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Bulletin de l'Association française

des anthropologues

De l'art peul de l'adultère


Danièle Kintz

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Kintz Danièle. De l'art peul de l'adultère. In: Bulletin de l'Association française des anthropologues, n°29-30, Septembre-
décembre 1987. L'ethnologue et son terrain : Tome I. pp. 119-143;

doi : https://doi.org/10.3406/jda.1987.1360

https://www.persee.fr/doc/jda_0249-7476_1987_num_29_1_1360

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DE L ' ART PEU L IDE ' ADULTERE

La démarche ethnographique implique une ins¬


tallation de longue durée parmi les populations
qu'elle se donne pour but d'étudier. Chez les Peuls
de l'Afrique sahélienne et soudanienne, comme au
sein d'autres ensembles ethniques, l'installation
se concrétise par l'intégration dans un groupe de
filiation. De filiation et non d'alliance : cette
opposition est fondamentale, elle porte en elle
la différence qui existe à l'intérieur de cette so¬
ciété entre le statut social et le mode de résidence
d'une femme et ceux d'un homme (1) ; de la même fa¬
çon, elle génère des positions sociales différentes
pour une ethnologue et pour un ethnologue, qu'ils
soient peuls ou non.
A la patrilinéarité de leur mode de filia¬
tion, les Peuls superposent un type de résidence
patrilocal et leur système d'alliance est lié à la
virilocalité. Le célibat, féminin comme masculin,
étant exceptionnel et le remariage après divorce
ou veuvage étant pratique courante pour les deux
sexes, toute personne adulte, même jeune, est pré¬
sumée mariée. L'ethnologue, qui a presque toujours
fait des études supérieures, a donc, pour les Peuls,
l'âge d'être marié(e), quel que soit son statut ma-
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trimonial réel. Mais son intégration dans un groupe
peul passant par la filiation - une nouvelle nais¬
sance en quelque sorte - s'il est homme, il habite
chez ses parents ou auprès d'eux, ce qui est la si¬
tuation normale et générale de tous les hommes de
la société. Et si l'ethnologue est femme, elle vit
chez ses nouveaux parents, ce qui ne représente
alors plus une condition banale mais exceptionnelle :
celle de congé chez ses parents que toute femme peu-
le connaît occasionnellement lorsque, pour des rai¬
sons variées ou simplement pour le plaisir de la
visite, elle quitte temporairement la résidence de
son mari qui est en même temps celle de ses beaux-
parents. Et, nous (2) le verrons plus loin, l'adul¬
tère féminin est plus aisé, plus courant et mieux
toléré par la société lorsque la femme ne réside
pas chez son mari.

A priori, on pourrait imaginer que l'intégra¬


tion d'un(e) ethnologue chez les Peuls puisse pas¬
ser par l'alliance, que celle-ci soit réelle, fic¬
tive ou classif icatoire, mais c'est un père qui est
donné, plus rarement une mère, un frère ou une soeur,
comme premier parent, toujours un consanguin donc
et non un allié. Comment, en effet, plonger dans
l'alliance sans passer par la filiation ? Et comment
vivre l'alliance sans conserver la possibilité de
se reposer sur son groupe personnel de soutien ?
L'alliance individuelle qui ne mettrait pas en jeu
deux groupes de filiation ne correspond pas au fonc¬
tionnement de la société peule, surtout en zone ru¬
rale, ni à son idéal endogamique - comment être en-
dogame si l'on se présente seul ? - celui-ci s 'exer¬
çant à l'intérieur de l'ethnie et de chacun des grou¬
pes sociaux et professionnels qui la constituent,
120
éventuellement aussi à l'intérieur des groupes li-
gnagers et résidentiels au sens large.

De plus, l'alliance ne serait pas un bon


canal de l'enquête ethnographique, la réserve tra¬
ditionnelle des femmes peules vis-à-vis de leurs
beaux-parents empêcherait tout questionnement (la
réserve des hommes envers leurs beaux-parents est
encore plus grande). Une interview dans un style
direct serait difficile aussi, mais dans une moin¬
dre mesure tout de même, vis-à-vis des ascendants
directs ; elle est beaucoup plus aisée chez des pa¬
rents classif icatoires, même s'il est attendu des
comportements induits par cette nouvelle filiation
qu'ils ressemblent fort à ceux qui sont liés à la
filiation réelle.

La position classique de la femme ethnologue


chez les Peuls, qu'elle soit elle-même peule ou non,
est donc celle d'une femme mariée ailleurs et en
congé de longue durée chez ses propres parents. Il
faut ici introduire la notion de nasaara : son ac¬
ception la plus courante est celle de Blanc, mais
elle s'étend aussi à ceux qui ont un mode de vie
qui, partiellement ou totalement, est proche de ce¬
lui des Blancs (études, emploi de langues européen¬
nes, écriture, voiture), tout(e) ethnologue est donc
nasaara et peut ainsi se permettre quelques origina¬
lités ou quelques méconnaissances par rapport au
comportement spécifiquement peul, celui-ci étant
élaboré en éthique spécifique sous le nom de pulaaku
Les comportements dans la filiation, l'alliance,
l'adultère et dans la société en général sont réglés
par la pulaaku. Cette éthique, sa force, son degré
d'élaboration et son omniprésence ainsi que le fait
qu'elle régit, entre autres domaines, l'adultère

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sont les facteurs qui ont présidé au choix du titre
de notre article. Et si nous avons retenu l'adul¬
tère, c'est parce qu'en réponse au thème proposé
par l'Association française des anthropologues Les
terrains des hommes et des femmes . Leurs rapports
avec les hommes et les femmes de leurs terrains ,
ce sujet correspond bien à la possibilité de compor¬
tement offerte à la femme ethnologue sur son terrain
peul, puisqu'elle est considérée comme une femme
mariée ailleurs. La seule autre attitude possible
quant aux domaines de l'affectivité et de la sexua¬
lité est celle de l'abstinence complète qui est in¬
terprétée soit comme une bizarrerie personnelle soit
comme une forme de mépris de nasaara pour le milieu
peul, ou tout au moins pour les Peuls ruraux. Une
fois la filiation établie, un mariage pourrait s'or¬
ganiser - si le mari d'ailleurs n'existe pas ou s'il
n'apparaît jamais - avec des enfants et du bétail,
et les enquêtes entreprises de longue date pour¬
raient sans doute se poursuivre, à la condition
qu'elles ne portent pas spécifiquement sur les
beaux-parents directs ; ce serait alors une immigra¬
tion plus qu'un terrain, qui, toutefois, ne serait
pas obligatoirement définitive, la mobilité conju¬
gale étant grande. Il nous a été explicitement de¬
mandé de nous marier au village "pour au moins y
laisser un enfant", les enfants étant à la charge
de la famille du père en cas de départ de la mère.
Mais il est possible, quoique délicat, de s'en tenir
au bétail qui, lui, peut être la propriété des fem¬
mes comme des hommes.

Nous n'avons pas fait d'enquêtes spécifiques


sur l'adultère, toutefois ce thème est l'un des su¬
jets de conversation favoris des Peuls, comme de

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nombre d'autres populations, et il traite toujours
de l'adultère des autres sauf lorsqu'un scandale
éclate, c'est-à-dire lorsque la pulaaku n'a pas été
respectée ou qu'elle peut prêter à des interpréta¬
tions divergentes lors de situations particulières
et qu'une compensation doit être apportée. La pu¬
laaku est directement concernée par les manquements
aux règles de l'adultère, ainsi le mawDo laawol
pulaaku, qui au Niger et au Nigéria guide les grou¬
pes de transhumants en saison des pluies, est res¬
ponsable non seulement des questions pastorales
(abreuvement, pâture, trajets, etc. ) mais aussi du
bon comportement de ses jeunes bergers vis-à-vis
des femmes peules rencontrées et, en particulier,
du fait qu'ils ne recherchent pas celles-ci d'une
façon trop voyante qui pourrait être gênante pour
elles-mêmes et tout leur entourage, la réputation
du groupe de bergers et de son milieu d'origine en
dépendant. Le titre de mawDo laawol pulaaku pourrait
être traduit par maître de la voie peuler voie ( laa¬
wol ) ayant le même double sens en peul et en fran¬
çais de chemin matériel et de ligne spirituelle (3).
Outre la responsabilité officielle du mawDo laawol
pulaaku et outre les cas de conflits, le mode sur
lequel est traité l'adultère - celui des autres
donc - est gai : les contes en parlent souvent, les
chansons aussi. Les plaisanteries sont innombrables,
particulièrement entre parents à plaisanterie - grou¬
pe dont fait partie l'ethnologue, comme des autres
catégories de parents, en fonction de son ascendance
acquise (l'exercise de la parenté à plaisanterie
est utile pour l'accession à un niveau de langue
multiforme) - et dans divers groupes réunissant les
deux sexes, c'est-à-dire durant les veillées, fré-

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quentes autour de l'ethnologue et durant les nuits
musicales (calebasses, flûtes et chants dans le sa¬
ble à l'écart des habitations). Mais les moments
peut-être les plus instructifs sur l'adultère fémi¬
nin sont les conversations entre femmes qui s'orga¬
nisent souvent autour d'une activité commune : pi-
lage du mil, puisage, tressage de couvercles de cale¬
basses, de nattes, séances de coiffure et surtout
filage du coton. Cette dernière activité s'effectue
aux heures les plus chaudes de la journée dans la
maison d'une des fileuses. Une femme a son groupe
de coton attitré dans lequel se réunissent quelques
amies intimes et quelques proches parentes, généra¬
lement de quatre à huit personnes, et si elle ne
s'y rend pas tous les jours, elle y va fréquemment
surtout lorsqu'il y a quelque chose à commenter.
Pour l'ethnologue, ce sont un lieu et un moment
idéaux pour apprendre à filer le coton, parfaire
son maniement du peul, si ce n'est pas sa langue
maternelle, et apprendre à respecter la pulaaku.
C'est donc à nos amies de notre groupe de coton,
qui nous mettent au courant de tout ce que nous a-
vons manqué dans notre village du nord du Burkina Fa~
so lors de nos retours vers Paris, que nous dédions
cet article en espérant ne trahir de leurs secrets
que ce qu'elles voudraient bien en dire sur d'autres
et en faisant ainsi un exercice de pulaaku consis¬
tant, dans le cas présent, à parler d'un sujet tout
en taisant l'essentiel de ce que l'interlocuteur,
ou le lecteur, voudrait savoir et en lui laissant
penser que si les informations données ne suffisent
pas à lui faire comprendre la nature des choses,
c'est que, peut-être, il aurait pu porter un peu
plus d'attention à sa culture.
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Le mariage est commenté beaucoup plus en ter¬
mes relevant de l'ordre social que de celui de l'a¬
mour - le premier mariage est arrangé par les famil¬
les dès la naissance des filles ou très tôt dans
leur enfance - en revanche, les thèmes de l'amour
et de l'adultère sont confondus. C'est ainsi que
pour exprimer l'adultère, on emploie des termes déri¬
vés du verbe yiiDude qui est aussi générique que
le français aime r et du nom yiigo qui a les mêmes
sens divers que le français ami. Un autre groupe
de termes est intéressant à signaler : le verbe hoo-
wude et son nominal dérivé koowgal signifient dans
certains dialectes du peul respectivement épouser
et mariage ( fulfulde du Burkina Faso), d'autres va¬
riantes dialectales ( pulaar du Sénégal) réservant
l'emploi de ces mots à la désignation grossière de
l'acte sexuel. Ce type de glissement sémantique est
fréquent dans la langue peule et il pose des diffi¬
cultés diplomatiques au Peul et à l'ethnologue qui
séjournent ou voyagent dans les différents groupes
peuls dont l'aire d'extension est si vaste ; c'est
aussi la matière d'un grand nombre de plaisanteries
à support dialectologique. Koowo, de même racine
que hoowude, désigne l'amant dans les dialectes cen¬
traux.

QU I ? Les choix sont largement guidés


et les interdits sont nombreux. Ils suivent ceux
de l'alliance en général : les consanguins directs
sont exclus, à savoir le père, les fils et les frè¬
res ainsi que tous ceux qui ne relèvent pas de la
catégorie des gens libres, rimBe, car l'ethnologue,
nasaara, est assimilée à une femme peule d'origine
libre. Seule, peut-être, une ethnologue appartenant

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à la société peule globale mais, en même temps, au
groupe des descendants de captifs ou des artisans
castés pourrait ne pas être classée dans les rimBe,
en particulier si elle fait partie des griots ou
des forgerons, catégories à marque sociale forte,
plus forte sans doute que celle de nasaara. L'endo-
gamie, même celle de l'adultère, est totale à l'inté¬
rieur des différentes catégories sociales constitu¬
tives de l'ensemble peul. L'ethnologue n'a donc ac¬
cès, en règle générale, qu'aux hommes libres qui,
toutefois, représentent environ la moitié du groupe
masculin (4). Les mariages entre les différentes
catégories sont impossibles sauf dans un seul cas :
un homme peul épousant sa propre captive, ou plus
exactement la descendante des captifs de ses aïeux,
mais ce cas est rare, surtout pour un premier mariage,
et impossible, de toute façon, entre une femme d'ori¬
gine libre, ou une ethnologue, et un descendant de
captifs ou un artisan casté. En cas de transgression
de cet interdit très fort - nous avons entendu parler
de cette transgression comme hypothèse d'école, ja¬
mais comme cas réel - c'est l'homme d'origine captive
qui serait violemment battu par les membres de son
groupe. Quant à la réprobation pesant sur la femme,
elle pourrait la forcer à quitter son lieu de vie
et, en ce qui concerne l'ethnologue, l'empêcher de
poursuivre son travail. Les grandes catégories d'hom¬
mes interdits étant fixées, il reste que la femme
peule, ou l'ethnologue, en congé chez ses parents
se trouve dans un milieu où la plupart des hommes
vivent avec leurs femmes, où les activités se dérou¬
lent soit en groupe soit en public et que son propos
au cours de ses vacances ou de ses enquêtes n'est
pas d'engendrer la pagaille et la zizanie dans son
l?t.
entourage : l'homme idéal est donc celui qui est
entre deux mariages, après un divorce ou un veuvage,
ou un homme de passage dans les environs, un transhu¬
mant par exemple qui a quelques moments de loisirs
entre ceux qu'il consacre à ses troupeaux. Les mara¬
bouts en déplacement font parfois aussi des ravages
mais il est de bon ton d'aborder cette question sans
insister (dans les groupes de coton, 1 ' intercompré¬
hension est si rapide et si codée que l'insistance
est inutile), tout le monde sachant que le Coran
- qui interdit l'adultère - n'est pas toujours faci¬
le à respecter •

D'une manière générale, l'attitude peule par


rapport à l'adultère est indulgente, dans les faits
si ce n'est dans le discours ; c'est un phénomène
qui est perçu comme pratiquement inévitable. Le grou¬
pe social ne réagit négativement que lorsque la pu-
laaku n'a pas été respectée, c'est-à-dire lorsqu'il
est devenu impossible pour chacun de faire semblant
de ne s'être rendu compte de rien, publiquement du
moins. Le sentiment de l'erreur commise porte plus
sur le fait d'avoir été incapable d'être discret
que sur le fait d'avoir été adultère. Et plus géné¬
ralement encore, celui qui n'a pas été discret, dans
de nombreux domaines et pas uniquement celui de l'a¬
dultère, choque son entourage en obligeant celui-
ci à réagir alors qu'il serait plus confortable pour
lui de continuer à ne rien savoir.

Il est particulièrement important qu'une femme


soit alors chez ses parents : la solidarité de
ceux-ci lui est, par définition, acquise. Un père
ne voit jamais les adultères de ses filles : il
n'est au courant de rien. Quant à la mère, elle est

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le plus souvent complice et c'est envers elle que
l'homme candidat fait une sorte de cour, moins ca¬
chée que vis-à-vis de sa fi] le, en lui offrant quel¬
ques cadeaux et en allant bavarder avec elle. Les
jeunes frères et soeurs, les frères surtout, sont
aussi complices : ce sont eux qui portent les mes¬
sages fixant les rendez-vous et donnent des nouvel¬
les, ils sont souvent aussi chargés de petits cadeaux
pour leur soeur aînée. Rappelons que les Peuls ont
la possibilité d'être polygames, selon l'islam auquel
ils appartiennent tous et selon, sans doute, les
traditions africaines antérieures à l'islamisation
dont la généralisation chez eux date du début du
19e siècle. Toutefois, la plupart des Peuls ruraux
n'ont qu'une seule femme, parfois deux, et les hom¬
mes qui ont trois et même quatre femmes, comme le
Coran le leur permet, sont généralement des citadins,
marabouts ou commerçants ; il est rare que les fonc¬
tionnaires aient eux aussi plus de deux femmes. Mais
du fait des remariages systématiques après un veu¬
vage ou un divorce et du fait qu'un homme puisse
éventuellement épouser une femme de n'importe quel
âge à partir de la puberté, il y a parfois de gran¬
des différences d'âge entre les enfants sinon ger¬
mains du moins agnatiques. Une femme mariée en va¬
cances chez ses parents retrouve donc souvent des
petits frères et soeurs ; si elle n'en a pas, tout
frère classif icatoire peut remplir les mêmes fonc¬
tions. Rappelons aussi que dans l'ensemble de l'Afri¬
que, les cadets rendent des services aux aînés et
leur servent de messagers.

La circoncision est générale chez les Peuls


- souvent autour de six ans, dans le cadre familial
et sans cérémonie - comme chez l'ensemble des musul-
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mans et la plupart des populations africaines quelle
que soit leur appartenance religieuse. Quant à l'ex¬
cision des femmes, elle est systématique dans les
groupes peuls occidentaux et centraux, sans doute
moins chez les orientaux, c'est-à-dire à partir du
Niger où, dans l'ensemble, cette pratique est peu
courante. C'est donc la circoncision qui est impéra-
tive et un ethnologue non circoncis pourrait paraî¬
tre choquant. Lorsque nous avons expliqué, dans no¬
tre groupe de coton, que les Européens ne sont pas
tous circoncis, il nous a été demandé pourquoi cet
acte est "refusé" à certains - "Qu'ont-ils donc fait
pour être ainsi punis ?" - sans compter les réac¬
tions d'horreur et d'hilarité.

OU ? Si les contraintes pesant sur le


choix du partenaire dans l'adultère sont impératives,
celles concernant le lieu de l'exercice de celui-
ci, si elles ne sont pas toujours aussi prescripti-
ves, ou si les prescriptions sont respectées avec
plus de laxisme que pour le point précédent, elles
posent néanmoins des problèmes d'organisation déli¬
cats où tout l'art de la pulaaku doit être mis en
jeu. Les relations sexuelles ne doivent pas avoir
lieu dans la nature sous peine de sanction divine
sous forme climatique : empêchement ou arrêt des
pluies. La sécheresse dans le Sahel est notoirement
connue, chez les Peuls comme chez d'autres popula¬
tions africaines, pour avoir comme cause, à côté
de causes écologiques et de divers autres ordres,
la transgression courante de cet interdit. Les an¬
ciens accusent alors les jeunes de comportement ir¬
responsable.

Le lieu qui a la seconde place par ordre dé-


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croissant de valeur négative est le domicile du mari,
donc un espace hors de notre propos qui est celui
de la femme en congé chez ses parents. Mentionnons-
le pour mémoire : la sanction, dans ce cas, n'est
ni divine ni à effet collectif, elle est sociale
dans un groupe restreint et se limite souvent à une
bagarre entre le mari et l'amant, chacun blessant
l'autre plus ou moins gravement - les hommes peuls
portent toujours sur eux des armes blanches - mais
l'homicide est rare. Un homme nous a expliqué que
"l'on peut même être obligé de blesser à regret son
meilleur ami en cas de manquement pareil à la pulaa-
ku" . Un prix du sang pour les blessures occasionnées
est ensuite discuté entre les agnats des deux prota¬
gonistes et la responsabilité de chacun d'eux mise
en cause. Par exemple, un mari qui rentrerait à 1 ' im¬
proviste et de nuit d'un long voyage serait dans
son tort : un tel comportement prouverait qu'il soup¬
çonne l'infidélité de sa femme ou qu'il pourrait
la soupçonner - ce qui est du dernier mal élevé -
et il n'aurait alors trouvé que ce qu'il mérite.
Nous avons été réveillée un matin à l'aube pour soi¬
gner un homme gravement blessé dont on nous a dit
"qu'il avait glissé sur un couteau" et qui, en fait,
avait été attaqué par un mari rentré inopinément
de nuit : les agnats du mari ont dû payer le prix
du sang à ceux de l'amant.

La jalousie, d'une manière générale, doit


être tenue secrète et la manifester publiquement
est un manquement à la pulaaku. Ainsi, lors des soi¬
rées musicales dans le sable, il existe une forme
de flirt appelée jappugoL qui consiste essentielle¬
ment en ce qu'un homme s 'asseyant pose ses jambes
sur celles d'une femme, perpendiculairement, en si-

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gne d'affection. Un mari passant par là feint de
ne rien voir.

Dans le cas d'adultère au domicile du mari,


la femme est blâmée, boudée par sa belle-famille,
mais pas systématiquement répudiée : elle est alors
autant considérée comme stupide et maladroite que
comme coupable. C'est une affaire qui se règle entre
hommes .
Le lieu restant est donc le domicile des pa¬
rents de la femme, plus rarement celui d'une de ses
soeurs ou d'une amie. C'est par les femmes de son
groupe, dont la solidarité lui est acquise, qu'une
femme passe pour les relations avec son amant, ja¬
mais par les hommes sauf lorsqu'ils sont enfants
et qu'ils transmettent les messages comme cela con¬
vient à leur âge. La notion de domicile est à préci¬
ser : chez les Peuls comme chez d'autres populations
africaines, l'ensemble résidentiel est composé d'une
"cour" (Baade) comprenant plusieurs maisons (suudu)
généralement constituées d'une seule pièce (cons¬
tructions en pisé ou en paille). Chaque femme mariée
a une maison pour elle et ses enfants, si elle fait
partie d'un ménage polygame, c'est son mari qui se
déplace pour dormir chez ses différentes épouses
à tour de rôle. L'homme peul n'a pas de lieu person¬
nel mais il est considéré comme étant à la tête de
l'ensemble de la cour. La terminologie peule est
très précise dans ce domaine : l'homme est jom Baade ,
maître de la cour, la femme jom suudu , maîtresse
de maison. Une femme en congé chez ses parents rési¬
de donc globalement chez son père et précisément
chez sa mère. Une ethnologue aussi, mais son étran-
geté et le fait qu'elle ait besoin d'un lieu pour
travailler au calme avec ses informateurs font qu'el-

131
le peut avoir une maison personnelle dans la cour
de son père, cas fort rare pour une autre femme peu-
le qui serait momentanément sans mari.

Qu'en est-
il du domicile de l'amant ? Si c'est
un transhumant, par définition, il n'en a pas, il
a éventuellement un logeur dans un village auprès
duquel il dépose quelques affaires et avec lequel
il mange occasionnellement, mais il lui est très
difficile de se sentir là suffisamment à l'aise pour
y faire venir sa maîtresse. S'il est chez lui, sa
femme y est souvent aussi car les jeunes célibataires
n'acquièrent une maison personnelle qu'à leur mariage,
auparavant ils dorment avec des camarades de leur
classe d'âge dans des conditions très précaires,
dans une case abandonnée par exemple. Même si la
femme de l'amant est absente, l'adultère de l'homme
à son domicile, qui est en même temps le domicile
conjugal, est jugé délicat. D'une manière générale,
une femme se déplace rarement chez un amant, cela
ne correspondrait pas à l'idée qu'elle se fait de
sa dignité. Ajoutons qu'il n'y a pas dans les mi¬
lieux ruraux de lieux d'adultère de louage comme
il en existe en grand nombre dans la plupart des
villes de l'Afrique de l'ouest.

L'habileté que peut déployer un homme pour


se rendre dans la famille d'une femme la nuit et
discrètement est considérée comme une qualité virile
essentielle. Les anecdotes sont innombrables sur
des relations sexuelles ayant pu s'effectuer à 1 ' insu
de la famille de la femme dormant tout près ; les
moustiquaires, qui sont un luxe pour les paysans,
sont décrites comme un voile utile que ce soit à
l'intérieur ou devant les maisons où l'on dort en.
plein air la plus grande partie de l'année. Dans

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ces conditions, il est évidemment impossible aux
amants de passer toute la nuit ensemble, l'homme
n'est censé rejoindre sa maîtresse qu'après que tout
le monde se soit endormi et il doit repartir bien
avant le lever du soleil. L'heure de l'adultère ru¬
ral se situe donc majoritairement entre minuit et
quatre heures du matin (on peut en revanche dormir
en milieu de journée). Nous écrivons "adultère rural"
car en ville l'adultère se pratique plus souvent
dans la journée, l'organisation du travail et des
allées et venues étant différente.

Les horaires des rapports adultères sont les


mêmes que ceux des rapports conjugaux, les catégories
sociales à l'intérieur desquelles il est possible
de trouver un partenaire sont aussi les mêmes, le
lieu de l'adultère est en revanche systématiquement
différent de celui du mariage : il est préférentiel -
lement le lieu de la femme alors que l'espace de
toute la vie conjugale est explicitement celui de
1 ' homme .

COMMENT ? Il est habituel de consi¬


dérer que c'est l'homme qui recherche une maîtresse.
Toutefois, il est reconnu aussi qu'une femme puisse
être attirée par un homme et que, par exemple, elle
rende fréquemment visite à une amie dont l'un des
parents lui plaît particulièrement ; et la visite
à l'ethnologue peut être un prétexte pour rencontrer
auprès d'elle d'autres gens ou pour ne lui adresser
que de rapides salutations et aller ensuite ailleurs.

Le cas le plus général est donc qu'un homme


fasse la cour à une femme, celle-ci le remarque à
ses visites fréquentes empreintes de distance et

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de respect. Par exemple, un homme s ' intéressant à
une femme auprès de laquelle il y a fréquemment des
veillées - il peut même demander à ses amis de susci¬
ter celles-ci - est toujours présent mais un peu
à l'écart et en silence. Cette attitude est considé¬
rée comme particulièrement discrète, mais tellement
discrète qu'elle est immédiatement identifiée comme
telle. Et si l'adultère est consommé, l'homme ne
paraît plus en public devant sa maîtresse, afin d'ê¬
tre encore plus discret - et tout le monde remarque
alors son absence.

Dans tous les cas que nous avons envisagés,


aucune notion de durée ou de répétition n'a été men¬
tionnée car ces facteurs sont variables, allant
d'une relation unique à un attachement de longue
durée qui peut parfois occasionner un remariage.

Dans les campagnes, l'adultère n'a pas le


caractère commercial qu'il a souvent en ville (5)
il est dû à une attirance réciproque. Il est attendu
de l'homme qu'il fasse quelques cadeaux à son amie,
et, éventuellement, à la mère de celle-ci ainsi que
quelques gratifications aux enfants qui transmettent
les messages ; mais ce fait, limité quantitativement,
n'est pas le but de la relation. Ici encore, les
habitudes urbaines, qui créent infiniment plus de
besoins financiers, se différencient de celles des
zones rurales. La prostitution, elle aussi, n'existe
qu'en ville, mais y compris dans les petites villes,
celles qui ont un marché important par exemple et
qui donc connaissent un certain passage.

Il existe un cas particulier d'adultère :


celui d'un homme qui veut se venger d'un autre homme
en ayant des rapports sexuels avec la femme de celui -

134
ci - ou avec toutes ses femmes, épouses ou maîtres¬
ses - tout en ne le lui laissant pas savoir mais
en rendant éventuellement - pas toujours - la chose
publique. C'est avant tout une satisfaction person¬
nelle, un sentiment de vengeance assouvie, dont il
s'agit et les relations ne sont alors généralement
qu'occasionnelles, voire uniques. L'ethnologue n'est
pas plus qu'une autre femme à l'abri de ces enjeux.

D'une manière générale, les conjoints des


amants ne sont jamais au courant de ces activités,
quelles qu'en soient leurs motivations, tant qu'un
scandale ne les oblige pas à réagir. Et i 1 est impos¬
sible à un homme ou à une femme de faire savoir à
son conjoint ou à son amant (e), à titre d'informa¬
tion ou dans un autre but, qu'ils ont d'autres rela¬
tions amoureuses. Le vrai scandale serait de le dire
plus que de le faire. Cette attitude de secret étant
considérée comme une forme de respect, l'honnêteté,
dans ce cas, ne serait pas comprise et ne serait
perçue que comme une provocation grave et une mani¬
festation de mépris. Même l'ethnologue ne peut se
permettre d'originalité dans ce domaine.

Le discours officiel de la société consiste


d'ailleurs à dire que l'adultère est peu fréquent
et que c'est une mauvaise chose. Si l'on ne séjourne
pas longtemps dans une région et si, pour une femme,
on n'apprend pas à filer le coton, on ne peut cons¬
tater la dichotomie qui existe entre le discours
de la société sur elle-même et les pratiques ré¬
elles. Il est difficile de dire si l'adultère chez
les Peuls est plus ou moins fréquent que chez les
autres populations qui sont leurs voisines et dans
l'ensemble des sociétés en général. La comparaison
et la classification seraient difficiles dans la me-

135
sure où, chez les Peuls, tout le monde est marié
jeune et remarié rapidement après veuvage ou divorce,
il n'y a donc place que pour la relation conjugale
et l'adultère ; aucune relation entre célibataires,
par exemple, n'est prévue par le système, ni même
entre veufs ou divorcés, la seule possibilité offi¬
ciel Je pour eux étant le remariage. La fréquence
apparente de l'adultère est par conséquent due avant
tout, à notre avis, au fait que la socialisation
de la sexualité n'offre officiellement que le maria¬
ge à tout âge (6). Les jeunes filles sont mariées
dès leur puberté ou peu après, les jeunes gens un
peu plus tard, mais généralement pas après vingt
ans (7). Ceux-ci, toutefois, ont peut-être une possi¬
bilité de relations sexuelles avant leur mariage:
avec la femme de leur frère aîné. En effet, le lévi-
rat est courant chez les Peuls (le sororat dont nous
connaissons quelques exemples est, lui, assez rare
(8)) : à une veuve est offerte la possibilité de
rester dans sa belle-famille et auprès de ses en¬
fants (patri locaux) en épousant un jeune frère du
défunt, généralement celui qui le suit immédiatement
en âge, même si celui-ci est déjà marié - et ceci
est une des formes de la polygamie. A défaut d'un
germain vrai ou tout au moins d'un agnat, il peut
s'agir d'un frère classif icatoire. Or, il est dit
que certains jeunes gens exercent auprès de la femme
de leur aîné une forme de chantage en la menaçant
de ne pas s'occuper d'elle plus tard, le cas échéant,
si elle refuse de répondre à leurs désirs. Ce phéno¬
mène n'est pas propre aux Peuls, il semble assez
répandu dans les sociétés léviratiques d'Afrique
et peut-être d'autres continents. Dans ce cas, le
mari n'est pas au courant et les relations se dérou-

136
lent préfèrent iel lement lorsqu'il est absent pour
quelque temps.

Si l'adultère est relativement fréquent, est-


il pour autant obligatoire ? Quels seraient le sta¬
tut et la réputation d'une femme qui au cours de
sa vie n'aurait jamais été courtisée (le mariage
passant, lui, par une organisation très codifiée
qui ne comprend pas de travaux d'approche indivi¬
duels) ? C'est presque impossible à envisager, même
si la femme a des handicaps physiques ou d'autres
inconvénients. Chez les Peuls, les hommes sont consi¬
dérés comme ne "laissant" pas les femmes, c'est-à-
dire comme les courtisant de manière systématique.
Il est aussi dit que chacun, homme ou femme, peut
trouver son équivalent dans l'autre sexe.

Si, pour une femme, il est peu vraisemblable


qu'elle ne soit jamais courtisée, qu'en est-il des
réponses qu'elle donne à ces sollicitations ? S'il
n'est pas vraiment attendu d'elle qu'elle n'y répon¬
de jamais, en revanche toute son éducation de femme
peule ou d'ethnologue la pousse à savoir avec qui,
où et comment elle peut pratiquer l'adultère. Et
son intelligence est mesurée à son maniement person¬
nel de la pulaaku. On dit d'une femme "o woodi hak-
kilu", littéralement "elle possède de l'intelligence"
quand elle sait adapter les prescriptions de la pu¬
laaku à ses choix personnels ou encore, en d'autres
termes, vivre sa vie sans pour autant gêner son en¬
tourage. Si, par exemple, une femme a des relations
sexuelles avec un homme qui s'en vante ensuite, on
dit d'elle qu'elle manque de discernement, "o an-
ndaa yimBe" , littéralement "elle ne connaît pas les
137
gens", c'est-à-dire qu'elle est assez stupide pour
faire confiance à n'importe qui. En revanche, "con¬
naître les gens" c'est faire preuve d'une qualité
très appréciée. La société demande donc aux femmes
beaucoup plus d'être intelligentes que d'être fidè¬
les à leurs maris. La référence à l'islam et à ses
prescriptions anti -adultère n'apparaissent dans le
discours des femmes que lorsqu'elles avancent en
âge. Chez les jeunes femmes, c'est le respect que
se doivent mutuellement les époux qui est mis en
avant, c'est-à-dire le fait de cacher ce qui doit
être caché.

Nous n'avons traité que de relations hétéro¬


sexuelles car, par rapport à notre sujet qui est
féminin et rural, ce sont les seules qui paraissent
pertinentes. En revanche, il est périodiquement rap¬
pelé que l'islam prohibe l'homosexualité masculine
et nous connaissons quelques hommes qui se travestis¬
sent en femmes pour danser, qui sont connus comme
travestis et fortement raillés sur ce sujet par leurs
parents à plaisanterie : ces éléments sont les seuls
qui puissent nous faire penser à l'existence de l'ho¬
mosexualité masculine dans les campagnes. En ville
et en milieu pluri-cul turel, la situation est fort
différente : l'homosexualité féminine est parfois
mentionnée, quant à celle des hommes, elle est niée
dans le discours, mais présente, surtout sous forme
de clientélisme général auprès d'hommes plus âgés.
Dans les milieux urbains, présentés comme les lieux
de toutes les perversions importées par l'Occident,
la prostitution et diverses formes atténuées de véna¬
lité existent pour les deux sexes dans l'homosexua¬
lité comme dans l'hétérosexualité et le statut de"gi-
1J8
golo" n'est pas sans adepte.

Mentionnons enfin une forme d'adultère utili¬


taire : lorsqu'une femme n'a pas d'enfant, avant
de conclure à sa propre stérilité, elle essaie d'au¬
tres partenaires que ce soit dans le cadre d'un re¬
mariage ou dans celui de l'adultère. Cette attitude
peut même être organisée par le couple en commun
accord, un ami du mari prêtant alors ses services
sexuels (9). C'est la technique peule de l'insémina¬
tion naturelle.

Car les questions de paternité ne sont pas


un handicap à l'adultère : c'est le mari d'une fem¬
me qui est le père officiel des enfants de celle-
ci même si la procréation a, à l'évidence, eu lieu
lors d'une absence de longue durée de l'homme. Dans
ce dernier cas, les rapports entre une femme et son
mari pourraient être détériorés mais celui-ci n'au¬
rait pas le droit social et moral de désavouer sa
paternité. L'attitude générale des hommes est, de
toute façon, de souhaiter des enfants, ceux-ci ne
sont contestés par personne et la paternité sociale
est toujours plus importante que la parenté biolo¬
gique réelle (10).

Quant aux aspects techniques des relations


sexuelles, ils sont aussi commentés à la manière
peule. Ainsi le plaisir sexuel féminin par rapport
à celui 'du partenaire masculin est traité dans le
petit conte suivant : pour mesurer l'intensité du
plaisir d'une femme et d'un homme durant leurs rela¬
tions sexuelles, on demande à chacun d'eux de tenir
pendant celles-ci un poussin dans la main, ensuite
les poussins sont examinés, celui qui était dans
la main de l'homme est abasourdi mais se remet sur

139
pied, quant à celui que tenait la femme, il est mort,
viscères éclatés. On dit aussi d'un homme très fou¬
gueux ou très épris de sa partenaire qu'il en a "mor¬
du ses bracelets" (les femmes portent d'énormes bra¬
celets en argent ou en cuivre). Enfin, la compétence
sexuelle des hommes est commentée par les femmes,
conversation qui se termine généralement par l'ex¬
pression d'un adage peul, qui peut s'appliquer aussi
à d'autres domaines, "woBBe anndii, woBBe anndaa" ,
"certains savent, d'autres pas". Notre groupe de
coton a, pour nous, infirmé l'idée largement répan¬
due en Afrique comme en Europe selon laquelle l'a¬
mour rural serait par trop rustique.

Y a-t-il pour l'ethnologue femme un intérêt


ethnographique à l'adultère ? Plus que l'acte lui-
même, nous pensons que ce sont les conditions de
sa réalisation qui sont porteuses d'information sur
la société et indicatives du degré d'intégration
dans celle-ci. Un certain niveau de maniement de
la langu<e est requis pour recevoir des messages fur¬
tivement chuchotés. Seule une connaissance non négli¬
geable de la pulaaku permet de comprendre qu'une
distance respectueuse ostensible est une forme de
drague. C'est grâce à la pratique des formes locales
de la communication qu'il est possible de savoir
où se trouve le conjoint de chacun sans avoir l'air
de s'y intéresser particulièrement (une enquête sur
l'alliance peut atteindre le même objectif). Car
les hommes peuls testent les femmes : elles ne sont
respectables, ethnologue comprise, que si elles-
mêmes respectent la pulaaku.

L'adultère est donc - dans l'intérêt de l'ethno-

140
graphie - à déconseiller à l'arrivée sur le terrain.
Il faut en effet établir auparavant sa filiation
et faire son éducation. Le temps passant, l'ethno¬
logue, comme les autres femmes, est constamment tes¬
tée sur ce point par les hommes et, pour elle, c'est
aussi un test personnel de sa compréhension de la
société peule et de son degré d'adaptation à celle-
ci ; des tests progressifs peuvent alors jalonner
son séjour sur le terrain. Mais l'adultère lui-même
apprend moins que les conversations de coton et leurs
commentaires sur les adultères des autres : on y
est, en tout cas, moins bavard. Et la sexualité na-
saara se présentant comme relevant de l'individuel,
il reste que c'est à chaque ethnologue de décider
si l'adultère n'est qu'un plaisir, éventuellement
superflu, ou si c'est aussi un devoir ethnographique.

Les habitudes ethnologiques ont donné une


grande place à l'étude du discours, des lois, des
srtuctures. Ce texte voudrait montrer combien les
pratiques réelles et les coulisses des structures
officielles sont elles aussi pertinentes pour com¬
prendre le fonctionnement de la société. Et il est
amusant de constater que quel que soit le point de
départ d'une réflexion, l'ensemble du fonctionnement
de la société apparaît soit sous forme de données
contextuelles indispensables à la compréhension du
propos soit sous forme de liaisons logiques qui s'en¬
chaînent les unes aux autres. Ainsi, l'adultère est
une introduction possible à l'exposition de la filia¬
tion, de l'alliance, de la résidence, mais il ne
pourrait pas être un thème de début d'enquête car
il ne fait pas partie du discours officiel de la
société sur elle-même.
141
Concluons sur le fait que le maniement de
la parenté à plaisanterie, la participation aux veil¬
lées, aux soirées musicales, aux groupes de fileuses,
aux réunions autour du thé en ville ont fait, pour
nous, tout le charme de nos longs séjours sur le
terrain, et, s 'ajoutant à nos enquêtes formelles
sur le peuplement, l'espace, l'organisation foncière,
etc., ont fait beaucoup pour notre connaissance de
la société peule. Cette connaissance ne sera heureu¬
sement jamais achevée, d'autant moins que la varié¬
té et la dispersion des groupes peuls permettent
la nomadisation à but scientifique. Nous n'avons
donc pas fini de filer le coton et, plus tard, nous
pourrons peut-être traiter de l'importance des in¬
terdits religieux concernant l'adultère, say Alla\

Dan i <è l <3 KINTZ

142
NOTES

(1) Sur ce sujet, on pourra se reporter avec intérêt


à l'étude d'un cas congolais de dépassement de cet¬
te dichotomie : ANNIE LE PALEC, Le lieu du père
pour des femmes sans homme , à paraître in L' ethno¬
graphie .
(2) Le pluriel narratif nous a toujours beaucoup amusée
et dans le cas présent nous l'employons dans l'hi¬
larité.
(3) Sur la fonction de mawDo laawol pulaaku, cf.
àDANIELE
paraître
KINTZ,
in L' ethnographie
Les voies peules
. de l'exception ,

(4) Un Peul proprement dit ne peut pas être plus confon¬


du avec un descendant de captifs que V. Giscard
d'Estaing avec H. Krasucki. Il existe des équiva¬
lences peules à l'élocution précieuse et à la
casquette-marque de classe. Les différences de com¬
portement sont, dans la société peule, plus grandes
que les variations dans l'apparence physique.
(5) Cf. en particulier les études de CLAUDINE VIDAL
sur la Côte d'Ivoire.
(6) En revanche, chez les WoDaaBe du Niger, qui font
partie du groupe peul, MARGUERITE DUPIRE fait
état de la grande 1 iberté sexuelle des jeunes gens enco¬
re célibataires, Peuls nomades , Travaux et mémoires
de l'Institut d'ethnologie n°64, Paris, 1962.
(7) A l'inverse, des populations voisines des Peuls,
comme les Mossi du Burkina Faso , pratiquent un ma¬
riage masculin tardif (entre vingt-cinq et trente
ans) et des relations pré-conjugales organisées.
CF. SUZANNE LALLEMAND, Une famille mossi , Recher¬
ches voltaïques n°17, Paris-Ouagadougou, 1977, et
particulièrement le chapitre IV, Les relations amou¬
reuses hors mariage, pp 123-153.
(8) Cf. l'étude comparative de MARGUERITE DUPIRE, Or¬
ganisation sociale des Peul , Pion, Paris, 1970,
et particulièrement le chapitre II, première sec¬
tion, Succession des veuves et attitude envers le
sororat, pp 54-61.
(9) ibid. , p. 155.
(10) Cf. DANIELE KINTZ, Ce que disent les anthroponymes
peuls , Langage et société n°36, Paris, 1986.

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