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LA FAMILLE : UNE INSTITUTION EN ÉVOLUTION

Tu quoque mi fili. « Toi aussi, mon fils », lança Jules César à Brutus qui l’assas­ comment naissent les enfants. Cependant, la question de l’adoption montre que ce
sinait. Qui était cette personne ainsi appelée « mon fils » ? Non seulement il n’était n’est pas si simple : les parents d’adoption sont­ils des parents comme les autres ?
pas un descendant biologique de l’empereur, mais il n’avait pas non plus été élevé un couple constitué de deux personnes du même sexe peut­il avoir des enfants ?
par lui : Brutus fut adopté par César, mais à l’âge adulte, et alors qu’il avait encore Cela dépend du lieu et de l’époque. La filiation se définit comme la reconnaissance
ses parents. des liens entre des individus qui descendent les uns des autres : un père et sa fille
Imaginerait­on aujourd’hui Jacques Chirac adopter Nicolas Sarkozy puis l’appe­ entrent dans une relation de filiation, tout comme le petit­fils et sa grand­mère. Or,
ler « mon fils » ? Nous devons au contraire constater que la famille a bien changé comme le montre le texte de l’anthropologue Françoise Héritier, la filiation sociale
depuis l’Antiquité. À l’époque, la familia était composée de tous ceux qui vivaient n’a pas grand­chose à voir avec la filiation biologique.
sous le toit du maître, le pater familias : sa femme, ses enfants, mais également
ses esclaves (même affranchis), ainsi que ses animaux et ses terres. Il faut la dif­ 1.1.1. Filiation biologique et filiation sociale
férencier avec la gens, ensemble des personnes issues du même ancêtre : si l’é­
pouse fait partie de la familia, elle n’appartient pas à la gens du pater familias. Document 1 : la tribu des Nuer (peuple du Soudan)
Hier comme aujourd’hui cependant, la famille était fondamentale, elle était un pi­ Toutes les sociétés humaines reposent sur une commune exigence : celle de leur reproduction,
qui passe par celle de leurs membres. Autant dire que toutes sont confrontées aux problèmes qui, de
lier pour l’individu et pour la société. C’est pourquoi on dit que la famille est une tout temps, ont fait l’objet de la réflexion des hommes : définir, au moyen de règles particulières de fi­
« institution ». Or, cette institution est en évolution. Ceci est particulièrement vrai liation, ce qui garantit la légitimité de l’appartenance au groupe, statuer sur ce qui fonde l’identité de
aujourd’hui, en France : avec l’augmentation du divorce, l’instauration du Pacs la personne humaine en tant qu’elle est enserrée dans un continuum biologique et social.
(Pacte Civil de Solidarité) ou encore avec le débat sur l’adoption par les couples Dans un cas particulièrement intéressant rencontré chez les Nuer, c’est une femme stérile, consi­
dérée comme un homme qui, en tant que père, se voit attribuer une descendance. Dans cette socié­
homosexuels, la famille est en train de vivre des mutations importantes. té en effet, les femmes qui ont fait la preuve, après avoir été mariées suffisamment longtemps, de
Le changement permet de se poser une question fondamentale : qu’est­ce qui leur stérilité définitive, retournent dans leur lignage d’origine où elles sont considérées comme des
reste ? Qu’est­ce qui est commun à toutes les formes de ce que l’on appelle « fa­ hommes à part entière [...]. Tout mariage légitime étant sanctionné par des transferts importants de
mille » ? En d’autres termes, il faut commencer par nous demander ce qu’est la fa­ bétail, de la famille du mari à celle de l’épouse, ce bétail est réparti entre le père et les oncles pater­
nels de celle­ci. Revenue chez ses frères, la femme stérile bénéficie, en tant qu’oncle paternel, de
mille. Cette question sera traitée dans une première partie ; pour y répondre, nous parts du bétail de la compensation versée pour ses nièces. Quand elle s’est ainsi constitué un capi­
ferons appel à l’histoire, à la sociologie et surtout à l’anthropologie, c’est­à­dire la tal, elle peut verser à son tour une compensation matrimoniale et obtenir une épouse dont elle de­
science sociale qui étudie les sociétés dites « traditionnelles ». vient le mari. Cette relation conjugale n’entraîne pas de rapports homosexuels ; l’épouse sert son
Une fois cette définition de la famille entreprise, nous nous pencherons plus par­ mari et travaille à son profit. La reproduction est assurée grâce à un serviteur, le plus souvent d’une
ethnie étrangère. Tous les enfants ainsi mis au monde sont ceux du « mari ». Ils portent son nom,
ticulièrement sur les familles contemporaines et sur leurs mutations : aujourd’hui, l’appellent « père », l’honorent et ne se reconnaissent aucun lien particulier avec leur géniteur, qui
en France, qu’est­ce qu’une famille ? Et que sera­t­elle demain ? n’a pas de droits sur eux. Statuts et rôles masculin et féminin sont donc ici indépendants du sexe :
c’est la fécondité féminine, ou son absence, qui crée la ligne de partage [...].
L’institution du mariage fantôme chez les Nuer : lorsqu’un homme meurt sans être marié, ou sans
1. Qu’est-ce que la famille ? descendance, un parent proche peut prélever sur le bétail du défunt la quantité nécessaire au paie­
ment de la compensation matrimoniale pour obtenir une épouse et il procrée alors au nom du défunt,
Afin de découvrir toute l’ampleur de ce qui peut constituer une « famille », il nous car c’est ce dernier qui a fourni la compensation dont le versement crée la filiation. Les enfants
faut étudier quelques unes de ses composantes. En premier lieu, nous nous in­ savent dissocier les deux rôles de géniteur et de pater : leur père social est le défunt et ils ap­
téresserons aux rapports de filiation : qui est le fils ou la fille de qui ? Puis nous étu­ prennent à se situer dans la généalogie familiale par rapport à lui ; quant à leur géniteur, qu’ils
aiment comme un père, ils le désignent du terme de parenté qui correspond au rapport qui les unit
dierons les systèmes d’union (de mariage notamment). Filiation et union sont les dans cette généalogie.
deux aspects de ce que l’on appelle la parenté, c’est­à­dire les règles qui font que Françoise Héritier, « La cuisse de Jupiter », EHESS, avril­juin 1985.
deux individus sont considérés comme « parents » (faisant partie de la même fa­
mille). Enfin, nous nous intéresserons à l’importance de la résidence : faut­il habiter 1.1.2. Les différents systèmes de filiation
ensemble pour constituer une famille ? Cela nous permettra de tenter de trouver Dans la famille de qui s’intègre un enfant qui vient de naître ? Nous répondrions
une définition au concept de « famille ». naturellement : « dans celle de ses parents ». Mais ce n’est pas toujours aussi
simple.
1.1. La filiation
Savoir qui sont les parents de qui peut sembler être une question très simple : Dans certains cas, l’enfant entre dans la famille de son père : il porte son nom, et
vos cours de Sciences de la Vie et de la Terre vont ont appris depuis longtemps participera au partage des biens, des privilèges, des droits et devoirs de la famille
La famille : une institution en évolution 2

de son père. Ce dernier a alors l’autorité sur ses enfants. Ce système est appelé 1.2.3. Les règles de choix du conjoint
patrilinéaire. Le système occidental (et français) a pendant longtemps été patrili­ Sur ce point, les différentes sociétés sont également différentes : parfois le choix
néaire : l’enfant porte le nom de son père, le premier fils hérite des biens et des pri­ est libre, comme en France. Cela ne signifie cependant pas qu’il ne soit guidé que
vilèges. par « l’amour », dont l’importance est très récente : le mariage d’intérêt a, même en
Dans les systèmes qui sont dits matrilinéaires, l’enfant entre dans la famille de France, pendant très longtemps été majoritaire. Mais parfois, le choix est imposé :
sa mère : c’est notamment le cas chez les Mosos. L’enfant porte le nom de sa on impose à une veuve d’épouser le frère du défunt ; ou on pousse à s’unir à quel­
mère et accédera à ses biens et privilèges. Cependant, la mère n’a pas alors qu’un qui ne fait pas partie du groupe ; ou on pousse à s’unir à quelqu’un qui fait
nécessairement l’autorité : dans ce cas, c’est parfois le frère de la mère qui consti­ partie du groupe (pensons par exemple aux mariages entre nobles sous l’Ancien
tue la personne de référence de la famille. La matriliéarité n’entraîne donc pas le régime).
matriarcat (pouvoir à la femme) ; elle est compatible avec le patriarcat (pouvoir à l’­ Une règle, cependant, semble être commune à toutes les sociétés. Il existe un
homme). point commun entre toutes les familles de toutes les sociétés, et de tous les
Dans d’autres cas enfin, l’enfant intègre à la naissance les familles de ses deux temps : il s’agit de l’interdit de l’inceste. L’inceste désigne les relations sexuelles
parents : il peut porter leurs deux noms ou choisir le nom du père ou de la mère ; il entre proche parents. Ainsi, il est dans toutes les sociétés interdit au fils d’avoir des
hérite des deux parents. Ces systèmes sont appelés indifférenciés : nous sommes relations sexuelles avec sa soeur ou sa mère, à la fille d’avoir des relations
actuellement en France dans un tel système, a fortiori depuis qu’une loi permet aux sexuelles avec son père ou son frère.
enfants de prendre le nom de leur mère et de le transmettre à leurs enfants. Il est étonnant que malgré
l’étendue des différences Document 2 : l’interdit de l’inceste
Que nous montre le fait de l’interdit de l’inceste ? C’est l’ob­
entre sociétés, ce point leur ligation d’exogamie. [...] Exogamie veut dire que les jeunes
1.2. L’union ou l’alliance soit à toutes communes. femmes du groupe ne peuvent pas devenir les épouses de
1.2.1. La variété des systèmes d’alliance Quelques scientifiques en ont leurs consanguins, pères ou frères. Ceux­ci sont tenus de les
S’intéresser à la question de l’alliance revient à se demander : qui peut s’unir déduit que cet interdit décou­ céder à un groupe différent. En revanche, ils savent que des
lait d’un risque génétique lié à épouses
avec qui pour former une famille ? La réponse semble évidente : un homme peut leur viendront en retour de cet autre groupe. De quoi
est­il question dans cet échange réciproque ? Il s’agit, comme
se marier avec une femme, un point c’est tout. Pourtant, comme le montre le texte la consanguinité : le « tabou le dit Lévi­Strauss [...], d’un rapport fondamental de don/contre
de Françoise Héritier sur les Nuer, parfois une femme stérile peut épouser une de l’inceste » serait une sorte don qui est propre aux sociétés humaines et qui marque le
autre femme ; parfois une femme peut épouser un mort. d’instinct animal. Cependant, point de passage entre nature et culture ; bref, c’est l’émer­
1.2.2. Monogamie et polygamie comme le montrent Claude gence de la société comme institution – et pas simplement
comme groupe d’individus. La nature prescrit l’union des sexes
Et parfois une femme peut épouser plusieurs hommes : chez les Tibétains, lors­ Lévi­Strauss ou Françoise pour la reproduction, rien de plus. La société humaine
qu’un frère aîné s’est marié, sa femme épouse chaque année un de ses frères et Héritier, l’inceste dépasse cet commence avec l’apparition de la règle : elle décide quelles
se retrouve donc finalement mariée à toute la phratrie. Les enfants sont alors attri­ aspect naturel : il est au fon­ unions sont permises et lesquelles sont prohibées. Dire que l’i­
bués au frère aîné qui se fait appeler « père » ; les autres maris sont appelés dement même de l’organisa­ nitiative de l’union est retirée aux consanguins, c’est affirmer
qu’elle est confiée au groupe social en tant que tel.
« oncles ». tion sociale. Ainsi, certains M. Hénaff, « Le premier commandement », Le Nouvel Ob­
actes sont dits incestueux servateur, hors série n°51, juillet­août 2003.
Lorsqu’une même personne peut ainsi épouser plusieurs personnes, on parle de bien qu’ils n’impliquent aucun
polygamie. Si c’est une femme qui peut épouser plusieurs hommes, le système est risque de consanguinité : c’est notamment l’interdit « des deux soeurs » décrit par
polyandre ; si c’est un homme qui peut épouser plusieurs femmes, il est polygyne. Françoise Héritier, selon lequel, dans certaines sociétés, il est interdit à un veuf
Un système, comme le nôtre, dans lequel on ne peut s’unir qu’à une personne à la d’épouser la soeur de sa femme défunte (qui n’a pourtant avec lui aucun lien géné­
fois est dit monogame. tique).
Monogamie Polygamie De plus, on peut noter que parfois l’interdit social de l’inceste n’empêche pas les
Une seule Polyandrie Polygynie relations consanguines : chez les Mosos, il n’existe pas de « père », car les enfants
épouse ; un sont le fruit de « rencontres furtives ». L’enfant ne fait partie que de la famille de sa
Une femme a Un homme a mère. Il se peut alors fort bien que deux individus liés génétiquement par leur père
seul époux.
plusieurs maris plusieurs aient des relations sexuelles consanguines, sans que cela ne soit considéré
femmes comme de l’inceste.
La famille : une institution en évolution 3

1.3. La résidence qui correspond à la famille conjugale ; et (2) de la gens composée d’individus
Des individus doivent­ils nécessairement habiter ensemble pour constituer une parents mais qui ne résident pas ensemble.
famille ? D’après l’origine latine du terme, la réponse est oui : la familia est définie
par la résidence sous le toit du pater ; au contraire, la gens constitue la parenté.
Aujourd’hui, on retrouve ces deux visions de la famille, selon que l’on est lié par la 1.4. Vers une définition de la famille
résidence ou par des liens de parenté. Au terme de ces développements, il devient évident qu’on ne peut pas définir la
famille comme « l’ensemble composé du père, de la mère et des enfants » : le
1.3.1. La famille étendue « père » n’existe pas toujours ; le père social n’est pas toujours le père biologique ;
Une première forme de famille est celle où tous les parents résident au foyer : la les enfants ne vivent pas toujours avec leur père biologique ni avec leur père so­
famille est alors un « clan », une « tribu ». Ce cas est fréquent dans de nom­ cial ; un oncle peut faire partie de la famille.
breuses sociétés, et a été très répandu en Europe.
Il est tout aussi évident que la famille n’est pas « l’ensemble des personnes
On peut distinguer deux cas particulier. Dans certains cas, la parenté dans son reliées par un lien de sang » : c’est un lien social qui unit les membres d’une fa­
entier reste au foyer. C’est notamment le cas chez les Mosos. Dans d’autres cas, mille, et non les liens génétiques (pensons ainsi à la pratique du « mariage­fan­
seule une partie de la parenté y demeure, celle qui hérite du nom et des biens : tôme » ou à l’adoption).
c’est notamment le cas dans les sociétés rurales dans lesquelles seul le fils aîné
conserve la possession de l’exploitation, contre l’obligation de prendre soin de ses De la même façon, la famille n’est pas « l’ensemble des personnes qui vivent
aïeux (c’est ce que l’on nomme le « droit d’aînesse », qui fut supprimé en France dans le même foyer » : une fille de parents divorcés qui vit avec sa mère consi­
par Napoléon en 1801). dérera ainsi sans nul doute que son père fait partie de sa famille.

1.3.2. La famille nucléaire ou famille conjugale Une notion aussi évidente que la famille, que nous utilisons et pratiquons tous
Une autre forme de famille existe, et prend aujourd’hui de plus en plus d’ampleur les jours, est une des plus difficile à définir. Parce que la famille prend des formes
en Occident. Frédéric Le Play l’a nommée « famille nucléaire » : il s’agit d’un mo­ extrêmement variables selon la société dans laquelle elle existe, selon l’époque et
dèle dans lequel tous les enfants quittent le foyer pour fonder le leur. Ils partagent selon la personne que l’on interroge.
donc l’héritage entre eux. Émile Durkheim l’a nommée « famille conjugale » : c’est On dit ainsi en sociologie que la famille est une construction sociale : la famille
pour lui le terme d’une « contraction » de la famille qui a lieu depuis des siècles. est créée par la société dans laquelle elle prend place, aussi bien qu’elle crée cette
société. C’est une institution, c’est­à­dire une chose qui existe avant l’individu, qui
s’impose à lui, qui est particulière à la société. Chaque société a sa famille, chaque
1.3.3. Est­ce important de vivre sous le même toit ? famille est caractéristique d’une société. L’individu croit que ce qu’il considère
Rares sont les individus qui habitent aujourd’hui avec leurs grands­parents, ou comme une famille est « naturel » ; cette croyance est liée au fait que cet individu
avec leurs tantes et oncles. Ce serait pourtant aujourd’hui largement possible, reçoit la famille comme une chose extérieure et naturelle, normale, c’est­à­dire qu’il
compte tenu de l’allongement de l’espérance de vie. On ne peut donc pas parler la reçoit de la société.
aujourd’hui en France de familles « étendues ».
Quoi qu’il en soit, nous pouvons tout de même trouver une définition de ce qu’est
Pourtant, ces membres de la parenté ne sont­ils pas considérés par les individus la famille, qui respecte les différentes formes qu’elle prend selon les pays : nous di­
comme des membres de leur famille ? La tante, la cousine, le grand­père, le neveu rons ainsi qu’une famille est un terme polysémique qui désigne un groupe d’indivi­
sont­ils comme des étrangers pour l’individu ? La réponse est bien évidemment né­ dus liés par des relations de filiation et/ou d’alliance. Terme « polysémique » (qui a
gative : de nombreuses études ont montré qu’il existe entre parents des échanges plusieurs sens) car le terme prend un sens différent selon la société dans laquelle
supérieurs à la moyenne. Par exemple, les parents échangent de l’argent et des on l’emploie.
services (gardes d’enfants, bricolage, etc.). Ils échangent également au niveau
culturel et social : ainsi, un fils d’ouvriers qui fréquente un oncle cadre a plus de
probabilités de devenir cadre que les autres fils d’ouvriers.
La famille est donc aujourd’hui composée à la fois (1) de la familia qui vit dans le
même foyer (même le chien, le chat et le poisson rouge en font parfois partie) et
La famille : une institution en évolution 4

2. Les familles en France 2.1.2. L’amour ?


Aujourd’hui, l’homogamie dérange, et ce pour une raison simple : l’amour...
Afin d’étudier ce que sont les familles en France aujourd’hui, nous allons nous Contrairement à ce qui se faisait dans le passé, aujourd’hui le mariage forcé est
concentrer sur trois types d’analyses. En premier lieu, nous étudierons le choix du devenu extrêmement rare, et le mariage par intérêt est devenu assez rare. Les
conjoint ; puis nous nous intéresserons à la « crise du mariage » et au développe­ individus se marient, ou disent se marier par amour, ou au moins par affinité.
ment de nouveaux types de familles (recomposées, « monoparentales », « homo­
parentales »). Enfin, nous étudierons la question de la famille comme lieu de Cela, les sociologues n’en peuvent pas vraiment juger. Ce que nous pouvons af­
socialisation, en prenant l’exemple des rapports entre hommes et femmes. firmer, c’est par contre que l’alliance (le mariage) est aujourd’hui libre, et que l’indi­
vidu choisit donc son futur époux en fonction de critères qui lui sont propres :
2.1. Le choix du conjoint pourquoi pas l’amour ?
2.1.1. La question de l’homogamie
Si l’on suit les théories de Claude Lévi­Strauss exposées plus haut, l’interdit de
l’inceste aurait pour but de pousser l’individu à choisir son conjoint à l’extérieur de 2.2. La crise du mariage et le développement des « nou­
son groupe social : il forcerait à l’hétérogamie, c’est­à­dire au choix d’un conjoint velles familles »
différent de soi. Pourtant, l’homogamie existe toujours aujourd’hui en France, 2.2.1. Le développement du divorce
comme nous l’avons déjà vu dans notre chapitre sur les Professions et Catégories
Le revers de la médaille s’est vite fait sentir : si l’intérêt d’un mariage par intérêt
Socioprofessionnelles.
dure le plus souvent jusqu’à la mort des époux, l’amour d’un mariage par amour
Cela ne signifie pas nécessairement que les individus, comme sous l’Ancien ré­ peut ne pas durer toute la vie. Le corollaire d’un mariage libre est alors un déma­
gime, veulent ou doivent se marier avec une personne « de leur rang ». Comme riage libre : notre famille contemporaine est caractérisée par la croissance très
l’explique Jean­Claude Kaufmann, cela peut être lié à des causes sociologiques qui importante des taux de divorce.
sont en­dehors de la volonté des individus.
En 1974, environ 9% des mariages conclus dans les dix années précédentes
étaient dissous (donc 9% des mariages « vieux » de 0 ans à 10 ans). En 2004, en­
Document 3 : le choix du conjoint aujourd’hui
N’importe qui n’épouse pas n’importe qui, parce que n’importe qui ne rencontre pas n’importe qui. viron 20% des mariages conclu dans les dix années précédentes étaient dissous.
Les auteurs de l’enquête Formation des couples dessinent un « triangle des rencontres » entre les En trente ans, ce taux de divorce a donc été plus que doublé.
« lieux publics », les « lieux réservés » et les « lieux privés ». Chaque catégorie socio­professionnelle
se situe à un endroit précis entre ces trois pôles. Les membres des milieux populaires se rencontrent 2.2.2. Les modifications du droit
dans les lieux publics (fêtes, foires, bals, rue, café, centre commercial) ; les classes supérieures à Une telle « crise » du mariage n’a pu exister que parce que deux conditions
capital intellectuel dans les lieux réservés dont l’accès est symboliquement ou matériellement contrôlé étaient remplies. En premier lieu, le droit, c’est­à­dire les normes juridiques, a évo­
(association, lieu d’études, boîte, animation culturelle, sport) ; les cadres du privé, patrons ou profes­
sions libérales dans des lieux privés (domiciles, fêtes de famille, entre amis). lué. Et surtout, en second lieu, les normes sociales, c’est­à­dire les règles véhicu­
Il est difficile de démêler ce qui est le fait d’une stratégie délibérée d’élection/exclusion sociale de lées par la culture des Français ont évolué : petit à petit, le divorce a été admis
ce qui est non conscient : l’ouvrière va­t­elle au bal pour trouver un ouvrier, c’est­à­dire une personne comme une des étapes dans la vie de beaucoup d’individus ; il est devenu « nor­
détenant une bonne probabilité de devenir un conjoint, ou bien trouve­t­elle un ouvrier simplement mal ».
parce qu’elle a l’habitude d’aller au bal ? Que l’un ou l’autre aspect soit dominant, le cadre ordinaire
de sa sociabilité aura dessiné un cercle de choix. La fréquentation de lieux définis aura défini ce que
seront ses fréquentations.
Jean­Claude Kaufmann, La Sociologie du couple, 1999. Document 5 : les lois sur la famille
1792 : le divorce est autorisé par la loi française. En 1809, Napoléon et Joséphine divorcent.
Document 4 : le choix du conjoint au XVIIè siècle 1965 : le mari n’est plus le « chef de famille ». La loi établit l’égalité de l’homme et de la femme
Tout cet hiver, ma mère n’était occupée qu’à me trouver un bon mariage. Dès l’année précédente, dans le couple.
il avait été question de la fille aînée du maréchal de Lorges pour moi... La probité, la droiture, la fran­ 1970 : l’autorité n’appartient plus au « père de famille » ; on parle « d’autorité parentale ».
chise du maréchal de Lorges me plaisaient infiniment ; je les avais vues d’un peu plus près pendant la 1972 : égalité entre les enfant « naturels », « adultérins » et « légitimes ».
campagne que j’avais faite dans son armée. L’estime et l’amour que lui portait toute cette armée ; sa 1975 : divorce par consentement mutuel.
considération à la Cour ; la magnificence avec laquelle il vivait surtout ; sa naissance fort distinguée ; 1987 : l’autorité parentale devient « conjointe ».
ses grandes alliances ; et plus que tout encore la bonté et la vérité du maréchal, si rares à trouver et 1999 : création du Pacte Civil de Solidarité (Pacs).
si effectives en lui, m’avaient donné un désir extrême de ce mariage, où je croyais avoir trouvé ce qui 2003 : le nom de famille de l’enfant peut être celui du père, celui de la mère ou celui des deux ac­
me manquait pour me soutenir, acheminer, et pour vivre agréablement au milieu de proches illustres, colés.
et dans une maison aimable.
Saint­Simon, Mémoires (1691­1701).
La famille : une institution en évolution 5

Ces modifications ne touchent d’ailleurs pas uniquement le divorce, mais la fa­ 2.3. La famille comme lieu de socialisation : l’exemple
mille dans son ensemble, comme le montre le document 5. Ce qui nous amène à des rôles masculins/féminins
nous poser une question : la famille a­t­elle évolué parce que les lois lui a permis Nous ne pouvions enfin pas terminer ce cours sur la famille sans aborder l’un
d’évoluer, ou bien est­ce l’évolution de la famille qui a poussé l’État à modifier les des rôles qu’elle remplit. C’est en effet dans le cadre de la famille que l’enfant ap­
lois ? Les sociologues penchent plutôt pour la seconde solution : la plupart des mo­ prend à s’adapter au monde dans lequel il vit. Les parents apprennent à leur enfant
difications législatives (= des lois) ont été impulsées par une modification pré­ à devenir un être social, et plus particulièrement à devenir un homme, ou une
existante des normes sociales. Ainsi, on peut penser que la création du Pacs, qui femme ; l’enfant lui­même apprend à se situer par rapport aux modèles masculins
donne aux couples homosexuels une reconnaissance juridique et sociale, est liée à et féminins qui l’entourent, et à se forger une identité sexuée.
la reconnaissance progressive de l’homosexualité comme forme « normale »
d’existence.
Document 9 : petites filles et petits garçons dans la famille
2.2.3. Les « nouvelles familles » J’ai entendu un petit garçon d’environ cinq ans qui suivait sa mère au supermarché, insister pen­
Ces nouvelles familles ont deux caracté­ dant toute la durée des achats pour avoir un savon à lessive. « Mais quand est­ce que je la ferai, moi,
la lessive ? » demandait l’enfant avec obstination. « Tu ne peux pas faire la lessive, toi », lui répondait
Document 6 : les « nouvelles ristiques principales : tout d’abord elles ont des la mère, inflexible, « tu es un garçon ». « Mais, je veux faire la lessive avec du savon », insistait l’en­
familles », une analyse sociolo- « formes » nouvelles (familles monoparentales, fant, la mère ne lui répondait même plus, jusqu’à ce que le petit garçon aille vers un rayon, prenne un
gique familles recomposées, familles « homoparen­ savon et le dépose dans le chariot. La mère, furieuse, le remit sur le rayon et réprimanda sévèrement
Depuis le milieu des années 1960, l’enfant, qui se mit alors à pleurer de rage. La mère fut inexorable. Il est sûr qu’après un refus aussi si­
les familles en Europe ont connu des
tales ») ; ensuite, elles on un fonctionnement
gnificatif, sans appel, ce petit garçon n’essaiera plus de demander du savon pour la lessive et oriente­
changements importants qui peuvent nouveau, défini par la place particulière que ra ses demandes vers d’autres objets dont il aura appris à reconnaître qu’ils sont permis. Une jeune
être énoncés sous forme de liste : prend l’individu au sein de la famille. femme me racontait qu’elle se souvenait encore très bien d’un sentiment aigu de culpabilité qu’elle
moins de mariages, plus de divorces, avait éprouvé lorsque, à sept ans, elle avait surpris sa mère se plaignant auprès d’une amie de ce
plus de concubinage, plus de familles Document 7 : les représentations du mariage que sa fille n’aimât pas jouer à la poupée ; à partir de ce moment­là, elle s’y efforça, désireuse de cor­
recomposées, plus de familles mono­ chez les Français respondre à tout prix à ce que sa mère attendait d’elle, d’avoir son approbation et de lui plaire, mais
parentales, moins de familles nom­ Diriez­vous que le mariage est indispensable pour fon­ elle continua à préférer les jeux mouvementés.
breuses, plus de naissances hors der une famille ou pas indispensable ? (Enquêtes TNS Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, 1973.
mariage, plus de travail salarié des Sofres, 1994 et 2001)
femmes. L'impression qui ressort de Dans le cadre de la famille, le petit garçon apprend à considérer comme nor­
ces constats démographiques et sta­ 1994 2001
tistiques est celle, avant tout, d'une Indispensable 49,5% 31%
males les attitudes d’un petit garçon ; et la petite fille apprend à considérer comme
augmentation de l'instabilité familiale, normales les attitudes d’une petite fille. C’est pourquoi on dit que la famille participe
Pas indispensable 49,5% 68%
d'un certain éclatement de la famille à la « socialisation » des individus, qui deviennent notamment grâce à elle des
considérée comme classique [...]. Sans réponse 1,0% 1% « êtres sociaux ». Cependant, cette socialisation n’est pas uniquement imposée de
Chacun veut être reconnu comme
une personne à part entière. [...] Les l’extérieur : l’individu a toujours une marge de manoeuvre. Par exemple, une petite
sociétés contemporaines, occiden­ Document 8 : les « nouvelles familles » dans les fille peut aujourd’hui apprendre à aimer les voitures tout en conservant son identité
tales, sont définies comme « indivi­ chiffres féminine ; un petit garçon peut apprendre à aimer faire la cuisine sans pour autant
dualistes » [...] (des individus qui devenir une fille. Les individus se créent une identité sexuée particulière au cours
veulent être reconnus comme des En milliers 1990 1992 1994 1996 1998
personnes, uniques et singulières). La des « interactions » (avec leur famille notamment) auxquelles ils participent ; ils
Cohabitants 1516 1879 2073 2203 2429
famille contribue à l'émergence et au peuvent donc faire évoluer ces identités.
renforcement de [cet individualisme], Sans enfants 973 1133 1232 1272 1353
d'abord en se mobilisant pour la réus­ Ainsi, nous pouvons affirmer qu’en résidant ensemble, les parents apprennent
site des siens, notamment des en­ Avec enfants 542 746 841 931 1076 peu à peu à s’attribuer des rôles, masculins et féminins, qui peuvent être différents
fants par l'école, ensuite en accordant Mariés 12714 12571 12629 12440 12386 des rôles qu’ils ont appris dans la famille dans laquelle ils ont grandi. L’homme et la
attention au développement person­
nel de chacun, homme et femme, Sans enfants 6850 6966 7123 7116 7211 femme (ou les deux hommes, ou les deux femmes, ou la femme et ses trois maris
adulte et enfant. dans certaines sociétés) apprennent à voir le monde et à voir les choses de la
Avec enfants 5864 5605 5506 5324 5175
François de Singly, « Familles : même façon. Si Gilles épouse Noémie et que cette dernière considère que c’est à
problématiques contemporaines », Source : Insee, enquêtes « Emploi » de 1990 à 1998. la femme de faire l’intégralité des tâches ménagères, il y a de grandes probabilités
Encyclopaedia Universalis.
pour que Gilles s’y habitue et trouve cela normal. Si Noémie considère au contraire
que les tâches doivent être partagées, et même si Gilles vient d’une famille où sa
La famille : une institution en évolution 6

Document 10 : les rôles féminins et masculins dans la famille Bidochon mère accomplissait toutes les tâches, il est possible que le couple parvienne à se
mettre d’accord sur une répartition équilibrée. L'interaction entre l'homme et la
femme construit leurs rôles respectifs.

Au terme de ce cours, nous avons découvert que la famille est une construction
sociale, ou encore une institution : cela signifie qu’elle découle de la société dans
laquelle elle existe et qu’elle est une des composantes de cette société. En
conséquence, les formes de la famille sont différentes selon la société que l’on étu­
die. L’anthropologie nous a ainsi appris que toutes les familles n’ont pas les mêmes
règles relatives à la parenté (filiation et alliance) ou à la résidence.
L’étude de la famille française contemporaine nous a permis de comprendre
qu’elle est en profonde mutation : la famille traditionnelle dans laquelle le mariage
est d’intérêt et dure toute la vie n’existe quasiment plus. Cette liberté nouvelle qui
s’offre aux individus, de créer une famille qui leur ressemble, a son revers : on
parle ainsi parfois de « crise de la famille », dans la mesure où certains individus y
ont perdu leurs repères.
Toutefois, la famille conserve une grande partie de ses caractéristiques tradition­
nelles : l’homogamie existe toujours, et la reproduction sexuelle des tâches y est
toujours présente, à travers la socialisation différente des petits garçons et des pe­
tites filles.

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