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Parcours de la filiation dans quelques textes

bibliques. Constantes et différences

Mémoire

Pacifique Kambale

Maîtrise en théologie - avec mémoire


Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Pacifique Kambale, 2020


Parcours de la filiation dans quelques textes
bibliques
Constantes et différences

Mémoire

Pacifique Kambale Tsongo

Sous la direction de :

François Nault, directeur de recherche


Résumé
La filiation est un phénomène incontournable de l’humanité. Chaque humain est un fils ou
une fille. La richesse de la condition filiale rend possible une diversité de manières d’être et
de vivre en fils ou en fille. Du même geste, cette richesse fait de la filiation une thématique
de grand intérêt pour les chercheurs de plusieurs domaines autant que pour chaque humain
qui tente de comprendre sa propre condition filiale. Ainsi, tant qu’il y a des fils et des filles,
on ne peut en finir avec la question de la filiation. Ce mémoire porte sur la filiation. Celle-ci
y est étudiée à partir des parcours de vie filiale tels que présentés dans quelques textes
bibliques. L’étude fait remarquer que bien que la condition filiale soit partagée par tous les
humains, chacun a son propre itinéraire de vie filiale. L’analyse des parcours aboutit à
l’identification des constantes et des différences qui en ressortent. Elle permet ainsi
d’ébaucher une compréhension de la filiation.

ii
Abstract
Kinship is an unavoidable phenomenon of humanity. Each human being is a son or a
daughter. The richness of the kinship makes possible a variety of ways of being and living as
a son or a daughter. In the same way, this richness makes kinship a topic of great interest in
several fields of research and for each and everyone who tries to understand his own filial
condition. Therefore, as long as there are sons and daughters, the study of kinship will remain
an open project. This thesis is about kinship. It studies kinship by considering some sons’ life
paths in biblical texts. The study notes that although the filial condition is common to the
human beings, each one has his own course of filial life. The analysis of life paths leads to
identify the constants and the differences which emerge from them. It leads to outline an
understanding of kinship.

iii
Table des matières

Résumé ................................................................................................................................... ii
Abstract .................................................................................................................................. iii
Table des matières ................................................................................................................. iv
Remerciements ...................................................................................................................... vi
Introduction .......................................................................................................................... 1
1. PROBLÉMATIQUE ...................................................................................................... 3
1.1 La filiation en sciences humaines et sociales, en philosophie et en psychanalyse ........ 3
1.2 La filiation dans la Bible et dans la théologie ............................................................... 5
2. LA QUESTION DE RECHERCHE ............................................................................. 11
3. MÉTHODOLOGIE ...................................................................................................... 11
4. PLAN DU TRAVAIL .................................................................................................. 16
Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain ...................................................... 18
1. CRÉATION DE L’HUMAIN ET ADVENUE DES ENGENDREMENTS ............... 21
1.1 De la création de l’humain........................................................................................... 21
1.2 De l’avènement des engendrements ............................................................................ 25
2. LA FILIATION INSCRITE DANS LE TEMPS DES PÈRES ET DES FILS ............ 29
2.1 Note sur les notions de génération, filiation et généalogie humaine ........................... 29
2.2 Le temps comme « élément structurant » de la condition filiale ................................. 33
3. LES PARCOURS DES FILS D’HUMAIN ................................................................. 35
Chapitre 2 La filiation de Jésus. De la reconnaissance à la mise à l’épreuve ............. 55
1. UN PARMI D’AUTRES .............................................................................................. 58
1.1 Jésus est reconnu Fils de Dieu ..................................................................................... 60
2. JÉSUS : FILS D’ADAM, FILS DE DIEU ................................................................... 66
3. LA MISE À L’ÉPREUVE DE LA RELATION FILIALE .......................................... 69
3.1 La haine de la filiation ................................................................................................. 79
3.2 La filiation serait-elle fragile ? .................................................................................... 81
Conclusion ........................................................................................................................... 87
Bibliographie ....................................................................................................................... 93

iv
Aux enfants rescapés des massacres de Beni.

v
Remerciements
Pour réaliser ce travail, plusieurs personnes m’ont soutenu de diverses façons, de près ou de
loin. Je les remercie de leur assistance.

Je remercie sincèrement le professeur François Nault qui a accepté de diriger la recherche.


Sa disponibilité, ses orientations et sa rigueur m’ont aidé à cheminer depuis les premiers
balbutiements du projet jusqu’à l’aboutissement du présent travail.

Je remercie aussi mes frères Assomptionnistes de Québec notamment pour leur intérêt pour
mon parcours d’études et de recherche.

Un grand merci à ma mère Kyakimwa Maliyabwana Astrid, à sa sœur Kahindo Tsongo


Louange, à mes cousins, à mes neveux et à mes amis qui m’encouragent sans relâche. Je
présume que mon père Kambale Lule Joseph aurait aimé lire ce travail s’il n’était porté
disparu.

vi
Introduction

L’humanité est ainsi faite qu’il est impossible


d’imaginer notre monde sans filiation. Dans
l’espèce humaine, un enfant est un fils ou une
fille et pas seulement une progéniture. La
filiation est en effet une condition originaire
– celle de l’antécédence – mais aussi
profondément culturelle, nécessitant un
encadrement juridique, institutionnel, et plus
largement symbolique.
Jacques Arènes, Instituer la filiation1.

Mon intérêt pour la question de la filiation remonte à l’attention portée aux orphelins de
guerre de la République Démocratique du Congo d’où je viens. En effet, la guerre sévit à
l’Est de ce pays depuis plus de deux décennies. Le pillage, le viol, les enlèvements, les
tortures et les massacres font presque partie du quotidien de cette région. Les victimes se
comptent en millions. Parmi elles, des orphelins. Leur condition d’orphelin suscite en moi
diverses questions. Qu’advient-il de leur état de fils ou de fille une fois privés de leurs
parents ? Comment vivent-ils leur nouvel état ? De qui sont-ils fils ou filles quand leurs
parents ont disparu ? Très tôt, il m’a paru que le questionnement sur ces orphelins pourrait
singulièrement me concerner. Tout se passe comme si, à travers eux, j’interroge aussi ma
propre situation.

La filiation est une réalité très riche. Elle va bien au-delà de la condition d’orphelin et
rejoint ainsi un intérêt plus général que partage chaque fils et chaque fille. En plus d’être
toujours actuelle, la filiation intéresse plusieurs chercheurs et commande diverses façons

1
Jacques Arènes, « Introduction. Quand les changements contemporains interrogent les institutions » dans
Jacques Arènes (dir.), Instituer la filiation. Être fils ou fille aujourd’hui, Paris, Cerf, 2018, p. 7-22. Voir
la page 7.

1
de vivre en fils ou en fille2. Parmi ceux qui se penchent sur la question de la filiation se
trouvent les théologiens.

Le présent mémoire est le résultat d’une étude théologique de la filiation. Il en présente


divers aspects sans pour autant prétendre en faire le tour. Du même geste, il esquisse une
compréhension de la condition filiale.

2
Deux ouvrages récents témoignent de la variété d’approches théoriques qui s’intéressent à la question de
la filiation : Massimo Grilli, Jacek Oniszczuk et André Wénin (dir.), Filiation, entre Bible et cultures.
Hommage à Roland Meynet, Peeters, Leuven/Paris/Bristol, 2019 ; J. Arènes, (dir.), Instituer la
filiation… 2018.

2
1. PROBLÉMATIQUE

La notion de la filiation est loin d’être une invention récente. Le vécu filial, lui aussi, est
tout aussi ancien que l’humanité. Comme le note Jean-Daniel Causse, « [l]e temps des fils
est un temps immémorial. Il n’a pas de commencement repérable. Il est vécu comme
toujours déjà là3 ». La filiation désigne « la relation qui existe entre un fils et son père4 »
ou, plus largement, la relation des fils et filles à leurs ascendants.

1.1 La filiation en sciences humaines et sociales, en philosophie et en psychanalyse

La filiation fait l’objet de recherches en sciences humaines et sociales. Elle est notamment
étudiée en anthropologie5 et en sociologie6 où l’on se réfère notamment à la transmission
biologique de la vie – filiation par le sang –, ou encore en psychologie7 et en droit8. Les
réflexions en éthique, en philosophie et en psychanalyse y apportent aussi leurs
contributions9. Pour illustrer cela, je me limite à l’évocation de deux travaux, en
philosophie et en psychanalyse.

Dans son travail sur la reconnaissance, Paul Ricœur se penche sur le phénomène de la
filiation. Ses remarques sont rassemblées sous le titre « Se reconnaître dans le lignage10 ».
Il se réfère aux travaux de Pierre Legendre sur le « principe généalogique11 » et réfléchit
sur un désir de reconnaissance – que Jean Greisch désigne comme « la capacité de “se

3
Jean-Daniel Causse, Figures de la filiation, Paris, Cerf (coll. La nuit surveillée), 2008, p. 9.
4
Louis Bouyer, « Filiation », dans Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1990, p. 141-142.
5
Isabelle Leblic (dir.), De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermont-Ferrand, Presses
universitaires Blaise Pascal (coll. Anthropologie), 2004. Harold W. Scheffler, Filiation and Affiliation,
Colorado/Oxford, Westview Press, 2001.
6
Claudine Attias-Donfut et Nicole Lapierre (dir.), Générations et filiation, Paris, Seuil, 1994.
7
Françoise Peille, Appartenance et filiations. Être enfant de quelqu’un, Paris, ESF (coll. La vie de l’enfant),
2000.
8
Nicole Gallus, Filiation, Bruxelles, Bruylant, 2016 ; Philippe Meier et Martin Stettler, Droit de la filiation,
Genève, Schulthess (coll. Droit civil suisse), 2014.
9
Nathalie Sarthou-Lajus, L’éthique de la dette, Paris, Presses Universitaires de France (coll. Questions),
1997; Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004 ; J.-D. Causse,
Figures de la filiation, … 2008.
10
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance…, p. 281.
11
Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident,
Leçon IV, Paris, Fayard, 1985.

3
reconnaître dans le lignageˮ12 ». Cette capacité consiste dans la reconnaissance de soi-
même comme fils ou fille de quelqu’un. La reconnaissance de soi est rendue possible par
un préalable, à savoir la reconnaissance du fils ou de la fille par ses parents qui, en
reconnaissant l’enfant qui naît, l’adoptent. Paul Ricœur soutient que « parce que j’ai été
reconnu fils ou fille de, je me reconnais tel, et, à ce titre, cet inestimable objet de
transmission, je le suis13 ». Le lien filial est donc tributaire de la reconnaissance dans le
lignage qui insère le nouvel humain dans la généalogie et lui transmet l’héritage qui
transite par ses ascendants.

En psychanalyse, l’on peut évoquer les travaux de Jean-Daniel Causse. Pour lui, la
filiation est la condition de tout humain. Car, écrit-il : « Il n’y a jamais eu d’être humain
qui ne soit pas d’abord, premièrement, un “filsˮ ou une “filleˮ. Chacun est donc toujours
précédé14. » Parce qu’il est toujours précédé, chaque fils est placé « en situation de
secondarité » par le langage15. Cette situation de tout humain fait que « nul ne prend la
parole en premier […] mais chacun “répond àˮ et “répond de ˮ ce qui toujours est déjà
là16. » Ce faisant, un fils ou une fille est un « être en réponse17 ». De plus, Causse reconnaît
au langage une autre fonction. Selon lui, le langage, en appelant et en nommant le fils, le
fait advenir au statut de sujet unique et irréductible18. Autant dire que, pour Causse, le fils
est à la fois un être en réponse et un sujet unique.

L’une et l’autre approche atteste de l’intérêt pour le phénomène de la filiation. Chacune


en propose une compréhension sans pour autant épuiser son exploration.

12
Jean Greisch, « Vers quelle reconnaissance ? », Revue de métaphysique et de morale, n° 50 (2006), p.
149-171.
13
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance…, p. 283.
14
J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 13.
15
Ibid., p. 13.
16
Ibid., p. 13.
17
Ibid., p. 13.
18
Ibid., p. 13.

4
1.2 La filiation dans la Bible et dans la théologie

La filiation est fort présente dans les textes bibliques. Elle désigne la relation des
descendants aux ascendants, celle des fils et filles aux pères et mères. Les textes des
généalogies témoignent des relations filiales. Dans ces textes, dit Philippe Lefebvre, la
filiation n’est pas présentée comme un acquis, « mais plutôt comme une question »,
question relative à la vie : « D’où vient la vie ? Qui la donne ? Et pourquoi, pour quoi ?19 »
Il n’est pourtant pas de réponse toute faite à ces questions.

Dans l’Ancien Testament, notamment dans le livre de la Genèse, certains textes des
généalogies commencent par le refrain : « Voici le livre de la descendance » (Gn 5,1).
Attentif à la récurrence de ce refrain, André Wénin note qu’« à lui seul, ce refrain suffit à
suggérer que le long récit qui se déploie dans le premier livre de la Bible suit le fil des
engendrements, qu’il est pour l’essentiel un livre des pères et des fils, dont il explore
largement les liens complexes20 ». Dans ces textes, des pères et des mères sont mis en lien
avec leurs fils et leurs filles. Les histoires déploient parfois le vécu de plusieurs
générations où la vie est transmise des ascendants aux descendants. Mais de larges
ensembles narratifs présentent une dimension de « l’engendrement » qui échappe au lien
de sang ou qui ne peut « se résumer à la simple transmission biologique de la vie21 ».
Autrement dit, ils relatent que « les engendrements dont parle la Genèse ne sont pas
réductibles à la paternité selon la chair22 ». Selon Wénin, ces textes s’attachent à montrer
que pour advenir fils ou fille, l’enfant doit quitter père et mère comme le suggère Gn 2,24.
Ainsi Caïn, « acquis » par sa mère, devenu la possession de sa mère et considéré comme
un homme dès sa naissance, a du mal à devenir fils et, corrélativement, est incapable de
supporter la présence de son frère, Abel. Abram, pour sa part, reçoit l’ordre de quitter la
« maison paternelle », cet « espace fermé qu’est cette “maisonˮ23 », afin d’avoir un avenir,

19
Philippe Lefebvre, « Filiations humaines, filiation divine. Petites traversées bibliques », Revue d’éthique
et de théologie morale, no297, (2017/2), p. 11-27.
20
André Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … Générations et filiations dans la Genèse », dans Elena
Di Pede (dir.), Génération(s) et filiation(s). Regards croisés. Actes du colloque du centre Écritures,
Metz, 4-5 novembre 2011, Lorraine, Centre de Recherche « Écritures », 2012, p. 41-55.
21
Ibid., p. 42.
22
Ibid., p. 42.
23
Ibid., p. 45-46.

5
c’est-à-dire devenir enfin fils – ce que signale le passage du nom Abram à Abraham (Gn
17) – et père d’une grande nation selon la promesse (Gn 12,2). Les histoires d’Isaac et de
Jacob (Gn 24. 25,19–36) comme celles de Joseph et les fils de Jacob (Gn 37–50)
reviennent aux variations que présentent les liens de filiation.

Les récits des patriarches et de leurs épouses font état de « l’obstacle de la stérilité24 ».
Selon Paul Beauchamp, l’incapacité à engendrer atteste que la vie n’est pas seulement
œuvre de chair, mais œuvre de la volonté de Dieu. Bien plus, pour Philippe Lefebvre, la
stérilité dont il s’agit dans ces récits exerce une fonction « normative » à l’égard de la
filiation. Il l’exprime en ces termes : « La stérilité, bien loin d’être un incident de parcours
que le Seigneur aiderait à résoudre, permet d’exprimer la condition authentique,
“normative ”, de la filiation : celle-ci vient de Dieu et fait tendre vers lui25 ».

Outre les textes des généalogies et des patriarches, l’Ancien Testament rend compte du
difficile vécu de la relation filiale en lien avec la relation à Dieu. C’est ce dont témoignent
les récits des sacrifices des fils et des filles, aussi bien en contexte d’idolâtrie – sacrifice à
Molek ou au Baal – que dans le peuple d’Israël (Gn 22 ; Jg 11 ; 2 R 3,21-17 ; 2 R 16,1-4 ;
1 R 17, 17.31). Mais la Loi et les prophètes interdisent ces pratiques (Mi 6,7) en dénonçant
l’image que se fait (font) de Dieu le (s) sacrifiant (s)26. Autant dire que la question de la
filiation engage la figure que l’on se fait de Dieu et, en conséquence, de la relation établie
et vécue avec lui et avec les fils et les filles.

Dans le Nouveau Testament, l’évangile selon Matthieu s’ouvre par la généalogie de


Jésus : « Généalogie de Jésus, Christ, fils de David, fils d’Abraham. » (Mt 1,1). Il déploie
une longue généalogie dont les figures principales sont le Christ, David et Abraham. Elian
Cuvillier soutient que, d’un point de vue théologique, la généalogie de Jésus en Matthieu
exerce quelques fonctions. Elle légitime Jésus dans le peuple d’Israël en le nommant « fils
d’Abraham » et dans la lignée royale lorsqu’elle le désigne comme « fils de David ». Cette

24
Paul Beauchamp, Études sur la Genèse. L’Éden, les sept jours et les Patriarches, Paris, Médiasèvres,
1988, p. 87.
25
Ph. Lefebvre, « Filiations humaines, filiation divine … », p. 11-27.
26
Elena Di Pede, « Le sacrifice des fils et des filles aux idoles dans le premier Testament », dans E. Di Pede
(dir.), Génération (s) et filiation (s)..., p. 57-73.

6
même généalogie propose une issue possible à l’enfermement que peut entraîner
l’engendrement27. En effet, la troisième série des engendrements compte treize
générations alors que le texte dit qu’il y en a quatorze comme dans les deux précédentes.
Le manque d’une génération signalerait une ouverture dans l’enchaînement des
engendrements. Pour Cuvillier, « dans le manque d’une génération, une autre origine, une
autre parole est peut-être venue s’inscrire28 ». L’inscription de cette autre parole atteste de
la double origine de Jésus et, en conséquence, de sa « double filiation ». L’évangile selon
Luc propose, lui aussi, à sa façon, une généalogie de Jésus : « Quand il commença, Jésus
avait environ trente ans ; il était, à ce que l’on pensait, fils de Joseph, fils d’Éli […] fils
d’Adam, fils de Dieu » (Lc 3,23-38). L’inscription de Jésus dans des généalogies révèle
que Jésus, confessé comme Christ, est un fils comme bien d’autres. Cependant, il a la
spécificité d’être à fois « fils d’Adam, fils de Dieu » (Lc 3, 38).

À part les textes des généalogies, les évangiles relatent bien des rencontres où sont
impliqués des fils et des filles (Lc 7,11-17. 8,40-56) : « Jésus les croise sur ses chemins :
des humains rejetés, emmurés en eux-mêmes, seuls29. » Par ailleurs, les épîtres
pauliniennes approfondissent la réflexion sur l’adoption filiale lorsqu’elles traitent des
liens de filiation à travers lesquels les humains adviennent fils et filles de Dieu par le Fils
unique, Jésus Christ (Ga 3,26-28) ou dans l’Esprit (Rm 8,14-30). Bref, l’un et l’autre
testament parle de filiation.

Au fil de l’histoire, la réflexion théologique prend en compte la question de la filiation.


Les grands débats conciliaires des premiers siècles abordent la question de la filiation
divine de Jésus. C’est le cas du concile de Nicée (325). Il aborde la filiation divine de
Jésus et aboutit à son affirmation. Dans son commentaire de l’affirmation issue du débat
conciliaire de Nicée, Bernard Sesboüé propose une compréhension de l’affirmation
conciliaire de la filiation divine de Jésus : « La filiation divine doit être comprise selon le
schème de la génération, purifié toutefois de ses connotations corporelles : de même qu’un

27
Elian Cuvillier, « Filiation humaine et filiation divine : Jésus dans l’évangile de Matthieu », Revue
d’éthique et de théologie morale, « Le Supplément » no 225 (2003), p. 69-86.
28
Ibid., p. 76.
29
Anne Fortin, Comment vivre ? Naître à la suite de Jésus, Montréal, Médiaspaul, 2016, p. 22.

7
homme engendre un homme, c’est-à-dire un être semblable à lui selon l’être, ou de même
substance que lui, de même Dieu le Père engendre Dieu le Fils30. » Pour ce concile, peut-
on comprendre, le fils est Dieu de la même manière que Dieu est Dieu. À la suite de Nicée,
les conciles d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451) ont abordé chacun, à sa façon, la
question de la filiation de Jésus.

Les Pères de l’Église, pour leur part, apportent une contribution considérable à la question
de la filiation. Tel est le cas du quatrième discours théologique de Grégoire de Nazianze,
dit « le théologien ». Cette référence théologique majeure pour penser la filiation de Jésus
est intitulé « Du Fils31 ». L’on peut aussi mentionner saint Augustin qui pense la filiation
en termes de relation entre le Père et le Fils au sein de la Trinité. Il dit en effet : « Il y a
toujours la relation, par exemple, le Père est relatif au Fils et le Fils est relatif au Père, qui
n’est pas un accident. L’un est toujours Père, l’autre toujours Fils. […] le Père n’est appelé
Père que parce qu’il a un Fils, et le Fils n’est appelé Fils que parce qu’il a un Père32. »
Plus près de nous, nous pouvons identifier des travaux théologiques sur la filiation basés
sur les Écritures33. D’autres émergent des contextes particuliers tels le parcours des
chrétiens34 ou l’extrême pauvreté35 qu’elles articulent aux Écritures et à d’autres
réflexions.

Le chemin parcouru jusqu’à présent témoigne de l’ancienneté de la question de la filiation


et de l’intérêt que lui portent les chercheurs. Il atteste aussi que cette question n’est pas
définitivement résolue. Des recherches peuvent encore être entreprises pour tenter d’y
répondre. Ainsi, dans la présente recherche, j’entreprends une étude de la filiation en
portant attention aux parcours des fils et des filles dans quelques textes bibliques. Compte

30
Bernard Sesboüé, Jésus dans la tradition de l’Église. Pour une actualisation du concile de Chalcédoine,
Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus Christ 17), 1982, p. 96.
31
Grégoire de Nazianze, Les discours théologiques, trad. Paul Gallay, Lyon/Paris, Emmanuel Vitte (coll.
Les Grands Écrivains Chrétiens), 1942, p. 131-167.
32
Saint Augustin, La Trinité, V,V,6 dans Œuvres de saint Augustin tome 15, Paris, Desclée de Brouwer,
(coll. Bibliothèque Augustinienne), 1955, p. 434-435.
33
Louis Panier, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et théologie discursive. Lecture de Luc 1-2, Paris,
Cerf (coll. Cogitatio fidei 164), 1991 ; A. Fortin, Comment vivre ?... 2016.
34
Étienne Grieu, Nés de Dieu. Itinéraires de chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf
(coll. Cogitatio fidei 234), 2003.
35
Amaury Begasse De Dhaem, Théologie de la filiation et université du salut. L’anthropologie théologique
de Joseph Wresinski, Paris, Cerf (coll. Cogitatio fidei 277), 2011.

8
tenu de l’importance accordée aux parcours des fils et des filles dans cette étude, il
convient de mentionner quelques-uns que l’on retrouve dans les textes bibliques.

La Bible comporte plusieurs textes qui traitent des itinéraires dans lesquels sont engagés
des fils et des filles. La longue histoire de Gn 37-50 en est une. Elle déploie largement le
cheminement des fils de Jacob, de la vente de Joseph par ses frères à la mort de Jacob son
père et à celle de Joseph. Le livre de l’Exode donne un autre exemple dans la mesure où
il revient sur la vie des « fils d’Israël » en Égypte, une vie dont les moments forts sont
notamment la naissance d’un fils (Moïse), le don du nom de YHWH et le don de la loi.
Pour sa part, le Nouveau Testament parle, lui aussi, des fils et des filles. Les évangiles
relatent des rencontres où sont imbriqués des fils et des filles. L’un d’eux est Jésus.
Annoncé par un ange, né de Marie, Jésus entre dans le monde et y chemine comme un
fils. C’est aussi en tant que fils qu’il annonce le Royaume et rencontre d’autres fils et
filles, des pères et des mères en liens avec leurs enfants (Lc 8,40-56 ; Lc 15,1-3.11-45).
Bien que ces enfants soient tous des fils ou des filles, chacun a un itinéraire de vie qui lui
est propre. Ainsi, la femme qui, dans la foule, touche Jésus est une « fille unique » : celle
que Jésus interpelle dans sa relation filiale – ma fille – est la femme qui était atteinte d’une
perte de sang depuis douze ans, qui avait dépensé tout son bien pour tenter de se faire
guérir. C’est elle qui touche Jésus. C’est aussi elle qui, au milieu de la foule, est dite « ma
fille » par Jésus : « Elle est comme l’unique de Jésus au milieu de la foule36. » Pour sa
part, la fille unique de Jaïre qui se mourait s’entend adresser une parole et un geste. Ainsi
peut-elle se relever. Ou encore, chacun des deux enfants de la parabole du prodigue (Lc
15,1-3.11-32) emprunte sa voie : l’aîné reste et le cadet s’en va et revient après s’être
retourné en lui-même. Deux fils, mais deux vécus différents de la filiation. Et, dans ses
lettres, Paul évoque la manière dont plusieurs deviennent fils et filles de Dieu : par Jésus
Christ et par l’Esprit (Ga 4,4-6 ; Rm 8,12-17). Bref, l’un et l’autre testament relate des
trajectoires qu’empruntent des fils et des filles.

Dans cette recherche, j’étudie deux textes : celui de la généalogie d’Humain ou d’Adam
(Gn 5) et celui qui parle du baptême de Jésus, de sa généalogie et des tentations au désert

36
Anne Fortin, Comment vivre ? …, p. 102.

9
(Lc 3,21–4,13). Ces textes se prêtent bien pour une étude théologique de la question de la
filiation attentive aux parcours des fils.

D’abord les deux textes choisis sont des textes bibliques. Ils sont, comme tels, des
classiques au sens de David Tracy37, précisément des classiques religieux. En tant que
tels, ils ont le potentiel de rendre possible une pluralité d’interprétations et de manifester
une « surabondance de sens38 ». Ils ont aussi le potentiel d’interpeler le lecteur. Ce faisant,
choisir de partir des textes bibliques pour élaborer un travail théologique s’avère une
manière adéquate de procéder.

Ensuite, les textes choisis relatent le vécu des fils et des filles inscrits dans leurs
« familles ». Les liens de parenté mis en discours permettent de cerner les rapports
généalogiques des uns aux autres : les relations des descendants aux ascendants, les
relations des fils et filles entre eux. En plus de ces liens, ces textes signalent des aspects
de filiation qui échappent aux liens de sang. Les textes à étudier présentent ainsi l’avantage
de mener l’exploration de la filiation bien au-delà de l’appartenance à une lignée par le
sang.

Enfin, à part les aspects communs aux deux textes, chacun a ses particularités. Le texte de
la Genèse entend présenter « le livre des engendrements d’Humain » (Gn 5,1).
Curieusement, avant d’en arriver à la présentation, il évoque la création de l’humain. Ce
n’est qu’ensuite qu’il retrace le déploiement des générations. Pour sa part, le second texte
permet de suivre l’itinéraire d’un fils, Jésus. Il présente le vécu de Jésus comme fils au
baptême, au sein d’une généalogie et à travers le désert où il est tenté par le diable. Les
particularités de chaque texte enrichissent la lecture qui est entreprise dans la présente
recherche.

37
David Tracy écrit : « We all find ourselves compelled both to recognize and to articulate our reasons for
recognition that certain expressions of human spirit so disclose a compelling truth about our lives that
we cannot deny them kind of normative status. Thus we do name these expressions, and them alone,
“classics”. Thus do we recognize, whether we name it so or not, a normative element in our culture
experience, experienced as a realized truth. » (David Tracy, The Analogical Imagination. Christian
Theology and culture of pluralism, New York, Crossroad, 1981, p. 108).
38
David Tracy, Pluralité et ambiguïté. Herméneutique, religion, espérance, traduit de l'américain par Albert
Van Hoa, Paris, Cerf (coll. Théologies), 1999, p. 33.

10
2. LA QUESTION DE RECHERCHE

La question de recherche est la suivante : Quelles constantes et quelles différences


comporte la filiation en Gn 5 et Lc 3,21– 4,13 ? Elle permet, d’une part, de découvrir ce
qui, de la condition filiale, est partagée par toutes les figures présentées dans les textes.
D’autre part, elle assure la découverte des particularités propre à la vie filiale des uns et
des autres.

3. MÉTHODOLOGIE

Les textes à étudier (Gn 5 et Lc 3,21– 4,13) invitent à les analyser en prenant appui sur les
travaux des exégètes et des théologiens. Aussi vais-je principalement m’appuyer sur les
travaux d’André Wénin39, Paul Beauchamp40, Roland Meynet41, François-Xavier
Durrwell42 et Anne Fortin43. Cependant, la question de la filiation abordée par les textes
bibliques n’est pas réservée aux seuls exégètes et théologiens. Elle intéresse aussi d’autres
chercheurs. Ainsi, dans cette étude, je recours aux travaux du psychanalyste et théologien
Jean-Daniel Causse44. Le choix de la psychanalyse n’est pas fortuit. Il tient au fait qu’elle
apporte une contribution considérable à la compréhension de la filiation45. Les travaux de
Jean-Daniel Causse me paraissent adéquats car l’auteur aborde la filiation en travaillant,

39
A. Wénin, D’Adam à Abraham …, 2007.
40
P. Beauchamp, Études sur la Genèse… 1988.
41
Roland Meynet, L’évangile de Luc, Paris, Lethielleux (coll. Rhétorique sémitique), 2005.
42
François-Xavier Durrwell, Jésus Fils de Dieu dans l’Esprit, Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus-Christ 71),
1997.
43
Anne Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle aux pauvres. Une théologie de la grâce et du Verbe fait
chair, Montréal/Paris, Médiaspaul, 2005 ; Id., Comment vivre ? … ; Id., « “Tourner le cœur des pères
vers les enfantsˮ (Luc 1, 17) », Au cœur du monde, 150 (2017), p. 25-35.
44
J.-D. Causse, Figures de la filiation, 2008 ; Id., « Les généalogies humaines et l’Autre filiation », Lumière
& Vie, n°295 (2012), p. 55-63 ; Id., « Au-delà de l’Œdipe ? La filiation et la question du père », Revue
d'éthique et de théologie morale, n° 297 (2017/5), p. 29-40.
45
Sigmund Freud, Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des
névrosés, traduit de l’allemand par Marielène Weber, Préface de François Gantheret, Paris, Gallimard,
1993 ; Jacques Lacan, Des Noms-du-Père, Paris, Seuil (coll. Champ freudien), 2005 ; Pierre Legendre
et Alexandra Papageoriou-Legendre, Leçons IV, suite 2. Filiation. Fondement généalogique de la
psychanalyse, Paris, Fayard, 1990.

11
entre autres sources, à partir des textes bibliques. Le recours à ces travaux témoigne de la
prise en compte des résultats des recherches qui ont précédé la mienne.

Je viens de décrire les textes que j’étudie et la manière dont je procède, à savoir l’analyse
des textes bibliques. Il paraît opportun de souligner que cette analyse s’inscrit dans un
modèle théologique : le modèle herméneutique comme l’entend Claude Geffré. J’en
indique quelques aspects auxquels je me réfère dans ce travail.

Dans son livre Le christianisme au risque de l’interprétation, Claude Geffré trace les
lignes de la théologie comprise comme herméneutique46. Par la suite, il persiste et signe
la formule de tournant herméneutique de la théologie47. La conviction qui anime Geffré
est que l’herméneutique est « le destin même de la raison théologique dans le contexte du
pensable contemporain »48. Ce destin est inséparable de celui de la raison philosophique.
Il consiste dans la prise de distance à l’égard de la métaphysique classique et des
philosophies du sujet « pour considérer l’être dans sa réalité langagière49 ». Pour Geffré,
« [c’] est en fonction de cette rupture épistémologique qu’il faut comprendre la pertinence
d’un modèle herméneutique en théologie50 ».

Avant de cerner la pertinence du modèle herméneutique, il convient de noter ce que le


théologien veut dire par théologie comme herméneutique. Claude Geffré l’exprime en ces
termes : « Quand je parle ici de théologie comprise comme herméneutique, j’entends
herméneutique dans un sens fort et critique. Je cherche alors à désigner une dimension
intérieure de la raison théologique ou encore un nouveau paradigme, un nouveau modèle,
une nouvelle manière de faire de la théologie51. » Autant dire que Geffré présente
l’herméneutique comme paradigme pour la théologie.

46
Claude Geffré, Le christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Cerf, 1983.
47
Claude Geffré, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001, p. 7.
48
Ibid., p. 7.
49
Ibid., p. 7.
50
Ibid., p. 7.
51
Ibid., p. 11.

12
Ce nouveau paradigme donne son orientation à la raison théologique. Il la rapproche du
comprendre historique tel que proposé par Heidegger et par Gadamer52, et de
l’herméneutique philosophique contemporaine de Paul Ricœur53. Dans ce paradigme, la
théologie comme science « vérifie les critères d’une science herméneutique au sens
moderne du mot dans la mesure où la théologie procède par hypothèses et par vérification
de ces hypothèses54 ». Je peux maintenant en venir à la pertinence du modèle
herméneutique.

La pertinence du modèle herméneutique consiste dans l’attention portée à tous les textes
fondateurs du christianisme. Pour ce modèle, la théologie est un « discours qui porte sur
un discours sur Dieu55 ». Ce discours sur Dieu est notamment repérable dans les textes.
D’où l’importance accordée aux classiques du christianisme. Ces classiques jouissent d’un
privilège. D’une part, ils sont reçus au nom d’une Révélation. Ils ne sont donc pas
simplement considérés comme le fruit du génie humain. À propos des textes bibliques,
Bourgine précise que le lecteur chrétien considère qu’ils font « entendre le Dieu qui parle
et [font ] voir l’homme qui l’écoute de sorte que, s’introduisant dans le récit, il y trouve
sa demeure et prolonge le discours commencé avant lui56 » De l’autre, dans la conversation
de l’interprète avec son texte, « le sujet interprétant a un préalable, à savoir une attitude
de foi, c’est-à-dire un préjugé favorable quant à la crédibilité de ce texte dans la mesure
où il le reçoit de l’Église57 ». Bien qu’elle soit un discours sur un discours sur Dieu, la
théologie ne fait pas abstraction de la question même de Dieu. Elle « va justement poser
la question du rapport du théologien herméneute à son texte mais selon l’horizon de la

52
Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Edition
intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil (coll.
Ordre philosophique), 1996.
53
Paul Ricœur, « Herméneutique philosophie et herméneutique biblique » dans Du texte à l’action. Essais
d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 119-133.
54
Cl. Geffré, Croire et interpréter…, p. 14.
55
Ibid., p. 14-15.
56
Benoît Bourgine, Bible oblige. Essai de théologie biblique, Paris, Cerf, 2019, p. 20. On peut aussi lire le
document Théologie aujourd’hui. Perspectives, principes, critères de la Commission théologique
internationale
(http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_cti_doc_20111129_teolo
gia-oggi_fr.html), consulté le 5 mars 2020.
57
Ibid., p. 16.

13
question de Dieu. Cet horizon de la question de Dieu, il la reçoit de la Révélation 58 ». Ce
faisant, l’auteur conclut : « Ainsi, l’herméneutique comme herméneutique des textes
fondateurs du christianisme est une herméneutique qui se réfère d’une part à la positivité
d’une Révélation, et d’autre part à l’intentionnalité de la foi dans le sujet croyant59. » On
l’entend bien, celui qui interprète le texte ne procède pas à une opération neutre. Il est un
croyant et il assume les textes comme textes de la Révélation.

Geffré indique trois autres aspects de la théologie comme herméneutique :

1. Il indique d’abord le rapport au dogme. Selon lui, un modèle herméneutique en


théologie ne signifie pas qu’il n’y a plus de dogme. La démarche consiste plutôt à prendre
comme point de départ un texte. C’est lui qui fait l’objet de la théologie. Ainsi, dire
herméneutique c’est dire quel type de compréhension est engagée dans la lecture des
textes. Et la tâche de l’herméneutique consiste à discerner les éléments fondamentaux de
l’expérience chrétienne et de les dissocier des langages dans lesquels s’est traduite cette
expérience.

2. Il aborde ensuite le rapport de l’herméneutique à l’ontologie. Pour Geffré,


l’herméneutique évite la représentation conceptuelle (métaphysique) pour « adopter un
chemin plus modeste, plus risqué, qui procède par approximations successives et qui est
le chemin de l’interprétation60 ». Ainsi, la vérité dont se réclame l’herméneutique n’est
pas l’adéquation formelle du jugement de l’intelligence avec la réalité. Bien au contraire,
« elle sera plus de l’ordre de l’attestation ou encore de la manifestation, interprétation
balbutiante, inchoative, de la plénitude de vérité qui coïncide avec le mystère même de
Dieu61 ». Dans cette perspective, l’ontologie prise en compte par l’herméneutique est
l’ontologie du langage telle que la proposent Heidegger et Ricœur. Quant à la théologie

58
Ibid., p. 15.
59
Ibid., p. 15.
60
Ibid., p. 18.
61
Ibid., p. 18.

14
de la parole de Dieu, elle présuppose « la fonction ontophanique du langage, c’est-à-dire
la manifestation de l’être62 ».

3. Enfin, Geffré pose la question de la bonne situation herméneutique et en donne des


indications. La question est posée en ces termes : « Quelle est la bonne situation
herméneutique qui favorise l’interprétation juste du message chrétien dans son
originalité ?63 » La réponse est la suivante : « On peut dire que cette bonne situation
herméneutique repose sur une relation, une corrélation critique, entre l’expérience
chrétienne de la première communauté chrétienne et notre expérience historique
d’aujourd’hui. J’attache beaucoup d’importance au concept d’expérience historique 64 ».

Claude Geffré identifie les conséquences du modèle herméneutique. Je me limite à celle


qui concerne la lecture des Écritures. Selon lui, l’herméneutique inspire une nouvelle
approche des Écritures. Il part de l’herméneutique textuelle de Paul Ricœur pour tracer les
contours de sa fécondité pour une nouvelle intelligence des Écritures et pour toute la
théologie chrétienne. Deux avantages sont nommés. Premièrement, l’herméneutique
textuelle permet d’éviter l’idée d’un sens caché dans le texte qu’il faudrait déchiffrer et la
conception imaginaire de la Révélation comprise comme l’inspiration d’un secrétaire
humain passif par un Esprit de Dieu. Ce dépassement exige de lire le texte, de prendre au
sérieux le monde du texte et de s’interroger sur la portée révélatrice de ce monde. De ce
point de vue, les textes bibliques ne sont plus perçus comme « manifestation d’un monde
nouveau mais ce que peut être cet être nouveau que je suis devenu en tant que je m’expose
au texte, en tant que je suis mis en marche par le déploiement d’un certain type de
monde65 ». Autant dire que le monde du texte ouvre un espace favorable au déploiement
des possibilités d’être. Deuxièmement, l’herméneutique textuelle appelle à « mieux
respecter l’équilibre entre la parole et l’écriture66 », entre l’oral et l’écrit. Car, en effet, la
parole n’est pas immédiatement accessible. Ainsi, « [l]a tâche de l’exégèse, mais c’est
aussi la tâche de la théologie, serait justement de prendre au sérieux [la] relativité

62
Ibid., p. 19.
63
Ibid., p. 20.
64
Ibid., p. 20.
65
Ibid., p. 25.
66
Idib., p. 25.

15
historique à l’intérieur du canon des Écritures67 ». Voilà quelques aspects du modèle
herméneutique dans lequel s’insère ce travail.

En insérant le présent travail dans ce modèle théologique, j’adhère à ses repères. C’est ce
dont témoignent le choix de travailler à partir des textes bibliques et l’effort à réaliser une
interprétation balbutiante. Il convient d’ajouter que, dans mon approche des Écritures, en
plus de la positivité d’une Révélation et de l’intentionnalité de la foi, j’assume deux autres
aspects. Le premier est que, dans ma lecture des textes, je garde présent à l’esprit la
question de la filiation. Le deuxième est que ma lecture entre en dialogue avec les travaux
issus de la psychanalyse. Ce faisant, j’aborde les textes bibliques comme croyant ; je les
considère comme des classiques révélés et je prends en compte le travail du psychanalyste
Jean-Daniel Causse. À travers cette démarche, je souhaite entendre ce que les textes disent
de la filiation à travers le déploiement des parcours des fils et des filles.

La recherche me permet de repérer des éléments communs présents dans les parcours de
différents fils. Ces éléments sont ici nommés des constantes. Par ailleurs, les particularités
des parcours ouvrent à un univers d’aspects qui varient d’un itinéraire de vie filiale à
l’autre. Ceux-ci sont appelés des différences. D’où les deux mots du sous-titre de ce
travail : constantes et différences.

4. PLAN DU TRAVAIL

Le présent travail comporte deux grands moments rattachés à l’étude de chacune des
composantes du corpus étudié. Ils en constituent les deux chapitres. Le premier chapitre
est intitulé « Les itinéraires de vie des fils d’Humain ». Dans cette première partie, la tâche
consiste à lire Gn 5 et à suivre le cheminement des fils nommés dans la généalogie
d’Humain (Adam). L’effort similaire est réalisé pour l’étude de Lc 3,21–4,13 qui donne
matière au deuxième chapitre. Celui-ci est intitulé « La filiation de Jésus. De la
reconnaissance à la mise à l’épreuve ». Ici, c’est un seul fils qui est concerné, Jésus.

67
Ibid., p. 27.

16
J’espère que cette étude saura donner quelques éclairages au niveau théologique sur la
compréhension du parcours de l’humain comme fils et sur la compréhension de la filiation
comme mode de vie et de relation de l’humain à Dieu et aux autres humains. Bien plus, il
pourra encourager ou interpeler les fils et les filles à la responsabilité qu’implique leur
condition filiale.

17
Chapitre 1

Les itinéraires de vie des fils d’Humain

Étudier la généalogie suppose certains


détours, je devrais dire, une modestie
redoublée devant ce que nous appelons la
science. Les procédures généalogiques nous
entraînent d’abord à considérer les choses
d’un point de vue non pas antagoniste à
l’égard de l’esprit scientifique, mais autre :
du point de vue de la débâcle, d’une
inconsistance première de l’être, à travers
laquelle le sujet livré à la parole est institué
sujet social différencié...

Pierre Legendre, L’inestimable objet de la


transmission1.

Cette première partie du travail consiste dans l’analyse du chapitre 5 du livre de la Genèse.
Ce chapitre du livre de la Genèse commence par la formule « Ceci est le livre des
engendrements d’Humain » (Gn 5,1) dont on trouve des variantes en d’autres chapitres du
même livre2. La formule signale que le texte à lire est un livre des pères et des fils3 et des
filles. De plus, l’ouverture du chapitre par cette formule semble suggérer de « rattacher
explicitement les générations à une origine qui échappe radicalement à l’histoire4 ».

1
Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission…, p. 10.
2
Jean-Louis Ska, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers
livres de la Bible, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 36. Le refrain revient en Gn 2,4 ; 5,1 ; 6,9 ; 10,1 ; 11,10 ;
11,27 ; 25,12 ; 25,19 ; 36,1 (elle est répétée au v. 9) ; 37,2. La particularité du refrain en Gn 5 consiste
dans la mention du « livre », absente en d’autres usages.
3
A. Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … », p. 41.
4
Id., D’Adam à Abraham…, p. 171.

18
La présente analyse porte sur les parcours de vie des fils d’Humain. Elle a pour tâche de
relever les dimensions communes aux itinéraires des fils et les traits propres à ceux de
certains fils. Ainsi, elle permet, dès ce premier chapitre, d’amorcer le repérage des
constantes et des différences caractéristiques de la vie filiale.

Trois étapes composent la démarche. La première est réservée à la découverte de l’acte de


création de l’humain et de la venue des engendrements. La deuxième aborde l’insertion
de la filiation dans le temps. La troisième explore les chemins de vie des fils d’Humain.
Chacune des étapes dévoile des dimensions de la filiation.

La traduction du texte à lire est celle que propose André Wénin5. Dans cette traduction, le
mot « Humain » renvoie à Adam comme nom propre et « humain » à la personne humaine.

5
Ibid., p. 169-170.

19
Ceci est le livre des engendrements d’Humain (’adam). Au jour où Élohim créa
humain, en la ressemblance d’Élohim il le fit, mâle et femelle il les créa et il les bénit et il
appela leur nom « humain » au jour où ils furent créés.
Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son
image et il appela son nom Shét. Et les jours d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét
furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Humain, qu’il
fut vivant, furent neuf cent trente ans, et il mourut.
Et Shét vécut cent cinq ans et il fit enfanter Énosh. Et Shét vécut, après qu’il eut
fait enfanter Énosh, huit cent sept ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours
de Shet furent neuf cent douze ans et il mourut.
Et Énosh vécut quatre-vingt-dix ans et il fit enfanter Qénan. Et Énosh vécut, après
qu’il eut fait enfanter Qénan, huit cent quinze ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et
tous les jours d’Énosh furent neuf cent cinq ans, et il mourut.
Et Qénan vécut soixante-dix ans et il fit enfanter Mahalal’el. Et Qénan vécut, après
qu’il eut fait enfanter Mahalal’el, huit cent quarante ans et il fit enfanter des fils et des
filles. Et tous les jours de Qénan furent neuf cent dix ans, et il mourut.
Et Mahalal’el vécut soixante-cinq ans et il fit enfanter Yèred. Et Mahalal’el
vécut, après qu’il eut fait enfanter Yèred, huit cent trente ans et il fit enfanter des fils et
des filles. Et tous les jours de Mahalal’el furent huit cent quatre-vingt-quinze ans, et il
mourut.
Et Yèred vécut cent soixante-deux ans et il fit enfanter Khanôk. Et Yèred
vécut, après qu’il eut fait enfanter Khanôk, huit cents ans et il fit enfanter des fils et des
filles. Et tous les jours de Yèred furent neuf cent soixante-deux ans, et il mourut.
Et Khanôk vécut soixante-cinq ans et il fit enfanter Metoushèlakh. Et Khanôk alla
et vint avec Élohim, après qu’il eut fait enfanter Metoushèlakh, trois cents ans et il fit
enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Khanôk furent trois cent soixante-cinq
ans. Et Khanôk alla et vint avec Élohim, et il n’est plus, car Élohim l’a pris.
Et Metoushèlakh vécut cent quatre-vingt-sept ans et il fit enfanter Lèmek. Et
Metoushèlakh vécut, après qu’il eut fait enfanter Lèmek, sept cent quatre-vingt-deux ans
et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Metoushèlakh furent neuf cent
soixante-neuf ans, et il mourut.
Lèmek vécut cent quatre-vingt-deux ans et il fit enfanter un fils. Et il appela son
nom Noakh en disant : « Celui-ci nous consolera de notre faire et de la peine de nos mains
à cause de l’humus qu’Adonaï a maudit. » Et Lèmek vécut, après qu’il eut fait enfanter
Noakh, cinq cent quatre-vingt-quinze ans, et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les
jours de Lèmek furent sept cent soixante-dix-sept ans, et il mourut.
Et Noakh eut cinq cents ans et Noakh fit enfanter Shem, Kham et Ièphet.

20
1. CRÉATION DE L’HUMAIN ET ADVENUE DES ENGENDREMENTS

1.1 De la création de l’humain

En Gn 5, comme d’ailleurs en Gn 1, l’acte de créer relève uniquement d’Élohim. Il est


« un phénomène de convergence de toutes les manières de créer : le faire, la parole, l’acte
de créer lui-même »6. Le « faire » – créer, faire – et le « dire » – bénir, appeler – sont des
gestes et des paroles constitutifs de l’acte de création de l’humain qui se déploie dans le
temps.

Le récit de la création de l’humain s’ouvre par la référence au temps. En effet, deux


marqueurs temporels l’encadrent comme pour signaler des préalables à l’acte de création.
Ces marqueurs sont « au jour où Élohim créa humain » et « au jour où ils furent créés »
(Gn 5,1). Le premier se rapporte à Élohim et à son agir. Il indique le temps de la création
de l’humain par Élohim, cela, « de sa propre initiative et librement 7 ». Le second est
rattaché aux humains créés pour indiquer le temps de leur advenue. Autant l’acte de
création concerne le créateur et celui qui est créé, autant il se déploie dans le temps du
premier et dans celui du second, et joint les deux temps. L’on peut donc considérer que le
temps constitue un cadre où est posé l’acte de création de l’humain et où advient l’humain.
Ce cadre temporel se prête comme un moment de rencontre du créateur et du créé, et, du
même souffle, il différencie l’un de l’autre8. Pour sa part, la création de l’humain se
présente comme un événement où l’antériorité de l’acte du créateur fonde la postériorité
de l’advenue du créé, et où elles sont conjuguées et différenciées par et dans le temps. Elle
est un événement unique. Mais il sied de rappeler avec Karl Rahner que, bien qu’unique,
la création, en l’occurrence la création de l’humain, est « un procès permanent, qui
demeure toujours actuel, et qui advient en chaque fois étant maintenant tout aussi bien que

6
Paul Beauchamp, Études sur la Genèse…, p. 60.
7
Irénée, Contre les hérésies, II, 1, 1.
8
En mentionnant l’aspect relationnel qu’implique le temps (moment de rencontre), ces propos rejoignent
l’affirmation d’Emmanuel Levinas selon laquelle « le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul,
mais qu’il est la relation même du sujet avec autrui » (Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris,
Presses Universitaires de France (coll. Quadrige), 2011, p. 17.

21
dans un moment antérieur de son existence9 ». Elle n’est pas « l’événement advenu dans
un instant (le premier instant d’un étant temporel), mais la position de cet étant et de son
temps lui-même10 ». De plus, l’inscription de la création de l’humain dans le temps confère
à l’humain ce qu’il convient d’appeler sa « dimension historique », sans restreindre l’agir
du créateur aux limites de cette dimension ou à celles du temps.

Le récit de la création de l’humain mentionne qu’Élohim crée l’humain en sa


ressemblance et le fait mâle et femelle. Ici, l’acte créateur d’Élohim relève d’un faire. En
créant l’humain, Élohim fait quelque chose. Il fait advenir l’humain, là, présent, vivant.
L’humain advenu par le faire d’Élohim est un être vivant (Gn 2,7). De plus, l’humain créé
est une altérité distincte d’Élohim ; en même temps il lui ressemble. Bien que différent
d’Élohim, l’humain est en relation avec lui dans la mesure où Élohim est son créateur et
qu’il est créé en sa ressemblance. Élohim ne se dédouble donc pas en l’humain qu’il crée.
Déjà la désignation de l’un et de l’autre avise de la différence entre les deux. Ainsi,
différence et ressemblance articulent le rapport entre Élohim et l’humain.

L’acte créateur opère une autre différentiation qui ne concerne pas Élohim mais seulement
l’humain. Il s’agit de la différenciation en « mâle et femelle ». Elle n’a pas pour tâche de
rompre l’humain en deux segments inégaux. Elle ne contrevient pas non plus à la
ressemblance avec Élohim. Bien au contraire. La différentiation en mâle et femelle ou la
différence sexuelle est conforme à la ressemblance à Élohim. Adrien Demoustier le dit en
ces mots : « Adam est semblable à Dieu en tant qu’il est mâle et femelle11. » Dans son
commentaire de la différence mâle et femelle (ou homme et femme) telle que racontée en
Gn 1, Jean-Claude Giroud fait remarquer qu’elle est inscrite dans la chair. Il s’interroge
d’ailleurs s’il y aurait de « différence plus grande et plus importante dans l’humanité que
celle qui se trouve inscrite dans la chair et qui est la différence entre l’homme et la
femme12 ». Selon lui, la relation est une composante intégrante de cette différence. Il écrit :

9
Karl Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, traduit de l’allemand
par Gwendoline Jarczyk, Paris, Centurion, 1983, p. 94.
10
Ibid., p. 94.
11
Adrien Demoustier « Un aspect du rapport homme et femme selon les chapitres 1 à 5 du livre de la Genèse.
Esquisse d’une réflexion », Nouvelle revue théologique, no125 (2003), p. 187-204.
12
Jean-Claude Giroud, « L’empreinte du septénaire – Mise en discours et énonciation (Gn 1–11). Genèse
1 : le paradigme », Sémiotique et Bible, no 159 (2015), p. 25-53.

22
« Et cette différence se trouve encore caractérisée dans l’acte créateur par le “ETˮ qui
signifie la relation entre l’un et l’autre, de telle sorte qu’on ne puisse jamais dire l’un “estˮ
l’autre !13 ». Autant dire que par la différence, « “l’altéritéˮ […] se trouve […] inscrite
dans le corps de l’humanité14 » et « la relation, “être avecˮ15 » en est la caractéristique. Le
rapport entre Élohim et l’humain, et le rapport entre mâle et femelle ou entre l’homme et
la femme ont pour traits communs la différence et la relation.

Le récit mentionne deux actes de langage : bénir et appeler le nom (Gn 5,1). Par la
bénédiction et la nomination de l’humain, le registre de la parole s’ajoute à l’acte de
création de l’humain et en fait partie intégrante. La parole dont il s’agit est celle d’Élohim.
Au moins deux conséquences découlent de l’advenue de la parole : l’une concerne les
figures d’Élohim et de l’humain, l’autre la relation entre elles. En effet, l’avènement de la
parole révèle Élohim comme quelqu’un qui parle. Sa parole est une parole adressée, en
l’occurrence, à l’humain. Élohim est donc le destinateur de la parole. Il est celui qui bénit
et qui donne nom à sa créature. Sa parole est bénédiction et nom pour l’humain. Pour sa
part, l’humain apparaît comme quelqu’un qui est digne de la parole adressée et capable de
la recevoir. Destinataire et receveur de la parole d’Élohim, l’humain est une créature
habitée par la parole de son créateur, une créature bénie et nommée. Nommé par Élohim,
l’humain advient comme un tiers sur le plan du langage. Il devient ainsi un être référé à la
parole d’Élohim. Il se reçoit d’Élohim car il reçoit de lui son nom. L’acte de nomination
de l’humain repose sur l’antériorité d’Élohim qui crée et nomme, et implique l’institution
de l’humain comme une créature postérieure à son créateur et distincte de lui. Ici, à
l’antériorité du créateur qui nomme répond la postériorité du créé qui reçoit le nom et
advient ainsi un être unique car rien ni personne d’autre ne porte le nom d’humain.
Recevoir le nom d’humain est, en effet, recevoir une vocation, car Dieu appelle ce nom.
La création de l’humain se révèle ainsi une vocation16. Nous pouvons considérer que la
« capacité de parole » que partagent Élohim et l’humain relève de la ressemblance du

13
Ibid., p. 41.
14
Lire la note no 28, p. 52.
15
Jean-Claude Giroud, « Genèse 2 à 5 – De la génération ou la question de l’engendrement. Genèse 2 :
Qu’est-ce qu’une “relationˮ ? », Sémiotique et Bible, no 160 (2015), p. 33-52.
16
L’approche de la création de l’humain comme vocation est notamment présentée par Emmanuel Durand
dans son ouvrage L’être humain, divin appel. Anthropologie et création, Paris, Cerf, 2016.

23
second au premier. Par ailleurs, il convient de souligner que l’avènement de la parole
influe sur la relation entre Élohim et l’humain. La parole de bénédiction et de nomination
qui va du destinateur au destinataire établit une relation de l’un à l’autre, la relation de
parole. Ainsi, la relation déjà existante entre Élohim et l’humain se trouve enrichie d’une
nouvelle dimension qu’est la relation de parole.

La relation entre Élohim et l’humain ainsi décrite en Gn 5 peut être désignée par
l’expression rahnerienne de « condition de créature ». Selon Karl Rahner, « [l’] expression
“condition de créatureˮ interprète cette expérience originaire de la relation entre nous et
Dieu de manière correcte17 ». Il note, entre autres traits fondamentaux, que la condition
de créature implique, d’une part, la différence radicale par rapport à Dieu et, d’autre part,
la radicale dépendance à son endroit18. L’on peut considérer que les gestes et les paroles
constitutifs de l’acte créateur en Gn 5 construisent une « relation absolument unique19 »
entre Élohim et l’humain, à savoir une relation de dépendance et d’autonomie de l’humain
à Élohim.

Le parcours effectué jusqu’à présent révèle que la création de l’humain se déploie dans le
temps. Elle comporte les gestes qui le font advenir à l’existence ou à la vie (Gn 2,7),
postérieur, différent et semblable à Élohim, et différencié en mâle et femme. Elle comporte
également la parole qui, en plus de dire la bénédiction, dit le nom de l’être créé. Aussi est-
il nommé humain, lui et lui seul. Par sa nomination, il reçoit sa vocation et est inscrit dans
le champ de la parole. Il est alors un être vivant habité de la parole qui lui vient d’ailleurs,
d’une origine qui non seulement lui est antérieure, mais aussi qu’il ne commande pas et
sur laquelle il n’a pas de prise. Dimension historique, différence, relation et nomination
paraissent comme des traits majeurs de l’humain de qui le récit raconte les générations.

17
K. Rahner, Traité fondamental de la foi …, p. 93.
18
Ibid., p. 94.
19
Ibid., p. 94.

24
1.2 De l’avènement des engendrements

Après avoir raconté la création de l’humain, le récit relate l’avènement des engendrements
d’Humain. Nous lisons en effet : « Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa
ressemblance comme son image et il appela son nom Shét. Et les jours d’Humain après
qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et
tous les jours d’Humain, qu’il fut vivant, furent neuf cent trente ans, et il mourut. » (Gn
5,3-5).

Les engendrements d’Humain ainsi présentés sont postérieurs à la venue à la vie de


l’humain. Ils adviennent à travers son geste de faire enfanter le premier enfant « en sa
ressemblance comme son image », d’appeler le nom et de faire enfanter des fils et des
filles. Autant dire que les engendrements s’inscrivent dans le cours de la vie d’Humain.

Compte tenu de la « condition de créature » d’Humain, et bien sûr de tout humain, les
engendrements sont insérés dans le mouvement de l’acte de sa création tout en étant
différent de lui. En effet, une similarité apparaît entre l’acte de création et celui
d’engendrement. Celui-ci, comme le premier, comporte du faire et du dire. L’agir que
désigne le « faire enfanter » relève du faire, tandis que l’appel du nom est de l’ordre du
dire. De plus, le geste de l’humain comme celui d’Élohim a pour fin de faire advenir un
vivant. Ainsi, de même qu’Élohim crée l’humain vivant, celui-ci fait engendrer Shét, un
vivant qui « vécut » bien des années. Cependant, une différence radicale est à souligner.
Élohim crée l’humain en sa ressemblance (seulement) et le fait mâle et femelle. Le créé
n’est pas complètement semblable à son créateur. L’humain, pour sa part, fait enfanter
d’abord un fils, ensuite des fils et des filles. De plus, il fait enfanter « en sa ressemblance
comme son image » (Gn 5,3). Celui qui vient ainsi à la vie est un humain à part entière
comme celui qui le fait engendrer. André Wénin explicite en ces mots le rapport d’Humain
à son fils Shét, et à ses autres fils et filles : « Si le rapport d’image [le recours est fait à Gn
1] est incomplet entre Élohim et l’humain, rien ne lui manque, en revanche, entre l’humain
et son fils […]. Le passage d’une génération à l’autre n’entraîne aucun déficit d’humanité :
le fils est tout autant humain que le père20. » En raison de la continuité d’humanité

20
A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 171-172.

25
d’Humain à son fils, Wénin soutient que « [l]e rapport d’image avec Dieu […] vaut donc
pour l’un comme pour l’autre, et cela sans perte, de génération en génération21 ». Le fils
comme le père sont, pour ainsi dire, humains créés par Dieu.

Par ailleurs, l’appel du nom du fils signale de façon éminente que la figure du fils définit
l’humain comme un être de réponse22. Il n’est pas le premier d’une série et ne parle pas
en premier, mais il « répond à » et « répond de » ce qui toujours le précède. Jean Daniel
Causse le précise en ces mots :

Plus précisément, l’être humain entre dans l’humanité et se structure dans le


registre de la filialité en réponse à une instance langagière qui le précède,
l’appelle, le nomme, le reconnaît et lui confère une identité subjective. Le
terme « fils » correspond à la figure de l’être constitué en réponse à ce qui
l’appelle et qui, en l’appelant, le fait advenir à un statut de sujet unique et
irréductible par le pouvoir même d’une nomination langagière qui se
singularise en chacun23.

Mais, de qui sont, en définitive, les engendrements ?

La question est apparemment inopportune après avoir soutenu que le récit en étude est « le
livre des engendrements de l’humain ». Et pourtant, elle n’est peut-être pas étrange à ce
niveau de la démarche interprétative. En effet, l’avènement des engendrements est
présenté comme le « fait » du seul humain mâle. Si l’on peut soutenir que l’engendrement
de Shét et des autres fils et filles d’Humain relève de celui-ci en tant que mâle et femelle
(Gn 5,1), la suite des engendrements ne semble pas appuyer une telle hypothèse. Car, à
partir de Shét, le récit des engendrements énonce les noms de ceux qui font engendrer ;
par la suite, il les remplace par le pronom personnel masculin singulier « il ». Ainsi
comprend-on que celui qui fait engendrer est à chaque fois l’humain mâle seul. Pourtant,
conformément aux dimensions mâle et femelle de l’humain, l’advenue des fils et des filles
serait tributaire de la différence mâle et femelle (ou homme et femme) et de la relation
qu’entretiennent ces deux dimensions. C’est ce que soutient Wénin lorsqu’il dit que « pour

21
Ibid., p. 171-172.
22
J.-D. Causse, Figures de la filiation …, p. 13.
23
Ibid., p. 13.

26
“faire enfanterˮ, un homme a besoin d’une femme qui, seule, peut “enfanterˮ24 ». Le récit
de la naissance de Caïn (Gn 4,1) et la première annonce de celle de Shét (Gn 4,25) en
témoignent.

L’on se rend ainsi compte que lorsque la formule « faire enfanter » est appliquée à Humain
et à ses descendants, elle signale l’occultation totale de la partie femelle de l’humain.
André Wénin l’exprime en ces termes : « Dès lors, la forme utilisée à propos d’Adam en
Gn 5,3 “faire enfanterˮ – une formule répétée trois fois pour chaque homme nommé dans
la généalogie qui suit – a ceci de particulier qu’il occulte complètement la mère25. »
Humain est présenté comme celui qui fait enfanter. C’est encore lui qui donne le nom à
l’enfant. Il est seul à tout faire. Ce « tout faire », s’il atteste l’agir solitaire d’Humain,
manifeste, du même souffle, l’absence de l’altérité qu’insinue la formule « faire
enfanter ». L’advenue des engendrements semble alors coïncider avec la dissimulation de
la femelle alors que celle-ci est partie intégrante de l’humain créé. Dans ces conditions, la
question précédemment posée persiste. Elle pourrait même être doublée d’une autre :
l’absence des mères indiquerait-elle qu’il y aurait un défaut dans l’advenue des
engendrements ou tout au moins un malaise assimilable à une violence envers l’altérité ?

L’analyse du texte peut ouvrir à une autre perception de l’absence de la femelle ou de la


mère dans l’avènement des engendrements. En usant de la formule « faire engendrer »
pour manifester l’absence des tiers qui concourent à l’avènement des engendrements, le
récit donne peut-être à comprendre que, peu importe la manière dont elle est révélée,
l’absence est partie intégrante de l’engendrement. L’absence ou le manque apparaît
comme ce qui rend possible l’engendrement. Bien que difficile à cerner, le manque peut
être compris comme le « ce sans quoi » l’engendrement ne peut advenir. De plus, le
manque tel que présenté par le récit dit quelque chose de ceux qui font engendrer : il les
rend capable d’engendrer. Tous ceux qui engendrent le peuvent grâce au manque ou au
« tiers-manquant », pourrait-on dire. Ce faisant, l’on peut soutenir que ce manque est
constitutif de la condition filiale sous-jacente aux engendrements. Le fils – même si les
premiers engendrés ne sont pas désignés tels – serait donc originairement marqué par le

24
A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 172.
25
Ibid., p. 172.

27
manque ou l’absence. Comme si le manque ne doit pas manquer à la vie de fils ou de fille.
Cette compréhension de la condition filiale rejoint celle issue de l’interprétation de la
figure du fils comme résultat de l’interdit : le « fils » spécifie une condition humaine
inscrite dans le manque, soutient Jean-Daniel Causse26.

L’analyse du texte fait apparaître que l’engendrement des fils et des filles est inscrit dans
la création de l’humain sans en être l’équivalent. Il devient alors possible d’appuyer
l’hypothèse selon laquelle l’engendrement des fils et des filles est « un prolongement de
l’acte créateur27 » de l’humain mais il lui est distinct. L’un ne peut être disjoint de l’autre.
L’acte créateur de l’humain par Élohim est présenté comme l’origine toujours inaccessible
de l’engendrement des fils et des filles. Postérieur à son origine et parce qu’issu de lui,
l’engendrement fait advenir du neuf – des fils et des filles qui sont entièrement des
humains. La création de l’humain ainsi prolongée dans l’engendrement se trouve
reconfigurée. Il est donc adéquat que le langage désigne l’engendrement en termes de
« procréation ».

La première section de ce travail vient de montrer que l’avènement de la génération et de


la filiation implique Élohim qui crée l’humain, l’humain qui fait engendrer et les
engendrés. Il comporte le manque, l’absence. Ce parcours réalisé, on peut maintenant,
étudier la manière dont la filiation s’inscrit dans le temps des pères et des fils.

26
J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 24.
27
Jean-Claude Giroud, « Genèse 4-5 : Caïn et Abel – Quand s’engage la “génération” », Sémiotique et
Bible, no 164 (2016), p. 23-48.

28
2. LA FILIATION INSCRITE DANS LE TEMPS DES PÈRES ET DES FILS

Gn 5 se présente comme un récit qui met un accent particulier sur l’advenue d’Humain et
de ses fils et filles et leur déploiement dans le temps. Avant d’entrer dans l’étude de cette
inscription, une note préalable sur des notions qui seront évoquées s’avère importante.

2.1 Note sur les notions de génération, filiation et généalogie humaine

Une distinction est communément admise entre génération et filiation. Bien que les deux
termes attestent de la naissance des fils et des filles et sont reliés entre eux, filiation et
génération ne sont pas synonymes. Ces propos de Pierre Legendre indiquent la ligne de
démarcation : « Venir au monde, ce n’est pas seulement naître à ses parents, c’est naître à
l’humanité28. » La génération désigne donc la naissance reçues des parents, c’est-à-dire la
naissance dans la chair (biologique) qui va de pair avec l’insertion dans la généalogie
familiale. La filiation, pour sa part, réfère à une seconde naissance, la naissance à la
culture, à l’humanité, à ce qui dépasse l’enfant et ses parents29, cela, à travers de
« multiples appareillages symboliques, de protocoles complexes et de rituels savants dont
nul ne saurait faire l’économie30 ». La filiation dépasse la génération.

Cette distinction porte à jeter un regard sur la généalogie humaine qu’implique la


génération. Jean-Daniel Causse, qui s’inspire des récits bibliques, des travaux des
philosophes et des psychanalystes, paraît bien indiqué pour réaliser cette démarche. Son
article « Les généalogies humaines et l’Autre filiation31 » et son ouvrage Figures de la
filiation déjà cité servent de guide pour la démarche.

Selon Causse, la généalogie est d’abord un rapport à la précédence. Elle signifie que
chaque humain prend place dans une histoire. Celle-ci est l’histoire d’une lignée familiale,
voire celle, plus vaste, de toute l’humanité. La généalogie dit que la venue de chacun à

28
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et Une Nuits, 2007, p. 23.
29
Ibid., p. 23.
30
J.-D. Causse, Figures de la filiation…, p. 14.
31
Jean-Daniel Causse, « Les généalogies humaines et l’Autre filiation », Lumière & Vie, n°295 (2012), p.
55-63.

29
l’humanité n’est pas possible sans « la présence de tout un monde du langage, au sens
large, qui forme notre préhistoire32 ». Ce faisant, elle signifie que l’humain ne vient pas
de lui-même et qu’il n’est pas davantage réductible à un patrimoine génétique 33. La
généalogie comme précédence signifie donc que l’histoire d’un fils s’est déjà jouée avant
qu’il ne commence à la vivre, et que celui-ci court le risque de faire de sa propre existence
l’accomplissement d’un simple destin tracé par avance34. Toutefois, il convient d’éviter
une pensée qui suppose un lien de causalité simple à partir duquel on déduirait ou on
prédirait ce que chacun sera ou deviendra en fonction des paramètres génétiques familiaux
ou sociaux.

La généalogie comme rapport à la précédence révèle qu’une dialectique se joue dans la


génération. Il s’agit de la dialectique de la dépendance – à ce qui précède et institue
l’engendré – et de la liberté – car il n’y a pas de lien de causalité simple entre l’histoire
antérieure et la vie de la nouvelle personne. Cette dialectique « pose la question de la dette
qui est au cœur de la relation entre les générations35 ». Selon Causse, la « reconnaissance
d’une dette est, en effet, centrale et c’est ce qu’indique le positionnement de chacun
comme fils ou fille36 ». Posée du côté du fils ou de la fille, la question relative à la dette
consiste à savoir ce que le fils ou la fille doit à ceux qui le précèdent et dont il a reçu la
vie. Causse identifie deux façons de penser et de vivre la dette envers l’ascendance. La
première est la dette imaginaire. Celle-ci « vient de ce que nous pensons qu’il nous
faudrait rembourser ce que nous avons reçu, et notamment le prix de notre vie37 ».
Quiconque conçoit ainsi la dette envers ceux qui l’ont précédé suppose « effacer la dette
contractée, […] solder ce qu’il pense devoir et qui se trouve pris dans une profonde
culpabilité38 ». À la base de cette construction se trouve « l’idée inavouée » selon laquelle
« le don n’est pas un don, mais seulement un dû, c’est-à-dire ce qui a été reçu en échange

32
Ibid., p. 59.
33
Ibid., p. 59.
34
Ibid., p. 60.
35
J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 98.
36
Ibid., p. 98.
37
Ibid., p. 98.
38
Ibid., p. 98.

30
de quelque chose39 ». La deuxième est la dette symbolique. À son propos, Causse dit :
« Ici, il ne s’agit pas de solder la dette en remboursant, en reversant quelque chose à
l’ascendance, mais en versant devant soi ce qu’on a reçu40. » La dette symbolique « se
solde en se tournant vers l’avant, vers un avenir ouvert et donc en existant comme sujet
de sa propre parole41 ». Il ne s’agit pas de rendre ce qu’on a reçu, mais de donner à son
tour. Causse conclut : « L’endettement originaire fonde ainsi la responsabilité42. » Enfin,
lorsque la question de la dette est posée du côté de l’ascendance, elle consiste à savoir ce
que l’on doit à la génération qui suit. La réponse que propose Causse peut être surprenante.
Selon lui, « nous devons à nos fils et à nos filles de leur transmettre ce qui permet de nous
quitter, c’est-à-dire ce qui offre d’exister à une place qui est distincte de la nôtre,
singulière, unique43 ». Un tel don donné aux fils et aux filles est un don du manque, une
transmission du désir44.

En lien avec la considération de la généalogie comme rapport à la précédence, l’on peut


ajouter qu’elle renvoie à un rapport au temps. C’est ce que soutiennent André Wénin et
Rudolph De Wet Oosthuizen. Pour le premier, la généalogie est « une flèche à travers les
âges, l’enjambement du temps de père en fils, de génération en génération45 ». On le voit,
la généalogie est loin d’être une simple liste où se succèdent des noms. Sous le même
angle, le second soutient que la généalogie, notamment en Gn 5, signale un rapport au
temps et à la vie personnelle et sociale. Selon lui, la généalogie indique différentes
époques de l’histoire à travers la succession des générations. Ce faisant, elle rend compte
d’un temps qui s’étend du passé au futur et qui indique la continuité de la vie 46 des
ascendants aux descendants.

39
Ibid., p. 98.
40
Ibid., p. 99.
41
Ibid., p. 99.
42
Ibid., p. 99.
43
Ibid., p. 99.
44
Ibid., p. 99. Pour une étude sur les deux types de dette, voir notamment Sigmund Freud, Totem et tabou …,
1993 ; Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
45
A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 169.
46
Rudolph De Wet Oosthuizen, « African experience of time and its possibility with the Old Testament
view of time as suggested in the genealogy of Genesis 5 », Old Testament Essays, vol. 6, no 2 (1993),
p. 190-204.

31
Outre sa signification comme rapport à la précédence, « [l]a généalogie signifie un
lignage, de toujours47 ». Ici, la généalogie a pour fonction majeure d’assurer chacun de sa
place unique dans la chaîne des générations. Autant dire que dans une généalogie, « [n]ul
n’équivaut à l’autre. Aucune place n’est substituable à une autre : le père ou la mère doit
être distingué du fils ou de la fille, et le fils ou la fille du père ou de la mère ; le frère ou
la sœur doit se distinguer d’un autre membre de la fratrie, etc.48 ». Le rôle de la nomination
dans sa fonction symbolique apparaît ici : « donner un nom, c’est singulariser, et aussi
séparer, distinguer, différencier49 ».

Causse ajoute que « l’héritage généalogique, et sa transmission, contiennent la complexité


de l’histoire de chacun50 ». En effet, l’héritage généalogique donne son contenu à ce qu’est
et porte chacun : « le désir parental – et quel type de désir ? – ou sa carence, les blessures
familiales et la vitalité reçue de l’antécédence, les mensonges ou les culpabilités qui se
perpétuent sur plusieurs générations, etc.51 ». En cela, cet héritage transgénérationnel
transmet la vie en même temps que ce qui l’encombre ou la compromet : « Elle contient
une part de malédiction au sens littéral d’un “mal direˮ52 ».

J’emploie l’un ou l’autre de ces mots en référence à ces indications tout en étant attentif à
ce qu’établit le texte à l’étude.

47
J.-D. Causse, « Les généalogies humaines… », p. 59.
48
Ibid., p. 59.
49
Ibid., p. 59. La manière de nommer les gens dans la tribu des Nande de la République Démocratique du
Congo peut bien illustrer cette fonction symbolique de la nomination au sein d’une lignée. Cette tribu
prévoit des noms qui précisent le rang qu’occupe chacun dans sa fratrie. Ils sont donnés à la naissance
selon le sexe du nouveau-né. Certaines perturbations peuvent entraîner des ajustements. (Kambale
Kavutirwaki et Ngesimo Mathe Mutaka, Dictionnaire kinande-français avec index français-kinande,
Trevuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2012, p. 282). L’appendice sur les noms se trouve aux
pages 281-288. Une présentation de ces noms avec une écriture assouplie est accessible sur le site Beni
Lubero online « Les noms de naissance en Kinande », [https://benilubero.com/les-noms-de-naissance-
en-kinande/], consulté le 09 septembre 2019.
50
Ibid., p. 59.
51
Ibid., p. 59.
52
Ibid., p. 60.

32
2.2 Le temps comme « élément structurant » de la condition filiale

Dans le texte, l’articulation du temps au vécu de l’humain et de sa descendance suggère


qu’on le considère comme un élément important dans la structure de la filiation. Le texte
comporte en effet des indicateurs du temps rattaché à l’humain et à ses descendants. Ils
s’étendent de la mention du « jour où ils furent créés » (Gn 5,1) à celle des « cinq cents
ans » de Noakh (Gn 5,32). Leur agencement est aisément repérable car il est fortement
marqué par la monotonie. André Wénin fait remarquer que « [l]e canevas mis en place
dès les versets 3 à 5 à propos d’Humain et de son fils Seth se reproduit neuf fois, quasiment
à l’identique, pour introduire dix noms53 ». Ce schéma invariable s’articule comme suit :
« X vécut autant d’années et fit enfanter Y. Et X vécut, après avoir fait enfanter Y, autant
d’années et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de X furent autant d’années
et il mourut54. » Seuls les passages qui concernent Shét, Lèmek et Noakh échappent
partiellement à la norme. Le temps ainsi relié aux parcours des humains peut être
adéquatement appelé le temps de l’humain55. Il se présente comme un « élément
structurant » de la vie filiale de chacune des personnes concernées. Ainsi, le temps de
l’humain apparaît comme un élément commun de la vie de chaque humain, de chaque fils.
En l’occurrence, il donne cohérence à la vie des pères et des fils et filles. Aussi apparaît-
il comme un « élément structurant » de la condition filiale.

Telle que présentée en Gn 5, la structure temporelle instaure des similitudes et des


dissimilitudes.

53
Ibid., p. 170-171.
54
Ibid., p. 173.
55
Dans l’avant-propos du collectif En ce temps-là…, Michel Gourgues distingue le « temps cosmique et
“objectifˮ » du « temps humain et “subjectifˮ » dont témoigne la Bible. Le premier réfère au dynamisme
cosmique, c’est-à-dire qu’il est établi « en fonction du mouvement astral, universel, régulier et répétitif,
en l’occurrence le mouvement de rotation autour du soleil ». Le second est « relié au dynamisme ou à
l’événement historique, le plus souvent particulier, contingent et non réitéré – naissances, morts,
mariages, révolutions, guerres, famines, séismes … » (Michel Gourgues, « Avant-propos. Le temps :
perceptions et conceptions bibliques », Michel Gourgues et Michel Talbot, En ce temps-là…
Conceptions et expériences bibliques du temps, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 9-11). Pour ma part,
j’emploie le vocabulaire de « temps de l’humain » pour désigner la durée de la vie d’une personne en
tant qu’elle intègre les événements qui ponctuent cette vie.

33
Pour la plupart des humains qui font engendrer, la formule sans cesse reprise indique l’âge
auquel ils font engendrer le premier enfant. Cet âge est précédé d’un vécu et un autre lui
succède. L’indication du temps postérieur au premier engendrement est justement un
deuxième élément commun à ceux qui font engendrer. De ces similitudes plusieurs fois
répétées, Walter Vogels dit : « Le texte, en répétant toujours les mêmes formules, souligne
que l’humanité s’accroît à un rythme régulier. Chaque individu est un chaînon dont la vie
est caractérisée par trois moments importants : sa naissance, le moment où il engendre à
son tour […] et sa mort56. » Pour plusieurs, deux autres indications sont données : le
nombre total des années vécues et la mort. Bien des chercheurs qui s’intéressent au nombre
total des années de chacun des humains les lisent en référence avec les chiffres repris dans
les récits babyloniens ou dans d’autres livres bibliques57. Mais, il est possible de lire ces
nombres autrement qu’en considérant l’aspect symbolique. On peut les rattacher à
l’ensemble des marqueurs temporels et au vécu chaque fois évoqué (tel vécut autant
d’années). Ainsi, la mention de ces années peut suggérer que la vie de chaque humain
constitue une unité, un tout cohérent bien que scandée par divers événements, notamment
la naissance de chacun des premiers enfants, celle des fils et des filles, et la mort. Cette
dernière fait partie du parcours de vie de ceux qui font engendrer et de ceux qui sont
engendrés et nommés. Elle n’est pas niée. Elle est donc, elle aussi, un moment de la vie
des pères et des fils et filles.

Outre les similitudes, le texte indique plusieurs dissimilitudes. Chaque humain qui fait
engendrer le fait à un âge particulier. Et, au moment de mourir, chacun a un âge différent
de ceux des autres. De plus, les parcours de vie de Khanôk et de Noakh comportent des
aspects particuliers. Le premier n’a pas connu la mort. Pour désigner la fin de sa vie, l’on
écrit : « Et Khanôk alla et vint avec Élohim, et il n’est plus, car Élohim l’a pris » (Gn
5,24). Le second, à ses cinq cents ans, fait engendrer trois fils (plutôt qu’un), et tous les

56
Walter Vogels, Nos origines. Genèse 1-11, Ottawa, Novalis, 1992, p. 140.
57
M. Barnouin soutient que les nombres repris dans la généalogie de Gn 5 relève d’un symbolisme
arithmétique qui serait emprunté aux mathématiques et à l’astronomie mésopotamienne (M. Barnouin,
« Recherches numériques sur la généalogie de Gen. V », Revue Biblique, vol. 77, no 3 (1970), pp. 347-365).
Walter Vogels, pour sa part, retient des chiffres leur « caractère symbolique », mais il considère qu’en dépit
des études faites, leur signification échappe (Ibid., p. 140-142). André Wénin reconnaît l’embarras que
suscitent ces chiffres chez les commentateurs. Il propose une piste de lecture : « Sans doute peut-on les
interpréter à la lumière de l’expression biblique consacrée “prolonger ses joursˮ, une expression qui évoque
une vie pleine, épanouie, comblée. » (A. Wénin, D’Adam à Abraham …, p. 174).

34
trois sont nommés : Shem, Kham et Ièphet (Gn 5,32). Mais il ne fait pas engendrer d’autres
fils et filles.

Il advient donc que le temps de l’humain construit la ressemblance entre les humains d’une
même généalogie. De cette façon, il confirme la ressemblance déjà figurée par le récit de
la création (Gn 5,1) et par la continuité de l’humanité d’une génération à l’autre que
désigne l’engendrement « en sa ressemblance comme son image » (Gn 5,3). Ce même
temps de l’humain permet de discerner la différence qui caractérise chaque humain. Sans
infirmer la ressemblance, c’est-à-dire la condition humaine et filiale commune à tous, la
différence fait apparaître l’altérité qu’est chacun pour ses semblables. La différence
singularise chacun. Ainsi, en créant la ressemblance et la différence, le temps de l’humain
confirme l’engendrement comme une « procréation » par laquelle du vivant advient sous
la figure de fils ou de fille.

3. LES PARCOURS DES FILS D’HUMAIN

Le parcours de vie de chacun des descendants de la généalogie d’Humain comporte un


début identifiable : la naissance. Tous les fils et toutes les filles de la généalogie ont en
commun la naissance qui est une réponse à l’engendrement : les ascendants engendrent,
les descendants naissent. Tous les parcours de vie des fils commencent par là, à la
naissance. La naissance peut être considérée comme un « commencement relatif » au sens
de Thomas Mann, c’est-à-dire un repère dont on se sert comme marqueur du début d’une
histoire58. La naissance indique que le fils ou la fille vient au monde à travers un
engendrement. Bien plus, elle indique que celui qui naît est précédé et inscrit dans une

58
Le concept de « commencement relatif » est emprunté à Thomas Mann qui l’emploie au pluriel pour
désigner les repères qui servent de points de départ initial à qui s’engage dans une quête des origines.
À défaut d’atteindre les origines, il se sert des alternatives que sont les commencements relatifs. Il écrit :
« Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? Cette réflexion s’impose
peut-être même tout particulièrement quand c’est le passé de l’homme qui est en jeu, l’essence
mystérieuse qui recèle notre propre existence […]. Plus profondément on fouille, plus on s’enfonce à
tâtons dans le monde souterrain du passé, et plus les origines de l’homme, de son histoire, de ses mœurs,
se révèlent indéchiffrables et reculent dans le gouffre sans fond, se dérobant à notre sonde […]. Il existe
toutefois des commencements relatifs qui, pratiquement et en fait, servent de point de départ initial aux
traditions particulières d’une communauté raciale ou religieuse déterminée » (Thomas Mann, Joseph et
ses frères. I. Les histoires de Jacob, traduit de l’allemand par Louis Vic, Paris, Gallimard, 1935, p. 7-
8).

35
généalogie, une lignée familiale. Cependant, en sa qualité de « commencement relatif »,
la naissance renvoie à une autre origine qui, d’ailleurs, est une origine autre. Pour les
membres de la généalogie d’Humain, cette origine autre est l’acte de création de l’humain
par Dieu. La nomination est une trace et une ouverture de la naissance et de
l’engendrement à une origine différente. Autant dire que les parcours des fils et filles qui
composent la généalogie d’Humain ont en commun la naissance, l’engendrement et l’autre
commencement qu’est la création. Compte tenu de l’importance de la naissance (et son
corrélat qu’est l’engendrement) pour les parcours de vie des fils et des filles en Gn 5, il
importe d’y prêter suffisamment d’attention.

Dans le texte, chaque naissance est un événement particulier. La particularité de chaque


naissance apparaît comme un élément universel aux naissances. Elle est indiquée par la
précision apportée sur le moment de leur advenue. En effet, pour chaque humain qui fait
engendrer, le texte précise le moment de la naissance du premier enfant59 et celui à partir
duquel d’autres naissances suivent. Ainsi en est-il de Shét – parmi bien d’autres : « Et
Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son image et il
appela son nom Shét. » (Gn 5,3). Quant aux autres engendrés, le texte dit : « Et les jours
d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils
et des filles. » (Gn 5,4). Ou encore, à propos de Yèred, on peut lire : « Et Yèred vécut, après
qu’il eut fait enfanter Khanôk, huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. » (Gn
5,19). Selon ces descriptions, la naissance des premiers fils et celle des fils et des filles
adviennent à des moments précis de la vie de celui qui les fait engendrer. Ainsi, en arrivant
à des moments particuliers de la vie de l’ascendant, chaque naissance apparaît comme un
événement particulier, à ne pas confondre avec un autre.

La particularité de chaque naissance n’en fait pas un événement isolé ou immobilisé dans
un instant. Bien que particulière, chaque naissance demeure enchâssée dans le cours de la
vie de l’ascendant ou dans le cours de l’histoire d’une famille. Elle est aussi le

59
Il convient de remarquer que dans ce récit, ceux qui font engendrer ne sont pas appelés des pères. De plus,
les premiers engendrés ne sont pas appelés des fils. La nomenclature « fils » et « fille » arrive
ultérieurement. Cependant, afin d’alléger la lecture du texte, nous emploierons les noms de « père »
pour désigner ceux qui font engendrer et celui de « fils » sera appliqué aux premiers-nés avec des
précisions.

36
« commencement relatif » auquel se réfèrent les générations futures (Qénan situe sa
naissance à la quatre-vingt-dixième année de la naissance d’Énosh). L’événement
particulier qu’est la naissance concerne donc autant ceux qui engendrent que ceux qui font
partie de la généalogie.

La naissance d’un fils ou d’une fille apparaît comme une rupture dans la vie de
l’ascendant. Pour chaque humain qui fait engendrer, le récit atteste d’une tranche de vie
antérieure à la naissance du premier fils. Une autre tranche lui succède. Ce faisant, la
première naissance se présente comme une brisure de la monotonie de la vie précédente
et une inauguration d’une ère nouvelle. Bien plus, la naissance fait advenir de l’altérité
pour celui qui engendre et elle fait de lui un « père 60». Il y a là quelque chose d’inouï :
avec la naissance survient du nouveau, du jamais arrivé. Et cela, autant pour celui qui fait
engendrer que pour l’engendré. Celui qui voit naître un enfant se trouve devant quelqu’un
de nouveau, quelqu’un qui n’a jamais été là, mais avec qui il doit désormais vivre, vers
qui il doit tendre, notamment en le nommant (Gn 5,3.29). Ainsi en est-il de Shét pour
Humain, de Noakh pour Lèmek, etc.

Cette altérité toute nouvelle est à la fois semblable à celui qui la fait engendrer et différent
de lui : engendré « en sa ressemblance comme à son image », l’enfant est humain comme
son père ; différencié de lui par le langage et portant un nom propre, l’enfant est différent
de celui qui le nomme. Dans ce processus de reconnaissance du semblable, de
différenciation, de nomination et de relation à l’altérité s’opèrent des passages. Pour celui
qui fait engendrer, sa condition filiale s’enrichit d’une nouvelle dimension, celle de la
paternité ou de la parentalité, ou plus largement celle de la fécondité. En plus d’être lui-
même un fils, il devient un « père », ou une « mère », pourrait-on ajouter61. Quant à
l’enfant qui naît, il ne reste pas seulement un engendré, il devient un « fils » ou une
« fille ». Il peut alors, plus tard, faire engendrer à son tour et devenir un père ou une mère,
nommer ses descendants, etc.

60
Compte tenu du « caractère polysémique de l’altérité », il nous semble convenable de préciser que l’emploi
fait ici du mot altérité renvoie à l’« altérité d’autrui » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1996, p. 368 et p. 380-393).
61
Un développement de cet aspect (la fécondité des fils) est fait dans les paragraphes qui suivent.

37
On peut donc soutenir que, d’une part, la naissance est une rupture transformatrice – et
non paralysante – qui opère une « double institution » : celle du fils ou de la fille et celle
du père ou de la mère. Elle assure l’enlacement heureux entre la génération, la filiation et
la parentalité. Du même geste, elle permet de comprendre qu’un fils ou une fille est celui
qui, en plus de naître à ses parents, doit être reconnu tel – ce qui est une seconde naissance
– et devenir soi-même un père ou une mère. À défaut du travail aussi long que complexe
de différenciation et de transformation, l’engendré court le risque de n’être qu’une pure
copie de l’idéal de ses parents62 ou simplement un « enfant du fantasme63 » à travers lequel
ceux-ci ne font que se prolonger à la manière de la contre-figure de père qu’est le père de
la horde primitive. Autant dire que ceux qui engendrent ou font engendrer ne deviennent
père et mère que dans la mesure où ils n’obstruent pas l’avènement du fils ou de la fille.
D’autre part, pour l’enfant qui naît, sa naissance est une inscription dans la vie, le temps
et la lignée de son ascendant. En plus d’être inscription dans le temps de l’ascendant,
l’advenue du nouveau-né est aussi insertion dans la génération. Celui qui naît succède à
tous ceux qui l’ont précédé dans la généalogie comme dans l’histoire. Bref, la naissance
est présentée comme une rupture instituante et une insertion des fils et filles dans l’histoire
familiale et même dans l’histoire humaine. Ainsi peut-elle être considérée comme un
rapport au temps.

Outre la naissance, le texte présente la nomination des descendants d’Humain comme une
composante majeure de leurs parcours de vie. Parlant de nomination, il importe de
souligner quelques aspects. D’abord, en Gn 5, seul le premier-né de chaque chaînon
d’engendrements est nommé. Ensuite, le fils nommé est le seul des enfants pour qui on

62
Marie Balmary interprète la procréation de l’humain « en sa ressemblance comme à son image » comme
une tentation à vouloir que les enfants soient les répliques de leurs parents. Si cela accable les enfants,
il ne laisse pas les parents indemnes. Balmary écrit : « De quoi souffrent si souvent les enfants, même
lorsqu’ils sont devenus adultes ? De faire ce que leurs parents ont voulu les faire, et les faire semblables
à leur moi idéal. Qui de nous, parents, ne se reconnaît dans cet Adam des origines ? La vie et la littérature
ne sont-elles pas remplies de fils et de filles, en souffrance d’avoir été complètement enfantés en la
ressemblance du parent dominant et comme son image ? » (Marie Balmary, La divine origine. Dieu n’a
pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1998, p. 109).
63
Jean-Daniel Causse appelle « enfant du fantasme » un enfant dont les parents empêchent l’advenue à l’état
de fils. Selon lui, « l’enfant dans les sociétés occidentales, fait aujourd’hui l’objet d’un investissement
narcissique considérable ». Il ajoute que « [c’]est d’ailleurs moins l’enfant réel qui se trouve investi
que l’enfant imaginaire, c’est-à-dire celui qu’on voudrait être soi-même dans une sorte de perpétuation
idéalisée de soi-même » (J.-D. Causse, figure de la filiation, p. 45).

38
indique la suite des engendrés. Commentant la nomination du seul premier-né, Giroud
note que « cette opération vient manifester le passage du père vers le fils, articuler, par le
langage, la référence à la parole d’un autre, et inscrire le fils dans l’ordre de la parole64 ».
Ce même auteur remarque l’absence de l’acte de nomination lui-même (la nomination
explicite s’arrête à Shét) et la présence des noms des premiers-nés. En dépit de l’absence
de la nomination explicite de chaque premier fils, il considère que « le nom donné réfère
à l’acte de nomination d’Adam, lui-même référé à l’acte de création de l’humain par
Dieu65 ». À partir de cette considération, là, Giroud soutient que « ce nom devient alors
pour ainsi dire comme un “marqueurˮ dans le fil des générations de la référence à cette
origine où se nouent l’ordre de la parole et le paradigme de l’altérité66 ». De plus, ajoute
Giroud, en mentionnant le premier-né seul nommé et les fils et filles, le récit « aménage
la distinction entre d’une part la génération “réelleˮ et en nombre (les fils et les filles),
issue de la procréation marquée également par la différence “masculinˮ/“fémininˮ, et
d’autre part la transmission, dans cette génération même, par le nom, de l’ordre
(“symboliqueˮ) de la parole, avec le premier né seul nommé67 ». Il advient que la
génération référée à l’acte de création de l’humain par Dieu est conjuguée à la filiation
qui, elle, est de l’ordre symbolique de la parole. En d’autres mots, l’ouverture de la
génération à l’acte de création réalise en elle la filiation. Il y a donc filiation là où la
génération est ouverte à ce qui l’excède, à un surcroit.

La construction du parcours de vie de la plupart des pères intègre la mort. Celle-ci est
mentionnée comme terme du parcours de vie. Ce n’est qu’après sa mention que le récit
donne place à la vie du fils de l’ascendant mort. Voici un extrait du récit :

Et Énosh vécut quatre-vingt-dix ans et il fit enfanter Qénan. Et Énosh vécut,


après qu’il eut fait enfanter Qénan, huit cent quinze ans et il fit enfanter des fils
et des filles. Et tous les jours d’Énosh furent neuf cent cinq ans, et il mourut.
Et Qénan vécut soixante-dix ans et il fit enfanter Mahalal’el. Et Qénan vécut,
après qu’il eut fait enfanter Mahalal’el, huit cent quarante ans et il fit enfanter

64
J.-C. Giroud, « Genèse 4-5 : Caïn et Abel – Quand s’engage la “générationˮ », p. 23-47.
65
Ibid.
66
Ibid.
67
Ibid.

39
des fils et des filles. Et tous les jours de Qénan furent neuf cent dix ans, et il
mourut (Gn 5,9-14).

L’on pourrait se demander d’où vient la mort alors que le récit de la création en Gn 5 n’y
fait pas allusion. Cette interrogation, bien que légitime, ne sera pas très développée. Mais,
eu égard à la position qu’occupe la mort dans la description de l’itinéraire d’une vie, l’on
peut considérer que la mort, loin d’être évacuée ou niée, a affaire avec la vie du père et
avec la venue et la vie des fils et des filles. La mort de l’ascendant donne d’entendre que
le fils nommé a vécu dans un certain espace de temps. Elle permet aussi d’entendre que
ce fils a lui-même eu un premier fils porteur d’un nom et qu’il a donné naissance à
d’autres fils et à des filles. De cette façon, la mort est présentée comme une césure qui
marque l’achèvement de la vie de l’ascendant et en empêche la continuation dans la vie
des descendants. Elle est aussi présentée comme la faille où vient s’insérer la vie du
premier fils et celle de ses pairs. C’est aussi la faille à partir de laquelle la vie de la
descendance du premier fils prend son essor. Or, la mort, qu’elle soit celle d’une personne
ou pas, qu’elle soit réelle ou figurative, réfère à un arrêt, une disparition, une absence, un
renoncement, une faille, et donc à un manque. Ainsi, dans ce texte, la mort semble
évoquer le manque indispensable à la venue de la génération et de la filiation. Présent
dans le parcours de vie de la plupart des fils, ce manque serait originel et inhérent à la
condition filiale68. Le manque nécessaire signale, d’une part, que pour qu’advienne un
fils ou fille, le « père » doit mourir à quelque chose ou de quelque manière. D’autre part,
il signale qu’un fils ou une fille est aussi bien un fruit du manque qu’un porteur de
manque.

Si le manque est inhérent à la filiation, il est reçu par les fils et les filles comme un
héritage. Il est donné par l’ascendance. Le fils ou la fille peut interpréter et vivre ce don
comme une dette imaginaire ou comme une dette symbolique. En Gn 5, on peut soutenir
que les descendants vivent le don du manque comme une dette symbolique qui les rend
capables de donner à leur tour, notamment en engendrant et en nommant leurs (premiers)
fils.

68
Ces propos sont en résonnance avec l’hypothèse précédemment posée à propos de l’absence de mention
explicite des femelles dans la génération des fils et des filles.

40
La fécondité est présentée comme faisant partie de l’itinéraire de vie des descendants
d’Humain. En effet, les fils nommés jusqu’à Noakh deviennent tous des pères à leur tour.
La cohérence que le récit donne au cheminement de chaque fils laisse envisager que le
vécu filial ouvre à la paternité. Ainsi, pour vivre en fils, non seulement Shét se reçoit
d’Humain son père et de Dieu son créateur, mais aussi il devient le père d’Énosh, des fils
et des filles. Le texte évoque ainsi, sur le mode de la génération, la fécondité de la vie
filiale. Vivre en fils signifie alors être « en travail d’enfantement69 ». La fécondité des fils
relève de la nouveauté du fils elle-même référée à l’acte créateur. Recevant sa fécondité
de l’acte créateur dont participe l’engendrement, le fils l’actualise dans son propre geste
de faire enfanter.

Cette présentation de la fécondité des fils signale au moins deux aspects de la filialité.
D’un côté, un critère s’impose comme préalable au déploiement de la fécondité du fils, à
savoir l’acquiescement au statut de fils. Ne peut devenir père que celui qui est fils.
L’advenue de la fécondité est impossible aussi longtemps qu’il n’y a pas de fils. C’est ce
dont témoigne le récit d’Abraham. Celui-ci a longtemps vécu sous l’emprise de son
« père » et n’avait pas pu devenir son fils. Il a fallu qu’il entende l’appel à quitter l’espace
d’enfermement qu’est la maison de son « père » (Gn 12,1-3), pour devenir, enfin, un fils70.
Ce n’est qu’après son accession à l’état filial qu’il est devenu lui-même père d’une
nation71. Autrement, rien de pareil n’aurait eu lieu. La psychanalyse renseigne qu’à défaut
du statut de fils, le « père » de la horde primitive qu’évoque le mythe freudien peine à
engendrer des fils. N’étant pas référé à un Autre et se posant comme origine de lui-même,
le « “Pèreˮ de la horde est un “non-Pèreˮ, autrement dit un père qui se nie comme
fils72 ». Cet hors lignage ou hors généalogie ne peut engendrer des fils. De l’autre côté, la
fécondité est une façon de vivre en fils. Celui qui engendre ou qui développe sa fécondité

69
Le concept de « travail d’enfantement » est emprunté à Étienne Grieu, Nés de Dieu. Itinéraires de
chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf, 2003. Dans cet ouvrage, il fait une lecture
théologique des expériences des chrétiens engagés à travers la métaphore de la filiation. La troisième
partie du livre intitulée « En travail d’enfantement » aborde « la question de la participation à la vie de
l’Église, de l’inscription de la communauté chrétienne dans le tissu social, et de ce que la foi ainsi portée
collectivement peut signifier. […] (Si on reprend la métaphore de la filiation, c’est alors la question
d’une fécondité qui est posée) » (p. 337-338).
70
A. Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … », p. 41-55.
71
J.-D. Causse, Figures de la filiation …, p. 35-40.
72
Ibid., p. 19.

41
ne renonce pas à son statut de fils. Bien au contraire, il le rend effectif. Réaliser sa
fécondité, c’est assumer sa filialité.

L’appartenance des fils et des filles à une même génération et le partage de la condition
filiale déploie un autre pli de la filialité, à savoir la fraternité. Les fils et filles se
reconnaissent frères et sœurs les uns des autres. Michel Henry parle de la « partageabilité »
originelle de la vie73. Jacques Arènes tire une première conséquence de cette
partageabilité : « Être fils, c’est être frère avec d’autres frères dont la filiation partagée
réalise une filiation plus grande, d’ordre symbolique : né(e) d’un même père et/ou d’une
même mère, plus largement, fils et filles d’une même humanité74 ». La notion de partage
signale que la communauté des frères est fondée sur le manque. « Être frère c’est détenir
sa propre part, et pas une autre75. » La succession généalogique dessine cette condition à
sa façon lorsqu’elle raconte, par exemple, l’aînesse des uns pour les autres. Avec la
fraternité, le parcours filial de chacun se trouve enrichi d’une nouvelle dimension.

Le repérage des composants des parcours des fils d’Humain dans cette section permet
d’identifier ce qu’ils sont en commun. Ce repérage présente aussi un autre avantage, à
savoir envisager la filiation comme un « kaïros », c’est-à-dire un moment favorable. Elle
l’est d’abord en raison de l’irruption de la nouveauté et de l’altérité. Advenant à un temps
particulier comme un événement singulier, la filiation fait advenir du neuf. Le fils ou la
fille n’est pas un revenant, un ancien vivant qui serait de retour ou qui renaîtrait, mais bien
quelqu’un qui n’a jamais été là auparavant. Il n’est pas un disparu qui sort de sa cachette
et réapparaît, mais bien un étranger qui se donne à recevoir et, comme le suggère le
concept arendtien de « natalité », apporte au monde sa part de nouveauté, son innovation76.
Cette nouveauté est une altérité semblable et différente des ascendants et des autres
congénères avec qui elle partage la condition filiale. Le fils ou la fille n’est pas le doublon
de ses ascendants ou de ses frères mais bien une altérité pour eux. Il leur est semblable par

73
Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 cité par Jacques Arènes,
« Introduction. Quand les changements contemporains interrogent les institutions », Jacques Arène,
Instituer la filiation. Être fils ou filles aujourd’hui, Paris, Cerf, 2018, p. 7-22.
74
J. Arènes, « Introduction », p. 9.
75
Ibid., p. 9.
76
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 313.

42
son humanité et différent autant par sa vie propre (sa chair, son corps) – c’est quelqu’un
d’autre – que par son inscription dans le langage qui le singularise et lui donne un nom
propre. La filiation est ensuite un kaïros dans la mesure où elle opère une transformation
à diverses facettes. Elle fait des engendrés des fils ou des filles. Elle transforme le rapport
au temps en rompant la linéarité de la vie des uns et en initiant le parcours particulier de
celui qui advient. Des premiers elle fait des ascendants ou des parents et du second un fils
ou une fille. Et, des congénères, elle institue des frères et des sœurs. Les temps des uns et
des autres se trouvent reconfigurés à travers leur heureux enlacement. Il en est de même
pour les relations : les uns et les autres sont alors conviés à vivre autrement les relations
qui les unissent et les distinguent. En menant les fils à la fécondité, l’advenue de la filiation
marque un nouveau déploiement de l’humain. La filiation est enfin un kaïros en tant
qu’elle ouvre la génération à un plus, un surplus, un excès, et maintient en elle le manque
et le désir qui ne doivent pas manquer à la vie.

En plus de manifester les traits communs aux itinéraires de vie des ascendants d’Humain,
l’analyse de Gn 5 révèle des facettes qui sont propres aux parcours de certains fils. Il
semble adéquat de s’arrêter à certaines figures de fils dont le récit souligne des
particularités. Deux figures sont prises en compte ici : Khanôk et Lèmek. Pour le premier,
la relation à Dieu prend une tournure particulière. Quant au second, l’élément particulier
est la reprise de la nomination explicite77. L’exploration du parcours filial de chacune de
ces deux figures fait l’objet des deux sections qui suivent.

77
Une troisième figure pourrait aussi être considérée comme particulière et mériterait d’être analysée
profondément. Il s’agit de la figure de Noak. D’abord il est le dernier des fils nommés de la généalogie
d’Humain. Ensuite, contrairement aux autres fils qui font engendrer un premier fils nommé puis des
fils et des filles, il fait engendrer trois fils tous nommés. Enfin, il ne fait pas engendrer une deuxième
« série » d’enfants qui comprendraient des filles – si l’on se fie aux parcours de ses aînés.

43
Khanôk ou le fils-avec-élohim : Quand la relation à dieu configure la condition filiale

De Khanôk, fils de Yèred, il est écrit :


Et Yèred vécut cent soixante-deux ans et il fit enfanter Khanôk. Et Yèred
vécut, après qu’il eut fait enfanter Khanôk, huit cents ans et il fit enfanter des
fils et des filles. Et tous les jours de Yèred furent neuf cent soixante-deux ans,
et il mourut. Et Khanôk vécut soixante-cinq ans et il fit enfanter Metoushèlakh.
Et Khanôk alla et vint avec Élohim, après qu’il eut fait enfanter Metoushèlakh,
trois cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Khanôk
furent trois cent soixante-cinq ans. Et Khanôk alla et vint avec Élohim, et il
n’est plus, car Élohim l’a pris (Gn 5,18-24).

La présentation que le récit fait de Khanôk diffère de celle d’Humain, Shet, Énosh, Qénân,
Mahalal’el, Yèred, Metoushèlakh et Lèmek. Les commentaires remarquent les écarts et
considèrent Khanôk comme un fils particulier. Une abondante littérature est produite à
son sujet78. Elle vise à cerner qui il est et comment il a vécu. De cette littérature, Le livre
d’Hénoch, Le livre des secrets d’Hénoch et les multiples recherches et commentaires
qu’ils suscitent, illustrent l’intérêt pour ce fils différent de ses frères. Pour commencer la
lecture de la présentation de Khanôk en lien avec l’ensemble du récit, je propose de
relever, à la suite de Michaël Langlois79, quelques particularités et les interprétations qui
en sont faites.

Langlois fait remarquer quelques remplacements. Au début de la présentation de Khanôk,


le verbe « vécut » est remplacé par l’expression « alla et vint avec Élohim ». La fin de la
présentation écarte le verbe mourir. À la place, on utilise l’expression « alla et vint avec
Élohim ». Celle-ci est « suivie d’une finale énigmatique80 » : il est dit en effet « et il n’est
plus, car Élohim l’a pris ». Face à ces écarts, Langlois considère que la formulation de la

78
François Martin et collab., (dir.), Le livre d’Hénoch. Traduit sur le texte éthiopien, Paris, Letouzey et Ané,
1906 ; André Vaillant, «le livre des secrets d’Hénoch, Paris, Institut d’études slaves, 1952 ; Le livre
hébreu d’Hénoch ou les livres des palais, traduit de l’hébreu et annoté par Mopsik, suivi de Hénoch
c’est Métatron, traduit par Moché Idel, Paris, Verdier (coll. Les Dix Paroles), p. 1989 ; Andrei A. Orlov,
The Enoch-Metatron Tradition, Tübingen, Siebeck, 2005 ; Amy E. Richter, Enoch and the Gospel of
Matthew, Eugene, Or., Pickwick Publications, 2012.
79
Michaël Langlois, Le premier manuscrit du Livre d’Hénoch. Étude épigraphique et philologique des
fragments araméens de4Q201 à Qumrân, Paris, Cerf (coll. Lectio divina, hors-série), 2008. Pour les
références faites directement au récit, nous prenons la version proposée par la traduction utilisée dans
notre étude.
80
Ibid., p. 22.

44
présentation attire l’attention du lecteur sur « le caractère exceptionnel de la vie d’Hénoch,
sans pour autant préciser les événements justifiant cette formulation81 ».

Une autre particularité concerne l’âge auquel Khanôk a disparu. Il avait trois cent
soixante-cinq ans. Comparativement à la durée de vie des autres patriarches antérieurs au
déluge, l’âge de Khanôk est bien inférieur. « Mais plus encore, cela correspond au nombre
de jours d’une année solaire. Voilà qui ajoute encore au mystère entourant ce
personnage …82 », écrit Langlois.

Un autre élément relevé est la place de Khanôk dans la généalogie. Il est « présenté comme
septième patriarche antédiluvien dans la généalogie du chapitre 583 ». Plusieurs auteurs
soulignent cette place qu’occupe Khanôk84 à partir de la comparaison entre la descendance
de Caïn et celle de Shét. À ce propos, Langlois rappelle que « Philon d’Alexandrie notait
déjà que plusieurs descendants de Caïn et de Seth portaient le même nom85 ».

Enfin, en commentant la finale de présentation de Khanôk qui ne mentionne pas la mort


mais dit « alla et vint avec Élohim, et il n’est plus, car Élohim l’a pris » (Gn 5,24), Langlois
se limite à remarquer que « le texte biblique n’en dit pas plus sur ce personnage hors du
commun, ayant le privilège d’être enlevé sans connaître la mort86 ».

Que peut-on entendre de la condition filiale à travers la figure de Khanôk ? Khanôk est un
fils, un premier fils comme d’autres rencontrés dans le récit. Il a un père, Yèred. Sa
naissance advient à un âge précis de son père. Yèred, après la naissance de Khanôk, fait

81
Ibid., p. 22.
82
Ibid., p. 22. Dans la note de bas de page, l’auteur renseigne : « Ce rapprochement, noté dans tous les
commentaires modernes (e.g. DRIVER, 1916 : 78 ; KÖNIG 1925 : 314 ; CHAINE 1848 : 90…), avait déjà
été fait par Philon d’Alexandrie – célèbre pour son herméneutique biblique allégorique – dans ses
Quaestiones in Genesim, 1.84 (Mercier 1979 : 157) ». Des auteurs plus récents comme Walter Vogels
interprètent cette correspondance comme marque d’une vie pleinement accomplie. Il soutient que
« Hénok, dont on loue la sainteté […] disparut à l’âge de 365 ans (5, 23), ce qui correspond au nombre
de jours dans une année solaire; il a donc vécu une vie pleine » (W. Vogels, Nos origines, p. 141).
83
Ibid., p. 22-23.
84
Ibid., p. 23. Lire la note 3. Parmi les auteurs récents, André Wénin prend en compte la place de Khanôk
et son âge pour conclure à sa perfection. Il écrit : « Septième personnage de la liste, Hénoch vit en tout
365 ans, soit une année solaire d’années. Bien que sa longévité soit très courte par rapport à celle des
autres, elle atteint une perfection qu’aucun d’eux n’a atteint. » (A. Wénin, D’Adam à Abraham, p. 175).
85
Ibid., p. 23.
86
Ibid., p. 24.

45
engendrer des fils et de filles. Puis Yèred meurt. Ainsi inséré dans la généalogie, Khanôk
peut se reconnaître fils de son père et frère des autres enfants de Yèred. De plus, ce fils est
inscrit sur le registre du langage à travers le don du nom. Du même geste, il est référé à
l’acte créateur de l’humain par Élohim. Comme les autres engendrés, il vit sa condition
filiale en engendrant à son tour un premier fils, Metoushèlakh, puis des fils et des filles.
Ainsi, Khanôk est un fils et un humain qui partage avec d’autres l’état filial.

Si, dans la présentation de Khanôk, la relation à Élohim est déjà figurée par l’appartenance
au lignage et par le don du nom, elle est qualifiée par un mouvement, un mode d’être et
une appartenance spécifiques. Et cela, à partir de la fécondité que signale la naissance du
premier fils. En effet, si l’on s’en tient au canevas des itinéraires de vie des figures filiales,
on s’attendrait à ce que l’annonce de la première naissance soit suivie d’une mention du
verbe vivre. Mais, comme l’indique Langlois et bien d’autres auteurs, pour Khanôk, ce
verbe est remplacé par l’expression « alla et vint avec Élohim ». L’expression est reprise
à la fin de la description. Il s’agit bien d’un mouvement de marche qu’effectuent les deux
protagonistes : ils marchent ensemble, dit Vogels87. De cette marche solidaire entre
Khanôk et Élohim, Vogels conclue à une relation de compagnonnage, de proximité. Il
écrit : « The expression “to walk with Godˮ has thus two implications : Enoch lives in
total submission to God’s will and in very close intimacy with him88. » Ainsi, pour Khanôk,
vivre en fils devient cheminer avec Élohim. Celui-ci, pour sa part, se révèle compagnon
du fils.

Vivre la filialité en relation avec Élohim entraîne une manière d’être peu ordinaire, c’est-
à-dire différente de ce que suggère le canevas de la description des parcours de vie des
autres fils : ne plus être. Comme en témoigne le récit, la relation à Élohim réalise pour
Khanôk un « ne plus être » qui soit, précisément, une figure de l’absence. Ce mode d’être
est articulé à une « préhension » dont Élohim est l’initiateur (l’on peut entrevoir ici un lien
avec la soumission évoquée par Vogels). Pris par Élohim, Khanôk est soustrait de tout ce
qui, en lui ou par lui, l’écarterait de vivre lui-même comme fils et qui entraverait l’advenue

87
Walter Vogels, « Enoch Walked with God and God Took Enoch (Genesis 5 :21-24) », Theoforum, no 34
(2003), p. 283-303.
88
Ibid.

46
de ses fils et filles. À cette soustraction répond l’appartenance de Khanôk à Élohim. Il
peut alors être dit un fils en relation avec Élohim ou un « fils-avec-Élohim ».

La figure de Khanôk permet de percevoir de nouvelles facettes de la condition filiale.


Référée à Élohim, la condition filiale fait du fils un partenaire d’Élohim, l’initiative du
partenariat relevant de ce dernier. Le partenariat du fils avec Élohim le rend libre et influe
positivement sur sa fécondité. Il ouvre aussi une brèche dans la génération grâce à laquelle
des fils et des filles nés des humains et créés par Élohim sont orientés vers lui. Ce faisant,
ils peuvent s’approprier cette parole de saint Augustin : « tu nous as faits orientés vers toi
et […] notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi89 ».

Lèmek et Noakh : la reprise du procès de nomination explicite du fils

La deuxième figure filiale particulière proposée à l’analyse est celle de Lèmek. La


spécificité de cette figure relève de la manière dont elle nomme son premier fils. En effet,
après une prise en charge de l’acte de nomination par le texte, l’on constate, une nouvelle
fois, la nomination explicite du fils par le père. Il est écrit :

Lèmek vécut cent quatre-vingt-deux ans et il fit enfanter un fils. Et il appela


son nom Noakh en disant : « Celui-ci nous consolera de notre faire et de la
peine de nos mains à cause de l’humus qu’Adonaï a maudit. » Et Lèmek
vécut, après qu’il eut fait enfanter Noakh, cinq cent quatre-vingt-quinze ans,
et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Lèmek furent sept
cent soixante-dix-sept ans, et il mourut. Et Noakh eut cinq cents ans et Noakh
fit enfanter Shem, Kham et Ièphet (Gn 5,28-32).

Même si cette section du texte a des traits communs avec le canevas auquel le texte a
habitué le lecteur, elle comporte des aspects qui lui sont propres. Les commentaires les
abordent de différentes manières. À titre d’exemple, Walter Vogels compare les
présentations de Lèmek dans la généalogie de Caïn (Gn 4,17-24) et dans celle d’Adam
(Gn 5)90. Il souligne la position qu’il occupe dans chacune des généalogies, le nombre
total de ses années et son rapport à d’autres figures bibliques. De leurs démarches, ils
concluent à la présence du bon et du mauvais en chaque humain : « Dans chaque lignée

89
Saint Augustin, Les confessions I, 1, 1.
90
Walter Vogels, Nos origines, Ottawa, Novalis (coll. L’horizon du croyant), 1992, p. 141.

47
humaine, il y a des saints et ceux qui ne le sont pas. De la sorte, tout homme a une
ascendance mélangée susceptible de laisser chez lui des germes de vie et des semences de
mort. En chacun, il y a du Caïn et du Seth ; chacun hérite de Lamek la brute et d’Hénoch
le fidèle91. » D’autres commentaires se penchent sur les explications accompagnant le
nom, l’origine et l’interprétation du nom92. D’autres encore souhaitent suivre la voix du
narrateur dans le récit de la naissance de Noakh93. Autant dire qu’il existe plusieurs
lectures de cette partie du texte.

Pour ma part, la lecture de cette section révèle d’abord que Lèmek est un fils. En tant que
tel, il ressemble à d’autres fils premiers-nés et diffère d’eux. Comme les autres premiers
engendrés, il est inscrit dans la lignée de ceux qui l’ont précédé et porte un nom propre,
Lèmek. Sa vie est racontée après la mention du décès de son père. Il fait enfanter un
premier fils à un certain âge – et ce dernier fera de même. La naissance de son premier
fils est suivie de celles des fils et des filles. Cependant, Lèmek n’équivaut à nul autre fils.
Il est un fils particulier de Metoushèlakh, son nom propre en témoigne. De plus, il pose
un geste bien singulier et remarquable : appeler le nom de son premier fils et le faire suivre
d’un discours (Gn 5,29). Dans le texte, en effet, appeler le nom de manière explicite est
un geste propre à Élohim – il appelle le nom de sa créature Humain – et à Humain – qui
appelle le nom de son fils Shét. Lèmek est ainsi apparenté à ceux qui, avant lui, ont
procédé à un acte de nomination explicite. Mais il diffère d’eux dans la mesure où, à la
suite de la nomination, il pose un geste qui lui est propre : prononcer un discours. On le
voit bien : avec Lèmek, le procès de nomination refait surface. Il n’est plus laissé à la
charge du texte qui pourtant avait déjà pris le relais. Il est donc pertinent de s’arrêter sur
cette reprise du procès de nomination du fils par le père.

L’advenue du fils de Lèmek se présente comme un événement qui conjugue génération et


filiation, celles-ci étant référées à la création de l’humain. En effet, Lèmek fait engendrer

91
A. Wénin, D’Adam à Abraham …, p. 174. On trouve une interprétation similaire chez W. Vogels, Nos
origines …, p. 141-143.
92
Richard S. Hess, « Lamech in the Genealogies of Genesis », Bulletin for Biblical Research, no 1 (1991),
p. 21-25.
93
Matthias Weigold, « One Voice or Many? The Identity of the Narrators in Noah’s Birth Story
(iQapGen1—5.27) and in the ‘Book of the words of Noah’ (iQapGen 5.29- 18.23) », Aramaic Studies,
no 8.1-2 (2010) p. 89-105.

48
un fils. Il le nomme Noakh. L’acte de nomination consiste dans un appel, l’appel du nom,
et comporte un discours : « Celui-ci nous consolera de notre faire et de la peine de nos
mains à cause de l’humus qu’Adonaï a maudit » (Gn 5,29). Si l’engendrement de l’enfant
l’inscrit dans le lignage, le rite de nomination atteste de l’inscription du père sur le registre
du langage et, en même temps, insère l’enfant dans ce registre. Ces éléments de l’advenue
du fils de Lèmek témoignent, à leur façon, après la présentation de plusieurs générations,
que les fils sont toujours créatures de Dieu et humains à part entière. L’étalement des
générations dans le temps n’entame pas leur condition de créature et leur filialité. De plus,
il rappelle que la nomination et la filiation comportent une dimension vocationnelle : la
condition filiale est une vocation de l’humain.

Que peut-on entendre du discours que Lèmek joint à l’acte de nomination ? Pour introduire
la nomination et le discours de Lèmek, la traduction d’André Chouraqui propose ceci :
« Il crie son nom, Noah, pour dire » (Gn 5,29). Ici, le discours qui va avec la nomination
semble une répétition de ce que dit déjà le nom. L’on peut supposer que les auteurs qui
tentent de comprendre la signification du nom de Noakh à partir de l’étymologie
admettraient l’hypothèse selon laquelle le discours répète ce qui est contenu dans le nom94.
Comme si Lèmek faisait deux fois un même geste de nomination. Toutefois, il reste que
le texte mentionne deux gestes distincts bien qu’ils relèvent tous du langage : appeler le
nom et dire.

Quelques aspects de l’appel du nom ont déjà été soulignés. Un nouvel aspect sera
mentionné à la fin de cette section du travail. Quant au dire, il convient d’en cerner les
articulations telles qu’elles sont relatées à ce niveau du texte. Trois éléments peuvent être
retenus :

94
À propos de l’étymologie, Vogels soutient que Noé se dit en hébreu Noah et qu’il est mis en rapport
lointain avec le verbe naham qui signifie consoler, et dans le texte de la Septante avec le verbe nawah
qui veut dire repose (W. Vogels, Nos origines …, p. 142). Wénin, pour sa part, voit d’abord dans ce
nom l’inverse des syllabes du nom hanôkh. Puis il écrit : « Quant à Noé […], il est le seul dont le nom
nôah reçoive une explication sous la forme d’un jeu de mots étymologique, en l’occurrence avec le
verbe yenaha_ménou : Celui-ci nous consolera de notre faire et de la peine de nos mains à cause de
l’humus qu’Adonaï a maudit. » (A. Wénin, D’Adam à Abraham …, p. 175).

49
Premièrement, le dire de Lèmek est un « dire adressé ». Il est adressé au fils et, pourrait-
on dire, au lecteur. Le fils le reçoit en même temps qu’il reçoit son nom. De plus, ce dire
concerne aussi bien l’enfant que Lèmek et bien d’autres membres de la généalogie. C’est
ce que signale le « nous ». Le dire de Lèmek concerne aussi un faire collectif et une peine
des mains due à la malédiction du sol par Adonaï. En ce sens, le « dire adressé » de Lèmek
est un dire relationnel. En l’entendant, tous – le lecteur inclus – entendent que c’est de leur
consolation dont il est question.

Deuxièmement, la parole de Lèmek est révélatrice. Elle permet d’entendre que le faire des
pères, des fils et des filles, de génération en génération, est marqué de peine et de
malédiction dont le « nous » attend être consolé – l’auteur de la malédiction est appelé
Adonaï et non Élohim. Tout se passe alors comme si seule l’advenue du fils pouvait
exorciser le faire collectif qui, envenimé par un « mal dire » et doublé d’une peine, était
transmis d’une génération à l’autre. En même temps qu’elle dit la souffrance endurée en
plusieurs générations, la parole de Lèmek exprime, d’une part, le manque et le désir de
consolation, et, d’autre part, la foi en une consolation à venir à travers le fils.

Troisièmement, le « dire adressé » de Lèmek est une parole de reconnaissance. À travers


sa parole, Lèmek reconnaît en l’enfant la capacité de consoler, dans le temps qui vient, un
« nous » qui l’implique en raison de son appartenance à la lignée. La reconnaissance de la
capacité du fils à consoler est en effet reconnaissance du pouvoir qu’il a à apporter de la
nouveauté, à ouvrir des possibles dans un héritage généalogique bien chargé, mieux, à
ouvrir la génération à quelque chose de plus qui l’excède.

Sur cette voie d’interprétation, on peut soutenir qu’en même temps qu’il nomme
explicitement son fils, Lèmek dit une parole qui vient du fond de lui-même et de plusieurs
concernés. Du même souffle, il signale que la nomination d’un fils est transmission du
désir. Sa parole nomme la souffrance, le manque, le désir – et non le besoin – et l’attente
qui habitent l’humain95. Elle dit aussi la foi en la possibilité de l’advenue d’une vie autre,

95
Le besoin diffère du désir. Selon Denis Vasse, le besoin concerne la nécessité. Il écrit : « Et d’abord,
qu’est-ce que le besoin ? Besoin implique nécessité. Il est nécessaire de manger pour vivre. Le besoin
est de l’ordre de l’assimilation ou de la consommation : c’est une force transformatrice qui réduit ou
détruit l’objet auquel il s’adresse. La satisfaction du besoin, sa disparition, survient avec la
consommation de l’objet. Le pain que je mange supprime la tension douloureuse de la faim. Au terme,

50
d’une consolation. Cette parole déploie de nouveaux visages de la condition filiale : la foi
et l’espérance. En articulant manque, désir et attente, la parole de Lèmek révèle le fils ou
l’humain comme celui qui croit en la possibilité de l’irruption de quelque chose – et qui
peut être cru –, et qui espère, c’est-à-dire qu’il est ouvert à recevoir quelque chose qui
vient en surcroît. La naissance du fils paraît alors comme une rupture avec un passé
malsain, un dépassement des entraves du passé. Elle se veut une ouverture sur un avenir
favorable à la vie, un chemin vers une terre autrement parlée – allusion faite à la
bénédiction notée en Gn 5,1. Bref, la naissance paraît comme une promesse de « salut96 ».

Maintenant, un dernier mot sur la nomination du fils de Lèmek. La façon dont Lèmek
nomme son fils incite à se demander si la nomination d’un fils ou d’une fille serait une
assignation à une tâche ou à un mode de vie commandée par le désir parental. En d’autres
mots, la nomination serait-elle une détermination du fils qui, en certains cas, corrigerait
les échecs des générations précédentes ? Cette question renvoie à la perception et au vécu
de la dette dans la mesure où le nom est un don. Partant des acquis du traitement de la
dette dans la filiation, deux arguments peuvent être soutenus. Une ascendance incapable
de donner à sa descendance ce qui lui permet de la quitter peut effectivement l’assigner à
des tâches, des modes de vie, des attributs, des actions, des objets, des lieux, des blessures
familiales, des mensonges, etc. Dans ce cas, l’héritage généalogique devient ce qui à la
fois transmet la vie et en compromet l’essor. Mais, si la dette est vécue comme une dette
symbolique, la nomination du fils ne se mue pas en assignation. La nomination dit une
parole qui « dé-signe » celui qui la reçoit. Celui-ci ne peut coïncider avec aucune
signification, qualification, action ou avec aucun attribut, aucun lieu ou aucun objet qui
lui est rattaché. Du sujet qui reçoit la nomination, Denis Vasse affirme : « Le sujet de
l’énonciation est non assignable à une place97. » Étant « dé-signé », il est marqué d’un

l’objet-pain et le besoin-faim se sont supprimés l’un par l’autre. » (Denis Vasse, Le temps du désir.
Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969, p. 20). Le désir est, quant à lui, l’élan qui permet à
l’humain de soutenir son existence dans le monde et de s’ouvrir à l’autre. Il est « l’essence de l’homme »
et est « ordonné à la reconnaissance de la différence en soi et en l’autre » (p. 75).
96
L’emploi du mot « salut » ici est inspiré d’Adolphe Gesché. Le salut désigne ici la levée des obstacles à
l’accomplissement de soi-même (Adolphe Gesché, Dieu pour penser. V. La destinée, Paris, Cerf, 1995,
p. 31).
97
Denis Vasse, Un parmi d’autres, Paris, Seuil, 1978, p. 217.

51
« trait unaire98 » qui indique qu’il est unique. Le nom propre joue un rôle majeur dans le
processus d’institution et de reconnaissance du caractère « unique » de chaque fils ou
chaque fille. Vasse dit : « Le nom propre déconstruit les assignations en opérant la dé-
signation symbolique99. » En ce sens, si la généalogie détermine en quelque sorte le fils
ou la fille, la nomination le décloisonne et laisse ouvert l’espace des possibles. Le fils
nommé est un indéterminé : c’est « celui qui n’est pas déjà su, déjà écrit, mais qui est à
venir100 ». Il est donc possible de considérer que la nomination complexe du fils de Lèmek
n’est pas son assignation à l’action de consoler. Et, on peut justement le percevoir, Noakh,
fils de Lèmek, devient le dernier fils de la généalogie d’Humain, fait engendrer trois fils
mais aucune fille, les trois sont tous nommés. Ce qui, jusque-là, n’était pas encore perçu
dans la généalogie et qui ne ressort pas dans l’acte de nomination de Lèmek (à moins de
considérer la nomination de tous les fils comme une sorte de consolation). Bref, l’acte de
nomination que pose Lèmek est loin d’être une assignation. Il laisse au fils sa dimension
d’indéterminé.

98
Ibid., p. 217.
99
Ibid., p. 218.
100
J.-D. Causse, Figures de la filiation…, p. 49.

52
CONCLUSION
Le premier chapitre de ce travail qui porte sur les parcours de vie des fils d’Humain
apporte les premières contributions au discernement des constantes et des différentes de
la condition filiale.

Le premier apport consiste dans la présentation de l’acte de création de l’humain comme


une « instance » qui fait office d’origine de la filiation. L’étude fait découvrir la création
de l’humain comme condition de l’advenue de la génération. La génération lui doit son
existence. Elle en émerge comme de sa terre nourricière sans laquelle elle ne saurait
germer. L’acte de création de l’humain par Élohim est alors un préalable sans lequel les
générations ne peuvent venir au jour. Sur ce même registre, l’étude permet de remarquer
la présence d’Élohim au fil des générations. Élohim n’abandonne pas les générations, Il
est avec elles. La permanence de l’acte de nomination signale sa présence. La nomination
ouvre les générations à un surcroit et permet ainsi le déploiement de la filiation. Cela dit,
la création de l’humain fait partie intégrante de tout parcours de vie filiale. Elle en est
l’origine. Quant à la filiation, elle est une dimension principale de la vie humaine.

À part la mise en lumière de l’« instance » originaire de la vie filiale, l’analyse présente
le temps comme un cadre dans lequel se déploie la vie de fils. Ce cadre instaure des
ressemblances et des différences entre les fils et entre les générations. De plus, il garantit
l’unité d’un parcours de vie et lui donne cohérence. Enfin, le temps dispose les fils les uns
par rapport aux autres lorsqu’il distingue les générations et les rattache au temps de la
création de l’humain. Le temps est, pour ainsi dire, un élément structurant de la filiation.

L’étude du texte fait apparaître la naissance comme une constante de tout parcours filial.
La naissance est le « commencement relatif » de chaque vie de fils ou de fille. Elle
inaugure visiblement l’itinéraire de vie de chaque fils et le rattache à ses ascendants, à sa
généalogie et à l’histoire de l’humanité. Ce commencement relatif est ainsi insertion du
fils dans le temps. De plus, elle introduit des variations dans l’histoire de vie des
prédécesseurs du fils : en ouvrant la vie d’un fils, elle donne aux prédécesseurs de faire
face à l’altérité et de changer de statut. Quant aux descendants du fils, elle sert de repère
à partir duquel ils peuvent situer leur propre début. La naissance est ainsi un marqueur du
rapport des fils au temps.

53
La nomination, la fécondité et la fraternité apparaissent aussi comme des composantes
majeures d’un parcours filial. La nomination assure l’ouverture de la génération à la
filiation et vice versa. La fécondité se veut un déploiement de la vie à travers le fils ou la
fille. Elle est une manière de vivre la condition filiale tout en posant l’acquiescement au
statut de fils comme préalable. Enfin, la fraternité est la condition de ceux qui partagent
la condition filiale : les fils et les filles sont frères et sœurs les uns des autres.

La condition filiale, tout comme la condition humaine, est marquée par le manque et le
désir. Le manque apparaît comme un renoncement et marque un interdit qui permet
l’avènement de quelqu’un d’autre, d’un fils différent de ses ascendants, un fils dont la vie
n’est pas le prolongement de celle des ascendants. Le désir maintient l’élan au cœur de la
filiation.

Par ailleurs, l’étude fait découvrir des différences d’un fils à l’autre. D’abord, chaque fils
est un fils particulier. Aucun fils n’est substituable à un autre. Ensuite, la manière dont
chaque fils vit sa relation au créateur peut faire de celui-ci l’horizon de son parcours de
vie. Il ne suffit donc pas que d’être créé par Élohim et naître pour entretenir une relation
fiable avec le créateur. Encore faut-il « aller et venir » avec lui. Dans ces conditions,
Élohim peut être l’horizon vers lequel tend la vie d’un fils. Enfin la différence qui
concerne la relation du « père » au fils. L’advenue d’un fils s’avère une opportunité
d’éprouver la relation que le père peut entretenir avec le fils. Il peut reconnaître en lui un
humain semblable et différent de lui. Il peut aussi lui reconnaître la capacité d’apporter du
neuf dans l’histoire (notamment dans l’histoire familiale). Le père peut également lui
exprimer sa confiance en lui et l’espérance qu’il porte. Enfin, il peut lui transmettre le
désir. Dans la relation du père au fils, le risque d’assignation du fils est fort probable. Il
reste que plusieurs aspects de la filiation permettent de la comprendre comme une figure
du salut.

Ce premier moment d’identification des constantes et des différences constitutives de la


condition filiale n’a pas la prétention d’avoir tout repéré. Il laisse la possibilité de
poursuivre l’étude. Ainsi, la seconde partie de ce travail voudrait continuer la démarche
initiée dans le premier chapitre.

54
Chapitre 2

La filiation de Jésus. De la reconnaissance à


la mise à l’épreuve

Or donc, comme tout le peuple avait été


baptisé, et que Jésus, baptisé lui aussi, était
en prière, le ciel s’ouvrit, et l’Esprit,
l’[Esprit] Saint, descendit sur lui sous un
aspect corporel, comme une colombe. Et une
voix advint du ciel : « C’est toi, mon Fils, le
Bien-aimé, tu as toute ma faveur. »

(Lc 3,21-22).

Nommer le « fils de Dieu » c’est désigner,


sous le signifiant de la filiation le lieu réel de
la parole, le lieu caché que seule la parole
lorsqu’elle y repose fait surgir et marque de
son absence.

Louis Panier, La naissance du fils de Dieu1.

Dans ce deuxième chapitre, l’analyse porte sur le texte qui relate le baptême de Jésus, sa
généalogie et les tentations au désert dans l’évangile selon Luc (Lc 3,21–4,13). Ce texte
évangélique peut être découpé en trois sections. La première est le récit du baptême de
Jésus. Selon ce récit, au moment de son baptême, Jésus a été désigné comme « fils » par
une voie venue du ciel. La deuxième est la présentation de Jésus comme un fils qui fait
partie d’une généalogie. La troisième est le récit des tentations de Jésus par le diable au
désert. Le diable tente Jésus en tant qu’il est fils, précisément un fils de Dieu. La

1
L. Panier, La naissance du fils de Dieu …, p. 342.

55
désignation de Jésus comme « fils » constitue la trame du texte qui lui donne unité et
cohérence.

L’analyse du texte permet de suivre le parcours de Jésus. Ce parcours s’étend de la


reconnaissance de Jésus comme fils à la mise à l’épreuve de sa condition filiale. Le texte
fait apparaître que la filiation de Jésus entretient un rapport avec sa condition humaine
partagée avec d’autres. Elle tient à la parole qui lui est dite et qu’il reçoit en lui. Cette
filiation est affirmée par les générations. Cependant, elle reste précaire car elle peut être
mise en cause. Lorsqu’elle est confrontée à l’épreuve, Jésus s’emploie à attester de sa
position de fils et à demeurer fils.

L’étude du parcours de Jésus entend favoriser et continuer le travail de discernement des


constantes et des différences de la condition filiale. Elle est composée de trois sections.
La première s’attache à relever la reconnaissance de Jésus comme fils au baptême. La
seconde est consacrée à l’étude de l’inscription de Jésus dans les générations. La troisième
porte sur la mise à l’épreuve de la filiation.

Pour cette partie du travail, la traduction du texte biblique choisie est celle que proposent
Émile Osty et Joseph Trinquet2.

2
Le Nouveau Testament, traduction d’Émile Osty et Joseph Trinquet, Paris, Siloé, 1974.

56
Or donc, comme tout le peuple avait été baptisé, et que Jésus, baptisé lui aussi, était en
prière, le ciel s’ouvrit, et l’Esprit, l’[Esprit] Saint, descendit sur lui sous un aspect corporel,
comme une colombe. Et une voix advint du ciel : « C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé, tu
as toute ma faveur ».
Et Jésus, lors de ses débuts, avait environ trente ans, et il était, à ce qu’on croyait, fils de
Joseph, fils d’Héli, fils de Matthat, fils de Lévi, fils de Melchi, fils de Jannaï, fils de
Joseph, fils de Mattathias, fils d’Amos, fils de Naoum, fils d’Esli, fils de Naggaï, fils de
Maath, fils de Mattathias, fils de Séméïn, fils de Josech, fils de Jôda, fils de Joanan, fils
de Résa, fils de Zorobabel, fils de Salathiel, fils de Néri, fils de Melchi, fils d’Addi, fils
de Kôsam, fils d’Elmadam, fils d’Er, fils de Jésus, fils d’Éliézer, fils de Jôrim, fils de
Maththat, fils de Lévi, fils de Syméon, fils de Juda, fils de Joseph, fils de Jonam, fils
d’Éliakim, fils de Méléa, fils de Menna, fils de Mattatha, fils de Natham, fils de David,
fils de Jessé, fils de Jobed, fils de Booz, fils de Sala, fils de Naasson, fils d’Aminadab, fils
d’Admin, fils d’Arni, fils de Hesrom, fils de Pharès, fils de Juda, fils de Jacob, fils d’Isaac,
fils d’Abraham, fils de Thara, fils de Nachor, fils de Sérouch, fils de Ragau, fils de Phalec,
fils d’Éber, fils de Sala, fils de Kaïnam, fils d’Arphaxad, fils de Sem, fils de Noé, fils de
Lamech, fils de Mathousala, fils de Hénoch, fils de Jaret, fils de Maléléel, fils de Kaïnam,
fils d’Énos, fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu.
Jésus, rempli d’Esprit Saint, s’en retourna du Jourdain, et il était mené par l’Esprit à travers
le désert, pendant quarante jours tenté par le diable. Et il ne mangea rien en ces jours-là
et, quand ils furent finis, il eut faim. Le diable lui dit : “Si tu es Fils de Dieu, dis à cette
pierre qu’elle devienne du pain”. Et Jésus lui répondit : “Il est écrit que ce n’est pas de
pain seul que vivra l’homme”. Et, l’emmenant plus haut, il lui montra en un instant tous
les royaumes du monde, et le diable lui dit : “Je te donnerai, à toi, tout ce pouvoir, et la
gloire de ces [royaumes], parce qu’elle m’a été livrée, et je la donne à qui je veux. Toi
donc, si tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi”. Et, répondant, Jésus lui dit : “Il
est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu rendras un culte”. Il l’amena à
Jérusalem et le plaça sur le pinacle du Temple, et il lui dit : “Si tu es Fils de Dieu, jette-toi
d’ici en bas, car il est écrit : A ses anges il donnera des ordres pour toi, afin qu’ils te
gardent. Et : Sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque
pierre. Et, répondant, Jésus lui dit : “Il est dit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu”.
Et ayant épuisé toute tentation, le diable s’écarta de lui jusqu’au moment favorable.

57
1. UN PARMI D’AUTRES

Si la désignation de Jésus comme Fils s’avère la pièce maîtresse du texte, celui-ci


commence par présenter le contexte dans lequel Jésus est personnellement désigné comme
fils. Il s’agit du contexte de baptême. Jésus est désigné comme fils lors de son baptême
avec d’autres. En effet, il est écrit : « Or donc, comme tout le peuple avait été baptisé, et
que Jésus, baptisé lui aussi, était en prière » (Lc 3,21). Jésus et le peuple entier viennent
de bénéficier d’un même geste, celui d’être baptisés. Ils sont tous baptisés, c’est-à-dire
immergés dans les eaux, plongés dans les eaux. Ils partagent une même condition, celle
de baptisé. Comme baptisé, Jésus appartient au peuple. Une relation d’appartenance et
d’insertion lie Jésus au peuple baptisé. Guy Lafon l’exprime en ces termes : « Jésus est
dans le rang. Jésus ne fait qu’un avec ce peuple. Il est en quelque sorte en contact avec
tous par cette immersion qu’il partage avec tout le peuple3. » L’immersion de Jésus avec
tout le peuple est non seulement partage de la condition de baptisé, mais aussi « descente
dans la condition humaine4 », partage de la condition humaine à part entière.

L’unité des baptisés comporte de la différence. En effet, bien que partageant la condition
humaine et la condition de baptisé avec tout le peuple, Jésus diffère du peuple. D’une part,
il diffère du peuple par sa nomination. L’expression « tout le peuple », même si elle
spécifie un groupe dans lequel plusieurs font un, ceux qui le composent restent dans
l’anonymat. Contrairement à « tout le peuple » dont les membres demeurent anonymes,
le texte distingue un baptisé parmi d’autres en donnant explicitement son nom : Jésus5. Ce
nom est un nom propre qui ne peut être ramené à un nom commun. Comme nom propre,
il assure à Jésus d’advenir à l’humanité : « Être un homme, c’est avoir un nom propre
irréductible au nom commun des choses6. » Ce nom marque aussi la singularité de Jésus.
En effet, la nomination explicite de Jésus est un indicateur de sa singularité parmi les
humains baptisés. D’autre part, Jésus diffère du peuple par un geste qui lui est particulier :
la prière. Alors que tout le peuple et Jésus sont baptisés, Jésus seul est en prière. Si par le

3
Guy Lafon, L’esprit de la lettre. Lecture de l’évangile selon Luc, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 62.
4
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle …, p. 153.
5
Jacques Cazeaux, Luc, le taureau d’Ézéchiel, Paris, Cerf (coll. Lectio divina 268), 2015, p. 95.
6
D. Vasse, Le temps du désir…, p. 147.

58
baptême Jésus est immergé comme tout le peuple, il est seul à s’ouvrir à travers la prière.
Parlant de cette seconde différence, Lafon soutient que « [s’]il y a une différence, elle est
en lui et hors de lui7 ». Celle-ci est une « ouverture intérieure8 » en Jésus. La prière est
ouverture de Jésus à une altérité. L’ouverture du ciel et la descente de l’Esprit viennent
comme en réponse à l’ouverture de Jésus, dit Anne Fortin. Elle écrit : « Le ciel s’ouvre
alors que Jésus est en prière : à la plongée verticale de Jésus dans l’eau de baptême,
descente dans la condition humaine, à l’élévation vers le Père dans la prière, ouverture à
l’autre dans la distance, répond la trouée du ciel pour laisser descendre l’Esprit vers lui,
sur lui9. » Jésus se démarque donc par l’ouverture à une autre relation qu’il entretient avec
l’altérité sans rompre sa relation avec le peuple. L’inscription de Jésus dans des relations
est un de ses traits particuliers. Articulant unité et différence, le texte fait apparaître des
sujets qui partagent une même (double) condition d’humains et de baptisés sans pour
autant être seulement identiques. Nous pouvons considérer qu’en vertu de ce qui les unit,
les baptisés sont frères les uns des autres. Jésus est alors un frère parmi d’autres et, à ce
titre, différent d’eux.

À ce stade de notre analyse, il apparaît que le contexte baptismal dans lequel Jésus est
situé est un contexte de rencontre. Nous pouvons soutenir, à la suite d’Anne Fortin, que
le baptême « représente le typos de la rencontre10 » : rencontre fraternelle de Jésus avec
l’humanité et rencontre de Jésus avec l’altérité. C’est dans ce contexte de rencontre que
Jésus est désigné comme Fils par la voix venue du ciel.

7
G. Lafon, L’esprit de la lettre, p. 62.
8
Ibid., p. 62.
9
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle aux pauvres, p. 153.
10
Ibid., p. 153.

59
1.1 Jésus est reconnu Fils de Dieu

« C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Lc 3,22). Cet énoncé de la
voix venue du ciel ne peut être isolé du contexte du baptême de Jésus. Il a un rapport avec
la rencontre de Jésus avec l’humanité, l’ouverture du ciel et la descente de l’Esprit.
Suivons-en le déploiement.

À qui s’adresse l’énoncé ? Ou, comme s’interroge Guy Lafon : « Qui est le toi ?11. » Le
destinataire de l’énoncé est Jésus. C’est à lui qu’il est dit « c’est toi ». Si la question du
destinataire de l’énoncé peut être soulevée, c’est notamment en raison des divergences des
interprétations. En effet, certains soutiennent que l’énoncé adressé à Jésus a été entendu
par le peuple baptisé avec lui. Par exemple, Roland Meynet écrit : « Il [Jésus] lie son destin
à celui de son peuple. Comme en retour, le peuple est associé à la manifestation divine, il
est témoin de la consécration de Jésus12. » Puis, il ajoute que le peuple, et maintenant le
lecteur, « voit l’apparition de l’Esprit et entend la voix divine13. » L’on peut estimer qu’une
telle lecture considère l’intégration de Jésus à son peuple mais perd de vue sa singularité.
Anne Fortin attire l’attention des lecteurs et les met en garde en ces termes : « L’énoncé
ne s’adresse ici qu’à Jésus lui-même, et il n’est pas dit, contrairement aux représentations
imaginaires que nous nous forgeons, que le peuple l’entend ou en est témoin14. » Elle
continue : « Le “c’est toiˮ s’adresse à Jésus comme une désignation personnalisée, comme
une réponse à une prière15. » Jésus est donc le seul destinataire de la parole advenue du
ciel.

Seul destinataire de la parole, Jésus est celui qui est dit « Fils ». L’interpellation « c’est
toi, mon Fils » adressée personnellement à Jésus est reconnaissance de sa condition filiale.
Jésus est donc Fils parce qu’il est reconnu tel par un autre, par un Père qui le nomme son
Fils. Il peut alors se reconnaître Fils grâce à la reconnaissance reçue de son Père.

11
G. Lafon, L’esprit de la lettre, p. 64.
12
Roland Meynet, L’évangile de Luc, Paris, Lethielleux (coll. Rhétorique sémitique 1), 2005, p. 173.
13
Ibid., p. 173.
14
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle …, p. 152-153.
15
Ibid.

60
La reconnaissance de Jésus comme Fils peut être considérée comme son institution dans
la filiation. La parole qui dit la reconnaissance du Fils est une parole adressée au Fils par
un autre que lui qui se révèle ainsi comme son Père en disant « mon Fils ». Le mode de
reconnaissance du Fils par le Père présente quelques aspects éclairants relatifs à la
filiation. D’abord, la filiation apparaît comme une relation qui tient dans la parole. On
peut soutenir à la suite d’Anne Fortin que « [l’]enjeu de la filiation consiste […] en une
relation qui arrive à “tenir dans une paroleˮ16 ». Ensuite, la reconnaissance de la filiation
est un geste que le Fils reçoit d’un autre que soi-même. On ne s’institue pas fils, mais l’on
est institué tel à travers la reconnaissance d’un autre. Ce fonctionnement authentique du
registre de la filiation s’oppose à la prétention d’autofondation qui bouillonne dans le cœur
de l’humain. Enfin, en reconnaissant le Fils, le Père se révèle lui-même : il se révèle
comme son Père. Si la question de savoir de quel Père Jésus est le Fils revient maintes fois
dans les évangiles (Lc 4,22 ; Jn 15,8), il ne trouve pas de réponse explicite dans la
séquence du texte que nous analysons. Cela, en dépit de la révélation que le Père fait de
lui-même lorsqu’il reconnaît son Fils.

Le Père qui nomme Jésus son Fils se dissimule dans une voix. Ce Père qui se révèle en se
dérobant est un Père présent dans sa relation au Fils mais discret17. Il ne se met pas en
évidence, mais il ne s’absente pas. Le Fils peut ainsi vivre sa relation au Père et sa
condition filiale sans être à l’ombre d’un Père dominant. De plus, l’on considère que le
Père de Jésus, celui qui le nomme « mon Fils » au baptême, est Dieu lui-même. Ce faisant,
Jésus est dit Fils de Dieu. Il convient de préciser ici que le récit du baptême de Jésus ne
dit pas explicitement que la voix advenue du ciel est celle de Dieu. Tenir Dieu pour celui
qui dit à Jésus « mon Fils » relève d’une lecture du texte qui prend en compte d’autres
textes de l’évangile selon Luc (Lc 1,35)18.

16
Anne Fortin, « “Tourner le cœur des pères vers les enfantsˮ (Luc 1, 17) », Au cœur du monde, 150 (2017),
p. 25-35.
17
Voir Charles Wackenheim, Quand Dieu se tait, Paris, Cerf, 2002.
18
On peut lire en Lc 1,35 : « Et, répondant, l’ange dit : “ L’Esprit Saint surviendra sur toi, et la puissance
du Très-Haut te prendra sous son ombre ; et c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de
Dieu. »

61
Aboutissant à l’affirmation de Jésus comme Fils de Dieu, cette analyse rejoint la
confession de foi chrétienne enracinée dans les Écritures19. Elle arrive donc à un point
essentiel de notre réflexion qui exige un approfondissement20.

Un premier aspect à souligner dans l’effort d’approfondissement est la filiation divine de


Jésus. C’est elle que signale la désignation de Fils de Dieu. En désignant Jésus comme
Fils, le Père introduit la filiation comme une nouvelle différence entre le peuple et lui. En
effet, que l’humain Jésus soit un Fils, qu’il soit Fils de Dieu, voilà la particularité que
donne à entendre la voix du Père. Pour François-Xavier Durrwell, cette particularité est
l’identité de Jésus telle que transmise par les Écritures. Aussi écrit-il : « Son identité
scripturaire est d’être le Fils de Dieu21. » Pour ce même auteur, Fils de Dieu, comme
identité de Jésus, est plus qu’un titre, il est un nom22. Mais une remarque nous semble
opportune. Durrwell attribue à ce nom une capacité de totalisation lorsqu’il écrit que
« [c’]est ce nom qui réunit les aspects multiples du mystère de Jésus »23. Contrairement à
lui, nous considérons qu’en tant que nom, Fils de Dieu signale un écart. En l’occurrence,
le nom de Fils de Dieu suggère au moins deux déploiements de l’écart. D’abord, comme
tout nom, il veut dire que celui qui est nommé Fils de Dieu « n’est pas seulement la somme

19
Walter Kasper affirme que la reconnaissance de la filiation divine de Jésus est la spécificité du
christianisme. Il écrit : « La reconnaissance de la filiation divine de Jésus est considérée dès lors
comme le caractère spécifique du christianisme. D’autres religions parlent bien aussi du fils de Dieu
et d’incarnation. Le christianisme peut retrouver sous ces croyances la question du salut. Mais, pour
sa part, il rattache à sa reconnaissance de la filiation divine de Jésus une prétention eschatologique :
c’est qu’en Jésus de Nazareth Dieu s’est révélé et communiqué une fois pour toutes d’une manière
singulière et définitive, qui n’a pas d’équivalent et ne saurait être dépassée. C’est pourquoi la
confession de Jésus Christ Fils de Dieu est une formule condensée qui exprime ce qu’il y a d’essentiel
et de spécifique dans toute la foi chrétienne. Le sort de la foi chrétienne est lié à la reconnaissance de
Jésus comme Fils de Dieu. » (Walter Kasper, Jésus le Christ, Paris, Cerf (coll. Cogitatio fidei 88),
Nouvelle édition revue et augmentée, 2010, p. 243-244.) Dans ce même ouvrage, en plus d’une
bibliographie (p. 161, note 20), il réserve un long chapitre à l’étude du titre Jésus Christ Fils de Dieu
où il explore les Écritures et les traditions patristique et théologique (p. 243-292).
20
Pour souligner l’importance de la filiation divine de Jésus à la réflexion, François-Xavier Durrwell la
considère comme le principe de synthèse de la christologie. Il écrit : « La filiation divine de Jésus
s’impose […] à la réflexion comme un principe de synthèse dans la christologie et lui ouvre en même
temps des espaces illimités. » (Fr.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu dans l’Esprit…, p. 10).
21
Fr.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu …, p. 10.
22
Ibid., p. 10. Albert Descamps propose une exploration du parcours historique du titre de fils de Dieu dans
son article « Pour une histoire du titre “Fils de Dieuˮ. Les antécédents par rapport à Marc », M. Sabbe
(éd.), L’évangile selon Marc. Tradition et rédaction (1974), Louvain, Leuven University Press (coll.
Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium 34), 1988, p. 529-571.
23
Ibid., p. 10.

62
des traits repérables de lui-même24 ». Ce fils est donc caractérisé par une « non-
coïncidence de soi-même avec soi-même, c’est-à-dire une non-totalité de soi25 ». Bien
qu’il singularise Jésus, ce nom de « Fils » ne dit pas tout de lui. Ensuite, le nom de Fils de
Dieu signale que celui qui est ainsi nommé n’est pas le Père. Il diffère du Père dont il est
le Fils et dont il se reçoit comme Fils. En ce sens, le Fils n’est pas son propre père. De
plus, le « c’est toi, mon Fils » situe ce dernier à la place qui est la sienne, celle de fils. Le
texte manifeste l’écart entre la place du Père et celle du Fils par la distinction des espaces :
le ciel d’où descend la voix du Père et l’espace du baptême où est situé Jésus. En le situant
dans l’espace de la filialité, l’énoncé, qui est l’expression de son nom de Fils, marque
l’écart entre le Père et le Fils. Bref, le nom de Fils de Dieu donné à Jésus indique la césure
entre le Père et le Fils. Il dit que le Fils n’est pas seulement son propre Père, mais aussi
qu’il ne peut se tenir à la place de Celui-ci.

Reconnaître dans l’énoncé « mon Fils, le Bien-aimé » un nom permet d’aborder un nouvel
aspect de la filiation divine de Jésus qu’est la grâce. En effet, un nom est toujours un don26,
un don que l’on reçoit d’un autre. Or, comme le montre une étude de Robert Mager, le
don a affaire avec la grâce. L’un n’est pas l’autre. Pour indiquer ce qui relie et ce qui
distingue le don de la grâce, Mager écrit : « Le don offre quelque chose; il est à la fois
offre et offrande. La grâce est ce qui peut s'opérer à la faveur du don, à savoir l'accord de
soi à l'autre et de l'autre à soi, l'accord de l'un et de l'autre. Il faut ainsi distinguer le don
de la relation qu'il favorise. La grâce qualifie une relation de con-fiance, de fiance
réciproque où l'on s'engage soi-même dans l'ouverture de l'autre27. » À la lumière de cette
indication, nous pouvons considérer qu’en tant que nom, Fils de Dieu est un don de Dieu.
Dans le mouvement du don du nom par Dieu et de l’ouverture de Jésus à celui qui le donne
s’effectue une relation entre l’un et l’autre. Cette relation indique l’accord des deux, un
accord respectueux de la différence de l’un à l’autre. L’accord du Père et du Fils peut être
appelé « la grâce de la filiation ». Elle est une grâce qui s’opère entre le Père et le Fils à

24
J.-D. Causse, Figure de la filiation, p. 24.
25
Ibid., p. 23.
26
Excepté lorsqu’on veut se couper de ce don. C’est ce dont témoigne le récit dit de la tour de Babel (Gn
11, 1-9) où le peuple veut se faire soi-même un nom. Dieu intervient pour redonner le nom.
27
Robert Mager, Le politique dans l’Église. Essai ecclésiologique à partir de la théorie politique de Hannah
Arendt, Montréal/Paris, Médiaspaul, 1994, p. 288.

63
travers le don du nom et sa réception, un don par lequel le Père s’engage envers le Fils et
réciproquement. On le voit, par la grâce de la filiation, nous essayons de désigner non pas
l’octroi du statut de fils ou ce statut même, mais l’accord réalisé quand le Père s’engage
envers le Fils et le Fils envers le Père à travers le mouvement du don du nom. Cette grâce
est aussi la con-fiance – pour emprunter à Mager – qui qualifie l’accord des deux. Dans
cette perspective, la filiation divine de Jésus peut être dite une « filiation gracieuse ».

Un autre aspect que nous prenons en compte est l’articulation de l’énoncé de la filiation
divine de Jésus à la présence de l’Esprit. Jésus est dit Fils au moment où il a l’Esprit sur
lui, voire en lui comme il est dit plus loin (Lc 4,1). C’est uni à Dieu et ayant l’Esprit sur
lui et en lui que Jésus est reconnu et nommé Fils. Sa condition filiale apparaît comme
« une vie dans l’Esprit28 ». Elle ne se limite pas à la relation entre le Père et le Fils, mais
comprend la relation à l’Esprit. L’Esprit qui est en relation avec le Fils peut alors être
appelé Esprit du Fils (Ga 4,6).

Du ciel à Jésus, l’énoncé qui désigne celui-ci comme Fils traverse l’écart entre Dieu et
l’humain sans le réduire ou l’éluder. Cet énoncé, dit Anne Fortin, est d’abord une complète
saturation de l’espace vertical. Il traverse la distance entre Dieu et l’humain : « de Jésus
jusqu’au fond de la condition humaine, de l’Esprit jusqu’à Jésus, du Père à son Fils, du
Père jusqu’au plus profond de la condition humaine29. » Selon elle, l’énoncé, « dans toute
sa brièveté, porte l’ensemble des relations du Dieu trinitaire jusqu’à l’humain30 ». Elle
ajoute que l’énoncé est aussi une parole d’amour. Les mentions de « bien-aimé » et de
« plaisir » – appelé faveur dans la traduction choisie – en sont les signes. En appelant Jésus
son Fils, Dieu lui dit son amour pour lui. Anne Fortin le dit en ces mots : « L’amour –
“bien-aimé” –, le plaisir, traversent cet espace et font de l’énoncé […] une parole
d’amour31. » Le nom de Fils de Dieu se donne ainsi à entendre et à comprendre comme
une parole d’amour. Car l’affirmation de la filiation est d’emblée portée par l’amour du
Père pour son Fils. Amour et relation filiale sont intimement liés. Pour le Père, désigner

28
B. Sesboüé, Jésus-Christ dans la tradition de l’Église …, p. 254.
29
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle …, p. 153.
30
Ibid., p. 153.
31
Ibid., p. 153.

64
le Fils va de pair avec l’expression de son amour pour lui, son fils unique. Pour le Fils,
recevoir de son Père sa reconnaissance et son nom de Fils est également recevoir l’amour
qui lui est singulièrement donné par son Père. Établi dans la filiation, Jésus est aussi établi
dans l’amour. Il convient donc, soutient Anne Fortin, d’éviter de « faire porter
l’affirmation que Jésus est Fils de Dieu par une énonciation abstraite et froide, ou par une
énonciation controversée […]. C’est une parole d’amour, et il n’y a rien de pire pour une
parole que d’être travestie, de l’amour à l’abstraction ou la haine32 ». Le refus de séparer
reconnaissance de la filiation et amour est aussi mentionné par François Bovon33. Celui-
ci trouve dans l’énoncé une articulation de ce qui relève de l’affectif – bien-aimé, plaisir
– et de ce qui relève du juridique – mon fils. À ses yeux, l’affectif accompagne le juridique
et le domine34 (il revient deux fois – bien-aimé et plaisir).

L’étude du récit du baptême de Jésus fait découvrir la reconnaissance et la nomination de


Jésus comme Fils. Au baptême, Jésus est reconnu Fils par le Père. La parole d’amour qui
établit la relation au Père lui est adressée au moment où l’Esprit repose sur lui. Aussi est-
il appelé Fils de Dieu dans l’Esprit. Voilà ce qui peut être nommé son « identité », telle
que la présente le récit du baptême. C’est avec cette identité que Jésus est inscrit dans le
fond des âges et qu’il est tenté au désert par le diable.

32
Ibid., p. 153.
33
François Bovon, L’évangile selon saint Luc 1-9, Genève, Labor et Fides (coll. Commentaire du Nouveau
Testament IIIa), 1991, p. 177.
34
Ibid., p. 177.

65
2. JÉSUS : FILS D’ADAM, FILS DE DIEU

Et Jésus, lors de ses débuts, avait environ


trente ans, et il était, à ce qu’on croyait, fils
de Joseph, fils d’Héli, fils de Matthat […],
fils de Sem, fils de Noé, fils de Lamech, fils
de Mathousala, fils de Hénoch, fils de Jaret,
fils de Maléléel, fils de Kaïnam, fils d’Énos,
fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu.

Lc 3,24-38

Après l’énoncé de la filiation divine de Jésus, le texte rompt avec le récit. Il emprunte une
voie différente, celle de la généalogie. Ainsi en vient-il à mettre en honneur le temps et la
filiation, ou si l’on veut, le temps de la filiation. Des expressions comme « lors de ses
débuts », « environ trente ans », « fils de » en témoignent amplement.

Le texte présente ce qu’on appelle communément la généalogie de Jésus. Cette


« généalogie fuse d’un trait, sans une aspérité », remarque France Quéré35. Sa « verticalité
sans défaut traverse les âges, gagne les régions éthérées où les noms inconnus côtoient les
noms de légende36. » Le texte donne le nom de chaque fils37. La généalogie de Jésus que
présente Luc est ascendante. Quéré en suit la montée et la décrit en ces termes entraînants :

Pour connaître le Christ, Luc nous fait monter du sein obscur de sa race
jusqu’à la révélation de sa gloire. Longtemps, on avance dans la pénombre
des noms inconnus […]. À mi-parcours, un furtif rayon […], puis à nouveau
un passage nuageux […]. Montons toujours. Voici la lueur annonciatrice,
Nathan, puis l’aurore, David, puis le matin des grands aînés. Montons encore.
Un dernier coup d’aile et nous touchons le plein midi du nom suprême, Dieu.
C’est la clé de la généalogie38.

Le texte ramène Jésus à sa généalogie. Mais il ne l’y limite pas. Nous lisons en effet : « Et
Jésus […] était, à ce qu’on croyait, fils de Joseph, fils d’Héli […] fils d’Adam, fils de

35
France Quéré, Jésus enfant, Paris, Mame/Desclée (coll. Jésus et Jésus Christ 55, nouvelle édition), 2010,
p. 90.
36
Ibid., p. 90.
37
Toutes les généalogies ne nomment pas tous ceux qui les composent. Celle d’Adam en Gn 5 en est un
exemple. Excepté Noé, le texte mentionne seulement les noms des premiers fils et ajoute les mentions
des naissances des fils et des filles sans pour autant les nommer.
38
F. Quéré, Jésus enfant…, p. 91.

66
Dieu ». L’inscription de Jésus dans la généalogie affirme sa condition humaine : il est fils
de Joseph, fils d’Adam. Par Joseph, il appartient à une famille. Par Adam, il appartient à
la famille de tous les humains. En faisant de Jésus un fils d’humain, la généalogie rejoue
ce que fait le récit du baptême : présenter Jésus comme un parmi d’autres membres du
peuple des humains. Jésus est donc fils de Joseph. Mais pas uniquement ! Une précision
est à faire. Anne Fortin la formule en ces termes : « Toutefois, s’il est dit “comme on le
croyaitˮ fils de Joseph, sa généalogie le lie à une filiation avec Dieu. Comme si le texte
faisait faire un passage sans rupture de la généalogie à la filiation dans une continuité,
comme si de l’aval à l’amont, de l’amont à l’aval, la génération et la filiation se
rencontraient dans une même chair39. » Par l’articulation sans rupture de la génération à
la filiation et de la filiation à la génération dans la même chair de Jésus, le texte présente
Jésus comme fils d’Adam et fils de Dieu. Il affirme d’un même souffle sa génération et sa
filiation. Il donne au lecteur de reconnaître et confesser Jésus comme fils d’Adam et fils
de Dieu.

Les générations que présente la généalogie sont des marqueurs du temps. Chaque
génération est une partie de l’histoire de l’humanité. La remontée des générations se colore
d’une manière particulière dans la mesure où elle va jusqu’à Adam et à Dieu. De Jésus à
Dieu, le texte fait faire une traversée de tout le temps de l’humanité et le rattache à son
origine. Succédant au récit où est racontée la saturation de l’espace entre Dieu et Jésus,
entre Dieu et l’humain, les générations référées à Dieu indiquent une autre saturation, celle
du temps. C’est ce que souligne Anne Fortin. Selon elle, à la saturation de l’espace
« répond immédiatement dans le texte la saturation du temps à travers la longue
généalogie de tous les fils d’Abraham, et même jusqu’à Adam. Tous fils de Dieu40 ».
Comme chacune des personnes des générations, Jésus, dans son aujourd’hui, est présenté
comme Fils de Dieu et est inscrit dans le cours du temps de l’humanité qui a son origine
en Dieu. Il partage l’histoire et la vie des humains. Le temps de ce fils est l’histoire
rattachée à sa source.

39
A. Fortin, Comment vivre ?..., p. 140-141. Le « comme on le croyait » fait penser à la conception virginale.
40
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle…, p. 153.

67
La nomination apparaît comme une composante majeure des générations. En effet, dans
la généalogie, tout le monde porte un nom. Chaque nom renvoie à une génération et
l’inscrit dans la nomination. L’inscription des générations dans la nomination leur confère
une marque particulière : « La génération passe alors par l’acte de nomination : la
génération ne fonctionne pas toute seule, selon un processus biologique exclusif. Elle est
inscrite dans la nomination41. » Ce faisant, la nomination apparaît comme ce qui fait tenir
les humains entre eux, et non l’engendrement. Une généalogie qui comporte l’acte de
nomination a pour enjeu de « transformer le somatique en symbolique, de transformer un
acte biologique en un acte de nomination42 ». Les générations entretiennent avec Dieu un
rapport d’origine et tension : elles tiennent de lui leur nom et elles sont appelées à
demeurer dans ce rapport. Ouvertes à la nomination, les générations sont conjuguées à
une filiation nommée, jusqu’à Adam et à Dieu. « Dieu étant au principe de la généalogie,
il le sera en tant que celui qui nomme, qui porte le nom de chacun43. » Le nom est, en ce
sens, une trace de la présence de Dieu en chaque génération et en chacun, laquelle fait de
chaque membre de la généalogie un fils de Dieu.

Dans ce second parcours où le texte insère Jésus dans les générations, l’on s’aperçoit que
les générations affirment la filiation de Jésus. Elles le présentent comme Fils de Dieu en
tant que fils des générations. Son inscription dans les générations et sa filiation à Dieu ne
s’opposent ni ne se confondent, mais elles sont articulées l’une à l’autre sans heurt. L’acte
de nomination s’avère le geste qui assure leur ouverture et leur articulation mutuelles.

Il semble opportun de poursuivre la lecture du texte pour entendre ce qui advient au fils
reconnu tel par la voix venue du ciel et par les générations.

41
Ibid., p. 153.
42
Ibid., p. 154.
43
Ibid.

68
3. LA MISE À L’ÉPREUVE DE LA RELATION FILIALE

Après le détour par la généalogie, le texte revient au récit. Reconnu Fils par le Père et
désigné Fils d’Adam et Fils de Dieu par la généalogie, Jésus est maintenant mis à
l’épreuve à trois reprises. À proprement parler, c’est la relation filiale de Jésus que le
diable met à l’épreuve.

La traversée de Jésus du Jourdain au désert est en tête du récit. Le texte en indique les
concernés. Nous lisons en effet : « Jésus, rempli d’Esprit Saint, s’en retourna du Jourdain,
et il était mené par l’Esprit à travers le désert, pendant quarante jours tenté par le diable. »
(Lc 4,1-2). Jésus effectue cette traversée comme Fils. Ceci veut dire que Jésus réalise la
traversée en tant que « rempli d’Esprit Saint » reçu au baptême, uni au Père par la parole
qui le reconnaît comme Fils et confirmé par la génération comme Fils d’Adam et Fils de
Dieu. L’Esprit Saint est non seulement en Jésus, c’est aussi lui qui le conduit dans sa
trajectoire. Le lien de filiation au Père et l’inhabitation par l’Esprit Saint font que Jésus
n’est pas seul dans sa démarche. « Ils sont trois.44 » Ils sont donc trois à passer quarante
jours à travers le désert. Et, dans ce passage, Jésus ne perd rien de son ancrage dans la
génération. C’est inscrit dans ces relations qu’il est tenté par le diable.

Si la relation au Père et le lien à l’Esprit sont empreints d’une permanence, le Jourdain et


le désert sont loin d’être des demeures du Fils. Le premier est à quitter. Le second est à
traverser – l’Esprit mène Jésus « à travers le désert ». De même pour les autres
configurations de l’espace. Le lieu « plus haut » où le diable emmène Jésus tout comme
les royaumes (avec leurs pouvoirs et leur gloire) ne sont pas des espaces propices au Fils.
L’ici en bas où il est convié à se jeter, Jérusalem et le pinacle du Temple, ou encore les
mains des anges et les possibles lieux de prostration ou ceux que fouleraient les pieds de
Jésus, rien de tout cela ne peut servir d’habitat pour le Fils. La demeure du Fils est la
relation au Père et à l’Esprit. C’est sur cette relation que le diable, le diviseur, jette un
discrédit pour essayer de l’en amputer. Il le fait à l’occasion de la confrontation au manque
que signalent le « ne mangea rien » et la faim. Avant d’aborder le manque de Jésus et la

44
Ibid., p. 155.

69
mise à l’épreuve par le diable, il paraît convenable de mentionner un autre manque
inhérent au texte.

Les épreuves auxquelles Jésus est exposé au moment où il a faim ne sont pas les premières,
elles sont précédées d’autres. En effet, le texte dit : « Jésus, rempli d’Esprit Saint, s’en
retourna du Jourdain, et il était mené par l’Esprit à travers le désert, pendant quarante jours
tenté par le diable. » (Lc 4,1-2). Le texte se limite à noter que, pendant quarante jours,
Jésus séjourne au désert tenté par le diable. Mais il garde silence sur le genre de tentation.
Aucun récit n’en est fait. Aucun énoncé n’en est donné. Ainsi, les tentations des quarante
jours sont soustraites au lecteur. Il ne peut y accéder. Elles sont un manque présent dans
le texte. Ce manque permet de repérer deux moments de l’épreuve. Celui qui échappe au
récit et au lecteur, et celui dont les tentations sont racontées. De la démarcation qu’opère
ce manque, l’on peut suggérer que le texte se limite à relater ce qui, dans les tentations de
Jésus, est donné à entendre de la condition humaine et filiale de chacun et du lieu où celle-
ci est mise à l’épreuve. En ce sens, les tentations racontées sont celles qui concernent
chaque humain en tant que fils ou fille. En d’autres mots, « les trois épreuves clairement
balisées dans le texte en viennent à dessiner une figure globale de tout ce qui peut affecter
nos existences humaines, quand elles sont en proie à leur propre liberté45 ».

« Et il ne mangea rien en ces jours-là, et quand ils furent finis, il eut faim. » (Lc 4,2).
Pendant quarante jours, Jésus est tenté au désert sans rien manger mais il n’a pas faim.
Ces jours passés, alors il a faim. « Donc, il eut faim le quarante et unième jour46 », dit
Fortin. La faim est un manque qui s’ouvre dans sa chair. Bien que Fils d’Adam et Fils de
Dieu, il n’est pas épargné du manque. Il apparaît ainsi que la condition filiale n’est pas un
bouclier qui préserverait le fils ou la fille du manque. Le manque est possible pour cette
condition. Il en signale la finitude.

Pour Jésus, la manifestation du manque est concomitante à l’arrivée des épreuves. C’est
au moment où il a faim qu’il entend dire : « Si tu es Fils de Dieu, dis à cette pierre qu’elle
devienne du pain. » Le dire du diable a l’apparence d’une simple phrase que l’on prendrait

45
Joseph Caillot, « Le passant de la liberté », dans Les tentations du Christ, Paris, Desclée De Brouwer,
2002, p. 43-74.
46
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle…, p. 155.

70
même pour un compliment. Pourtant, elle est une épreuve de la filiation divine de Jésus,
ou simplement une épreuve de sa condition de Fils. En effet, bien que l’épreuve exprimée
en ces termes arrive au moment où Jésus a faim, elle ne porte pas directement sur la faim.
En disant « Si tu es le Fils de Dieu », le diable jette un discrédit sur la filiation de Jésus.
Rattaché à la mention de la pierre à changer en pain, le discrédit vise la relation filiale et
le rapport du Fils au manque47. L’épreuve est donc plus complexe qu’elle n’y paraît et
touche les dimensions profondes de Jésus comme Fils telles que présentées dans le texte :
sa filiation à Dieu et sa condition humaine marquée par le manque. Cette épreuve exige
un examen soutenu. Nous en proposons un dans les paragraphes qui suivent.

La première dimension affectée par la tentation est la filiation de Jésus. Le texte a


précédemment montré que la filiation est « une relation qui arrive à “tenir dans une
paroleˮ48 », en l’occurrence, la parole de reconnaissance et de nomination adressée au Fils.
La filiation de Jésus tient en effet au don de la parole qui le reconnaît Fils et à la fiance ou
la créance que Jésus accorde à cette parole et à son destinateur. Ainsi, lorsque le diable dit
« Si tu es le Fils de Dieu », il sème une défiance autant sur la parole qui nomme le Fils,
sur son destinateur que sur le Fils, sa fiance et l’Esprit en lui. En d’autres termes, la
défiance envers la parole est une mise en cause de la paternité de Dieu et, conséquemment,
de la filialité de Jésus, le Fils. Elle est une atteinte à « la grâce de la filiation » (qui est la
relation filiale elle-même). Elle tend à anéantir ou tout au moins à affaiblir
considérablement la filiation gracieuse de Jésus.

Pour le diable, la défiance a pour fin de tourner le Fils du Père vers les choses à transformer
instantanément. C’est le rapport au manque qu’exploite le diable. Ce rapport au manque
est la deuxième dimension visée par la tentation. Par son propos « Si tu es Fils de Dieu,

47
Dans leur effort d’interprétation de l’épreuve de la filialité et du rapport au manque, deux auteurs font
part de leur compréhension des propos du diable. Ils reformulent en ces termes la requête du diable :
« Tu as entendu une voix venue du Ciel qui t’a dit que tu es le Fils bien-aimé de Dieu; c’est merveilleux,
bien sûr, si c’est vrai. Mais es-tu tout à fait sûr que ce soit vrai ? Peux-tu réellement être le Fils bien-
aimé de Dieu, considérant ta situation présente ? Dieu voudrait-il permettre que son Fils bien-aimé soit
réduit à de telles extrémités de privation et de besoin ? Peut-être as-tu pris la Voix trop au sérieux ? Se
pourrait-il qu’on t’ait trompé ? Car les faits montrent simplement que tu es un homme affamé qui doit
se procurer de quoi manger sous peine de périr. » (Gerald Vann, o.p. et P.K. Meagher, o.p., Changer
les pierres en pain. La grande tentation, Paris, Mame, 1960, p. 99-100).
48
Anne Fortin, « “Tourner les cœurs des pères vers les enfants (Lc 1,17)ˮ, Au cœur du monde, 150 (2017),
p. 25-35.

71
dis à cette pierre qu’elle devienne du pain », le diable incite Jésus à engager sa parole au
seul registre de l’évincement du manque. Ce faisant, il l’oblige à « interpréter son rapport
au manque49 ». Le diable semble convaincre Jésus qu’en tant que Fils de Dieu, il a un
« pouvoir sur » les choses et qu’il peut les transformer par sa parole pour combler un
manque matériel50. Cela doit se passer sur-le-champ – « dis à cette pierre qu’elle devienne
du pain », maintenant. On le voit, le propos du diable a l’allure d’un éloge et il a le potentiel
de faire agir, surtout qu’il est proféré au moment où Jésus doit composer avec le manque.
Cependant, l’incitation à dire une parole performative sur les choses en vue d’éluder
instantanément le manque physique est contraire à la condition de Fils. En effet, la parole
qui trouve écho dans le Fils est une parole qui circule entre « sujets ». Le Père reconnaît
le Fils à travers une parole qu’il lui adresse. Le Fils répond par la fiance qu’il accorde au
Père et à la parole dite. L’incitation du diable cherche à détourner le Fils du Père vers les
choses. De plus, elle dénie le rapport au temps, alors que le Fils est fondamentalement
inscrit dans le temps, dans la durée. La tentative de tourner le Fils vers les objets et la
négation de la durée sont non seulement des manipulations du manque propre au Fils,
donc de sa finitude, mais également des manières d’amplifier la défiance jetée sur la
filiation. Comment Jésus s’y prend-il ?

À la proposition du diable, Jésus répond : « Il est écrit que ce n’est pas de pain seul que
vivra l’homme. » Avec la réponse de Jésus quelque chose de neuf vient au jour. C’est la
première fois que le texte accorde la parole à Jésus. Depuis le baptême jusqu’au désert, le
texte rend compte de la parole qui est adressée à Jésus ou il parle de lui. Jésus reçoit la
parole du Père qui le reconnaît. Jésus est dit Fils d’Adam et Fils de Dieu. Il est rempli de
l’Esprit saint et mené par lui à travers le désert où le dire éprouvant du diable le vise. Et
maintenant, on peut l’entendre parler. Sa parole est d’un genre particulier : elle est une
réponse. Si la réponse de Jésus a été discernée dans la fiance au Père et à sa parole et dans
la réception de l’Esprit, la nouveauté ici c’est qu’il répond en prenant lui-même la parole.
Le Fils, à qui le Père a précédemment parlé et dont la généalogie a parlé, parle à son tour.
Le texte révèle Jésus comme un « être en réponse51 », pour emprunter les termes de Jean-

49
Ibid., p. 155.
50
Ibid., p. 155.
51
J.-D. Causse, Figure de la filiation…, p. 13.

72
Daniel Causse. Inscrit au registre du langage par la parole du Père au baptême et à travers
la nomination des générations, Jésus atteste de cette inscription en parlant à son tour.
Comme sa parole est une réponse, elle signale d’abord que Jésus a entendu : il a entendu
la parole de reconnaissance et de nomination du Père ; il a aussi entendu la demande de
preuve du diable ; il a également entendu la parole des Écritures. Ensuite, comme réponse,
la parole de Jésus le révèle comme responsable en tant qu’il en est l’auteur. Bref, en tant
que Fils, Jésus parle parce que le Père a parlé ou lui a parlé. Du même souffle, il pose un
geste inaugural dont il peut répondre. Voilà une première nouveauté que le texte présente
à propos du Fils. La seconde nouveauté est dans la parole du Fils : elle consiste dans
l’évocation des Écritures. Dans sa réponse, Jésus parle d’Écritures et parle à partir des
Écritures. Bien qu’il réponde de son propre chef, il met de l’avant la parole des Écritures.
Il pose ainsi un geste d’interprétation et d’appropriation de la parole portée par les
Écritures. Selon le texte, tout se passe comme si la parole portée par les générations des
fils de Dieu et mise par écrit, devait être actualisée, voire accomplie, dans la parole d’un
Fils au moment où sont éprouvés la filiation à Dieu et le rapport du Fils au manque. Pour
Jésus, parler en passant par la médiation des Écritures rime avec sa condition filiale.

La prise de parole par Jésus s’effectue dans un contexte de manque. Ce contexte influe sur
la réponse de Jésus. À ce propos, Anne Fortin écrit : « La parole de Jésus est confronté à
deux options : ou entrer dans un rapport direct aux objets pour se les approprier, ce que sa
position de Fils de Dieu rend possible d’une manière éminente – d’après une certaine
logique –, ou passer par la médiation d’une autre parole pour s’inscrire dans le sillage des
paroles ayant déjà nommé le manque52. » Jésus a recours aux Écritures. Le recours à la
parole des Écritures l’insère dans la communauté de ceux qui font face au manque et lui
donne « la possibilité de résolutions différées du manque53 ». En recourant à cette parole,
Jésus non seulement interprète les Écritures et s’approprie sa parole, mais aussi il
interprète sa propre condition de fils marquée par le manque. Ainsi, au lieu de s’engager
envers les objets pour combler le manque, la parole de Jésus signale un autre manque –
« pas de pain seul ». La parole de celui qui est déjà habité par le manque traverse ce

52
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle…, p. 156.
53
Ibid., p. 156.

73
manque et indique un autre manque qui cohabite avec les biens sans que ceux-ci le
colmatent. De plus, au lieu de parler de la filiation divine comme le souhaite le diable, elle
parle de l’humain. Du même souffle, elle parle d’un avenir, elle est promesse. C’est ce
que signale le futur qu’emploie Jésus et qui diffère de celui du diable54. Pour cette parole,
la vie, la vie humaine de Fils est du côté du manque qui demeure par-delà les objets.

Dans le texte, à la première tentation succède une deuxième. Nous lisons : « Et,
l’emmenant plus haut, il lui montra en un instant tous les royaumes du monde, et le diable
lui dit : “Je te donnerai, à toi, tout ce pouvoir, et la gloire de ces [royaumes], parce qu’elle
m’a été livrée, et je la donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, elle
sera toute à toi”. » (Lc 4,5-7). Une surprise que raconte cette séquence du texte c’est la
prétention du diable à se substituer en guide de Jésus et en détenteur de tout pouvoir. Ici,
le diable vise le rapport de Jésus à l’Esprit et à la parole de voix reçue au baptême. En
effet, nous venons d’apprendre, en plus de la relation de Jésus au Père, que Jésus est rempli
d’Esprit Saint et mené par lui du Jourdain au désert et dans sa traversée au désert. Mais,
voici que Jésus est emmené « plus haut » par le diable. Celui-ci se prend pour celui qui
mène Jésus. En prenant la conduite de Jésus, le diable se positionne à la place de l’Esprit,
ou tout au moins il semble s’y tenir. La prise de position du diable est une tentative qui
vise à rompre la relation de Jésus à l’Esprit.

Maintenant que le diable se considère aux commandes, il peut oser tout ce qu’il veut.
Aussi miroite-t-il, en un instant, la totalité des royaumes conjuguée au pouvoir dont il
s’estime le détenteur. La logique qui préside à la stratégie du diable est celle de la totalité :
totalité des royaumes, totalité de pouvoir, absence totale de temps ou de la durée. Attentif
à la logique du diable, Caillot en souligne le contraste. Il fait remarquer que « l’amplitude
sans limite des royaumes du monde est précisément offerte selon un resserrement du
temps le plus étroit qui soit, à savoir “un instantˮ55 ». Cette stratégie s’annonce infertile
car celui à qui le diable l’applique est un Fils fondamentalement marqué par le manque et

54
Dans un commentaire de la deuxième tentation de Jésus, Joseph Caillot revient sur la différence des temps
futurs qu’utilisent Jésus et le diable. Selon lui, « Jésus va parler au futur pour s’ouvrir un avenir à
l’encontre du “futur sans avenirˮ conditionné par le diable (je te donnerai… si tu te prosternes, elle sera
à toiˮ) » (J. Caillot, « Le passant de la liberté », p. 57)
55
J. Caillot, « Le passant de la liberté », p. 55.

74
inscrit dans la durée. Le diable déploie alors une autre facette de sa stratégie de
substitution. Il prend à la fois la place de celui qui donne selon son vouloir ce qui lui a été
livré – la gloire –, et celle de celui qui doit recevoir le geste demandé à Jésus, celui de se
prosterner. Ainsi, en plus de la totalité des royaumes et du pouvoir, le diable enferme en
lui la totalité de possession de lien comme s’il était un centre de gravité : il détient tout, il
peut tout donner, il s’instaure guide de Jésus et fait orienter vers lui la prostration qui le
glorifie.

À la lecture de la stratégie du diable, l’on peut dire, avec Roland Meynet, que « [c]e que
le diable suggère au Fils de Dieu s’oppose directement à ce que lui inspire l’Esprit Saint
de Dieu56 » et à la voix venue du ciel au baptême. Sa proposition est contraire à la filialité
de Jésus – et c’est peut-être pour cela qu’elle est une épreuve. L’opposition est d’abord
perçue dans la stratégie du diable de faire semblant de se substituer à l’Esprit qui guide.
Alors que l’Esprit mène à travers le désert, le diable mène « plus haut ». Il arrache le Fils
de l’espace où il a séjourné jusque-là pour l’amener dans un plus haut indéfini. L’on
retrouve ensuite les marques de l’opposition dans la tentative du diable à se tenir à la place
de celui qui possède le pouvoir et le donne. Ici, le diable tend à évincer le Père qui donne
sa parole à son Fils lorsqu’il le reconnaît et le nomme. Le diable attend que Jésus s’ouvre
à lui, ce qui implique que ce Jésus devrait se détourner du Père. La stratégie du diable
s’oppose enfin à la condition de Fils dans la mesure où elle propose la totalité et
l’instantanéité à celui pour qui la vie intègre le manque et l’inscription dans le temps. Ces
divers modes d’opposition du diable à la condition filiale manifestent combien l’on est en
« contexte d’anti-filiation maximal57 » qui comporte la suppression même du nom de Fils
– dans cette épreuve, le diable ne prononce pas le nom Fils de Dieu.

Là, plus haut, c’est le diable qui semble mener. Non seulement il montre instantanément
à Jésus tous les royaumes, mais aussi il lui demande de se prosterner devant lui. Si la
proposition du diable fait déjà l’économie du temps, elle fait également l’économie de la
parole. Contrairement à sa première proposition – dis à cette pierre –, le diable propose un

56
Roland Meynet, Prière et filiation. Le témoignage de Luc, Éditions Facultés Jésuites de Paris, Paris, 2011,
p. 148.
57
J. Caillot, « Le passant de la liberté », p. 63.

75
geste coupé de la parole : se prosterner. « Se prosterner devant le diable […] ce serait
briser le lien intérieur à l’Esprit dont il est rempli, rejeter la voix qui l’a nommé Fils58. »
Ainsi serait brisée la relation filiale, ce qui est le but final de la stratégie du diable.

En réponse au diable, Jésus évoque les Écritures et le rapport à Dieu. Les Écritures, nous
venons de le dire, sont une médiation langagière qui établit l’écart et en même temps
rattache l’aujourd’hui au temps antérieur. La parole des Écritures auxquelles recourt Jésus
pose Dieu seul devant soi. Ce seul Dieu a donc affaire avec la parole qui le nomme. Cette
parole établit un écart qui interdit toute relation en direct avec Dieu. De cette façon, la
parole qui médiatise le rapport à Dieu empêche l’idolâtrie59. Dans ces conditions de
médiation et d’écart, la relation à Dieu peut être nommée et sainement vécue sur le double
registre de l’adoration et du culte, de la parole et des gestes. Suivant le recours à la parole
des Écritures par Jésus, Anne Fortin en vient à cette conclusion : « Ainsi, tant par ce qu’il
dit que par le fait de le dire en passant par les Écritures, Jésus demeure dans le mouvement
du don d’une parole60. » Demeurer dans le mouvement du don de la parole paraît un enjeu
majeur de la relation filiale et du rapport du Fils à Dieu.

La résistance de Jésus n’empêche pas le diable d’oser une troisième épreuve qui consiste
dans l’essai d’élimination de l’écart et la perversion de l’Écriture. De cette épreuve, Anne
Fortin dit : « Cette troisième épreuve reprend les deux précédentes en poussant dans ses
ultimes retranchements la négation de la relation filiale, le rapport au manque et le passage
par une parole donnée61. » Comment se fait l’accentuation et de quelle manière Jésus y
répond ?

Dans cette épreuve, c’est encore le diable qui oriente la démarche : il continue le
déplacement en hauteur. Alors qu’il a déjà retranché Jésus du désert où l’Esprit l’a conduit
pour le mener « plus haut », voici qu’il l’amène à Jérusalem et le place sur le pinacle du
Temple. Le diable fait passer d’un espace à deux autres, Jérusalem et le pinacle du

58
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle…, p. 156-157.
59
Ibid., p. 157.
60
Ibid., p. 157.
61
Ibid., p. 157.

76
Temple62. Avec la mention du pinacle du Temple apparaît encore une fois le mouvement
ascendant initié par le diable. De « plus haut » au pinacle du Temple, la montée en degré
est évidente. Ceci dit, la démarche proposée par le diable fait faire un mouvement inverse
à celui de l’Esprit et de la voix venue du ciel. Elle tente d’éliminer l’écart qu’a établi et
saturé l’Esprit et la voix venue du ciel. Du même geste, elle tente de porter le Fils à la
place du Père et à faire accéder immédiatement à Dieu. Monter plus haut, monter sur le
pinacle, apparaît comme une démarche qui vise à rompre l’écart. Monter plus haut, monter
sur le pinacle se veut une tentative de mettre la main sur Dieu, de s’emparer de lui pour
ainsi se substituer à lui, éliminer toute possibilité du don et toute dépendance, et supplanter
toute différence. En élevant Jésus au plus haut degré des hauteurs, le diable essaie de faire
faire à Jésus ce qu’il n’a pas pu réaliser : se substituer à l’Esprit et à la voix advenue du
ciel. Il essaie de faire de Jésus son allié dans sa prétention à évincer Dieu et à devenir lui-
même Dieu. Comme on le voit, la tentative à éluder la distance entre l’espace du Père et
celui du Fils, entre Dieu et l’humain-fils est en effet une négation de condition humaine
et filiale.

Sur le pinacle, le diable s’adresse à Jésus : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas ».
La mention explicite de la filiation revient sur les lèvres du tentateur. La défiance y est
bien présente (si tu es). Et, ce que le diable demande à Jésus est spécifique : se jeter du
lieu le plus élevé jusqu’en bas. Ce faisant, le diable demande à Jésus de faire exactement
le mouvement qu’ont fait l’Esprit et la voix lors du baptême : descendre, faire « comme »
l’Esprit et comme la voix. La requête du diable confirme sa prétention de la fabrique d’un
dieu à partir d’un fils de Dieu. Le texte manifeste que le diable reconnaît l’aspect
fallacieux de sa demande, car, pour le diable, une telle descente est plutôt une chute
dangereuse – heurter du pied quelque pierre (ce qui diffère de traverser). La figure de la
pierre revient, non plus sur le mode des choses à transformer, mais comme figure du
danger, voire de la mort, d’une mort quasi assurée. Dans le texte, tout se passe comme si

62
Le Temple est souvent interprété en lien avec l’adoration et le culte faits à Dieu. Il est alors compris
comme habitat de Dieu et lieu où l’on peut l’adorer et lui rendre un culte (Bernard Rey, Les tentations et les
choix de Jésus, Paris, Cerf (coll. lire la Bible), 1986, p. 128 ; J. Caillot, « Le passant de la liberté », p. 43-
74). L’on en vient à dire du temple qu’il est, par exemple, « lieu le plus symbolique qui soit pour tester à
nouveau la filiation divine de Jésus (J. Caillot, « Le passant de la liberté », p. 65.). Une telle lecture assume
des éléments extratextuels car le récit ne décrit pas le temple, il en mentionne simplement le pinacle comme
espace où est porté Jésus. Ce qui semble davantage mis en cause c’est la manière d’y monter.

77
le diable a entendu dans la première réponse de Jésus qu’un fils est un humain marqué de
finitude et qu’il ne peut se détourner de sa condition et se prendre pour un dieu à la parole
et au geste magiques. C’est cela qu’il essaie d’éprouver une nouvelle fois.

De plus, selon le texte, le diable aurait constaté que le rapport aux Écritures est
incontournable. Ainsi, il y recourt lui aussi comme pour séduire Jésus. Il le fait en citant
directement les Écritures. Par ce geste, il cherche à « pervertir les Écritures de
l’intérieur63 ». Il les utilise comme un objet de conviction, il tronque le rapport à l’autre
qu’elles établissent et en fait des mots qui peuvent combler le désir64. En effet, le diable
cite les Écritures pour construire des figures de Fils de Dieu et de Dieu à sa mesure – le
diable semble proposer une révélation de Dieu et une anthropologie qui répondent à ses
critères.

Selon la façon dont il mobilise les Écritures, le Fils est quelqu’un d’entièrement protégé.
Il est hors de danger. Rien ne peut lui faire de mal car porté sur les mains des anges. Autant
dire, le Fils, selon la mesure du diable, n’a pas affaire avec la finitude. Il est à l’abri de
tout rapport au manque. Quant à Dieu, les propositions du diable semblent difficilement
tenir. Car, à y réfléchir un peu, on se souvient que Dieu n’existe plus ou n’aurait plus rien
à faire dans la mesure où la démarche antérieure aux paroles visaient à s’en emparer et à
l’évincer. Comment alors pourrait-il intervenir en donnant des ordres à des anges ? Serait-
ce le fils-supposément-devenu-Dieu qui donnerait des ordres ? Pour qui ? Pour quel fils ?
Ou s’il existe encore quelque résidu de ce Dieu selon le diable, serait-il devenu l’idole
chargé de la sécurité de son fils ? En tout cas, la figure de Dieu que le diable tente de
monter manque d’assise et de cohérence. Elle est aussi à l’opposé de la révélation que
Dieu fait de lui-même et dont rendent compte le récit du baptême de Jésus et sa généalogie.
C’est peut-être le moins qu’on puisse en dire. Nous pouvons donc soutenir que dans la
troisième tentation, le diable, en plus d’oser la fabrique d’un dieu à partir d’un humain-
fils, tronque les Écritures et en pervertit la parole afin de proposer des contre-figures de
Dieu, du Fils et de leur relation.

63
A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle…, p. 157.
64
Ibid., p. 157.

78
« Et, en répondant, Jésus lui dit : “Il est dit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.ˮ »
Dans sa réponse, Jésus manifeste avoir perçu le piège du diable : s’emparer de Dieu et
l’expulser, tordre les Écritures et construire des représentations fausses de Dieu et du Fils
de Dieu. À travers cela, c’est en définitive Dieu qui est tenté65. Jésus y résiste. Il refuse
d’être l’allié du diable dans ses essais à manipuler Dieu, car ils le concernent en tant que
Fils de Dieu – sa filiation est en jeu à travers ces montages.

Quand Jésus répond, il recourt à une parole cette fois sans la référer aux Écritures. Dans
sa réponse, il ouvre encore un avenir conjugué à la forme négative. Il concerne le rapport
à entretenir avec Dieu. Ne pas tenter Dieu, l’on peut entendre : éviter de rompre l’écart
entre lui et l’humain, renoncer à s’emparer de lui ou à se substituer à lui, éviter de
construire des contre-figures de ce qu’il révèle de lui quand il s’engage dans des relations
avec les humains, avec les générations, avec l’histoire. Bref, ne pas tenter Dieu revient à
éviter de faire de l’humain-fils un Dieu et de Dieu l’idole de l’humain-fils.

L’analyse du récit des tentations vient de faire apparaître la mise à l’épreuve de la


condition filiale de Jésus. L’épreuve touche sa position d’humain, sa relation à Dieu ou au
Père et sa relation à l’Esprit. L’ampleur sans cesse grandissante des épreuves et la diversité
caractéristique des stratégies du tentateur nous amènent à nous interroger sur ce dont les
tentations racontées peuvent être révélatrices. L’hypothèse que nous posons est celle de la
haine de la filiation.

3.1 La haine de la filiation

De quoi ces épreuves seraient-elles révélatrices ? De quoi seraient-elles le déploiement ?


De quelle logique relèveraient-elles ? Un détour par le travail de Jean-Daniel Causse peut
soutenir la réflexion.

En effet, dans une analyse du deuxième chapitre de l’évangile selon Jean, Causse découvre
ce qu’il nomme la « haine de la filiation66 ». Selon lui, le récit raconte une « dramatique

65
J’ai déjà dit qu’au désert Jésus n’est pas seul, mais qu’ils sont trois. Une lecture qui entend, à ce niveau
et à partir de la réponse de Jésus, une tentation qui vise Dieu semble soutenable.
66
J.-D. Causse, Figures de la filiation…, p. 68.

79
où la figure du “Filsˮ fait l’objet d’une haine qui ne cesse de monter en puissance et qui
atteint son paroxysme avec un acte meurtrier67 ». Dans son analyse, il considère que la
haine de la filiation est d’abord manifestée par « le rêve humain d’en finir avec son propre
manque et donc aussi avec sa finitude68 ». Ce refus du manque qui signale la finitude
propre au Fils est le premier marqueur de la haine de la filiation. La haine de la filiation
apparaît aussi lorsque la référence à Dieu produit le mensonge et la mort. Une telle
référence est un projet du diable. Il a pour finalité de tuer le fils. Ainsi Causse écrit : « Le
désir meurtrier se trouve soutenu par la haine du Fils69. » Enfin, la haine de la filiation se
manifeste à travers la haine du nom reçu. Haïr le nom c’est chercher à le détruire. Selon
Causse, la haine du nom reçu apparaît dans l’effort à « détruire le nom comme signifiant
de l’être70 ». De ceux qui haïssent le nom, Causse écrit : « Ceux-là sont meurtriers du
symbolique. Ils s’attachent à ruiner ce qui est puissance de vie en l’humain71. »

Pour notre part, nous ne cherchons pas à transposer les résultats de l’analyse de Causse au
texte que nous étudions. Ce serait un concordisme. L’avantage de son travail pour nous
est de nous rendre attentif aux traces possibles de ce qu’il appelle la haine de la filiation.

Ainsi, dans le cadre de notre travail, nous considérons que la première facette de la haine
de la filiation apparaîtrait dans la défiance envers la parole. Le diable cherche à semer le
doute sur la position de Fils. En effet, là où la voix venue du ciel et les générations
reconnaissent, nomment et affirment « C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé » (on peut
entendre « Tu es ») ou Fils d’Adam, Fils de Dieu, le diable vient dire « Si tu es Fils de
Dieu ». Ce faisant, il pose un doute sur la filiation. Nous l’avons vu, ce doute affecte le
Fils, la parole qui lui est donnée et la relation d’amour qu’elle établit, celui qui la dit et ce
que le Fils lui-même en dit. En ce contexte de filiation, discréditer la parole c’est en effet
exprimer la haine de la filiation et de l’amour qui porte la relation filiale. De plus, le propos
du diable qui discrédite la filiation maudit le Fils, il dit mal le Fils. Ce dire qui incite Jésus
à prouver en quelque sorte sa condition de Fils et à la quitter « dit mal » le Fils. Il est une

67
Ibid., p. 68.
68
Ibid., p. 69.
69
Ibid., p. 69-70.
70
Ibid., p. 70.
71
Ibid., p. 70.

80
malédiction. Le propos du tentateur peut donc être considéré comme des paroles au service
de la défilialisation.

La haine de la filiation serait aussi repérable dans la prétention à évacuer le manque à coup
de parole censée transformer la réalité. En effet, la tentative à détourner du lien de filiation
au profit d’un pouvoir sur les choses dont la visée est d’évacuer le manque entraîne deux
conséquences. D’une part, elle incite à une négation du manque ou de la finitude de
l’humain. D’autre part, elle mène à une négation de « la grâce de la filiation » dans la
mesure où elle cherche à briser la relation entre « sujet » au profit d’un rapport de pouvoir
sur les choses. En ce sens, la proposition du diable à transformer la pierre en pain pour
échapper au manque comporterait de la haine envers la condition humaine et filiale
foncièrement marquée par le manque.

Quelque chose de haine envers la filiation pourrait être repéré dans les propositions de
rapports à l’altérité que propose le diable. En plus de semer la défiance qui, déjà, atteint
« l’autre », le diable incite le Fils à quitter sa position de Fils pour investir celle du Père,
se substituer à lui et l'imiter. C’est ce que signalent les montées en hauteur, la prétention
à se substituer à l’Esprit et à Dieu, la suggestion d’une chute et la perversion des Écritures
– ce qui revient à évoquer les Écritures pour tuer le Fils et fausser la figure de Dieu.

À partir de ces quelques éléments, nous pouvons soutenir que les tentations de Jésus
relèveraient de la haine de filiation et en seraient l’expression et le déploiement. Elles sont
à l’opposé de l’amour exprimé dans la reconnaissance et la nomination du Fils.

3.2 La filiation serait-elle fragile ?

La reconnaissance du Fils et sa mise en cause sont toutes deux inscrites dans le parcours
de Jésus. La présence dans ce parcours du oui à la filiation et du non à cette même filiation
nous conduit à nous interroger sur la possible fragilité de la filiation.

En effet, la reconnaissance du Fils par le Père s’effectue dans une dynamique qui comporte
des gestes et des paroles. Jésus est reconnu Fils par le Père au moment où il est baptisé,
avec tout le peuple, c’est-à-dire au moment où il reçoit un geste qui est posé en sa faveur.

81
De plus, lors du baptême, l’Esprit saint opère un mouvement descendant : du ciel vers
Jésus, sur lui et en lui. Il en est de même de la voix qui le reconnaît Fils : elle advient du
ciel et s’adresse à Jésus qui lui est ouvert. Pour sa part, Jésus, traversant le désert, répond
aux propos haineux de la condition filiale par une parole « double » : la sienne propre et
celle des Écritures. C’est donc dans un contexte où s’articulent des gestes et des paroles
que Jésus est reconnu et nommé Fils bien-aimé. C’est aussi dans ce contexte qu’il atteste
de sa filiation et qu’il résiste à la défilialisation. En d’autres mots, la reconnaissance de
Jésus comme Fils par le Père et l’accueil de cette reconnaissance de Jésus comme Fils de
son Père sont réalisées dans des mouvements où circulent des gestes et des paroles.

Un contexte similaire se dessine dans la mise à l’épreuve de la filiation. Jésus, rempli


d’Esprit saint, est en pleine traversée du désert. Dans ce parcours, le diable lui adresse des
paroles qui l’induiraient à la défilialisation. En plus des paroles, il le fait mouvoir. C’est
ce que signalent la montée « plus haut », le déplacement vers Jérusalem et l’élévation sur
le pinacle du temple. Dans ce cheminement, l’avons-nous dit, Jésus répond au diable en
recourant aux Écritures.

La relation filiale est en jeu dans l’un et l’autre contexte – celui de la reconnaissance de la
filiation et celui de sa mise à l’épreuve. D’un côté, il apparaît que la relation filiale est
bien forte. Jésus, reconnu et nommé Fils, l’est effectivement. Reconnu et nommé Fils,
Jésus se reconnaît soi-même Fils et s’efforce à le demeurer. Sa relation filiale, et
corrélativement sa condition de Fils, sont si solides que les propos du tentateur n’arrivent
pas à les dévier, moins encore à les rompre. Cependant, les tentations qui visent la relation
filiale de Jésus indiquent la possibilité de sa mise en cause, de sa mise à l’épreuve. Bien
que solide, la relation filiale n’est pas à l’abri d’une quelconque brisure. Les tentations
signalent la possibilité du doute et d’un refus envers cette relation et même la possibilité
de sa rupture à travers des gestes et des paroles. Ainsi, nous pouvons soutenir que le texte
indique la fragilité de la filiation. Elle vacille entre le désir de filiation et la tentation de
défilialisation, entre la reconnaissance de la filiation et la haine envers elle. La filiation est
précaire dans la mesure où elle est dépourvue d’assurance irrévocable.

La fragilité de la filiation que dessine le texte présente la filiation comme un don et un


appel. Elle se donne à recevoir et invite à la responsabilité. Celle-ci peut être déclinée en

82
la responsabilité de dire oui et en la responsabilité de dire non. La responsabilité du Fils
le convie à « travailler » au maintien de la relation filiation. Dire oui à la filiation consiste
à se reconnaître Fils parce que reconnu et nommé d’avance tel par un autre. C’est
également contribuer à demeurer dans cette relation, dans cette condition, à cette place.
C’est consentir et s’engager à tenir dans la parole et dans la relation. Le Fils est aussi
convié à résister. Il s’agit de résister à la défilialisation, de dire non à la malédiction du
Fils. C’est refuser d’emboîter le pas à une démarche qui mène à la mort du Fils dans
l’humain quand même cette démarche comporterait le nom ou le mot Dieu. Bref, la
filiation se veut à la fois une promesse accomplie et à accomplir.

83
CONCLUSION

L’étude du parcours filial de Jésus qui fait l’objet de ce deuxième chapitre fait découvrir
de nouvelles facettes de la filiation. La première est le lien intrinsèque entre la condition
filiale et la condition humaine. L’itinéraire de Jésus atteste que le fils est un humain à part
entière. Les deux conditions ne s’excluent pas. Elles cohabitent en une seule et même
personne. Ainsi, le fils est un humain inscrit dans le cours des générations, marqué par le
manque et le désir, etc. Il est aussi porteur d’un nom et doué de la capacité d’ouvrir les
générations à un surcroit. Ce même fils partage sa condition filiale et sa condition humaine
avec plusieurs autres qui sont ses frères et ses sœurs.

La seconde facette est la reconnaissance du fils par le Père. L’on s’aperçoit que la filiation
est une relation qui tient sur une parole donnée, une parole qui désigne, nomme et
reconnaît le fils. La reconnaissance du fils par son Père est d’une importance capitale.
C’est elle qui donne au fils de se reconnaître fils de son père. En d’autres mots, la
reconnaissance par le père ouvre à la reconnaissance de soi-même comme un fils. La
reconnaissance de soi-même comme fils apparaît comme une réponse à la reconnaissance
du Père. Le fils peut alors continuellement construire sa vie sur la base de cette « double
reconnaissance ». On peut donc dire que la reconnaissance du Père est porteuse d’un appel
qui sollicite la réponse du fils. La vie fils peut alors apparaître, pour une part, comme une
réponse personnelle du fils à l’appel qui lui est adressé à travers la reconnaissance du Père.

Enfin, la condition filiale est exposée à la mise en question. Être fils n’épargne pas du
doute, des tentatives de défilialisation et même de la haine qui vient des meurtriers du
symbolique. Autant dire que, si la reconnaissance de la filiation donne consistance à celle-
ci, elle n’est pas un bouclier contre les attaques qui la guettent. Ainsi, la filiation bascule
entre, d’une part, la force symbolique de la reconnaissance et de l’accueil de cette
reconnaissance par le fils et, d’autre part, le discrédit qui lui est jeté et les tentatives de
coupure du lien de filiation. Cette situation non assurée de la filiation fait remarquer que
la filiation est fragile.

On peut constater que le parcours de Jésus comporte quelques constantes qui font écho à
celles de l’étude précédente (premier chapitre). La condition filiale de Jésus est articulée

84
à la condition humaine. Elle comporte une inscription dans une lignée généalogique – qui
ouvre à la fraternité tout en signalant un rapport au temps. Cette condition entretient un
rapport à la parole donnée, crue et reçue. Bien que fragile, elle est féconde : c’est ce que
signale la prise de parole par le fils. La relation à Dieu et le manque font également partie
de la filiation.

En plus de ces éléments communs de la condition filiale et à travers eux, la mise à


l’épreuve du fils révèle des aspects particuliers de la vie de fils – ou au moins elle leur
donne un accent particulier. Deux de ces aspects viennent d’être nommés. Il s’agit, d’une
part, de la possibilité de la mise en cause et la fragilité de la filiation et, d’autre part, de la
haine de la filiation. La fragilité de la filiation apparaît dans la possibilité d’être remise en
cause, notamment à travers la parole. La haine de la filiation manifeste que le fils n’est
pas seulement un « bien-aimé », il est aussi celui dont on peut vouloir la mort, fut-ce même
prétendument au nom de Dieu. Outre ces deux aspects, j’estime convenable d’insister sur
un troisième : la réponse du fils.

Bien que la réponse du fils fasse partie du langage et qu’elle soit repérable en différentes
modalités de la vie de fils, le parcours de Jésus en présente une singularité. Il s’agit du
rapport aux Écritures. En effet, pour faire face au tentateur, Jésus recourt, par deux fois,
aux Écritures. Il pose ainsi un geste de relecture de la tradition et s’insère dans la
communauté qui a reçu et cru en une parole, et qui en a vécu et l’a mise par écrit. En
recourant aux Écritures, Jésus témoigne que la condition filiale comporte une dimension
herméneutique. Un fils est un interprète de la « tradition » et de sa propre vie. Bien plus,
un fils advient tel dans une incessante démarche de lecture, de relecture, de reprise et
d’appropriation des éléments de la « tradition » à laquelle il appartient (dont les textes) et
de son parcours singulier. Un parcours de vie filiale apparaît ainsi comme une incessante
démarche d’interprétation. C’est à travers cette démarche qu’il parvient à une
« invention » de sa propre vie de fils. Ainsi, son itinéraire de vie devient-elle un geste
unique qui se conjugue à plusieurs autres et dont il peut répondre en tant que son auteur.
Ce faisant, le parcours filial de Jésus ouvre à une compréhension de la filiation comme un
parcours d’interprétation.

85
Bref, ce deuxième chapitre esquisse, à travers les éléments communs au parcours de fils
et ceux particuliers à celui de Jésus, une compréhension de la filiation comme un don et
comme une promesse qui requièrent la responsabilité du fils.

86
Conclusion

« Fils » veut dire un être que ses parents ne


savent plus, qui n’est plus prévisible par eux.
Le voici inconnu, inconnaissable et advenant
à lui-même dans la liberté de son origine
divine. […] Fils libre de vous, imprévisible,
hors de vos désirs, de vos prévisions…

Mary Balmary, « De l’enfant au fils


inconnu »1.

Ce mémoire a permis d’identifier des constantes et des différences dans les parcours de
vie des fils et des filles. Ainsi, elle donne la possibilité d’ébaucher une compréhension de
la condition de fils ou de fille. Cette conclusion a pour tâche de revenir sur certaines
dimensions de la vie filiale avant de proposer des ouvertures à ce travail.

1. L’étude révèle la condition humaine comme une « instance » pour la filiation, c’est-à-
dire la condition de possibilité de la filiation. En effet, chacun des textes analysés relie le
parcours filial à la condition d’humain. En Genèse, l’acte de création de l’humain assure
lien entre la filiation et la condition humaine. Les fils et les filles dont il s’agit sont fils et
filles de l’humain et sont eux-mêmes des humains à part entière. Dans ce contexte, la
condition filiale se donne à comprendre comme la condition humaine elle-même. Les deux
conditions sont si unies entre elles que l’une ne peut s’écarter de l’autre. Le texte de Luc
témoigne aussi de l’importance de la condition humaine pour la condition filiale. Il le fait
à travers le récit du baptême de Jésus et la présentation de la généalogie de Jésus. En
recevant le baptême avec tout le peuple, immergé comme lui et avec lui, Jésus assume la
condition humaine jusque dans sa profondeur. C’est dans le vécu de la condition humaine
que Jésus est reconnu et nommé fils. Sa reconnaissance comme fils est reprise par la
généalogie qui réaffirme en quelque sorte l’appartenance du fils à la lignée des humains :
il est fils de Dieu en tant que fils d’Adam. Son parcours filial s’inscrit dans son parcours

1
Marie Balmary, « De l’enfant au fils inconnu », dans Massimo Grilli, Jacek Oniszczuk et André Wénin
(éd.), Filiation, entre Bible et cultures…, p. 33-52. Lire la page 45.

87
humain pour l’ouvrir à une nouvelle dimension. Jésus assume autant sa position de fils
que celle d’humain. Plusieurs indices signalent ce double acquiescement, notamment
l’acceptation du manque lié à l’humanité de chacun, en l’occurrence, à l’humanité du fils,
le refus de se substituer à celui de qui il se reçoit comme son fils, etc. Le rapport
harmonieux entre la condition humaine et la condition filiale permet de soutenir que, d’une
part, si l’humanité est la condition de possibilité de la filialité, celle-ci en est le
déploiement. Ainsi, on peut parler d’« humanité filiale » pour désigner la condition
humaine ouverte à la filiation et de « filiation humaine » pour nommer la filiation qui
assume l’humanité, la condition humaine. D’autre part, on peut affirmer qu’il n’y a pas de
fils ou de fille qui ne soit un humain.

2. La filiation a affaire avec un « cadre » dans lequel elle se déploie, à savoir le cadre
temporel. C’est ce que signale la référence au temps. Le temps se présente comme un
« espace » dans lequel se déroulent les parcours de filiation. Bien plus, le temps se révèle
peu à peu comme un « élément structurant » de la vie filiale. D’abord, c’est lui qui assure
l’unité de la vie filiale en dépit de l’écoulement du temps, de la diversité d’événements,
de mouvements, de variations de divers genres. Ensuite, le temps opère l’ordonnancement.
Il donne à chacun son temps et dispose chacun à sa place. Il sépare et lie les fils à leurs
pères, à leurs frères, à leurs propres fils et même à l’humanité tout entière et à Dieu. La
naissance apparaît comme un événement majeur dans la mesure où elle marque une
rupture dans le temps des « pères », une inauguration du temps des fils et leur insertion
dans le temps des générations et de l’humanité. Enfin, le temps est ouverture. Il ouvre les
fils à l’à venir. Il assure des passages (le passage de la position de fils à celle de père, de
grand-père, et même le passage de la vie à la mort). Comme ouverture, le temps permet
de percevoir la filiation comme une promesse.

3. La condition filiale a pour caractéristique majeure la relation. L’on peut comprendre la


relation filiale comme une façon d’« être avec » toujours médiatisée et constituée de
plusieurs « situations ». En effet, le rapport de la filiation à l’humanité signale d’emblée
que la filiation a affaire avec la création de l’humain, et donc avec Dieu qui crée. Ce même
rapport indique que la filiation s’inscrit dans des parcours d’engendrements, des parcours
de générations. La nomination rappelle la référence de la filiation au langage. Ce faisant,

88
elle redit, chaque fois, que la filiation est toujours médiatisée par le langage. La vie filiale
peut alors être comprise comme une vie vécue à travers des liaisons et des déliaisons (car
le langage fait les deux). Elle intègre une dépendance vitale des uns aux autres et laisse
libre cours à la diversité des parcours de vie. Mais cette vie filiale ne peut prétendre
devenir une vie auto-fondée. Par ailleurs, la filiation est une manière d’être situé dans une
lignée qui, en plus d’être ouverte à un surcroît, articule la précédence des ascendants, la
fraternité entre les pairs et le don de la vie aux descendants. Bref, la vie filiale s’avère une
vie de relation médiatisée par des gestes et des paroles, et formée des positions. Elle est
en même temps accueil, partage et don. En tant que relation, elle est accord entre des
« sujets ». On peut alors parler de « filiation gracieuse » pour qualifier la relation filiale.

4. Une des composantes indispensables de la filiation est la nomination. Son importance


pour toute vie filiale suggérerait que pour qu’il y ait un fils, il faut qu’il y ait un nom, ou
bien qu’au commencement de la filiation il y a la nomination. Il suffit ici de relever
quelques aspects de l’acte de nomination pour circonscrire son importance pour la
filiation.

La nomination concerne autant ceux qui nomment que ceux qui reçoivent la nomination.
L’acte de nomination est révélateur pour ceux qui engendrent et nomment. Nommer
atteste de l’inscription dans le langage de celui qui pose le geste. Du point de vue de cette
étude, cette inscription dans le langage rappelle la « condition de créature » propre à
l’humain : créé par Dieu, il est nommé par lui et appelé à poser le geste à son tour.
Lorsqu’il nomme, l’humain confirme qu’il est habité par la parole qui lui est adressée à sa
création, prolonge un geste venant d’ailleurs et agit de son propre chef. En d’autres mots,
nommer c’est s’inscrire dans une tradition de nomination et poser un geste singulier. La
nomination indique aussi une distinction entre l’engendré et le « géniteur », plus largement
entre le destinateur de la nomination (personnes, institutions, rites, objets, circonstances,
etc.) et son destinataire. Donner le nom est un geste qui sépare et différencie. Nommer fait
apparaître de l’altérité. Il s’agit de poser l’autre, le fils, hors de soi, de le singulariser, de
le reconnaître comme singulier et le faire reconnaître tel (l’instituer). Cela fait de la
nomination un acte public. Du même souffle, nommer consiste à favoriser une ouverture.
En effet, le nom signale un refus de l’enfermement. Donner un nom c’est refuser

89
d’enfermer le fils dans ce que l’on sait ou ce que l’on connaît de lui, c’est-à-dire consentir
à l’inconnaissance envers le fils. Une telle inconnaissance qui est renoncement à un savoir
sur le fils « rend possible un verbe considérable, le verbe “croire”. Savoir l’autre ou le
croire, deux voies différentes. L’enjeu n’est pas mince »2. La nomination invite ainsi à
comprendre le fils comme celui qui est à croire car il est inconnaissable et indéterminable.
Cependant, comme il s’agit d’un don, la nomination, en même temps qu’elle sépare et
maintient l’inconnaissance, rattache les protagonistes de l’opération. Elle comporte donc
une dimension relationnelle : l’un demeure pour l’autre celui qui le nomme ou celui qui
est nommé, et entre les deux se crée un accord, une « grâce du don » du nom. Enfin, la
nomination peut être qualifiée comme un geste affectif et vocationnel. Ce geste est affectif
dans la mesure où il atteint autrui de manière remarquable et durable. Il est vocationnel
dans la mesure où nommer c’est appeler autrui à recevoir en lui la parole adressée, venant
de celui qui nomme et de Dieu, et l’inviter à faire de même à son tour. Bref, la nomination
indique l’insertion de l’engendré dans ce qui le précède et l’excède et qui, aussi, le rend
fils singulier, irréductible, capable de parler et ouvert à l’avenir. La nomination concourt
considérablement à l’avènement de la filiation.

5. Favorisant la nouveauté et ouverte à l’à venir, la filiation est promise à la fécondité.


L’advenue des fils est une manifestation de la fécondité qui se déploie à travers la
génération. La fécondité des fils se déploie aussi à travers d’autres figures, telle la
nomination, la prise en charge de leur propre parcours de vie. Elle a pour préalable
l’acceptation de la condition filiale : ce sont les fils qui engendrent, qui nomment, etc.
Pour un fils, le déploiement de la fécondité – celle-ci ne se limite pas à l’engendrement –
s’avère un accomplissement et une transformation. Aussi peut-on lire dans le déploiement
de la fécondité des fils une figure du salut. De plus, la fécondité comporte un appel à la
responsabilité, car, en tant qu’auteur d’une vie, d’un geste ou d’une démarche, le fils
devenu « père » est convié à en répondre. Une telle responsabilité n’est toutefois pas
synonyme de mainmise. Elle ne pose pas le père en décideur du destin du fils – car, en
effet, le fils a pour vocation de quitter le père.

2
M. Balmary, « De l’enfant au fils inconnu », p. 33-52. Lire les pages 36-39.

90
6. La vie filiale est marquée par la fragilité. En d’autres mots, la filiation est fragile. Si
elle tient solidement à la condition humaine et à la parole, la filiation est aussi fragile car
elle n’a pas d’assurance irrévocable. Elle peut être mise en cause et discréditée à travers
une parole qui la dit mal, une parole qui maudit la filiation, voire une parole qui tue le fils
dans l’humain. Une autre facette de sa fragilité consiste dans le fait d’assumer le manque,
d’intégrer la limite et la mort. La fragilité de la filiation appelle la responsabilité du fils. Il
lui revient de répondre à fragilité par un oui pour ce qui est favorable à la vie et par un
non pour ce qui lui contrevient.

7. La responsabilité comme dimension de la vie de fils permet de souligner un aspect


majeur de la filiation. Elle souligne que le fils, bien qu’il soit inscrit dans une tradition et
donc qu’il réponde à ce qui lui précède, il est aussi un acteur qui pose des gestes
inauguraux et originaux. Pour le fils, se tenir pour auteur responsable d’une nouveauté par
le biais de son faire et son dire fait partie intégrante de sa condition. Ainsi, sa situation de
secondarité et d’être en réponse (Jean-Daniel Causse) n’obstrue pas sa capacité à
inaugurer et à être original. Cet aspect de la filiation peut être illustré par quelques
exemples. D’abord l’exemple de Shét. Lorsqu’il engendre et nomme son fils, Shét s’insère
dans une tradition de génération et de nomination qui le précède et l’excède. Mais, en
même temps, il fait quelque chose de singulier dont il est l’initiateur : personne avant et
après ne pourra rien substituer à son engendrement ou à sa nomination, personne ne se
tiendra pas non plus comme auteur de ces actes. De plus, ces actes n’auront jamais existé
avant qu’il ne les pose. En les posant, il inaugure quelque chose d’inédit dans le cours de
l’histoire. Ensuite l’exemple de Jésus. Dans sa lutte contre le tentateur, lorsqu’il atteste de
sa vie filiale par le recours aux Écritures, il se joint à la communauté qui mis par écrit une
parole. Mais en même temps, il pose un acte d’interprétation de cette parole et parle de
son propre chef : c’est lui qui dit, qui répond. Bref, en tant que responsable, un fils
inaugure quelque chose d’inédit dont il est l’auteur. La responsabilité du fils n’est pas
contraire à son insertion dans une tradition d’action, de parole, d’interprétation et de
traduction. Elle le pose en acteur singulier apportant de la nouveauté. Sa responsabilité
conjugue dépendance et autonomie.

91
8. Un dernier élément à mentionner est l’orientation de la filiation. Dans cette étude, il est
apparu que Dieu est celui vers qui s’oriente le parcours de vie du fils. Mais une telle
orientation suppose un mode de relation particulier du fils avec Dieu.

***

Après le retour sur la compréhension de la filiation esquissée dans ce travail, il est


opportun d’indiquer quelques ouvertures qu’il peut permettre.

Premièrement, j’estime que ce travail peut servir de repère pour une lecture des parcours
de vie filiale de chaque fils ou de chaque fille, et ce, en divers contextes. Les parcours des
figures filiales de la Bible ont les potentiels d’interpréter et d’interpeler les fils et les filles
dans leur propre vie. Ainsi, l’humble compréhension de la filiation esquissée dans ce
travail est loin d’être une formule pour dire ce qu’est la filiation, moins encore ce que doit
être un itinéraire de fils ou de vie. Ce travail lance plutôt un appel, une invitation à chaque
fils et à chaque fille à imaginer son propre parcours de vie filiale.

Deuxièmement, je considère que l’apport de la partie féminine serait important à la


compréhension de la filiation. Ce travail souligne l’absence de la dimension féminine de
l’humain dans l’avènement de l’engendrement. L’argument qu’il soutient consiste à y voir
un manque qui rend possible l’engendrement et qui affecte toute vie filiale. En même
temps, il propose sommairement d’examiner si ce manque comporterait quelque chose de
la violence qui s’insèrerait dans le parcours des fils et des filles. Cette probable violence
perçue du côté de ceux qui engendrent s’amplifierait, en Gn 5, par l’absence de nomination
explicite des autres fils de la généalogie d’Humain, et plus spécifiquement encore, par
l’absence de nomination explicite des filles. Car aucune fille de la généalogie n’est
nommée. Le texte se limite à l’évocation de la naissance des filles. Les approches
théologiques qui se réclament de la réponse du lecteur ou du féminisme assureraient-elles
une interprétation avancée de cet aspect de la filiation ?

92
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