Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Africanistes
Olivier de Sardan Jean-Pierre. Esclavage d'échange et captivité familiale chez les Songhay-Zerma. In: Journal de la Société
des Africanistes, 1973, tome 43, fascicule 1. pp. 151-167;
http://www.persee.fr/doc/jafr_0037-9166_1973_num_43_1_1710
PAR
Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN
* Cette étude a été rédigée pour un ouvrage collectif « Slavery, wardship and serfdom in Africa », éd. par S. Miers
et I. Kopytoff, à paraître.
152 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
sont le plus souvent valables pour l'ensemble de la « civilisation » Songhay-Zerma.
Celle-ci, en effet, bien que recouvrant des groupes très divers, offre une unité
indéniable, en ce qui concerne tant les structures sociales que le système culturel. Citons
en vrac : patrilinéarité et virilocalité ; islam généralisé et danses de possession ;
unités politiques constituées de petites chefferies héréditaires, indépendantes ;
absence d'initiation et de système lignager structuré ; langue commune, etc.
On peut distinguer trois groupes principaux :
1) D'un côté, les Songhays {Soyay) proprement dits, disséminés le long du Niger
entre le lac Débo et Tillabéri, ainsi qu'à l'intérieur de la boucle du fleuve (le Gourma),
de Hombori à Téra. Ils portent des noms divers suivant les régions (koro boro, tondi
kado, sofjay), dont certains désignent des sous-groupes particuliers : arma,
descendants des soldats marocains ; sorko, pêcheurs ; kurtey, pirates du fleuve d'origine
Peul ; wogo, riziculteurs des îles en aval d'Ansongho...
2) Les Zermas (jerma), installés à l'est du fleuve, entre Niamey et le pays Haoussa.
La tradition en fait un groupe ayant fui l'empire du Mali pour descendre
progressivement vers leur habitat actuel. Eux aussi étaient organisés sur une base
essentiel ement villageoise, en de multiples chefferies ; mais à la fin du siècle un début de
centralisation assurait au zermakoy, chef zerma de Dosso, une relative hégémonie.
3) Les dendi forment un îlot Songhay à la frontière actuelle du Niger et du
Dahomey. Il s'agit soit des descendants de la résistance Songhay à la conquête marocaine
qui ont tenté de perpétuer loin au Sud l'empire des Askyas, soit de Songhays de Gao
ayant, plus tardivement, fui les Touaregs l.
La situation politique à la veille de la colonisation française n'avait donc aucun
rapport avec les fastes, la puissance et l'étendue de l'empire Songhay que tarikhs et
voyageurs ont décrits. Les Songhays et Zermas étaient divisés en de nombreuses
unités politiques, regroupant de un à dix villages en moyenne, dont les chefs devaient
pour la plupart payer tribut aux Touaregs, qui étaient les véritables maîtres du pays.
Au sud-est, l'empire de Sokoto avait un moment vassalisé le pays zerma ; en outre
les Peuls étaient installés à l'ouest de Say, d'où l'un des leurs, le marabout Maha-
man Jobbo exerçait une influence morale considérable sur la vallée du fleuve jusqu'à
Tillabéri. D'autres groupes Peuls s'étaient d'autre part intégrés aux Songhays, en
particulier dans la région de Gao (gabeero, bazi borey, etc.).
Les contacts étaient donc nombreux entre Songhays, Peuls et Touaregs. Il y avait
entre eux un minimum de langage social commun au delà de leurs traditions,
structures, et modes de vie respectifs. En particulier, en ce qui concerne les captifs, la
traduction était aisée d'un système à l'autre : quels que soient les statuts différents
des captifs chez les Peuls, les Touaregs et les Songhays, la compatibilité manifeste
des systèmes respectifs assurait une même définition globale de l'esclavage.
L'analyse présentée ici, qui concerne essentiellement les Songhays, vise, à travers
l'étude des formes concrètes de l'esclavage chez ces derniers, à dégager les bases
d'un système social présent, sous d'autres formes, dans les ethnies voisines.
Nous utiliserons provisoirement les termes captifs, captivité, servilité, esclave,
esclavage, de façon indifférenciée : nous ne voulons pas être enfermé prématurément
1. En ce qui concerne les structures et l'histoire des différents groupes Songhay et Zerma, se reporter aux
ouvrages suivants :
— Songhay : Rouch, 1953 et 1954 ; Olivier de Sardan, 1969 a et b.
— Zerma et Dendi : Ardant du Picq, 1933 ; Perié et Sellier, 1950.
Société des Africanistes.
154 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
dans un débat de type nominaliste, le contenu des relations étant préalable à leur
désignation.
Avant de détailler les divers aspects de la condition servile, il est nécessaire d'en
tracer un bref tableau d'ensemble.
Les Songhays s'appuient sur une bi-partition radicale de la société entre hommes
libres (borcin) et captifs (banya). Contrairement aux autres populations du Soudan
occidental, les dites « castes » d'artisans n'ont pas de nom générique commun, et ne
constituent pas une « troisième catégorie ». Elles sont en général rangées parmi les
banya, les esclaves.
Nous ne traiterons pas ici de ce problème : d'une part, la seule véritable caste
(endogame) est constituée par les forgerons ; pour les autres métiers manuels (comme
d'ailleurs pour les spécialistes du savoir social — généalogistes — , ou religieux —
magiciens, prêtres — ), il s'agit plutôt de lignées, la filiation nécessaire n'étant pas
assortie d'endogamie ; d'autre part la discussion de ce problème nous entraînerait
fort loin, et ne peut se faire que sur une base régionale et comparative.
Cette division est de nature idéologique. Elle ne préjuge pas du statut concret des
membres de l'un ou l'autre groupe. Les subdivisions internes à chaque catégorie sont,
dans la pratique, tout aussi importantes.
— Chez les hommes libres, les nobles (koy izey) s'opposent au commun (talaka).
Les koy izey, littéralement « fils de chef », sont tous ceux qui pourraient
théoriquement accéder à la chefferie {koy tare), tous ceux donc qui appartiennent à la « maison »
régnante. Ce terme de maison est plus approprié dans la mesure où il n'existe pas
chez les Songhay d'organisation lignagère véritable, structurant l'ensemble de la
soc iété. Certes la chefferie se transmet au sein d'une même lignée paternelle ; mais
celle-ci n'a ni nom spécifique, ni interdit dans la grande majorité des cas. Quant aux
hommes libres exclus de la chefferie, ils sont regroupés sous le terme générique de
talaka, emprunté au haoussa к
— Parmi les captifs (banya ou tam), le captif « autonome » (horso) s'oppose au
cire banya, littéralement le sous-captif, ou captif inférieur. L'esclave de traite n'a
pas d'appellation spécifique 2. En fait le cire banya représente l'insertion encore
provisoire du captif de traite, «étranger» (acheté ou razzié), dans la société. Affecté
aux tâches domestiques ou productrices, il n'a aucun droit, et peut être donné ou
vendu. Le horso, par contre, est au minimum l'arrière petit-fils d'un esclave né dans
la maison des maîtres. Autrement dit, un cire banya, s'il reste au service d'une même
famille, devient horso à la 3e génération. Il acquiert dès lors une autonomie
importante, ne peut plus être vendu, et reste lié à son maître par une série de prestations
de type « familial ».
Ceci représente le schéma théorique. Nous verrons qu'il comporte en fait diverses
variantes. Mais il faut signaler, pour terminer cet aperçu, le statut particulier de la
femme esclave. Elle est toujours désignée par le seul terme de kotjo, bien qu'elle
puisse être ou cire banya ou horso. D'autre part, si elle est épousée par un noble,
elle devient wahay, statut qui comporte les droits de l'homme libre, du moins si
1. Talaka et alfukaru sont deux termes actuellement utilisés de façon indifférente pour désigner les « pauvres >.
Bien qu'il y ait, suivant les informateurs, des interpretation» variables et souvent contradictoires, l'acception
que nous donnons ici de talaka pour la période pré-coloniale semble la plus utilisée pour désigner une réalité : les
simples hommes libres, en tant que privés du pouvoir.
2. Parfois tant semble réservé au captif de traite. Mais cet usage est loin d'être généralisé.
ESCLAVAGEET CAPTIVITÉ CHEZ LES SONGHAY-ZERMA 155
elle donne des enfants à son mari et maître. Ces derniers sont également libres, mais
peuvent toujours faire l'objet de l'appellation particulière de wahay izey, fils de wahay.
Idéologie et captivité.
Autant la différence de statut entre captif de traite et horso est nette, autant au
niveau idéologique elle s'abolit, à certains niveaux, dans l'opposition captif /homme
i6o SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
MÉCANISME FORME
DE CONTRÔLE DE REPRODUCTION SOCIALE
libre. Bien que le horso puisse obtenir une condition analogue à celle d'un cadet libre,
il se trouve par rapport à lui de l'autre côté d'une barrière infranchissable, et rejeté
dans le même camp que le vulgaire esclave-marchandise.
Toute une série de stéréotypes s'appliquent en effet à l'ensemble des banya.
Manifestement produits par les couches dominantes, ils sont souvent intériorisés par la
population captive elle-même. Ces stéréotypes portent à la fois sur le domaine
physique et psychologique
Ainsi on dit d'un captif qu'il se reconnaît à sa simple apparence. Il a le cou gros,
les oreilles petites et mal formées, la peau rugueuse, les muscles durs, les ongles épais,
les doigts noueux et tordus, la démarche balourde... L'homme libre sera investi des
caractéristiques inverses : finesse, harmonie, douceur.
Il est frappant de constater que le modèle anthropologique affecté aux hommes
libres se rapproche des deux ethnies dominantes de la région (Touareg et Peul), qui
le revendiquent d'ailleurs comme leur. Mais les nobles Songhay l'ont repris à leur
compte, comme s'il y avait une solidarité nécessaire entre les nobles, cherchant ainsi
à justifier leur propre supériorité à partir de « l'image de marque » des groupes
hégémoniques. La contradiction avec la réalité n'empêche pas l'utilisation de ces
stéréotypes, dans la mesure où tout se situe dans la sphère idéologique. Il s'agit de
trouver une légitimation naturelle à la sujétion d'un groupe à l'autre, d'une classe
à l'autre.
Le principe même d'une différence « de nature » entre le captif et le noble est au
cœur de l'idéologie de la captivité, bien qu'il rentre d'emblée en contradiction avec
la pratique sociale : on sait bien, et l'expérience le prouve chaque jour, que la
réduction en captivité procède des seules lois de la guerre et du hasard. Mais tant
l'interdiction de mariage avec les femmes libres que l'origine nécessairement lointaine des
anciens hommes libres razziés (les voisins étant rendus contre rançon), en général
issus d'autres ethnies, renforcent une fiction d'autant plus nécessaire que le recours
aux ancêtres et l'utilisation des généalogies sont à la base du pouvoir. Le pouvoir
n'est pas seulement celui des nobles (apparentés à la chefferie) sur le reste de la
population, c'est tout autant celui de l'ensemble des hommes libres sur les captifs. Tous
deux, s'exerçant dans le cadre social de la famille (par opposition aux appareils
d'état spécifiques de formations politiques plus étendues), font de la filiation le
principe de légitimité. Autrement dit les lois de la reproduction naturelle apparaissent
comme les lois de la reproduction sociale. Nobles, hommes libres et horso se
reproduisent en tant que catégories sociales respectives par le simple jeu de la descendance.
ESCLAVAGEET CAPTIVITÉ CHEZ LES SONGHAY-ZERMA l6l
Ce mécanisme fournit un support facile à l'idéologie pour postuler une sorte «
d'hérédité des caractères acquis », et justifier les différences physiques et psychologiques
entre ces groupes. En retour, de tels stéréotypes renforcent le mécanisme de
reproduction cloisonnée et l'endogamie nécessaire des captifs et des hommes libres.
Au niveau « psychologique », la division est tout aussi nette. Elle tourne autour
de la notion de « honte » (hawi). Le captif est censé être sans vergogne ; facilement
impudique ou grossier, il ne connaît pas la honte. La honte est un concept au cœur
des relations sociales. C'est peut-être le principal critère du comportement de l'homme
libre. A l'opposé des notions morales de l'Islam, qui ne concernent que la relation
entre l'individu et Dieu, la honte est fondamentalement sociale : c'est le regard des
autres qui la suscite. La honte est le fondement du respect des normes collectives.
Elle se rapproche du « savoir-vivre ». On ne peut la définir positivement, car c'est
le non-respect du comportement « normal », normalisé, qui la produit. Ne pas bien
recevoir un étranger, manquer de respect aux anciens, ne pas respecter la relation
d'évitement avec les beaux-parents, faire preuve d'avarice... autant de situations
génératrices de honte.
Or la peur de la honte, la « connaissance » de la honte, c'est le propre de l'homme
libre. Le captif quémande, l'homme libre donne. Le captif est sans retenue, l'homme
libre est pudique.
Bien entendu, certains captifs, en particulier les horso les plus autonomes,
constitués en villages particuliers, peuvent adopter les valeurs propres aux hommes libres,
cherchant ainsi à nier ou à échapper à leur condition. Mais les stéréotypes restent.
Le poids relatif de l'instance idéologique dans le système de la captivité de type
familial est en effet très grand.
Un autre exemple consiste dans les relations à plaisanterie. Il a été rarement noté
que la relation à plaisanterie suppose une inégalité entre les partenaires, et que cette
inégalité se traduit dans le contenu même de la relation. Il en est en tout cas ainsi
chez les Songhays. Dans le cas de la parenté à plaisanterie entre cousins croisés, comme
dans celui qui unit deux ethnies de même origine, il y a toujours le « fils de l'homme »
et le « fils de la femme » ; le premier a la prééminence sur le second. Ainsi on dit
que les Zermas sont les descendants d'une femme et les Songhays les descendants de
son frère. Ils sont donc cousins croisés (baso) et parents à plaisanterie. Le Zerma
rencontrant un Songhay se comportera dès lors — « en plaisanterie » — comme un
esclave à l'égard de son maître : il balayera symboliquement sa concession ou fera
mine de porter ses bagages. En retour, le Songhay lui donnera un cadeau. De même
le Songhay jouant le noble, quittera pudiquement la table le premier, laissant le
Zerma. finir les plats. La relation maître-esclave, homme КЪге-horso est donc la
matrice utilisée par la relation à plaisanterie : elle unit en effet au plus haut point
les notions complémentaires de parenté et d'inégalité.
En tant qu'intégré relativement à la famille du maître, le horso entre apparemment
dans les relations de la parenté réelle, qui sont un contrepoint à son infériorité
définitive.
Élevé avec les enfants du maître, tétant le même lait, il est leur « frère ». Un vieil
horso sera appelé « père » par les jeunes fils de son maître. Une relation particulière
d'amitié (cotte) unit fréquemment le horso et son maître.
La famille, lieu de la sujétion du horso, est en même temps le premier des
mécanismes de compensation, par lesquels le horso accède, dans certains domaines, à
l'égalité.
IÓ2 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
Ainsi, le caractère « sacré » des liens qui unissent soit les membres d'une même
famille (hasan nda hini), soit deux personnes ou deux groupes ayant fait le « pacte
du lait » {wafaku), et que l'on peut résumer sous le terme général de amaana,
confiance, alliance, solidarité, s'applique également aux relations entre le horso et son
maître. Si par exemple un maître trahit son horso, le maltraite ou veut vendre ses
enfants, il sera à coup sûr victime d'un châtiment divin. L'idéologie protège donc
le statut du horso et assure la stabilité de sa reproduction sociale par le même
mécanisme qui lui sert à manifester les liens familiaux, ou à cimenter les alliances
indispensables à la survie du groupe. Dans les trois cas, la transgression entraîne
automatiquement la punition.
Nous ne développerons pas ici les domaines où le horso peut rivaliser avec son
maître, et se retrouver à égalité avec lui, soit qu'il s'agisse de mécanismes de
compensation, soit qu'on y voie des conséquences de la logique du système lui-même :
bravoure guerrière ou compétences magiques l. Mais il est important de noter que, dans
tous les cas, on aboutit à une ligne de démarcation radicale entre horso et cire banya.
Dès que l'on oppose banya et borcin, esclave et homme libre, les horso se trouvent
« dans le même sac » que les captifs « de traite ». Par contre, dès qu'on met l'accent
sur les formes d'intégration du horso, il se différencie totalement de l'esclave-
marchandise.
Qu'il y ait eu deux systèmes d'exploitation, deux types de rapport de production,
deux formes de reproduction, deux ensembles idéologiques distincts, cela semble
incontestable.
On peut parler dans un cas « d'esclavage d'échange » et dans l'autre de « captivité
familiale ». Les désignations habituelles (captif de traite, captif de case) sont en effet
totalement inadéquates. D'une part elles passent sous silence ce fait qu'il s'agit non
pas de deux statuts différents, mais bien de deux systèmes de rapports sociaux
(c'est-à-dire de reproduction de ces rapports). D'autre part, les termes choisis sont
faux. Ce que l'on appelle « captif de traite » ne représente qu'un aspect (commerce
lointain) de l'utilisation de l'esclave-marchandise. Celui-ci est à la fois inséré dans
la production et dans les échanges proches. Quant au « captif de case », il n'est en
rien lié à la « case », à l'habitat. Ce serait plutôt le cire banya, l'esclave-marchandise,
et non le horso qui, en tant qu'affecté aux tâches domestiques, serait « de case ».
En parlant ď « esclave d'échange », nous essayons d'exprimer deux notions : il s'agit
bien d'hommes réduits à l'état de biens, dont la force de travail est entièrement à
la disposition du maître ; mais d'autre part, c'est l'échange qui permet la
reproduction de ces esclaves, et qui conditionne donc leur statut.
En parlant de même de « captivité familiale », nous voudrions tout à la fois, par
l'utilisation de « captivité », marquer la spécificité de ce système par rapport à «
l'esclavagisme », et en même temps le caractériser par le modèle de type « familial » qui
définit le lien de dépendance horso-maître.
L'histoire de l'empire songhay fait certes apparaître un troisième type
d'esclavage, à savoir l'utilisation des esclaves, ou des captifs, dans l'appareil d'état, dont
ils formaient l'ossature (soldats de l'armée de métier, serviteurs impériaux,
fonctionnaires). Mais cela ne concerne en fait pas les rapports sociaux à la campagne : il
s'agit d'un système étroitement lié à l'existence d'une superstructure politique nou-
i. Ces questions sont développées (comme d'ailleurs certaines des analyses précédentes portant sur l'idéologie
et les stéréotypes) dans un autre travail : Olivier de Sardan, 1973.
ESCLAVAGEET CAPTIVITÉ CHEZ LES SONGHAY-ZERMA 163
velle, coiffant les structures sociales traditionnelles sans les bouleverser.
L'effondrement de cette superstructure sous les coups des Marocains explique que, trois siècles
plus tard, il n'y ait plus eu aucune trace d'appareil d'état. On pourrait
paradoxalement appeler la chefferie un « état sans appareil », c'est-à-dire y voir le vestige d'une
forme de pouvoir politique centralisé (par opposition aux sociétés segmentaires ou
lignagères) sans qu'elle en ait les caractéristiques principales l.
Quoi qu'il en soit, l'esclavage « d'état » n'existait pas à la veille de la conquête
coloniale ; les captifs du chef étaient des captifs comme les autres, et n'avaient pas
de fonctions politiques statutaires. Le rôle politique que pouvait jouer tel ou tel
horso était affaire de circonstance.
C'est la colonisation qui a enrôlé anciens captifs et esclaves dans l'appareil d'état,
mais un appareil d'état de type nouveau, bâti de toutes pièces de l'extérieur. La
suppression de l'esclavage en a créé les conditions. Elle a en même temps eu des
conséquences différentes sur les deux systèmes, esclavagisme d'échange et captivité
familiale. En effet le premier a vu ses conditions de reproduction abolies, et son
existence réelle supprimée. Le second par contre, a pu se transformer et s'adapter.
i. Récit de Boubakar Brahima, cultivateur à Sassalé, canton de Dessa, Niger. Ce texte est extrait d'un ensemble
d'interviews de paysans portant sur l'histoire immédiatement pré-coloniale, que nous comptons éditer
prochainement.
ESCLAVAGEET CAPTIVITE CHEZ LES SONGHAY-ZERMA 165
De ce texte ressortent plusieurs données.
L'abolition de l'exclavage est explicitement liée au contrôle préalable complet
du pays par l'administration française. Ce n'est qu'une fois sûrs de leur pouvoir
que les colonisateurs ont touché aux structures traditionnelles.
Par ailleurs on voit bien la différence entre esclavage d'échange et captivité
familiale. C'est essentiellement le premier système qui a été supprimé. La question aurait
d'ailleurs été soulevée à propos de l'impossibilité de vendre ses esclaves. Mais il est
clair que la vente n'est qu'un aspect, et qu'à travers la vente c'est aussi l'utilisation
de l'esclave comme facteur de production qui est en cause. La libération des esclaves
a essentiellement concerné les cire banya. Pour ceux-ci, trois solutions se sont
présentées : a) le retour dans le village d'origine, si celui-ci était encore connu ; c'est
la réintégration de l'esclave dans sa propre société ; b) le passage à un autre type
de dépendance, pour ceux qui étaient en voie d'intégration, ou qui ne savaient où
aller ; c) l'entrée dans les structures nouvelles proposées ou imposées par les blancs,
essentiellement l'armée et l'école. Le point b seul concerne la transformation des
rapports de production à la campagne. Les horso, on Га vu, n'étaient guère
concernés par la libération des esclaves. Par contre les cire banya qui sont restés au village
ont acquis un statut plus ou moins analogue à celui des horso. Désormais, il
n'existait plus qu'une seule catégorie de dépendants, dont la forme d'extorsion d'un
surtravail était de type tributaire ou prestataire, à des degrés divers. Avec la monétari-
sation de l'économie et le développement des échanges marchands, une nouvelle
évolution s'est accomplie, tendant à la différenciation de la société paysanne en trois
couches : métayers, devant louer leurs terres (anciens cire banya et horso de consi-
tion inférieure) ; paysans pauvres maîtres de leurs terres {horso de condition
supérieure et hommes libres de condition inférieure) ; propriétaires fonciers (hommes
libres de condition supérieure, grands marabouts et chefs traditionnels).
Le maintien de la position dominante des chefs traditionnels s'est effectué aussi
à travers des mécanismes politiques. Privés de pouvoir réel, ils n'en ont pas moins
été maintenus en place par l'administration coloniale, dont ils sous-traitaient
l'autorité.
Rien ne résume mieux l'attitude des Français à l'égard de ce problème que ces
réflexions d'un administrateur colonial : « II est évident que la nécessité dans laquelle
se trouve chacun de faire effort pour vivre libérera les « maîtres » de cette atavique
paresse où ils croupissaient. Notre devoir paraît être de les inciter énergiquement
au travail intensif, si nous voulons que la société indigène ne se trouve pas trop
brusquement déséquilibrée de par l'ascension rapide des classes, hier subjuguées, et
la dégringolade des classes dirigeantes.
Ici, comme partout, il nous faut des cadres qui doivent être nécessairement
constitués par une élite. Or, si les anciens «maîtres » ne travaillaient pas, ils savaient faire
travailler, ils ont l'habitude du commandement ; ils ont une éducation générale,
un sens des choses, en un mot une « tenue » que n'ont pas encore nos affranchis
frais émoulus » (souligné par l'auteur) l.
A la campagne, donc, il fallait transformer les rapports sociaux sans les
bouleverser. De ce point de vue, ce fut une réussite. Si la société paysanne n'est plus
fondée directement sur l'opposition maîtres-captifs, néanmoins celle-ci reste une base
des nouvelles relations de dépendance.
i. Rendons cette justice à Majhemout Diop qu'il s'est attaqué à ces deux problèmes. Bien que son approche
des classes sociales reste fort superficielle, comme d'ailleurs son analyse du « mode de production esclavagiste »
pré-colonial, il a le mérite d'être l'un des premiers — depuis les administrateurs des débuts de la colonisation —
à souligner l'importance des esclaves dans la société traditionnelle. Cf. Diop, 1972.
ESCLAVAGEET CAPTIVITÉ CHEZ LES SONGHAY-ZERMA 167
BIBLIOGRAPHIE
Ardant du Picq (Colonel). — 1933. Une population africaine, les dyerma, Paris, Larose, 76 p.
Bouche (Denise). — 1949-50. « Les villages de liberté ». Bulletin de l'IFAN, XI, 4 et XII, 1.
BouTiLLiER (Jean-Louis). — 1968. «Les captifs en A. O. F. » (1903-1905). Bulletin de l'IFAN,
XXX, 2, p. 5I3-535-
Diop (Majhemout). — 1971-72. Histoire des classes sociales dans l'Afrique de l'Ouest. 2 vol., Paris,
Maspéro.
Guèye (M' Baye). — 1965. « L'affaire Chautemps (avril 1904) et la suppression de l'esclavage
de case au Sénégal ». Bulletin de l'IFAN, XXVII, 3-4, p. 543-559.
Kersaint-Gilly (Félix de). — 1924. « Essai sur l'évolution de l'esclavage en A. O. F. »,
Bulletin du Comité d'Études historiques et scientifiques de l'A. O. F., p. 469-478.
Meillassoux (Claude). — 1964. Anthropologie économique des Gouro de Côte d'Ivoire. Paris,
Mouton, 371 p.
Olivier de Sardan (Jean-Pierre). — 1969 a. Systèmes des relations économiques et sociales chez
les Wogo du Niger, Paris, Institut d'Ethnologie, 234 p., bibliogr. [« Mémoires », 3].
— 1969 b. Les voleurs d'hommes, Notes sur l'histoire des Kurtey, Paris, Études Nigériennes,
25, 68 p.
— 1973- « Personnalité et structures sociales », in La notion de personne en Afrique Noire,
G. Dieterlen (éd.), Paris, С N. R. S.
Perié (Jean) et Sellier (Michel). — 1950. « Histoire des populations du cercle de Dosso (Niger) ».
Bulletin de l'IFAN, XII, 4, p. 1015-1074.
Rouch (Jean). — 1953. Contribution à l'histoire des Songhay, Dakar, IFAN, p. 137-169.
[« Mémoire IFAN », 29].
— 1954- Les Songhay, Paris, Presses universitaires de France, 100 p.
— 1956. « Migrations au Ghana ». Journal de la Société des Africanistes, XXVI, 1-2, p. 33-196.