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SÉ ANCE 1

PERCEPTION JURIDIQUE DE LA FAMILLE

Objectif de la séance : saisir les enjeux d’une réglementation juridique de la famille, se


familiariser avec la méthodologie juridique.

I. LA NOTION DE FAMILLE

Document n° 1 : Fr. Héritier, V° « Famille. Les sociétés humaines et la famille », Encyclopédie


Universalis, extraits

Document n°2 : S. Vallon, « Qu'est-ce qu'une famille ? Fonctions et représentations


familiales », VST - Vie sociale et traitements, 1/2006 (no 89), p. 154-161, extraits.

Document n°3 : E. Durkheim, « Introduction à la sociologie de la famille », Annales de la Faculté


des Lettres de Bordeaux, 1888

II. LA RÉGLEMENTATION DE LA FAMILLE

Document n° 4 : Chronologie des principales réformes du droit de la famille depuis 1804

Document n°5 : F. Dekeuwer-Defossez, « Droit des personnes et de la famille : de 1804 au pacs


(et au-delà ...). », Pouvoirs 4/2003 (n° 107), p. 37-53

Document n°6 : Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil, extraits.

Document n°7 : Exposé des motifs de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux
couples de personnes de même sexe

Document n°8 : AP, 31 mai 1991, n°90-20.105

EXERCICES

Lire l’intégralité des documents et expliquer en quelques lignes ce qu’il vous semble pertinent
d’en tirer pour le cours de droit de la famille.

A partir du site légifrance (https://www.legifrance.gouv.fr/initRechJuriJudi.do), identifiez


plusieurs occurrences du mot « famille » dans le Code civil mais également dans d’autres Codes.
Que pouvez-vous en déduire sur l’appréhension juridique de la famille ?

Pensez-vous que le législateur devrait définir la notion de famille ? Donnez des arguments pour
et contre.

Faites la fiche d’arrêt du document 8. Expliquez ce qu’est un pourvoi dans l’intérêt de la loi et
interrogez-vous sur ce que cet arrêt laisse percevoir du rô le du juge en droit de la famille.
Etudiez la méthode du cas pratique dans la fiche de méthodologie mise en ligne sur l’ENT ainsi
qu’en consultant le tutoriel de l’UCP « Déclic droit ». Une fois ce travail effectué, résoudre le cas
pratique suivant en prenant soin d’appliquer la méthodologie idoine :

Le 1er juillet 2002, Victoria et David B. se sont mariés à Paris, entourés des membres de leurs familles
et de leurs amis. Au fil des années, leur idylle s’est néanmoins muée en cauchemar, en raison de leurs
vaines tentatives afin de donner naissance à un enfant. Arguant du fait que David est le frère de son
père, Victoria s’est remariée en 2015 à Bordeaux, sans autre formalité (et sans divorcer), avec Harry
K., un jeune footballeur anglais de vingt ans son cadet. Et, par miracle, Victoria a donné naissance à
deux charmants enfants, en 2016 et 2018. Lundi dernier, David est venu vous consulter. Il souhaiterait
contester la validité du mariage célébré entre Victoria et Harry. Qu’en pensez-vous ?
Document n° 1 : Fr. Héritier, « Famille. Les sociétés humaines et la famille », Encyclopédie
Universalis, extraits

Tout le monde sait ou croit savoir ce qu'est la famille. Elle est inscrite si fortement dans la
pratique quotidienne, elle est d'une expérience si intime et si « familière » qu'elle apparaît de
façon implicite comme une institution allant de soi, un « donné » naturel et, par une forme
d'extension somme toute logique, comme un fait social universel. La catégorie de donné naturel
et celle de fait universel se confortent mutuellement : la famille doit être universelle si elle est
naturelle ; elle est naturelle si elle est universelle. En l'occurrence d'ailleurs, à ce niveau, qui est
celui des représentations populaires, la croyance en une universalité naturellement, presque
biologiquement fondée de la famille ne renvoie pas à une entité abstraite qui serait susceptible
de prendre des formes variées dans le temps et dans l'espace ; elle renvoie, au contraire, de
façon précise, au seul mode d'organisation qui nous soit familier en Occident. Les traits les plus
marquants en sont : la dimension réduite au couple formé par un homme et une femme et à
leurs enfants ; la monogamie, tout au moins dans un même temps ; la résidence virilocale ; la
transmission du nom par les hommes ; l'autorité masculine.

À dire vrai, les représentations populaires sont sur un point, celui de l'universalité, presque
fondées. Si l'on accepte comme définition minimale de la famille celle qui fut proposée par
Claude Lévi-Strauss en 1956 comme point de départ de sa réflexion, à savoir « l'union plus ou
moins durable et socialement approuvée d'un homme, d'une femme et de leurs enfants »
(version française de 1971), alors il semble bien qu'une unité sociale de cette forme soit une
institution très largement répandue. Il est vrai qu'on la rencontre aussi bien chez les peuples les
plus « développés » que chez les peuples les plus « primitifs », ce qui ruine le schéma qui fait de
cette forme de famille l'extrême pointe d'une évolution allant de l'indifférenciation archaïque
vers des formes raffinées. Ainsi, chez les Vedda de Ceylan, qui ont été décrits par G. C. et B. Z.
Seligman (1911) et qui n'avaient pas d'habitat construit ni même permanent, le groupe « occupe
parfois le même abri sous roche, mais chaque famille élémentaire se tient strictement dans sa
partie de l'abri, tout comme si elle était séparée des autres par de tangibles barrières » (R. H.
Lowie). Cette même unité formée par un couple et ses enfants est à la base des familles
polygynes, que l'on pourrait définir en disant simplement que plusieurs unités de ce type
partagent un même homme, mari et père. Enfin, elle est aussi l'unité de base des familles
étendues, où de telles cellules coexistent, dans une résidence commune, sur plusieurs
générations.

Les représentations populaires sont presque fondées ; et, pourtant, il existe des sociétés où ces
associations quasi permanentes d'un homme, d'une femme et de leurs enfants n'existent pas. Le
cas le plus célèbre dans la littérature anthropologique est celui des Nayar de la Cô te de Malabar
aux Indes, tel qu'il fut décrit par Kathleen Gough (1959). Résumons-le à grands traits. Le genre
de vie guerrier des hommes leur interdisait autrefois de fonder une famille. Chaque femme était
mariée nominalement ; elle avait, en effet, un mari choisi dans un lignage régulièrement associé
au sien comme fournisseur de partenaires matrimoniaux ; il s'agissait là d'un mariage rituel qui
avait pour objet, semble-t-il, de fonder la légitimité des enfants. Cependant, les femmes ne
cohabitaient pas avec leurs maris ; elles prenaient les amants qu'elles voulaient. Les enfants nés
de ces unions temporaires appartenaient par naissance au groupe de leur mère, mais ils étaient
légitimés par le mariage formel de celle-ci. L'autorité et la gestion des terres étaient confiées non
pas aux mains de ce mari qu'on ne voyait jamais, mais aux mains des frères des femmes, eux-
mêmes guerriers et amants occasionnels des femmes des autres lignées. La terre, quant à elle,
était cultivée par les membres d'une caste inférieure. Cependant, le type de groupement qui
résulte de cette organisation, et qui est fait de frères et de sœurs et des enfants des sœurs,
constitue bien une famille, quoiqu'il ne reconnaisse pas le modèle conjugal. On peut l'appeler,
par commodité, famille « matricentrée ». Elle est l'expression d'une forme extrême de
différenciation des statuts et des rô les masculin et féminin. On pourrait citer d'autres exemples
d'une telle situation, y compris dans la société occidentale, où elle existe bel et bien, mais
seulement sous une forme relativement embryonnaire et socialement non reconnue.

Tirons de ce cas la conclusion que, si l'union conjugale stable n'existe pas partout, elle ne peut
être une exigence naturelle. Mais, à vrai dire, lorsqu'on y regarde de près, en dehors du rapport
physique, charnel, qui unit la mère à ses enfants (gestation, mise au monde et allaitement, du
moins dans les sociétés où l'allaitement artificiel n'est pas la norme), rien n'est naturel,
nécessaire, biologiquement fondé dans l'institution familiale. Le lien biologique même qui unit la
mère à ses enfants n'a pas partout et toujours pour effet que la mère ait la charge d'élever ses
enfants. Chez les Indiens Tupi Kawahib du Brésil central, où un homme peut épouser plusieurs
sœurs, ou une mère et les filles qu'elle a eues d'autres hommes, les enfants sont élevés par
l'ensemble des coépouses sans que chacune cherche à se préoccuper plus particulièrement des
siens (Lévi-Strauss, 1956). Chez les Mossi du Burkina Faso (R. Pageard), les grandes familles
polygynes procèdent, après le sevrage, à une répartition des enfants entre les différentes
coépouses. Celles qui sont stériles ou qui ont perdu leurs enfants ont ainsi à élever des enfants
qui ne sont pas les leurs, qu'elles chérissent comme les leurs et qui, avant leur entrée dans l'â ge
adulte, ne connaissent pas d'autre mère que leur mère nourricière : alors seulement on leur fait
connaître le lien biologique qui les unit à une autre femme du père.

Aux besoins et aux désirs fondamentaux de l'individu et de l'espèce - le désir sexuel, le désir de
reproduction, la nécessité d'élever, de protéger les enfants et de les conduire à l'autonomie - les
diverses sociétés humaines ont apporté des solutions multiples, qui impliquent toujours
l'existence d'une famille, si elles n'impliquent pas nécessairement l'existence de la cellule
conjugale formée par un homme, une femme et leurs enfants. Non nécessaire biologiquement, la
construction de cette cellule est donc en ce sens artificielle.

[…]

2. Les lois et principes de l'alliance et de la famille

De façon apparemment paradoxale, nous conclurons […] que la famille est bien un donné
universel, en ce sens seulement qu'il n'existe aucune société qui soit dépourvue d'une institution
remplissant partout une ou plusieurs des mêmes fonctions (unité économique de production et
de consommation, lieu privilégié de l'exercice de la sexualité entre partenaires autorisés, lieu de
la reproduction biologique, de l'élevage et de la socialisation des enfants) et obéissant partout
aux mêmes lois : existence d'un statut matrimonial légal autorisant l'exercice de la sexualité
entre deux des membres de la famille au moins (ou prévoyant les moyens d'y suppléer),
prohibition de l'inceste (car les partenaires autorisés ne sont jamais les consanguins), division
du travail selon les sexes. Cependant, même si le mode conjugal monogame, avec la résidence
commune des conjoints, est le plus répandu, l'extrême variété des règles qui concourent à
l'établissement de la famille, à sa composition et à sa survie démontre qu'elle n'est pas, sous ses
modalités particulières, un fait de nature, mais au contraire un phénomène hautement artificiel,
construit, un phénomène culturel.
De la nature à la culture

Mais, alors, pourquoi la famille existe-t-elle ? Quel propos sert-elle pour être universelle,
quelle que soit la forme sous laquelle l'ont instituée les multiples sociétés du monde, actuelles ou
passées ? La réponse à ces interrogations passe par la réponse à une question plus générale,
celle de la raison d'être des lois que l'on trouve associées à l'établissement de la famille : la
forme légale du mariage, la prohibition de l'inceste, la répartition sexuelle des tâ ches. On ne peut
prétendre non plus que ces lois soient fondées sur des exigences naturelles : ainsi, la qualité des
consanguins interdits par la prohibition de l'inceste est extrêmement variable selon les sociétés ;
quant aux tâ ches, celles qui paraissent les plus féminines ici (la couture, par exemple, prise dans
son sens ordinaire, et non pas comme création de mode) peuvent être les plus masculines
d'ailleurs (ce sont les hommes qui taillent les vêtements et les cousent dans les pays d'Afrique
occidentale). Mais ce qui compte et pose un problème - bien que ces lois ne soient pas fondées «
en nature », c'est-à -dire strictement sur des réalités d'ordre physiologique -, c'est l'universalité
de leur application.

Toutes les sociétés établissent une différence entre un type d'union légale, sanctionnée
juridiquement d'une manière ou d'une autre, c'est-à -dire le mariage et des rapports sexuels
occasionnels, qu'ils soient admis ou même prescrits avant le mariage, tolérés ou condamnés
après - ou, même entre le mariage et le concubinage, union stable mais d'une autre nature que le
mariage. Il n'y a, de façon évidente, aucune raison biologique pour justifier cette différence. La
seule relation nécessaire, qui entraîne des rapports de longue durée entre deux individus, est la
maternité, c'est-à -dire le couple formé par la mère et l'enfant (et encore, on a vu que ce peut être
parfois, après le sevrage, un couple d'adoption). […]. La présence du père, d'un homme, aux cô tés
de la mère et de l'enfant, l'affection du père pour sa progéniture ne sont pas des faits de nature,
pas plus que l'obligation d'un commerce sexuel constant entre partenaires associés à vie.
Cependant, l'union de type conjugal stable et publiquement reconnue est attestée en tous lieux
ou presque partout, y compris dans des sociétés qui étaient censées méconnaître le rô le
physiologique de l'homme dans l'acte procréateur (comme à Bellona, dans les îles Salomon, ou
aux Trobiand ; voir T. Monberg), mais qui établissaient, à travers le mariage, la paternité sociale,
comme dans les exemples nuer évoqués plus haut.

Si l'on examine toutes les formes connues de mariage, il ressort que leur élément commun est
la prestation de services mutuels entre les conjoints en fonction d'une certaine répartition des
tâ ches entre les sexes. De nombreux exemples ethnologiques montrent que cette répartition
usuelle n'est pas fondée sur des impératifs physiologiques (K. Gough, 1975 ; C. Lévi-Strauss).
Chez les primates, chaque sexe subvient ordinairement à sa subsistance et les femelles peuvent
combattre lorsqu'elles ne sont pas en charge d'enfants. Dans les sociétés humaines, la
répartition sexuelle des tâ ches relève d'un ordre arbitraire dont la seule explication est qu'il a
pour effet de rendre les deux sexes dépendants l'un de l'autre, et donc de pousser leurs
représentants, pour qu'ils puissent survivre sans avoir à se livrer aux activités de l'autre sexe, à
des associations durables entre individus, à des sortes de contrats d'entretien, c'est-à -dire au
mariage.

À ce contrat d'entretien entre partenaires doués de capacités culturellement contrastées et


complémentaires, s'adjoint la régulation des prestations sexuelles, qui fait du mariage le lieu
privilégié de la reproduction biologique. Mais l'association de ces deux ordres de nécessités
(l'entretien mutuel et le rapport sexuel) ne naît pas non plus d'une quelconque contrainte
naturelle. G. P. Murdock fait remarquer qu'il existe des rapports contractuels entre les sexes
faisant intervenir une division du travail sans qu'une gratification sexuelle y soit associée : entre
frère et sœur, entre maître et servante, ou entre patron et secrétaire. Rien a priori, à tout le
moins aucune raison d'ordre physiologique ou biologique, n'interdirait non plus que ce contrat
d'un type particulier qui implique entretien mutuel et rapport sexuel soit établi entre des
consanguins relevant du même groupe. Ainsi, à partir d'agrégats humains matricentrés (selon le
modèle familial des primates), des associations matrimoniales impliquant entretien mutuel,
commerce sexuel, production et élevage des enfants pourraient s'organiser entre parents : mère
et fils, frère et sœur, père et fille. L'humanité serait ainsi peuplée de groupes consanguins clos
sur eux-mêmes, constituant le lieu de leur propre reproduction biologique, hostiles par
définition à leurs voisins prédateurs : quand les partenaires sexuels n'auraient pas été en
nombre suffisant au sein du groupe ou qu'ils auraient fait défaut, il aurait bien fallu en prendre
de force aux autres groupes, pour ne parler que de ce type de prédation. Il s'ensuit que nulle
forme stable de société n'aurait été possible. Il semble que l'humanité ait compris très tô t qu'il «
lui fallait choisir entre des familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes,
se perpétuant par elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances, et
[...] l'institution systématique des chaînes d'intermariages, permettant d'édifier une société
humaine authentique sur la base artificielle des liens d'affinité, en dépit de l'influence isolante de
la consanguinité et même contre elle » (C. Lévi-Strauss, in La Famille).

Les rapports contractuels et leur régulation

De fait, tous les groupes consanguins archaïques semblent avoir résolu le problème de la
coexistence avec leurs voisins de la même façon : par la mise en œuvre de plusieurs ressources,
dont on peut raisonnablement penser qu'elles ont été conçues en même temps que l'appareil
symbolique du langage prenait forme. En premier lieu, une réglementation des rapports sexuels
fait de leur exercice dans le mariage autre chose que la pure satisfaction d'instincts. En deuxième
lieu, un principe de filiation répartit les consanguins, désignés par des termes qui définissent
leur position et leur rô le, dans divers groupes et les classe en deux séries : les épousables et les
inépousables. Ainsi, la fille de la sœur d'un homme peut appartenir au même groupe de filiation
que lui (il s'agit dans ce cas de filiation matrilinéaire) et lui être ipso facto interdite en mariage ;
dans un système à filiation patrilinéaire, elle appartient à un autre groupe (nommément à celui
de son père) et bien que consanguine, elle devient étrangère à l'homme et, dans certains cas, il
est alors permis à celui-ci de la prendre en mariage. En troisième lieu, un principe d'alliance est
édicté, qui s'appuie sur la prohibition de l'inceste. Est incestueuse toute union avec des parents
rangés dans la catégorie des inépousables. Ce principe d'alliance interdit la fermeture des
groupes biologiques consanguins sur eux-mêmes et fait obligation à leurs membres d'aller
chercher des partenaires au-dehors, parmi l'ensemble des consanguins épousables ou des non-
consanguins. Dans certains cas, il peut même orienter de façon précise les choix possibles pour
tout individu. De la sorte, toutes les unités consanguines se trouvent être étroitement
dépendantes les unes des autres pour leur survie, à travers la régulation de l'échange des
partenaires sexuels, la règle de filiation allouant leur place aux enfants sans contestation
possible.

Cela ne suffit pas : il importe, pour que l'alliance entre les groupes ait un sens, que les rapports
entre les partenaires soient le plus stables possible. Que signifierait le rapport d'alliance conclu
entre des groupes par le rapprochement de deux individus s'il était rompu aussitô t que souscrit
et remplacé par un autre ? La répartition sexuelle des tâ ches intervient à ce point, en rendant
dépendants les uns des autres et complémentaires, non plus des groupes, mais les individus eux-
mêmes, partenaires sexuels. Apparaissent, dans la relation individuelle, des prestations et des
services autres que le simple commerce sexuel. Hommes et femmes sont poussés, par leurs
incapacités respectives artificiellement établies, vers des associations durables fondées sur un
contrat d'entretien mutuel, contrat qu'il ne reste plus qu'à sanctionner par une institution
juridique établissant sa légalité : le mariage.

Les modalités de la régulation contractuelle du mariage sont extrêmement variables selon les
sociétés, comme nous l'avons vu. Mais elles impliquent toujours à la fois, d'une part, des ordres
de classement des parents biologiques (selon les lignes de reconnaissance de la filiation) en
épousables et inépousables, et, d'autre part, des règles précises du choix du conjoint, soit que ces
règles désignent expressément le type de partenaire qu'il convient d'épouser, soit qu'elles
interdisent des ensembles socialement définis de partenaires, consanguins ou non. Partout, la
notion d'inceste est fondamentale et sa définition dépasse largement, dans de nombreuses
sociétés, celle qui vaut pour la civilisation occidentale.

Il s'ensuit que, dans toute société, le contrat d'alliance entre groupes de consanguinité régis
par une règle de filiation est le fondement minimum d'une société stable ; le mariage est
l'instrument de ce contrat d'alliance ; les femmes, reproductrices, en sont le matériau. Ainsi
conçue, l'institution familiale, qui exige sans cesse la coopération de groupes distincts de
consanguinité pour se reformer génération après génération (deux familles doivent coopérer
pour en fonder une troisième), renouvelle indéfiniment le contrat social. La famille est ce qui
permet à la société d'exister, de fonctionner, de se reproduire. Elle le fait, en quelque sorte, de
façon implicite : par son existence même, elle en est la simple transcription concrète
élémentaire. […]

Document n°2 : Vallon Serge, « Qu'est-ce qu'une famille ? Fonctions et représentations


familiales », VST - Vie sociale et traitements, 1/2006 (no 89), p. 154-161 (extrait).mille et

Parler de la famille suppose de parler d’un objet si « familier », si commun à tous, qu’il risque
d’être évident et donc un peu ennuyeux à décrire. Qui de nous tous n’en sait quelque chose ? Par
hypothèse, nous avons encore, ou bien nous avons eu, une famille ? Existerait-il même une
société ou des individus qui se passeraient de famille, petite ou grande, glorieuse ou misérable,
ordinaire ou originale ?

Cette dimension « familière » – puisque cet adjectif vient du mot famille (en latin familia) – nous
prévient aussi que nous allons parler de quelque chose d’intime, qui appartient à notre vie
privée, peut-être à notre vie secrète qu’il ne faut pas mettre sur la place publique.

La famille est ainsi : publique dans certaines de ses fonctions, privée et secrète dans d’autres.
D’emblée écartelée ou, si on le voit positivement, faisant pont entre ces espaces du dedans et du
dehors.

Ne nous cachons pas le fait que, lorsque nous parlons de famille en général, c’est aussi de la
nô tre que nous parlons : la nô tre, la famille où nous avons grandi mais aussi celle que nous
aurions aimé avoir et celle que nous regrettons d’avoir subi. Imaginaire et réalité risquent de se
mélanger dans cette comparaison consciente ou inconsciente – qui entraîne projections et
regrets – entre notre famille réelle et la famille idéale ! En rêve, qui n’a imaginé être l’enfant
(abandonné ou volé) d’autres parents, parents qui resurgiraient un jour pour l’emmener vers
une autre vie, comme le Prince charmant et sa modeste Cendrillon ou comme ce film comique
qui voit la substitution à la naissance d’un enfant de riche et d’un enfant de pauvre ! La famille
mélange ainsi des idéaux et des imaginaires avec les réalités les plus concrètes et les plus
triviales.

Essayons tout de même d’y voir plus clair en commençant par une définition. Qu’est-ce qu’une
famille ? À quoi sert-elle ?

COMMENT DÉ FINIR LA FAMILLE

Première définition évidente : une famille c’est l’ensemble uni que forment les parents et leur
enfant. Première définition, premiers problèmes avec ce « Papamamanenfant ». Il faut l’écrire en
un mot pour montrer que cela fait un paquet bien serré et bien attaché ! Ensuite, il faudra en
détacher les éléments au risque de produire des éléments nouveaux imprévus selon comment
on découpe, comme dans l’équation amusante :

Famille = le papam + la mamanen + le nenfant ! parfois les « zenfants ».

La difficulté sera de savoir où passent les séparations. Pourquoi ? Parce que cet ensemble
familial paraît donné d’un coup. On est simultanément parent et enfant. Le parent produit
l’enfant, l’enfant produit le parent, pas l’un sans l’autre ! On « est » famille parce qu’on « naît »
ensemble. La famille est chargée de mystère parce que c’est « là qu’on naît », avant d’y grandir.
Cette définition désigne la famille comme une matrice, un utérus collectif, d’où sortirait chacun
de ses membres. Cet « utérisme » familial pose problème, même s’il est toujours un peu vrai.

Deuxième définition : La famille est un groupe solidaire d’appartenance, composé de ceux qui
vont devoir m’aider sans réfléchir ni calculer. On s’y serre les coudes dans une chaîne d’unions
réciproques. Parfois l’ennemi sera tout ce qui est à l’extérieur, comme dans la parabole chauvine,
incestuelle, de Le Pen (s’il faut choisir entre ma fille et ma cousine, je choisis…) qui inspire des
dictatures paternalistes ! Cette réalité de solidarité se manifeste parfois bien utilement face au
chô mage ou aux catastrophes, et encore plus dans les sociétés sans sécurité sociale ou
économique comme les sociétés sans É tat et sans droit. Elle montre que ce n’est pas en vain que
nous appartenons à une famille, même s’il faudra en payer un prix en retour. Un inconvénient
sera l’analogie de la famille avec une « maffia » ? Les maffias réelles étant des familles
artificielles élargies.

La famille, c’est ma maffia préférée, mais ai-je bien eu le choix !

Troisième définition : la famille, c’est ce qui est écrit sur les faire-part ; faire-part de naissance, de
mariage ou de deuil ! Vous avez remarqué tous ces noms qui s’alignent, qui se succèdent dans un
ordre calculé. Il faut lire ces annonces d’état civil, elles donnent des photos exactes des familles
même si elles sont parfois mensongères. Ainsi, vous ne verrez pas écrit qu’ils sont contents
d’être ensemble sur le même faire-part, alors que le testament les oppose ou que la naissance les
mécontente. Vous ne verrez pas certains noms, oubliés, comme la dernière concubine du défunt
ou les enfants d’un premier mariage. Peut-être faudra-t-il lire une deuxième annonce, publiée à
part, ou lire entre les lignes ? Vous y verrez suggérés des absents, défunts soudain remémorés.
La famille, c’est aussi cela, cette architecture juridique de vivants et de morts, de ceux qui sont
reconnus – légitimes – et de ceux qui n’existent pas, officiellement du moins.

Génération, solidarité, légitimité sont chacune des facettes de la famille. Dans les familles
perturbées, ces facettes seront altérées. Constatons qu’elles s’appliquent dans la famille à trois
sortes d’acteurs différents : les ascendants et descendants liés par la génération ; les alliés liés
par le mariage ou le contrat ; les germains, frères ou sœurs liés par l’appartenance au groupe
familial et à un ancêtre légitime commun. Là aussi, la confusion des places aura des effets
perturbants.

Document n°3 : E. Durkheim, « Introduction à la sociologie de la famille », Annales de la


Faculté des Lettres de Bordeaux, 1888.

« Il est un autre sentiment qu'il n'est pas moins nécessaire d'apporter à ces études : c'est une
parfaite sérénité. Il faut débarrasser notre esprit du préjugé optimiste tout comme du préjugé
pessimiste. Ces questions nous touchent de si près que nous ne pouvons nous empêcher d'y
mêler nos passions. Les uns vont chercher dans les familles d'autrefois des modèles qu'ils
proposent à notre imitation : c'est ce qu'a fait notamment M. Le Play pour la famille patriarcale.
Le but des autres est au contraire de faire ressortir la supériorité du type actuel et de nous
glorifier de nos progrès. Aussi, nous présentent-ils le passé sous les couleurs les plus sombres
[…] Pour la science, les êtres ne sont pas les uns au-dessus des autres ; ils sont seulement
différents, parce que leurs milieux diffèrent. Il n'y a pas une manière d'être et de vivre qui soit la
meilleure pour tous, à l'exclusion de toute autre, et par conséquent il n'est pas possible de les
classer hiérarchiquement suivant qu'ils s'éloignent ou se rapprochent de cet idéal unique. Mais
l'idéal pour chacun est de vivre en harmonie avec ses conditions d'existence. Or cette
correspondance se rencontre également à tous les degrés de la réalité. Ce qui est bon pour les
uns ne l'est donc pas nécessairement pour les autres. Nous ne perdrons jamais ce principe de
vue. La famille d'aujourd'hui n'est ni plus ni moins parfaite que celle de jadis : elle est autre,
parce que les circonstances sont autres. Elle est plus complexe, parce que les milieux où elle vit
sont plus complexes ; voilà tout. Le savant étudiera donc chaque type en lui-même et sa seule
préoccupation sera de chercher le rapport qui existe entre les caractères constitutifs de ce type
et les circonstances qui l'entourent. Voilà comment il nous sera possible de procéder à nos
recherches avec la curiosité impartiale que le naturaliste ou le physicien apportent à leurs
investigations ».

Document n° 4 : Chronologie des principales réformes du droit de la famille depuis 1804

- Loi du 25 septembre 1791 : dépénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal.


- Loi du 20 septembre 1792 : instauration du mariage civil enregistré en mairie, qui devient
le seul valable aux yeux de la loi. Cette loi permet aussi aux conjoints de rompre leur
mariage, par consentement mutuel, pour « incompatibilité d’humeur ou de caractère » ou
encore pour des causes imputables à un des époux (préfigurant le « divorce pour faute »).
- Loi du 20 aout 1793 : définition du mariage par la Convention nationale : « Le mariage est
une convention par laquelle l'homme et la femme s'engagent, sous l'autorité de la loi, à vivre
ensemble, à nourrir et élever les enfants qui peuvent naître de leur union ».
- Loi du 21 mars 1804 : promulgation du Code civil.
- Loi du 8 mai 1816 : retour sur la loi de 1792 et interdiction du divorce.
- Loi du 27 juillet 1884 (dite Loi « Naquet ») : rétablissement du divorce dans sa version la
plus restrictive (divorce pour faute uniquement).
- Loi du 21 juin 1907 : liberté de mariage et du choix du conjoint ; fin de l’obligation du
consentement des parents.
- Loi du 13 juillet 1907 : instauration du libre salaire de la femme mariée, qui permet aux
ouvrières de consacrer leurs économies à l’entretien de leur famille.
- Loi du 16 novembre 1912 : autorisation de la recherche juridique de la paternité naturelle,
en vue de l’établissement de la filiation.
- Loi du 19 juin 1923 : possibilité d’adopter des enfants mineurs orphelins.
- Loi du 18 février 1938 : suppression de la puissance maritale, de l’incapacité juridique de la
femme mariée ainsi que de son devoir d’obéissance.
- Loi du 22 septembre 1942 : association de la femme à direction de la famille ; Ordonnance
du 6 aoû t portant rétablissement de la sanction pénale de l’acte homosexuel avec un mineur
de 18 à 21 ans et prévoyant jusqu’à 3 ans de prison.
- Loi du 5 juin 1956 : légitimation des enfants adultérins. Le mariage permet leur
reconnaissance.
- Loi du 13 juillet 1965 : réforme des régimes matrimoniaux. Les épouses n’ont plus besoin
du consentement de leur mari pour choisir une profession ou pour ouvrir un compte en
banque et pour disposer de leurs propres biens.
- Loi du 11 juillet 1966 : loi sur l’adoption, créant les deux types d’adoptions : simple et
plénière.
- Loi du 4 juillet 1970 : suppression de la notion de chef de famille au profit de l’autorité
parentale conjointe ; en cas de divorce, le père reste toutefois seul maître des décisions en
tant que détenteur de la puissance paternelle. La notion de « nom patronymique » disparaît
au profit de celle de « nom de famille ».
- Loi du 3 janvier 1972 sur la filiation : égalité des droits et des devoirs entre les enfants
naturels et les enfants légitimes. L’enfant adultérin peut établir sa filiation à l’égard de son
parent adultère (marié au moment de sa conception), mais il n’a droit, dans la succession de
son parent adultère, qu’à la moitié de ce à quoi il aurait pu prétendre en tant qu’enfant
légitime ou naturel (non adultérin).
- Loi du 11 juillet 1975 : consécration d’un droit de divorcer par l’ajout, au divorce pour
faute, de deux autres cas de divorce : par consentement mutuel et pour « rupture de la vie
commune ». Dépénalisation de l’adultère.
- Loi du 22 décembre 1976 : suppression de l’interdiction d’adopter un enfant en présence
de descendants.
- Loi du 4 aout 1982 : suppression de toute pénalisation de l’homosexualité impliquant des
personnes de plus de 15 ans, â ge de la majorité sexuelle.
- Loi du 23 décembre 1985 : nouvelle réforme des régimes matrimoniaux, avec volonté de
parfaire l’égalisation des droits entre les hommes et les femmes
- Loi du 22 juillet 1987 : instauration du principe de coparentalité, même en cas de divorce.
Le « couple parental » demeure même si le couple conjugal a été dissout par divorce
- Loi du 17 mai 1990 : l’OMS retire l’homosexualité de la liste des maladies mentales.
- Loi du 8 janvier 1993, relative à l’état civil, à la famille et aux droits de l’enfant : fin de la
distinction entre enfants naturels et légitimes concernant le nom et l’autorité parentale
conjointe
- Lois du 29 juillet 1994, dites lois « bioéthiques » : droit à la filiation et encadrement des
recours aux procréations médicalement assistées.
- Loi du 15 novembre 1999 : création du Pacte civil de solidarité (PACS) et définition du
concubinage dans le Code civil.
- Loi du 3 décembre 2001 : suppression de l’appellation d’« enfant adultérin », au profit de
celui d’enfant naturel sans précision ; suppression de la réduction à la moitié de sa part dans
la succession de son parent adultère.
- Loi du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale et le nom de famille : principe de l'exercice
commun de l'autorité parentale. Les titulaires de l'autorité parentale sont en principe les
deux parents. Les parents peuvent choisir, d’un commun accord, le nom de famille de leur
enfant : nom du père, nom de la mère, les deux dans l’ordre de leur choix.
- Loi du 16 janvier 2009 portant réforme de la filiation : abandon des notions de filiation «
légitime » et de filiation « naturelle ». Le principe est désormais celui de l’égalité entre tous
les enfants, qu’ils soient nés de couples mariés ou non. On parlera désormais de « filiation en
mariage » ou « hors mariage ». Une disposition permet aux enfants nés sous X (c’est-à -dire
après que la mère ait demandé à conserver l’anonymat et ait confié l’enfant pour adoption)
de procéder à une action en recherche en maternité. Les mères conserveront cependant le
droit de maintenir le secret de leur accouchement.
- Loi du 17 mai 2013 : loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
- Ordonnance du 15 octobre 2015 : ordonnance portant simplification et modernisation du
droit de la famille.
- Loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle : admission du
divorce sans juge, enregistrement des pacs en mairie, modifications relatives à l’état civil, et
notamment au changement de sexe.

Document n°5 : F. Dekeuwer-Defossez, « Droit des personnes et de la famille : de 1804 au


pacs (et au delà...). », Pouvoirs 4/2003 (n° 107), p. 37-53

TRAITER DE L’É VOLUTION DE LA FAMILLE dans et au travers de celle du Code civil depuis 1804 relève,
à n’en pas douter, de la gageure, tant ces deux derniers siècles ont été riches d’évolutions
économiques, sociologiques, philosophiques et politiques, et donc de réformes législatives.
Confier cette tâ che à un juriste positiviste est un autre parti pris hasardeux. Pour percevoir avec
justesse la nature et la portée des évolutions, il faudrait les resituer dans leur contexte
historique, les mettre en rapport avec les transformations des institutions publiques, avec les
courants d’idées, les événements de tous ordres qui ont précipité les modifications de textes. Or,
le juriste contemporain court toujours le risque de lire le passé à la lumière du droit actuel, de
rechercher dans les lois d’hier ce qui portait en germe celles d’aujourd’hui. Subjectivisme et
anachronisme menacent cette entreprise.
Le texte qui est proposé ici prend donc de manière délibérée le risque de n’être qu’une vision
subjective de l’évolution du Code civil, à la lumière de ce qu’il est devenu aujourd’hui et de ce
que nous pouvons imaginer de la vie passée. Le Code civil ne contient pas de titre ou de chapitre
relatif à la « famille ». Le livre premier en était et demeure intitulé « Des personnes ». Sans doute
les textes qui y sont insérés réglementent-ils la famille et sans doute aussi les rédacteurs du
Code ont-ils tous relevé l’importance de la famille dans la société. Mais, précisément, Locré,
Portalis ou les premiers commentateurs du Code ont à l’envi fait remarquer que la stabilité de la
famille est garante de celle de la société, que la famille est la pépinière de l’É tat… La famille est
plus un ensemble de relations entre individus qu’un véritable groupe humain : c’est logique
puisque ses contours changent perpétuellement : naissances, décès, unions et désunions en
modifiant continû ment l’étendue.

Le Code civil de 1804 est avare de définitions en droit des personnes et de la famille. Alors qu’il
en fournit de multiples en droit des biens et des obligations [1], on chercherait en vain une
démarche analogue à propos du mariage, de la filiation, de la personnalité juridique. La
justification qui en fut donnée à l’époque était que ces institutions étaient connues de tous : en
réalité, il s’agissait de points sensibles dont il était plus facile de réglementer l’organisation que
d’en donner une définition consensuelle [2]. Deux siècles plus tard, la même démarche
permettra aux lois bioéthiques du 29 juillet 1994 de régler les questions juridiques posées par
les embryons in vitro sans prendre parti sur leur nature juridique.
Pratiquement immobiles pendant quatre-vingts ans, les dispositions du Code civil relatives à la
famille commencent à être modifiées en 1884, lorsque le divorce est rétabli. Se succèdent dès
lors des séries de réformes incessantes, traduisant l’évolution des mœurs et des idées, qui
contrastent avec l’immobilité du droit des obligations ou des biens. À partir de 1964, une
entreprise de reconstruction systématique est entreprise, et confiée à Jean Carbonnier, qui
« refonde » le droit civil de la famille en une demi-douzaine de grandes lois [3]
Las ! À peine achevée, l’œuvre est reprise par une collection de mesures disparates jusqu’à ce
qu’une entreprise de renouveau ordonné soit tentée à partir de 1999. La plupart de ces lois –
mais pas toutes – seront intégrées au Code, pour leur donner plus de prestige et pour que le
droit civil de la famille conserve l’aspect d’un ensemble coordonné. Mais la volonté rationnelle
du législateur s’épuise devant les revendications des groupes de pression et les débats
idéologiques. Au seuil du troisième millénaire, le droit de la famille est encore l’objet de projets
de réforme, à plus ou moins long terme.

Le Code civil est et demeure d’abord celui des citoyens, donc des personnes. Celles-ci s’unissent
par les liens de couple. La procréation entraîne ensuite l’établissement de liens de filiation, qui
vont constituer les parentés et donc les véritables familles. Aujourd’hui comme hier, le Code civil
est le garant des personnes, la charte des couples, le socle juridique des familles.

Le garant des personnes

Il est important de le rappeler : le Code civil de 1804, héritier de la Révolution, est inspiré par
une philosophie individualiste. S’il peut paraître aujourd’hui peu disert sur la question de la
personnalité juridique et de ses attributs, il contenait et contient encore une charte de
protection des libertés individuelles.

La personnalité juridique était traitée sous l’angle assez particulier de sa privation. L’article 22
du Code civil prévoyait une institution qui peut aujourd’hui paraître barbare : la « mort civile »,
déchéance totale de droits attachée alors à certaines peines criminelles. Elle fut abrogée dès
1854, mais atteste que la dissociation parfois proposée aujourd’hui entre personne humaine et
personne juridique n’est pas sans exemple historique, même dans les temps modernes. Venait
ensuite l’absence, illustrée en littérature par le colonel Chabert [4], autre hypothèse de
suppression juridique d’une personne qui est peut-être encore vivante. Sur la question du
mariage de l’absent, le Code avait d’ailleurs hésité à trancher, et s’était borné à énoncer que
« l’époux absent, dont le conjoint a contracté une nouvelle union, sera seul recevable à attaquer
ce mariage » (art. 139 C. civ.). Le texte actuel, issu d’une loi du 28 décembre 1977, est plus
radical : « le mariage de l’absent reste dissous… » (art. 132 C. civ.).
La question de la personnalité de l’enfant simplement conçu n’était, en revanche, réglée que de
manière oblique par les textes relatifs aux successions, notamment l’article 725 : « Pour
succéder, il faut exister à l’instant de l’ouverture de la succession ou, ayant déjà été conçu, naître
viable. » Faute d’accord lors du vote des lois bioéthiques de 1994, ce texte [5] est demeuré la
seule référence relative à la personnalité juridique de l’embryon.
Viennent ensuite ce que l’on appelle les « attributs de la personnalité ». Le nom de l’enfant
légitime ne faisait l’objet d’aucune mention dans le Code civil jusqu’à la loi du 4 mars 2002 ; il
sera désormais déterminé par des textes figurant dans le droit de la filiation. Faisait, par contre,
l’objet de dispositions assez complètes le domicile: lieu du « principal établissement », depuis
1804 (art. 102 C. civ.).

L’insertion du droit de la nationalité dans le Code civil mérite quelques instants d’attention : en
effet, après avoir fait l’objet d’une loi du 10 aoû t 1927, extérieure au Code, puis avoir été l’objet
d’un « Code de la nationalité » par l’effet d’une ordonnance du 19 octobre 1945, le droit de la
nationalité a réintégré le Code civil par l’effet d’une loi du 22 juillet 1993. Le transfert n’a pas, à
l’époque, fait l’objet de commentaires considérables. Pourtant, il s’agissait d’une mesure
importante, qui réaffirme les liens exprimés dès le Code de 1804 entre droits « civils » et
citoyenneté. À l’heure actuelle, la charte de la citoyenneté française figure à nouveau dans le
Code civil, où elle occupe un Titre 1° bis, contenant les articles 17 à 34. Entre autres règles
d’origine, est maintenu le principe dit du « double droit du sol » selon lequel est français « tout
individu né en France d’un étranger qui lui-même y est né » (art. 8, 3° du Code civil de 1804).

On notera enfin que la proclamation des droits de chaque individu se dissocie difficilement du
contexte familial. Nom de famille, domicile et nationalité dépendent de la situation familiale.
Sans doute peut-il exister des individus isolés, enfants trouvés ou amnésiques [6][6] L’article 58
du Code civil prévoit l’établissement... : la difficulté qu’éprouve la société à leur trouver une
identité en ce cas manifesterait, si besoin en était, combien l’individu est indissociable de ceux
qui lui ont donné le jour.

La protection des droits et libertés individuelles était un autre objectif du Code de 1804. Pour
éviter de ressusciter le servage, l’article 1780 proclamait : « On ne peut engager ses services qu’à
temps » (c’est-à -dire de façon limitée). Dans la même ligne, ce Titre premier du Code civil a été
récemment étoffé d’un ensemble fort riche de dispositions protectrices de l’intégrité
personnelle.

C’est d’abord la loi du 17 juillet 1970 qui a inscrit à l’article 9 du Code civil le droit de chacun au
respect de sa vie privée. Cette loi qui consacrait une jurisprudence alors émergente a par ailleurs
prévu un certain nombre de sanctions pénales pour les atteintes les plus graves. Il est hors de
propos ici de décrire la fortune jurisprudentielle de ce texte, appelé à la rescousse tant des
princesses en cours de divorce que des salariés dont le courriel est ouvert par leur employeur,
sans oublier les chefs d’entreprise dont la feuille d’impô ts se trouve dévoilée dans la presse. Sans
nul doute, le Code civil assure ici une fonction de protection de l’individu que ses auteurs
n’auraient pas imaginée, mais qu’ils n’auraient pas non plus désavouée.

C’est ensuite la présomption d’innocence qui est entrée à l’article 9-1 du Code civil, par l’effet de
la loi du 24 aoû t 1993, modifiée par celle du 15 juin 2000. Il n’est pourtant pas évident que ce
principe, qui ressort essentiellement des règles de procédure pénale et qui est par ailleurs
inscrit à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales, ait sa place dans un Code civil. De plus, ce texte se combine avec la loi du
29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse lorsque les atteintes à la présomption
d’innocence sont le fait de publications, ce qui aboutit à un régime juridique complexe et même
biscornu, dans lequel l’affirmation solennelle de l’article 9-1 se révèle, en définitive, moins
protectrice que ne le serait la responsabilité civile de droit commun. Preuve, s’il en était besoin,
que l’édiction de textes spécifiques n’a pas pour conséquence inéluctable une amélioration
effective de la protection des droits proclamés.

Une réflexion similaire peut être faite à propos de la dernière et fort importante adjonction à la
protection des individus : les articles 16 à 16-13 du Code civil, issus des lois « bioéthiques » du
29 juillet 1994.

L’utilité et la pertinence de cette proclamation sont, en effet, sujettes à caution. L’article 16 est
l’héritier direct de l’article premier de la loi du 17 janvier 1975 qui avait estimé nécessaire de
proclamer le respect de l’être humain dès le commencement de la vie avant d’autoriser
l’interruption volontaire de grossesse. Ces principes, comme tous ceux qui sont énoncés dans le
chapitre intitulé « du respect du corps humain », étaient déjà reconnus auparavant
(heureusement…) et l’on s’accordait à leur donner valeur de principes généraux du droit, c’est-à -
dire valeur supra-législative. Ainsi la Cour de cassation n’avait-elle pas eu besoin de loi spéciale
pour interdire les conventions de mère porteuse [7]. Leur intégration dans le Code civil est donc,
au plan de la hiérarchie des normes, un déclassement, qui a pour effet de permettre plus
facilement d’y déroger. Il a pu être soutenu que la véritable raison de cet enrichissement du
Code civil était de rendre juridiquement et politiquement possible l’autorisation d’un certain
nombre de pratiques médicales.
La promotion des droits et libertés individuelles par les lois récentes intégrées au Code civil est
donc loin d’être incontestable. La portée des réformes relatives au couple est moins sujette à
caution.

La charte des couples

C’est certainement dans les règles relatives aux couples que les transformations du Code civil
sont les plus connues. Trois grandes questions traversent les deux siècles qui nous séparent du
Code.
La première est celle de l’égalité des époux. C’est probablement sur ce point que les évolutions
ont été les plus visibles. Le Code civil de 1804 avait fait de l’épouse une « perpétuelle mineure »,
citée par l’article 1124 du Code civil au nombre des incapables en même temps que les enfants et
les fous, tenue à un devoir d’obéissance, « obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout
où il juge à propos de résider » (art. 214 C. civ.), n’ayant point d’autre domicile que le sien, etc.
L’histoire du droit de la famille depuis 1804 est avant tout celle de l’émancipation lente et
progressive de l’épouse pour parvenir à une égalité parfaite de droits. Il n’est guère utile de
retracer ici les nombreuses étapes de cette ascension. On se contentera de quelques réflexions
d’ordre général.
D’abord, il faut bien comprendre que l’assujettissement de l’épouse, dans le Code Napoléon et
par la suite, n’a jamais été ordonnée à autre chose qu’au bien de la famille. Ce n’est que dans le
mariage que la féminité était source d’incapacité. Bien au contraire, l’un des apports majeurs du
droit révolutionnaire, puis du Code civil, avait été de proclamer l’égalité successorale entre les
enfants des deux sexes. Les veuves et « filles majeures » restaient juridiquement capables et
géraient librement leurs biens. Mais il paraissait alors impossible qu’une dualité de pouvoirs
décisionnels ne conduise pas à l’anarchie, et donc à la ruine de la famille.
L’égalité des époux n’a donc été consacrée que dans la mesure où elle se révélait compatible avec
l’intérêt de la famille. Dans certains domaines, la promotion des droits de la femme semblait lui
être utile : c’est ainsi que la loi du 9 avril 1881 sur les caisses d’épargne et celle du 13 juillet
1907 sur le libre salaire de la femme mariée devaient permettre aux ouvrières de consacrer leur
(maigre) salaire à l’entretien de la famille et de réaliser des économies, plutô t que d’être obligées
de le remettre aux mains dilapidatrices d’un mari trop souvent porté sur la boisson. Il faut
cependant noter que ni l’une ni l’autre ne furent intégrées au Code civil, comme s’il s’agissait de
tolérances à ne pas afficher.
Il fallut attendre la loi du 13 juillet 1965 pour que le Code civil consacre la liberté
professionnelle de la femme mariée, de même que son autonomie bancaire, et celle du 23
décembre 1985 pour que les dernières inégalités dans la gestion des biens de la famille soient
levées.

Mais, par ailleurs, les mœurs n’ont pas forcément suivi l’égalité législative pourtant réclamée à
cor et à cri. Ainsi, le « chef de famille » a disparu du Code civil depuis la loi du 4 juin 1970 qui a
remplacé la puissance paternelle par l’autorité parentale : il a pourtant survécu au moins vingt
ans dans les formulaires administratifs et il subsiste encore dans les classifications des
démographes.
On pourrait penser que le chemin est définitivement achevé, l’égalité conquise et irréversible.
Les choses ne sont pourtant pas si simples, car la famille est un lieu où l’égalité doit se combiner
avec une différenciation des places et des rô les. Quoi que l’on veuille en dire, la maternité et la
paternité ne sont pas identiques, et cette différence ne peut pas ne pas rejaillir sur la
problématique de l’égalité des droits dans le couple. Pour l’illustrer, on peut prendre l’exemple
du nom « patronymique » devenu « nom de famille ».
Le père et la mère ayant chacun un nom, et l’enfant ne pouvant en avoir qu’un, se pose
nécessairement la question du choix. En France, l’attribution aux enfants légitimes du nom du
mari était tellement évidente qu’elle ne figurait pas dans le Code civil. Corrélativement, l’usage
voulait aussi que l’épouse porte le nom du mari. Cette habitude est demeurée extrêmement
vivace, alors pourtant qu’aucun texte ne l’a jamais consacrée.
La volonté de parvenir à une plus grande égalité entre les parents s’est vite affrontée non
seulement à l’aporie mathématique (1 + 1 = 1), mais aussi au sens du nom du père. Si ce nom est
bien l’affirmation sociale et publique de la paternité, qui en conditionne la solidité
psychologique, ne risque-t-on pas d’affaiblir le lien en supprimant sa visibilité ? En définitive,
après de difficiles débats, l’article 311-21 issu de la loi du 4 mars 2002, qui permet aux parents
de choisir d’un commun accord le nom de leur enfant, prévoit également qu’à défaut de choix
l’enfant « prend le nom du père ».

Cet exemple montre bien que la dialectique de conciliation entre égalité des sexes et solidité de
la famille n’est pas épuisée. Elle montre aussi qu’il est bien difficile de séparer, en droit de la
famille, l’horizontal du vertical, les relations de couple de celles de filiation.

La question du divorce n’est pas moins délicate. Le droit révolutionnaire avait permis le divorce,
et avait même instauré un divorce par consentement mutuel assez facile à obtenir [8]. Le Code
civil conserva ce divorce par consentement mutuel dont Napoléon usa lui-même pour dissoudre
son union avec Joséphine de Beauharnais.

Supprimé par la loi De Bonald du 8 mai 1816, lors de la Restauration, le divorce ne fut rétabli
que par la loi Naquet du 27 juillet 1884, sous la forme d’un divorce pour faute, à l’exclusion du
consentement mutuel.
Au fil des années se succédèrent de nombreuses réformes du divorce dans le Code civil [9]. Par
exemple, une loi du 15 décembre 1904 autorisa le remariage de l’époux adultère avec son
complice, en abrogeant l’article 298 du Code civil. Mais il fallut ensuite attendre la loi du 5 juillet
1956 pour que ce remariage permette la légitimation des enfants adultérins. De même, les
conditions de la conversion de la séparation de corps en divorce furent plusieurs fois revisitées,
chaque fois avec une charge idéologique intense.
Rétrospectivement, les combats paraissent d’arrière-garde, et toutes les tentatives de fermer les
vannes du divorce perdues d’avance. Il n’empêche que chaque projet législatif relance les
controverses et les débats entre les zélateurs de la solidité des familles, qui espèrent lutter
contre l’instabilité matrimoniale en restreignant la possibilité de divorcer, et les partisans de la
liberté. Cette opposition recouvre deux conceptions du mariage : pour les uns, c’est toujours une
union par essence indissoluble, même si certaines possibilités exceptionnelles de rupture ont dû
être concédées ; pour les autres, le mariage est un simple contrat civil, susceptible d’être dissous
dès lors que les conditions légales sont remplies.
C’est la grande loi du 11 juillet 1975 qui a dépénalisé l’adultère, autorisé à nouveau le divorce
par consentement mutuel, et créé le divorce pour « rupture de la vie commune » qui prend acte
d’une séparation de fait de six années, même si l’un des époux ne souhaite pas divorcer. Ainsi fut
réalisée la consécration d’un véritable « droit au divorce ». Toutefois, les conditions financières
garantissant le sort du défendeur réduisaient de fait l’intérêt de cette faculté à des cas
marginaux.
Trente années après, et à la veille d’une énième réforme, les problématiques n’ont pas tellement
changé : il faut rendre le divorce par consentement mutuel plus facile, sans pour autant courir le
risque qu’il masque une spoliation obtenue par violence ou chantage ; il faut permettre à celui
qui ne supporte plus l’union de s’en libérer, sans pour autant faire du mariage une union
précaire assimilable au concubinage ; il faut sanctionner les comportements inadmissibles, sans
pour autant susciter des débats artificiels sur des fautes supposées ; il faut garantir l’équité
financière envers celle qui s’est consacrée à son foyer, sans mettre à la charge du mari des
obligations l’empêchant de subvenir aux besoins de sa nouvelle famille ; il faut enfin obtenir que
les époux qui se déchirent, voire se haïssent, continuent d’entretenir des relations correctes
dans l’intérêt des enfants.
Même le recours à la médiation familiale, dernière panacée des désunions douces, n’est pas si
nouveau : il suffit de se rappeler les « tribunaux de famille » révolutionnaires [10].
Les deux grandes questions actuelles, qui sont la possibilité d’un divorce sans juge et la
suppression du divorce pour faute, s’inscrivent dans la continuité des débats. Il est, certes,
possible de faire prononcer le divorce par l’officier d’état civil, ou par un notaire. Il est tout à fait
envisageable de ne plus s’intéresser aux griefs réciproques des époux, et de se borner à
constater que la vie commune est devenue impossible. Par contre, il n’est pas possible d’éviter
que ces réformes ne retentissent sur la nature même du mariage, en affaiblissant ses obligations
et en affadissant son sens. Peut-être le caractère insoluble de la question du divorce est-il un
indice de ce que le mariage soit demeuré, dans l’inconscient collectif, une union dont la nature
n’est pas d’être rompue ?

Ce qui amène à s’intéresser à la diversité des formes juridiques de couple.


L’influence de l’É glise catholique sous l’ancien droit et les principes égalitaires du droit
révolutionnaire se sont conjugués pour que le Code civil de 1804 ne contienne aucune
disposition relative au concubinage. Il n’existait et ne pouvait exister qu’une seule union : le
mariage civil républicain, éventuellement suivi d’un mariage religieux. Les premières réformes
du Code civil ont consisté à desserrer les contraintes sur ce qui demeurait un arrangement de
famille. Rappelons que le Code de 1804 avait fixé la majorité matrimoniale à vingt-cinq ans pour
les hommes et vingt et un ans pour les femmes et prévoyait que, même passé cet â ge, le
consentement des parents devait être demandé par « actes respectueux ». Il fallut plus d’un
siècle pour que la loi du 21 juin 1907 supprime complètement ces « actes respectueux » et
permette tout simplement aux majeurs de se marier librement.
Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que l’union libre n’ait pas eu droit de cité dans le
Code ! On connaît l’aphorisme de Napoléon : « Les concubins se passent de la loi : la loi se
désintéresse d’eux. » Vivre ensemble sans être mariés était considéré non seulement comme un
comportement immoral, mais surtout comme une atteinte à l’ordre social dont les familles
légitimes étaient le soubassement. Le seul texte du Code évoquant cette réalité était l’article 230,
prévoyant la possibilité pour l’épouse de demander le divorce pour cause d’adultère du mari
« lorsqu’il aura tenu sa concubine dans la maison commune » [11]. Il n’était donc pas question,
bien au contraire, que le concubinage ouvrît quelque droit que ce fû t ! Tout au plus le libéralisme
des tribunaux se manifesta-t-il dans le fait que la jurisprudence n’annula plus systématiquement
les libéralités entre concubins [12] et admit l’indemnisation de la rupture du concubinage en cas
de « séduction dolosive » [13].
La première loi qui donna un effet positif au concubinage dans le Code civil fut la loi du 16
novembre 1912 autorisant la recherche judiciaire de paternité naturelle « dans le cas où le père
prétendu et la mère ont vécu en état de concubinage notoire pendant la période légale de la
conception » (art. 340-4 C. civ.). Encore s’agissait-il autant de sanctionner le fautif que d’ouvrir
des droits à l’enfant [14]. Vint ensuite une série de textes disparates, le plus souvent de droit
social, accordant aux concubins des droits qui restaient de l’ordre de la subsistance : assurances
sociales, allocations familiales ou encore droit au maintien dans les lieux pour la concubine du
locataire. Rien de tout cela n’eut l’honneur d’être incorporé au Code civil.
On mesure donc le bouleversement que constitua la loi du 8 janvier 1993 qui prescrivit, dans
l’article 372 du Code civil, que l’autorité parentale serait exercée en commun par les deux
parents non mariés à condition qu’ils « vivent en commun au moment de la reconnaissance
concomitante ou de la seconde reconnaissance ». Pour la première fois, un effet positif, acquisitif
de droits familiaux, était conféré à la vie concubinaire et pour la première fois aussi ce droit était
gravé au fronton de marbre du Code.
Cette inscription dans le Code civil indiquait le changement radical qui s’était opéré entre-temps
dans la perception sociale du concubinage. Naguère encore menace pour la société, il était
devenu, en quelques dizaines d’années, un mode de vie aussi honorable qu’un autre, un
fondement aussi sécurisant pour les familles que le mariage.
La suite de l’histoire est encore dans tous les esprits : la loi du 15 novembre 1999 qui a créé le
Pacte civil de solidarité en a inséré la réglementation dans le Code civil, aux articles 515-1 et
suivants, c’est-à -dire tout à la fin du titre relatif aux personnes. La même loi a également inscrit
le concubinage dans le Code, juste après le PACS, non pas pour en améliorer les droits, qui en sont
demeurés inchangés, mais seulement pour en affirmer la noblesse. Cependant, entre-temps le
concubinage a cessé d’être exclusivement hétérosexuel. La création du PACS et l’insertion du
concubinage dans le Code civil sont autant, sinon plus, la proclamation législative de la licéité
des unions homosexuelles que la reconnaissance des unions de fait, et cette loi a surtout dissocié
le couple de la famille qui en était jusqu’alors le prolongement naturel.
La loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale a – provisoirement – sonné la fin de
l’histoire législative du concubinage. En transférant les règles relatives aux enfants du divorce
dans le chapitre relatif à l’autorité parentale, en unifiant les règles applicables aux enfants, sans
accorder aucune incidence au statut juridique de leurs parents, mariés, divorcés, pacsés,
concubins ou séparés, cette loi a tiré les conséquences de la révolution de 1999.
Le Code civil reconnaît et organise aujourd’hui trois sortes d’unions.
Le mariage demeure la seule structure n’admettant qu’un homme et une femme, et qui continue
d’avoir une dimension horizontale et une dimension verticale indissociables. Cette articulation
résulte de la présomption de paternité du mari (art. 312 C. civ.), et est confirmée par l’article 203
du Code civil, inchangé depuis 1804, aux termes duquel « les époux contractent ensemble, par le
seul fait du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants ».
Le Pacte civil de solidarité, innovation de la loi du 15 novembre 1999, est un contrat par lequel
est organisée une structure patrimoniale ouverte aux couples homosexuels ou hétérosexuels. Il
n’a pas de dimension généalogique ni successorale, et contient peu d’obligations personnelles :
seule est prévue une « aide mutuelle et matérielle [15][15] Art. 515-4 C. civ. », à l’exclusion de
toute obligation de fidélité [16].
Le concubinage, enfin, est défini comme une « union de fait caractérisée par la vie
commune [17] ». Il n’est plus doté d’aucune conséquence juridique spécifique en droit civil de la
famille, ni au plan patrimonial, car il n’y a pas de régime juridique des biens des concubins, ni au
plan extra-patrimonial, puisque l’admission des couples homosexuels dans ce cadre juridique a
logiquement exclu toute conséquence du concubinage en droit de la filiation ou de l’autorité
parentale. Ce qui ne veut pas dire que les enfants nés hors mariage soient oubliés du Code civil,
bien au contraire : les familles naturelles y sont entrées et y ont acquis une totale
reconnaissance. C’est la dernière et peut-être la plus importante évolution du Code civil.
Le socle juridique des familles

Le Code civil constitue les familles en organisant les liens de parenté, et régit leur
fonctionnement en réglant les droits et devoirs des parents et des enfants.
Au regard des liens de parenté, la famille légitime était seule reconnue dans le Code de 1804.
Reprenant l’adage romain Pater is est quem nuptiae demonstrant, l’article 312 du Code civil
énonçait que « l’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari ». Ce texte, demeuré
inchangé depuis lors, est toujours le principe fondateur de la filiation légitime. Dans une société
où les mariages demeuraient largement des arrangements de famille [18], dans un monde où la
paternité était incertaine et ne pouvait se fonder que sur la fidélité de l’épouse, l’article 312 C.
civ. occupait une place centrale, qui s’articulait parfaitement avec la répression de l’adultère de
la femme et l’absence de droits des enfants nés hors mariage.
Corrélativement, en effet, la filiation naturelle n’était admise que si le père naturel avait
volontairement reconnu l’enfant. L’établissement de filiations adultérines ou incestueuses était
radicalement prohibé, sauf par ricochet, lorsque le mari désavouait l’enfant né de son épouse.
Les conditions de ce désaveu étaient d’ailleurs très strictes.
Aux termes de l’ancien article 340 C. civ., « la recherche de la paternité est interdite », sauf dans
le cas d’enlèvement de la mère. Cette sévérité s’expliquait par les abus qu’avaient entraînés, sous
l’ancien droit, les procédures de recherche de paternité naturelle, ainsi que par l’importance
donnée par le droit révolutionnaire à la volonté comme fondement de la filiation. Il faut ajouter
que l’incertitude des preuves rendait de toute façon hasardeuse la démonstration de la
paternité.
Même quand elle était établie, la filiation naturelle conférait moins de droits que la légitime.
L’une des plus importantes différences était que l’enfant naturel n’entrait pas dans la famille de
son auteur : il n’avait juridiquement pas de grands-parents. Des droits successoraux ne lui
étaient accordés que dans la succession de ses père et mère, encore étaient-ils notablement
réduits par rapport à ceux des enfants légitimes.
Par contre, les conditions de la légitimation étaient libéralement ouvertes : ainsi l’article 332
permettait-il de légitimer des enfants décédés s’ils avaient eux-mêmes laissé des descendants.
Ce système parfaitement cohérent, mais terriblement contraignant, cédera progressivement
devant une exigence de simple justice envers la mère naturelle, « séduite et abandonnée », et son
enfant innocent. Il faudra cependant attendre la loi du 16 novembre 1912, c’est-à -dire plus d’un
siècle, avant que l’article 340 du Code civil, modifié, permettre une action en recherche de
paternité naturelle dans un certain nombre de cas limitatifs : l’enlèvement ou le viol, la
« séduction accomplie à l’aide de manœuvres dolosives, abus d’autorité, promesse de mariage ou
de fiançailles », l’aveu écrit non équivoque de paternité, le concubinage notoire et enfin
l’entretien de l’enfant par le père prétendu.
Les raisons de ces restrictions étaient au nombre de deux : le souci de préserver la « paix des
familles » contre des demandes malicieuses, voire contre des tentatives de chantage, et
l’impossibilité de fournir une preuve biologique certaine de la paternité. Il faut se rendre compte
du bouleversement qu’entraîna, dans les pratiques judiciaires, l’irruption de la vérité biologique
résultant du progrès des sciences médicales. C’est la découverte de l’ADN, la possibilité de
comparer les « empreintes génétiques » de l’enfant et du père prétendu qui ont permis de libérer
totalement [19] l’action en recherche de paternité par l’effet de la loi du 8 janvier 1993. C’est-à -
dire au bout de deux siècles ! Paradoxalement, c’est au moment où enfin la paternité devient
certaine, que les pratiques d’assistance médicale à la procréation, notamment les dons de
gamètes ou d’embryons, ont entraîné la création légale de fausses filiations biologiques. Un
véritable mensonge a été institué dans le Code civil : l’article 311-20 résultant des lois
bioéthiques du 29 juillet 1994, aux termes duquel « le consentement à une procréation
médicalement assistée interdit toute action en contestation de filiation… ». Entre vérité
biologique et volonté des parents, la filiation oscille toujours…
Pendant ce temps, les mœurs avaient changé, et les systèmes de valeur également. La
discrimination dont étaient victimes les enfants naturels était devenue de plus en plus
insupportable. La loi du 3 janvier 1972 proclama, à l’article 334 du Code civil, que : « L’enfant
naturel a, en général, les mêmes droits et les mêmes devoirs que l’enfant légitime dans ses
rapports avec ses père et mère. Il entre dans la famille de son auteur. »
La même loi permit, enfin, l’établissement de la filiation des enfants adultérins [20].
La suppression de l’inégalité des filiations entraîna nombre de conséquences importantes. L’une
d’elles fut que la filiation légitime, n’étant plus considérée comme de valeur supérieure à toute
autre, devint plus facilement contestable : il parut en effet que l’intérêt de l’enfant était plus de
se voir rattacher à son père véritable, fû t-il naturel, que d’être fallacieusement relié à un mariage
dont il n’était pas issu. La femme mariée obtint enfin le droit de faire reconnaître juridiquement
que son enfant n’était pas né des œuvres de son mari.
L’égalité totale ne fut cependant pas atteinte par la loi de 1972. L’enfant adultérin continuait à
n’avoir qu’un droit d’héritage limité. L’enfant naturel n’était pas soumis aux mêmes règles
d’autorité parentale que l’enfant légitime : dans l’esprit du législateur, il demeurait l’enfant d’une
mère célibataire, pour ne plus dire d’une fille-mère. En tout cas, un enfant a priori sans père.
L’augmentation statistique du nombre d’enfants nés hors mariage, ainsi que le fait qu’ils étaient
très souvent élevés dans un foyer stable, rendirent les dernières discriminations insupportables.
La loi du 3 décembre 2001 a donc supprimé le concept même d’enfant adultérin et celle du 4
mars 2002 a créé un article 310-1 C. civ. qui énonce : « Tous les enfants dont la filiation est
légalement établie ont les mêmes droits et devoirs dans leurs rapports avec leur père et mère. Ils
entrent dans la famille de chacun d’eux. »
Les droits et devoirs réciproques des parents et des enfants avaient subi, pendant la même
période, nombre de bouleversements, même si l’article 371 du Code, « l’enfant à tout â ge doit
honneur et respect à ses père et mère », inaugure immuablement leur définition.
La plus connue de ces mutations est celle qui a fait progressivement passer de la « puissance
paternelle », que le « père exerce seul […] pendant le mariage » (art. 373 C. civ de 1804), à
l’autorité parentale que « les père et mère exercent en commun… » (art. 372). Si ce changement
a été opéré dès la loi du 4 juin 1970 pour les familles légitimes unies, c’est celle du 4 mars 2002
qui a affirmé que « la séparation des parents est sans incidence sur les règles de dévolution de
l’exercice de l’autorité parentale » (art. 373-2). La consécration législative de la résidence
alternée, dans la version 2002 de l’article 373-2-9 [21], est l’expression ultime de cette égalité
des parents que l’on voudrait parfaite et absolue.
Mais l’autre histoire, plus sombre celle-là , est celle du « droit de correction paternelle »,
autorisant le père, lorsqu’il « aura des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un
enfant » (art. 375 C. civ.), à le faire enfermer par le président du tribunal d’arrondissement. Plus
ou moins modifié, il subsistera jusqu’à ce qu’une ordonnance du 23 décembre 1958 fasse du
même article 375 du Code civil le fondement de « l’assistance éducative » au bénéfice des
mineurs en danger. Quant à la déchéance de puissance paternelle, prévue par une loi du 24
juillet 1889 en cas de très graves carences parentales, voire de crimes commis sur la personne
de l’enfant, elle ne fut pas intégrée dans le Code civil à l’origine et ne le fut que par la loi du 4 juin
1970. C’est que l’inscription d’une loi dans le Code civil lui donne une dimension
supplémentaire : le Code n’est pas seulement une loi, c’est aussi un symbole. Il nous renseigne
peut-être plus sur l’image qu’une société se fait de la famille idéale, que sur les réalités familiales
à un moment donné. Ainsi s’explique que n’y aient figuré ni les « biens réservés » de l’épouse, ni
la déchéance de la puissance paternelle. Il faudrait relire le texte de 1804, comme celui de 2003,
dans cette optique. Il est probable alors que « l’obéissance » de la femme mariée en 1804 (art.
213 C. civ.) prendrait la même consistance que l’affirmation selon laquelle, en cas de séparation,
« chacun des père et mère doit maintenir des relations personnelles avec l’enfant et respecter les
liens de celui-ci avec l’autre parent » (art. 373-2, al. 2, rédaction de 2003), comme des tentatives
héroïques ou dérisoires de maîtriser le jeu des passions, le choc des caractères, les « choses de la
vie ».

Notes

[1] Gérard Cornu, « Les définitions dans la loi », L’Art du droit, enquête de sagesse, Paris, PUF, 1998, p. 259.
[2]Les travaux préparatoires du Code rappelèrent l’adage latin omnis definitio periculosa. V. Fenet, t. VI, p. 42 sq. ; t. IX,
p. 4 ; t. XII, p. 261.
[3]Pour une présentation particulièrement autorisée de cette œuvre, Jean Carbonnier, Essais sur les lois, Paris,
Defrénois, 1995, 2e éd.
[4]On se souvient que ce personnage balzacien avait disparu pendant les guerres napoléoniennes et avait retrouvé, à
son retour, son épouse remariée.
[5]Ainsi que son homologue pour les libéralités, l’article 906 C. civ.
[6]L’article 58 du Code civil prévoit l’établissement d’un état civil pour les enfants trouvés. Voir, à propos de
l’établissement d’un état civil pour une personne amnésique, TGI Lille, 28 septembre 1995, D, 1997, p. 29, note
Labbée.
[7]Ass. plén., 31 mai 1991, Bull. civ., n° 4.
[8]Véronique Demars-Sion, « Libéralisation du divorce : l’apport véritable de la loi du 11 juillet 1975 à la lumière de
celle du 20 septembre 1792 », RTDciv., 1980, p. 231.
[9]Sauf erreur ou omission, il n’y en aurait pas eu moins de 35 entre 1884 et 2000, ce qui place le divorce assez haut
dans le hit-parade des textes instables (Le Code civil, textes antérieurs et version actuelle, Paris, Garnier Flammarion,
1997).
[10]Véronique Demars-Sion, art. cit.
[11]L’article 229 permettait au mari de demander le divorce dans tous les cas d’adultère de l’épouse. Cette
dissymétrie, qui ne réapparut pas au plan civil dans la loi Naquet, subsista dans le Code pénal jusqu’en 1975. Cette
discrimination était expliquée, sinon justifiée, par la moindre gravité de l’adultère de l’homme pour la famille.
L’adultère de la femme risquait de faire entrer incognito des bâ tards dans la famille, tandis que celui du mari ne
pouvait avoir cet effet, les enfants adultérins a patre étant radicalement privés de droits.
[12]Une distinction byzantine, qui dura jusqu’en 1999, opposait les libéralités consenties dans le souci d’assurer
l’avenir de la concubine, et de réparer ses torts envers elle, valables, et celles qui, ayant pour but le maintien des
relations coupables, étaient considérées comme le « prix du stupre » et donc illicites. Cette distinction était contestée
car la plupart des libéralités répondaient peu ou prou aux deux objectifs. Il faut noter que le caractère adultérin du
concubinage n’a jamais été un élément déterminant dans cette casuistique.
[13]Laurent Boyer, « Concubinages et concubinats du Code d’Hammurabi à la fin du XIXesiècle », in Jacqueline
Rubellin-Devichi (dir.), Les Concubinages, approche socio-juridique, Paris, CNRS, 1986, p. 159.
[14]Christine Desnoyer, L’Évolution de la sanction en droit de la famille, Paris, L’Harmattan, 2001.
[15]Art. 515-4 C. civ.
[16]Tout au moins dans le texte du Code. La question de savoir si la jurisprudence en créera une est une autre
histoire…
[17]Art. 515-8 C. civ.
[18]Comme en témoignait la nécessité d’en demander l’autorisation aux parents, même après la majorité évoquée
plus haut.
[19]Ou presque, car un certain nombre de freins subsistent, le plus important étant la nécessité d’exercer l’action
dans les deux années suivant la naissance de l’enfant.
[20]Mais l’établissement de filiations incestueuses demeure interdite. Lorsqu’un enfant est né d’un frère et d’une
sœur, ou d’une fille et de son père, un seul lien de filiation peut être établi, afin d’éviter le scandale.
[21]Numérotation qui n’est à l’évidence pas celle du Code d’origine…

Document n°6 : Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil, extraits.

Nous avons fait, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une transaction entre le droit écrit et les
coutumes toutes les fois qu’il nous a été possible de concilier leurs dispositions, ou de les
modifier les unes par les autres, sans rompre l’unité du système, et sans choquer l’esprit général.
Il est utile de conserver tout ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire : les lois doivent ménager
les habitudes, quand ces habitudes ne sont pas des vices. On raisonne trop souvent comme si le
genre humain finissait et commençait à chaque instant, sans aucune sorte de communication
entre une génération et celle qui la remplace. Les générations, en se succédant, se mêlent,
s’entrelacent et se confondent. Un législateur isolerait ses institutions de tout ce qui peut les
naturaliser sur la terre, s’il n’observait avec soin les rapports naturels qui lient toujours, plus ou
moins, le présent au passé, et l’avenir au présent, et qui font qu’un peuple, à moins qu’il ne soit
exterminé, ou qu’il ne tombe dans une dégradation pire que l’anéantissement, ne cesse jamais,
jusqu’à un certain point, de se ressembler à lui-même. Nous avons trop aimé, dans nos temps
modernes, les changements et les réformes ; si, en matière d’institutions et de lois, les siècles
d’ignorance sont le théâ tre des abus, les siècles de philosophie et de lumières ne sont que trop
souvent le théâ tre des excès.
Le mariage, le gouvernement des familles, l’état des enfants, les tutelles, les questions de
domicile, les droits des absents, la différente nature des biens, les divers moyens d’acquérir, de
conserver ou d’accroître sa fortune ; les successions, les contrats, sont les principaux objets d’un
Code civil. Nous devons exposer les principes qui ont motivé nos projets de loi sur ces objets
importants, et indiquer les rapports que ces projets peuvent avoir avec le bien général, avec les
mœurs publiques, avec le bonheur des particuliers, et avec l’état présent de toutes choses.

Ce n’est que dans ces derniers temps que l’on a eu des idées précises sur le mariage. Le mélange
des institutions civiles et des institutions religieuses avait obscurci les premières notions.
Quelques théologiens ne voyaient dans le mariage, que le sacrement ; la plupart des
jurisconsultes n’y voyaient que le contrat civil. Quelques auteurs faisaient du mariage une espèce
d’acte mixte, qui renferme à la fois et un contrat civil et un contrat ecclésiastique. La loi naturelle
n’était comptée pour rien dans le premier et le plus grand acte de la nature.

Les idées confuses que l’on avait sur l’essence et sur les caractères de l’union conjugale,
produisaient des embarras journaliers dans la législation et dans la jurisprudence. Il y avait
toujours conflit entre le sacerdoce et l’empire, quand il s’agissait de faire des lois ou de
prononcer des jugements sur cette importante matière. On ignorait ce que c’est que le mariage
en soi, ce que les lois civiles ont ajouté aux lois naturelles, ce que les lois religieuses ont ajouté
aux lois civiles, et jusqu’où peut s’étendre l’autorité de ces diverses espèces de lois.

Toutes ces incertitudes se sont évanouies, tous ces embarras se sont dissipés, à mesure que l’on
est remonté à la véritable origine du mariage, dont la date est celle même de la création. Nous
sommes convaincus que le mariage, qui existait avant l’établissement du christianisme, qui a
précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, n’est ni un acte
civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l’attention des législateurs, et que la
religion a sanctifié.

Les jurisconsultes romains, en parlant du mariage, ont souvent confondu l’ordre physique de la
nature, qui est commun à tous les êtres animés, avec le droit naturel, qui régit particulièrement
les hommes, et qui est fondé sur les rapports que des êtres intelligents et libres ont avec leurs
semblables. De là on a mis en question s’il y avait quelque caractère de moralité dans le mariage
considéré dans l’ordre purement naturel.

On conçoit que les êtres dépourvus d’intelligence, qui ne cèdent qu’à un mouvement ou à un
penchant aveugle, n’ont entre eux que des rencontres fortuites, ou des rapprochements
périodiques, dénués de toute moralité. Mais chez les hommes, la raison se mêle toujours, plus ou
moins, à tous les actes de leur vie, le sentiment est à cô té de l’appétit, le droit succède à l’instinct,
et tout s’épure ou s’ennoblit.

Sans doute, le désir général qui porte un sexe vers l’autre, appartient uniquement à l’ordre
physique de la nature : mais le choix, la préférence, l’amour, qui détermine ce désir, et le fixe sur
un seul objet, ou qui, du moins, lui donne sur l’objet préféré un plus grand degré d’énergie ; les
égards mutuels, les devoirs et les obligations réciproques qui naissent de l’union une fois
formée, et qui s’établissent entre des êtres raisonnables et sensibles ; tout cela appartient au
droit naturel. Dès lors, ce n’est plus une simple rencontre que nous apercevons, c’est un véritable
contrat.

L’amour, ou le sentiment de préférence qui forme ce contrat, nous donne la solution de tous les
problèmes proposés sur la pluralité des femmes ou des hommes dans le mariage ; car, tel est
l’empire de l’amour, qu’à l’exception de l’objet aimé, un sexe n’est plus rien pour l’autre. La
préférence que l’on accorde, on veut l’obtenir ; l’engagement doit être réciproque. Bénissons la
nature, qui, en nous donnant des penchants irrésistibles, a placé dans notre propre cœur, la règle
et le frein de ces penchants. On a pu dire que, sous certains climats et dans certaines
circonstances, la polygamie est une chose moins révoltante que dans d’autres circonstances et
sous d’autres climats. Mais dans tous les pays, elle est inconciliable avec l’essence d’un
engagement par lequel on se donne tout, le corps et le cœur. Nous avons donc posé la maxime,
que le mariage ne peut être que l’engagement de deux individus, et que, tant qu’un premier
mariage subsiste, il n’est pas permis d’en contracter un second.

Le rapprochement de deux sexes que la nature n’a faits si différents que pour les unir, a bientô t
des effets sensibles. La femme devient mère : un nouvel instinct se développe, de nouveaux
sentiments, de nouveaux devoirs fortifient les premiers. La fécondité de la femme ne tarde pas à
se manifester encore. La nature étend insensiblement la durée de l’union conjugale, en
cimentant chaque année cette union par des jouissances nouvelles, et par de nouvelles
obligations. Elle met à profit chaque situation, chaque événement, pour en faire sortir un nouvel
ordre de plaisirs et de vertus.

L’éducation des enfants exige, pendant une longue suite d’années, les soins communs des
auteurs de leurs jours. Les hommes existent longtemps avant de savoir vivre ; comme, vers la fin
de leur carrière, souvent ils cessent de vivre avait de cesser d’exister. Il faut protéger le berceau
de l’enfance contre les maladies et les besoins qui l’assiègent. Dans un â ge plus avancé, l’esprit a
besoin de culture. Il importe de veiller sur les premiers développements du cœur, de réprimer
ou de diriger les premières saillies des passions, de protéger les efforts d’une raison naissante,
contre toutes les espèces de séductions qui l’environnent, d’épier la nature pour n’en pas
contrarier les opérations, afin d’achever avec elle le grand ouvrage auquel elle daigne nous
associer.

Pendant tout ce temps, le mari, la femme, les enfants réunis sous le même toit et par les plus
chers intérêts contractent l’habitude des plus douces affections. Les deux époux sentent le
besoin de s’aimer, et la nécessité de s’aimer toujours. On voit naître et s’affermir les plus doux
sentiments qui soient connus des hommes, l’amour conjugal et l’amour paternel.

La vieillesse, s’il est permis de le dire, n’arrive jamais pour des époux fidèles et vertueux. Au
milieu des infirmités de cet â ge, le fardeau d’une vie languissante est adouci par les souvenirs les
plus touchants, et par les soins si nécessaires de la jeune famille dans laquelle on se voit renaître,
et qui semble nous arrêter sur les bords du tombeau.

Tel est le mariage, considéré en lui-même et dans ses effets naturels, indépendamment de toute
loi positive. Il nous offre l’idée fondamentale d’un contrat proprement dit, et d’un contrat
perpétuel par sa destination.

(…)

Il résulte de ce que nous avons, que le mariage est un contrat perpétuel par sa destination. Des
lois récentes autorisent le divorce ; faut-il maintenir ces lois ? En admettant le divorce, le
législateur n’entend point contrarier le dogme religieux de l’indissolubilité, ni décider un point
de conscience. Il suppose seulement que les passions les plus violentes, celles qui ont fait et qui
font encore tant de ravages dans le monde, peuvent détruire l’harmonie qui doit régner entre
deux époux ; il suppose que les excès peuvent être assez graves pour rendre à ces époux leur vie
commune insupportable. Alors, s’occupant avec sollicitude de leur tranquillité, de leur sû reté et
de leur bonheur présent, dont il est uniquement chargé, il s’abstient de les contraindre à
demeurer inséparablement liés l’un à l’autre malgré tous les motifs qui les divisent. Sans
offenser les vues de la religion qui continue sur cet objet, comme sur tant d’autres, à gouverner
les hommes dans l’ordre du mérite et de la liberté, le législateur n’emploie alors lui-même le
pouvoir coactif que pour prévenir les désordres les plus funestes à la société, et prescrire des
limites à des passions et à des abus dont on n’ose se promettre de tarir entièrement la source.
Sous ce rapport, la question du divorce devient une pure question civile dont il faut chercher la
solution dans les inconvénients ou dans les avantages qui peuvent résulter du divorce même,
considéré sous un point de vue politique. On a compris, dans tous les temps, qu’il est aussi
dangereux qu’inhumain d’attacher, sans aucune espèce de retour, deux époux accablés l’un de
l’autre. De là , chez les peuples même où l’indissolubilité du mariage est consacrée par les lois
civiles, l’usage des séparations qui relâ chent le lien du mariage sans le rompre.

Les avantages et les inconvénients du divorce ont été diversement présentés par les différents
auteurs qui ont écrit sur cette matière. On a dit, pour le divorce, qu’on ô te toute la douceur du
mariage en déclarant son indissolubilité ; que pour vouloir trop resserrer le nœud conjugal, on
l’affaiblit ; que les peines domestiques sont affreuses, quand on n’a rien de plus consolant devant
les yeux que leur éternité ; que la vie de deux époux qui ne s’entendent pas, et qui sont
inséparablement unis, est perdue pour la postérité ; que les mœurs sont compromises par des
mariages mal assortis qu’il est impossible de rompre ; qu’un époux, dégoûté d’une femme
éternelle, se livre à un commerce qui, sans remplir l’objet du mariage, n’en représente tout au plus
que les plaisirs ; que les discordes qui déchirent un mariage malheureux ; qu’enfin,
l’indissolubilité absolue est aussi contraire au bien réel des familles, qu’au bien général de l’É tat.

On répond, d’autre part, qu’il est dangereux d’abandonner le cœur à ses caprices et à son
inconstance ; que l’on se résigne à supporter les dégoû ts domestiques, et que l’on travaille même
à les prévenir, quand on sait que l’on travaille même à les prévenir, quand on sait que l’on n’a
pas la faculté du divorce ; qu’il n’y a plus d’autorité maritale, d’autorité paternelle, de
gouvernement domestique, là où cette faculté est admise ; que la séparation suffit pour allier les
désagrément de la vie commune ; que le divorce est peu favorable aux femmes et aux enfants,
qu’il menace les mœurs, en donnant un trop libre essor aux passions ; qu’il n’y a rien de sacré et
de religieux parmi les hommes, si le lien du mariage n’est point inviolable ; que la propagation
régulière de l’espèce humaine est bien plus assurée par la confiance de deux époux fidèles, que
par des unions que des goû ts passagers peuvent rendre variables et incertaines ; enfin, que la
durée et le bon ordre de la société générale tiennent essentiellement à la stabilité des familles,
qui sont les premières de toutes les sociétés, le germe et le fondement des empires. Telles sont
les considérations qui ont été proposées pour et contre le divorce. Il en résulte que c’est sur le
danger et la violence des passions que l’on fonde l’utilité du divorce, et qu’il n’y a qu’une extrême
modération dans les désirs, que la pratique des plus austères vertus, qui pourraient écarter, de
l’indissolubilité absolue, les inconvénients qu’on en croit inséparables.

Que doit faire le législateur ? Ses lois ne doivent jamais être plus parfaites que les hommes à qui
elles sont destinées ne peuvent le comporter. Il doit consulter les mœurs, le caractère, la
situation politique et religieuse de la nation qu’il représente. Y a-t-il une religion dominante ?
Quels sont les dogmes de cette religion ? Ou bien tous les cultes sont-ils indistinctement
autorisés ? Est-on dans une société naissante ou dans une société vieillie ? Quelle est la forme du
gouvernement ? Toutes ces questions influent, plus qu’on ne pense, sur celle du divorce. (…) Les
familles se forment par le mariage, et elles sont la pépinière de l’É tat. Chaque famille est une
société particulière et distincte dont le gouvernement importe à la grande famille qui les
comprend toutes.

Document n°7 : Exposé des motifs de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le
mariage aux couples de personnes de même sexe

Institution pluriséculaire où se reflètent traditions et pratiques religieuses, le mariage est


traditionnellement défini comme un acte juridique solennel par lequel l'homme et la femme
établissent une union dont la loi civile règle les conditions, les effets et la dissolution.
Prérogative exclusive de l'É glise durant l'Ancien régime, la sécularisation définitive du mariage
fut consacrée à l'article 7 de la Constitution de 1791 aux termes duquel « la loi ne considère le
mariage que comme un contrat civil ». Le décret des 20-25 septembre 1792 a ensuite fixé les
conditions de formation du mariage, parmi lesquelles la célébration devant l'officier public
communal. Cette conception civile et laïque du mariage sera reprise par les rédacteurs du code
civil.
Le mariage n'a toutefois pas été défini par le code civil, qui traite des actes du mariage, puis, dans
un titre distinct, des conditions, des effets et de la dissolution du mariage. Nulle part n'a été
expressément affirmé que le mariage suppose l'union d'un homme et d'une femme. Cette
condition découle toutefois d'autres dispositions du code civil.
De fait, jusqu'à une époque récente, l'évidence était telle que ni les rédacteurs du code, ni leurs
successeurs, n'éprouvèrent le besoin de le dire expressément. La différence de sexe n'en était
pas moins une condition fondamentale du mariage en droit français, de sorte que son non
respect constituait une cause de nullité absolue du mariage (article 184 du code civil).
L'idée de l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe a constamment progressé depuis
le vote de la loi n° 99-944 du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité, une
majorité de français y étant aujourd'hui favorable. Il est vrai que si le pacte civil de solidarité a
permis de répondre à aspiration réelle de la société et que son régime a été significativement
renforcé et rapproché de celui du mariage, des différences subsistent, et cet instrument
juridique ne répond ni à la demande des couples de personnes de même sexe qui souhaitent
pouvoir se marier, ni à leur demande d'accès à l'adoption.
Une nouvelle étape doit donc être franchie.
Tel est l'objet du présent projet de loi qui ouvre le droit au mariage aux personnes de même sexe
et par voie de conséquence l'accès à la parenté à ces couples, via le mécanisme de l'adoption. Ce
sont donc à titre principal les dispositions du code civil relatives au mariage et à l'adoption qui
sont modifiées ainsi que celles relatives au nom de famille, qui nécessitent des adaptations.
Enfin, des dispositions de coordination sont nécessaires principalement dans le code civil mais
aussi dans nombre d'autres codes.
Document n°8 : AP, 31 mai 1991, n°90-20.105

Sur le pourvoi dans l’intérêt de la loi formé par M. le Procureur général près la Cour de Cassation

Vu les articles 6 et 1128 du Code civil, ensemble l’article 353 du même Code ;
Attendu que, la convention par laquelle une femme s’engage, fû t-ce à titre gratuit, à concevoir et
à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public
de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes ;
Attendu selon l’arrêt infirmatif attaqué que Mme X..., épouse de M. Y..., étant atteinte d’une
stérilité irréversible, son mari a donné son sperme à une autre femme qui, inséminée
artificiellement, a porté et mis au monde l’enfant ainsi conçu ; qu’à sa naissance, cet enfant a été
déclaré comme étant né de Y..., sans indication de filiation maternelle ;
Attendu que, pour prononcer l’adoption plénière de l’enfant par Mme Y..., l’arrêt retient qu’en
l’état actuel des pratiques scientifiques et des moeurs, la méthode de la maternité substituée
doit être considérée comme licite et non contraire à l’ordre public, et que cette adoption est
conforme à l’intérêt de l’enfant, qui a été accueilli et élevé au foyer de M. et Mme Y...
pratiquement depuis sa naissance ;
Qu’en statuant ainsi, alors que cette adoption n’était que l’ultime phase d’un processus
d’ensemble destiné à permettre à un couple l’accueil à son foyer d’un enfant, conçu en exécution
d’un contrat tendant à l’abandon à sa naissance par sa mère, et que, portant atteinte aux
principes de l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, ce processus
constituait un détournement de l’institution de l’adoption, la cour d’appel a violé les textes
susvisés ;
PAR CES MOTIFS : CASSE ET ANNULE

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