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dossier n’GO février 2016 15

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“En Afrique, un vieil-
lard qui meurt est une
bibliothèque qui brûle”.
C’est en ces termes
empreints de nostalgie
que le célèbre écri-
vain malien, Amadou
Hampâté Bâ, rendait
hommage aux aînés
dans la culture africaine.
Les couloirs du temps
empruntent-ils toujours
le même chemin ? Les
échos qui y résonnent
parviennent-ils encore
jusqu’à nous ?

Afrique : La voie des aînés


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“Les coopérants
occidentaux ont
tendance à se tour-
ner vers les jeunes
en Afrique : l’ave-
nir est à la jeunesse,
pensent-ils.”

B
éni est celui qui collectionne les
printemps en Afrique. Si, dans

L’Afrique grisonne
les sociétés occidentales, cha-
cun se pousse du coude pour
s’abreuver à grandes lampées à
la sacro-sainte fontaine de jouvence, sur
les terres qui ont vu naître l’humanité, l’on L’Afrique est un continent jeune… qui dépasse les 10%), mais dans certains pays
souhaite au nouveau-né d’accumuler “plus vieillit. Ainsi, alors que l’on avait constaté africains, le rapport de dépendance des
de jours que les plus âgés du village”. “Qu’il un rajeunissement de la population personnes âgées (le taux de personnes
soit vieux au point que sa tête soit toute africaine entre 1950 et 1995 – la moyenne âgées pour 100 adultes en âge de travail-
fleurie, au point qu’il ne puisse plus mar- d’âge étant alors passée de 18,7 ans à 17,4 ler) pourrait doubler en 50 ans. Les défis
cher”, énonce une prière de baptême en pays ans (chiffres de 2011) – le mouvement seront nombreux dans les années à venir :
serer1. Il semble qu’il fasse bon vivre pour inverse est enclenché depuis quelques la sécurité sociale et les systèmes de santé
les aînés en Afrique. Comment les anciens années, si bien que les prévisions an- deviendront les priorités pour les poli-
y ont-ils acquis ce statut mythique ? Leur noncent une moyenne d’âge de 30,7 ans tiques publiques. Cela ne sera pas sans
rang demeure-t-il enviable aujourd’hui ? La en 2050. D’ici 2025, la tranche africaine conséquences pour l’équilibre de la vie
voix des aînés retentit-elle toujours au-delà de personnes de plus de 60 ans augmen- communautaire (voir cadre 2).
de la mêlée ? tera de 5%, pour atteindre 10% en 2050.
Le continent africain restera un continent http://recherchesenethique.over-blog.
1
http://www.persee.fr/doc/comm_0588- jeune (l’on estime qu’une population est com/article-vieillesse-en-afrique-
8018_1983_num_37_1_1553# : p. 72 vieille lorsque la part des plus de 60 ans i-3-72214736.html
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“Il est important d’obtenir la bénédiction des chefs


et de présenter le projet pour qu’il soit bien
compris de la population.”

« Si jeunesse savait, si degré d’intervention


vieillesse pouvait » de l’État en matière
« Chez nous un adage dit “on ne vit jamais de sécurité sociale :
assez longtemps pour vivre toutes les plus l’État est absent,
expériences des autres” », nous confie le plus les communau-
démographe burkinabé Karim Derra. tés doivent compter Karim Derra
« L’homme âgé, par la sagesse qu’il a accu- sur la solidarité intergénérationnelle pour
mulée à travers le temps, est un repère pour subvenir à leurs besoins. Dans les sociétés
les jeunes », déclare-t-il. Norbert Kpa- occidentales, les vieux ont perdu de l’im-
donou, chercheur béninois qui a étudié portance en même temps que la solidarité
la structure de la famille au Bénin, au Togo intergénérationnelle est devenue une com-
et au Burkina-Faso, partage cet avis : « La pétence étatique. »
personne âgée dans les sociétés africaines Pierre-Joseph Laurent, directeur du
est, de façon générale, une institution. Elle Laboratoire d’anthropologie prospective de
est un guide pour la communauté, comme l’université catholique de Louvain, ajoute à
l’illustre le précepte qui veut “qu’un vieux cela une dimension symbolique, qui légi-
qui est assis voit plus loin qu’un jeune qui time le principe de séniorité en Afrique : le
est debout”. Il y a chez nous une formidable rapport privilégié des aînés aux ancêtres.
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complémentarité intergénérationnelle ». « Dans les sociétés traditionnelles, l’ances-


Pour Philippe Bocquier, socio-démo- tralisation permet aux aînés de s’accorder
graphe à l’université catholique de Lou- un pouvoir et de parler au nom des aïeux,
vain, cette complémentarité s’explique ceux-ci étant la source de la loi et de la nor-
entre autres par une nécessité structurelle : mativité dans les sociétés coutumières. »
« Les personnes âgées ont toujours exercé Ce monopole du dialogue avec les ancêtres
un rôle prépondérant dans les sociétés tra- fonde une partie de la sagesse inhérente au
ditionnelles, que celles-ci soient africaines statut d’aîné. Car les aînés sont avant tout
ou occidentales. Leur importance dans la des sages, qui exercent une série de fonc-
vie communautaire dépend en partie du tions en vertu de cette qualité.
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Norbert Kpadonou

Les garants de la tradition


C’est en ce sens que, parmi les prérogatives
des anciens, Esther Vololona Razazari-
vola, présidente de l’association AVENIR Le home pour vieillards
de Saint-Pierre (Kinshasa)
(Manjakandriana-Madagascar), cite en
premier lieu « la transmission des bonnes
coutumes héritées des ancêtres » : « Ils
doivent les transmettre aux enfants. Ils
nous enseignent aussi les techniques. Ils Le rapport de dépendance explique le sens particulier La personne peut alors être
connaissent leurs terres, savent comment des personnes âgées étant donné aux homes au Congo : admise dans un home pour
et quand les travailler. La plupart d’entre amené à croître dans les « Les vieillards qui ont une vieillards. Dès ce moment,
eux n’a jamais fréquenté l’école, mais ils ont années à venir (cadre 1), des famille ne sont jamais placés les visites familiales sont
accumulé des années d’expérience. Même voix s’élèvent pour plaider dans une institution. Ces interdites. Une personne ne
les jeunes ont toujours besoin d’eux. Les pour la mise en place d’ins- résidences n’existent en réa- peut être prise en charge par
gens qui ont été à l’école et qui entretiennent titutions destinées à l’accueil lité que pour les personnes l’État que si elle n’a plus de
de bonnes relations avec les patriarches des aînés. La pratique est tou- abandonnées. Lorsque famille. Vous ne pouvez pas
arrivent à faire beaucoup de choses. » tefois rarissime. Mettre ses quelqu’un nous amène un demander à l’État de prendre
Pour Karim Derra, la mission des aînés parents dans un “home pour vieillard, le bureau des soin de l’un de vos parents, il
est capitale. Ce sont eux qui ritualisent la vieillards”, ce serait renier les affaires sociales de la com- vous revient de l’entretenir
vie communautaire : « Chez nous, tous les valeurs fondamentales de la mune mène une enquête pour vous-même. Si vous décidez
événements de la vie, qu’ils soient heureux solidarité et du respect dévo- comprendre pourquoi cette de placer votre aîné, vous
ou malheureux, sont d’abord gérés par les lu aux anciens. Mr Mpata, le personne a été laissée dans renoncez aussitôt au lien
vieux2. Quand il y a un décès, les vieux se gestionnaire de l’hospice de la rue. Il lui délivre ensuite familial qui vous lie à lui. »
Saint-Pierre à Kinshasa, nous une “attestation d’indigence”.
2
En Afrique, être vieux est un honneur.
Vieux ou cheveux blancs sont des termes
qui marquent le respect. On dit le vieux ou
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réunissent et organisent la cérémonie fu- pas possible de sceller un mariage au Bénin élevé. L’espèce humaine est l’une des rares
nèbre. Ils s’occupent aussi des naissances sans l’accord des anciens. » où l’on survit au-delà de son âge de repro-
et de tout le cérémonial qui accompagne duction et c’est certainement grâce au rôle
celles-ci. Ils sont les garants de nos tradi- Femmes de l’ombre, que jouent les personnes âgées dans le
tions. Quand un jeune se perd chez nous, femmes de pouvoir soutien des plus jeunes. Dans beaucoup
on se tourne vers les vieux qui sont censés Les femmes âgées en Afrique sont égale- de sociétés, les personnes âgées, et surtout
s’en occuper. On dit alors qu’ils ont failli ment parées d’un certain prestige. Celui- les grands-mères, remplissent la tâche de
à leur mission. » Les aînés jouent un rôle ci ne se traduit cependant pas nécessaire- nounou et ont une place importante dans
similaire au Bénin, comme nous l’explique ment en termes de visibilité sur la place l’éducation ; elles sont aussi accoucheuses ;
Norbert Kpadonou : « Les aînés ont la publique, nuance Philippe Bocquier : « Il elles transmettent leurs connaissances sur
Esther Vololona charge de l’initiation des plus jeunes. Dans y a des sociétés africaines où les femmes la sexualité, sur le mariage, sur la procréa-
Razazarivola certaines cultures au Bénin, il existe des âgées travaillent dans l’ombre pour per- tion, sur la naissance et sur l’éducation. »
rites de passage à l’âge adulte, comme la pétuer des relations de pouvoir mais leur Norbert Kpadonou souligne également ce
circoncision. Les jeunes qui doivent passer voix n’est pas identifiée comme telle. Les pouvoir de l’ombre : « Beaucoup de gens ne
par cette étape sont conduits par les vieux femmes ont beaucoup plus d’importance comprennent pas comment fonctionnent
qui ont déjà franchi ce cap. Ce sont aussi les que l’on ne croit dans la maisonnée. Il les sociétés africaines. Ils minimisent
aînés qui sanctionnent les unions. Il n’est est rare qu’un homme ne consulte pas sa le rôle des femmes. Dans la plupart des
femme pour prendre des décisions. Par cultures africaines, ce sont les hommes qui
la vieille, homme très ancien ou femme très ailleurs, lorsque les femmes atteignent un prononcent les décisions, mais ce sont sou-
ancienne, la grande personne, celui (ou celle) âge vénérable, lorsqu’elles n’ont plus le rôle vent les femmes qui les ont ratifiées. Si l’on
qui sait, celui (ou celle) qui a la vision de reproductrices mais d’encadrement de prend le cas du Bénin, l’on comprend vite
http://www.aci-org.net/drupal/node/474 la famille, elles accèdent à un statut plus que les tantes ont un rôle très important
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dans la famille. Elles à abandonner à leur triste sort les vieux
détiennent le mono- qui ont dépassé un certain âge parce qu’ils
pole de certains dis- sont considérés comme des êtres malfai-
cours, comme les sants qui s’attardent un peu trop sur cette
prières funèbres. On terre. Par ailleurs, la position privilégiée
Philippe Bocquier considère souvent des vieux, en grande partie légitimée par
que la parole de la tante fait autorité. Elle leur rôle de transmetteurs, est aujourd’hui
peut apporter bénédiction ou malheur. Sur- globalement fragilisée par la généralisation
tout s’il s’agit d’une tante paternelle. C’est de la scolarisation. Les personnes âgées
elle qui possède le pouvoir dans la famille. » avaient autrefois traditionnellement plus
de connaissances, ce qui leur conférait un
Les anciens statut social. Inversement, le statut social
tout-puissants ? les faisait accéder à un certain nombre de
Entre autorité publique et emprise sous- connaissances par des transmissions géné-
terraine, est-ce à dire que la voix des an- rationnelles. La scolarisation a provoqué
ciens s’impose dans tous les lieux de déci- un basculement de la nature du savoir :
sion en Afrique ? C’est précisément contre celui qui sait n’est plus toujours celui qui
cette conclusion hâtive que Philippe Boc- a accumulé des années d’expérience, mais
quier nous met en garde : « Il y a plus de celui qui est instruit par le système sco-
diversité culturelle et de pratiques par rap- laire. Ce qui fait le propre de l’éducation à
port aux vieux et aux ancêtres en Afrique l’occidentale c’est d’arriver à transmettre
que partout ailleurs dans le monde. Dans dans un laps de temps beaucoup plus court
certaines sociétés, comme en Afrique de et à travers des instruments pédagogiques
l’Est, par exemple, on appartient à une élaborés des connaissances obtenues par
classe d’âge (à ne pas confondre avec une les autres à une échelle beaucoup plus large.
génération). Il y en a une qui a le pouvoir On n’est pas obligé de passer par sa propre
à un moment donné. Lorsque cette classe expérience pour transmettre des connais-
dépérit, les personnes qui survivent dans sances. On fait l’économie de dizaines
celle-ci sont mal considérées par le reste d’années, voire de siècles, d’évolution de la
de la société parce qu’elles empêchent la connaissance, à travers le système scolaire.
classe d’âge suivante de prendre le pouvoir. Toutes les sociétés traditionnelles ont perçu
Il y a même des pratiques – certes moins ce phénomène. » Karim Derra témoigne de
courantes aujourd’hui – qui consistent sa propre expérience à ce sujet : « La sco-
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“L’expérience a toujours sa place. Le savoir que nous


apprenons à l’école ne nous apporte pas toujours le
savoir-vivre et le savoir-être.”
larisation croissante provoque inévitable- années, la place des
ment un conflit intergénérationnel. J’en aînés en Afrique.
suis un exemple. Quand je rentre au Bur- Les inter venants
kina, on me dit parfois de faire des choses dans ce dossier sont
que je ne trouve pas logiques ou oppor- unanimes sur deux
tunes. Si je m’exprime à ce sujet, j’entends facteurs particulière-
automatiquement “Ah, l’Européen est là !” ment déstabilisants :
Les aînés ne connaissent pas les modèles l’urbanisation, qui
sociétaux qu’ont découverts les jeunes qui entraîne une rela- Pierre-Joseph
ont voyagé ou qui ont accès à Internet. Donc tive nucléarisation Laurent
ils restent sur leurs positions car ils croient des familles, et l’interdiction ou la dispa-
opérer de meilleurs choix. Par exemple, rition progressive des rites initiatiques,
quand je rentre au pays, comme je ne suis qui enlèvent aux aînés une partie de leurs
là que la moitié du temps, je suis presque prérogatives traditionnelles. Mais que l’on
toujours avec mon fils de six ans. Une fois, ne s’y trompe pas, préviennent nos inter-
j’ai été chez l’un de mes oncles, qui m’a dit locuteurs : les anciens restent des piliers
de prendre des distances par rapport à mon incontournables de la vie communautaire.
fils, car la familiarité allait s’installer et le Comme le remarque Norbert Kpadonou,
respect se perdre. Je ne partage pas cette « l’expérience a toujours sa place. Le savoir
opinion, mais je la comprends. Dans ces que nous apprenons à l’école ne nous ap-
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cas-là, il faut faire preuve de tact pour ne porte pas toujours le savoir-vivre et le sa-
pas frustrer les gens, pour éviter de man- voir-être. C’est pourquoi nous aurons tou-
quer de respect aux vieux. Vous devez vous jours des choses à apprendre des ainés. »
contraindre à faire des choses que vous ne Karim Derra abonde dans ce sens : « Même
voulez pas faire. » si les jeunes tendent à gagner en indépen-
dance sous l’impact de l’ensemble de ces
Contre vents et marées facteurs, ils doivent continuer à s’aligner
En réalité, outre la scolarisation, de nom- derrière la voix des vieux. Il y a des choses
breux facteurs chamboulent, ces dernières que vous ne pouvez pas faire, en tant que
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jeune. Pour occuper une place particulière à ce sujet : « Les patriarches exercent tou-
dans la société, il faut avoir passé un cer- jours une influence significative dans les
tain nombre d’étapes. Aucun moyen finan- milieux ruraux à Madagascar. Leur exis-
cier, aucune instruction ne le garantit. » tence est très importante. L’un d’eux me
racontait que des gens étaient venus au
Les racines du village pour faire de la sensibilisation à la
développement vie familiale. Ils voulaient apprendre aux
Cet équilibre subtil de pouvoirs, ces femmes à contrôler les naissances. Mais
nuances, peuvent être difficiles à saisir ce fut un échec total : ils n’ont pas eu accès
pour les acteurs étrangers qui désirent aux femmes parce qu’ils n’avaient pas pris
collaborer à des projets de développement la peine de rencontrer les patriarches. On
dans le Sud. Comme nous le confiait Léon ne peut pas avoir d’impact en négligeant
Koungou, l’un des intervenants dans un les anciens. » Pour Pierre-Joseph Laurent,
précédent dossier sur l’impérialisme, les le dialogue préalable avec les patriarches

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coopérants occidentaux ont tendance à se est une condition essentielle au bon dérou-
tourner vers les jeunes en Afrique, par pro- lement des projets de développement, que
jection naturelle : l’avenir est à la jeunesse, les aînés semblent ou non exercer encore
pensent-ils. Cette transposition de notre leur pouvoir : « Si l’on veut respecter ce
modèle de pensée empêche parfois les pro- que furent ces systèmes hiérarchiques, un
jets de s’implanter localement, car il n’y a respect normal impliquerait de s’adresser
pas d’appropriation par les plus âgés, qui d’abord aux personnes âgées. Il faut leur
continuent à être des acteurs décisifs du demander comment tourne leur village.
changement au Sud. Esther Vololona Raza- Quelle est l’histoire de leur localité. Quel
zarivola revient sur une anecdote éloquente est leur avis au niveau du développement.
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“Tant que vous ne parlez pas la langue


et que vous n’y avez pas vécu plusieurs
mois, vous ne serez pas perçu comme
mal élevé. Vous ne serez pas non plus
écouté de la même manière.”
Il faut s’imaginer qu’elles ont réellement soit bien compris de
quelque chose à dire et ne pas feindre notre la population. »
intérêt pour leur opinion. Il ne faut pas at-
tendre que la conversation se termine pour La course
enfin mettre en œuvre le projet que l’on au temps
était venu développer. » C’est aussi en ce suspendue
sens qu’œuvre Yasmina El Alaoui : « J’ai S’il est important
participé à une mission sur les groupe- de nouer le dialogue
ments féminins dans un village au Burkina. avec les aînés, il est
La première chose que j’ai faite, c’est saluer tout aussi impéra- Yasmina El Alaoui
le préfet, lui présenter le projet, et saluer tif de saisir les codes à respecter lorsque
le chef de terre, pour avoir sa bénédiction. l’on s’adresse aux anciens afin d’éviter de
C’est important : quand vous allez dans un commettre des impairs fatals à la commu-
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village pour y développer un projet, il faut nication. Les premiers instants, marqués
associer la chefferie, les anciens, pour leur par les salutations, sont particulièrement
signifier votre considération. Le développe- ritualisés. Orientation du regard, inclinai-
ment ne peut pas se couper des racines. Par son du corps, gestes, habillement, autant
ailleurs, si ensuite il y a un problème dans d’éléments normés différemment selon
le village, vous pourrez compter sur l’auto- les régions et les traditions. Une valeur
rité traditionnelle des aînés pour le régler. centrale semble sous-jacente à l’ensemble
Il est important d’obtenir la bénédiction de ces pratiques : le respect du temps
des chefs et de présenter le projet pour qu’il (lire notre dossier à ce sujet). Comme le
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décrypte Karim Derra pour les Mossis au
Burkina : « Lorsque l’on s’adresse aux per-
sonnes âgées, il faut montrer que vous avez
le temps, que vous êtes prêt à rendre ser-
vice. Mais il convient avant tout de deman-
der aux aînés si eux-mêmes ont le temps,

N’est pas “vieux” qui veut


s’ils sont disposés à vous entendre. Le
temps de chacun est précieux. Ne dérangez
pas une personne âgée si la question que
vous lui posez n’est pas essentielle. Il y a
des échelons de pouvoir à respecter : si vous Un aîné n’est pas automa- groupe. » Par ailleurs, ajoute par exemple. Il doit être
vous adressez directement à un grand-père tiquement perçu comme Karim Derra : « Il ne suffit conciliant, se projeter au-
pour discuter d’un problème, c’est comme “sage”. Pour cela, il doit res- pas d’avoir une descendance delà de son propre intérêt,
si vous brûliez les étapes : vous devez aller pecter et incarner certaines abondante. Si un vieux a des avoir du recul, ne pas être
voir l’échelon intermédiaire, l’oncle. » Yas- valeurs. Philippe Bocquier : enfants qui n’ont pas réussi, émotif. » « Ce sont simple-
mina El Alaoui insiste aussi sur la nécessité « La personne âgée main- il a failli à sa mission. Il faut ment les valeurs humaines »,
de se défaire la notion d’urgence qui carac- tient la cohésion du groupe : que l’on sente que le vieux résume Norbert Kpadonou,
térise bien souvent notre rapport au temps : tout ce qui peut y contri- a des valeurs sûres, qu’il a « les vieux doivent régler les
« Avant d’amorcer la discussion avec un buer représente dès lors une pu transmettre. Un vieux problèmes de famille. Ils ne
chef mossi, celui-ci doit vous désigner un valeur importante. Ainsi, ne peut pas commettre des peuvent pas en avoir eux-
siège. En général, il faut encore attendre un aîné qui n’aurait pas eu actes répréhensibles par la mêmes : ils doivent d’abord
que l’on apporte de l’eau. À ce moment-là, d’enfants sera totalement société dans laquelle il vit. Il balayer leur propre cour
vous resaluez et demandez si ça va. Ces absent des processus de déci- peut être déchu de son statut avant de balayer la cour des
salutations prennent du temps. Il faut res- sion car il n’aura pas assumé de sage s’il s’engage dans autres. » Un statut qui se
pecter les moments de silence, qui peuvent sa tâche de reproduction du des disputes de succession, mérite !
être étranges et inconfortables pour vous. »
En réalité, comme l’observe Pierre-Joseph
Laurent, ces règles valent surtout pour
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les personnes acculturées : « Vous seriez
étonné du pragmatisme dont font preuve
les anciens. Tant que vous n’êtes pas consi-
déré comme proche de ces sociétés, tant

Entre libre-arbitre que vous ne parlez pas la langue et que


vous n’y avez pas vécu plusieurs mois, ils

et bénédiction
s’imaginent bien que tous ces codes ne
vous sont pas accessibles. Ils autoriseront
les écarts. Vous ne serez pas perçu comme
mal élevé. Le revers de la médaille, bien
Le verdict des aînés n’est pas l’on n’est pas d’accord avec devait chercher un autre sûr, c’est que vous ne serez pas non plus
toujours coercitif. La plupart son verdict, on se tait, on ne homme pour l’accompagner écouté de la même manière que celui qui
du temps, chacun reste libre conteste pas publiquement dans ses démarches. Le fait l’effort de se rapprocher de cette com-
d’opérer ses propres choix. son opinion. Mais nous jeune homme a décidé de se plexité. » Et de boucler la boucle : « Nous
Certaines croyances de- restons libres d’agir selon marier malgré tout. Mais en revenons encore à la notion de temps : il
meurent toutefois tenaces et notre volonté, en assumant il n’a jamais eu d’enfant de faut des mois pour entrevoir ces premiers
il reste essentiel d’obtenir la les conséquences. Au village, ce mariage. Pour les Mal- pas de rapprochement véritable. Or, nous
bénédiction des anciens pour un jour, un jeune homme est gaches, avoir un enfant est avons aujourd’hui une tout autre notion
les décisions importantes de venu voir le patriarche pour une bénédiction. C’est grave du temps. » Et si, à force de courir après le
la vie, comme le confie Esther lui demander s’il voulait bien de ne pas pouvoir enfanter. temps, nous perdions notre temps et celui
Vololona Razazarivola, qui l’accompagner pour ren- On ne sait pas si ce malheur des autres ? Ne pourrait-on imaginer que
partage une anecdote inter- contrer la femme qu’il dési- est causé parce que l’homme vivre hors du temps, c’est précisément vivre
pellante à ce sujet : « L’on rait épouser. Le patriarche n’a pas suivi le conseil du dans le temps ? De quoi se faire quelques
n’est pas obligé de suivre la n’était pas d’accord avec cette patriarche, mais cette malé- cheveux blancs.
décision du patriarche. Si union. Il lui a répliqué qu’il diction demeure étrange. »

CÉLINE PRÉAUX

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