire le plein
la réalité (1988) (cf. complément de cours). lisatrice en de nombreuses situations. L’annonce tous les jours pour pouvoir circuler, il fait 800 kilo-
d’une faillite bancaire est le meilleur moyen de pro- mètres par jour et consomme au quotidien quarante
IIIB1b : De Thomas à Merton : exemples de voquer la ruine d’une banque (pourtant en bonne litres de carburant. Mr A et Mr C n’ont besoin de faire
prophéties autoréalisatrices. Il se remémore aussi le santé) puisqu’il engage l’épargnant à retirer ses éco- le plein qu’une fois : le jeudi pour l’un (Mr A qui con-
théorème de William Thomas selon lequel si les nomies de la banque qui, privée de cette ressource, ne somme dix litres au quotidien et avait le dimanche
hommes considèrent des situations comme réelle, peut effectivement faire que faillite. On peut aussi soir à sa disposition quarante litres d’essence) ; et le
alors elles le deviennent dans leurs conséquences. Il évoquer l’usage des sondages par les personnalités vendredi pour l’autre (Mr C qui fait très peu de kilo-
pense également aux écrits du sociologue américain politiques. Leurs conseillers savent très bien qu’en mètres au quotidien mais n’a que vingt-cinq litres de

025 026 027

3
carburant à sa disposition en début de semaine). Par- pas le choix. Il doit faire, comme d’habitude, le plein fait six victimes. La presse rend compte de cette ac-
tant de là, le vendredi soir, tout un chacun a assez tous les jours puisqu’il consomme l’équivalent d’un tualité y compris du fait que le violeur en série pré-
d’essence pour partir en week-end malgré le fait que plein au quotidien. Mais il se produit que la préve- sumé pratique sur le visage de ses victimes, à l’aide
la station-service du quartier n’ait pas été approvi- nance observée par Mr A et M. B ont prématurément d’un cutter, ce que l’on appelle « le sourire de
sionnée de la semaine : il lui reste même encore dix vidés les réserves de la station-service du quartier. Et l'ange ». Que fait le sociologue à partir d’une telle ac-
litres de carburant en stock. Sachant que la station- lorsque M. B s’y rend le vendredi pour faire son der- tualité ? Il pense que se répand à Lyon une rumeur
service sera réapprovisionnée le lundi matin, les trois nier plein hebdomadaire (et y arrive malheureuse- comportant deux ingrédients classiques des légendes
automobilistes pourront reprendre leur train-train ment pour lui un peu après M. A), alors il ne peut urbaines à savoir le petit garçon qui pleure et le sou-
comme si de rien n’était. Bref, personne n’a cru à la mettre que cinq litres de carburant dans son réservoir. rire de l’ange. Il repère derrière le fait singulier une
pénurie et celle-ci n’a pas eu lieu. Car il y a pénurie d’essence. Il lui manque quinze situation typique et récurrente. Pour le sociologue
Imaginons un second scénario : le plus probable. litres de carburant pour circuler durant sa dernière Jean-Bruno Renard, les rumeurs et les légendes ur-
Les trois automobilistes sont convaincus qu’il va se journée de travail de la semaine. De fait, non seule- baines, aussi surprenantes les unes que les autres, et
produire une pénurie d’essence. Dès lors chacun ment il ne peut donner satisfaction à tous ses déplace- par définition fausses, circulent abondamment dans
ajuste son comportement à cette croyance. Ils com- ments professionnels du vendredi mais, en plus, il ne nos sociétés. Elles apparaissent chaque fois qu’il
mencent d’abord par se ruer, dès le lundi à la station- peut pas partir en week-end. s’agit d’exprimer les peurs et les angoisses d'une so-
service du quartier, pour faire le plein de leur véhi- ciété en crise. Elles sont une manière, comme la ru-
meur d’Orléans décrite par Edgar Morin en 1969,
pour les parents de dire à leurs filles qu’elles doivent
se tenir à l’écart des tentations de la vie moderne. Il
faut noter, qu’à l’heure actuelle, les réseaux sociaux
amplifient sans commune mesure des rumeurs qui cir-
culent de nos jours plus vite que par le bouche à
Conclusion : le fait de croire en l’imminence oreille traditionnel.
cule. Et ils cherchent ensuite à le refaire le plus régu- d’une pénurie d’essence est le meilleur moyen de la
lièrement possible de manière à maintenir leur réserve provoquer.
de carburant au plus haut niveau. Que se passe-t-
il dans ce cas ? Mr A va fait son plein tous les jours et IIIB2 : L’exemple des légendes urbaines. En
met quinze litres de carburant au quotidien de manière 2013, de nombreux messages circulent sur les réseaux
à avoir toujours quarante litres d’essence en réserve sociaux à Lyon. Ils conseillent aux étudiantes de se
dans sa voiture le soir pour le lendemain. Mr C fait le méfier d’un petit garçon perdu qui pleure dans la rue
plein en début de semaine, puis ne le refait que le et demande à être reconduit chez lui. Les informations
jeudi. Cela lui suffit pour disposer de 30 litres d’es- disent qu’il sert d’appât pour un violeur en série qui a
sence à la veille du week-end. Quant à Mr B, il n’a

028 029 030

Vous aimerez peut-être aussi