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Kintz Danièle. De l'art peul de l'adultère. In: Bulletin de l'Association française des anthropologues, n°29-30, Septembre-
décembre 1987. L'ethnologue et son terrain : Tome I. pp. 119-143;
doi : https://doi.org/10.3406/jda.1987.1360
https://www.persee.fr/doc/jda_0249-7476_1987_num_29_1_1360
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sont les facteurs qui ont présidé au choix du titre
de notre article. Et si nous avons retenu l'adul¬
tère, c'est parce qu'en réponse au thème proposé
par l'Association française des anthropologues Les
terrains des hommes et des femmes . Leurs rapports
avec les hommes et les femmes de leurs terrains ,
ce sujet correspond bien à la possibilité de compor¬
tement offerte à la femme ethnologue sur son terrain
peul, puisqu'elle est considérée comme une femme
mariée ailleurs. La seule autre attitude possible
quant aux domaines de l'affectivité et de la sexua¬
lité est celle de l'abstinence complète qui est in¬
terprétée soit comme une bizarrerie personnelle soit
comme une forme de mépris de nasaara pour le milieu
peul, ou tout au moins pour les Peuls ruraux. Une
fois la filiation établie, un mariage pourrait s'or¬
ganiser - si le mari d'ailleurs n'existe pas ou s'il
n'apparaît jamais - avec des enfants et du bétail,
et les enquêtes entreprises de longue date pour¬
raient sans doute se poursuivre, à la condition
qu'elles ne portent pas spécifiquement sur les
beaux-parents directs ; ce serait alors une immigra¬
tion plus qu'un terrain, qui, toutefois, ne serait
pas obligatoirement définitive, la mobilité conju¬
gale étant grande. Il nous a été explicitement de¬
mandé de nous marier au village "pour au moins y
laisser un enfant", les enfants étant à la charge
de la famille du père en cas de départ de la mère.
Mais il est possible, quoique délicat, de s'en tenir
au bétail qui, lui, peut être la propriété des fem¬
mes comme des hommes.
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nombre d'autres populations, et il traite toujours
de l'adultère des autres sauf lorsqu'un scandale
éclate, c'est-à-dire lorsque la pulaaku n'a pas été
respectée ou qu'elle peut prêter à des interpréta¬
tions divergentes lors de situations particulières
et qu'une compensation doit être apportée. La pu¬
laaku est directement concernée par les manquements
aux règles de l'adultère, ainsi le mawDo laawol
pulaaku, qui au Niger et au Nigéria guide les grou¬
pes de transhumants en saison des pluies, est res¬
ponsable non seulement des questions pastorales
(abreuvement, pâture, trajets, etc. ) mais aussi du
bon comportement de ses jeunes bergers vis-à-vis
des femmes peules rencontrées et, en particulier,
du fait qu'ils ne recherchent pas celles-ci d'une
façon trop voyante qui pourrait être gênante pour
elles-mêmes et tout leur entourage, la réputation
du groupe de bergers et de son milieu d'origine en
dépendant. Le titre de mawDo laawol pulaaku pourrait
être traduit par maître de la voie peuler voie ( laa¬
wol ) ayant le même double sens en peul et en fran¬
çais de chemin matériel et de ligne spirituelle (3).
Outre la responsabilité officielle du mawDo laawol
pulaaku et outre les cas de conflits, le mode sur
lequel est traité l'adultère - celui des autres
donc - est gai : les contes en parlent souvent, les
chansons aussi. Les plaisanteries sont innombrables,
particulièrement entre parents à plaisanterie - grou¬
pe dont fait partie l'ethnologue, comme des autres
catégories de parents, en fonction de son ascendance
acquise (l'exercise de la parenté à plaisanterie
est utile pour l'accession à un niveau de langue
multiforme) - et dans divers groupes réunissant les
deux sexes, c'est-à-dire durant les veillées, fré-
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quentes autour de l'ethnologue et durant les nuits
musicales (calebasses, flûtes et chants dans le sa¬
ble à l'écart des habitations). Mais les moments
peut-être les plus instructifs sur l'adultère fémi¬
nin sont les conversations entre femmes qui s'orga¬
nisent souvent autour d'une activité commune : pi-
lage du mil, puisage, tressage de couvercles de cale¬
basses, de nattes, séances de coiffure et surtout
filage du coton. Cette dernière activité s'effectue
aux heures les plus chaudes de la journée dans la
maison d'une des fileuses. Une femme a son groupe
de coton attitré dans lequel se réunissent quelques
amies intimes et quelques proches parentes, généra¬
lement de quatre à huit personnes, et si elle ne
s'y rend pas tous les jours, elle y va fréquemment
surtout lorsqu'il y a quelque chose à commenter.
Pour l'ethnologue, ce sont un lieu et un moment
idéaux pour apprendre à filer le coton, parfaire
son maniement du peul, si ce n'est pas sa langue
maternelle, et apprendre à respecter la pulaaku.
C'est donc à nos amies de notre groupe de coton,
qui nous mettent au courant de tout ce que nous a-
vons manqué dans notre village du nord du Burkina Fa~
so lors de nos retours vers Paris, que nous dédions
cet article en espérant ne trahir de leurs secrets
que ce qu'elles voudraient bien en dire sur d'autres
et en faisant ainsi un exercice de pulaaku consis¬
tant, dans le cas présent, à parler d'un sujet tout
en taisant l'essentiel de ce que l'interlocuteur,
ou le lecteur, voudrait savoir et en lui laissant
penser que si les informations données ne suffisent
pas à lui faire comprendre la nature des choses,
c'est que, peut-être, il aurait pu porter un peu
plus d'attention à sa culture.
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Le mariage est commenté beaucoup plus en ter¬
mes relevant de l'ordre social que de celui de l'a¬
mour - le premier mariage est arrangé par les famil¬
les dès la naissance des filles ou très tôt dans
leur enfance - en revanche, les thèmes de l'amour
et de l'adultère sont confondus. C'est ainsi que
pour exprimer l'adultère, on emploie des termes déri¬
vés du verbe yiiDude qui est aussi générique que
le français aime r et du nom yiigo qui a les mêmes
sens divers que le français ami. Un autre groupe
de termes est intéressant à signaler : le verbe hoo-
wude et son nominal dérivé koowgal signifient dans
certains dialectes du peul respectivement épouser
et mariage ( fulfulde du Burkina Faso), d'autres va¬
riantes dialectales ( pulaar du Sénégal) réservant
l'emploi de ces mots à la désignation grossière de
l'acte sexuel. Ce type de glissement sémantique est
fréquent dans la langue peule et il pose des diffi¬
cultés diplomatiques au Peul et à l'ethnologue qui
séjournent ou voyagent dans les différents groupes
peuls dont l'aire d'extension est si vaste ; c'est
aussi la matière d'un grand nombre de plaisanteries
à support dialectologique. Koowo, de même racine
que hoowude, désigne l'amant dans les dialectes cen¬
traux.
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à la société peule globale mais, en même temps, au
groupe des descendants de captifs ou des artisans
castés pourrait ne pas être classée dans les rimBe,
en particulier si elle fait partie des griots ou
des forgerons, catégories à marque sociale forte,
plus forte sans doute que celle de nasaara. L'endo-
gamie, même celle de l'adultère, est totale à l'inté¬
rieur des différentes catégories sociales constitu¬
tives de l'ensemble peul. L'ethnologue n'a donc ac¬
cès, en règle générale, qu'aux hommes libres qui,
toutefois, représentent environ la moitié du groupe
masculin (4). Les mariages entre les différentes
catégories sont impossibles sauf dans un seul cas :
un homme peul épousant sa propre captive, ou plus
exactement la descendante des captifs de ses aïeux,
mais ce cas est rare, surtout pour un premier mariage,
et impossible, de toute façon, entre une femme d'ori¬
gine libre, ou une ethnologue, et un descendant de
captifs ou un artisan casté. En cas de transgression
de cet interdit très fort - nous avons entendu parler
de cette transgression comme hypothèse d'école, ja¬
mais comme cas réel - c'est l'homme d'origine captive
qui serait violemment battu par les membres de son
groupe. Quant à la réprobation pesant sur la femme,
elle pourrait la forcer à quitter son lieu de vie
et, en ce qui concerne l'ethnologue, l'empêcher de
poursuivre son travail. Les grandes catégories d'hom¬
mes interdits étant fixées, il reste que la femme
peule, ou l'ethnologue, en congé chez ses parents
se trouve dans un milieu où la plupart des hommes
vivent avec leurs femmes, où les activités se dérou¬
lent soit en groupe soit en public et que son propos
au cours de ses vacances ou de ses enquêtes n'est
pas d'engendrer la pagaille et la zizanie dans son
l?t.
entourage : l'homme idéal est donc celui qui est
entre deux mariages, après un divorce ou un veuvage,
ou un homme de passage dans les environs, un transhu¬
mant par exemple qui a quelques moments de loisirs
entre ceux qu'il consacre à ses troupeaux. Les mara¬
bouts en déplacement font parfois aussi des ravages
mais il est de bon ton d'aborder cette question sans
insister (dans les groupes de coton, 1 ' intercompré¬
hension est si rapide et si codée que l'insistance
est inutile), tout le monde sachant que le Coran
- qui interdit l'adultère - n'est pas toujours faci¬
le à respecter •
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le plus souvent complice et c'est envers elle que
l'homme candidat fait une sorte de cour, moins ca¬
chée que vis-à-vis de sa fi] le, en lui offrant quel¬
ques cadeaux et en allant bavarder avec elle. Les
jeunes frères et soeurs, les frères surtout, sont
aussi complices : ce sont eux qui portent les mes¬
sages fixant les rendez-vous et donnent des nouvel¬
les, ils sont souvent aussi chargés de petits cadeaux
pour leur soeur aînée. Rappelons que les Peuls ont
la possibilité d'être polygames, selon l'islam auquel
ils appartiennent tous et selon, sans doute, les
traditions africaines antérieures à l'islamisation
dont la généralisation chez eux date du début du
19e siècle. Toutefois, la plupart des Peuls ruraux
n'ont qu'une seule femme, parfois deux, et les hom¬
mes qui ont trois et même quatre femmes, comme le
Coran le leur permet, sont généralement des citadins,
marabouts ou commerçants ; il est rare que les fonc¬
tionnaires aient eux aussi plus de deux femmes. Mais
du fait des remariages systématiques après un veu¬
vage ou un divorce et du fait qu'un homme puisse
éventuellement épouser une femme de n'importe quel
âge à partir de la puberté, il y a parfois de gran¬
des différences d'âge entre les enfants sinon ger¬
mains du moins agnatiques. Une femme mariée en va¬
cances chez ses parents retrouve donc souvent des
petits frères et soeurs ; si elle n'en a pas, tout
frère classif icatoire peut remplir les mêmes fonc¬
tions. Rappelons aussi que dans l'ensemble de l'Afri¬
que, les cadets rendent des services aux aînés et
leur servent de messagers.
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gne d'affection. Un mari passant par là feint de
ne rien voir.
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le peut avoir une maison personnelle dans la cour
de son père, cas fort rare pour une autre femme peu-
le qui serait momentanément sans mari.
Qu'en est-
il du domicile de l'amant ? Si c'est
un transhumant, par définition, il n'en a pas, il
a éventuellement un logeur dans un village auprès
duquel il dépose quelques affaires et avec lequel
il mange occasionnellement, mais il lui est très
difficile de se sentir là suffisamment à l'aise pour
y faire venir sa maîtresse. S'il est chez lui, sa
femme y est souvent aussi car les jeunes célibataires
n'acquièrent une maison personnelle qu'à leur mariage,
auparavant ils dorment avec des camarades de leur
classe d'âge dans des conditions très précaires,
dans une case abandonnée par exemple. Même si la
femme de l'amant est absente, l'adultère de l'homme
à son domicile, qui est en même temps le domicile
conjugal, est jugé délicat. D'une manière générale,
une femme se déplace rarement chez un amant, cela
ne correspondrait pas à l'idée qu'elle se fait de
sa dignité. Ajoutons qu'il n'y a pas dans les mi¬
lieux ruraux de lieux d'adultère de louage comme
il en existe en grand nombre dans la plupart des
villes de l'Afrique de l'ouest.
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ces conditions, il est évidemment impossible aux
amants de passer toute la nuit ensemble, l'homme
n'est censé rejoindre sa maîtresse qu'après que tout
le monde se soit endormi et il doit repartir bien
avant le lever du soleil. L'heure de l'adultère ru¬
ral se situe donc majoritairement entre minuit et
quatre heures du matin (on peut en revanche dormir
en milieu de journée). Nous écrivons "adultère rural"
car en ville l'adultère se pratique plus souvent
dans la journée, l'organisation du travail et des
allées et venues étant différente.
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de respect. Par exemple, un homme s ' intéressant à
une femme auprès de laquelle il y a fréquemment des
veillées - il peut même demander à ses amis de susci¬
ter celles-ci - est toujours présent mais un peu
à l'écart et en silence. Cette attitude est considé¬
rée comme particulièrement discrète, mais tellement
discrète qu'elle est immédiatement identifiée comme
telle. Et si l'adultère est consommé, l'homme ne
paraît plus en public devant sa maîtresse, afin d'ê¬
tre encore plus discret - et tout le monde remarque
alors son absence.
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ci - ou avec toutes ses femmes, épouses ou maîtres¬
ses - tout en ne le lui laissant pas savoir mais
en rendant éventuellement - pas toujours - la chose
publique. C'est avant tout une satisfaction person¬
nelle, un sentiment de vengeance assouvie, dont il
s'agit et les relations ne sont alors généralement
qu'occasionnelles, voire uniques. L'ethnologue n'est
pas plus qu'une autre femme à l'abri de ces enjeux.
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sure où, chez les Peuls, tout le monde est marié
jeune et remarié rapidement après veuvage ou divorce,
il n'y a donc place que pour la relation conjugale
et l'adultère ; aucune relation entre célibataires,
par exemple, n'est prévue par le système, ni même
entre veufs ou divorcés, la seule possibilité offi¬
ciel Je pour eux étant le remariage. La fréquence
apparente de l'adultère est par conséquent due avant
tout, à notre avis, au fait que la socialisation
de la sexualité n'offre officiellement que le maria¬
ge à tout âge (6). Les jeunes filles sont mariées
dès leur puberté ou peu après, les jeunes gens un
peu plus tard, mais généralement pas après vingt
ans (7). Ceux-ci, toutefois, ont peut-être une possi¬
bilité de relations sexuelles avant leur mariage:
avec la femme de leur frère aîné. En effet, le lévi-
rat est courant chez les Peuls (le sororat dont nous
connaissons quelques exemples est, lui, assez rare
(8)) : à une veuve est offerte la possibilité de
rester dans sa belle-famille et auprès de ses en¬
fants (patri locaux) en épousant un jeune frère du
défunt, généralement celui qui le suit immédiatement
en âge, même si celui-ci est déjà marié - et ceci
est une des formes de la polygamie. A défaut d'un
germain vrai ou tout au moins d'un agnat, il peut
s'agir d'un frère classif icatoire. Or, il est dit
que certains jeunes gens exercent auprès de la femme
de leur aîné une forme de chantage en la menaçant
de ne pas s'occuper d'elle plus tard, le cas échéant,
si elle refuse de répondre à leurs désirs. Ce phéno¬
mène n'est pas propre aux Peuls, il semble assez
répandu dans les sociétés léviratiques d'Afrique
et peut-être d'autres continents. Dans ce cas, le
mari n'est pas au courant et les relations se dérou-
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lent préfèrent iel lement lorsqu'il est absent pour
quelque temps.
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pied, quant à celui que tenait la femme, il est mort,
viscères éclatés. On dit aussi d'un homme très fou¬
gueux ou très épris de sa partenaire qu'il en a "mor¬
du ses bracelets" (les femmes portent d'énormes bra¬
celets en argent ou en cuivre). Enfin, la compétence
sexuelle des hommes est commentée par les femmes,
conversation qui se termine généralement par l'ex¬
pression d'un adage peul, qui peut s'appliquer aussi
à d'autres domaines, "woBBe anndii, woBBe anndaa" ,
"certains savent, d'autres pas". Notre groupe de
coton a, pour nous, infirmé l'idée largement répan¬
due en Afrique comme en Europe selon laquelle l'a¬
mour rural serait par trop rustique.
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graphie - à déconseiller à l'arrivée sur le terrain.
Il faut en effet établir auparavant sa filiation
et faire son éducation. Le temps passant, l'ethno¬
logue, comme les autres femmes, est constamment tes¬
tée sur ce point par les hommes et, pour elle, c'est
aussi un test personnel de sa compréhension de la
société peule et de son degré d'adaptation à celle-
ci ; des tests progressifs peuvent alors jalonner
son séjour sur le terrain. Mais l'adultère lui-même
apprend moins que les conversations de coton et leurs
commentaires sur les adultères des autres : on y
est, en tout cas, moins bavard. Et la sexualité na-
saara se présentant comme relevant de l'individuel,
il reste que c'est à chaque ethnologue de décider
si l'adultère n'est qu'un plaisir, éventuellement
superflu, ou si c'est aussi un devoir ethnographique.
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