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guerre

ides images
II t

La guerre -;
des images
de Christophe Colomb à « Blade Runner »
(1492-2019)
Serge Gruzinski

Du même auteur:

Les Hommes-dieux du Mexique. Pouvoir indigène et


domination coloniale, xvf-xvirte siècle, Paris, Edi-
tions des archives contemporaines, 1985. (Ed. ita-
lienne: Treccani, 1987; anglaise: Stanford, 1989.)
La Colonisation de l'imaginaire. Sociétés indigènes
et occidentalisation dans le Mexique espagnol,
xvre-xviii siècle, Paris, Gallimard, 1988.
Le Destin brisé de l'empire aztèque, Paris, Galli-
mard,1988. j.
1 .~ . 1 l .: i. 1

En collaboration:

De l'idolâtrie. Une archéologie des sciences reli-


gieuses (avec Carmen Bernand), Paris, Seuil,
1988.
De la santidad a la perversiôn, Mexico, Grijalbo,
1985.
El affin de normar y et placer de pecar, Mexico, Joa-
qufn Mortiz, 1988.
Remerciements

Remo Guidieri, David Brading, Carmen


et André Bernand, Thierry Marchaisse,
Agnès Fontaine, Pedro Pérez et Albert
Zissier savent tout ce que ces pages
doivent à leur amitié, à leurs écrits, à
leurs critiques et à leurs encouragements.
INTRODUCTION

Los Angeles 2019: ciel orange, pollué d'averses


acides, troué de panaches de flammes, suspendu au-
dessus des pyramides des grandes « Corporations »
dont les volumes gigantesques renvoient l'image des
sanctuaires précolombiens de Teotihuacân. L'image
est partout, sur les gratte-ciel, dans les airs, derrière
les vitrines inondées par la pluie... Une foule
bruyante et hybride, occidentale, hispanique et asia-
tique grouille dans les rues sales, s'engouffre dans
les passages, court entre les détritus, les gerbes de
vapeur et les flaques d'eau où se reflète le scintille-
ment des images multicolores.
Porté à l'écran en 1982 par Ridley Scott dans une
oeuvre maîtresse de la science-fiction contemporaine,
Blade Runner', voilà peut-être le point d'arrivée ou
l'un des aboutissants de cette histoire lorsque la
guerre des images devient la chasse aux « répli-
quants ». Les « répliquants » sont des androïdes créés
pour exécuter des tâches périlleuses sur des astres
éloignés. Ce sont des copies si parfaites de l'être
humain qu'on les distingue à peine de lui, des
images qui se font si menaçantes qu'il est indispen-
sable de les « retirer », c'est-à-dire de les éliminer.
12 LA GUERRE DES IMAGES INTRODUCTION 13

Quelques « répliquants » sont dotés d'une mémoire omniprésents d'Orwell aux gigantesques panneaux
greffée qui s'accroche à une poignée de vieilles pho- qui trouent la nuit humide et lumineuse du Los
tographies, faux souvenirs destinés à inventer et Angeles de Ridley Scott, l'image a déjà envahi notre
entretenir de toutes pièces un passé qui n'a jamais futur.
eu lieu. Avant d'expirer, le dernier androïde ouvre à Ce n'est certes pas la première fois que l'image
l'humain qui le traque les horizons d'un savoir sans agite les esprits, nourrit la réflexion et attise des
bornes, d'une expérience quasi métaphysique conflits dans le monde occidental et méditerranéen.
acquise aux confins de l'univers dans les éblouisse- La théologie de l'icône a occupé une place éminente
ments de la porte de Tannhduser que nul oeil dans la pensée théologique . Au ville siècle elle
humain n'a encore contemplée. déchaîna une « querelle » fameuse qui ébranla
La fausse image, la réplique trop parfaite, plus l'empire byzantin. Iconoclastes et iconodules dispu-
réelle que l'original, la création démiurgique et la tèrent alors âprement du culte des images °. Au
violence meurtrière de la destruction iconoclaste, xvI` siècle Réforme protestante et Contre-Réforme
l'image porteuse d'histoire et de temps, chargée de catholique firent des choix opposés et décisifs pour
savoirs inaccessibles, l'image échappant à son les temps modernes, l'un d'eux culminant dans l'apo-
concepteur et se retournant contre lui, l'homme théose baroque de l'image catholique 5.
amoureux de l'image qu'il a inventée... Blade Run- Pour des raisons spirituelles (les impératifs de
ner ne livre aucune clé du futur — la science-fiction l'évangélisation), linguistiques (les obstacles démulti-
ne nous enseigne jamais que notre présent — mais pliés des langues indigènes), techniques (la diffusion
répertorie des thèmes surgis cinq siècles durant sur de l'imprimerie et l'essor de la gravure), l'image
le versant hispanique, autrefois mexicain, du exerça au xvi` siècle un rôle remarquable dans la
continent américain: Ils sont à l'origine de ce livre. découverte, la conquête et la colonisation du Nou-
Des thèmes foisonnants à explorer dans la longue veau Monde. Parce que l'image constitue avec
durée, quitte à seulement esquisser des pistes, à indi- l'écrit l'un des outils majeurs de la culture euro-
quer des voies. péenne, la gigantesque entreprise d'occidentalisation
La guerre des images. C'est peut-être l'un des évé- qui s'abattit sur le continent américain assuma — en
nements majeurs de la fin de ce siècle. Difficile à partie du moins — la forme d'une guerre des images
cerner, engluée dans les poncifs journalistiques ou qui se perpétua pendant des siècles et dont rien
les méandres d'une technicité hermétique, elle n'indique qu'elle soit close aujourd'hui.
recouvre, par-delà les luttes de pouvoir, des enjeux Dès que Christophe Colomb eut foulé les plages
sociaux et culturels dont nous sommes encore bien du Nouveau Monde, il fut question d'images. On
incapables de mesurer l'ampleur actuelle et à venir. s'interrogea sans tarder sur la nature de celles que
« Le plus grand paradoxe serait-il que nous soyons possédaient les indigènes. Fort tôt l'image fournit un
dans un monde d'inflation d'images et pensant tou- instrument de repérage, puis d'acculturation et de
jours être sous le pouvoir du texte Z? » Des écrans domination quand l'Eglise résolut de christianiser les
14 LA GUERRE DES IMAGES INTRODUCTION 15

Indiens de la Floride à la Terre de Feu. La colonisa- dans le domaine de la communication et des indus-
tion prit le continent dans une nasse d'images qui ne tries de l'image (cinéma, vidéo, câble...) un dyna-
cessa de s'amplifier, de se redéployer et de se modi- misme intact. Mais la maîtrise de la communication
fier au rythme des styles, des politiques, des réac- ne vaut-elle pas aujourd'hui celle de l'énergie et la
tions et des oppositions rencontrées. Si l'Amérique guerre des images celle du pétrole? Sans atteindre
coloniale fut un creuset de la modernité, c'est qu'elle l'ascendant fascinant des « Corporations » califor-
fut également un fabuleux laboratoire d'images. On niennes de Blade Runner, Televisa révèle un visage
y découvre comment les « Indes occidentales » péné- du Mexique qui déconcertera les amateurs d'exo-
trèrent dans la mire de l'Occident avant d'affronter tisme. S'il n'est pas question d'explorer ici, encore
par vagues successives et ininterrompues les images, moins d'expliquer ce géant des Amériques, on ne
les systèmes d'images et les imaginaires des conqué- saurait ignorer ces réalités dès lors que l'on choisit
rants: de l'image médiévale à l'image renaissante, de relire le passé colonial en termes d'image.
du maniérisme au baroque, de l'image didactique à Mais précisons davantage la direction de notre
l'image miraculeuse, du classicisme au muralisme et démarche. Au même titre que la parole et l'écrit,
jusqu'aux images électroniques d'aujourd'hui qui l'image peut être le véhicule de tous les pouvoirs et
assurent au Mexique, par un étonnant renversement, de toutes les résistances. Même si elle l'est à sa
un rang exceptionnel dans les empires planétaires de manière. La pensée qu'elle développe offre une
la télévision. matière spécifique, aussi dense que l'écrit mais qui
Si Blade Runner marque le terme fictif de cette lui est souvent irréductible. Ce qui ne facilite guère
histoire, la compagnie mexicaine Televisa est sans la tâche de l'historien contraint de mettre des mots
conteste sa culmination contemporaine. Elle réussit sur de l'indicible 6. Ce ne sont pourtant ni les voies
une percée prodigieuse avec près de trente mille de la pensée figurative ni, plus classiquement, l'his-
heures d'émissions exportées annuellement vers les toire de l'art et des styles ni même le contenu des
États-Unis, l'Amérique latine et le reste du monde. images 8 qui nous retiendront ici. Mais davantage
Rien qu'aux États-Unis dix-huit millions de specta- l'examen des programmes et des politiques de
teurs d'origine hispanique suivent ses programmes. l'image, le déroulement des interventions multiples
En près de quarante ans, la suprématie acquise dans qu'elle entraîne ou qu'elle anticipe, les rôles qu'elle
la manipulation de l'information et de la culture assume dans une société pluriethnique. Non seule-
comme les milliers d'heures de feuilleton diffusées ment une lecture de cet ordre exhume des jeux
chaque année ont valu à Televisa une influence ten- d'intérêts, des affrontements et des figures souvent
taculaire, souvent encouragée par la faiblesse ou la négligés mais elle éclaire différemment des phéno-
complicité de l'État mexicain. Paradoxalement, mènes religieux qui depuis le xvlt` siècle n'ont cessé
alors que le pays échouait à construire son déve- de peser sur la société mexicaine. Le culte de la
loppement sur l'exploitation de ses gisements pétro- Vierge de Guadalupe en est l'exemple le plus éton-
liers et affrontait la crise, il continua à manifester nant: autant que la télévision, son effigie mira-
16 LA GUERRE DES IMAGES INTRODUCTION 17

culeuse apparue à un Indien en 1531 est encore traversée de l'imaginaire qui n'en finit pas de se
l'aimant qui rassemble les multitudes et son culte redéployer au mépris des périodisations habituelles
demeure un phénomène de masse que nul n'oserait et des compétences — forcément limitées — du cher-
remettre en question sous peine d'iconoclasme. cheur? Le terminus ad quem — 2019 — marque cette
Ajoutons à ces axes successifs, explicite ou impossibilité en même temps que la nature singu-
latente, une interrogation sur les contours mouvants lière et jamais arbitraire des dates qui jalonnent la
de l'image, produit historique et objet occidental par trajectoire des imaginaires : elles ont la « réalité » et
excellence qui n'a rien d'immuable ni rien d'univer- le contenu que leur consentent une époque, une
sel. On comprendra donc qu'il ne saurait être ici culture, un groupe. Le lecteur découvrira d'autres
question de définir abstraitement l'image. dates « fictives » qui débordent sur le passé — comme
Mais cela nous conduira, chemin faisant, à ouvrir d'autres débordent sur l'avenir — et parviennent à
l'histoire des imaginaires nés à la croisée des influer davantage que nos temporalités authentiques
attentes et des réponses, à la jonction des sensibilités et linéaires sur les imaginaires et sur les sociétés.
et des interprétations, à la rencontre des fascinations Un mot enfin du domaine retenu. Comme pour
et des attachements suscités par l'image. En privilé- d'autres matières, l'Amérique espagnole et plus par-
giant l'imaginaire dans sa globalité et sa mobilité — ticulièrement le Mexique ouvrent un observatoire
qui est également la mobilité du vécu — j'ai renoncé inégalé. « Chaos de doubles 9 », l'Amérique coloniale
à m'engager dans une description trop systématique duplique l'Occident par institutions, pratiques et
de l'image et de son contexte par crainte de perdre croyances interposées. Dès le xvi` siècle l'Eglise y
de vue une réalité qui n'existe que dans leur inter- transporte ses missionnaires qui répandent le chris-
action. Comme j'ai tenté de résister, quand je le tianisme, taillant partout des paroisses et des dio-
pouvais, aux avatars habituels d'une pensée duelle cèses. La couronne espagnole y découpe des vice-
(signifiant/signifié, forme/contenu...) et comparti- royautés, érige des tribunaux, installe une bureau-
mentée (l'économique, le social, le religieux, le poli- cratie à l'échelle continentale. Elle prétend imposer
tique, l'esthétique...) dont les découpages trop une langue, le castillan, et durant trois cents ans
commodes finissent par emprisonner davantage soumet à la même législation, les Lois des Indes, les
qu'ils n'expliquent. C'est d'ailleurs peut-être l'une immensités américaines. La couronne fait surgir des
des vertus de l'enquête historique que de dégager villes nouvelles; l'Eglise édifie des couvents, des
combien les catégories et les classifications que nous églises, des cathédrales, des palais; l'Europe y
appliquons à l'image sont depuis longtemps inhé- envoie ses architectes, ses peintres et ses musiciens :
rentes à une conception savante issue de l'aristoté- le Mexique du compositeur baroque Manuel de
lisme et de la Renaissance mais dont nous ne perce- Zumaya est contemporain de l'Allemagne de Tele-
vons pas toujours l'enracinement historique et la mann... Mais c'est aussi le coeur florissant d'un
prétendue universalité. empire qui assume la tâche colossale d'intégrer les
Autre embarras: où et comment interrompre une sociétés et les cultures indigènes qu'il a en partie
18 LA GUERRE DES IMAGES INTRODUCTION 19

démantelées. Des Indiens résistent, d'autres rusent, cination de la ville métisse, l'alcool, l'exploitation
cherchent et imaginent des accommodements avec forcenée, l'anonymat ne brisent les êtres ou ne les
le régime des vainqueurs. Très tôt les ethnies se dispersent.
mélangent, les êtres, les croyances, les comporte- En filigrane de l'histoire mexicaine se profilait un
ments se métissent. L'Amérique hispanique devient processus d'occidentalisation dont l'Amérique hispa-
de la sorte la terre de tous les syncrétismes, le nique du xvl` au xvmu` siècle eut la primeur. Com-
continent de l'hybride et de l'improvisé. Indiens et ment pénétrer cette gigantesque entreprise d'unifor-
Blancs, esclaves noirs, mulâtres et métis coexistent misation dont nous observons l'aboutissement
dans un climat d'affrontements et d'échanges où planétaire en cette fin de siècle, jusque chez les étu-
• sans peine nous pourrions nous reconnaître. Amé- diants de la place Tiananmen? Avec Carmen Ber-
rique, « chaos de doubles »... nand, dans De l'idolâtrie, nous en avons abordé l'un
Le choc imprévu et brutal des sociétés et des des ressorts intellectuels. L'Occident projeta sur
cultures exacerbe les tensions, multiplie les mises en l'Amérique indienne des catégories et des grilles
question, impose à tout moment des choix. Il évoque pour la comprendre, la dominer et l'acculturer. Dans
trop notre monde contemporain en sa version post- cet élan, pour identifier l'adversaire qu'ils voulaient
moderne pour ne pas susciter la réflexion: sur le convertir, les missionnaires reprirent la terminologie
sort des cultures vaincues, sur les métissages de des Pères de l'Église et dénoncèrent inlassablement
toutes sortes, sur la colonisation de l'imaginaire... les « idolâtries » indigènes en même temps qu'ils
J'avais d'abord analysé les réactions des groupes pourchassaient les « idolâtres ». Les théories et les
indigènes à la domination espagnole, montrant interprétations se succédèrent. L'Occident chrétien
combien, loin d'être des mondes morts ou figés, ils réduisit ses proies à ses propres schémas, en fit
ne cessèrent de construire et de reconstruire leurs l'enjeu de ses débats, inventa au passage les « reli-
cultures. Les Hommes-Dieux du Mexique retra- gions amérindiennes » jusqu'à ce que, lassé, il se
çaient l'évolution de la conception du pouvoir en tournât vers d'autres exotismes et d'autres polé-
milieu indigène en juxtaposant et en disséquant miques 10.
quelques destinées individuelles qui composaient Au fil de l'analyse il m'apparut que la question
autant d'existences inabouties mais fulgurantes de des idoles n'était qu'un aspect somme toute acces-
leaders divinisés. La Colonisation de l'imaginaire soire de l'idolâtrie. Pour lui restituer sa véritable
envisageait d'une manière globale le sort des popula- portée, il fallait la confronter à celle des images. Les
tions du centre du Mexique à l'époque coloniale. Les idoles indigènes avaient subi l'assaut des images du
communautés indiennes survécurent à l'apocalypse christianisme et des Européens. Le sujet exigeait
démographique qui les décima et parvinrent à se for- que l'on saisît dans un même mouvement l'action du
ger des identités nouvelles, à s'inventer des colonisateur et la réponse du colonisé, Indien, métis,
mémoires et à se ménager un espace au sein de la Noir ou mulâtre. Mais ne fallait-il pas également
société coloniale qui les cernait. A moins que la fas- rendre à l'image un poids stratégique et culturel que
I . 20 LA GUERRE DES IMAGES

j'avais sous-évalué et mieux cerner ce que recouvre


la notion séduisante mais trop souvent floue d'imagi-
naire?
C'est l'objet de cette Guerre des images, qua-
trième et ultime volet d'un voyage d'historien dans
le Mexique espagnol.
CHAPITRE PREMIER

Repérages

Placé d'emblée sous le signe du regard et du visuel,


le prologue pacifique de cette guerre des images est
aussi imprévu que déconcertant. On croirait suivre
un autre scénario qui ne déboucherait pas inéluc-
tablement sur la tragédie des I1es et du continent, les
massacres, la déportation des populations indigènes,
la destruction des idoles'. Des intuitions se dessinent,
.des pistes s'entrouvrent, des perspectives s'animent
en filigrane, sur lesquelles des siècles plus tard
reviendra l'ethnographie. Bref répit avant qu'un repé-
rage plus convenu, lesté des catégories et des stéréo-
types de l'idolâtrie classique, reprenne ses droits pour
s'abattre sur les nouveautés d'Amérique 2. Mais pour
l'heure l'observation et l'interrogation l'emportent.

LE REGARD DE L'AMIRAL

Lundi 29 octobre 1492. Depuis deux semaines


Christophe Colomb a touché terre. L'Amiral de la
mer Océane explore les Grandes Antilles. La beauté
de l'île de Cuba l'émerveille. Son regard s'attarde sur
ses côtes, ses fleuves, ses maisons, ses gisements de
REPÉRAGES 23

perles. L'Amiral comblé imagine que le continent —


l'Asie — est proche. « Beauté » (hermosura), le mot
revient sans cesse, à en devenir le leitmotiv de la
Découverte. A Cuba le regard de l'Amiral se pose,
l'instant d'une réflexion: « On a trouvé beaucoup de
statues qui avaient la figure de femmes et beaucoup
de têtes en forme de masques fort bien travaillées; je
ne sais si ces gens les ont à cause de leur beauté ou si
elles reçoivent leur adoration 3. »
Les premiers contacts avec les peuplades des îles
avaient mis les découvreurs en présence d'êtres et de
choses dont ils ignoraient tout et qui les avaient sur-
pris. Christophe Colomb recherchait une voie vers les
Indes et leur or. Il se disposait à aborder dans l'île de
Cipango (le Japon) ou la Chine du grand khan et
envisageait de convertir des peuples que l'on savait
civilisés. Mais rien de tout cela. Au lieu de « gens
policés et connaissant le monde », au lieu des
« grandes nefs et des marchands » qu'à tout moment
il espérait croiser, l'Amiral découvre des hommes au
corps nu et peint, qui croient que les Espagnols sont
des créatures venues du ciel °. Sortis des rêves et des
légendes qui hantaient leur imagination, Colomb et
ses compagnons se retrouvent face à des « gens dému-
nis de tout ». Ces gens possèdent pourtant quelques
objets qui attirent le regard de l'Amiral. Cela suffit
pour que s'amorce une autre découverte où perce la
sensibilité d'un Génois du xv'siècle, comme si l'aeil
du Quattrocento était le premier posé sur l'Amé-
rique.
Parmi les choses que détenaient les indigènes —
sagaies, pelotes de coton, pirogues, bijoux en or,
hamacs — Colomb repéra ce que nous appellerions
aujourd'hui des « objets figuratifs ». Sa curiosité ne
se porte ni sur les tatouages corporels — pourtant

24 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 25
signalés et décrits dès le 12 octobre 1492 — ni sur les monde des aléas de la communication verbale et ges-
paniers suspendus aux poutres des huttes, qui renfer- tuelle, comme si ces indigènes jonglaient aussi aisé-
maient, selon lui, les crânes des ancêtres du lignage 5. ment que Colomb avec les registres du religieux, du
D'autres objets éveillèrent pendant deux années au profane et de l'esthétique!
moins la même interrogation: les statues de femmes L'exercice était par contre à la portée d'un Génois
et « les têtes en forme de masques [caratona] fort Issu d'une Italie renaissante où depuis presque un
bien travaillées » étaient-elles des objets de culte ou siècle les artistes multipliaient les « objets de civilisa-
des pièces décoratives? « Je ne sais s'ils les ont à tion », figuratifs et profanes, sans cesser de produire
cause de leur beauté ou si elles reçoivent leur adora- un éventail considérable de représentations reli-
tion 6•» A quoi donc servaient-elles, et non pas: que gieuses 9. Rien d'étonnant à ce qu'un Italien du Quat-
figuraient-elles? Comme s'il paraissait plus urgent trocento dispose de critères iconographiques,
d'identifier la fonction que la nature de la représenta- d'indices visuels et fonctionnels qui l'aident à sérier
tion. Même souci un an plus tard dans les Petites les registres et à distinguer le profane du sacré. Il
Antilles : « Après avoir vu deux statues grossières de était plus délicat de se repérer hors de sa propre
bois sur chacune desquelles se trouvait un serpent culture, fût-elle étendue à la Méditerranée occiden-
lové, les Espagnols pensèrent que c'étaient des tale et enrichie de l'expérience des Noirs de Guinée 10
images adorées par les indigènes; mais par la suite ils et des indigènes des Canaries. La perplexité de
surent qu'elles étaient placées là comme ornement Colomb, le tâtonnement de ses interprétations
car, comme on l'a indiqué plus haut, les nôtres s'expliquent aussi par les déconvenues de la Décou-
croient qu'ils ne rendent de culte qu'au numen verte. Persuadé d'avoir touché les côtes de l'Asie,
céleste'. » convaincu que le Japon, la Chine et ses cités étaient
La description est sommaire: elle note la matière proches, le Génois s'apprêtait à rencontrer des
des statues, la grossièreté des formes, sans plus. peuples idolâtres ou des « sectes », c'est-à-dire des
Observateurs perplexes, d'abord enclins à repérer des musulmans et des Juifs. Mais la réalité fut tout autre.
images de culte, les découvreurs se rendent à l'évi- Dès le 12 octobre 1492, il observa que les insulaires
dence de... leur propre sentiment (« creen los nues- n'avaient pas de « religion » (secta) et, un peu plus
tros... ») ou à ce qu'ils s'imaginent saisir des explica- tard, qu'ils n'étaient pas idolâtres : ils ne possédaient
tions des natifs. La démarche est analogue quand en donc pas d'idoles i'. Il fallut par la suite nuancer ce
décembre 1492 Colomb enquête à Cuba sur ce qui constat par défaut.
lui semble être un temple indigène: « J'ai pensé que
c'était un temple et j'ai appelé les indigènes; je leur
ai demandé par signes s'ils y faisaient leurs prières; DÉCOUVERTE DES « CEMIES »
ils m'ont dit que non 8. » Même abandon d'une inter-
prétation initialement religieuse pour s'en tenir au Avec l'expérience et le temps, les nouveaux venus
dire des autochtones, sans s'inquiéter le moins du finirent par se rendre compte que les indigènes révé-

26 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 27

raient effectivement des objets, figuratifs ou non. masques ou des statues: la piste suivie au cours des
Vers 1496, Colomb et le religieux catalan Ramon premiers mois était erronée ou plutôt inexacte. Tout
Pané (auquel l'Amiral avait confié une enquête sur nous détourne en fait du monde de la figuration
les « antiquités » des Indiens 12) disposaient d'infini- anthropomorphe. Les seules silhouettes humaines
ment plus d'informations sur les Iles. Ils avaient qu'évoque la relation de Pané sont celles des morts
reformulé la question initiale: au lieu de chercher à qui se manifestent aux vivants « sous forme de père,
établir si certains objets figuratifs étaient des objets de mère, de frère et soeur, de parent ou sous d'autres
de culte, Colomb et Pané avaient porté leur attention formes"». A la différence des idoles qui figurent le
sur l'ensemble des choses que les indigènes adoraient. diable ou de faux dieux, les termes sont essentielle-
Ces choses portent en taïno, la langue des I1es, une ment des choses, douées ou non d'une existence: des
appellation générique, celle de termes, et elles « choses mortes formées en pierre ou faites en bois »,
reçoivent le nom d'un ancêtre. Pourvus de fonctions « un morceau de bois qui paraissait une chose
politiques, de propriétés thérapeutiques et clima- vivante»; des choses qui rappellent la mémoire des
tiques, les termes sont sexués, parlent, se déplacent. ancêtres 1e; des pierres qui favorisent les accouche-
Objets d'une indéniable mais inégale vénération ", ils ments, servent à obtenir la pluie, le soleil ou des
sont si précieux que les indigènes se les dérobent les récoltes, analogues à celles que Colomb envoie au roi
uns aux autres et qu'après la Découverte ils les Ferdinand d'Aragon; ou pareilles encore à ces cail-
cachent aux Espagnols. Chaque cerné est doté d'une loux que les insulaires conservent enveloppés dans du
origine singulière. « Certains contiennent les os de coton à l'intérieur de petits paniers et à qui « ils
leur père, de leur mère, de leurs parents et de leurs donnent à manger de ce qu'ils mangent 19 ». Colomb
ancêtres, lesquels sont faits en pierre ou en bois; ils le sait, qui se garde d'employer le mot « idole » et nie
en ont beaucoup des deux sortes. Certains parlent, l'idolâtrie pour mieux dénoncer la supercherie des
d'autres font pousser les choses qu'ils mangent, caciques qui manipulent les ceinies. Le Catalan Pané
d'autres font pleuvoir, d'autres font souffler les le confirme: s'il parle d'idole, c'est manifestement
vents'". » Les cemfes des Iles se présentent donc sous par paresse de plume et par commodité, pour ensuite
les apparences les plus hétéroclites : un réceptacle corriger en « démon » — « pour parler plus propre-
qui renferme les ossements des morts, un morceau de ment » — ou pour distinguer le cemf de l'idole: un
bois, un tronc, un ceint de bois « avec quatre pattes ceint qui parle « devient » une idole 20. Il n'est par
comme celles d'un chien », une racine « semblable au contre pas question d'idolâtrie ni d'idolâtres dans le
radis », « une forme de gros navet avec les feuilles texte de Pané.
étendues par terre et longues comme celles des Or, à la même époque, les Portugais ébauchent
câpriers 15 » dans leurs comptoirs de Guinée la notion de fétiche.
Ces « images de pierre sculptées en relief 16 », ces Sous bien des aspects, le fétiche est également une
ouvrages (hechuras) de bois ne représentent rien, ou chose-dieu, singulière dans son origine, sa forme, son
plutôt trop de choses. Ce ne sont pas que des sexe, sa composition. Mais les Portugais se bornent à
28 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 29
appliquer un terme vernaculaire et médiéval (feitiço) t hors de question que les indigènes
à des pratiques et des croyances qui les intriguent, en « ethnographie à rebours » et qu'ils
concurrence d'ailleurs avec le mot « idolâtrie Z' ». leur tour les images des Blancs.
Colomb et Pané procèdent autrement, et c'est bien là pourtant se produisit dès la fin de
leur modernité. Au lieu de suivre l'exemple portugais :e fut sans doute le premier conflit
ou de plaquer la catégorie d'idole, que leur tend la tte guerre des images. Des indigènes
tradition classique de l'Ancien Testament à saint és d'images chrétiennes que les Espa-
Thomas d'Aquin, ils puisent dans les cultures des Iles confiées à la garde de néophytes:
le terme autochtone cemf. Il est vrai que les emprunts tis de l'oratoire, ils jetèrent les images
linguistiques des découvreurs sont multiples uvrirent de terre et urinèrent sur elles
(cacique, maïs...) et que les Iles parlent « une seule laintenant tes fruits seront bons et
langue » tandis qu' « en Guinée il y a mille sortes de la parce qu'ils les enfouirent dans un
langues et l'on ne se comprend pas de l'une à en déclarant que le fruit que l'on y
l'autre 22 ». Mais le choix du terme cemi manifeste ait bon. Ils firent tout cela pour semer
davantage qu'une remarquable réceptivité linguis- nd les jeunes qui gardaient l'oratoire
tique. Il trahit une sensibilité ethnographique qui sur l'ordre des catéchumènes ils se
affleure d'ailleurs à chaque page de la relation du urant auprès de leurs anciens qui se
moine catalan Rambn Pané. En explorant des thèmes ,urs domaines et ils leur apprirent que
aussi cruciaux que le corps, les morts, les visions, les rionex avaient mis en pièces et bafoué
états de possession, les mythes d'origine, sans que
jamais l'observation ploie sous le stéréotype et le pré- fut châtié par le frère de Colomb qui
jugé, Pané ouvrait la voie d'une lecture des cultures s coupables. La brutalité de la répres-
amérindiennes attentive à leur spécificité. - exercée par des laïques — exprime
Que retenir de cette phase de reconnaissance? Que ,'un domaine qui mêle inextricable-
la question des images de l'Autre, de leurs fonctions lue et le religieux: le respect des
et de leurs caractéristiques s'est immédiatement itcs est aussi intangible que la soumis-
posée aux découvreurs et qu'elle a d'abord semblé colonisateurs. Mais la profanation
dériver vers une réponse originale. Mais ce ne fut gnée d'un rituel de fertilité qui assi-
qu'une parenthèse hâtivement fermée. Ni Colomb, ni ment aux images une efficace voisine
ses compagnons, ni les puissants qui commanditaient ains cemi'es. En ce sens le « sacrilège »
l'entreprise ne songeaient à se livrer aux délices de Dehement que les indigènes pressen-
l'ethnographie et le paradis des Iles devint vite un images des chrétiens et les cernées
enfer où sévirent l'exploitation brutale, la famine et i'au parti qu'ils s'imaginèrent en tirer.
le choc microbien 23. Quelle qu'ait été la curiosité des i longue cohorte de destructions,
premiers observateurs, elle était d'ailleurs à sens s, de détournements et de malenten-

30 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 31

dus dont est tissée l'histoire culturelle de l'Amérique d'Anghiera entre au service du cardinal Ascanio
latine. Sforza, se rend à Rome puis gagne en 1487 l'Espagne
Qu'allait-il advenir, dans ces circonstances, du où il suit la cour des Rois Catholiques. Il reçoit la
ceint? Ni représentation figurative, ni idole, hésitant prêtrise en 1492, l'année même où Grenade tombe
à vrai dire entre plusieurs statuts (objet, chose, aux mains des chrétiens et se clôt la reconquête de
image, idole...), n'était-ce pas le remarquable fruit l'Espagne musulmane. La reine Isabelle en fait son
d'une tentative d'interprétation qui tournait le dos chapelain. Dès lors témoin privilégié des découvertes
aux modèles préconçus pour enregistrer, sans — comme de l'occupation du royaume de Grenade —,
l'occulter, l'inattendu et le déconcertant? Chaos de il interroge les voyageurs, rencontre Colomb, Ame-
formes, d'une valeur dérisoire, d'allure grotesque, rigo Vespucci, Sébastien Cabot, recueille leurs mis-
éveillant les convoitises, chose qui bouge, objet sives, épluche leurs relations. Jusqu'à sa mort à Gre-
vivant, instrument de domination aux mains de nade en 1526, c'est lui qui par ses lettres — les
caciques manipulateurs, mais aussi défi constant à la fameuses Décades — répercute aux quatre coins de
raison : le ceint est tout cela. La brutalité de la coloni- l'Europe les nouvelles du Nouveau Monde et en forge
sation allait-elle balayer cet essai de prise en compte l'image. Ses fonctions au sein de la Junte des Indes
de l'inédit? Ou d'autres menaces plus lointaines (1518) puis du Conseil des Indes (1524), son titre de
pesaient-elles sur cette vue originale des choses, si « chroniqueur de Castille » lui ouvrent l'accès des
proche déjà de la manière dont nous pensons meilleures sources. Enfin, ses liens avec les Bolo-
aujourd'hui le fétiche, cette « totalisation dans gnais, les Vénitiens et les Florentins séjournant en
laquelle des pans entiers de discontinuités aussi bien Espagne, sa correspondance avec les papes de Rome
temporelles que morphologiques sont absorbés et (Léon X, par exemple) l'installent au coeur d'un
intensifiés 25? réseau italien de lettrés curieux des choses des
Indes 27.
Les cemfes — l'Italien lui préfère la graphie
LES SPECTRES DE PIERRE MARTYR « zèmes » que nous adopterons déronavant —
intriguent Pierre Martyr. Sa curiosité ne demeure
Un Milanais se chargea de lever le mystère de ces pas livresque puisqu'il en reçoit non seulement quel-
objets étranges: Pierre Martyr, qui ne posa jamais ques exemplaires des Iles mais prend même soin d'en
les pieds en Amérique. Homme de la Renaissance, envoyer à son protecteur le cardinal Louis d'Aragon,
disciple de Pomponius Leto 1, inlassablement en neveu du roi de Naples, pour qu'il juge sur pièce,
quête d'informations, journaliste avant la lettre — il « mieux que sur une description », avant de les mon-
en a les défauts comme les qualités —, rapide à en être trer à son oncle. C'est au livre IX de sa « Première
superficiel, relais obligé entre le Nouveau Monde, Décade », composé vers 1500-1501, que Martyr
l'Espagne et l'Europe, le personnage fascine. Né en introduit le terme « zème ». Il l'emprunte vraisem-
1457 sur les rives du lac Majeur, Pierre Martyr blablement à l'ouvrage de Ramén Pané. Mais dès
REPÉRAGES 33
32 LA GUERRE DES IMAGES

avril 1494, se fondant sur une information recueillie li'Ils vénèrent en public, il apparaît ouvertement que
après le deuxième voyage de Christophe Colomb, le `tirant la nuit leur apparaissent des fantômes qui les
Milanais s'interroge sur les objets figuratifs. Il note Ieflduisent à de vaines erreurs 33. »
que les indigènes confectionnent des « masques de Tout se passe comme si Pierre Martyr et ses infor-
coton tissé imitant les spectres peints qu'ils affirment Mateurs assimilaient les zèmes à des images de fan-
voir pendant la nuit 29 ». En associant des masques à tômes et en déduisaient sans plus d'enquête — « se
des spectres nocturnes, Pierre Martyr s'engage sur Conte abiertamente » — l'apparition locale de
une voie où il ne cessera de s'enferrer. Il ignore leur spectres nocturnes. De la sorte Martyr apprivoise
fonction mais souligne leur caractère figuratif et leur cette chose singulière en en faisant la réplique d'un
découvre sinon un sens, du moins une identité. spectre, il parvient à la visualiser pour lui et ses lec-
Démarche inverse de celle de Pané et de Colomb qui, teurs — tâche essentielle pour un écrivain dont le but
eux, s'inquiétaient de l'usage plus que de la chose est de donner à voir l'inconnu — et la pourvoit d'un
représentée. Martyr revient en 1501 sur ce rap- cadre. Car le spectre appelle un contexte déterminé,
prochement : « Ils confectionnent avec du coton tissé cadre pictural ou espace nocturne. Martyr suit ici la
tradition médiévale pour qui « l'image est toujours
et fourré en dedans des images humaines assises,
pareilles aux spectres nocturnes que nos artistes liée à son espace 34 », alors que le zème de Colomb ou
de Pané flotte sans attaches et gravite dans les
peignent sur les murs 30» (ill.1). contextes les plus divers.
L'objet est cette fois catalogué d'emblée comme Le cardinal Louis d'Aragon, correspondant de
un simulacrum, une représentation figurée 31. De Pierre Martyr, est convié lui aussi à vérifier la res-
toute évidence, c'est à l'image anthropomorphe que semblance (semejanza) qui unit les zèmes aux
Martyr s'intéresse et au figuratif que revient le spectres des peintres ". Un commentaire développé
débat. Le zème de Martyr est identifié et visualisé à bien plus tard (1520) confirme ce sentiment: les
partir d'un modèle iconographique occidental — « les zèmes sont « semblables » à l'image que nous nous
spectres que peignent nos artistes » —, quoique de faisons des spectres nocturnes 36. Ce qui, à vrai dire,
manière bien ambiguë. Le rapprochement surgit-il de n'implique nullement que les Indiens aient partagé
l'esprit de Martyr, qui a eu sous les yeux plusieurs de l'interprétation du Milanais. Tout au long de son
ces zèmes, ou bien émane-t-il originellement des indi- oeuvre Martyr s'accroche pourtant à cette vision des
gènes? Si le témoignage de 1494 — repris vingt ans choses qui ne trouve guère d'appui dans les écrits de
plus tard en 1514 'Z — laisse entendre que les indi- Pané ou de Colomb et rejette à l'arrière-plan tous
gènes reproduisent, « imitent » les spectres qu'ils ceux des zèmes dont la forme s'éloigne de celle des
voient la nuit pour faire leurs masques de coton, le objets connus du chroniqueur. Vingt-trois ans plus
texte de 1501 est beaucoup moins explicite. Il incite tard, dans la « Septième Décade » qu'il dédie au duc
à attribuer cette association aux spéculations du de Milan (1524), Martyr s'obstine à définir les zèmes
Milanais ou à celles de ses informateurs. Une autre comme des « simulacres qu'ils peignent pareils aux
notation y incline: « Grâce à certains simulacres mânes infernaux " ».
r

34 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 35

Le zème serait donc l'image ou plus exactement le, dans sa propre culture une interprétation apte à
« simulacre » d'un spectre. La seule tentative systé
matique d'inscrire ou de récupérer cet objet dans lei spectres de Pierre Martyr n'ont rien d'améri-
champ figuratif aboutit à lui prêter les contours d'un ou fort peu de chose 40. Sous le vernis antique
spectre. C'était, dans l'esprit d'un Italien du Quat- rent bien sûr ceux qui effraient et fascinent les
trocento, évoquer une créature d'épouvante dotée x populaires et lettrés de l'Italie du xv` siècle.
d'une apparence — et par là même représentable — des ouvrages abordent alors ce thème, qu'ils
mais parfaitement dénuée d'existence physique. Pas tsltent du purgatoire ou des âmes en peine. Les
n'importe quel spectre: le monde des morts de Mar- spectres n'ont rien d'imaginaire. On croit alors
tyr est truffé de réminiscences antiques. Lemures N ifimunément que des esprits peuvent infester les
(spectres), larvae (masques, esprits follets), simula- demeures et que l'on s'en protège en s'entourant des
cra (dans son acception de fantômes) permettaient à précautions que stipule le droit romain; on croit que
l'élève de Pomponius Leto d'installer les objets des ~q trépassés, les ombres répandent des maladies et
Iles dans un cadre latinr-Bel exercice de style qui sèment la mort 41; on collecte les récits d'apparitions
mettait à profit l'humanisme paganisant des années qui éveillent l'épouvante 42. L'Église ne reconnaît-elle
romaines et prolongeait cette quête passionnée de pu que des esprits apparaissent dans « les maisons,
l'antique qui avait animé les débats de l'académie. Il cimetières, les églises, les monastères 43 » tandis
est exact aussi que la relation de Pané attirait l'atten- que des clercs, comme Jacopo da Clusa, estiment
tion sur les morts puisqu'elle décrivait les apparitions même licite d'interroger les morts sous réserve de le
nocturnes comme les errances des défunts et s'attar- faire pour des motifs pieux, ad pias causas? La fron-
dait sur les interrogatoires auxquels les indigènes tière entre ce que tolère et autorise l'Église et les
d'Haïti soumettaient les cadavres. Mais de là à faire croyances versant dans la magie est sans doute bien
des zèmes indistinctement les images des revenants il mince; si les revenants peuvent être des âmes du pur-
y avait un pas que le Catalan n'avait pas franchi. En gatoire en quête de prières (suffragi) comme
revanche, en 1501 toujours, hanté par ses propres l'enseigne l'Eglise, si les apparitions démoniaques
interprétations, Pierre Martyr rapporte que certains sont loin d'être exclues, il faut aussi compter sur le
zèmes sont fabriqués sur le conseil d' « ombres noc- fonds trouble et mouvant des croyances et des ter-
turnes 38». Vers 1515-1516 encore, dans la même reurs populaires qui peuvent cristalliser soudaine-
ligne d'idées et comme pour se donner raison, Pierre ment: les batailles de spectres qui se livrèrent dans
Martyr relève avec satisfaction que la suppression les parages de Bergame en décembre 1517 passion-
des zèmes sur l'île d'Haïti s'est accompagnée de nèrent l'Europe entière et Pierre Martyr ne manqua
l'interruption des apparitions nocturnes 39. Par contre pas de s'en faire l'écho dans sa correspondance *.
il n'explore pas la piste qui pouvait mener des zèmes Enfin n'oublions pas la littérature médiévale et le sta-.
à l'ancestralité, pourtant repérée par Pané. Il s'en tut ambigu qu'elle réserve au simulacre, chargé
tient exclusivement à une approche formelle qui d'une dimension magique, coeur d'un monde sédui-

36 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 37

sant d'images, de miroirs et de doubles, peut-être M sème-spectre, susceptible de produire des effets de
plus périlleux par l'illusion qu'il distille et le pouvoir Uns qui finissent par opacifier la donnée ethno-
d'envoûtement qu'il recèle que par l'hérésie diabo- raphique et s'y substituer. Démarche coutumière
lique ou l'idolâtrie qu'il abrite as 'une pensée conquérante et réductrice, réflexe
Tout porte à croire que se superposent dans l'esprit obligé de toute pensée dominante? Sans doute. Mais
de Pierre Martyr ce qu'il saisit des croyances insu- ourquoi associer l'image autochtone à l'ombre
laires, ce qu'il sait du purgatoire, ce qu'il partage des Inquiétante et fugitive, à l'apparition terrifiante, au
peurs italiennes. La description du retour des morts spectral? Ces représentations que l'on contemple
et des apparitions maléfiques 46 sur les îles lointaines sans les détruire, ces « images humaines assises » où
trahit également l'influence d'une culture humaniste l'on croit reconnaître les mânes de l'Hadès,
qui fait alterner les ombres des Anciens et le souvenir n'éveillent-elles pas un mélange d'attirance, de curio-
des « dryades, satyres, pans et néréides » de l'Anti- sité et de répulsion? Comme si elles réunissaient la
quité. Martyr est autant un lecteur de Lucien que de fascination de l'exotisme et la marque horrifique
Colomb et de Pané 47. d'une présence dérangeante.
Mais en faisant allusion aux « spectres que A ce compte-là, il était rassurant d'apprendre que
peignent nos artistes », Pierre Martyr, qui se réfère à les apparitions nocturnes avaient disparu avec l'élimi-
une croyance diffuse, évoque aussi ouvertement une nation des zèmes, au moment où sur les Iles le monde
forme et un type fixés par l'art de son temps. La réfé- des morts se gonflait des populations décimées par la
rence, cette fois, procède moins de l'expérience faim, le travail et la maladie. « De l'année 1494 à
commune et savante que d'un modèle pictural à deux celle de 1508 — c'est-à-dire en quatorze ans — plus de
dimensions. Y verra-t-on à l'oeuvre l'oeil du Quat- trois millions d'âmes qui s'y trouvaient [à Saint-
trocento, l'assurance d'un regard formé par les Domingue] périrent dans les guerres, les envois
peintres et la peinture italienne du xv` siècle 48? Ou d'esclaves en Castille et aux mines et dans d'autres
faut-il plutôt reconnaître dans les modèles qu'évoque souffrances 50. » En 1508 il restait soixante mille indi-
le Milanais les cadavres vivants de Grünewald, les gènes à Saint-Domingue et pourtant le temps des
morts mis en scène autour du thème du memento déportations massives ne faisait que débuter 5 . Tan-
mort et des danses macabres multipliées au cours du dis qu'à Grenade l'humaniste Martyr rêvait de ses
siècle, sauf peut-être en Espagne 49? Un oeil probable- spectres, les Antilles s'engouffraient corps et âme
ment plus gothique que renaissant, familier des col- dans la nuit des morts-vivants.
lections flamandes des Rois Catholiques.
Toujours est-il que Pierre Martyr s'offre — et offre
à son lecteur — les moyens d'imaginer et de voir cet DES SPECTRES AU DÉMON
objet exotique qui lui parvient des Iles. Il lui donne
une configuration, lui prête une identité et en extra- L'interprétation spectrale — déjà en retrait sur
pole des croyances. Mais surtout il lance une image, l'interprétation proposée par Colomb — devait
38 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 39

s'estomper avec le temps, au fur et à mesure que ~1ents successifs, l'objet s'enfonce sous les étiquettes
Pierre Martyr prêtait à ses zèmes l'apparence de hmilières, disparaît sous les appellations convenues.
démons. La métamorphose s'opère vers 1514, Le revirement progressif de Pierre Martyr sonne le
lorsqu'il relate sur l'île de Cuba l'agression cauche- ~os d'une époque, d'une génération, d'un regard et
mardesque du « démon d'un zème à longue queue, G'une curiosité. Fini le temps de la description atten-
aux dents énormes, cornu, semblable à celui qui est tive ou de l'interprétation originale qui correspond au
représenté en effigie faite à la main 52 ». Dix ans plus quart de siècle écoulé depuis la découverte de
tard, en 1524, il assimile les spectres qu'il a déjà sys- Colomb. Non que ces tentatives aient été dénuées de
tématiquement rapprochés des mânes et génies infer- distorsions et de préjugés. Au contraire. Elles n'en
naux, au démon et aux diables qui se manifestaient ont pas moins eu le mérite de chercher à percer le
aux indigènes avant la christianisation 53. Martyr mystère de ce que l'on ne connaissait pas.
livre alors une nouvelle référence picturale : les Paradoxalement, plus les informations abondent,
zèmes ressemblent « aux créatures monstrueuses que plus l'on se contente du label stéréotypé d'idole et
les peintres dessinent sur les murs pour les éloigner à d'idolâtrie. Il n'est que de lire le chroniqueur des
cause de la peur panique que sèment leurs méchantes Indes Fernândez de Oviedo qui décrit en 1535 « les
actions 54 ». Idolâtries et les cérémonies abominables et diabo-
Le zème sombre dans le démoniaque et le mons- liques » des Iles. Le procédé est systématique: pour
trueux, il se dissout dans la figure du diable comme si Oviedo, qui pourtant connaît l'Amérique depuis
l'auteur cédait à la facilité du cliché et renonçait à 1514, les zèmes sont tout simplement des « images du
dégager la spécificité de l'objet. La démonisation — diable » que les indigènes tiennent pour leur dieu, et
qui s'apparente en fait ici à une sorte de neutralisa- cc diable est « aussi laid et aussi épouvantable que le
tion culturelle — aboutit à faire du zème une idole ss poignent d'ordinaire les catholiques au pied de
déité de bois ou de coton « fourré 56 ». Le virage sur l'archange saint Michel ou de l'apôtre saint Bar-
l'idole n'est pas accidentel : postérieur à la décou- thélemy 59 ». La référence iconographique s'est donc
verte du Mexique idolâtre, il correspond chez Pierre encore précisée en 1535. Aux descriptions de pre-
Martyr à la description des rites inédits du Darién et mière main de Pané, aux spectres des peintres de
de ses idoles 57. Mais est-ce un hasard si Martyr a Martyr succèdent maintenant les diableries espa-
longtemps tardé à identifier zème et idole? Gageons gnoles et flamandes du gothique tardif que suggère la
que mieux que quiconque en Espagne Pierre Martyr cascade de traits qu'accumule la plume acérée
pouvait distinguer les zèmes des Iles des idoles des d'Oviedo: « La figure abominable du diable peint et
pharaons. Ne s'était-il pas rendu en Egypte en 1501 à sculpté de nombreuses et diverses manières avec de
l'occasion d'une ambassade, n'avait-il pas laissé une nombreuses têtes et de nombreuses choses, avec des
description des antiquités de ce pays dans sa Legatio canines difformes et épouvantables, des dents féroces
Babylonica 58? dotées de grands crocs, des oreilles démesurées, des
Zème-spectre, zème-diable, zème-idole : par glisse- yeux enflammés de dragon et de serpent féroce 6o. »

40 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 41

Même si l'on nous redit que le cemi se manifeste la plaquer stéréotypes et clichés alors que dans d'autres
nuit sous la forme d'un fantôme (fantasma), l'image- domaines — son Historia natural — il se révèle un
rie démoniaque a noyé les récits oculaires de Pané et observateur attentif.
les premières interprétations de Martyr. Confirmé Mais si ces clichés légitiment à point nommé la
dans son statut de représentation figurative, le cemf colonisation, cet « aveuglement » se double d'une
perd toute singularité. Il est réduit au connu et au conscience aiguë des recours multiples offerts par
familier, au tout-venant de l'imagerie diabolique. On l'image : la transmission, la fixation, la visualisation
ne regarde plus l'objet, on en possède par avance la d'un savoir. Il l'exprime à merveille quand il
clé, l'identité. Il est le signe attendu, inévitable de s'inquiète de la prolifération des représentations et de
l'idolâtrie et de la présence du diable. Des Cubains il leur prégnance : « l'effigie maudite 66 » n'est-elle pas
ne reste plus qu'à déclarer lapidairement que « leur le « sceau [du diable] imprimé sur la peau et dans les
religion consiste à adorer le diable 61 ». Mais on coeurs 67 » des indigènes dont Oviedo dénonce dans le
trouve davantage encore chez Oviedo. L'image indi- même élan les résistances au christianisme? Il sait
gène l'obsède au point qu'il intitule l'un de ses cha- distinguer par ailleurs l'image indigène de l'objet et
pitres « les images du diable qu'avaient les de l'idole. Cette sensibilité à l'image est peut-être
Indiens 62 » et que le leitmotiv des « images infer- lointainement liée aux années d'adolescence passées
nales » et de « l'image maudite » sert de trame à son en Toscane, à Rome, à Naples et en Sicile, quand
récit. C'est de la prolifération de « l'image infernale » l'auteur découvrait Mantegna et Léonard. Au regard
qu'il s'émeut et non de ce qu'elle représente : « Sur la préethnographique de Colomb ou de Pané se substi-
Terre Ferme non seulement ils se plaisent à mettre tue une culture de l'image truffée de calculs poli-
ces images si diaboliques et si perverses sur leurs tiques et idéologiques 68.
idoles d'or, de pierre, de bois et de terre », mais ils les De Colomb à Pané, de Martyr à Oviedo, le regard
reproduisent sous forme de tatouages corporels 63 sur occidental jeté sur les objets des Iles s'est progres-
les bijoux, les chasse-mouches, le mobilier, dans les xlvement figé dans la double certitude de repérer une
maisons, partout où les indigènes le peuvent.. Image et d'y reconnaître le diable. Passé le choc de
Cette distorsion du regard chez un homme de ter- l'inconnu et la première interprétation colombine,
rain s'explique sans doute en partie par la divulgation tatonnante et souple, le cadrage s'opère (Martyr), le
des spectaculaires <(idolâtries » du Mexique et les Champ se rétrécit, la vision se stylise et se dramatise
déconvenues de l'évangélisation des Iles : « Ce sont Jusqu'à ce qu'émerge la « vision américaine », en fait
des gens fort éloignés de vouloir comprendre la foi Pure et simple réplique d'un déjà-vu européen. Le
catholique 64 [...]. Aucun ou fort peu d'entre eux sont regard du colonisateur plante sur l'indigène la grille
chrétiens 65. » Fonctionnaire de la Couronne, artisan $ductrice mais si efficace et commode du démo-
direct de la colonisation, Oviedo nourrit une vision niaque. Le code est donné une fois pour toutes, les
noire qui rompt avec l'optimisme des premiers temps. Nux sont faits. Oblitération du singulier, saut de la
Son engagement « colonial » et anti-indien l'incite à découverte à la reconnaissance, le refus de voir n'est

42 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 43

pas une défaillance du regard mais un impératif do ' $Ouvenir, facilité d'écriture et déjà habitus percep-
blé d'une malédiction lancée contre ((des imag ZWi.., sans doute. Accordons également à Martyr,
maudites et perverses ». Mais c'est encore plus délicat à déceler, la conscience
Zème : la catégorie et le terme connurent donc u obscure d'une irréductibilité américaine qui s'expri-
fortune relativement brève, l'espace d'une généi mirait à travers le zème. Même l'observation directe
tion. Le terme était assez vague pour permettre p0 suffit pas à le faire varier. Quand il examine les
décrire la plupart des objets de culte et les ((image: Objets mexicains envoyés à la cour espagnole, le
de la « Terre Ferme » (le continent) que l'on explc Milanais trouve encore moyen d'identifier sur l'une
après les Iles. En 1520, Pierre Martyr appliq des roues : « Ressemblant à un roi assis sur son trône,
encore la terminologie taïna, associée à sa viei une image d'un coude, vêtue jusqu'à la cheville, sem-
interpétation « spectrale », aux « images » mexicain blable à un zème et avec un visage pareil à celui qui
celles qu'avait observées Cortés sur l'île de Cozun sort chez nous à représenter les spectres noc-
deux années plus tôt : « Il se vérifia qu'ils étaient ic turnes 72. » Attachée sur un bouclier de peau tissé de
lâtres, circoncis, et qu'ils immolaient des petits g plumes, il distingue une plaque d'or portant l' « effi-
çons et des petites filles aux zèmes ou images de lei aI. d'un zème 73 ». Pierre Martyr n'en démord point,
spectres nocturnes à qui ils rendent un culte 69. comme s'il ne pouvait voir que ce qu'il croyait avoir
Pierre Martyr sait pourtant par Cortés, qu'il a Identifié et observé depuis un quart de siècle: la
que ces Indiens possèdent des idoles mais l'objet y flpiique partout répétée des spectres de la nuit. Par
vingt ans auparavant il avait eu entre les mains coi contre un autre Italien, le nonce Giovanni Ruffo, ne
nue, semble-t-il, de hanter son imaginaire. Telle reconnaît dans ces objets qu'un visage analogue à
bien la pesanteur de ce qui à la longue est devenu alul des diables des peintres, « avec la bouche
cliché, une convention de langage. Notre Milan ouverte et les joues fort enflées " ». Pas encore une
n'ignore pas non plus que les zèmes mexicains app Idole.
tiennent à un monde différent de celui des 11es, I Pierre Martyr ne fut pas le seul à rattacher aux
terre où il existe de vrais temples, des pratiques sai Sèmes les représentations figuratives des Indiens du
ficielles, et même des « livres » dont les « caractè Mexique. En 1518, un an avant l'arrivée de Cortés, le
sont presque pareils à ceux de l'écriture ég chapelain de la deuxième expédition partie explorer
tienne 70 », une écriture qu'il avait eu tout lo lu côtes mexicaines observa sur l'île de Cozumel des
d'observer lors de son ambassade d'Égypte. Mal Sèmes en haut d'une « tour », c'est-à-dire d'une pyra-
cela, emporté par l'habitude, il n'hésite pas à met mide: « des figures, des ossements et des cemfes
le mot « zème » dans la bouche du cacique de G d'Idoles " ». Mais ce fut pour aussitôt ajouter: « A
poala qui avait apporté son alliance à Cortés : « Cc an juger par leurs manières, on présume que [ces
roucés par l'absence de sacrifices, nos zèmes lai; $ont] sont idolâtres. » Des zèmes aux idoles, le pas-
ront les vers dévorer nos semailles ". sage s'opère avec encore quelque précaution («se
Effet des distances, de l'âge peut-être, inertie paume »), comme si les Indiens du Mexique ces-

44 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 45

saient tout à coup d'être associés à l'univers exotique, chassés de Jérusalem et qu'ils jetèrent sur la mer
déconcertant, étrange des zèmes pour être rattachés dans des navires qui avaient abordé cette contrée'$. »
à une société plus familière, plus aisément nommable En 1518, au cours du deuxième voyage, un pas sup-
et repérable, avec ses lois, ses temples et sa plémentaire fut franchi: on identifia des « idoles de
« police » 76. Le terme cemf (zème) s'efface dans la terre, de bois et de pierre » des « figures des dieux »
suite du récit, remplacé par celui d'idole. Désormais et de « ce qui semblait être leurs femmes
le regard glisse sur l'objet, survole l'idole pour plon- C'est donc le foisonnement des « figures » autant
ger sur le monde policé qui l'entoure. Impression de que les analogies visuelles (femmes, démons) qu'elles
déjà-vu. Inspirent qui suggère la présence d'idoles avant que
les traces de culte, l'existence d'oratoires et de
pretres, clairement mises en évidence par la
LES IDOLES DE CORTÉS deuxième expédition, ne viennent corroborer les spé-
oulations. Il n'aura fallu que quelques années pour
A bien des égards les années 1517-1520 marqu que l'on adapte le vocabulaire aux éléments nou-
un tournant. Si c'est en 1520 que Pierre Mar Waux révélés par l'aventure mexicaine et que l'usage
adopte le terme « idole » dans son récit de la déc on pagne l'Occident. Mais, loin de correspondre à un
verte du Mexique, le mot flottait dans l'air des 1 gt finement de la perception, l'ajustement provoque
depuis 1517 vraisemblablement. Dès cette date, ,l'obscurcissement et la paralysie du regard. Dès les
retour de la première expédition sur les côtes otions de 1517, on mesure l'opacité de l'écran ido-
Mexique, les objets de culte, les (<idoles de te trique jeté entre les conquérants et les indigènes.
cuite » qu'on en avait rapportés firent grand bi n écran dont la force est à la fois intellectuelle et
même si l'eeil tâtonnait encore. Ces idoles in Bonnelle: si les connotations négatives — démo-
guèrent et fascinèrent les Espagnols des Iles com quo et sodomite — trahissent chez les spectateurs
plus tard ceux de la péninsule: « Certaines [étaie premier mouvement de répulsion teintée de voyeu-
comme des têtes de démons, d'autres comme e, la présence multipliée de l'idole constitue un
têtes de femmes, d'autres encore avaient d'aul lent marqueur culturel et historique, une réfé-
figures si vicieuses qu'il semblait que c'étaient e qui aussitôt en appelle d'autres, lointaines,
Indiens en train de pratiquer des actes sodomites prestigieuses, à la fois antiques et familières. Au
uns avec les autres ".» A en croire le chroniqu t à mesure que l'objet figuratif indigène perd de
Bernai Diaz del Castillo qui relate l'épisode près trangeté, abandonne de son exotisme pour deve-
quarante ans plus tard, ces figurines alimentèrent 'équivalent de l'image fausse qu'adoraient les
spéculations : « Comme ils virent des idoles de te u, les terres découvertes entrent de plain-pied
cuite et tant de sortes de figures, ils disaient qu'e un passé et un univers apparemment communs
venaient des païens. D'autres disaient qu'e [conquérants et aux Indiens : celui des adorateurs
venaient des Juifs que Titus et Vespasien aval
REPÉRAGES 47

Dès la première expédition, les sociétés mexicaines


du golfe du Mexique émergent de l'anonymat histo-
rico-culturel qui fut celui des Iles. Grâce aux idoles
elles se rattachent à l'histoire antique qui est égale-
• ment l'histoire des civilisations. Elles deviennent
même pour certains la terre d'accueil des Juifs dis-
persés par Titus et Vespasien au lendemain de la des-
truction du Temple de Jérusalem. En 1518, moins
péremptoire mais tout aussi soucieux de rapproche-
ments, P
ments, le chapelain de la deuxième expédition crut
° déceler dans la pratique de la circoncision — ou de ce
'r?• qu'il prenait pour une circoncision — la trace et par
conséquent le voisinage des Maures et des Juifs 80.
Nous voilà loin des paradis étranges et fabuleux qui
tour à tour fascinaient et décevaient les découvreurs,
loin également du Japon ou de cette Chine du grand
khan que recherchait Colomb.
L'idolâtrie des Mexicains constitue un fait bien
ag"3 établi à la veille du départ de Cortés. Les membres
>C aga P a de la deuxième expédition qui choisissent de repartir
avec lui savent d'avance qu'ils trouveront partout des
Lu l
~
Idoles. Tout se passe comme si la question initiale de
w Colomb — adorent-ils des images? — avait enfin
trouvé une réponse positive. Il reste que c'est Cortés
C3 et lui seul qui exploite à fond cette « découverte » en
LL décidant de faire de l'idole tout autre chose qu'une
Ù étiquette ou qu'un repère commode, pour l'inscrire
Q au centre de sa stratégie personnelle. Cette stratégie
a commande face aux objets figuratifs mexicains une
attitude ambivalente qui ouvre une phase de transi-
<[ tlon entre le temps des zèmes et celui de la chasse
'W aux idoles.
• Quand, décrivant dans sa lettre de 1519 les rites de
l'île de Cozumel, Cortés évoque pour la première fois
les idoles mexicaines, le lecteur reste visuellement sur

48 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 49
sa faim. Les parures des effigies sont brièvement Idole ou curiosité précieuse? Il est frappant tout
consignées; les sacrifices et les « cérémonies » qu'on d'abord que dans les deux cas l'exégèse de l'objet soit
leur destine sont décrits; l'attachement (« la dévo- abandonnée. Nul ne se demande plus ce qu'il repré-
tion, la foi et l'espérance ») qu'on leur voue $' fait sente ni ce à quoi il se réfère puisque c'est trop
l'étonnement des Espagnols. Mais seule la matière évident dans le cas de l'idole et tout à fait superflu
est notée. Dès qu'il est saisi comme idole, l'objet figu- dans celui de l'objet de prix. Cette indifférence à
ratif devient muet, opaque. En se figeant, le regard se l'identité et à la fonction spécifiques, ce rapport de
voile, s'aveugle. « Idole »: le mot suffit. Il n'est plus surface — encouragé par l'ignorance où l'on se trouve
nécessaire de décrire la chose, d'en cerner l'origine,
alors des cultures mexicaines — sont bien l'effet d'un
d'en énoncer les propriétés 82. Tout au plus Pierre choix et non d'une quelconque incapacité à identifier
Martyr éprouve-t-il le besoin d'indiquer que ces
idoles sont les images des « mânes et des démons l'objet; ils expliquent probablement qu'un même
t7pe de représentation puisse glisser d'un registre à
funestes » des indigènes 83. Autant dire rien, si ce autre selon la matière (bois, terre cuite, pierre ou or,
n'est ce que le terme idole présuppose. Voilà com-
ment une gamme entière d'objets figuratifs pris au argent, gemmes) et donc la valeur marchande et la
piège des clichés reçoit une fois pour toutes sa desti- rareté, évoluant de l'idole maudite à la curiosité rare
nation, l'idolâtrie, et une identité préétablie, l'idole. et prisée, de la non-valeur à l'évaluation monétaire.
D'autres pièces pourtant, qui sont manifestement Rien d'étonnant à ce que l'on nous livre le pesant d'or
des objets figuratifs et cérémoniels, éveillent davan- de la grande « roue d'or » que décore la figure des
tage de curiosité. La description s'y attarde, l'appré- monstres comme celui de toutes les pièces expédiées
ciation esthétique et mercantile les valorise. Un en Espagne.
masque de bois doré, un masque d'or trouvé « fort Mêmes réactions en mars 1520 à Valladolid, lors
beau », « un petit homme d'or » portant lui aussi un de la présentation des objets au corps diplomatique.
masque d'or captent l'attention du chapelain de la Quoiqu'il s'attarde davantage sur le détail des repré-
deuxième expédition 84. La première lettre de Cortés sentations et la fonction rituelle de certaines pièces,
s'achève sur l'inventaire des objets précieux envoy& le nonce Ruffo n'oublie pas de comptabiliser soigneu-
au roi et à la reine 85 sans que le mot « idole » appa- sement la valeur des pièces les plus notables. Le
raisse, alors que de toute évidence les « figures dc regard de Pierre Martyr ne s'en distingue guère: le
monstres » sur la « roue d'or » ou sur la « mitre dc récit du Milanais donne l'impression d'un bazar de
pierre bleue », la « grande tête de caïman en or> curiosités déballées sous les yeux éberlués des courti-
auraient pu être aisément versées dans cette sans sans que l'observation dépasse la description
rubrique. Silence d'autant plus surprenant qu'ei superficielle, le cri d'admiration ou l'évaluation mar-
1520, au dire du nonce Giovanni Ruffo, les Indien: chande chaque fois que l'objet le mérite. Pêle-mêle se
accompagnant l'envoi avouèrent « faire leurs prière,, succèdent calendriers d'or et d'argent (les « roues »),
devant la figure » qui ornait les roues d'or et d'argent objets de plumes, armes, boucliers, têtes et peaux
Mais le nonce également évite le mot « idole » 86. d'animaux, pépites d'or et colliers de gemmes, tiares

50 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 51

et mitres, « peaux de panthère », plumes de perroqi pièces de peinture au pinceau 90 », sans d'ailleurs
et cette « infinité de figures et de visages » dont S'inquiéter d'indiquer ce qu'elles représentent. Les
beauté et la qualité stupéfient et fascinent Piei dessins que Pierre Martyr observe lui suggèrent un
Martyr: « Il me semble n'avoir jamais rien vu c parallèle audacieux avec les livres imprimés et illus-
puisse par sa beauté attirer si fort les regai trés de son temps. Bien qu'il sache pertinemment que
humains $'. » Colomb en son temps s'était aussi ex certains de ces ouvrages renferment « l'ordre de leurs
sié sur la « beauté » des Iles. sacrifices et de leurs cérémonies », le Milanais les
Comment ne pas relever le double regard c accueille avec l'intérêt et la curiosité qu'il avait dû
Européens? L'un sur place, dans les périls de manifester en Egypte pour les hiéroglyphes. Comme
conquête, biaisé par le prisme démoniaque c dans le cas des idoles l'extraction du contexte esca-
confère à l'objet figuratif un statut aussi précis q mote de la nature idolâtrique et démoniaque de
factice et dévalorisé; l'autre en Espagne — ou desti l'objet.
à l'Espagne — dilettante, curieux, qui n'interpri On n'en a pas moins le sentiment de traverser vers
pas, ne se préoccupe guère du sens, s'inquiète à pei 1520 une étape transitoire, entre la sensibilité renais-
de la fonction pour s'en tenir à des considératic sante, la curiosité étonnée des premières années, qui
extérieures, matérielles et « esthétiques ». Ce se portaient sur des pièces dénuées de la moindre
contradiction n'est, bien évidemment, qu'apparen valeur marchande, et l'aveuglement à venir, l'achar-
Elle procède de l'ambivalence de la notion mêi nement destructeur des idoloclastes. La distance
d'idolâtrie qui est tout à la fois le signe incontestal océanique introduit d'inévitables décalages et il est
de la présence du diable et le symptôme visible significatif que depuis l'Europe Pierre Martyr
palpable, l'empreinte manifeste de sociétés police . voie » encore des zèmes 91 là où Cortés dénonce des
sur le modèle antique 8e. Cela explique que, selon idoles. Mais le processus est bien engagé. L'observa-
contexte et la valeur intrinsèque, l'une des approcl tion « ethnographique » et l'acuité du regard y
prenne le pas sur l'autre. Au Mexique l'image est u perdent. Les symptômes de ce désintérêt foisonnent.
idole; arrachée à son espace pour peu que son en Le terme amérindien ceint — ou sa transcription
en vaille la peine, la même image devient une cui • zème » — est déjà en passe d'être détrôné sans que
sité inoffensive, belle et séduisante, preuve et rap] les langues du Mexique ne fournissent de mots mieux
que la neutralisation des images de l'adversaire d adaptés aux objets que les conquistadors ont décou-
passer systématiquement par leur décontextuali verts : il ne resta au ceint qu'à terminer lentement en
tion. Europe et en Amérique une carrière littéraire sans
Une attitude analogue prévaut à l'égard espoir de rattrapage ou de promotion. Dans le Mer-
« livres » des Mexicains, c'est-à-dire des faine curio composé par Arias de Villalobos au début du
codex pictographiques dont certains sont égalemi xvu` siècle, Quetzalcoatl apparaît comme un zème
présentés à la cour. Cortés cite deux livres « du gel mais Tlaloc est le « dieu » du lac 92. Aucune enquête
de ceux qu'ont les Indiens d'ici 89 », il ajoute « dans les premiers temps ne sera d'ailleurs menée
52 LA GUERRE DES IMAGES REPÉRAGES 53

autour des effigies mexicaines. Plus de référence non vreurs. Autant qu'une représentation figurative
plus à la peinture et aux peintres européens pour (spectre, homme, femme...) l'image est un repère,
expliquer et décrire les idoles indigènes : Cortés à cet c'est un marqueur culturel en même temps qu'un ins-
égard n'a pas l'ceil du Quattrocento. Ni même l'ceil trument — celui du diable chez Oviedo. On pressent
gothique. Enfin prévaut cette obsession de la valeur également qu'elle est indissociable d'un ensemble
que les premiers zèmes envoyés en Europe n'avaient complexe et mobile d'attitudes, de sensations et
guère suscitée, tant ce n'étaient que de pauvres objets d'interprétations, d'un imaginaire dont on devine les
de bois et de pierre. modulations incessantes même si l'on n'en saisit
Ce changement d'appréciation et de perspective encore que peu de chose. Tout au plus, de 1492 à
n'est pas le fruit du hasard. En Europe la première 1520 des étapes et des éléments épars se profilent, se
Renaissance s'éloigne, le truchement italien des succèdent et se conjuguent: le recours à l'analogie
découvertes s'estompe: Colomb le Génois meurt à visuelle et superficielle comme peut l'être notre oeil
Valladolid en 1506, Amerigo Vespucci le Florentin Inaverti, la spéculation sur la fonction fondée sur
disparaît à Séville en 1512, Martyr le Milanais l'enquête de terrain ou extrapolée, l'identité plaquée
s'éteint en 1526. Avec l'éclosion de la Réforme la et impitoyablement réductrice, l'émerveillement
question des idolâtries — celles de la Rome catholique devant la « beauté » qu'on prête à l'objet 94, la curio-
— passe à l'ordre du temps. En Amérique, au fur et à sité du découvreur ou du collectionneur européen 95,
mesure qu'elle devient presque exclusivemem In tentative pour saisir l'étrange et capter le singulier
l'affaire des Castillans, des Andalous et des gem dans un élan « préethnographique ». Le degré de
d'Estramadure, l'entreprise de colonisation se heurt< réceptivité, les expectatives, les grilles perceptuelles
à des sociétés complexes, policées, dotées de lois, dE et conceptuelles que mobilise cet imaginaire se modi-
marchands, de temples et de religions", qui exigea flont au gré des milieux, des temps et des terres
des stratégies de domination plus élaborées. Ls découvertes. L'obsession de l'idolâtrie ne cesse, par
guerre des images est sur le point d'éclater. exemple, de dominer la vision de l'idole.
Autrement dit, si Cortés ne voit pas ce qu'il a sou Zème, diable, idole et image ne sont pas que des
les yeux, c'est surtout qu'il sait d'avance ce qu'il doi noms déposés sur des objets nouveaux; ils traduisent
y trouver pour justifier sa conquête du Mexique: de et synthétisent dans le registre de l'imaginaire l'évo-
idoles. De Colomb à Pané, de Pané à Martyr, di lution des rapports entre les Européens et les indi-
Martyr à Cortés, au gré de tous ces relais l'Occiden ~ènos. Ils balisent une pensée figurative qui ici ne
pose des regards successifs sur l'objet d'Amérique 1 exprime pas à travers des créations plastiques mais
figuratif ou non. L'image que traquent les Européen enchaîne des interprétations qui se révèlent de moins
et qui les obsède apparaît d'ores et déjà comme un en moins sensibles à la spécificité des mondes ren-
notion qu'ils importent avec eux, une catégorie qu'il @entrés. En fin de compte, même s'ils ne voient pas
plaquent sur les choses et dont les contours émergea loi mêmes choses, Colomb et Pané à leur arrivée, les
au fil de leur démarche d'observateurs et de décor Ispagnols installés dans les Iles, les lettrés de Gre-
~ I! 54 LA GUERRE DES IMAGES

nade, les Italiens d'Espagne guettent tous chez


indigènes la présence de l'image de culte, signe d'i
religion et d'une société complexe, indice d'i
richesse convoitée et à prendre. L'attente
constante depuis Colomb. Une fois comblée grâce
Mexique, il reste à régler le sort des images
l'adversaire. Cortés s'en chargea. CHAPITRE II

La guerre

Les images de l'adversaire sont intolérables quand


elles sont des images de culte. Le Mexique en fit les
frais en devenant le théâtre d'une offensive sans
Commune mesure avec les interventions qui ponc-
tuèrent l'occupation des Iles. Ni Colomb ni Pané ne
l'adonnèrent systématiquement à la destruction des
Mmes et, s'ils le firent, c'est en tout cas sans la pas-
don, la dramatisation et la publicité qu'y employa
Cortés. On rapporte qu'un marin conseilla à un
inique cubain de chasser (desterrar) ses zèmes et
d'accueillir à leur place une image de la Vierge. Mais
D'est bien sans coup férir, grâce à l'aide miraculeuse
qu'elle leur apporta, que l'image fut adoptée par les
Indigènes'. Les persécutions vinrent plus tard.
Dans les premières années du xvi` siècle les

r ntacts avec les indigènes de la Terre Ferme — de


Orénoque au Darién — ne semblent guère s'être sol-
dis par des destructions tapageuses. L'intervention
Mpsgnole la plus brutale demeure vraisemblable-
rit le massacre de sodomites que perpétra Vasco
IItillez de Balboa 2. Il faut bien avouer que les
~0t1versions sont hâtivement notées par un Pierre
~(artyr qui s'intéresse davantage aux perles

56 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 57

marines 3. Mais n'aurait-il pas consigné les destruc once, à en lire les chroniques, selon un scénario
tions d'idoles et d'objets s'il en avait eu vent puisque 81ple et précis qui sera constamment rejoué. Un
c'est au pape qu'il adressait ses écrits? Peut-être ifnario en deux temps qui articule anéantissement
est-ce l'absence de « secte » et de religion instituée ~! substitution: les idoles sont d'abord brisées (par
ou l'embryon de monothéisme solaire qu'on prête à la Indiens et/ou par les Espagnols) puis les conqué-
ces indigènes, voire le culte des ancêtres, qui rants les remplacent par des images chrétiennes.
expliquent qu'il n'y ait guère eu d'éclats ^? Le chris. En 1520 Pierre Martyr diffuse depuis Grenade
tianisme des découvreurs n'accroche sur rien et pouf lune des premières versions de ces destructions — en
l'humaniste Pierre Martyr les indigènes ne sont que employant encore le terme « zème ». Quand les
des « tables rases 5 ». Au reste le catholicisme ibé• Ionquistadors eurent débarqué sur l'île de Cozumel,
rique est davantage préparé à affronter des rivaux de lu Indiens « consentirent à la destruction de leurs
sa trempe — islam, judaïsme — que ce que l'anthropo. Mmes et installèrent à leur place dans le sanctuaire
logie appellera des « religions primitives ». de leur temple un tableau de la bienheureuse Vierge
Les deux premières expéditions « mexicaines » quo les nôtres leur donnèrent e ». Selon le chroni-
n'ont pas plus donné dans l'« idoloclastie », c'est-à• queur-conquistador Bernai Diaz del Castillo, dans un
dire dans l'anéantissement systématique des idoles Ncil plus circonstancié mais bien plus tardif, Cortés
indiennes. Au cours de la première (1517), le prêtre exigea que les idoles fussent enlevées avant de les
Gonzalez se borne à emporter des coffres de bois, de litre mettre en pièces et jeter au bas des gradins de
l'or et des idoles dérobées aux Indiens 6. Tout au long la • pyramide ». Il fit ensuite blanchir à la chaux le
de la deuxième (1518), le chapelain Juan Dfaz se sanctuaire indigène et élever par des charpentiers de
cantonne prudemment dans un rôle d'observateur l'lie un autel « fort propre » à la Vierge 9. Enfin, ini-
tandis que Grijalva, le chef de l'expédition, et ses tiative aussi confondante que paradoxale, il confia
compagnons n'ont d'yeux que pour le métal pré- l'ensemble ainsi nettoyé et christianisé aux caciques
cieux'. Étapes de reconnaissance, d'inventaire et de et aux papas, c'est-à-dire aux desservants habituels
pillage : les Espagnols tâtonnent encore, sans prendre dos idoles 10.
la mesure véritable de leur nouvel adversaire ni Ilernân Cortés déploie une énergie étonnante dès
exploiter le filon de l'idolâtrie. qu'il s'agit de détruire les « images » des indigènes,
qu'il les ait ou non au préalable vaincus et dût-il
mettre en péril sa personne et ses hommes ". C'est
L'AMOUR DES IMAGES ET LA HAINE DES IDOLES lui et non les prêtres de son entourage — qui préci-
pite les conquistadors dans l'aventure. A Mexico,
L'extirpation des idoles mexicaines fut progressive, dans la capitale de Moctezuma, sans même attendre
longue et bien souvent brutale. Elle remonte en fait à l'arrivée des renforts qu'il a réclamés, il fond sur les
l'expédition de Cortés et débute en 1519 à l'orée de atatues du temple : « Il prit une sorte de barre de fer
la péninsule du Yucatan, sur l'île de Cozumel. Elle qui se trouvait là et commença à en frapper les
58 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 59

idoles de pierre [...]. Il me semble maintenant que h e vaincrons 16. » C'est bien lui, et non les prêtres
marquis [Cortès] faisait des bonds surnaturels e qui l'accompagnent, qui prend l'initiative de prêcher
qu'il se précipitait en saisissant la barre par Ii Iontrc les dieux indigènes ", d'abattre les idoles et de
milieu pour frapper tout en haut des yeux de l'ido1~ lai remplacer par des images chrétiennes. N'allons
dont il défit les masques d'or avec la barre 'Z.» pu y chercher des subtilités théologiques. C'est bien
Même si les récits de la conquête se sont plu i d'ailleurs ce qui fait la force et le génie de cette inter-
amplifier et à magnifier la violence du geste, elle es Vontion. Elle se résume en quelques slogans répétitifs,
indéniable. Il reste à l'expliquer. Le but et la nature sommaires et efficaces, fondés sur l'affrontement du
de l'expédition ont sans conteste pesé sur cette atti bien et du mal, de la vérité et du mensonge, de la
tude. Si le rapport des forces en 1519 est plus fave divinité et de la matière : « Leurs idoles sont fort
rable aux Espagnols qui ont mis sur pied une véri Mauvaises et les induisent en erreur, ce ne sont pas
table armada, s'il ne s'agit plus de faire du troc mai des dieux mais des choses mauvaises qui emportent
de « conquérir et peupler " », c'est que Cortés nourri leurs âmes en enfer»; leurs idoles sont « mauvaises et
un dessein politique de vaste envergure : celui de sou Menteuses »; « elles sont mauvaises, elles ne disent
mettre à la couronne de Castille des États indigène [fax la vérité [...], elles les trompent », « leurs idoles
riches et puissants. Leur idolâtrie lui fournit à la foi mont mauvaises et ne sont pas bonnes 'a ». Est-ce à
un argument et un alibi: un argument car ell dire que Cortés ait songé explicitement — comme
implique que ces peuples constituaient des société l'évêque anglican Stephen Gardiner au milieu du xvi'
complexes, dotées d'institutions sophistiquées e siècle — que la destruction des images entraînerait
d'abondantes ressources; un alibi car la destructio: uhez l'adversaire la « subversion de la religion et de
des idoles légitime idéologiquement l'agression et jw l'dtat du monde 19 »? Le conquistador disposait, il est
tifie la soumission de ces populations policées. Il sui vrai, de moyens plus expéditifs pour arriver à ses fins
fit d'ouvrir le premier chapitre de ses ordonnance et anéantir les appareils indigènes 20.
militaires (décembre 1520) 14 puis de lire le chron: 1,a Conquista du Mexique s'inscrit également dans
queur attitré de Cortés, Lépez de G6mara (1552) lu ligne de la Reconquista de la péninsule Ibérique.
« En vérité le but de la guerre et des gens en arme Une lutte séculaire contre les royaumes maures qui
est d'enlever leurs idoles à ces Indiens 15. » N'était close sur la prise de Grenade en 1492. Les pre-
Il n'empêche que ces mobiles politiques sont pai micrs observateurs s'empressèrent de rapprocher les
faitement indissociables du projet religieux. S'il e; Indiens du Mexique des Maures et des Juifs: Pierre
exagéré de prêter à Cortés la dimension messianiqu Murtyr et Juan Diaz insistèrent sur la « circoncision »
que lui attribua plus tard le chroniqueur franciscai Indigène 2' et les « pyramides » des Indiens furent
Mendieta, il est manifeste que le conquistador s d'abord prises pour des mosquées, leurs desservants
juge investi d'une mission spirituelle — son étendarc pour des ulémas. Le revival des enthousiasmes de la
sur le modèle constantinien, est orné d'une inscril Reconquista s'explique aisément dans ce contexte,
tion : « Suivons le signe de la croix [..]. Avec el] quoique paradoxalement les ennemis traditionnels
60 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 61

des chrétiens d'Espagne fussent des peuples sans t ' Onquistadors semblent avoir abordé le Mexique
image, Maures et Juifs. u i c une cargaison d'images gravées, peintes et
Il semble en fait que l'attachement « vieux- ni nIlptées puisqu'ils en distribuèrent généreusement
chrétien » aux images soit sorti raffermi de la nu w, indigènes au cours de leur progression. Tour à
Reconquista et qu'il ait contribué à modeler l'identité unit les Indiens de Cozumel, les caciques de Tabasco,
des chrétiens d'Espagne et leurs pratiques religieuses It envoyés de Moctezuma, les prêtres païens de
en un temps où l'Église encourageait le culte des 1 i'iiiiioala reçurent en présent des images de la
images à condition qu'il ne versât point dans l'idolâ- VIS t p,,e 28. Probablement des statuettes et, dans deux
trie 22. Soustraites aux destructions des Maures, de II! ,tu moins, des Vierges à l'Enfant. Quelques
nombreuses images miraculeuses furent d'ailleurs an nlnines plus tard à Mexico-Tenochtitlân les conqué-
exhumées dans des parages isolés au fil des progrès ~ Iui(s obtinrent de Moctezuma qu'une Vierge « sur un
de la Reconquête. Parmi celles-ci figure — non des unit retable de bois peint 29 » et un saint Christophe
moindres — la Vierge de Guadalupe vénérée dans les ur+vent placés sur le Templo Mayor, « faute de dispo-
montagnes de l'Estrémadure et plus que toute autre ai'r alors d'autres images 30 ». Les fidèles alliés de
chère au cour des conquistadors 23. Comment d'ail- I'lu xcala * — sans lesquels la Conquista eût été vouée
leurs dissocier le scénario idoloclaste et le projet cor- ii l'échec — se virent également gratifiés d'une Vierge
tésien de l'expression d'une piété ibérique, construite lu~ sous le nom de Conquistadora jouit d'un certain
autour des images et des saints? Ne raconte-t-on pas InnsIige dans le Mexique colonial. Effigie « conqué-
qu'encore enfant Cortés risqua à plusieurs reprises de n n 1 c », comme son nom le proclame, forte à la fois
perdre la vie et que sa nourrice le sauva en inter- ul'illrc la Vierge et d'être une image, la Conquista-
rogeant les sorts pour déterminer qui des douze tG'ra appuie, légitime et parachève l'entreprise mili-
Apôtres lui apporterait sa protection? C'est saint i Ee i rr et terrestre des conquistadors 31.
Pierre qui devint son patron et depuis lors Cortés Un ne manquera pas d'être intrigué par la tonalité
célébra sa fête chaque année 24, non sans raison d'ail- -` i i i nomment laïque de cette entreprise. Les clercs
leurs puisque l'apôtre devait lui prêter son soutien I iii entourent Cortés expriment moins de confiance
miraculeux contre les Indiens lors de la bataille de u nuis les vertus de l'idoloclastie; ils en craignent plu-
Cintla. D'autres saints, au reste, intervinrent au cours ii~t les risques tactiques et la superficialité. C'est
de la Conquête. Saint Christophe fit pleuvoir sur i l'n il leurs à Tlaxcala puis à Cholula, sur l'intervention
Mexico en 1520 à la requête du conquistador 25. Iutide et mesurée du religieux de l'ordre de la Merci
Saint Jacques apparut aux Espagnols de la deuxième n u i accompagne l'expédition, que l'idoloclastie
expédition avant d'aider à plusieurs reprises les i i nn rne court: « A quoi sert de leur enlever mainte-
hommes de Cortés 26. La Vierge également manifesta uinoui leurs idoles d'un temple et d'un oratoire s'ils les
son appui 27. + Tlaxcala était la seule cité-État des hauts plateaux à avoir
Ce lien direct, cette familiarité avec les saints se ~ f'sisté à l'expansion de la Triple Alliance que dirigeaient les
doublent d'un attachement fervent à leurs images. nI "t ira de Mexico-Tenochtitlân.
62 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 63

transfèrent ensuite à d'autres? [...] Pour l'heure il imt l ►is contradictoires. Il semble, d'une manière
suffit des admonestations qu'on leur a faites et de tirn(•rale, que les Indiens aient d'abord refusé de tou-
leur mettre la croix 32. » Ce pragmatisme 33 tranche tI ;► leurs idoles. A Cozumel ils annoncent aux
avec l'activisme de Cortés qui en l'occurrence ne . ug
iiols qu'ils feront naufrage s'ils se risquent à
s'arrête pas aux images mais embrasse la prédication In ter leurs dieux 36. A Cempoala les Indiens sont
du christianisme, l'érection des autels, des chapelles nuerrés : ils craignent pour leur vie et celle des Espa-
et des croix, l'organisation du culte 34. C'est le u" ~Is '; ils refusent de porter la main sur leurs sta-
conquistador en personne qui orchestre cette pre- lu( -i, Pleurent devant les débris qui jonchent le sol,
mière évangélisation et prend des initiatives majeures implorent le pardon des dieux... Puis revirement : des
en un domaine que quelques années plus tard se n il l cs locaux (papas) se chargent eux-mêmes d'en
réservera jalousement l'Église. ~ iiuler les restes. A Cozumel également les Indiens
uitn►ient fini par participer à la destruction et récla-
► ue•.r (les images 38. Il est probable — c'est du moins ce
LES AMBIGUÏTÉS DE LA DESTRUCTION &lu(- les observations de Dfaz del Castillo suggèrent :
- I ls regardaient avec attention » — que les indigènes
L'invasion des Espagnols — des « dieux » pour les Nr voient d'abord alarmés des conséquences de la pro-
Indiens — provoque ainsi l'irruption de l'image occi- I r► nn fion puis, voyant leurs craintes sans objet, qu'ils
dentale. L'iconoclastie — ou si l'on préfère l'idoloclas- tilr-►►I admis la supériorité des dieux des Blancs.
tie — prête à cette invasion des accents vétéro- 'Li jression des Espagnols ne consacrait-elle pas
testamentaires. Le geste destructeur ressuscite l'iuipuissance des divinités locales en ébranlant le lien
l'agressivité souvent téméraire des prophètes d'Israël aloi les unissait aux indigènes et en arrachant l'idole à
à l'encontre des idoles. Il est possible qu'il s'inspire h1 m espace d'origine, la « pyramide»?
aussi de l'esprit des romans de chevalerie, du souve- M ais l'opération est davantage une mutilation
nir des luttes épiques et légendaires qu'Amadis ou iu'un anéantissement. Elle n'établit pas pour autant
Roland menaient contre les païens et les sorciers — inexistence de la divinité autochtone, elle laisse sub-
une littérature qui passionnait nos conquistadors 3s atNler une ambiguïté, une marge de croyance qui
Encore que les idoles mexicaines ne soient jamais j sera incontestablement sur l'avenir. Si les idoles ne
perçues comme des sources d'illusions séduisantes et ao►►t pas des dieux mais des « choses mauvaises » qui
plaisantes : elles n'ont ni la beauté du diable ni la - I rompent » les Indiens (Cortés), c'est qu'elles
périlleuse ambiguïté des simulacres des romans. Il i reèlent de l'aveu même des étrangers une existence
n'empêche que Cortés et les chroniqueurs cher- iil un pouvoir encore appréciables, en tout cas suffi-
chèrent souvent à figer le geste idoloclaste dans une tiants pour ouvrir la voie à toutes sortes d'affronte-
théâtralité qui dissimule la diversité des situations et n►e:nts, d'échanges, de substitutions ou d'associations
la réalité des compromis proposés ou subis. rntrc les divinités des deux mondes. En plein xixe
Sur la réaction des Indiens les témoignages sont uCle, dans d'autres circonstances, les Polynésiens

64 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 65

confrontés aux missionnaires et à la profanation d'un ('e fut seulement plus tard que Cortés obtint satis-
tapu, réagirent de manière assez comparable 39. Inution. Les Espagnols placèrent en haut du Templo
Restent les cas où il n'y eut pas destruction préalable. Mnyor la croix et la Vierge sur un autel à l'écart des
Cortés se présente alors en demandeur, il sollicite des - idoles ». Le compromis avait été l'objet d'âpres
Indiens l'autorisation d'installer ses images en choi- ii(Igociations, Moctezuma se résigna à convaincre ses
sissant pour église « la maison d'une idole majeure », Iitei res (papas) et accepta ce que lui proposait Cor-
mais renonce à toute idoloclastie 40 la mort dans l'âme, « avec des soupirs et l'air fort
A Mexico les choses furent infiniment plus compli- + uni ri 46», Il avait fallu la menace d'une intervention
quées. C'est probablement le chroniqueur-soldat iiin,sclée pour fléchir le souverain qui craignait par-
Dfaz del Castillo qui serre au plus près les faits. Dès +I+us tout le courroux de ses dieux et de son clergé.
son séjour à La Vera Cruz, Cortés aurait instamment I c pire, le renversement (derrocamiento) des
prié Moctezuma d'installer dans les temples de - idoles », fut néanmoins évité.
Mexico-Tenochtitlân une croix et une Vierge à l a « version officielle », celle de Cortés, s'écarte de
l'Enfant 41. Fin de non-recevoir : les « idoles » de la celle de Dfaz del Castillo sur plusieurs points. Cortés,
lointaine capitale « firent connaître » par la voix de à son habitude, s'y met en scène en dirigeant sur sa
leurs prêtres qu'elles s'y opposaient 42. Arrivé à lu'i sonne toute la lumière. C'est lui qui prend l'initia-
Mexico, le conquistador souhaita voir les dieux mexi-
ve de détruire les « idoles », de dresser des chapelles
cas et demanda qu'un emplacement fut réservé en
haut du Templo Mayor, le sanctuaire le plus impor- +•I (l'y déposer les images sans même consulter Moc-
tant de la cité, à la croix et à une image de la Vierge. i r r u ma. Intrépide, il passe outre les avertissements
Leur présence, à l'en croire, suffirait à terroriser les di souverain qui redoute que la profanation ne
i lrHiaîne un soulèvement des « communautés 47 » . Il
effigies indigènes 43. Son projet d'installer des images
sur le sanctuaire et ses propos jugés « blasphéma- inininlise considérablement l'aversion des indigènes:
toires » se heurtèrent au ricanement des prêtres indi- convaincu par les discours du conquistador, Mocte-
gènes et au refus scandalisé de Moctezuma 44. Le ~iinna s'en serait remis aux Espagnols. Il aurait même
souverain se repentit aussitôt d'avoir exposé ses dieux poussé la collaboration jusqu'à participer per-
au regard de l'étranger en offrant un sacrifice expia- ionnellement avec sa cour à l'enlèvement des
toire. Cortés présenta des excuses et se contenta • idoles » et à l'installation des images, « et tout cela
d'une chapelle dressée dans son palais avec du reste +I'n n air allègre 48 » .
l'autorisation de Moctezuma 45. On aura noté au pas- I récit de Bernai Dfaz del Castillo est moins spec-
sage une divergence profonde entre les deux mondes :' i,iculaire, moins héroïque que la version de Cortés ou
le christianisme exhibe partout ses images alors que u celle de Andrés de Tapia, prompt lui aussi à exal-
les divinités indigènes étaient d'ordinaire dissimulées i la frénésie idoloclaste de son capitaine. On s'aper-
dans l'obscurité des sanctuaires, loin des foules, leur y ►i t que le conquistador et son entourage savaient au
visibilité étant périodique, soumise à des règles I►esoin modérer leurs ardeurs destructrices sans pour
strictes dont l'infraction équivalait à un « sacrilège ». ant négliger la version qu'ils souhaitaient offrir à

66 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 67

la Couronne et léguer à la postérité. Une version où le ywllt• l'assurance de satisfaire par d'autres canaux des
vaincu accepte de bon gré la loi — ici l'image — du a~ t ti n trs séculaires.
vainqueur. Les divergences et les contradictions des A ('ozumel comme un peu plus tard à Cempoala
témoignages trahissent des tractations, des chantages ilium la région de Veracruz, le sanctuaire païen est
et des compromis qui influèrent à n'en pas pas douter IKailnyé, blanchi à la chaux, un autel est dressé et
sur la manière dont les Indiens perçurent les images t+iiuvrrt de tissus brodés, l'emplacement est garni de
chrétiennes. Elles confirment, s'il en était besoin, lkiiis et de branchages. Les prêtres païens de Cem-
l'enjeu crucial que représente aux yeux des conqué- ,u ir i qui doivent désormais se couper les cheveux et
rants la victoire des images sur les idoles mexicaines. af vil t i r de blanc, reçoivent la garde de l'image; Cor-
V', Icur assigne des tâches précises, celles d'apporter
fleurs, de balayer — un rituel élémentaire et
LES AMBIGUÏTÉS DE LA SUBSTITUTION „hli1é des cultes précortésiens — et d'encenser la
• pn i n t c image 51 ». Dans l'espace «décontaminé» et
Quand les circonstances s'y prêtent, les deux • i ru►nverti » qui lui sert de reliquaire, l'image chré-
gestes s'enchaînent: à la destruction succède la subs- t nue peut assumer ses fonctions. Peu importe que
titution des représentations. Là encore l'attitude I't uv i ronflement matériel et humain soit d'origine
qu'observèrent les conquérants n'est pas exempte Iinir.nne, il peut se redéployer autour de l'image sans
d'ambiguïtés. A Cozumel, première étape de l'opéra- Ilu( les conquistadors en ressentent le moindre
tion, il n'est pas ou peu question de baptême, de caté- r'nIl) erras. C'est pour cette raison qu'à Mexico-
chisme, de conversion. L'essentiel du message corté- ;enoclrtitlân Cortés n'éprouve aucune difficulté à
sien semble avoir roulé sur les avantages matériels, le u o rc célébrer la messe sur les deux autels élevés en
« profit 49 » (la guérison, les bonnes récoltes) que les Iiiiut du Templo Mayor 52. Car si les conquistadors
Indiens ne pouvaient manquer de tirer des nouvelles u wuifestent une allergie aussi forte aux représenta-
représentations. La christianisation est donc posée en tus indigènes qu'aux sacrifices humains, ils tolèrent
termes d'images d'autant plus aisément qu'images ' mains usages locaux et, faute de compter sur des
chrétiennes et idoles sont perçues comme des entités t res catholiques en nombre suffisant, ils recourent
concurrentes et, dans une certaine mesure, équi- Il mporairement à ces techniciens du divin que leur
valentes. Les premières ne sont-elles pas censées dis- I m i u fissent être les prêtres païens. Ce ne sont d'ail-
penser aux indigènes les mêmes avantages que les 11vurs ni les seuls ni les premiers. Déjà à Cuba un
secondes? De l'image chrétienne Cortés retient ninrin avait propagé le culte d'une image de la Vierge
moins ses capacités didactiques, mnémotechniques, eu acceptant comme allant de soi que les Indiens
émotionnelles 50 — et donc ses qualités de représenta- icudent à l'effigie les honneurs qu'ils décernaient à
tion — que son efficacité matérielle, ses propriétés leurs zèmes, et lui consacrent même leurs habituelles
opérationnelles et thaumaturgiques. Autant qu'un i l frandes alimentaires 53. Ainsi, après le geste délibé-
dieu radicalement distinct, Cortés propage et renou- n►cnt transgresseur et profanateur s'opère l'immé-
68 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE

diate remise en ordre: on recycle imperturbablement t Listes et iconophiles. A leurs yeux, les Espagnol
les sanctuaires, les clergés locaux autour des nou- ktiill « ceux qui renversèrent nos teules (divinités) di
velles images. Faut-il y voir la plasticité d'une piété iu» temples et qui y placèrent les leurs 57 ».
médiévale polymorphe, encore toute foisonnante de Si l'équivalence proposée entre les images chré
variantes nationales et régionales? Mais si l'espace t ienncs et les « idoles » indigènes, si les propriétés que
sacré est aménageable et en fait reconvertible, ce `nnrtés et les Espagnols leur attribuaient indifférem-
n'est jamais le cas de l'idole. iiwiit et le maintien momentané des anciens clergés
Il est non seulement remarquable qu'à quelques n c i I i aèrent l'opération de substitution, les malenten-
exceptions près les Espagnols aient été convaincus de iluy et les compromis qui en découlèrent furent
la justesse de leur démarche, mais plus encore que le l.- iiorl. La coexistence, un court moment pacifique,
procédé ait éveillé un écho dans les rangs des Indiens 1u,itiquée sur le Templo Mayor en entraîna d'autres.
pour qui la présentation et l'imposition de ces nou- n croix et les images de la Vierge furent d'ordinaire
velles effigies constituèrent la majeure sinon la seule iiiclées aux « idoles » — au grand scandale des mis-
manifestation immédiatement perceptible et tangible ~iomiaires qui s'en aperçurent quelques années plus
du christianisme. Paradoxalement les réactions indi- Isinl et durent les reprendre aux Indiens. Les indi-
gènes furent loin d'être défavorables une fois qu'ils V,rncs ne récupéreraient leurs images chrétiennes
eurent constaté que la profanation demeurait appa- ilii':iu fur et à mesure qu'ils construiraient des ermi-
remment sans conséquence sur l'ordre des choses et Iliges et des oratoires 58. D'autres méprises jaillirent
du monde. Les Mayas de Cozumel suivent les ins- +Ir l'association des images et d'une prédication plus
tructions de Cortés et veillent à l'entretien de la sta- uu moins compréhensible. A force de voir des Vierges
tue et de la croix; ils voguent à la rencontre des ri d'entendre parler de Dios, les Indiens se mirent à
navires espagnols avec une image de la Vierge à bord vuuir des Dios partout et à tous les nommer Santa
de leur canot 54 ; les caciques de Tabasco accueillent Alara 59.
favorablement la Vierge, baptisée par eux Tececi-
guata, la « Grande Dame » et probablement adoptée
comme un nouvel avatar de leurs déesses-mères 55. r( 'I ]ANGE INÉGAL
Les Indiens de Mexico-Tenochtitlân réclament à
Cortés d'intervenir auprès de son Dieu après l'instal- Cette commutation d'images évoque une autre
lation des images sur le Templo Mayor pour qu'il Iui 1nc d'échange: le troc ou rescate. Souvenir d'une
pleuve 56. Ils apportent « certains jours » des ~irrO.ne écrasée de lumière : sur la plage de la Vera
offrandes, « car vous nous avez enlevé nos dieux ». La 'i uz, alors que les envoyés de Moctezuma écoutent
question des images occupe un tel espace dans la l'exposition de la foi chrétienne et reçoivent une
stratégie espagnole que les Indiens ne peuvent Vierge à l'Enfant et une croix, à l'arrière-plan, dans
s'empêcher d'associer étroitement, voire d'identifier h chaleur moite, le reste des Indiens et des Espagnols
les envahisseurs à leurs pratiques tour à tour idolo- .'.i I fairent. Un troc acharné s'instaure entre les nuées
70 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 71

d'indigènes accourus avec les ambassadeurs mexicas L'idoloclastie et la distribution des images chré-
et la troupe de Cortés. Les soldats se procurent les 1 iennes tissent et ajoutent un rapport distinct. Une
objets d'or sans grande valeur qu'ont apportés les manière de troc imposé à la différence de l'échange,
Indiens mais, pour ne pas mourir de faim, à leur tour réputé libre, des présents ou négocié du rescate. Il
ils les échangent contre le poisson que pêchent et concrétise une intrusion brutale, spectaculaire et
vendent les marins de l'expédition 60. Quand on dominatrice au coeur même de la culture indigène :
apprend que Moctezuma décide de refuser l'« image en troquant leurs « maudites idoles » contre de vraies
de Notre-Dame » et la croix, toute communication mages, le conquérant ébranle la symbiose entre les
cesse, le troc s'interrompt, les Indiens disparaissent et Indiens, le monde et les dieux. Si cette atteinte est
la plage se vide. sur-le-champ ressentie comme telle par les indigènes
Depuis Colomb, le troc a constitué avec les remises lont on craint la colère, c'est, par-delà la violence du
de présents l'essentiel des premiers rapports noués reste, que les images chrétiennes ne sont pas des
avec les populations autochtones; on échangeait des objets comme les autres. Elles sont corrosives, elles
objets, en principe des babioles européennes, des portent la négation de l'adversaire et la visualisent
« petites choses » (cosillas 61) contre de l'or, des ;lors que les autres choses d'Europe et d'Amérique
pièces de valeur ou de la nourriture. Cette relation (lui circulent et s'échangent supportent plus aisément
marchande paraît de prime abord éminemment favo- le contresens, la réinterprétation ou la destruction : le
rable aux conquérants qui se flattent de toujours sort que fit Moctezuma à la chaise qu'on lui avait
gagner au change. La réalité semble plus complexe si Offerte, ou même la manière dont Cortés apprécia les
l'on admet que les critères d'appréciation sont relatifs emblèmes divins de Quetzalcoatl, ne remettent pas
et que les indigènes ne sont pas des enfants : ce qui en cause la culture du destinataire 62. Certes les
est ordinaire et méprisable chez l'un, peut chez Indiens purent ensuite songer très tôt à apprivoiser
l'autre acquérir le prix de la rareté ou de la nou- les images et à désamorcer temporairement leur
veauté. Toute transaction d'ailleurs suppose l'accord menace — ils s'y livrèrent des siècles durant —, mais
et l'intérêt des indigènes. Ils peuvent s'y refuser en dans l'immédiat l'attentat idoloclaste et les « blas-
n'apparaissant point. Le troc peut se retourner contre I)hèmes » des conquérants eurent généralement pour
les conquistadors quand l'or qu'ils acquièrent se (~I'fet de paralyser les esprits.
révèle n'être que du cuivre un peu trop poli. Tout ce Troc de l'or et imposition des images, voilà déjà
qui brille... Au reste il arrive que des Espagnols :associés deux volets d'une entreprise de domination
subissent à leur tour les désagréments du troc lorsque vouée à s'étendre à la planète entière : l'occidentali-
sous l'empire de la faim ils échangent leur or à perte sation 63. Les deux registres sont simultanés. Ils se
contre le poisson que leur procurent leurs marins. font même écho. Le troc ne sert-il pas constamment
Quoi qu'il en soit, par la voie du troc, les choses le toile de fond à l'intrusion des images comme on
d'Europe pénètrent les mondes indigènes bien plus l'observe sur la plage de la Vera Cruz? Les deux
promptement que les conquistadors. registres sont également perméables: l'échange peut
72 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 73

accessoirement porter sur des idoles indigènes convoi- +>nr l'heure la démystification n'est que partielle,
tées pour leur beauté ou plutôt leur matière; l'idole, iI s, opère à sens unique et ne porte que sur les idoles
pourvu qu'elle ait quelque valeur marchande, cesse ~,-s vaincus en s'interrompant devant l'immédiate
alors d'être une présence démoniaque pour devenir i bstitution du christianisme. Il n'empêche. S'il est
un objet de prix. Mais il y a plus que parallélisme ou i que le divin nié dans les « idoles » resurgit, réin-
croisement: le troc des images est censé compenser )(luit en force par les images chrétiennes, des pans
le troc des choses. Si au cours du troc les Espagnols 'liers des cultures indigènes versent dans le non-
échangent des babioles contre des objets indigènes lis et le démoniaque alors que seules quelques
qui valent leur pesant d'or, si le troc est alors inégal — tiques prennent le chemin des cabinets de curiosité
et les conquérants s'en vantent —, dans le domaine des ':ont d'échouer bien plus tard dans nos musées.
représentations le rapport s'inverserait au profit des
Indiens. L'échange, au dire des Espagnols, tournerait
à l'avantage des indigènes puisqu'il les débarrasserait 1 iI)OLE : DIABLE OU MATIÈRE
de représentations mauvaises et fausses, « maudites »,
pour leur destiner des images efficaces et bénéfiques. I „i substitution des images aux idoles inciterait à
Les Indiens cette fois ont tout à gagner. i 'poser deux mondes irréductibles, dont l'un se pré-
Troc, marchandage, compensation, substitutions, nierait comme celui de l'image tandis que l'autre
échanges, réinterprétations, les circulations d'objets , ''ait choisi l'idole. L'antithèse est factice car
jonglent avec les identités, les valeurs et les sens. Nul ~liange autant que les termes de l'échange sont
ne sort à la longue indemne de cette accélération de - , uçus par des Espagnols. Idole et image appar-
l'histoire, précipitée par la conquête de l'Amérique et inient au même moule, celui de l'Occident. Dotée
aujourd'hui pratiquée à l'échelle planétaire. « Idoles » it)blée d'une identité, d'une fonction et d'une
et images sont au cour d'une opération de négation 1 pue démoniaques, l'idole «méchante et men-
et de redistribution du divin où perce déjà, à l'arrière- se », « sale et abominable » 64 n'existe que dans le
plan de l'occidentalisation, l'ombre de la sécularisa- a rd de celui qui la découvre, s'en scandalise et la
tion. Ne vide-t-on pas les « idoles » mexicaines de leur i fruit. C'est une création de l'esprit qui relève d'une
pouvoir pour les renvoyer au néant de la matière? A „n occidentale des choses. Un peu comme ces
moins que la séduction des formes alliée à la fascina- s d'argent que les conquistadors avaient cru
tion de l'or ne leur épargne la destruction en les ouvrir dans la cité mexicaine de Cempoala et qui
vouant à l'esthétisation des collections, et donc à une i tient que des parois de plâtre blanc et poli (bru-
autre forme de neutralisation. La démystification est /,l ) que baignait l'éclat insoutenable du soleil des
une arme à double tranchant, elle peut se retourner piques : « Imaginaciôn », commenta des années
contre ses initiateurs : les réformés ne tinrent-ils pas ss tard le chroniqueur Lôpez de Gômara; « assi fue
sur les images des catholiques le discours que les ,igen sin et cuerpo y et alma », une « image sans le
conquistadors appliquaient aux effigies mexicaines? i l.,: ni l'âme ». Les Espagnols ont vu partout des
74 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 75

idoles comme ils souhaitaient (« desseavan 65 ») par- k,iiols? Des objets truqués, des machines à illusion
tout voir de l'argent et de l'or. Rien de la densité et 1 )nçus pour faciliter les supercheries 68 ; mais égale-
de l'étrangeté qui rayonnaient des zèmes surgis de ~ent des diables, « des choses mauvaises que l'on
l'achoppement d'un regard neuf sur une réalité singu- . 1) pelle diables » — ce qui explique que les idoles aient
lière. «. ur des images chrétiennes —; ou bien encore des
Notion préconstruite, figure préfabriquée, décou- 1 jcts où s'introduit le démon : « Il est fort notable
pée a priori, l'idole est la déclinaison d'un héritage I ie ces gens voyaient le diable dans ces figures qu'ils
culturel païen et judéo-chrétien — soudainement res- ~ usaient et qu'ils tiennent pour leurs idoles, et que le
suscité par l'aventure mexicaine. En témoigne l'éton- dc,inon se mettait à l'intérieur de ces idoles d'où il
nement des Espagnols des Iles qui croient y déceler I-ur parlait et leur ordonnait de faire des sacrifices et
la trace des Gentils. L'idole procède intellectuelle- (- leur donner les coeurs des hommes 69. » Cette
ment d'une théorie du religieux et de la religion qui possession » démoniaque n'est pas seulement une
conjugue les interdits vétéro-testamentaires, l'aristo- ue des conquistadors, elles est confirmée par les
télisme, la leçon des Pères de l'Église et le tho- Icres les plus érudits : « Les Espagnols y crurent et
misme 66. Mais pour nos conquistadors, elle est plus 'est ainsi qu'il devait en être 70. »
immédiatement et plus simplement le revers et le Inutile donc de chercher un sens spécifique ou un
repoussoir du culte des saints et de la dévotion aux I«érent particulier à l'idole. Ou elle n'est que pure
images. Matérialité ou, instrument démoniaque, elle renvoie
Ne serait-ce pour autant qu'une figure du discours, ii ►inanquablement au démon. Qu'elle se présente
un fantasme, un délire de l'esprit analogue au mirage .us l'espèce d'un signe à détruire ou même d'un
d'argent de Cempoala, plaqué sur des murs trop bril- ,hjct rare, l'idole n'est pas une représentation à
lants pour être vrais? L'idole désigne également, ~ntempler ou à déchiffrer ". De là probablement
autant qu'elle la condense et l'interprète, une percep- l'accent que mettent les chroniqueurs sur le matériau
tion sélective des cultures indigènes, une saisie axée 1 la confection des idoles, sur leur origine humaine,
sur les représentations figuratives et anthropo- .avec une pointe de psychologie chez Las Casas
morphes (statues, peintures) dont les Espagnols font I. rsqu'il évoque à la source de l'idolâtrie l'attache-
une des clés de leur interprétation de l'adversaire. sent — « inclination et amour naturel » — que les
Cette obsession du figuratif chez les conquistadors fants portent aux poupées qu'ils fabriquent 72. De
est secondairement un phénomène d'ordre idéolo- ~.~ aussi le laconisme ordinaire ou l'à-peu-près des des-
gique relevant d'une théorie de la religion et de l'ido- iptions (« comme des femmes 73 »), sauf si elles
lâtrie; elle ressort avant tout d'une éducation de l'aeil .°rvent à corroborer la perversité de la représentation
qui privilégie l'anthropomorphe, et le figuratif 67, i les allusions aux postures sodomites chez Diaz del
l'identifie avec le significatif et se nourrit affective- stillo 74) ou si elles veulent insister sur l'exotisme et
ment d'une piété axée sur les images. ~r spectaculaire (les idoles du Templo Mayor), quali-
Mais que constituent les idoles aux yeux des Espa- i c s. susceptibles d'éveiller l'étonnement, de capter
76 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 77

l'admiration du prince et d'accroître le prestige des i i i faut aller là où se trouve son dieu 78 », ou que les
conquérants : « Les idoles qu'ils adoraient étaient des riierriers morts au combat rejoignent le soleil ou
statues de la taille d'un homme et plus, faites d'une 1Iuitzilopochtli dans le ciel 79, ils ont le loisir de se
pâte de toutes les graines qu'ils ont et qu'ils mangent, ndre compte que l'idole n'épuise pas la conception
et qu'ils aggloméraient avec du sang de coeurs i l l(' se font les Indiens de la divinité et ils ne
humains, et c'est de cette matière qu'étaient leurs norent pas. L'aveuglement des Espagnols est déli-
dieux '1,» ré car ils savent au besoin, pour des raisons tac-
Soumise au jeu réducteur du signifiant et du signi- 1 1 ~ ncs, enregistrer et manipuler les croyances indi-
fié — distinction qui continue pour l'essentiel de régir ocs. Désireux d'approcher les dieux de
notre approche de l'objet figuratif —, l'idole est inva- c tezuma, les conquistadors expriment diploma-
riablement condamnée à perdre tout mystère, toute 'IScucment le souhait de contempler les teules et les
aura autant qu'à subir l'anéantissement. L'idole ne r'').,ces, et non les « idoles »; pour convaincre les
recèle-t-elle pas en germe sa propre négation? L'idole i t xica du bien-fondé des décisions imposées à leur
interprète la réalité indigène au prix d'un réduction- , u verain, ils n'hésitent pas à prêter à l'idole des
nisme forcené — l'idole, c'est le diable, le mensonge — les forgés de toutes pièces. Les conquistadors se
ou d'une réification — l'idole, c'est de la matière, une (luisent alors comme s'ils partageaient la croyance
chose impure 76. Cette double opération — réification 4l gène. La manoeuvre ne fait que confirmer l'indif-
ou « démonisation » — est redoutable; elle voue dès i i 1 r lice à l'égard d'informations qui dévoilent une
lors l'idole à la destruction, à moins qu'elle n'échappe i icnsion dont l'idole des conquistadors n'a cure. Il
à l'opprobre pour devenir un objet d'art — ou plutôt ii reste peut-être malgré tout cette ambiguïté de
une curiosité — exportable vers les cours lointaines de d~►le écartelée entre sa double essence de chose
l'Europe. On observe au chapitre des fonctions un r o i c et de diable menaçant.
semblable « écrasement » : l'idole satisfait des besoins
matériels, elle distribue des « biens temporels ».
Encore que sur ce point ces propriétés ne font que 1 i I if )LL : FAUSSE IMAGE
répliquer celles des images chrétiennes dans leur rôle
d' « avocat » des humains ". i l'idole ne nous enseigne rien et ne peut rien nous
Conçue comme un instrument de combat, répon- , H i )rendre sur ce que révéraient les indigènes, elle
dant à des fins politiques et idéologiques précises, la 1i'. éclaire par contre déjà sur l'autre terme du
notion d'idole n'a pas à intégrer l'expérience de ter- - pie, l'image. L'idole n'existe que par rapport à
rain qui établit pourtant un lien autrement complexe 1 i;i fie, que par et pour le regard espagnol. A bien
entre représentations et divinités. Lorsque, par i e prises l'idole est proposée comme un équivalent
exemple, les conquistadors apprennent que la victime l'image chrétienne — « enlever les idoles et mettre
humaine du sacrifice est chargée de porter un mes- 1 i. gcs 80 » — dans la mesure où elles partagent des
sage — « la principale ambasciata » — au dieu, « car il 1 ~1)115 comparables et que l'une est substituable à
78 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 79
l'autre. L'environnement des idoles est transcrit en .r terme apparaît pour désigner des représentations
un vocabulaire (chapelles, oratoires, dévotion 81) qui I i, uratives qui peuvent indifféremment être peintes,
s'applique originellement au monde des images chré- t uilptées ou gravées. Il est généralement réservé au
tiennes. Mais l'idole est en même temps le contraire registre chrétien: on parle d'une « image » de la
de l'image car elle ment, elle trompe. Ce qui explique Vierge, de celle d'un saint alors que « figure »
qu'aux yeux des conquistadors l'affrontement entre (figura) est davantage associée à l'idolâtrie, en castil-
les cultures et les sociétés puisse être compris, inter- I,in du moins 85. Les conquistadors demeurent dis-
prété et dépeint en termes de représentations : des (rets sur ce qu'ils entendent par image, autant sans
images contre des idoles, de vraies images contre de cloute parce que la chose semble aller de soi que
fausses images. C'est autant la visualisation d'une parce que le visuel ne se prête guère à la mise en
pensée dualiste qui oppose la vérité au mensonge, le mots. On manipule l'image, on la vénère ou on la
bien au mal, que le déploiement d'un imaginaire qui détruit. On ne glose pas sur l'image. Encore fallait-il
privilégie les articulations figuratives. offrir aux Indiens un minimum d'explications, ce que
Les Espagnols sont persuadés que les Indiens l'on fit en recourant à des mises en scène : conqué-
vivent immergés dans un univers de représentations i i nts agenouillés, en prière, messes célébrées sur des
idolâtriques. C'est le spectacle qui heurte leur i untels improvisés et richement ornés. C'est sur ce
regard. Oviedo l'avait noté pour les Iles; le Conquis- Tond de spectacle liturgique qu'on présente la Vierge
tador anonyme * et le franciscain Motolinfa renché- (lux caciques du pueblo de Tabasco : « On leur expli-
rissent pour le Mexique: « [Ils adoraient le démon] qua que dans cette image nous exprimons notre dévo-
presque dans toutes les créatures visibles et [ils fai- lion [reverenciamos] parce qu'Elle se trouve de cette
saient] d'elles des idoles sculptées et peintes $2. » Il ne manière dans le ciel et qu'elle est la Mère de Notre-
fait pas de doute non plus que ces représentations Seigneur Dieu 86. » Dans des circonstances analogues
sont des images : « Ailleurs ils adorent le soleil, ail- t 'ortés explique aux Indiens de Tlaxcala que l'image
leurs la lune et ailleurs les étoiles, ailleurs les ser- ilv la Vierge est « une figure de Notre-Dame qui se
pents, ailleurs les lions et d'autres animaux féroces de
cette espèce dont ils possèdent les images et les sta- Irotive dans les hauts cieux 87 ».
tues dans leurs mosquées 83,» Pas plus que 1,a dichotomie cortésienne du modèle céleste et de
n'échappent au voyeurisme des chroniqueurs « des la copie terrestre pose une relation de ressemblance
images en ronde bosse de toutes les sortes de plaisirs - (1si esta ») entre l'archétype et l'image. Elle va de
qu'il peut y avoir entre l'homme et la femme, qu'ils + i pour Cortés et les conquistadors. L'idole est d'ail-
représentent les jambes en l'air de diverses Io•urs soumise à la même grille. Il n'empêche que la
façons 84 ». iii il tire de la relation, sur laquelle avaient épilogué les
Mais qu'est-ce qu'une image pour ces Espagnols? 1Iuéologiens 88, demeure assez floue pour susciter des
croyances et des pratiques envahissantes. Images et
* Il n'est pas sûr que l'auteur de ce récit (que nous conser- idoles sont dotées de propriétés qui débordent le
vons en italien) ait été un témoin direct de la Conquête. 11; t u i ip de la représentation et permettent de saisir ce
80 LA GUERRE DES IMAGES I LA GUERRE 81

qu'impliquait la notion d'image (ou d'idole) pour les llc d'ailleurs également au sein de l'image chré-
conquistadors : une triple nature de représentation, lirtunc entre matière et archétype, devenait avec
d'objet (le support, la pierre, la peinture) et de puis- II(k)le indigène amalgame, contamination, source
sance agissante. Une image possède la capacité +l1lusion, de mensonge et d'erreur 91
d'apporter <(la santé, de bonnes récoltes, des biens »,
de se déplacer ou de rester immobile, de parler, de
menacer, tandis que les idoles sont censées trembler 11! (i IOIX DE L'IMAGE
de peur: « Vous verrez la crainte qu'elles inspirent
aux idoles qui vous trompent », lance Cortés à Mocte- I'Ourquoi donc avoir choisi le terrain de la repré-
zuma quand il lui propose d'installer une croix et une «t iil,ttion et dénoncé l'idole? Outre les mobiles maté-
image de la Vierge sur le Templo Mayor 89. Cette irk, religieux et politiques que nous avons évoqués,
qualité ou cette potentialité de la représentation sup- il t-til incontestable que le choix du visuel compensait
pose dans l'esprit des conquérants une interférence ;aléas d'une communication linguistique peu satis-
du signifiant et du signifié : si voir l'image c'est accé- IultiuI1tc. Pour dialoguer avec les indigènes, Cortés
der au dieu, détruire la représentation indigène c'est iIkkvitit user d'un double truchement: sa compagne la
en finir avec le référent divin de l'adversaire et donc M linche qui traduisait du nahuatl en maya et
abolir son idolâtrie. Une assurance, au reste, que ne agnol Aguilar qui rendait le maya en castillan.
partage guère le clergé catholique qui accompagne I 'arc cent placé sur l'image, la gestuelle et le rituel
Cortés. èuu t i(Icntal, le recours à la mise en scène liturgique
A certains égards, la dynamique de l'image et celle I1i u uu gagner les Indiens relèvent du même esprit 92 -
de l'idole divergent. On a le sentiment que les Espa- ► •t ilctruire l'idole prolonge cette action. C'était,
gnols jugent que le signifié et le signifiant — la chose »y11 i t-on, briser spectaculairement le lien matériel
représentée et ce qui la représente pour reprendre at viKucl que les Indiens entretenaient avec leurs
leur distinction — tendent à se confondre, à se téle- ~Itt=ur, en le désignant à l'opprobre et à l'anéantisse-
scoper dans l'idole davantage que dans l'image Ii-iii : idoles en pièces, fresques recouvertes d'une
(sainte), comme si l'idole était une image qui fonc- I,u(IIC (le chaux 93, espace blanchi et nettoyé, atmo-
tionnait mal. « Idole » et « dieu » indigènes sont d'ail- pIuutc purifiée des miasmes des sacrifiés, désormais
leurs employés comme s'ils étaient interchangeables, ' t h i c de l'odeur des fleurs et des rameaux fraîche-
mais ils peuvent également apparaître comme des iii coupés. Où la colonisation prend d'abord
entités séparées, aussi distinctes que peuvent l'être la I lu u d'une spectaculaire décontamination.
représentation matérielle, inerte, localisée, et le Mais le terrain de l'image n'offre pas seulement
diable 90. Ce statut incertain et variable contribue à tutu (1unnrnodité de communication et d'action. Il
faire de l'idole un équivalent dévalorisé de l'image, IMC unavrc des enjeux plus fondamentaux, le plus
pris dans une fausse symétrie dont il occuperait le uu►uvu''nt implicites. En s'arrogeant le monopole de la
pôle négatif. Tout se passe comme si la tension, qui ~ ' m u l a tion du divin, les Espagnols déploient d'un
82 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 83

coup l'étendue de leur supériorité, de leur « impéria- I'i iiuemi, la rapidité de la destruction et l'efficacité
lisme » dirions-nous. De leur dieu découlent, tout I I; substitution. Plus implicitement, si cette guerre
autant que leur force, leur interprétation de l'ordre i , images porte en germe l'imposition d'un ordre
visuel et figuratif, leur manière de voir les hommes et. MCI qui passe prioritairement par la représentation
le monde, ainsi que cette frontière partout tracée 11 )nupolistique du sacré, à plus long terme elle char-

entre le profane et l'idolâtre qui écartèle les êtres et un imaginaire qu'il nous reste encore à explorer.
les choses et pesa si fort sur le sort des cultures indi- ,e regard ethnographique porté sur le zème
gènes. iv;►it plus dans ces conditions aucune raison d'être.
Car toute représentation indigène n'est pas bannie. 'ii lui préférait la reprise d'une grille ancienne mise
La fabrication des « toiles peintes » porteuses d'infor- il point contre le paganisme antique et appliquée
mation — elles annoncent l'arrivée de la flotte de Nar- ile fois à l'échelle d'un continent. Revival renais-
vaez —, les portraits « réalistes » ne posent aucun pro- 1111 encore le retour à l'antique — d'une notion
blème 94. Au contraire. Les pièces d'orfèvrerie, copies 'urne de réminiscences anciennes. L'idole est égale-
réalistes de la faune terrestre et marine, font d'ail- iii le choix d'une modernité naissante qui tolère le
leurs l'admiration de Cortés et de son entourage: inilif et l'explore même avec curiosité, mais écrase
« Ils possédaient des imitations criantes de naturel de u1 ce qui est à l'évidence porteur d'une histoire qui
toutes les choses créées de la terre et du ciel 95. » Les pas la sienne. Exotique, primitif, sans passé, le
Espagnols s'émerveillent de l'art de l'illusion nie confortait l'humanisme dans sa supériorité et sa
qu'atteint l'artisanat des vaincus 96. Ce domaine «riosité conquérante. L'idole, en matérialisant
d'expression est distingué et toléré car les Castillans I .autres voies possibles et longtemps parcourues,
ne sont ni des Maures ni des Juifs, ils n'en partagent I eit par tous les moyens être effacée de la terre et
pas les phobies. Il est toléré parce qu'il est jugé pro- I' regard. Histoire, primitivisme et modernité, voilà
fane et non idolâtrique. Il reste que ce clivage I' j.i réunis autour de l'image — pour la première fois
n'existe que dans le regard de l'Occidental qui < ut -être? — les termes d'un débat qui se poursuivra
s'interdit ainsi de voir que les frontières qu'il assigne sun bien d'autres formes jusqu'à notre siècle 98.
à l'idolâtrie sont factices et constamment ignorées.
Aveuglement partiel qui sécrétera la chaîne infinie
des syncrétismes 97. d ;\ RIPOSTE INDIGÈNE
Réveiller l'archétype de l'image négative — l'idole
— pour le projeter sur l'adversaire, obtenir qu'il l'inté- Comment réagirent les populations indigènes qui
riorise pour qu'il s'en défasse dans le même élan, i i ent exposées à ces agressions? Elles ne man-
imposer enfin la véritable image, celle des saints. iucrent pas d'établir un lien entre les conquistadors
Voilà, à grands traits, l'une des forces de l'entreprise les images: « Ils ont des images 99. » Elles per-
cortésienne. Elle développe une stratégie de l'image urent — en partie du moins — l'affrontement déclen-
fondée sur la détection d'un point sensible chez w par la Conquête en terme de « guerre des
84 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 85

images ». Les idoles du Templo Mayor n'avaient-elles des peintures ou des sculptures aux allures si
pas clamé qu'elles abandonneraient Mexico car elles I.i s~uches et épouvantables », au lieu de produire
ne pouvaient supporter la présence des images des sui .. figures classiquement anthropomorphes. A leurs
chrétiens 100 ? Il serait pourtant abusif de poursuivre t•►e x, la monstruosité ne peut qu'être le fruit du cau-
le parallèle. Les approches des Espagnols et des s Iiriiiar ou le ressort d'un terrorisme religieux propre
Indiens jouent sur des registres distincts, voire diamé- d ~l►►rressionner les foules 105.
tralement opposés : les Indiens ont d'abord tenu Cor- (clic grille esthétique, qui mêle la question du
tés pour le dieu Quetzalcoatl de retour au sein des I ►r:, n à celle du réalisme anthropomorphe, découle
hommes et rangé les étrangers parmi les teules' Il', siune vision des choses distincte de celle des Indiens
dans une catégorie « divine », en les baptisant du nom autant qu'on puisse la reconstituer. La peinture
qu'ils réservaient à leurs « idoles ». Dès les premiers iusli', ne — celle qui s'étale sur les codex de peau et
temps ils plaquèrent sur l'envahisseur leur propre i t'a gave,
ve, sur les murs des sanctuaires — n'est pas une
conception de la représentation et du divin. IItIiIgc à proprement parler. C'est, pour une part, un
D'autres indices corroborent cette attitude : Cortés III(s(Ic, de communication graphique soumis à une
et ses hommes furent logés à Mexico au beau milieu Iist'.iquc de l'expression et non pas au critère d'une
des idoles de Moctezuma, dans le palais de son père i l i ffl o lion réaliste jouant du redoublement, de la res-
Axayâcatl 102 ; la tête d'un conquistador capturé fut a+' i i i h I ance et de l'illusion. Quand les Indiens
offerte aux dieux hors de Mexico-Tenochtitlân tant priE'nent, ils élaborent des formes qui sont à la fois
elle effrayait Moctezuma 103 Les Indiens virent i I Iw; l ration et écriture, graphisme et iconicité. Le
donc dans les conquérants des « représentations po ui l lélisme constaté en Occident (ou en Chine)
vivantes 104 », en quelque sorte ils les divinisèrent, iii re « image » et « écriture » fait place ici à une pra-
alors que les Espagnols « démystifièrent » les dieux luc qui les fond.
mexicains en les réduisant au démoniaque et à la I Europe, sous l'influence du modèle phonétique,
matière vile, accessoirement à la valeur marchande s i it.ure est perçue comme le décalque de la parole
et à l'objet de collection. Enchantement contre désen- i la peinture comme le décalque du réel visible, la
chantement, commercialisation et esthétisation, du iisic fidèle des apparences. En Chine, par contre, où
moins dans les tout premiers temps, avant que les s'tiriture ne se réduit pas à la représentation de la
Indiens ne s'assurent qu'ils avaient bel et bien affaire ur~►Ic, la peinture configure un domaine qui entre-
à des êtres humains. «iii avec le réel visible un rapport de connaissance,
Mais un tout autre abîme sépare les deux mondes: ai►,►logie et non pas de redondance ou de reproduc-
les Indiens ne partagent pas la conception espagnole fi w. La Méso-Amérique constituerait un troisième
de l'image. Les chroniqueurs et les évangélisateurs IN (le figure : comme en Chine l'expression gra-
sont les derniers à s'en apercevoir. Esclaves de leur loRluc y échappe au paradigme de l'écriture pho-
regard et convaincus que les Indiens ne peuvent que 1 iyue 106 mais sans atteindre une existence propre
le partager, ils s'étonnent qu'ils aient fait de leurs l elle demeure indissociable de la peinture, ce

86 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 87

qu'avaient pressenti les Espagnols qui désignaient. i';uelle qui renvoie à un ailleurs, à un au-delà, En ce
indifféremment du nom de pintura ou de libro les us, l'ixiptla se situe aux antipodes de l'image: il
codex pictographiques 107. La pintura mexicaine pré- ~uuligne l'immanence des forces qui nous entourent,
tend d'autre part saisir les principes organisateurs 1.indis que l'image chrétienne, par un mouvement
des choses, elle entend exprimer la structure de l'uni- i verse de remontée, doit susciter l'élévation vers un
vers 108 en même temps qu'elle développe un langage <I,cu personnel, élan de la copie vers le prototype
rigoureusement codé mais qui ne se fige jamais en aidé par la ressemblance qui les lie 10. On
une pure succession de signes abstraits. ~►inprend que l'anthropomorphisme chrétien
La représentation indigène — si tant est que l'on ~►nstruise sur l'Incarnation une conception de
puisse ici parler de représentation — ne tend donc pas homme et de la divinité étrangère à l'ixiptla — lui
vers le décalque du réel sensible même si elle s'y rassi présence, mais pas celle d'un dieu fait homme.
réfère. Un concept nahua permet de mener plus loin l'ixiptla n'est pas sans évoquer les pictographies
l'analyse : ixiptla. Les évangélisateurs franciscains couvraient les codex. A certains égards le captif
l'empruntèrent pour signifier l'icône chrétienne, u i expire sous le couteau d'obsidienne, le prêtre qui
l'image du saint, alors qu'il désignait avant la 1 q vêt la parure du dieu ou la peau du sacrifié, consti-
Conquête plusieurs manifestations de la divinité. I iicnt de véritables glyphes humains, ornés des attri-
Sont ixiptla la statue du dieu — nous dirions, avec les «ils qui correspondent à chaque divinité; tout
conquistadors, l'idole —, la divinité qui apparaît dans ~nnme l'empreinte laissée sur le sol par le tout-
une vision, le prêtre qui la « représente » en se cou- i pissant dieu Tezcatlipoca — témoignage en creux,
vrant de ses parures, la victime qui devient le dieu ,►ce palpable et visible de l'invisibilité divine -
destiné au sacrifice. Les diverses « semblances » — 4 produit le glyphe qui signifie le passage, le déplace-
c'est ainsi que l'espagnol rend parfois ixiptla — i icnt. On retrouve ici le parallèle et même l'articula-
peuvent se juxtaposer au cours des rituels: le prêtre on qui semblent associer dans les cultures les plus
qui figure le dieu se place à côté de la statue qu'il diverses les modes d'expression graphique et les
« représente », sans que pour autant leurs apparences ouceptions de la représentation, ixiptla et « pein-
soient obligatoirement identiques 109 l re » ayant tous deux pour but de manifester la pré-
La notion nahua ne table pas sur une similitude de cnce divine 11.
forme, elle désigne l'enveloppe qui reçoit, la peau qui I.es chroniqueurs et les sources indigènes décrivent
recouvre une force divine surgie des influences croi- l ,i►guement les rituels de fabrication des idoles, la
sées qui émanent des cycles du temps. L'ixiptla est le mise en forme (l'habillage de statues, l'écorchage des
réceptacle d'un pouvoir, la présence repérable, épi- " ic:times...) et la consommation de l'ixiptla, puis-
phanique, l'actualisation d'une force infusée dans un iD'on mange les images de pâte comme les sacri-
objet, un « être-là » sans que la pensée indigène ne 1 ics 12. Tous ces gestes occupent incontestablement
s'attarde à distinguer essence divine et support maté- +~ne place majeure dans l'instauration de la présence
riel. Ce n'est pas une apparence ou une illusion marquée par l'ixiptla. Sur ce point il diffère de

I,,

88 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 89

l'image chrétienne dont généralement les procédés de I espagnols, les dirigeants indigènes prirent leurs pré-
fabrication retiennent peu l'attention. Mais il s'en s'nutions. A Tlaxcala le grand prêtre fit garder le
rapproche sous d'autres aspects si l'on songe à la pra- temple de Camaxtli pour éviter que les Espagnols ne
tique eucharistique et aux manipulations incessantes rien emparent 14. A Mexico le souverain mexica
dont les statues médiévales et baroques sont l'objet. 'employa à disperser les principales idoles de la capi-
Les chroniqueurs notèrent ces voisinages en cher- ir►le en les confiant à des gardiens choisis dans les
chant à les interpréter et en y voyant une duplication ~ ► i I icux sacerdotaux. Paquets volumineux et pesants,
satanique. Peut-être suffit-il de garder à l'esprit que ' ~►nvoyés en barque sur la lagune et à dos d'homme
l'ixiptla n'est pas l'image et que les deux mondes dans les montagnes, les dieux empruntèrent des itiné-
peuvent être chacun parfaitement capables de repro- n i res compliqués et secrets avant de disparaître dans
duire le réel sans pour autant cultiver les mêmes les profondeurs du sol ou les entrailles des mon-
préoccupations, les mêmes registres ni les mêmes tagnes. En 1519, à l'arrivée des Espagnols, Mocte-
fins. Ignorer cet écart, c'est se condamner à ne pas i u ma chargea son fils Axayâcatl de transporter Huit-
comprendre la confusion que déclenche la Conquête. !,ilopochtli, Tezcatlipoca et Topiltzin (Quetzalcoatl)
Là où les chrétiens cherchaient des idoles, les Indiens dans la grotte de Tencuyoc à Culhuacan, tandis
ne connaissaient que les ixiptla. 1 u'on enfouissait au même moment, mais dans un
. u t re endroit, la déesse Xantico 115; en 1522 ou dès
'2O, lorsque Cortés laissa Mexico à la garde d'Alva-
LA DISSIMULATION DES DIEUX tado, un Huitzilopochtli et beaucoup d'autres
idoles» furent acheminés à Culhuacan, de là à Xal-
Face à l'idoloclastie espagnole, les indigènes orga- i ucan puis à Xilotepec, avant d'échouer dans une
nisèrent leur riposte. Elle fut surtout défensive. Ils ~, rotte du Pehol de Tepecingo 116. C'est en barque que
entreprirent par tous les moyens de soustraire leurs I I uitzilopochtli gagna Culhuacan sous la forme de
dieux à l'envahisseur. D'autant plus aisément que ce deux « grands et pesants paquets », l'un noir et l'autre
type d'agression ne leur était pas inconnu : au cours bleu, aux couleurs du dieu 11.
du Xve siècle les Indiens de Huejotzingo avaient brisé Au lendemain de la chute de Mexico, les idoles du
le monolithe de Tlaloc qu'on vénérait dans la sierra I'cmplo Mayor subirent le même destin. D'autres
de Texcoco, en signe d'hostilité contre les Mexica, idoles, Cihuacoatl, Telpochtli, Tlatlauhqui Tez-
leurs ennemis héréditaires. L'aïeul de Moctezuma fit atlipoca, Tepehua et peut-être Huitzilopochtli quit-
restaurer la statue avec un fil métallique fait d'or et i gent Mexico pour Azcapotzalco, une cité voisine
de cuivre 13 En règle générale l'usage voulait que tuais moins surveillée, où des sanctuaires clandestins
l'on ruinât les sanctuaires des peuples défaits et que ecevaient les offrandes des autorités locales 18. Elles
l'on « capturât » leurs dieux pour les prendre en otage 1 tirent ensuite réclamées et rapportées à dos
et les entasser dans la capitale du vainqueur. l'homme (tamemes) jusqu'à la capitale, à la
Quoi qu'il en soit, alliés comme adversaires des demande de seigneurs de Tula et de Mexico 119. C'est
90 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 91

là qu'on en perd la trace. Un certain nombre de dieux ans après entouraient le seigneur de Mexico, don
auraient été réunis à Tula, à 90 km au nord de la Diego Huanitzin, don Diego lui-même, passaient
capitale, dans la ville des anciens Toltèques dont la pour savoir ce qu'il était advenu des « idoles de toute
culture prestigieuse hantait encore la mémoire indi- la terre ».
gène. La grande effigie de Tlaloc, que vénéraient les Frère de Moctezuma, don Diego appartenait à
peuples de la vallée de Mexico et de celle de Puebla, l'aristocratie qui collabora de gré ou de force avec le
fut enfouie « parmi des pierres au milieu de la végéta- pouvoir espagnol 124. Avant d'accéder au gouverne-
tion », dans la sierra de Tlalocatepetl où elle demeura ment de Mexico à la fin des années 1530, il avait su
jusqu'à son exhumation en 1539 120, Partout les sier- empêcher les franciscains de mettre la main sur un
ras fournissaient des caches aux encombrantes sta- Fluitzilopochtli qu'ils avaient repéré. Le prince que
tues et aux « choses du démon », tambours d'or, trom- les Espagnols avaient rétabli sur les débris du trône
pettes de pierre, miroirs divinatoires, masques inexica n'était pas irréprochable. Mais comme les
cérémoniels, objets rituels de toutes sortes 121, Des principaux suspects surent garder le silence malfré la
familles de confiance reçurent chez elles en dépôt les torture, don Diego échappa aux poursuites 12• En
paquets divins ainsi que les parures et les mantes bro- revanche, don Carlos, seigneur de Texcoco, fut moins
dées de pierres vertes (chalchuyes) qui leur corres- licureux : l'Inquisition épiscopale l'envoya au bûcher
pondaient. Plus à l'écart des regards, les apparte- en 1539. On lui reprochait, parmi d'autres choses, de
ments des femmes servaient parfois à abriter les détenir encore des idoles.
Même scénario et même politique du silence en
statues 122. Dans les palais de la noblesse vaincue, des province 126. A l'approche des Espagnols les seigneurs
oratoires dissimulaient des collections parfois impres-
et les nobles veillèrent à mettre leurs dieux en lieu
sionnantes d'idoles: chez le cacique de Texcoco, on sûr et en particulier la déité qui veillait sur le destin
en dégagea une quarantaine, parmi lesquelles deux (le la communauté, l'altepetliyollo, le « coeur » du
Quetzalcoatl, deux Xipe, un Coatl, cinq Tecoatl, un pueblo 121. Des grottes situées près des temples ser-
Tecoacuilli, un Cuzcacoatli, un Tlaloc, trois Chico- virent fréquemment de cachettes. Des gardiens
mecoatl, deux temples miniatures, dont l'un consacré furent désignés pour conserver ces précieux dépôts à
à Quetzalcoatl 123 charge de célébrer chaque année la fête de la divi-
On pourrait dresser une géographie de ces réseaux nité 28. Il est vrai que les secrets furent souvent mal
et de ces sites qui n'étaient d'ailleurs pas aussi secrets gardés et que les enfants catéchisés par les francis-
qu'il y paraît. Des rumeurs plus ou moins précises et cains eurent tôt fait de découvrir les idoles et de
fondées circulaient au sein de l'aristocratie; on savait dénoncer les caches comme ils dénonçaient leurs
qu'ici et là des descendants d'anciens dignitaires ou parents. Des idoles domestiques furent in extremis
leurs héritiers avaient dissimulé ou conservaient les Confiées à des esclaves pour échapper aux perquisi-
effigies et de nombreux objets cérémoniels tout aussi ions, même si d'une façon générale on s'efforça de
précieux. Les prêtres qui au temps de la Conquête les tenir à l'écart de rites qui demeuraient l'apanage
avaient l'oreille de Moctezuma, leurs fils qui vingt (le l'aristocratie 129.
92 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 93

La fabrication des idoles ne s'interrompit pas avec yeux » les dieux cachés. Le cacique de Texcoco, don
la Conquête, même pour celles de grandes dimen- Carlos, et d'autres nobles avec lui venaient contem-
sions. Elle est attestée à Azcapotzalco où l'on conti- pler, sans rien faire d'autre, les dieux qui ornaient
nuait vers 1535, comme probablement dans beau- l'un de ses oratoires: adoration silencieuse sous le
coup de villes du Mexique, de confectionner des regard intrigué des domestiques et qui s'adressait
dieux en l'honneur desquels des jeûnes étaient encore peut-être également aux objets qui avaient été depuis
observés 13o Bien des Indiens se montrèrent capables longtemps scellés dans la maçonnerie 135. Comment
de fabriquer de nouvelles idoles sans recourir à des imaginer et rendre l'intensité du regard qui
artisans spécialisés 131 au fur et à mesure des destruc- s'accroche à ces formes habitées, pénètre l'épaisseur
tions qui jalonnèrent l'évangélisation. Cette capacité (les murs, touche physiquement le divin? Un regard
encouragea la poursuite temporaire des cultes et il (Jui se situe quelque part entre la vision hypnotique et
faut imaginer le spectacle partout répété de ces l'extase hallucinatoire puisque les nobles détenaient
paquets mystérieux circulant d'un pueblo à l'autre, le privilège de consommer des hallucinogènes et
transportés sur le sanctuaire le temps d'une célébra- (l'accéder de la sorte à une vision d'une intensité
tion 132, enterrés et déterrés discrètement avant qu'ils exceptionnelle qui leur faisait franchir les barrières
ne disparaissent, perdus et oubliés au fond d'un trou (les mondes et des savoirs. Les mots manquent ici
ou d'une grotte. De la même manière, des codex pic- pour lever l'obstacle d'une altérité irréductible et res-
tographiques continuèrent à être peints et utilisés, à tituer une communication qui ne peut qu'être
l'abri des curiosités espagnoles, pour y suivre le muette. C'est pourtant peut-être le même regard que
« compte des fêtes du démon 133 ». les Indiens posaient sur les images des chrétiens.
Autant que l'invisibilité des dieux, la fixation des
Espagnols sur le figuratif, l'amalgame qu'ils faisaient
LES CONDITIONS DE LA CLANDESTINITÉ entre idoles et figuras de hombres ont paradoxale-
ment épargné à toute une gamme d'objets la dénon-
Des croyances et des usages anciens facilitent ce ciation et l'anéantissement 136. Les Indiens n'avaient
repli dans la clandestinité ou plutôt la rendent moins pas seulement caché leurs statues, ils avaient égale-
insupportable : les dieux indigènes sont tradi- ment pris soin de dissimuler leurs parures (atavfos),
tionnellement dissimulés au regard des simples mor- les «insignes, les ornements et les habits des
tels et leur contact est réservé aux nobles. Les pré- démons 13' ». Car le culte indigène empruntait bien
cautions et les interdictions qui entourent les effigies d'autres voies que la représentation anthropomorphe,
clandestines favorisent le secret et les protègent des apparemment plus anodines et plus aisément camou-
curieux qui risquent la mort s'ils se mêlent indûment flables. Les objets les plus divers « peuvent » révéler
de soulever le voile qui les recouvre. On ne les la proximité du dieu : un « tube en couleurs qui avait
« exhibe » qu'exceptionnellement 134 la forme d'une épée et des fleurs [suchiles] qui sont
Seuls les hauts dignitaires peuvent « voir de leurs « les choses de notre seigneur Camaxtle », le dieu de
94 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 95

Tlaxcala; des pierres « comme des coeurs », des Des juges ecclésiastiques ignorent si les objets décou-
« coeurs à manger »; des épines de maguey, des verts — « coiffes, papillons de plumes, boucliers, capes
miroirs qui autrefois parlaient; une natte, un siège de plumes », et autres tambours — servaient aux sacri-
couvert d'une mante et d'un cache-sexe qui mani- fices désormais interdits ou aux danses encore tolé-
festent la présence de la divinité (Yaotl, Ichpochtli, rées 142. Enferrés dans leur conception du sacré et du
Tezcatlipoca) devant laquelle sont déposées les nour- profane, les religieux hésitent comme autrefois
ritures (poule, pâtés de maïs ou tamales) et les Colomb dans les Iles : objets de culte, donc démo-
offrandes de « cannes de couleurs », de fleurs et de niaques, ou parures et instruments profanes? La dis-
cacao. S'il s'agit d'une déesse, Chicomecoati ou tinction pour les Indiens n'avait pas le moindre sens.
Cihuacoatl, un coffret remplace le siège sur la natte,
on le recouvre de jupes et d'une chemise 138. Après la
cérémonie les vêtements ainsi consacrés sont offerts LES RETOMBÉES DE L'IDOLOCLASTIE
par le maître de maison à qui lui plaît.
Ces objets sont-il exclusivement vénérés « en Le rapport des indigènes au divin, c'est-à-dire aux
mémoire » des idoles auxquelles ils appartiennent? forces qui les entouraient, et la conception qu'ils s'en
Ou sous l'interprétation chrétienne (ou christianisée) faisaient, se sont-ils ressentis de cette offensive bru-
de l'objet-mémoire 139 faut-il plutôt déceler la tale et systématique? A jamais séparés de leurs
croyance en des objets investis d'une force divine que temples et des cycles cérémoniels qui leur donnaient
l'on cherche à se rendre propice? Toujours est-il que vie, les dieux devenaient les témoins d'un patrimoine
ces pratiques attestent le maintien d'un mode de éclaté et condamné à l'errance, soumis aux aléas d'un
représentation non figuratif qu'assurément l'Église culte sporadique, aussi encombrants que compromet-
avait plus de mal à bannir quand elle en percevait la tants. L'idoloclastie des conquistadors entraîna même
menace. Son importance n'avait cependant pas parfois les Indiens sur le terrain que les envahisseurs
échappé au perspicace Torquemada. Dans sa Monar- avaient choisi et leur avaient imposé. A force d'écou-
quâa Indiana (1615), il écrit que le paquet (haquimi- ter des sermons contre les idoles et de s'entendre
lolli) « était la principale idole pour laquelle ils pro- reprocher leur idolâtrie, les Indiens commencèrent à
fessaient une grande vénération, supérieure à celle se familiariser avec le stéréotype que les Espagnols et
qu'ils vouaient aux monstres ou aux figures de pierre le clergé se faisaient d'eux. Dénoncés et arrêtés, sous
et de bois qu'ils fabriquaient la® „• la crainte de la torture ils avouèrent tout ce que l'on
L'intérêt obsessionnel porté aux idoles par l'Église voulut, qu'ils étaient « idolâtres » et adoraient des
aboutit à créer des situations inextricables: l'ancien idoles. En 1539 et 1540, des Indiens sommés de livrer
grand prêtre d'Izucar a la plus grande peine à des idoles à des Espagnols avides d'or et de pierres
convaincre l'Inquisition. qui l'interroge que le dieu de précieuses se mirent à en fabriquer de fausses « pour
la communauté (calpulli) était représenté par « sept qu'ils cessent de les affliger 143 »• L'idolâtre devint un
pierres chalchuyes petites comme des perles 14 ' » type de déviant qu'il fallait pourchasser et l'idolâtrie
96 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 97

une accusation dont on pouvait astucieusement tirer fresques s'estompent de la mémoire. D'autres voies
profit contre un voisin ou un rival. Le pli fut si bien (l'accès au divin restent en revanche praticables. La
pris qu'un curé, pour se débarrasser du cacique de consommation des hallucinogènes qui ouvrait le
son village, n'hésita pas à monter une idolâtrie de monde des dieux et de la connaissance demeura long-
toutes pièces, avec une fausse idole de bois associée à i cmps un geste vivace tant il était incontrôlable 146.
un semblant de sacrifice annoncé à son de trompe ,'offensive idoloclaste n'a pas manqué de produire
pour alerter les gens des environs. Des couteaux des redéploiements des pratiques indigènes ainsi pro-
d'obsidienne — qui avaient autrefois servi à arracher hablement qu'une polarisation sur la représentation
des coeurs humains — faisaient d'excellentes pièces à ,anthropomorphe, objet de toutes les menaces si elle
conviction une fois qu'on les avait glissés chez des ,rait païenne, mais de toutes les marques de respect
Indiens dont on voulait se défaire par Inquisition :;i elle était chrétienne.
interposée 144 Mais pour les indigènes la représentation anthropo-
Sous les effets de l'idoloclastie, des Indiens M uorphe ne s'épuise pas dans la figuration peinte ou
semblent avoir été amenés à dissocier des registres :;culptée. Les dieux pouvaient prendre forme et vie
autrefois confondus ou étroitement solidaires pour humaines. Naguère, les victimes des sacrifices et les
privilégier certaines pratiques. Faute de statues, de prêtres qui officiaient étaient les ixiptla des dieux et
bas-reliefs, de temples, de sanctuaires urbains, de ce n'est pas un hasard si les conquistadors furent
clergé et de fêtes publiques visuellement fastueuses, (l'abord pris pour des divinités. Le spectacle mena-
le culte prend un tour moins collectif, plus personnel, çant et déroutant qu'ils donnèrent ne pouvait être
plus intériorisé, car il est forcément discret. Le spec- .autrement interprété et les nouveaux venus se virent
tacle sanglant et multiplié des sacrifices humains confondus avec les forces irrésistibles qui régissaient
s'efface des regards comme des esprits. L'enseigne- la vie des hommes. Mais l'illusion se dissipa prompte-
ment des calmecac, ces collèges réservés à la ment. De leur côté, les victimes-ixiptla disparurent
noblesse, n'est plus qu'un souvenir. La répression et mu fur et à mesure que les Espagnols interdisaient les
la prudence favorisent l'utilisation d'objets aux appa- :sacrifices humains. Restaient les prêtres-dieux dont
rences insignifiantes et le maintien des gestes que l'on les apparitions se firent plus rares et plus discrètes, à
peut le plus aisément déguiser ou justifier. Le quelques exceptions près.
balayage des chemins qui mènent aux sanctuaires des Au cours de la première année de leur présence à
montagnes ne trahit la poursuite d'usages interdits Flaxcala, avant la fermeture des sanctuaires indi-
que pour l'observateur averti. Les couteaux d'obsi- ?,,ènes, les franciscains eurent à essuyer l'hostilité de
dienne abandonnés, le copal, le papier, les plumes, l'ancien clergé. L'un des desservants des temples,
l'ollin (une sorte de gomme) au pied des croix chré- revêtu des parures et des emblèmes d'Ometochtli, le
tiennes 145 sont souvent les uniques expressions des < dieu du vin », sortit un jour de son sanctuaire pour
rites clandestins tandis que les grandes effigies i raverser le marché en mâchant des lames d'obsi-
anthropomorphes ou les peintures des codex et des dienne. Il était escorté d'une foule fascinée par ce
98 LA GUERRE DES IMAGES LA GUERRE 99

spectacle inusuel, qui avait devant elle « le démon ou leurs prestations publiques, à la différence des
sa figure », un être à l'allure « farouche et épouvan- grandes statues censées échapper à la vue du peuple.
table », en fait — comme ce prêtre le proclame lui- ,es hommes-dieux sont les projections des divinités
même — l'ixiptla du dieu venu rappeler à tous l'obser- :tu milieu des populations. Ils jonglent avec les appa-
vance des croyances ancestrales la' rences et les identités tandis que les Espagnols se
A lire les trop rares sources conservées sur cette perdent dans le dédale des apparitions, des noms et
période, on a le sentiment qu'ici et là des ixiptla (les personnes. Mais la clandestinité des cultes nobi-
vivants se substituent aux effigies détruites, dispa- liaires et le double jeu de l'aristocratie indienne —
rues ou cachées. Au cours des années 1530, plusieurs partagée entre la collaboration et la tradition —
Indiens revendiquent un pouvoir et une identité qui s'accommodent mal de personnages qui contestent
en font des hommes-dieux, dans la lignée de ces êtres aussi bruyamment tous les monopoles. Quoi qu'il en
singuliers qui, à l'instar de Quetzalcoatl, avaient %oit, dans cette première moitié du xvie siècle, au plus
guidé il y a des siècles les pas des communautés 148 fort de l'évangélisation, trois « médias » indigènes au
Dix ans après l'arrivée des Espagnols, les foules se moins — hommes-dieux, visions, objets de culte —
pressent pour aller visiter et vénérer les Tlaloc, les prêtent leur support, leur substrat physique ou psy-
Uitzli, les Tezcatlipoca qui sillonnent la sierra de chique à la communication entre les hommes et les
Puebla et le nord-est de la vallée de Mexico 149. Ces forces du monde; ils perpétuent des modes de repré-
hommes-dieux dont les noms évoquent les grandes sentation autant que des pans de l'imaginaire ancien
divinités des hauts plateaux, officient, guérissent, dont ils satisfont au mieux les attentes.
agissent sur les éléments et reçoivent les honneurs Une autre voie pourtant déjà se profile. Plus ou
d'ordinaire destinés aux dieux de pierre : « [Un moins consciente, à peine esquissée; celle des syncré-
Indien] fit ce qu'ils avaient l'habitude de faire aupa- tismes et des accommodements. Les ambiguïtés
ravant pour adorer les idoles, il baissa la tête et joi- accumulées de la destruction et de la substitution y
gnit les mains en signe de vénération et d'immense sont pour beaucoup. Depuis les débuts de la conquête
crainte lso. » Mémoires vives qui reprochent aux espagnole les images chrétiennes coexistent avec les
Indiens d'abandonner les choses du passé et d'oublier idoles chez de nombreux « idolâtres ». Les Indiens
les dieux, ces « dieux qu'ils adoraient auparavant et installent au milieu de leurs idoles les croix et les
qui les secouraient et leur donnaient ce dont ils Vierges que leur ont données les Espagnols, jouant
avaient besoin "' »; mais également producteurs de l'accumulation, la juxtaposition et non la substitu-
« miracles » et animateurs de liturgies, ixiptla enfin à tion : « Mais ceux-ci, s'ils avaient cent dieux, vou-
multiplier et à reproduire : des notables ne sou- laient en avoir cent un et davantage si on leur en don-
haitent-ils pas unir leurs filles à l'un de ces hommes- nait plus 153,» Le mélange des représentations se
dieux « pour qu'il y eût beaucoup de dieux 152 »? double fort tôt d'un chassé-croisé des croyances. Dès
Les populations cherchent avidement à les contem- 1537, des Indiens offrent au dieu du feu des papiers
pler et eux fondent leur emprise sur leur présence et qui représentent leurs frères morts « pour qu'ils aient
100 LA GUERRE DES IMAGES

du repos où qu'ils se trouvent 154 »> • Déjà les traces


d'un au-delà christianisé, sur fond d'offrande ances-
trale... Ces premiers détournements, qui en
annoncent bien d'autres, sont facilités par un efface-
ment progressif des savoirs anciens. En 1539 à Tex-
coco, un témoin indigène avoue ne pas savoir ce que
représentent les pierres qui ornent un oratoire prin- CHAPITRE III
cier. Un autre croit y voir du matériel de réemploi ou
une « chose mise au rebut 155 », première amorce Les murs d'images
d'une vision désenchantée des choses.
En fait le syncrétisme demeure la seule issue d'une
situation qui s'éternise. Au lendemain de la chute de
Mexico-Tenochtitlàn (août 1521), les Indiens ido- L'idoloclastie que pratiquèrent les conquistadors
lâtres avaient cru que l'occupation espagnole était fut aussi spectaculaire que circonscrite et temporaire.
provisoire sans imaginer qu'il n'y aurait plus jamais de 'fout occupés à conquérir, à pacifier et à piller le pays,
retour à l'ancien ordre des choses. Et que les solutions ils laissèrent partout subsister les cultes anciens, se
improvisées se révéleraient intenables à long terme. bornant à interdire la célébration publique des sacri-
La mort, l'oubli, la confusion régnante, la pourriture fices humains. Indifférence et prudence motivées par
des effigies et des parures, la persécution et la délation des intérêts matériels autant que par des considéra-
minèrent les réseaux de sanctuaires clandestins par- tions stratégiques on craignait que les Indiens entre-
tout où progressait la présence espagnole, dans le prennent à n'importe quel moment de chasser l'enva-
centre du pays, autour des villes, dans les vallées fer- hisseur, profitant d'un rapport de forces qui jouait
tiles. « Quand nous avons caché les idoles, nous ne encore incontestablement en leur faveur. La furie cor-
connaissions pas Dieu et nous pensions que les Espa- tésienne n'avait donc été qu'un court prélude, assez
gnols devaient vite retourner dans leurs terres et main- efficace néanmoins pour que, face au péril, les diri-
tenant que nous avons eu accès à la connaissance de geants indigènes envisagent des mesures de sauve-
Dieu, nous avons laissé cela pourrir là parce que nous garde et de repli. En tout cas « l'idolâtrie était en
avions peur et honte de le retirer 156 » paix 1 » et le statu quo régna quelques années.

LA GUERRE CONTRE LE DÉMON

Il fallut attendre l'arrivée des franciscains et


l'année 1525 pour que débute la première campagne
d'évangélisation du pays. Elle s'ouvrit sur la destruc-
102 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 103
tion systématique et irréversible des sanctuaires et des images ajoutait ses effets spectaculaires aux réper-
idoles 2 (ill.2) : la guerre des images s'intensifiait. cussions de la défaite militaire et au choc épidémique
Cette fois l'agression n'épargna ni les édifices ni les (lui commençait à décimer les Indiens. Même si l'on
desservants que la « décontamination » en principe écarte le triomphalisme des chroniqueurs et parfois
avait respectés. C'est dans la région centrale, la vallée leur autosatisfaction naïve, force est de constater que
de Mexico et à Tlaxcala que l'offensive fut déclen- l'audace des religieux ne souleva guère de riposte
chée. Les actions lancées furent brutales, les prêtres organisée et ouverte dans le centre du pays. Elle sus-
païens terrorisés et menacés de mort. Ces raids don- cita davantage une opposition larvée qui répandait des
nèrent aux religieux et à leurs disciples indigènes visions et des prophéties antiespagnoles.
l'occasion de découvrir que des images du Christ et de Mais comment ne pas relever certaines coïn-
la Vierge avaient été mêlées aux idoles et irrésistible- cidences chronologiques? Au xvle siècle il n'est pas
ment absorbées dans le paganisme autochtone. Le d'idolâtrie qu'américaine. L'idoloclastie mexicaine
sacrilège contraignit les évangélisateurs à ôter aux qui sévit de 1525 à 1540 environ est contemporaine de
Indiens les images que les conquérants leur avaient l'iconoclasme européen, d'un iconoclasme d'inspira-
données. Retour en quelque sorte à la case départ, tion réformée qui condamne le culte des saints et ban-
comme si le zèle cortésien avait été maldonne. Pour- nit leur représentation. C'est d'à peine quelques mois
tant, sur l'essentiel, la continuité prévalut de Cortés que le Mexique devance... le Jura. Au moment où les
aux franciscains. Le conquistador ne ménagea pas son franciscains lancent leurs premières expéditions
soutien aux religieux qui le lui rendirent bien sans autour de la lagune, le réformateur Farel jette dans
chercher à lui reprocher la précipitation de ses initia- l'Aleine à Montbéliard la statue de saint Antoine
tives. (mars 1525) et fomente des raids contre les autels et
Pourquoi 1525? Les franciscains n'étaient encore les images 3. Dans les années qui suivent, l'idolâtrie est
qu'une poignée et la domination espagnole guère assu- solennellement « levée » dans les villes suisses gagnées
rée, en tout cas pas assez solide pour supporter le à la Réforme. En 1536 Henri VIII fait détruire les
risque d'une idoloclastie généralisée. Mais ne faut-il deux sanctuaires de saint Edmund dans le Suffolk,
pas inverser le rapport des choses et admettre que « pour éviter l'abomination de l'idolâtrie 4 ». La même
l'idoloclastie aurait été perçue comme le moyen d'en année, « à l'exemple des bons rois fidèles du Vieux
finir avec les clergés païens et d'affaiblir toutes les Testament », le conseil de Berne donne l'ordre
résistances? La guerre des images ne serait qu'une « d'abattre toutes les idolâtries [...], toutes images et
manière de poursuivre la guerre par d'autres moyens idoles 5 ». Comme par un écho transocéanique,
et de la gagner? Il semble que le traumatisme entre- l'empereur Charles Quint enjoint en 1538 à son vice-
tenu par les raids dévastateurs ait eu les résultats roi du Mexique de faire « renverser et supprimer tous
escomptés et que la destruction des idoles ait contri- les tues [sanctuaires] et les temples des idoles », de
bué puissamment au démantèlement ou à la paralysie « rechercher les idoles et de les brûler 6 ». Tandis que
des défenses culturelles de l'adversaire. La guerre des les Espagnols entreprennent de purger un continent
104 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 105

entier de ses idoles, l'Angleterre des Tudor détruit substitut affectif qui reçoit l'amour que l'on portait à
progressivement ses images au fur et à mesure que la un être cher et disparu; support du souvenir (« reme-
Réforme s'y radicalise. On y passe les églises à la rnorar la memoria »); instrument de domination poli-
chaux, comme au Mexique on avait blanchi les pyra- tique au service d'une adoration à distance; appât
mides 7 ! trompeur quand la virtuosité des artistes produit des
De l'iconoclasme des anabaptistes de Münster copies « plus belles et plus élégantes » que leur
(1534), à la vague qui en 1566 devait déferler sur les modèle 10. Aux avertissements du Livre de la sagesse,
Pays-Bas, la destruction des images est un geste qui l'expérience mexicaine ajoute l'effarement provoqué
horrifie ou galvanise l'Europe du xvie siècle 8. Les fon- par le nombre incalculable des idoles mexicaines,
dements scripturaires, le ton des attaques se res- « presque toutes les choses que l'on voit sur la terre et
semblent étrangement, et pour cause, mais également dans le ciel » possédant, à l'instigation du démon, leur
la haine déployée, même si d'Europe en Amérique les réplique idolâtrique
rôles s'inversent, l'idolâtre papiste se muant par-delà Comment concilier tant d'hostilité aux idoles avec
l'Océan en un pourfendeur d'idoles. La distinction le rôle éminent que le catholicisme romain assigne aux
entre un iconoclasme séculier, populaire face à un images? A la différence des Juifs ou des réformés
iconoclasme théologique, n'est d'ailleurs pas sans iconoclastes, les évangélisateurs du Mexique prêchent
équivalent sur le sol américain où succède à l'idolo- une religion à images. Ce ne sont pourtant pas des
clastie à fleur de peau des conquistadors l'offensive images mais le saint sacrement qu'ils opposent de pré-
plus réfléchie des religieux. Faut-il pousser le rap- férence aux idoles et au diable lors de leurs missions.
prochement plus loin encore? Dans l'Angleterre réfor- Si orthodoxe qu'elle soit, la parade ne manque pas de
mée de Henri VIII comme dans le Mexique de résonances vétéro-testamentaires sur lesquelles
l'évêque Zumàrraga, la chasse au trésor s'est souvent glosent les chroniqueurs : « Apporté à leur temple pro-
confondue avec la chasse aux idoles et les destructions fane, l'Arche du Testament détruisit leur idolâtrie,
ont partout couvert des exactions et des abus de toutes leurs idoles tombèrent devant lui et il infligea cruelle-
sortes 9. ment des plaies mortelles aux Philistins 12,» Il y avait
Quand donc à partir de 1525 les franciscains pourtant longtemps que les Philistins et les Égyptiens
décident d'abattre les temples et les idoles, leur atti- de la Bible avaient subi le sort des idolâtres d'Amé-
tude se fonde moins sur une répulsion irrésistible que rique. S'il fallait réveiller le précédent de l'Arche
sur la dénonciation argumentée de l'idolâtrie. Les d'Alliance — cette lointaine préfiguration de la pré-
condamnations et les mises en garde vétéro-testa- sence réelle du saint sacrement — c'est qu'il était par-
mentaires, comme l'interprétation que la Bible pro- fois embarrassant d'avoir à propager la destruction
pose des origines de l'idolâtrie, inspirent la plupart des des idoles au nom d'une religion à images. Les évangé-
évangélisateurs. Le franciscain Motolinfa puise dans lisateurs en étaient conscients, qui misaient sur la pré-
le Livre de la sagesse une exégèse du culte de l'idole sence réelle non figurative, le reliquaire-dieu, pour
qui récapitule les capacités multiples de l'image: chasser les démons. De là leur discrétion sur le recours
106 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 107

à l'image sainte et la prudence qu'ils manifestèrent I ,es premiers évangélisateurs eurent de la peine à
d'ordinaire dans son maniement. Inculquer aux Indiens la différence entre Dieu, la
Vierge Marie et leurs images, « parce que jusqu'alors
Ils (lisaient seulement le nom de Marie et de sainte
L'IMAGE-MÉMOIRE FRANCISCAINE Marie et en le prononçant ils pensaient qu'ils nom-
niaient Dieu et ils donnaient le nom de sainte Marie à
Des démêlés opposèrent les franciscains à la hiérar- Toutes les images qu'ils voyaient 14 », Cette inter-
chie puis à l'Inquisition quand ,à partir du milieu du I►rétation émane d'auditoires néophytes encore peu
siècle les ordres mendiants — dominicains et augustins iiuiniiliarisés avec la substance des prédications fran-
avaient rejoint les franciscains — perdirent la haute iscaines. L'équation implicite posée entre Dieu, la
main sur l'évangélisation du pays. Ces affrontements Vierge et les images découle probablement du che-
éclairent la manière dont les premiers missionnaires vauchement de la tradition préhispanique — celle de
du Mexique concevaient l'image chrétienne et l'usage I'i.a;iptla — et du monothéisme insistant des mission-
qu'ils lui réservaient. Acculés à expliquer leur pra- Iiaires : pour les Indiens, le divin chrétien — Dios -
tique et leur position, des franciscains avancèrent des c lovait être susceptible de revêtir des manifestations et
arguments où perce une indiscutable méfiance. Leurs -Ics noms multiples, et ses représentations ne pou-
raisons sont théologiques, tactiques et matérielles. vaient que se confondre avec lui. Aux yeux des fran-
Elles trahissent à l'égard des images un érasmisme iscains les Indiens commettaient une double méprise
prudent, sinon réticent, car les évangélisateurs du ,.ur l'identité de l'image et sur sa nature.
Mexique n'étaient pas demeurés insensibles aux élans On comprend que les religieux aient craint que
de la Pré-Réforme et à l'œuvre de l'humaniste de Rot- 'cite confusion ne précipite les indigènes du culte des
terdam. Leurs motivations expriment la volonté ~ mages à des pratiques néo-idolâtriques. Exalter le
d'extirper à jamais l'idolâtrie «à laquelle, du fait de 4 ulte d'une image de la Vierge pouvait devenir un
leur paganisme, les Indiens ont été fort enclins 13 » et (- xcrcice périlleux, « car ils croiraient que c'était la
d'interdire toute rechute en associant une politique de Vierge elle-même et avec cette idée ils l'adoreraient
la table rase au refus du compromis; enfin, et plus umme ils avaient l'habitude d'adorer les idoles 15 ».
banalement, elles reflètent une pénurie d'images euro- 1 ,a critique se réfère au chapitre xiii du Deutéronome
péennes. Trait révélateur, les religieux choisirent de glui réprouve toute latrie qui n'ait pas Dieu pour objet
bannir la représentation du Christ des croix de pierre cI s'en prend aux faux prophètes lorsqu'ils prêchent de
et de bois qu'ils faisaient partout ériger. Au lieu du nouveaux dieux et leur attribuent de prétendus pro-
corps humain, des symboles de la Passion recouvraient d iges. La confusion ainsi semée dans le monde indi-
les bras de la croix afin d'écarter les malentendus rcne pourrait même se transformer en agitation si les
qu'aurait pu susciter l'assimilation de la mort du vinages chrétiennes étaient adorées sur l'emplacement
Christ à une mort sacrificielle de tonalité préhispa- I'anciens sanctuaires païens : les Indiens s'imagine-
nique. 'aient alors que les Espagnols entérinaient les anciens
I

108 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 109

cultes et adoraient leurs dieux, résurgence inattendue I Diego Valadés sont associés à cette « nouvelle
fomentée par les vainqueurs. Le culte des images est Méthode d'enseignement »: « Grâce au moyen des
donc saisi non seulement comme une source de malen- I u►aages » la connaissance de l'Écriture devait s'impri-
tendus et de scandales, mais aussi, dans certains mer dans les esprits de ces populations « sans lettres,
contextes, comme un éventuel ferment perturbateur ..ans mémoire, friandes de la nouveauté et de la pein-
et déstabilisateur de l'ordre colonial 16 i u re » (ill.7).
Plus que tout, les franciscains craignent la dérive Les franciscains employaient des toiles peintes où
idolâtrique. Il faut éviter que les « naturels » ne ►paraissaient « d'une façon et dans un ordre fort
croient dans des images de pierre et de bois. Celles-ci ingénieux » le symbole des apôtres, le décalogue, les
ne doivent servir qu'à susciter la dévotion à l'égard de .Cpt péchés capitaux, les sept oeuvres de miséri-
ce qu'elles représentent et qui se trouve dans le ciel. Et urde 20. Systématiquement pratiqué, le procédé se
à remettre en mémoire: « On peint l'image de sainte ('véla fructueux et si efficace qu'il fut soumis au
Marie seulement pour que l'on se remette en mémoire 'o►nseil des Indes et même repris par d'autres ordres
que c'est elle qui a mérité d'être la mère de Notre- Higieux qui se l'approprièrent au grand dépit des
Seigneur et qu'elle est la grande médiatrice du ciel. » i ranciscains. Quand le dominicain Gonzalo Lucero
Ou bien encore : « Le crucifix se figure ou se peint seu- 4-vangélisa la Mixtèque, une province du sud du
lement pour remémorer l'. » On ne saurait plus claire- PM exique central, il utilisa à son tour des peintures et
ment revendiquer la dichotomie du signifiant et du i rmi elles une toile qui représentait deux brigantins :
signifié, de l'image et de la « chose représentée 18 ». s'un était chargé d'Indiens pieux et l'autre portait des
Une image de la Vierge n'est pas Dieu, pas plus ivrognes et des concubines. L'allégorie n'était simple
qu'elle ne saurait se confondre avec la Vierge elle- Ir'en apparence car les indigènes de cette contrée
même. Elle n'est qu'un instrument du souvenir et de la Montagneuse avaient rarement vu la mer et encore
mémoire. ~ noms des navires 21. Mais ces religieux se doutaient-
L'Occident chrétien connaissait depuis longtemps k qu'en exhibant leurs toiles peintes ils répétaient les
cette fonction pédagogique et mnémotechnique assi- restes des anciens prêtres qui déployaient les codex en
gnée à l'image et amplement justifiée par l'analphabé- .accordéon sous les yeux des Indiens et que ces mêmes
tisme des masses européennes puis par celui des i udiens posaient probablement sur les images chré-
Indiens. Pour la tradition médiévale les images contri- 1 ~ccnnes un regard encore lourd de l'attente et de la
buent à « l'instruction des gens simples parce qu'ils sainte que suscitaient les antiques peintures?
sont instruits par elles comme s'ils l'étaient par des Malgré cette sensibilité à l'efficace didactique de
livres [...]. Ce qu'un livre est pour ceux qui peuvent ► nage, la hantise de l'idolâtrie et le rappel lancinant
lire, une image l'est pour le peuple ignorant qui la d c la condamnation du Deutéronome inspirèrent des
regarde 19 ». Les franciscains exploitèrent cette t.itudes d'un radicalisme vite suspect, « erroné et
faculté de l'image dans leurs campagnes d'évangélisa- . ctndaleux » aux yeux de l'Église 22. Car quoi de
tion. Des noms comme ceux de Jacobo de Testera ou mieux pour dissiper tout malentendu et empêcher les
110 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 111

Indiens d'interpréter la vénération des images en associe la chose à sa représentation. C'est la vulgate
termes païens que de refuser leur culte 23. D'autant (le l'image brillamment énoncée dès le xve siècle par
qu'il était délicat de faire passer dans des langues indi- I Italien Alberti dans son Della pittura 26, fondée sur
gènes encore mal maîtrisées toutes les subtilités d'une le principe de la repetitio rerum et incontestablement
théologie de la représentation. Voilà ce qu'imprudem- liée à la spécificité de l'écriture alphabétique, l'image
ment suggère vers 1558 l'apôtre des Indiens du 'gant la reproduction et le miroir de la réalité sensible
Michoacân et l'auteur du premier dictionnaire et de la omme l'écriture peut l'être de la parole 27. On y
première grammaire en langue tarasque, le français reconnaît « la notion strictement représentative du
Mathurin Gilbert, dans son Didiogo de la doctrina :.igne pictural qu'impose l'écriture phonétique 28 » et
cristiana : qui constitue l'un des fondements majeurs de la repré-
LE DISCIPLE. — Eh bien, seigneur, pourquoi mainte-
,entation dans le monde lettré occidental, si distincte
nant peint-on à nouveau l'image de Notre-Dame et des cet égard des modalités que le Mexique ancien avait
saints puisque Dieu ordonna que l'on n'adore aucune jil- ivilégiées. D'Alberti à Cortés, de Cortés à Juan de
image? Torquemada court au fond le même discours, sanc-
LE MAÎTRE. — Mon fils, on n'adore aucune image, i Tonné par le concile de Trente et encore partagé par
fût-ce le crucifix, sainte Marie ou les saints; c'est seu- l'ensemble de nos contemporains, même si la pratique
lement pour que l'on se remette en mémoire la grande déborde souvent l'espace si clairement circonscrit de
miséricorde de Dieu [...]. Même si devant le crucifix Li théorie.
on adore à genoux, ce n'est pourtant pas le crucifix Abordant la question cruciale de la représentation
que l'on adore, car il n'est fait que de bois, mais c'est de l'invisible et du divin, Juan de Torquemada consi-
Dieu même Notre-Seigneur qui est au ciel que l'on ~ k re que la visualisation constitue une opération à la
adore aa pois impossible et nécessaire, un pis-aller en quelque
:;aorte. L'homme dans sa faiblesse a besoin de matéria-
Iiser et de rendre visible la divinité « pour qu'en la
IMAGE-SEMBLANCE voyant avec des yeux corporels il puisse s'y fier dans le
t onflit où il éprouve toutes ses angoisses et ses
Prudence et orthodoxie sont pourtant conciliables. Besoins 29 ». La représentation, le signe visible,
La pratique franciscaine se fonde sur une définition comme l'est l'image artificielle qui le représente »,
conventionnelle de l'image qu'un chroniqueur du ,pont donc inévitables. Mais Torquemada se scandalise
début du xvlle siècle, le franciscain Juan de Torque- q ue l'homme ait pu attribuer à des statues une par-
mada, explicite dans le monument colossal, la Monar- (elle de la divinité et ne se départ pas d'une méfiance
qufa indiana (1615), qu'il éleva à la gloire de l'aposto- intrinsèque, l'image pouvant n'être qu'un « masque
lat mendiant : « L'image est la semblance d'une autre malicieux et trompeur ». N'est-elle pas susceptible de
chose qu'elle représente en son absence 25. » Une rela- prêter à toutes les entreprises d'aliénation et de
tion de similitude et de ressemblance (semejanza) domination (« dominio y senorio 30 »)?
112 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 113

Par contre le chroniqueur n'offre rien de consistant t cnt reprises d'originaux nordiques 33. La manière
sur le chapitre de l'image chrétienne. La réticence ii Nord influa donc sur la sculpture , la peinture, le
prévaut. Il est vrai que les pages consacrées à l'image I i v i e illustré et la gravure. L'imprégnation fut telle
servent avant tout d'introduction à la réfutation des -pic pour magnifier le talent des Indiens mexicains,
idolâtries indigènes. En mettant ainsi l'accent sur 'est tout naturellement l'exemple des peintres septen-
l'image-idole et en se taisant sur l'image miraculeuse — rionaux qu'invoque le dominicain Bartolomé de Las
pourtant en plein essor à la date où il écrit — Torque- t ';osas : « Ils se mirent à peindre nos images, ils le
mada se contente d'illustrer à grand renfort d'érudi- liront avec autant de perfection et de grâce que les
tion la ligne de ses prédécesseurs. Il est d'ailleurs lotit premiers maîtres de Flandre 35. » Ailleurs c'est la
comme eux pleinement conscient de l'incomparable i,ipisserie flamande qui lui sert de terme de comparai-
puissance de l'image. 36• A ce prestige artistique s'ajoutent les liens spé-
ciaux qui rattachent la Castille et l'Aragon aux Pays-
Ras et à l'Europe germanique, puisque Charles Quint,
L'IMAGE QUI VIENT DE FLANDRE héritier des Rois catholiques, l'est aussi des Habs-
bourg et des ducs de Bourgogne. C'est, ne l'oublions
Quelles furent les premières empreintes visuelles pas, au nom d'un souverain né à Gand et comte de
que reçurent les Indiens? Les premières images flandre que Cortés conquiert le très lointain Mexique,
débarquées sur le sol mexicain furent des toiles et sur- comme c'est à travers les leçons d'un Flamand, Peter
tout des sculptures dont on peut saisir un aperçu en c 'rockaert, que le théologien Francisco de Vitoria assi-
contemplant des oeuvres castillanes, aragonaises et mile la pensée thomiste et donne à l'École de Sala-
andalouses du xve siècle et les quelques exemplaires manque un éclat inégalé 37.
conservés au Mexique. Comme, par exemple, la La Flandre fut présente au Mexique d'une manière
Vierge de la Antigua déposée dans la cathédrale de plus immédiate encore. Grâce à la « faveur des grands
Mexico 31. (le Flandres [qui] à cette époque commandaient dans
Autant que l'art ibérique, c'est l'expérience fla- les Espagnes 38 » — entendons les conseillers bour-
mande de l'image — et fort peu celle du Quattrocento p oignons du jeune empereur — des franciscains du
italien — qui surgit aux sources de cette aventure. couvent de Gand passèrent en Amérique et s'instal-
Gand autant que Séville, et bien davantage que Flo- lèrent au Mexique dès 1523 39. L'un d'eux, un frère lai
rence ou Venise. Des influences flamandes traver- (lu nom de Pierre de Gand, est une figure pionnière de
sèrent le gothique espagnol tout au long du xve siècle, cette histoire. Il abandonna des Pays-Bas encore en
et avec elles la conception que l'ordre figuratif rejoint plein essor. La peinture y prospérait sous l'influence
l'ordre empirique et se plie aux mêmes lois 32. La plu- (le Memling, Gérard David, Hugo Van der Goes et
part des premiers imprimeurs établis dans la Pénin- (les épigones des Van Eyck. Les maîtres archaïsants y
sule ibérique étaient d'origine germanique ou fla- côtoyaient des artistes plus sensibles aux acquis ita-
mande et nombre de gravures diffusées en Espagne liens du Quattrocento. Bosch était mort depuis sept
114 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 115

ans et Brueghel devait naître quand Pierre quitta la x',28 45. Plus tard des peintres du Nord se fixèrent en
Flandre. Arrivé à Mexico, le Gantois ouvrit une école Nouvelle-Espagne et c'est sans surprise que l'on voit
dans une annexe de la chapelle de San José de los •u 1585 le III' concile mexicain recommander aux
Indios pour enseigner les arts et les techniques de peintres l'usage du traité sur les images sacrées de
l'Occident. Dans une ville qui renaissait à peine des Juan de Molano, un Flamand né à Lille et mort à Lou-
cendres de la Conquête, il entreprit de montrer aux vain 46.
indigènes l'écriture, le dessin, la peinture et la
sculpture à partir de modèles européens, et donc prin-
cipalement flamands. La tradition veut que Pierre de ,A BULLE ET L'INDIEN
Gand ait eu lui-même assez de talent pour être
l'auteur d'une image de la Vierge de los Remedios Pour les Indiens, l'enseignement des images revêt
conservée aujourd'hui dans l'église de Tepepan, au immédiatement la forme d'un apprentissage. La pre-
sud-est de la ville de Mexico 4®. inière oeuvre indigène inspirée de l'Occident remonte-
Le missionnaire était accompagné de deux autres :sit à 1525 c'était la copie d'une vignette gravée sur
franciscains flamands, Johann Van den Auwera (Juan aune bulle pontificale, qui représentait la Vierge et
de Aora) et Johann Dekkers (Juan de Tecto), Gantois Jésus. Le travail en fut si parfait qu'un Espagnol
lui aussi, confesseur de Charles Quint et théologien de l'emporta en Castille « pour le montrer et attirer
l'université de Paris 41. Tous deux avaient vraisem- l'attention avec lui 4' ». Il est remarquable que cette
blablement apporté dans leurs coffres des livres impri- première » américaine ait pour toile de fond le lance-
més aux Pays-Bas et dans le nord de l'Europe. Sans ~mment des campagnes idoloclastes de 1525 et que la
attendre l'arrivée en 1524 des Douze — premier destruction des idoles de Texcoco soit contemporaine
contingent franciscain envoyé en Amérique —, la +le l'éclosion au Mexique, sous une main indigène, de
petite équipe flamande jeta les bases de cette gigan- l'image chrétienne. La simultanéité et le parallélisme
tesque « conquête spirituelle » que devait être l'évan- a le ces événements étonnent moins quand l'on songe à
gélisation du Mexique et de l'Amérique Centrale 42. la part active que prit Pierre de Gand à l'anéantisse-
Dekkers et Van den Auwera disparurent assez tôt ment des temples et des idoles, en même temps qu'il
mais Pierre de Gand exerça jusqu'à sa mort en 1572 diffusait l'image et l'écriture. Toute l'ambivalence de.
un magistère incontestable; en un demi-siècle d'activi- l'occidentalisation, ses alibis, sa bonne conscience et
tés ininterrompues sa popularité et son prestige en ;on efficacité s'incarnent dans ce personnage.
firent même un rival de l'archevêque de Mexico 43 L ,'image chrétienne naît donc littéralement au
Malgré la distance, ces Flamands gardèrent des liens rvlexique sur les débris et les cendres de l'idole.
avec leur terre d'origine, et pas seulement des rela- Il est également révélateur que la première image
tions épistolaires ` puisqu'il n'est pas exclu que le produite par un indigène soit sur-le-champ devenue un
catéchisme en nahuati de Pierre de Gand ait été expé- objet de curiosité, d'exportation et d'exposition
dié aux Pays-Bas pour être imprimé à Anvers vers (« cosa notable y primera »). Elle fut d'ailleurs suivie
116 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 117

d'autres réalisations — des mosaïques de plumes \inériques — qu'est imprimé le premier livre illustré
notamment — qui s'en allèrent enrichir les collections Espagne S '. L'image que pour la première fois le
européennes comme les zèmes trente ans plus tôt. I,uuude occidental peut reproduire massivement, et
D'emblée le rôle de l'artiste indigène est circonscrit : il qu'il met sous les yeux des Indiens du Mexique, se
consiste à reproduire le plus fidèlement possible un ,~-luit donc à une expression généralement mono-
original européen. D'entrée de jeu cantonnée à la Ii rome : le trait y fournit une lecture sélective de la
copie, la créativité indienne doit se borner à déployer C ,lité, l'espace s'y divise en deux plans principaux au
une habileté technique ou une virtuosité qu'on saura Hel d'une perspective toute rudimentaire. Une
récompenser si elle s'abstient de toucher à la forme Iiirope en noir et blanc...
comme au fond, c'est-à-dire si elle sait demeurer invi- on peut s'en faire quelque idée en feuilletant le
sible : « Il semblait qu'il n'y avait pas de différence de .itéchisme de Pierre de Gand. La Doctrina fut
l'original à la copie qu'il en avait tirée 48. » Ainsi, dès publiée à Mexico en 1553. D'emblée l'œil relève
1525 les conditions idéales de la copie indigène sont- l'cctonnante diversité de la qualité et de la technique
elles posées; elles stipulent une reproduction passive i ll.3,4,5,6). Des dessins fort sommaires, voire gros-
et brident au maximum l'intervention des Indiens. En ers, de provenance locale, alternent avec des compo-
quête de reproducteurs et non de concepteurs, '.'tions extrêmement élaborées d'inspiration nordique
l'Occident conquérant ne se départit plus guère de ( Ilamande et germanique) : l'entrée du Christ dans
cette attitude. h'rusalem le dimanche des Rameaux, la descente de
Les indigènes allaient dès lors s'employer à repro- ruix sont d'une facture étonnamment plus sophisti-
duire scrupuleusement les « matières qu'on leur don- i1Ilée que le Christ ressuscitant du tombeau ou la cru-
nait 49 », rnaterias qui furent principalement des gra- iiixion aux allures d'icône hiératique 52. Dans toute
vures car elles pouvaient plus aisément que des toiles I ' illustration semble prédominer une influence nor-
ou des sculptures parvenir au Mexique et circuler dique plus qu'italienne ou ibérique. Même tonalité si
entre les mains des Indiens. La fin du xve siècle est l'on parcourt l'inventaire de la bibliothèque du collège
non seulement l'âge de la diffusion de l'imprimerie de Santa Cruz de Tlatelolco où les franciscains dis-
dans toute l'Europe mais aussi de l'essor de l'image pensaient une éducation supérieure aux rejetons de
gravée 50. Les horizons ouverts par la reproduction I'aristrocratie indigène. Les livres imprimés avant
mécanique constituent une révolution médiatique 1530 sont principalement originaires de Paris, Lyon et
sans précédent, comparable en ampleur à la diffusion Venise. Mais avec Bâle, Strasbourg, Rouen, Nurem-
de l'imprimé. Elle correspond également à la décou- I,erg et Cologne le contingent qui l'emporte est celui
verte et à la colonisation du continent américain à qui (les terres septentrionales et avec lui, probablement, la
elle offre bien opportunément les moyens d'une gravure de ces contrées. L'examen de la bibliothèque
conquête par l'image. Rien qu'en Espagne, près du (lu premier évêque et archevêque de Mexico, le fran-
quart des incunables dénombrés par Lyell contient des ciscain Juan de Zumàrraga, corrobore ce bilan : Paris,
gravures sur bois et c'est en 1480 à Séville — porte des c 'ologne, Bâle, Anvers, puis un fort contingent véni-

118 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 119

tien et une poignée d'oruvres imprimées à Lyon s3 ii gravée du réel — la première image copiée par un
Dans tous les cas l'Espagne est minoritaire, une 1 (lien accompagnait le texte imprimé (?) d'une bulle!
Espagne d'ailleurs souvent aux mains d'imprimeurs les Indiens de Pierre de Gand purent se familiariser
germaniques, au rang desquels les illustres Cromber- I'rtnblée avec ce que les évangélisateurs entendaient
ger de Séville. ,.., r « image », décalque d'un molde, copie mais jamais
L'image nordique est donc singulièrement présente i l'instar de l'ixiptla — manifestation irrésistible
en Amérique comme elle l'est dans une grande partie I ~ ne présence. Malgré la démesure du projet l'entre-
de l'Europe. Il suffit, pour en mesurer la richesse, de i ise de Pierre de Gand fut couronnée de succès : des
jeter un oeil sur un ouvrage qui appartenait à l'évangé- licrs indigènes du Flamand sortirent « les images et
lisateur Juan de Gaona : le deuxième tome des Opera i -. retables pour les temples de tout le pays ss ».
minora de Denys le Chartreux. Sur la première page,
imprimée à Cologne en 1532, s'étale un ensemble
complexe de compositions juxtaposées, réunissant i: MURS D'IMAGES
huit vignettes consacrées aux docteurs de l'Église;
dans le registre inférieur, la hiérarchie ecclésiastique ,'image peinte et sculptée, au Mexique comme ail-
et les rois assistent à l'extase d'un saint qui contemple i. urs, est indissociable du cadre dans lequel elle est
dans une vision Dieu le Père entouré de la Vierge et du posée au regard des fidèles. On ne peut donc l'abs-
Christ 54. Dominante nordique, mais également éven- ~ f rire de l'architecture religieuse du xvie siècle, celle
tail extraordinairement composite de formes où les I l'.s grands monastères franciscains, augustins et
tracés varient du plus simple au plus complexe, où la i ~minicains qui jalonnent les routes du Mexique et
profondeur oscille entre la perspective et la juxta- u iuplissent un des chapitres les plus fascinants de
position rudimentaire des plans, où la lisibilité des 1 histoire de l'art occidental. Chapitre souvent négligé,
motifs et des ornements est loin d'être uniforme : voilà i .iii l'intérêt porté aux restes préhispaniques et la
ce que l'aeil indigène découvre et copie dans les années et uction exercée par le baroque mexicain contri-
1520, 1530 et 1540. L'image d'Europe est mono- I ii érent à laisser dans l'ombre les centaines d'édifices
chrome et multiforme, ne l'oublions pas, même si 1 ~ ~ e les Indiens élevèrent sous la direction des moines
l'analyse ne peut toujours en tenir compte. ullendiants 56. Captivé par l'exotisme spectaculaire des
Quel qu'ait été le style du modèle copié, le lien pyramides, ébloui par les délires d'or et d'argent des
entre le livre et la gravure et celui entre l'image et u , - tables, notre regard butte sur la familière étrangeté
l'écriture s'imposèrent dès l'origine puisque les jeunes ,I~' ces constructions et... l'évite. Sentiment confus de
élèves indigènes de Pierre de Gand apprirent en même ~ l -.couvrir un déjà-vu médiéval ou renaissant, un
temps à lire, à écrire, à tracer des caractères m roir maladroit, déformant et brisé, dénué en tout
gothiques, à dessiner des enluminures et des gravures s des attraits du lointain.
(imdgenes de plancha). En découvrant simultanément (:'est sur l'espace à l'air libre des parvis immenses,
la reproduction graphique de la langue et la reproduc- e o pied des églises en construction, que s'élèvent les
120 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 121

chapelles « ouvertes ». Devant leurs autels abrités sous rusemble aussi construit que la chapelle de Benozzo
une voûte de pierre, les néophytes suivent en plein air 4 iozzoli au palais Ricardi de Florence 58? Les élèves
la célébration de la messe. Puis, dès la seconde moitié Ics augustins, les domestiques, les sacristains, les
du xvie siècle, jaillissent à côté des cloîtres les hautes luintres qui l'empruntent quotidiennement, tous ces
nefs qui, dit-on, effraient les indigènes tant elles I ~,clrcns circulent au milieu d'une débauche de por-
paraissent défier les lois de l'équilibre — les Indiens i (I ues, de colonnes et de frises où trônent les grandes
ignoraient l'art de la voûte. Voilà pour les campagnes I iures de l'ordre, assises sur des chaires somptueuse-
et les bourgades indigènes le lieu où l'image chré- tient décorées au milieu d'une profusion d'ornements
tienne apparaît. La ville de Mexico et quelques colo- +IIIi n'a rien à envier aux oeuvres préhispaniques les
nies d'Espagnols disséminées dans le pays furent dans lits exubérantes. Les scènes religieuses d'Epazoyu-
les premiers temps les seuls points où les Indiens pou- 1 :un, les peintures d'Acolman et même les lambeaux
vaient apercevoir d'autres types de représentations, Ir fresque qui en bien des endroits subsistent encore
cette fois de caractère profane mais également 1 ('vèlent un trait récurrent de ce décor : la saturation
déconcertantes. Ce fut le cas notamment des cartes à .l'images. Les fresques se succèdent sans interruption
jouer, dont les envahisseurs ne se séparaient jamais. i i toutes les parois comme si l'on avait voulu recréer
L'image se confond donc massivement avec l'image ~ r Mexique un environnement laissé en Occident et
chrétienne. préserver ainsi à chaque instant un lien visuel avec ce
Les Indiens découvrent l'image peinte et sculptée Iiintain patrimoine : les religieux ne sont-ils pas les
sur les parois et les voûtes des églises, à l'intérieur des premiers consommateurs de ces images? A quoi il
chapelles ouvertes, le long des couloirs et des escaliers, tut ajouter en mineur, mais avec un tout autre
dans les salles, les réfectoires des couvents, et plus impact, les livres illustrés et les gravures que les indi-
rarement, par une porte entrebâillée, sur les murs des renes de la noblesse, instruits dans les couvents, sont
cellules des religieux. Les fresques alternent d'ordi- iiivités à feuilleter et à lire.
naire avec les toiles et les tentures dépliées — « muy L'exposition à l'image se déroule donc habituelle-
ampl ios tapices » — sur les murs des églises 57. Murs gent dans un cadre liturgique ou catéchétique. On
d'images, écrans parfois gigantesques déployés sur tait les images que commente le prêtre ou l'on prie
des dizaines de mètres carrés, les fresques chrétiennes 4levant elles. L'image sert de support à l'enseignement
ne sont pas plongées comme les panneaux précorté- (HraI auquel elle se substitue parfois : faute de
siens dans la pénombre de sanctuaires que seuls les connaître le nahuatl, Jacobo de Testera utilise un
desservants pouvaient visiter. Elles participent d'une a bleau où sont peints « tous les mystères de notre
organisation inédite de l'espace, des formes et des sainte foi catholique », qu'interprète un Indien dans la
volumes architecturaux que les religieux introduisent langue des fidèles 59. L'accès clandestin que ménage le
et aménagent progressivement. Comment d'ailleurs vol ou l'intrusion discrète dans une bibliothèque est
imaginer les fresques d'Actopan séparées du grand moins courant, même s'il est attesté 60. Ce cadre est
escalier qu'elles décorent et où elles forment un bien à la fois celui d'un apprentissage et d'une conver-
122 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 123

sion, double investissement personnel axé sur l'instau- I. I)octrina de Pierre de Gand pour saisir sur-le-
ration d'une communication avec de nouvelles forces, li;rrnp l'accent invariablement posé sur l'homme,
le dieu chrétien et le surnaturel qui lui est associé. qu'il s'agisse des saints, de la Vierge ou du Christ.
L'éducation de l'oeil indigène — telle que la pratiquent Fous ces êtres sont inscrits dans l'histoire, ou plus
les religieux — passe par l'inculcation des rudiments du exactement dans un rapport particulier au passé
catéchisme et la stimulation d'une attitude d'attente (lu'entretient la foi et qu'explicite la tradition ecclé-
et d'adhésion entretenue par les célébrations litur- si;astique. Les fresques de l'escalier d'Actopan étalent
giques. L'explication des formes et des procédés est une galerie de portraits qui réunit les grandes figures
réservée aux artisans qui collaborent avec les reli- (Ie l'ordre des augustins, autant de personnages « his-
gieux, quand ils ne sont pas conviés à copier méca- R)riques », individualisés par des gestes, des décors,
niquement ce qu'ils voient. Encore cette explication se ales attributs. Ces figures ne sont ni des types abstraits
borne-t-elle à ce que les religieux jugent indispensable ni des ixiptla, mais des êtres de chair en principe iden-
de transmettre. L'apprentissage apparaît d'autant ~iliables et distincts les uns des autres. Il en va de
plus complexe que l'ensemble de ces manifestations it ême des « dieux » chrétiens aux traits strictement
plastiques met également en jeu des valeurs et des humains, et censés avoir vécu une existence histo-
principes moins explicites — et en un sens plus fonda- tique. Incarnation et historicité gouvernent l'image
mentaux — que ceux du catéchisme, ceux d'un ordre chrétienne et interdisent toute confusion. Mais les
visuel et d'un imaginaire dont l'intériorisation ne peut deux postulats sont implicites : hormis les conventions
que bouleverser profondément l'imaginaire auto- c l. les attributs, rien somme toute d'essentiel ne dis-
chtone. lïngue au regard indigène un archevêque augustin
Il est particulièrement délicat de restituer le regard d'un saint, du Christ ou de Dieu, pas plus qu'une
néophyte et la manière dont s'est développée une sainte ou la Vierge ne s'écartent fondamentalement
réceptivité indigène à l'image chrétienne. Hasardons Tune sibylle païenne. Les Indiens, qui prirent dans les
pourtant quelques hypothèses. En découvrant l'image premiers temps l'image de la Vierge pour celle de
peinte ou gravée, les Indiens ne pouvaient que se heur- )ieu et appliquèrent le terme de Santa Marfa à toutes
ter à un ensemble exotique et hermétique de conven- les effigies chrétiennes sans distinction, nous font
tions iconographiques. On aurait peine à les énumérer mesurer la taille de l'obstacle. Autant qu'elle mani-
dans leur totalité, mais au premier rang se place l'este une méconnaissance bien naturelle des figures
incontestablement l'anthropomorphisme ou la prépon- chrétiennes, des connotations et des contextes, leur
dérance de la figure humaine qui depuis Giotto est réaction suppose une conception polymorphe de la
devenue dans l'art occidental l'instrument de la pen- divinité, bien éloignée du christianisme.
sée figurative. L'anthropomorphisme postule une Après les êtres, les choses. Les Indiens eurent à se
représentation envahie par la notion d'incarnation et Familiariser avec quantité d'objets figuratifs : la croix,
par celle d'individualité. bien sûr, mais également les costumes, les draperies et
Il n'est que de parcourir à nouveau les gravures de les drapés, les éléments d'architecture, les colonnes,
122 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 123

sion, double investissement personnel axé sur l'instau- I;i Doctrina de Pierre de Gand pour saisir sur-le-
ration d'une communication avec de nouvelles forces, hamp l'accent invariablement posé sur l'homme,
le dieu chrétien et le surnaturel qui lui est associé. qu'il s'agisse des saints, de la Vierge ou du Christ.
L'éducation de l'aeil indigène — telle que la pratiquent Fous ces êtres sont inscrits dans l'histoire, ou plus
les religieux — passe par l'inculcation des rudiments du exactement dans un rapport particulier au passé
catéchisme et la stimulation d'une attitude d'attente tiu'entretient la foi et qu'explicite la tradition ecclé-
et d'adhésion entretenue par les célébrations litur- :;iastique. Les fresques de l'escalier d'Actopan étalent
giques. L'explication des formes et des procédés est une galerie de portraits qui réunit les grandes figures
réservée aux artisans qui collaborent avec les reli- tic l'ordre des augustins, autant de personnages « his-
gieux, quand ils ne sont pas conviés à copier méca- ioriques », individualisés par des gestes, des décors,
niquement ce qu'ils voient. Encore cette explication se ales attributs. Ces figures ne sont ni des types abstraits
borne-t-elle à ce que les religieux jugent indispensable ui des ixiptia, mais des êtres de chair en principe iden-
de transmettre. L'apprentissage apparaît d'autant ~ifiables et distincts les uns des autres. Il en va de
plus complexe que l'ensemble de ces manifestations Même des « dieux» chrétiens aux traits strictement
plastiques met également en jeu des valeurs et des humains, et censés avoir vécu une existence histo-
principes moins explicites — et en un sens plus fonda- rique. Incarnation et historicité gouvernent l'image
mentaux — que ceux du catéchisme, ceux d'un ordre ~•hrétienne et interdisent toute confusion. Mais les
visuel et d'un imaginaire dont l'intériorisation ne peut deux postulats sont implicites : hormis les conventions
que bouleverser profondément l'imaginaire auto- c l les attributs, rien somme toute d'essentiel ne dis-
chtone. 1 ingue au regard indigène un archevêque augustin
Il est particulièrement délicat de restituer le regard d'un saint, du Christ ou de Dieu, pas plus qu'une
néophyte et la manière dont s'est développée une :;ainte ou la Vierge ne s'écartent fondamentalement
réceptivité indigène à l'image chrétienne. Hasardons d'une sibylle païenne. Les Indiens, qui prirent dans les
pourtant quelques hypothèses. En découvrant l'image premiers temps l'image de la Vierge pour celle de
peinte ou gravée, les Indiens ne pouvaient que se heur- 0 dieu et appliquèrent le terme de Santa Marra à toutes
ter à un ensemble exotique et hermétique de conven- les effigies chrétiennes sans distinction, nous font
tions iconographiques. On aurait peine à les énumérer mesurer la taille de l'obstacle. Autant qu'elle mani-
dans leur totalité, mais au premier rang se place I este une méconnaissance bien naturelle des figures
incontestablement l'anthropomorphisme ou la prépon- ~:.hrétiennes, des connotations et des contextes, leur
dérance de la figure humaine qui depuis Giotto est réaction suppose une conception polymorphe de la
devenue dans l'art occidental l'instrument de la pen- divinité, bien éloignée du christianisme.
sée figurative. L'anthropomorphisme postule une Après les êtres, les choses. Les Indiens eurent à se
représentation envahie par la notion d'incarnation et familiariser avec quantité d'objets figuratifs : la croix,
par celle d'individualité. I sien sûr, mais également les costumes, les draperies et
Il n'est que de parcourir à nouveau les gravures de les drapés, les éléments d'architecture, les colonnes,
124 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 125

les chapiteaux, les arcs. Sous la convention iconogra- 1 , . (l e soi. L'image des fresques est, à bien des égards,
phique se logeait bien souvent un objet européen tota- ~ mise en scène proche du théâtre d'évangélisation
lement dépourvu d'existence concrète pour les i» les indigènes découvraient durant ces mêmes
Indiens. La représentation des nuages, des grottes, des nées. La distribution des personnages sur les
arbres et des rochers dépendait d'un mode de stylisa- urates Cènes, les crucifixions ou les Jugements der-
tion et d'une conception de la nature qui n'allaient s exprime une économie, un parcours de l'espace
guère non plus de soi pour les indigènes. Le bestiaire '-nique et un jeu dramatique qui ne pouvaient que
fantastique, décoratif ou démoniaque que se plai- i -orienter le spectateur indigène. La gestuelle, la
saient à faire reproduire les religieux ne renvoyait à i nique, les attitudes relèvent d'un répertoire inédit
aucune réalité locale ou même ibérique et ne prenait Amérique qui demandait à être expliqué et qui
de sens qu'en référence à l'imaginaire occidental tan- ii us demeure parfois aussi hermétique qu'il l'était
dis que les groupes allégoriques — la Justice avec son Curr les Indiens : comment oublier, après les travaux
glaive et sa balance 61, le char du Temps ou de la Baxandall, que les génuflexions, la main ouverte de
Mort 62 — relevaient d'un procédé figuratif destiné à .iitit Jean sur le calvaire d'Acolman ou l'index pointé
visualiser une catégorie ou une idée, comme le rap- )uns Scott ne sauraient rien avoir d'arbitraire mais
pelle Torquemada dans sa Monarquâa indiana 63. Ce pondent à des interventions précises du concepteur
qui, en revanche, n'était pas le cas du char de feu de i (le l'artiste européens 66 ? Par-delà les apparences,
saint François 64, image puisée cette fois dans un sur- enchaînements et la succession des situations
naturel dont la « réalité » ne laissait pas le moindre I, voilent un sens de la causalité et de la liberté
doute au catholique averti. Passé l'obstacle de la I naine propre au christianisme, à mille lieues des
reconnaissance, il restait donc aux spectateurs indi- ï . caniques complexes qui tendaient à soumettre
gènes à se repérer dans ce dédale en faisant dans ce I indigène aux jeux des forces divines et à l'emprise
qu'ils voyaient la part de la réalité sensible, du surna- bsolue de la communauté 67.
turel, du fantastique, de l'ornement ou de la figure de
style. C'était implicitement leur supposer cet « oeil
moral » que privilégiait la peinture religieuse I',5PACES VISIBLES ET INVISIBLES
d'Occident, cette aptitude à identifier sous les dehors
du concret et du trivial le sens spirituel du symbole 65 Ces scènes se déroulent dans un espace dont la
Autant dire que les pièges s'amoncelaient autour de construction géométrique fait également question.
l'Indien dont l'imaginaire était soudainement ,'image italienne du Quattrocento est souvent symbo-
confronté à l'emprise conquérante de l'image occiden- lîsée par la fenêtre d'Alberti, un pan d'espace découpé
tale. ,inalogue à celui que l'on aperçoit d'une fenêtre, et
Sur les murs des couvents mexicains, les êtres et les ,.oumis en principe aux mêmes lois que l'espace empi-
choses d'Occident s'ordonnent et prennent leur sens rique 68 . C'est cette perception de l'espace que ren-
selon des ensembles et des agencements qui ne vont voient les baies qui s'ouvrent sur les murs en trompe-
126 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 127

l'aeil de l'escalier d'Actopan. A vrai dire, perspectiva iirI ; le procédé fait allusion et qu'il cherche à suggé-
artificialis et perspectiva naturalis — géométriquc- Loin de proposer à la vue un substitut, le
ment élaborées ou non — ne sont pas présentes, loin de i 1uwI)e-l'aeil risque de se réduire dans le regard indi-
là, sur toutes les images que découvrent les Indiens. 91'ue à une variation décorative supplémentaire.
Mais quand ces procédés apparaissent, sous des ,'image européenne est aussi paysage. Les lointains
formes d'ailleurs diverses, ils dressent un nouvel obs- Io lieux ou les hauteurs boisées sur lesquels s'ouvrent
tacle à la compréhension de l'image. L'espace des li fausses fenêtres de l'escalier d'Actopan illustrent
codex et des fresques indigènes était bidimensionnel, 1ication heureuse d'une technique picturale
les différences d'échelle n'y traduisaient pas l'applica- ii (a nt que le rendu d'une nature saisie à travers les
tion de la perspective linéaire mais des modes bien dis- ,eccltes de l'héritage italo-flamand. L'ébauche plus
tincts de hiérarchisation de l'information. Il est vrai 'iii moins aboutie d'une perspective, l'art du trompe-
que la perspective demeure longtemps encore après la 1*wil, le mur absorbé dans les lointains découvrent les
Conquête une pratique empirique ou mal maîtrisée et pouvoirs d'illusion de l'image, en distillant les magies
qu'au début du xvile siècle, dans ses considérations sur d'un « réalisme » dans lequel la copie ne cesse de riva-
l'image, le franciscain Juan de Torquemada ne paraît liscr avec le modèle. Encore que le terme anachro-
toujours pas lui faire un sort particulier. Sur les pages nique de « réalisme » risque de nous égarer double-
de la Doctrina de Pierre de Gand (1553) des édifices n►cant : l'Occident ne saisit la réalité sensible qu'à
se dressent sous des angles qui défient les règles du Ilavers des codes et des conventions aussi factices que
Quattrocento; la résurrection du Christ se détache sur ceux de la peinture méso-américaine et cette saisie
un fond vide alors que d'autres gravures obéissent au demeure constamment subordonnée pour la peinture
principe d'une perspective linéaire 69. religieuse à la représentation de l'invisible et du divin,
Mais l'illusion réaliste emprunte aussi d'autres ,i l'enseignement de la surréalité.
biais. Des fresques excellent à créer l'illusion de la Une image vouée à reproduire le visible est-elle sus-
profondeur et du relief : les coupes, les plats, le cou- ceptible de rendre l'invisible? Elle doit recourir alors à
teau, le plateau de la table de la Sainte Cène d'Epa- (les conventions et à des repères qui identifient la
zoyucan sont traités d'une manière qui, semble-t-il, Mature de l'espace peint selon qu'il est profane, ter-
n'a guère désarçonné les indigènes 70. D'emploi cou- restre, céleste ou surnaturel. De quoi dérouter plus
rant, le trompe-l'oeil est même délibérément démulti- dd'un spectateur indigène. Et pourtant l'image chré-
plié au Mexique car il permet d'obtenir à moindres tienne joue constamment de ces registres comme
frais l'équivalent d'une décoration sculptée. Or ne aujourd'hui l'image filmée et télévisée juxtapose ou
voit-il pas son efficacité annulée ou restreinte, puisque mêle le document pris sur le vif avec la reconstitution
non seulement l'Indien n'est pas accoutumé à « lire » ou la fiction, sans que le spectateur moderne soit tou-
ces projections mais, faute de connaître l'Europe, il jours à même d'identifier l'origine du spectacle qu'il
n'a guère idée des formes, des motifs, des effets archi- reçoit. Sur l'une des fresques de l'escalier d'Actopan,
tectoniques — le plafond à caissons par exemple — aux- deux Indiens et un augustin agenouillés adorent une
128 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 129

crucifixion ". Si le Christ figuré sur la croix n'est au Inc image. Certes il existait des repères iconogra-
premier abord qu'une représentation au sein d'une i i I ues susceptibles de marquer la « réalité » hiéro-
représentation, qu'une image dans une image — la i I nique de l'événement figuré : ce sont les mêmes
fresque —, c'est également une icône par son référent ,lis la Flandre et l'Italie du xvie siècle qu'en Nou-
céleste, à la différence des trois personnages qui la ie-Espagne. Les nuages qui entourent la Vierge à
vénèrent. ~ I.ty acapan, au milieu desquels se manifeste Dieu le
Est-il plus aisé de discerner la pure et simple figura- I e sur les gravures de la Doctrina de 1553 73, les
tion de la crucifixion d'une hiérophanie du Christ en iinbes et les couronnes d'étoiles, les nuées qui
croix? Prenons l'exemple de la Messe de saint Gré- parent la chambre de sainte Cécile du monde
goire : l'épisode relate l'apparition du Christ aux stig- Icste des anges musiciens, les anges en état d'ape-
mates et des instruments de la Passion au pape Gré- ..uuleur qui virevoltent au-dessus de la Vierge du Par-
goire le Grand qui célébrait l'office. Sur la gravure de I,,n de Simon Pereyns, ne font que reprendre des
Dürer, l'attitude des officiants, la présence de deux recttes médiévales sans cesse plus affinées'.
anges entourés de nuées, la posture inaccoutumée du 1 'irruption de l'image des envahisseurs remettait
Christ révèlent que les participants assistent à une , Niue bien des choses en question. En bouleversant
apparition. Un groupe de personnages absorbés par I'rrspace-temps traditionnel elle préfigurait d'autres
leur tâche marque un troisième espace extérieur à u ruptions qui ébranleraient à chaque fois les habi-
l'événement et au miracle, hors champ en quelque i odes visuelles des populations. De l'image de Cortés
sorte. Sur la version indigène de Cholula (ill.8), il est ~ de Pierre de Gand à celles d'aujourd'hui les tech-
bien malaisé de faire la part du monde des hommes et niques de l'Occident ne devaient plus jamais cesser
celle de la hiérophanie 72 : faut-il distinguer deux M'intervenir sur leur imaginaire.
registres, inférieur pour les hommes, supérieur pour le On pourrait supposer que dans ces conditions
Christ? Ou bien opposer un premier plan soumis à la D'accès des Indiens à l'image demeura des plus limités.
loi naturelle à un second plan surnaturel, peuplé .ans doute faut-il tenir compte des milieux et des
d'objets qui flottent dans l'air et qui sont les instru- .~l,es, les générations anciennes n'ayant pas réagi
ments de la Passion? Les Indiens eurent certainement omme les adolescents élevés dans les couvents au
de l'embarras à distinguer sur cette fresque ce qui Milieu des images chrétiennes. Mais ce sont les
était représentation historique et événementielle (les .~r'listes indigènes qui travaillèrent sous les ordres des
officiants) de ce qui était représentation épiphanique, o eligieux et furent parfois les maîtres d'oeuvre des
à discerner la figuration d'un objet matériellement asques, qui eurent les premiers à vaincre ou à tour-
présent (le calice sur l'autel) de la figuration d'un lier les obstacles que dressait la représentation occi-
objet « hiérophanique » (les clous de la Passion). Ie ntale. Certains facteurs jouèrent en leur faveur en
Il était pourtant courant que plusieurs niveaux de l acilitant le passage d'un univers à l'autre. La palette
réalité — dont l'un correspondait au divin et au mys- iiromatique européenne — et donc la symbolique oeci-
tère — coexistent et s'interpénètrent au sein d'une 1entale de la couleur — a été d'autant plus souvent et
130 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 131

aisément négligée que les modèles dont se servaient monticule (la montagne du Sinaï). Les jeux d'échelle
les religieux et les Indiens étaient des oeuvres gravées qui mesurent la taille des figures en fonction de leur
monochromes. Le foisonnement des motifs décoratifs importance hiérarchique et non de leur position dans
encadrant les fresques des couvents se prêtait à la l'espace possèdent des équivalents indigènes : la
copie répétitive, au décalque mécanique sans guère Vierge de Joan Ortiz, géante au pied de laquelle gra-
d'interprétation préalable. vitent des fidèles en prière, en fournit un exemple
Mais c'est surtout dans la variété et l'extrême dispa- européen 80. Les ponts étaient donc assez divers pour
rité des modèles européens qu'il faut chercher les permettre une réception partielle de l'image, fût-elle
brèches qui permettaient aux artistes indigènes de truffée de malentendus, fît-elle l'impasse sur l'essen-
pénétrer ce nouvel ordre visuel. L'absence de fond ou tiel.
d'arrière-plan sur certaines gravures d'origine euro- Si l'image oppose tant d'écueils, c'est qu'elle est la
péenne a pu jeter un pont entre les deux univers manifestation d'une structure qui la dépasse de toute
visuels. La juxtaposition d'éléments, de scènes, de per- part, l'expression d'un ordre visuel et plus encore d'un
sonnages sur la Thébaïde d'Acolman ne tient guère imaginaire dont l'assimilation consciente et
compte des lois de la perspective même s'ils se répar- inconsciente est synonyme d'occidentalisation. On sai-
tissent sur un paysage de montagnes bien cerné par sit l'ampleur des enjeux qui débordent constamment
une ligne de crêtes 76. La pluralité des représentations les leçons d'une catéchèse et les consciences des prota-
sur un même espace et leur exposition synoptique — si gonistes. Il ne s'agit pas seulement de la découverte
caractéristiques des anciens codex — sont tout aussi d'un répertoire iconographique inédit mais de l'impo-
manifestes sur les fresques de Huejotzingo qui sition de ce que l'Occident entend par personne, divin,
mettent en scène saint François recevant les stigmates nature, causalité, espace et histoire $'. En fait, sous les
et prêchant plus loin aux animaux ". L'éventail des grilles stylistiques et perceptuelles opèrent d'autres
symboles chrétiens pouvait être d'autant plus aisé- grilles composant une armature conceptuelle et affec-
ment décrypté et repris que le principe n'était pas ( ive qui organise inconsciemment toutes les catégories
dépourvu d'écho préhispanique : la Vierge de Huejot- (le notre rapport au réel. La diffusion de l'image par
zingo apparaît entourée d'objets emblématiques décli- les religieux s'inscrit d'ailleurs parfaitement dans leur
nant ses vertus — la tour, la fontaine, la ville, l'étoile projet de faire de l'Indien un homme nouveau, même
(Stella Maris) 78 —, qui s'apparentent à des idéo- si les ordres mendiants n'avaient pas pleinement perçu
grammes; il en va de même des symboles de la Passion toutes les implications de l'instrument qu'ils
sur la Messe de saint Grégoire de Cholula 79 ou des maniaient. Il va de soi dans ces conditions que le com-
animaux figurant les trois évangélistes. Des glyphes mentaire des religieux ne pouvait épuiser la substance
préhispaniques exploitaient une stéréotypie qui n'est de l'image et que l'abondance des références cultu-
pas sans évoquer celle des éléments décoratifs qui sur relles et théologiques, la profondeur de la mémoire
les fresques chrétiennes désignent métonymiquement qu'elle mettait en oeuvre et qu'elle supposait, en fai-
des composantes du paysage : un tronc d'arbre, un saient une source d'information, un instrument
132 LA GUERRE DES IMAGES

d'apprentissage et accessoirement un foyer d'illusion


I LES MURS D'IMAGES

hiétienne, le Jugement dernier de Tlatelolco procé-


133

et de fascination. L'image des fresques est une image hluii à une attaque en règle contre la polygamie indi-
sous contrôle, exigeante et difficile. Mais ce n'est pas f'rne que l'Église avait alors toutes les peines du
la seule que les religieux mettent sous les yeux de leurs i u ride à extirper. Dans le même esprit, mais à une
néophytes. •'Delle plus modeste, loin de l'imagerie à grand spec-
~,u c des centres du pays, le franciscain Juan de Ribas
puait sur la mémoire et le visuel : « Il faisait représen-
L'IMAGE-SPECTACLE it-i' par les Indiens les mystères de notre sainte foi et
Ir ti vies des saints dans leurs propres fêtes pour qu'ils
Très tôt l'image animée prolonge et développe les ssent mieux les comprendre et se les mettre en
pussent
potentialités de l'image fixe, parachevant ainsi le ~ule:moire tant ce sont des gens à la capacité et au
déploiement du dispositif occidental. Après avoir par- lent restreints 85. »
ticipé aux premières processions chrétiennes organi- Ces oeuvres exploitaient l'image occidentale comme
sées sur le continent, les Indiens découvrent l'image- ar faisaient la fresque, la peinture et la gravure. Elles
spectacle dans les années 1530. Et avec elle, ce que les développaient une traduction visuelle de la prédica-
évangélisateurs avaient cru bon de retenir (ou avaient i U)n qu'elles rendaient plus accessible. L'image et la
pu retenir) de la dramaturgie ibérique de la fin du erprésentation dramatiques n'en demeuraient pas
Moyen Age, textes, « scénarios » ou techniques de moins des auxiliaires temporaires, étroitement subor-
représentation 82. donnés à l'enseignement du catéchisme aux Indiens.
C'est probablement vers 1533 qu'est représenté à "est d'ailleurs ce que s'acharnèrent à rappeler dès la
Tlatelolco, aux portes de Mexico, le Jugement der- 1111 du xvue siècle tous ceux qui se soucièrent de clore
nier 83. Au lendemain de cette « première », les créa- rate expérience et d'interdire le théâtre indigène sous
tions se succédèrent dans la capitale et le centre du i uutes ses formes.
pays, à Cuernavaca, Cholula et surtout à Tlaxcala,
devant des populations enthousiastes. Avec la
Conquête de Rhodes donnée à Mexico, avec le Drame ,A TRADITION PRÉHISPAIaIIQUE
d'Adam et Ève, la Conquête de Jérusalem, la Tenta-
tion du Seigneur, la Prédication de saint François, le On a souvent invoqué des précédents préhispa-
Sacrifice dAbraham, joués à Tlaxcala, l'année 1539 niques pour expliquer le succès de l'entreprise: les
paraît avoir marqué l'apogée de cette entreprise ndiens auraient possédé une « tradition théâtrale »
éblouissante, majoritairement franciscaine 84, expli- (lui les aurait d'emblée familiarisés avec les représen-
citement destinée à enraciner le christianisme et à tations franciscaines 86 . Les choses sont sans doute un
extirper des croyances et des pratiques locales. C'est peu moins simples. Il est indubitable que les sociétés
ainsi que tout en offrant une extraordinaire illustra- précortésiennes organisaient des rituels « specta-
tion de l'itinéraire du pécheur et de l'eschatologie culaires » et des « mises en scène fastueuses » qui se
134
LA GUERRE DES IMAGES
1 LES MURS D'IMAGES 135

déroulaient en des occasions régulières et rappro- i isq u'elles faisaient partie du culte rendu à Quet-
chées. On a même le sentiment que les cités préhispa- . i I coatl en tant qu' « avocat contre les pustules, le
niques passaient le plus clair de leur temps à préparer u►vais oeil, le rhume de cerveau et la toux 91 »• Les
puis à célébrer des solennités qui se succédaient au I fugues étaient en fait entrecoupés de suppliques de
rythme des cycles des calendriers. Que les chroni- 1',nérison adressées au dieu Quetzalcoatl et les
queurs ecclésiastiques, emportés par leur culture de in il~ides se rendaient au temple avec force offrandes
clerc et leur sensibilité renaissante puis baroque à et prières 92 Rituel thérapeutique, sans doute, et non
l'expression dramatique, aient décrit les cérémonies 4uinple « entremets » de comédie 93. Mais la question
indigènes comme des rites et des spectacles, en usant e plus complexe encore. Elle met en cause la notion
des catégories et des références qu'ils possédaient, iivine de représentation. Y avait-il, à proprement par-
rien de plus naturel.., de plus trompeur également. leu, représentation d'acteurs? Peut-on parler de rôles
Peut-on sans débat assimiler les sacrifices et les danses et de personnages? Y avait-il des Indiens qui les
à des spectacles édifiants? Ou encore faire des plates- endossaient au sens où nous l'entendons? Mérite
formes qui jalonnent les sites archéologiques des immense de ces sociétés disparues que celui de
« théâtres » pour la simple raison que Cortés ou le remettre inlassablement en question l'héritage des cli-
dominicain Diego Durà.n utilisèrent ce terme dans 'liés dont est peuplé notre monde.
leurs descriptions 87 ? Mais il est également périlleux La danse de Xochiquetzal, déesse des fleurs, avec
de prendre pour argent comptant les propos du domi- Nes arbres artificiels, ses enfants déguisés en oiseaux et
nicain quand il explique que des Indiens « représen- con papillons parés de plumes multicolores offrait tous
taient » des dieux ou des choses 88 ; pas plus qu'on ne les attraits d'un somptueux spectacle mais ce n'était
peut ranger les maquillages, les masques et les orne- pie l'apparence d'une représentation. A travers
ments dont se paraient les desservants parmi les acces- Xochiquetzal et les dieux, c'était le cosmos et ses
soires de scène 89. Rien d'ailleurs n'indique que la forces agissantes qui se manifestaient, rendus pré-
conception de la représentation qui animait les évan- sents, immédiats et palpables, présentés et non
gélisateurs ait été la nôtre... N'y aurait-il pas là, une . représentés » sous les yeux de l'assistance et parmi
fois de plus, paresse de notre regard, ankylose de nos les célébrants. C'est d'un rituel d'apparition qu'il
catégories et distorsion des faits? s'agissait, d'une sorte de hiérophanie et non d'un spec-
Les prouesses des « saltimbanques » indigènes, qui 1.icle en trompe-l'œil donné pour le plaisir des yeux et
sortent de leur sac de petits personnages pour les pro- l'édification des foules 94
duire sous les yeux des spectateurs en les faisant chan- L'existence d'un théâtre maya soulève peut-être
ter et danser, relèvent de la magie davantage que de la moins de difficultés 45.On peut cette fois malaisément
représentation dramatique 90. Sans doute Diego faire des farces mayas des rituels mal compris par les
Durân décrit-il des espèces de farces qui déclenchent évangélisateurs. Une hypothèse surgit dès lors à
les rires du public. Mais, ajoute-t-il non sans perspica- l'esprit. Les Mayas développèrent une écriture gly-
cité, « cela ne se représentait pas sans mystère » phique qui tendait vers le phonétisme — donc la repro-
136 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 137

duction de la langue parlée — et ils en firent un mode partage les caractéristiques de la fresque et de la pein-
d'expression plus autonome que ne le furent les sys- i ii i-c. Elle développe un vocabulaire et une syntaxe
tèmes en vigueur sur les hautes terres du Mexique nm,uvelle aux yeux des indigènes. Un vocabulaire qui
central, où graphe et peinture se confondaient sur les accumule non seulement des personnages inédits tirés
codex pictographiques. Il est alors permis de se du l'histoire sainte et de la tradition hagiographique,
demander si les Mayas — plus sensibles à la dichotomie ~u;tis aussi des éléments figuratifs qui ne pouvaient
du signifiant et du signifié? — ne possédaient pas de ue surprendre, tels les nuages de la scénographie
l'expression plastique une appréhension axée sur un médiévale, si aptes à indiquer le monde céleste et à
registre plus illustratif que pictographique et donc 4 oucrétiser l'ascension ou la descente sur terre des
moins éloignée de celle des Espagnols. Si l'on admet -;;oints. Dans Las Animas y las albaceas (LesAmes et
que les rapports entre l'image et l'écriture, entre l'écri- les exécuteurs testamentaires) les indigènes
ture et la parole, que la notion même d'image et d'écri- i untemplent des cieux qui s'ouvrent et se ferment sous
ture pèsent sur la manière dont une société envisage la leurs yeux 98. Rien de commun avec les cieux des
question de la représentation, il n'est pas exclu que les N ahua. Ceux-ci configuraient une structure étagée,
Mayas aient tendu à associer représentation et repro- peuplée de divinités et de forces, répartie en treize
duction et qu'ils aient cultivé une pratique drama- niveaux sous lesquels s'empilaient les neuf couches de
tique plus ouverte à la distinction entre le référent et I i nframonde ; des échanges incessants maintenaient
son image, entre le modèle et sa représentation scé- c et ensemble en contact avec la surface de la terre 99.
nique 96. En quelque sorte une « expression théâtrale » tii le ciel franciscain pouvait extérieurement faire son-
qui s'approcherait de celle de l'Occident médiéval et per à l'empyrée nahua, il était exclusivement le séjour
des évangélisateurs. (le Dieu, des âmes élues et des saints et s'opposait radi-
alement à la terre et à l'enfer. Cette distribution
rigoureuse avait de quoi décontenancer des foules
MONDES CÉLESTES, MONDES D'AILLEURS i rzdigènes accoutumées à des circulations autrement
plus souples entre les multiples étages qui compo-
Malgré ces ruptures le théâtre d'évangélisation qui .aient leur cosmos, comme pouvait les intriguer la
adaptait en langue indienne la dramaturgie religieuse manière conventionnelle dont les franciscains ren-
de la fin du Moyen Age remporta un succès considé- daient le ciel en le logeant sur le faîte d'un toit ou la
rable. Le dominicain Las Casas estime, non sans quel- corniche d'une tour.
que exagération, qu'environ quatre-vingt mille per- Les Indiens étaient en outre conviés à adopter le
sonnes assistèrent et participèrent à la fête et à la regard que les Espagnols jetaient sur des objets et des
représentation de l'Ascension à Tlaxcala 9'. On ne protagonistes originaires de terres lointaines. Il leur
cherchera pas à refaire, après d'autres, l'histoire de ce lallait assimiler des stéréotypes et des clichés qui ren-
théâtre mais plutôt à cerner la spécificité de son voyaient à des mondes passés, plus ou moins fabuleux.
apport dans le domaine de l'image. L'image-spectacle l.,es conquêtes de Jérusalem ou de Rhodes donnèrent
138 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 139

lieu à de véritables « superproductions » qui laissèrent par exemple, quand ils abordent leur histoire et leur
longtemps des traces dans l'imagination des indi- mythologie. A chaque fois le brouillage des registres
gènes 10°. ti'inporels et la pulvérisation des références culturelles
Pour représenter la Conquête de Jérusalem, on c,rètent une mémoire atomisée, composite et parce!-
avait construit au centre de la ville de Tlaxcala une ire que le spectateur intègre avec plus ou moins de
citadelle à cinq tours censée figurer la cité sainte. Imiiheur à son propre vécu.
Face à Jérusalem, vers l'orient, s'était établi l'empe- La réception d'une foule de conventions médiévales
reur Charles Quint, tandis qu'à droite de la ville on ,t,ulevait d'autres écueils. Comment pouvaient passer,
découvrait le camp de l'armée espagnole. Une proces- par exemple, celles qui organisaient l'espace, distri-
sion conduisit le saint sacrement sur les lieux du spec- h uaient et articulaient les lieux scéniques, déclinaient
tacle. Elle était composée d'Indiens déguisés en pape, le géographie inconnue — et de toute manière fantas-
en cardinaux et en évêques. Parmi les escadrons qui que —, à la manière de ces inscriptions placées auprès
constituaient l'armée d'Espagne, on reconnaissait les Oies quatre sources figurant les fleuves, pour moitié
hommes de Castille et de Leôn, les gens du capitaine mythiques, jaillis du Paradis '°'? Enfin, la syntaxe de
général don Antonio Pimente!, comte de Benavente; 4~es images-spectacles était constituée par des jeux
puis venaient les troupes de Tolède, de l'Aragon et de :;c éniques et une progression dramatique conçus pour
la Galice, les contingents de Grenade, du Pays basque mener le spectateur indigène à la réception du mes-
et de la Navarre. En arrière-plan, pour n'oublier per- sage évangélique. Là encore pesait l'héritage médié-
sonne, les Allemands, les Italiens et les soldats de val avec tout ce qu'il abandonnait à l'imagination du
Rome. Tous bien sûr étaient interprétés par des ~;iectateur occidental, avec également le jeu convenu
Indiens de Tlaxcala. Dans Jérusalem, le sultan et les des critères et des règles qui régissaient la fidélité et la
Maures — encore des indigènes de Tlaxcala — atten- vraisemblance de la représentation. Mais l'efficacité
daient de pied ferme l'assaut des troupes « espa- I u théâtre ne dépendait pas que de son degré d'intelli-
gnoles » et mexicaines. L'Europe entière, à laquelle se lu,ihilité.
joignaient les armées de Mexico, de Tlaxcala, de la
Huastèque et de la Mixtèque, s'apprêtait à écraser
l'ennemi de toujours dans une débauche de discours, ,E TRUCAGE ÉDIFIANT
d'ambassades et d'affrontements. Et cela moins de
vingt ans après la conquête du Mexique! Exotisme « à L'image-spectacle est porteuse d'émotion; elle est
la puissance deux » — l'Orient des Espagnols revu par conçue et réalisée pour surprendre, faire pleurer,
les Indiens — où l'imaginaire indigène se raccrochait à effrayer, comme cet enfer qui s'embrase et emporte
la mémoire de l'Occident et aux fantasmes ibériques... dans ses flammes démons et damnés, ou cette bête
Cette étonnante superposition des regards sur un évé- sauvage qui apparaît à saint François 102. L'émotion
nement passé est peut-être comparable à la vision que doit bouleverser jusqu'à ceux qui connaissent les tru-
nous avons des cinémas lointains, d'Inde et du Japon cages mis en oeuvre pour créer l'illusion. Car c'est de
140 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 141

la qualité du spectacle et des moyens mobilisés que Pourtant, s'il doit permettre l'évocation fidèle du
découlent la force de l'impact et le succès de l'édifica- cl, l'artifice ne doit tromper personne. La distinction
tion : l'expulsion d'Adam et d'Ève du paradis « fut si ~ „i r►chée du naturel et de l'artificiel paraît constituer
bien représentée que personne ne la vit sans verser des 1iiuc des clés de la culture visuelle des religieux et l'un
quantités de larmes o3 » • , 1cs ressorts fondamentaux de leur conception de
L'image-spectacle joue donc sur l'apparence, l'illu- I image. Il est vrai que certains rituels précortésiens se
sion et le trompe-l'oeil. Le spectateur indigène voit des icmulaient aussi parfois dans des «décors » qui
protagonistes feindre la peur, l'épouvante, la fuite ioa 'constituaient méticuleusement la faune et la flore
L'image « contrefait », elle imite les choses de la k la contrée au prix d'un « réalisme » dont plus tard
nature (« contrahacer a todo lo natural ») avec un .'émerveillèrent les chroniqueurs 108. Ce qui ne veut
soin scrupuleux. Dans la ville de Tlaxcala, à l'occasion ~ ;ls dire que la perfection technique des réalisations
des représentations et sur le modèle peut-être des indigènes visait à en dissimuler l'artifice ou qu'elle ali-
Roques de Valence 105, on n'hésite pas à reproduire i ~ sentait de trompeuses illusions. Il semble plutôt que,
des montagnes « muy al natural » : « C'était une loin de jouer sur ces registres, indifférent au clivage de
chose merveilleuse à voir parce qu'il y avait beaucoup uthentique et du factice, au dialogue de l'être et de
d'arbres fruitiers ou sauvages; d'autres étaient en I';ipparence, le « réalisme » indigène prétendait, le
fleurs, il y avait les cèpes et les champignons ainsi que icinps d'un rituel et l'espace d'une fête, atteindre,
le duvet qui naît sur les arbres des montagnes et sur les dégager et manifester l'essence cosmique des choses.
rochers; et on apercevait même de vieux arbres bri- Quand elle représente le monde du ciel et de l'enfer
sés. » Des tissus rendent à la perfection la peau des plus encore que l'image fixe parce qu'elle est dotée
animaux sauvages; des pots de terre cuite, des outres
remplies d'ocre rouge (almagre) éclatent ou se brisent IIe mouvement —, l'image-spectacle se fait trucage et
i tiachinerie : dans la tradition des voleries médiévales
pour que le sang coule dans les combats mis en scène;
des indigènes « contrefont » le pape, les évêques, les des anges « semblent » descendre du ciel dans L.4nnon-
cardinaux; des sorcières « fort bien contrefaites » iation de Notre-Dame ou la Tentation du Seigneur;
interviennent pour troubler le sermon de saint Fran- (les saints (saint Jacques, saint Hippolyte, saint
çois 106 A Mexico, en 1539, à l'occasion de la repré- Michel...) apparaissent aux côtés des chrétiens en
sentation de la Conquête de Rhodes, les éléments scé- lutte contre les infidèles 169. La fiction est mise en
niques prennent des proportions presque scène pour évoquer le « vrai », pour traduire visuelle-
hollywoodiennes : « Il y eut des châteaux et une cité de ment la « réalité » suprême du divin. Des machines
bois [...]. Il y eut de grands navires avec leurs voiles ascensionnelles conduisent Notre-Dame au ciel sur un
qui naviguèrent sur la place comme s'ils étaient sur tauage, d'autres se chargent de faire descendre le
l'eau alors qu'ils avançaient sur terre '0'. » De faux Saint-Esprit; le ciel s'ouvre et se ferme. L'enfer vomit
navires sur une fausse mer pour simuler la flotte des des flammes, engloutit les damnés au milieu des brui-
croisés cinglant vers l'île grecque... là même où vingt tages qui annoncent l'irruption des démons ou l'arri-
ans plus tôt les Mexica faisaient trembler l'altiplano. vée de l'Antéchrist "o
142 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 143

Toutefois le trucage ne va pas, ne doit pas aller du trucage édifiant. L'Église baroque s'embar-
I ',ic
jusqu'à la supercherie. La chose eût été aussi vaine tsscra de moins de scrupules.
que contraire aux règles d'une saine orthodoxie. La
force et la spécificité de l'image franciscaine ne sont-
elles pas d'agir même sur l'esprit d'un spectateur qui 'ACTEUR ET LE PUBLIC INDIGÈNES
en sait la nature factice, le ressort artificiel? C'est
cette ambivalence du média, tenu à la fois pour fac- Reste l'acteur, cette image vivante qui évoluait sur
tice et scrupuleusement fidèle, qui paradoxalement en , .( , cne et qui était un Indien. Image d'un saint, d'une
doit assurer l'efficacité et la justesse. V Ierge ou d'un démon, que représentait l'acteur de ces
Confondre ou faire confondre l'image présentée I ; t mes aux yeux des foules indigènes et à ses propres
avec la réalité qu'elle évoque reviendrait à imiter les y(ux? Il va de soi, tout au moins pour nous, que la
idolâtres et à choir dans le piège de l'idolâtrie. Une (présentation dramatique suppose une distance,
anecdote rapportée par Andrés de Tapia en explique implique une différence radicale de nature entre le
la raison. Lorsque les conquistadores qui accompa- 1 n rsonnage et son interprète. Double distance même
gnaient Cortés s'intéressèrent aux idoles de l'île de Ii us la Conquête de Jérusalem, donnée à Tlaxcala en
Cozumel, ils découvrirent que l'une d'elles était I 'i39, puisque le rôle du sultan est tenu par un Indien
creuse et qu'elle communiquait secrètement avec une qui apparaît... sous les traits de Hernân Cortés, tandis
chambre où se dissimulait un prêtre qui pouvait f 1 le le chef des troupes de la Nouvelle-Espagne repré-
s'introduire dans la statue pour « la faire parler "' ». 1.ente le vice-roi de l'époque, Antonio de Mendoza 12.
Trompeuse mise en scène dans laquelle les conqué- Il n'est guère aisé de comprendre la raison de ce
rants eurent beau jeu de dénoncer une fraude que leur 1(...doublement de la représentation, qui superpose au
astuce avait sur-le-champ éventée. Un épisode ana- iécit de la croisade l'actualité de quelques-uns des
logue avait ponctué la découverte des zèmes de l'île de ?'rands noms de la Conquête (Pedro de Alvarado), de
Saint-Domingue. Pour Colomb et l'Église les indi- I' I 'spagne (Charles Quint, Antonio Pimente!, comte
gènes égarés par ces statues parlantes commettaient le le Benavente) et de la Nouvelle-Espagne '13. Il n'est
péché d'idolâtrie alors que les prêtres locaux et les pas exclu que les franciscains de Tlaxcala aient cher-
caciques passaient pour d'infâmes coquins et des Jhé de la sorte à imiter l'usage européen qui confiait à
manipulateurs sans scrupule. Critique aux allures vol- (IC grands personnages les principaux rôles de ces
tairiennes, qui néglige l'essentiel, à savoir qu'on était ;hectacles. Qu'en saisissaient les acteurs indigènes?
en présence dans les deux cas d'une manière auto- I ,es jeunes Indiens que les franciscains formaient dans
chtone de manifester la présence du «divin» et non leurs monastères pouvaient apprendre par coeur leurs
point d'une manipulation éhontée de sa représenta- 1 extes et fort bien les réciter. Rien ne peut nous éton-
tion. Cette attitude permet de comprendre que les ner de la part de ces premiers acteurs qui se familiari-
franciscains aient refusé que le christianisme recoure ;èrent avec le théâtre aussi vite qu'ils l'avaient fait
à des supercheries et qu'ils aient pratiqué une déonto- avec la lecture, l'écriture, le dessin et parfois le latin.
144 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 145

Par la suite, ce furent d'ordinaire les chantres ind i i'éel d'un Indien, le rite célébré prêtant son
gènes qui jouèrent les drames montés par les reli la mise en scène de cet événement lointain.
gieux; ceux-ci les avaient formés dans leurs monas- I+++tacle, rite et mythe se superposent ici au point
tères en leur dispensant une instruction spirituelle ci + I'on pourrait se croire proche des célébrations pré-
musicale tout à fait honorables. Remplissant dans les lr;luu1iques. Mais si vrai qu'ait été son baptême, pas
paroisses les fonctions religieuses qui ne requéraient ilil ;+•u1 instant l'enfant ne devait être considéré
pas l'intervention d'un prêtre, souvent issus de u►nie une sorte d'ixiptla de saint Jean-Baptiste. Les
l'ancienne noblesse, ils étaient donc, en principe, iidiens sont censés découvrir par le théâtre l'image
mieux que quiconque à même de saisir l'exigence des •i 'tu i'a i t passé, irrémédiablement accompli, représen-
franciscains : transmettre fidèlement un message, I+I+-. guais non réitérable. Tout y est joué, tout n'y est
incarner un personnage de manière à émouvoir et il i1n1,uge, même si, le cas échéant, on confie à des élé-
impressionner le public, sans pour autant confondre Is authentiques l'évocation d'une réalité tout aussi
leur personne avec le personnage à représenter. illientique. Comme le proclame le prêtre en conclu-
La réaction des masses indigènes et des spectateurs üIn (lu Jugement dernier: « Voilà, vous avez vu cette
soulève d'autres questions, d'autant qu'il n'est pas tou- • pose terrible, épouvantable. Eh bien, tout est vrai
jours loisible de distinguer l'acteur du public. La par- +mine vous la voyez, car c'est écrit dans les livres
ticipation indigène revêtait parfois une dimension (lés. Regardez-vous dans votre propre miroir 116! »
multitudinaire. Songeons aux huit cents indigènes qui ,'image-spectacle prétend donc être une image-
représentèrent en 1539 à Mexico le gigantesque Juge- roir, un miroir véridique, non par la présence qu'il
ment dernier du franciscain Olmos : « Chacun avait sa l a.urerait mais par le texte sacré des Écritures
fonction et fit et dit les paroles qu'il lui revenait de ticluel il renvoie. L'image-spectacle est un exemple
prononcer et de représenter, et nul ne vint gêner per- +'rilixcuitilli en nahuatl il'), une illustration « offerte
sonne 114. » Il est vraisemblable que ces Indiens aient I)ieu » dont chacun doit faire son profit. Et pour-
eu à tenir leur propre rôle et que par conséquent ils utiles choix linguistiques des religieux dressèrent le
n'aient guère ressenti la distance que nous évoquons. Haiss inattendu des pièges car ils contredisaient le sens
A quoi s'ajoute que, toujours soucieuses d'efficacité, I+ leur démarche : en traduisant dans leurs sermons et
les représentations franciscaines pouvaient mêler au ~. ns les explications qu'ils dispensaient « représen-
drame des éléments réels. Dans le fil du spectacle, les r » et « acteur » par des termes nahuas construits sur
religieux baptisaient les Indiens et les parents profi- i.~ racine ixiptla, les franciscains renvoyaient les
taient de la circonstance pour banqueter joyeusement. indiens à l'univers préhispanique et ouvraient le
Ce fut le cas lors de l'Auto sacramental drame consa- Iuamp à tous les rapprochements et à toutes les confu-
cré à la nativité de saint Jean-Baptiste "s .i+>ns. Dans un domaine aussi subtil que celui de la
Certaines de ces initiatives pouvaient néanmoins ++'présentation il y avait là plus qu'un faux pas l'$.
confondre les esprits néophytes. La représentation du Toujours est-il — et sans doute pour cette raison
baptême de saint Jean-Baptiste fut rendue par le bap- ieme — que l'entreprise rencontra la faveur du public
146 LA GUERRE DES IMAGES LES MURS D'IMAGES 147

indigène. Un siècle environ après la première repré- donnaient à leur ambitieux dessein de créer un homme
sentation du Jugement dernier à Tlatelolco en 1533, le nouveau, en principe irrémédiablement arraché à son
chroniqueur indien Chimalpahin ne put s'empêcher passé païen, pourvu d'un corps chrétien dont l'usage
de consigner « le grand émerveillement et la stupéfac- cst aussi soigneusement réglementé que l'exercice de
tion » qu'en conçurent les Mexicains. Les informa- son imaginaire. Les images chrétiennes des peintures,
teurs indigènes qui collaborèrent avec le chroniqueur (les fresques et du théâtre devaient se substituer aux
Sahagun n'eurent qu'un mot pour qualifier ce spec- idoles détruites et aux visions bannies du rêve et des
tacle: tlamauizolli (« miraculeux, merveilleux », en inondes qu'ouvrait encore la consommation des cham-
nahuatl 19). La surprise des lettrés indigènes reflète pignons et des drogues.
incontestablement la force neuve du message, l'inédit L'image dévoile à l'Indien son nouveau corps dont
visuel de la représentation et ses dimensions propre- l a chair visible recouvre l'âme invisible. Par le biais de
ment exceptionnelles. Elle tient peut-être également à la perspective elle lui assigne le point de vue d'un spec-
son caractère même de spectacle, de « mise en tateur hors champ mais privilégié, dont le regard et le
images » du mythe chrétien. La « représentation » corps participent pleinement à la contemplation
chrétienn e se substituait désormais à la « présenta- qu'elle instaure 12'. Un spectateur doté idéalement
tion » et à l'actualisation rituelle des temps précorté- d'un « oeil moral », qui doit, grâce au libre arbitre et à
siens. Les nobles en faisaient la découverte et l'expé- la foi, acquérir la maîtrise de l'image vraie pour
rience comme ils avaient découvert le christianisme, chapper aux tromperies du démon et aux pièges de
l'écriture, la peinture et la musique occidentales. l'idolâtrie. Juste retour des choses tandis qu'une moi-
Est-ce à dire pour autant que l'ensemble du public 1 ié de l'Europe sombre dans l'hérésie protestante, le
était à l'unisson de ses élites christianisées, qu'il avait Mexique offre les promesses d'une nouvelle chrétienté
pleinement saisi le propos des franciscains et qu'il dont bien des missionnaires auraient voulu exclure les
avait conscience d'avoir en face de lui des décors, des colons espagnols.
machines et surtout des acteurs, et non des ixiptla de
filiation préhispanique? Ce que l'on sait de la posté-
rité du théâtre indigène 120, transformé et « enrichi »
par les chantres indiens et leurs successeurs, incite sur
ce point à formuler les plus expresses réserves.
Image-mémoire, image-miroir et image-spectacle:
les religieux révélèrent aux Indiens du Mexique
l'essentiel de l'image de l'Occident. Ils leur apprirent
également à la reproduire, à la peindre, à la sculpter.
L'idoloclastie n'avait été qu'un prélude. La guerre des
images était définitivement entrée dans sa phase
conquérante et annexionniste. Les religieux la subor-
Le Mexique colonial ou Nouvelle-Espagne
au xvif siècle

TEXAS

CHAPITRE IV
® Parral

NOUVELLE
I cs effets admirables de l'image baroque
BISCAYE Monterrey
NOUVEAU
Durango LEON
(Guadiana) :Ail milieu du xvle siècle dans un Mexique qui n'est
GOLFE pli celui de la Conquête, l'Église infléchit sa poli-
® Zacatecas DU
San Luis MEXIQUE hie de l'image. La ville de Mexico compte alors une
NOUVELLE • Potosi i iwe de milliers d'Espagnols, peut-être autant de
GALICE
o lis et de mulâtres'. Face au monde indigène des
Guadalajara • ~ Ge
GQ~ Qgete~e~
baya
1ilijiagnes encadré par les religieux et décimé par
®P s 0 t~~XOGO oco. iepidémies, émerge une société neuve, urbaine, à
~\G \\a® c
lois pluriethnique et européenne qui — comme la
Mexico® ® eb\a i II? aujourd'hui — fait quotidiennement l'expérience
Cholula ®• eracruz
précédent des métissages. La Couronne et
PUEBLA I j',hse n'y furent pas indifférentes. Trente ans après
Antequera (Oaxaca) rivée de Pierre de Gand, l'infléchissement marqué
Acapulco
OAXACA G~~PPPç~ I'I'glise obéit à un projet politique: la volonté de
Tehuantepec
'ouronne de resserrer son emprise sur le clergé
o icain, de soumettre les religieux à la hiérarchie,
évêques et à la tradition. C'est dans ce but qu'en
I Charles Quint désigne à la tête de l'Eglise
icaine un théologien traditionaliste, le dominicain
0 200 km I nso de Montufar. La rupture est consommée avec
valigélisme « radical, utopique » des premiers mis-
'. )nnaires 2.

ri
150 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 151

t identine et du Mexique créole. Pour arracher les


MONTUFAR LE GRENADIN I '(liens des mains des religieux et les gagner au
I(-rgé séculier, l'archevêque s'écarta de la politique
Montufar est un ennemi des inclinations éras- de la table rase pratiquée par les missionnaires qui
miennes que son prédécesseur Juan de Zumârraga et ii va ient misé sur une rupture sans condition avec le
d'autres franciscains avec lui avaient pu cultiver. 'lissé.
Arrivé en 1554 en Nouvelle-Espagne, le deuxième Originaire de Loja dans la province de Grenade,
archevêque de Mexico est résolu à mettre un terme li Is de conquérants venus peupler le royaume maure
aux velléités réformistes en appliquant à la lettre lei i i bé en 1492, Montufar a été élevé au contact du
législation catholique. Mais il se montre aussi enclin nuoitde morisque * dans un cadre déjà colonial 4. De
à préserver le rituel traditionnel et à respecter cer- 1 i~ja à Grenade où il fut qualificateur du Saint-
taines formes de la dévotion populaire ibérique. C'est. Office et où il enseigna, il eut le loisir d'acquérir
dans cet esprit que le Conseil des Indes avait ordonné l'expérience de la différence culturelle, de l'implanta-
le départ sans délai du prélat pour l'Amérique: hou du christianisme en terre d'Islam et de l'intégra-
l'évangélisation des Indiens et l'organisation des h oui des vaincus 5. A cet égard on retiendra que le
paroisses exigeaient la présence d'une autorité indis- uuyaume de Grenade vécut jusqu'en 1566 en état de
cutée qui ne pouvait être que celle de l'archevêque de Diu i sis culturel, conservant pour l'essentiel ses « cou-
Mexico à qui, geste révélateur, le roi confia la mis- Inities» et bénéficiant du laxisme du tribunal de
sion de veiller sur la construction de la nouvelle I' I ucl uisition 6. C'est dire que Montufar le Grenadin
cathédrale 3. Le temps baroque sera en Amérique le i1 va il des raisons de tempérer l'intransigeance des
temps des cathédrales. e l ir7ieux qui s'acharnaient à bannir toute forme
L'affrontement avec les réguliers se révéla une l'accommodement entre le paganisme ancien et le
tâche titanesque tant leur position semblait assurée. Iii istianisme des néophytes. De là une politique plus
Ils disposaient pour quelques décennies encore de trlueuse qui n'hésita pas à s'exercer dans un
plusieurs atouts majeurs : une remarquable connais- iloinaine à haut risque, répudié par les franciscains,
sance du terrain et des cultures, des liens exception- ~nisqu'elle tablait sur la récupération d'une sensibi-
nels avec la population indigène, le manque flagrant +Ir idolâtrique et l'exploitation d'un culte florissant
de prêtres séculiers susceptibles d'assumer leur i l u ns les années 1550, celui des images: « Mainte-
relève, le souci enfin qu'avait malgré tout la Cou- tout, à cette époque-ci, on fait des images de Notre-
ronne de ménager des alliés aussi encombrants ► ,snne et des saints, que l'on adore partout'. »
qu'indispensables. Les affrontements au sein du Il s'agissait d'une tactique strictement limitée — il
clergé catholique ne se réduisent pas à des questions vv,i sans dire — par les garde-fous de l'orthodoxie, mais
de pouvoir et de personne. Ils recouvrent des choix
Le terme « morisque » s'applique aux Maures d'Espagne
culturels et religieux d'une importance cruciale. Les t sc convertirent au christianisme et acceptèrent le la domina-
interventions de Montufar ouvrent l'ère de l'Église chrétienne.

r
152 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 153

suffisante aux yeux des Indiens pour amortir leur a colline du Tepeyac, à vrai dire, attirait depuis
accession au christianisme. Le terme de transition longtemps les indigènes : un sanctuaire consacré
serait d'ailleurs préférable à celui d'ouverture ou de la Mère des Dieux, Toci (« Notre Mère »), s'y éle-
compromis, une transition qui non seulement facilite- • i t avant la Conquête et la divinité chthonienne y
rait le passage du passé au présent mais favoriserait i tevait les offrandes et les sacrifices. Acharnés à
également les échanges entre les diverses populations . hstituer partout le christianisme au paganisme, des
de la colonie, Espagnols, Noirs, Métis, Indiens, i i : nciscains y avaient fondé une chapelle vouée à la
encouragés à embrasser les mêmes croyances et les ~ ~crge sans guère attacher d'importance à ce
mêmes pratiques. Il y a chez Montufar une vision tdeste sanctuaire qu'ils administraient de loin. Il va
sociale, un dessein politique et une ambition reli- 1î- soi que la superposition des espaces de culte qui
gieuse qui rendent assez bien compte du rôle qu'il a ,i d'ailleurs souvent la règle au Mexique, comme
vraisemblablement assumé dans la diffusion du culte Ik le fut dans la vieille Europe au sortir du paga-
de la Vierge de Guadalupe. II;lne, ouvrait le champ à toutes sortes de rapproche-
c nts plus ou moins fortuits.
Tout indique que l'image primitive que vénéraient
I, :; indigènes — à supposer qu'elle ait jamais existé -
L'AFFAIRE DE LA VIERGE DE GUADALUPE
ii'ctait pas l'image que nous connaissons aujourd'hui.
1 l représentation actuelle aurait remplacé une effi-
Les premiers balbutiements du culte sont mal 1lrt~ de second ordre, assez obscure pour ne pas retenir
connus. L'historien mexicain E.O'Gorman a reconsti- 1 . t tention, trop médiocre pour résister aux atteintes
tué de manière assez convaincante les méandres Iii temps. Quoiqu'il ne soit guère aisé de reconstituer
d'une histoire qui aurait enchanté Leonardo Scias- i, ; circonstances de l'apparition de l'image de la
cia 8. Au départ, un ermitage édifié au début des Guadalupe, il est probable que l'intervention de
années 1530 par les premiers évangélisateurs sur la 1 .archevêque Montufar ait été décisive. L'archevêque
colline du Tepeyac, à l'emplacement d'un sanctuaire A trait commandé à un peintre indigène, Marcos, une
préhispanique, à une dizaine de kilomètres au nord ivre inspirée d'un modèle européen et peinte sur un
de Mexico; une chapelle, donc, que les Indiens hport de facture indigène, qu'il aurait fait mettre
visitent en perpétuant une tradition ancestrale; puis i:;crètement à la place (ou à côté) de l'image primi-
dans les années 1550 une dévotion espagnole rendue 1 vc. Opérée en 1555 9, la substitution, en apparence
à une image toute récente. La société créole qui Hale, aurait été lourde de conséquences. Son instal-
s'ébauche alors à peine se rend au sanctuaire en pèle- oi l ion subreptice lui conféra l'aura du mystère, et
rinage (romerfa) pour y adorer une Vierge peinte, Ipourquoi pas du miracle, puisque le prélat accrédita
Notre-Dame de Guadalupe. C'est à cette époque, le I , .; prodiges associés à l'image et attribua l'origine du
8 septembre 1556, qu'un franciscain dénonce en a il te au Christ lui-même 10. Non sans succès d'ail-
chaire le nouveau culte. Le sermon fait scandale. ' tirs: les Espagnols affluèrent en romerfa sur la col-
154 LA GUERRE DES IMAGES e :I PETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 155

fine du Tepeyac. Mêmes temps, autres cieux. l ui ii iiid au XVIIe siècle — le Nican Mopohua — fait se
1559, pour lutter contre l'iconoclasme anglican ci (calier et associe deux sortes d' <'apparitions » :
redonner un nouveau lustre au culte des images, un ils; de la Vierge sur le Tepeyac, puis celle de
moine de Dublin tenta d'exploiter le miracle d'uit i i i- e miraculeuse.
Christ qui saignait. Le prodige répandit l'émoi ma~. 1 r rapport ancestral à un lieu de culte se doublait
les autorités découvrirent le subterfuge et l'évérn- l mais du miracle d'une image et de la présence
ment fut rejeté au rang des superstitions Montuf.ti ixiptla divin que les chroniqueurs indigènes
jouissait à Mexico d'une tout autre position de forci- • pressèrent de consigner. Une double réussite
Mieux encore. L'introduction de l'image put être • t donc à mettre à l'actif du prélat : la diffusion
interprétée en termes hiérophaniques par des milieu w • i re-réformée du culte marial et sa territorialisa-
indigènes qui ne semblaient pas encore partagui cc en la rattachant solidement à l'ancien sanctuaire
l'enthousiasme espagnol (« ils n'étaient pas dévots cil- I'oci-Tonantzin. Montufar jouait à la fois sur la
Notre-Dame 12 »). Les écrits des Indiens lettrés s'en i sir d' « exemple 15 » de la piété espagnole, sur ses
font l'écho dans la seconde moitié du siècle et lkk•. ii i s d'entraînement en milieu indigène ainsi que sur
débuts du xvüe siècle avec une datation qui hésite . n1écédents autochtones du culte du Tepeyac:
entre 1555 et 1556. Le Journal de Juan Bautisi;i ~,~nti la persévérance que manifesta Montufar [...],
consigne pour l'an 1555: « Sainte Marie de Guad;i devine, sous-jacent, le dessein de rafraîchir avec
lupe apparut à Tepeyacac. » Les Annales de Mexie , ~ image nouvelle le vieux culte de substitution de
retiennent : « 1556 XII-Silex: la Dame est descendu( déesse Tonantzin 16. » Le nom de la divinité,
à Tepeyacac; en même temps l'étoile a répandu de L l cire Mère», convenait à merveille à la Vierge
fumée. » Le chroniqueur Chimalpahin confirme I -nonne. Les Indiens avaient conservé l'habitude
« 1556: Notre bien-aimée Mère sainte Marie d r rendre au Tepeyac. Les Espagnols furent attirés
Guadalupe apparut à Tepeyacac 13. » En fait, à y l'image nouvelle qu'aurait fait placer Montufar,
regarder de près, l'apparition de 1555 n'équivaut-elle les miracles qu'elle opérait et, pour mieux
pas à la production d'un ixiptla au sens ancien, ait +pproprier cette dévotion, ils désignèrent la Vierge
sens où la manifestation d'une présence diviiit h i uom de Guadalupe. A leur tour, les foules
découle de la fabrication de et de la présentation 1ititeimnes suivirent l'exemple des Européens, adop-
l'objet de culte? Chimalpahin enregistre dans lc~. e n I l'appellation espagnole sans cesser pourtant
mêmes termes l' « apparition » du crucifix de Totola I zise•.r du nom de Tonantzin. Chaque groupe devait
pan quoiqu'il s'agisse manifestement d'un objet. 1inultanément ou tour à tour tirer à soi la dévotion,
d'une représentation et non de la personne chi cl était grande la fascination exercée par l'image et
Christ 14. Il est également révélateur que les chri prodiges qu'on lui attribuait.
niques notent l'événement de 1555 comme une appa )n'escomptait le prélat? Satisfaire des visées poli-
rition unique de la Vierge, confondant le modèle et la +~Inc; en court-circuitant l'influence franciscaine et
copie, tandis que la légende officielle telle qu'elle sc ci intervenant sur le christianisme naissant des indi-
156 LA GUERRE DES IMAGES i .1 'rETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 157

gènes? C'est fort plausible. Séduire les Indiens en I ItUI('r aux pèlerinages qu'y effectuent en foule les
leur proposant une forme de christianisme plus i u l i, , i s : « Il semble que c'est une invention sata-
compatible avec la tradition autochtone, ou du moins i i l e destinée à pallier l'idolâtrie. » On observera
susceptible de s'inscrire moins brutalement dans Ir les imprécations de Sahagnn portent cette fois
sillage de pratiques anciennes; les séduire pour les 111 k maintien d'un rapport païen à un lieu de culte -
soustraire à l'emprise de leurs pasteurs franciscain,, Ils+ viennent de loin [visiter] cette Tonantzin comme
puisque le prélat exhorte toutes ses ouailles — Indiens: .111 i H ois 19»_ et la préservation d'un vocable ancien.
compris — à rendre un culte à la Guadalupe dont il ut;ige en elle-même n'est pas perçue comme l'ins-
exalte les vertus miraculeuses sans pour autant chri i ~ icnt de la « palliation » ou, si l'on préfère, du syn-
cher à prêter une origine surnaturelle à l'image I'. c '~ u~sine. Pour étayer sa critique, le chroniqueur
devait être l'ceuvre et le triomphe du xVIIe siècle ~ nt- ikcain évoque les cultes suspects de sainte Anne
mexicain. I Iixc ila) et de saint Jean (Tianquizmanalco), où le
iuee phénomène paraît se produire puisqu'ils dissi-
ii Icraient des pratiques ancestrales de pèlerinage et
L'INVENTION SATANIQUE i, . dévotions axées sur des divinités affublées d'un
11ble chrétien. En ce sens la démarche de Montu-
Si l'initiative semble avoir largement réussi, elle n-- e situe aux antipodes de celle de Sahagûn. Elle
passe pas inaperçue. Elle déchaîne l'opposition dc.. t' sur la superposition des lieux et le rapproche-
dignitaires franciscains de la Nouvelle-Espagne q ; ni des noms, exploite l'enracinement sur le sol et
trouvent ainsi l'occasion d'exposer haut et fort Ii ~ gus les mémoires, table sur la progressive confusion-
manière dont ils conçoivent les images et leur usage 1iI sritution dans les esprits sans s'inquiéter d'éven-
Tout se déroule comme si la guerre des images su - I;; dérapages que Sahagizn décrit et condamne
déplaçait partiellement pour gagner l'intérieur mênir i j I années plus tard,
de l'Eglise catholique. En 1556, dans ce sermon q»
fit grand bruit, le provincial de l'ordre, Francisco de
Bustamante, s'en prend au culte rendu à l'image ci i e UNE NOUVELLE POLITIQUE DE L'IMAGE
attaque la démarche de l'archevêque : « Et venu
maintenant dire aux naturels qu'une image pein r a stratégie mariale de Montufar s'inscrit dans la
hier par un Indien appelé Marcos fait des miracles, I le mise en oeuvre d'une nouvelle politique de
c'est semer une grande confusion 18. » Vingt ans phus. ~ cage dont l'affaire de la Vierge de Guadalupe
tard, le chroniqueur Sahagün, l'un des meilleur.: st qu'un des signes avant-coureurs. Cette politique
connaisseurs du monde indigène, dénonce aussi vertu uuploie à user au maximum de cet instrument en
ment l'équivoque du nom nahua de la Vierge .ayant de le maintenir sous son contrôle. Trois insti-
(Tonantzin, « Notre Mère », celui-là même qui dési i _' (tuns au moins se mêlent d'images dès les années
gnait l'ancienne déesse) et s'interroge sur le sens :~ 'O: le vice-roi, les peintres et l'Eglise, davantage
158 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 159

en fait si l'on distingue au sein de l'Église l'arche- :Tin de leur conférer une apparence plus conforme à
vêque, les franciscains et le concile. I'orthodoxie ou carrément d'éliminer les oeuvres
Dès 1552 le vice-roi don Luis de Velasco ordonne apocryphes ou indécentes 22 ». Dans le même esprit
que les peintres indigènes soient soumis à examen. En Ics sanctuaires « superflus » sont voués à disparaître
1555, le premier concile mexicain réuni par Montu- OUS le pic des démolisseurs.
far manifeste ouvertement ses inquiétudes. Il décide Cette politique ambitieuse révèle une fois de plus
de réglementer la fabrication des images pour en la place qu'occupe le Mexique dans l'évolution du
finir avec ce qu'il appelle les « abus des peintures et ponde catholique. Les décrets du premier concile
l'indécence des images»: « En ce domaine plus que mexicain de 1555 préfigurent les préoccupations du
dans les autres il faut prendre des dispositions car oncile de Trente puisque le décret tridentin sur
23.
sans bien savoir peindre ni comprendre ce qu'ils font, l'emploi légitime des images est publié en 1563
tous les Indiens qui le veulent, sans distinction, se (';acore que le concile de Mexico ait mis davantage
mettent à peindre des images, ce qui finit par tourner l'accent sur la forme, le contenu et la production de
au mépris de notre sainte foi 20. » On devine l'attaque [image que sur les modalités de son usage. Dans ces
à peine voilée dirigée contre l'oruvre des mission- Circonstances l'initiative de l'archevêque Montufar a
naires qui s'étaient chargés depuis trente années valeur d'exemple: en, encourageant le culte de la
d'évangéliser les Indiens et de leur enseigner la pein- Vierge du Tepeyac l'Église commandite, impose et
ture. Il est d'ailleurs révélateur que Montufar le Gre- i ffuse une image susceptible de capter la dévotion
nadin ait vu dans Pierre de Gand, l'homme du Nord, tics foules composites de la colonie.
le rival direct de son pouvoir 21. Le franciscain fla- Il est vrai que les décisions conciliaires soulevèrent
(les protestations. Deux ans après le concile de 1555,
mand exerce alors une influence considérable sur les
Ics peintres européens soumirent à la Couronne les
Indiens de la capitale et demeure l'un des principaux
ordonnances qui devaient régir leur corps de
introducteurs de l'image européenne en Nouvelle-
métier 24. Ils obtinrent du vice-roi le droit d'examiner
Espagne. Le concile dénonce pêle-mêle l' « anarchie les peintures et les images « faites et qui seraient
régnante », la mauvaise qualité des oeuvres, l' « indé- Faites ». Ils demandaient à ce que la vente des images
cence » du contenu et les superstitions qui en ii'eût lieu que dans les églises, que l'on évitât de
découlent (abusiones). Pour corriger cette situation
peindre des anges sur les lits, ou des croix et des
estimée alarmante, des mesures draconiennes sont ->aint-Antoine dans les escaliers et les recoins; que
avancées. Les unes portent sur le contrôle de la créa- l'on ne représentât ni satyres ni animaux sur les
tion et de la diffusion. Les autres visent à expurger retables. Les peintres se proposaient de réglementer
systématiquement les oeuvres existantes. L'Église la vente et la revente des images qui ne sortaient pas
prétend superviser la fabrication, le commerce des tic leurs mains afin de bannir les erreurs et les
images, leur évaluation marchande. Toutes les défauts de représentation. La corporation prétendait
fresques, tous les retables et les tableaux des sanc- donc exercer un droit de regard étendu, à la fois
tuaires de la Nouvelle-Espagne doivent être « visités » commercial, technique et idéologique.
160 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 161

En ce milieu du xvle siècle, les compétences de d'une politique suffisamment cohérente. Mais reve-
l'Église et des artistes en matière de production, de nons sur ses origines.
commercialisation ou d'expertise se chevauchaient Si l'éclosion discutée du culte de la Guadalupe
quand elles ne se heurtaient pas. Le peintre devait-il s'inscrit à la fois dans une Église divisée et dans une
se soumettre à l'Église pour procéder aux retouches société qui commence à se préoccuper des images
et aux corrections que les autorités ecclésiastiques qu'elle produit, à plus long terme elle traduit égale-
prétendaient imposer ou pouvait-il de lui-même inter- ment l'amorce discrète d'une exploitation distincte de
venir? Ses attributions se bornaient-elles au domaine l'image, que rendent possible le succès d'une straté-
profane ou disposait-il d'une quelconque autorité en gie ecclésiastique, l'essor d'un milieu d'artistes et la
matière de figuration sacrée? montée d'une population créole et métissée. C'est
L'installation à Mexico du tribunal de l'Inquisition entre 1550 et 1650 que se déploya, par des relais suc-
en 1571 devait clarifier les choses et fournir à l'Église cessifs, l'image baroque coloniale. Qu'on n'y cherche
et à la couronne les moyens institutionnels d'exercer pas l'application pure et simple d'un programme
leur surveillance, de contrôler et de punir 25, Pour théorique, mais plutôt des cheminements multiples
deux siècles et jusqu'au terme de la domination colo- qui affleurent dans les sources de manière souvent
niale, le Saint-Office se réservait la supervision des sporadique et partielle. L'information de 1556
images et se chargeait de désigner des ecclésiastiques qu'avait déclenchée le sermon « scandaleux » de Bus-
— les calificadores — dont la tâche consistait à exa- lamante, les allusions éparses des chroniques indi-
miner les représentations de toute origine, sacrée ou gènes, bien plus tard le livre de Miguel Sànchez sur
profane, qui passeraient entre leurs mains. Ces spé- la Vierge Guadalupe (1648), pour n'en citer que les
cialistes étaient entourés d'experts qui recevaient des plus marquants, livrent quelques repères précieux
titres divers : « surveillant de l'imagerie », « examina- ►nais incomplets, suffisants néanmoins pour révéler
teur des imageries » ou encore « expurgateur des l'extrême complexité d'une création continue qui ne
images ». Ils étaient pour leur part recrutés dans le se réduit jamais à la traduction plastique d'un dis-
monde de l'art, comme ce Pedro Lôpez Florfn qui cours esthétique, politique et religieux et qui oblige
exerçait vers 1629 à Puebla les fonctions de maestro sans cesse à croiser les fils de l'histoire de l'art et de
mayor — c'est-à-dire architecte — de la cathédrale 26, l'histoire des institutions, de l'histoire sociale et de
En fait les liens les plus étroits pouvaient attacher des l'histoire culturelle. D'où l'inévitable pointillisme de
peintres à l'Inquisition: en 1643 le peintre Sebastian notre démarche dans sa tentative pour saisir un objet
Lôpez de Arteaga, l'un des artistes les plus brillants qui par nature déborde l'analyse discursive et laisse
du xvIle siècle mexicain, sollicita l'octroi de la charge peu de traces dans les archives.
de notaire du Saint-Office et l'obtint 27. Dans le
microcosme des élites de la vice-royauté les milieux
étaient si fortement imbriqués que tout concourait à
faire de l'image baroque l'objet d'un consensus et
162 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 163

de précautions verbales qui visent autant à apaiser les


LE CULTE DES SAINTS ~'ritiques franciscaines qu'à estomper les aspects dis-
,:utables et téméraires de l'entreprise. Il faut encore à
Plusieurs initiatives d'Alonso de Montufar pré- cette date mesurer ses paroles et savoir minimiser des
parent les conditions d'émergence de l'image baroque ~,nitiatives qui risqueraient d'allumer des affronte-
au Mexique. A cet égard la rivalité qui l'oppose aux inents préjudiciables. Cela n'empêche pas par ail-
franciscains n'est pas sans évoquer la lutte que se leurs le prélat de soutenir des croyances et des pra-
livreraient des « concepteurs de programme ». Pour i igues dont la diffusion ne peut que renforcer son
les deux parties l'enjeu porte sur la question de la dessein.
représentation de l'invisible. Encore ne s'agit-il pas L'intérêt plus que complice porté au culte de la
d'un simple débat de forme ou de style mais bien de Vierge de Guadalupe et à son image rejoint l'esprit
la définition, du fonctionnement et du bon usage de des décisions prises par le premier concile mexicain.
l'image: image-mémoire contre image-miracle, II ,'assemblée encouragea le culte des saints, des
image didactique contre image thaumaturgique... patrons des églises cathédrales et des pueblos 29 ».
Montufar et ses successeurs devaient l'emporter. "est elle qui désigna saint Joseph comme patron de
Du côté de l'archevêché l'entreprise se veut I Eglise mexicaine en ses qualités d'intercesseur tra-
d'abord prudente. Au premier abord il semblerait ditionnel contre « les tempêtes, le tonnerre, les éclairs
même que les partisans de Montufar — c'est-à-dire les cl. la grêle qui tourmentent tant cette contrée 30 ». Le
défenseurs du culte de la Guadelupe — partagent les concile appuya de la même manière le culte de la
arguments de leurs adversaires franciscains: « Ce 'Vierge sous ses diverses invocations. Sans faire de ces
n'est pas le panneau ni la peinture, mais l'image de ~ mesures l'émanation d'une tendance envahissante et
Notre Dame que l'on révère et [...] la vénération i udiscriminée à la dulie, gageons qu'elles pouvaient
[reverencia] qui s'adresse à l'image ne s'arrête pas là faciliter la diffusion d'une piété ibérique tradi-
mais elle va à ce qui est représenté par elle et c'est aBonnelle et rapprocher insensiblement le christia-
ainsi que [les Indiens] doivent le comprendre ". » Il ~disme de l'univers indigène: à l'espace saturé d'idoles
ne saurait s'agir pour personne de confondre la copie ;;accédait un nouvel espace peuplé de saints et de
et la « divinité » représentée. leurs images. D'autant que l'Église de Montufar
Les témoins de l'enquête de 1556 affichent la gavait exploiter le rôle de l'image dans la dévotion
même prudence quand ils réduisent les « miracles » populaire et la piété séculière. Elle le démontra en
attribués à l'image aux marques bien humaines de la diffusant le culte du Tepeyac, élevé au rang
faveur spectaculaire que suscite la dévotion mariale. if' « exemple » qui devait emporter l'adhésion des
Rien d'étonnant à cela puisque l'enquête de 1556 !~ udiens : on espérait les voir invoquer l'intercession
était censée laver l'archevêque Montufar du soupçon e la Vierge à l'instar des Espagnols, « gens de la
d'avoir couvert ou fomenté une dévotion idolâtrique. ville » et « dames et demoiselles de qualité ». C'était
L'intervention de l'archevêque s'entoure également o ;tourner l'argumentation des franciscains qui consi-
164 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 165
déraient l'image comme un objet de « scandale » et O'autres cultes, prospères à cette époque, reposaient
de trouble civil. Devenu un ferment de dévotion et sur de semblables ambiguïtés, dénoncées par certains
d'apaisement, le culte du Tepeyac fut associé par ses mais apparemment tolérées par la hiérarchie qui
thuriféraires à un assainissement des mœurs, à l'arrêt escomptait sans doute que les indigènes finiraient par
des jeux et des « plaisirs illicites ». oublier Toci, Tonan ou Tezcatlipoca pour ne plus
L'aptitude au compromis de l'Église tridentine de adorer que sainte Anne, la Vierge et saint Jean. Cal-
Montufar tranche avec l'attitude plus radicale des cul fondé sur le pouvoir d'absorption d'une religiosité
premiers missionnaires. Il n'est d'ailleurs pas impos- tridentine qui culmina au temps baroque.
sible que Montufar ait gardé à l'esprit le souvenir de
l'expérience grenadine et des tentatives d'intégration
des populations morisques, qu'il en ait conservé une I ,E RECOURS AU MIRACLE
sensibilité aux formes populaires traditionnelles, une
habitude de l'hybride, alors que son prédécesseur Les premiers évangélisateurs se défièrent du mira-
Zumârraga se méfiait au plus haut point des « abus » culeux. Ils refusèrent d'exploiter les prodiges du ciel
des foules comme de toutes les réjouissances profanes pour asseoir la foi chrétienne : « Le Rédempteur ne
et licencieuses a '. Il ne s'agit pas de prêter à Montu- veut plus que l'on fasse de miracles parce qu'ils ne
far le détournement plus ou moins délibéré, voire sys- sont plus nécessaires 33. » Ces positions trahissaient
tématique, de certaines manifestations du paganisme l'influence érasmienne qui avait incontestablement
indigène. Le but du prélat n'est pas de rapprocher marqué la première Église mexicaine et son chef
des cultures mais de favoriser l'homogénéisation des Juan de Zumârraga. Contre un Montufar qui tablait
populations de la colonie autour d'intercesseurs dési- un peu hâtivement sur la guérison miraculeuse d'un
gnés par l'Église, en ouvrant aux indigènes les éleveur de bétail pour assurer le prestige de l'image
grandes liturgies européennes dans les cathédrales et (le la Guadalupe, des voix franciscaines s'élevèrent
les églises diocésaines. immédiatement pour déplorer l'absence d'examen
Ce pragmatisme, qui rompt avec la conduite des sérieux des miracles : «Il était nécessaire de les avoir
franciscains et paraît destiné à miner leur emprise, vérifiés et d'en avoir la comprobation avec de nom-
transparaît dans d'étranges silences. Comment breux témoins 34. » Elles n'hésitèrent pas à réclamer
comprendre que les Indiens se soient rendus au (I►ic l'on châtiât les personnes qui diffusaient les pré-
Tepeyac pour adorer Tonantzin, sans que les auto- tendus miracles de la Vierge. Ce furent encore des
rités ecclésiastiques aient cherché à savoir si ce nom franciscains qui dénoncèrent en 1583 à l'Inquisition
désignait l'antique déesse-mère ou la Guadalupe les erreurs que semait chez les Indiens la translation
chrétienne? D'autant que pour le franciscain Bernay A Mexico du crucifix miraculeux de Tololapan, mais
dino de Sahagtîn ou, bien plus tard, le dominicain Hnns doute davantage par jalousie — le crucifix appar-
Martin de Le6n (1611), le doute était exclu, « beau Icnait aux augustins — que par réticence au
coup d'entre eux lui [donnaient] son ancien sens 32 n►iracle 35.
166 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 167

Dans le cas de la Guadalupe, le miracle n'est p oins des voies parallèles : l'invisible devient visible,
seulement l'expression de l'efficacité de l'image. I Li convention picturale informe le subjectif. Dans la
découle également de son aura d'ixiptla chrétien; il t remière moitié du xvüe siècle, le peintre Luis Juârez
naît du mystère qui recouvre son origine, sa factu' C i '(1uple ses oeuvres de trouées visionnaires, cernées de
et son apparition terrestre; il prend corps au fur et iiées lumineuses et d'anges qui se perdent dans
mesure que l'auteur indigène de l'image sombre dan , i'i''clat de la divinité 37. Les saints en extase assistent à
l'oubli. Encore est-il besoin, pour que le miracle d( !'irruption du surnaturel dans l'espace humain; ils
l'image soit plausible et recevable, que les temps s'y ~iu0dè1ent dans leur posture jusqu'à la manière de
prêtent. L'Église tridentine y a puissamment contri 1 ~-ccvoir l'image dans sa fixité et sa tension 38. Pas
bué en étayant sur des miracles, des apparitions, dc;; i lus que le spectacle visionnaire la contemplation
rêves et des visions, le système surnaturel dans lequel pe à la convention.
elle prétendait faire pénétrer et communier tous les 11 ~D a u rres rapprochements s'offrent à l'esprit, plus
fidèles de la Nouvelle-Espagne. En rupture avec les t rigants encore, avec.., le domaine de l'image de
réticences des premiers franciscains mais avec k .ynthèse. L'expérience visionnaire et onirique ortho-
concours efficace des jésuites — arrivés à la rescousse , h)xe, qu'elle soit vécue intérieurement ou rapportée
en 1571 — elle exploita à fond et simultanément les; r son témoin, s'apparente à un processus de « simu-
ressources de l'image, du miracle et du rêve 36 i, ~ l ion », au sens où les images ainsi personnellement
Des dizaines d'expériences visionnaires, encadrées, •Feues se recréent et se reproduisent, s'animent et se
répertoriées et diffusées par la Compagnie de Jésus, Ombinent de manière autonome, selon les règles
ont familiarisé les foules indiennes et métisses avec ~ 1 zées par l'Église. Les arrangements symboliques et
l'au-delà chrétien. La vision édifiante est commentée ,-onographiques conçus et diffusés par l'institution
et répercutée dans des sermons qui recourent volon clésiastique acquièrent de la sorte chez le vision-
tiers à la dramatisation et au psychodrame collectifs. aire une existence propre, même si l'Église veille
La parenté de la vision avec l'image est étroite. Elle i:,lousement -à en stéréotyper la mise en mots ou
repose sur des emplois concurrents et des affinités ('lato 39.
dramatiques, mais elle tient également au fait que le Mais la production visionnaire, c'est-à-dire la capa-
contenu formel des rêves et des délires renvoie du té subjective d'évocation du surréel, n'est qu'une
manière saisissante aux canons picturaux et esthé- les manifestations de la mise en circulation de
tiques de la seconde moitié du xvle siècle. Les espaces i 'image baroque, sans nul doute la plus saisissante,
oniriques que parcourent les visionnaires indigènes et pion la plus spectaculaire. Elle ne rend compte ni de
métis ont leur pendant dans la peinture maniériste du ï dimension multitudinaire du phénomène ni des
temps et c'est le même ordre visuel, nourri des uoyens dont dispose l'Église pour canaliser ces états.
mêmes formes et des mêmes fantasmes, qui régit la .c partage collectif de cette expérience constitue un
peinture et l'expérience subjective. Logique picturale, phénomène complexe décisif pour l'historien.
et logique fantasmatique suivent pour un siècle au I 'entrée de plain-pied dans le monde à la fois clos et
t
168 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 169

perméable du surnaturel chrétien suppose, il va d( reproduction qu'énonce l'Église, ce qui est loin d'être
soi, l'inculcation des conceptions chrétiennes d toujours le cas.
l'espace, du temps et de la personne ainsi que l'assi
milation d'une série de propriétés contenues en puis
sance dans ces catégories. De tout cela les Indiens I MISE À L'ÉCART DU LIVRE
purent faire l'apprentissage sous la férule des franciti
cains et des ordres religieux. Mais à partir de la Si l'image est essentielle à la réussite de cette stra-
seconde moitié du xvie siècle, ils purent également tégie, il n'en va pas de même du livre qui ne touche
assister à la mise en oeuvre du miracle — et non plus d'ailleurs qu'une minorité de la population, même si
seulement à sa représentation peinte ou théâtralisée les nobles indigènes se sont rapidement familiarisés
par l'entremise de religieux thaumaturges don ;avec l'alphabet latin. Vecteur techniquement insatis-
l'espèce se multipliait alors dans la Nouvelle-Espagne faisant et toujours suspect, l'écrit inquiète Montufar
et la Méditerranée baroque 40. L'expérience vision- alors que les franciscains avaient appuyé sa diffusion.
naire et la prouesse thaumaturgique — autre « chose I)éjà le concile de 1555 ordonne de surveiller de près
vue » — ne constituent-elles pas deux formes complé. les sermons et les catéchismes qui passent entre les
mentaires de « simulation »? Elles prêtent une vie mains des indigènes 42 et d'en limiter la circulation.
propre aux configurations symboliques, dynamisent Un contrôle strict des livres est dès lors mis sur pied.
l'espace visuel surnaturel que la prédication, les Comme sur les autres terres de la Contre-Réforme
fresques, les peintures ou le théâtre ont donné zi l'image doit l'emporter sur le texte. Au titre de
connaître, défini et balisé. l'Inquisition épiscopale Montufar se charge de lui
Il revient aux populations mexicaines, individuelle- porter les premiers coups.
ment ou par procuration, de franchir à leur tour le Quand l'archevêque disparaît, le tribunal du Saint-
miroir pour toucher en le recréant ce miraculaire Office s'installe sous sa forme définitive à Mexico et
chrétien et participer à cette « simulation » collective, prend le relais. C'était l'instrument rêvé pour éli-
production orchestrée et manipulation réglée miner les dissidences. Il est significatif que la mise en
d'images, improvisation programmée sur des maté- place d'une - nouvelle politique de l'image
riaux chrétiens, visualisation d'un modèle inventé de s'accompagne d'une campagne inquisitoriale obstinée
toutes pièces 41, celui d'une réalité formelle et exis- contre la littérature pieuse en langue indigène. Dans
tentielle qui se confond avec l'au-delà chrétien. C'est les années 1570 toute littérature manuscrite doit être
là qu'un instrument commode leur est offert l'image confisquée aux Indiens. Les versions imprimées et les
miraculeuse, présence immédiate, « instantanée », qui traductions en nahuatl de l'Ecclésiaste, des Pro-
synthétise et fixe les souvenirs visionnaires, les capa- verbes, des Heures de Notre-Dame ou des Saintes
cités thaumaturgiques, les fonctions liturgiques, qui Écritures subissent le même sort 43 Or c'est juste-
polarise les « effets spéciaux ». A condition d'obser- ment dans l'Ecclésiaste qu'éclate la plus virulente
ver les paramètres et les lois subtiles de création et de condamnation du culte des images! Tout se passe
r
170 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 171

comme si le livre et la traduction, supports privilégiés qui s'en trouvent fort brimés ». C'est, à peu de
de la christianisation pour les premières vagues fran- c pose près, ce que le franciscain Bustamante à
ciscaines, étaient déplacés par l'image. Les auteurs Mexico reprochait à l'archevêque Montufar dans son
sont inquiétés, les oeuvres mises à l'index ou expur- Hermon de 1556, quand il l'accusait d'encourager une
gées. piété aussi douteuse que néfaste.
Le procès que Montufar intenta au franciscain
français Mathurin Gilbert — l'évangélisateur du
Michoacân — est à tous égards exemplaire de cette ,'ARRIVÉE DES PEINTRES EUROPÉENS
nouvelle ligne. L'affaire, qui traîna de 1559 à 1588,
portait sur le Diâlogo de la doctrina cristiana que le Le recul des religieux — qui marque également, ne
religieux avait publié dans la langue des Indiens l'oublions pas, le recul d'une image didactique dont
tarasques. Gilbert se vit reprocher ses réserves sur le la reproduction incombe principalement aux Indiens
culte des images et ses idées furent qualifiées ne s'explique pas seulement par la montée de
d' « erronées et de scandaleuses 44 » alors qu'elles ne l'autorité épiscopale, la diffusion du catholicisme tri-
faisaient que développer imprudemment les opinions dentin et le déclin vertigineux d'une population indi-
des premiers franciscains. L'oeuvre avait pourtant gène décimée par les épidémies. Le monde clos de la
reçu l'approbation des théologiens en 1559, ainsi que nouvelle chrétienté où les franciscains rêvaient de
les permis d'imprimer du vice-roi et de l'archevêque s'enfermer avec leurs Indiens vacille devant l'essor
de Mexico, Mais c'est une fois encore l'opposition Tune société urbaine, métissée, en prise directe sur
entre l'autorité épiscopale et les religieux qui mit le la métropole, où débarquent, dans la suite des vice-
feu aux poudres. L'acharnement de l'évêque de rois, des artistes en quête d'une fortune facile, où
Michoacân mit en branle la machine inquisitoriale et affluent sans cesse plus nombreuses les oeuvres d'art
Mathurin Gilbert fut contraint d'expliciter sa pensée peintures, sculptures, bibelots et mobilier envoyés
sur les images: « Ce n'est pas que ce déclarant d'Occident — et parmi elles ce fameux portrait de
comprend que la croix et les images ne doivent pas Charles Quint à cheval vraisemblablement dû à
être adorées, au contraire il croit et comprend (et Titien A'.
c'est ainsi qu'il le pratique) que le Christ est adoré Les conditions d'apparition de l'image baroque
sur la croix et que la croix est adorée comme une sont également matérielles et techniques. Les
chose qui représente le Christ, et c'est en ce sens qu'il peintres européens sont assez nombreux en 1557 pour
l'a écrit et qu'il l'entend 45. » Il est néanmoins révéla- s'organiser et soumettre au vice-roi des ordonnances
teur que dans l'une de ses contre-attaques le francis- qui réglementent leurs métiers et définissent « l'office
cain ait reproché à l'évêque de Michoacân de multi- de l'imagerie »: le dessin, la fidélité de la narration
plier « les ermitages et les dévotions de rien du tout picturale — « dessiner et ordonner n'importe quelle
dans lesquelles on fait des fêtes chaque année, pour histoire sans commettre aucune erreur —, l'emploi des
lesquelles on lève des contributions chez les pauvres couleurs, le nu, le drapé, le rendu du visage et des
172 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 173

cheveux, le paysage enfin (« l'imagerie de loin et les le cheminement des influences plastiques qui
verdures »), constituent les qualités requises d'un convergent sur le Mexique d'alors. Parti d'Anvers où,
peintre examiné par le corps de métier dans un semble-t-il, il avait étudié la peinture, il gagna Tolède
milieu encore restreint et provincial as. Elles après un séjour de neuf mois à Lisbonne (1558) et
demeurent sans doute en deçà de ce que l'on atten- suivit la cour à Madrid. Il y fit la connaissance du
dait d'un peintre du Quattrocento. Il n'empêche que marquis de Falcés qui, nommé vice-roi de la Nou-
les peintres et les sculpteurs se font de plus en plus velle-Espagne, l'y emmena dans sa suite en 1566. Le
nombreux au Mexique à partir de la seconde moitié peintre d'Anvers eut donc à peine quelques années
du xvle siècle, présence accrue qui se traduit par une pour faire la connaissance de Pierre de Gand. Auteur
réceptivité accentuée aux courants artistiques du des scènes de guerre qui décoraient le palais vice-
Vieux Monde, en l'occurrence le maniérisme. Cette royal, Pereyns peignit des retables maniéristes pour
perméabilité instaure une dépendance esthétique qui les églises de la capitale et les couvents de province,
rompt définitivement avec l'originalité des créations laissant « maintes images de saints et de Notre-
monastiques et du Mexique des religieux. Le céno- Dame 51 ».
taphe élevé en 1559 pour rendre hommage à Charles La présence des Pays-Bas s'affirme également par
Quint par l'architecte Claudio de Arciniega constitue le biais des importations de tapisseries, de gravures et
probablement la première expression du maniérisme de toiles de Flandres. En 1586, l'encomendero *
au Mexique, et l'on s'accorde à faire des années 1570 Pedro de Irala introduit « des toiles de Flandres à
la période à laquelle s'ébauche un art nouveau 4 . Des sujet religieux [a lo divino], les Apôtres et d'autres
années-charnières pour l'image coloniale puisqu'elles de la Passion du Christ, et quelques-unes sur des
voient la disparition de Pierre de Gand et le ralen- thèmes profanes [a lo hunnano] 52 ». L'influence de
tissement des chantiers monastiques tandis que Gérard David, celle de l'école de Geertgen et notam-
prennent pied au Mexique deux supports majeurs du ment de Martin de Vos s'exercèrent à travers les
catholicisme baroque: la Compagnie de Jésus et le oeuvres qui parvinrent en Amérique. Il semble même
tribunal du Saint-Office de l'Inquisition. que le Saint Michel de Martin de Vos (que conserve
Aux côtés des architectes Claudio de Arciniega, encore l'église de Cuautitlàn) ait fourni l'archétype
Francisco Becerra et Juan de Alcântara, des Fla- figuratif des anges de la colonie, un sujet majeur de
mands (le peintre Simon Pereyns arrivé en 1566, le la peinture de la Nouvelle-Espagne 53. Jusqu'au
milieu du xvlie siècle, des importations par dizaines
sculpteur Adrian Suster et le graveur Samuel Strada-
ou même par centaines d' « histoires et de paysages
nus) et le Sévillan Andrés de Concha (établi à partir
de 1568 en Nouvelle-Espagne) animent un milieu en de Flandres 54 », des arrivages continus d'ouvrages
illustrés imprimés aux Pays-Bas véhiculèrent les
plein essor qui met son talent au service de l'Église et thèmes du maniérisme nordique qui pesa singulière-
de la société coloniale naissante so
Simon Pereyns fut tenu en son temps pour le meil- * Encomendero: bénéficiaire d'une dotation d'Indiens tribu-
leur artiste de la vice-royauté. Son itinéraire illustre taires (encomienda).
174 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 175

ment sur le destin de l'architecture et du baroque ment la thématique religieuse et, hormis quelques
mexicains ss rares portraits et les toiles éphémères des arcs de
Une seconde vague de peintres dominée par les hiomphe dressés le temps d'une fête, c'est pour cer-
personnalités de Alonso Vâzquez et Baltasar de tains « le monde asphyxiant des représentations reli-
Echave Orio, débarque entre 1580 et 1603 56. Vaz- pieuses » s' qui règne sur la Nouvelle-Espagne de la
quez travaille pour le palais, l'Université et l'Hôpital lin du xvie au xvlle siècle. Un univers qui, à la dif-
de Jésus; Echave Orio déploie un talent prolifique férence de l'Espagne de Murillo et de Zurbarân,
qui l'a fait considérer comme le fondateur de l'école rejette le trivial, le populaire, ignore « la réalité cam-
mexicaine de peinture. Ces deux premières généra- pagnarde et faubourienne ». L'image baroque mexi-
tions de peintres maniéristes sont formées en Europe caine est donc essentiellement religieuse et conven-
et de plus en plus fréquemment en Espagne d'où elles tionnelle, ce qui la distingue de l'Espagne et de
apportent leur style et leur expérience. Elles dif- l'Italie baroques, et probablement du Pérou où le
fusent l'héritage du maniérisme italien et sévillan inonde coloré des caciques figure fréquemment sur
alors que le Mexique des missionnaires avait dû les toiles 58.
compter sur ses propres forces. Le tournant est déci- La troisième génération des artistes maniéristes est
sif. L'improvisation et le déphasage stylistique des beaucoup plus ancrée dans le milieu mexicain, plus
temps monastiques font place dorénavant à l'adop- :assujettie à ses goûts et à sa demande, tandis que les
tion appliquée des courants européens. contacts avec l'Europe déclinent sans pour autant
Derrière les grands noms il faut imaginer un disparaître : moins de peintres traversent l'Atlan-
peuple d'élèves et d'artisans espagnols, indiens et tique, moins d'oeuvres les suivent. Cette génération
métis, qui s'affairent dans les ateliers, les boutiques assure la transition vers le baroque dans le premier
et les corporations. Dans le même temps la clientèle tiers du xvlle siècle. Elle réunit des artistes du talent
des artistes grossit et se diversifie. La cour, l'Église, de Luis Jurez (t 1639), Alonso Lôpez de Herrera et
les autorités municipales, l'Université, l'Inquisition, Baltasar de Echave Ibia 59. Avec le Sévillan Sebas-
les confréries et les riches particuliers se livrent une tian Lôpez de Arteaga (t vers 1655) et son disciple
concurrence de plus en plus vive et rivalisent de José Juarez, l'ombre de Zurbarân et du ténébrisme
commandes qui affirment publiquement, ici comme plane un moment sur la peinture mexicaine 60. Mais
ailleurs, pouvoir, prestige et influence sociale. c'est véritablement avec José Juârez (t vers 1660)
Voilà donc réunis tous les moyens d'une prédilec- que le baroque se substitue à l'atmosphère italiani-
tion pour l'image et d'une production à vaste échelle, sante. Nous atteignons dès lors la période du grand
conforme au goût européen, impulsée par l'Église, essor de la peinture mexicaine qui correspond, sou-
placée sous la surveillance de l'Inquisition et celle de lignons-le, à la prolifération du culte des images. La
prélats au zèle parfois intempestif. La docilité et le multiplication des tableaux — et donc la montée de la
conformisme demeurent partout de règle : la produc- demande — est alors telle, que la qualité en pâtit.
tion des peintres du Mexique privilégie majoritaire- C'est du moins ce que déplorent les peintres qui
176 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 177

réclament en 1681 la rédaction de nouvelles ordon- sous un masque [...], car la divinité est cachée aux
nances pour contenir « la grande irrévérence à yeux des hommes qui ne peuvent la voir 64,» Une
l'encontre des images sacrées dues à ce que leurs même exégèse de l'image opère donc en Europe
auteurs sont des Indiens et d'autres personnes qui comme au Mexique. Là une nuée, ici un masque pour
n'ont pas appris ces offices et en ignorent tout 61 » signifier ce qui échappe à la vue et à l'art du peintre.
Sous la plume de Torquemada l'image du dieu
mexica prend l'allure d'un assemblage d'attributs, de
DES MOTS SUR DES IMAGES ymboles et de définitions : les oiseaux, les papillons
dénotent l'empire sur la création, les petits miroirs
Tous ces peintres produisent une imagerie reli- brillants (qui sont ses yeux) marquent l'omniscience,
gieuse où l'on peut aisément repérer les influences Ir collier des cours humains manifeste que la vie des
successives qui traversent la peinture espagnole du hommes participe de Dieu. Mexicaine ou euro-
« siècle d'or » 62. Par-delà les variantes stylistiques I iéenne, la représentation est conçue comme un texte,
transparaît chez les artistes et les lettrés de la Nou- t uinme un ensemble de signes à décrypter. La vision
velle-Espagne un nouveau rapport à l'image, plus rhé- itianiériste permet à Torquemada de ne pas se borner
torique et plus intellectualisé. L'image maniériste - ja dénoncer la forme monstrueuse des idoles mexi-
puis baroque — joue sur la surcharge décorative, la c,rines, elle l'incite à dépasser la sphère de l'analogie
floraison allégorique, la recherche savante, la sophis- vi (le la ressemblance pour scruter le domaine des
tication et la pluralité des sens. Les peintres par Ptip,nifications, des emblèmes et des couleurs. A moins
tagent les préoccupations de l'Italien Cesare Ripa qu i Bine ce ne soit l'étude même des idoles, sa propre
s'était penché en 1593 dans son Iconologia sur « le% i u riosité « ethnographique » qui aient suggéré au
images faites pour signifier une chose distincte dc r lironiqueur franciscain des voies d'interprétation
celle que l'on voit avec l'aeil 63 »• Pour Ripa, p,r i rejoignant l'expérience d'un siècle de peinture allégo-
exemple, « la beauté se doit peindre avec la tête per H(j11e G5 ?
due dans les nuées car il n'y a pas de chose dc .'image maniériste apparaît comme le produit
laquelle on puisse plus difficilement parler dans u ne d'une construction intellectuelle, l'avatar raffiné de
langue mortelle et qui se puisse moins facilemeni Iii grison graphique et de la théorie du signe comme
connaître de l'intelligence humaine ». La rechercl►-- , il l'ordre conceptuel régissait intégralement l'ordre
de l'allégorie et de la dénotation se manifeste jusq il(- I~ciceptuel. Ce qui vaut pour le projet comme pour
dans des oeuvres consacrées aux idoles mexicaine", I'u•uvre achevée, pour la toile à peindre comme pour
Le chroniqueur Torquemada fait involontairenicc.iti In représentation que l'on décrit et déchiffre 66 dans
écho au commentaire de Ripa dans la description un monde devenu hiéroglyphe (Octavio Paz).
qu'il livre du dieu mexica Huitzilopochtli : « Il avais >n comprend dans ces conditions que l'image
un masque d'or pour dénoter [para denotar] que i:i ii titi é ris te demeure inconcevable et parfois
déité est recouverte et qu'elle ne se manifeste yuc Inn un,prehensible sans le texte qui lui est invariable-
178 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 179

ment associé. Les prédicateurs, les commentateurs, ui Ivre peint avec son fruit, et la légende dit: "Fruc-
les auteurs d'opuscules évoquent et décrivent d'un isur►, dabit in tempore suo 69 ".
même élan les pinturas y letras qui correspondent au I ,e parallélisme entre l'image et le texte peut être
prodige, au miracle ou au saint qu'ils exaltent. 1.(•~, poussé plus loin encore. Il joue, par exemple, entre la
éloges et les hiéroglyphes 67 contenus dans les boy n Iu'oduction de l'image et celle du texte relatif aux
dures et les targes (tarjas), les vers qui s'y logent, uuuuiacles qu'on lui attribue. L'invocation d'une image
constituent les compléments indispensables et les pro Ic saint Dominique conservée dans le couvent cala-
longements attendus des images. Dans les premièrcr+ huais de Soriano sauva en 1630 la ville de Mexico
années du xvIIe siècle, à l'époque même où Torque dd'tune nouvelle inondation catastrophique. Or l'image
mada rédigeait sa Monarqufa indiana, on pouvais u n i t encore inconnue en Nouvelle-Espagne; on ne
contempler dans un sanctuaire fameux des environs disposait alors que du récit en italien des miracles de
de Mexico l'Apparition de la Vierge de los Remedio.% Suwiano. C'est parce qu'un dominicain avait pris soin
aux Conquistadors au cours de la Conquête. La toile ik rédiger une version espagnole de l'original italien
est entourée d'inscriptions en latin et en castillan qui ri en avait distribué six cents exemplaires que cette
glosent le miracle. Elle est flanquée de deux nouvelle dévotion se diffusa dans la capitale. Ce n'est
colonnes: en haut de l'une d'elle est représentée ipuu'ensuite qu'une reproduction de l'image de Soriano
l'Espérance avec le mot Spes, puis on découvre le p i rvint au Mexique et fut copiée par le peintre
dessin d'une échelle accompagnée de l'inscription Alonso Lôpez de Herrera avec un talent que ses
Scala Coeli, « et à côté un ange, une plaque à la u ontemporains tinrent pour miraculeux 70.
main, avec à l'intérieur cette inscription " Spcea II reste à s'interroger sur l'impact effectif du texte
omnium Terrae 68 " ». L'exploration de cette forêt iliii accompagne l'image. L'obscurité, la distance le
touffue d'images entrelacées de symboles (les « hiéro u r adent d'ordinaire difficile à déchiffrer et, de toute
glyphes ») et d'inscriptions semble aujourd'hui uii manière, il se révèle parfaitement inaccessible au
exercice interminable et répétitif. Il n'empêche que t uinmun des mortels qui, même s'ils savent lire,
pour les ecclésiastiques et les artistes le verbe et ignorent le latin ou s'égarent dans l'érudition biblique
l'image formaient un couple indissoluble, délibéré- r mythologique dont font assaut les concepteurs de
ment redondant au point de rendre superflue toute, tes ensembles. S'ils comblent les savants, eruditio et
description méthodique des représentations iconogra- urli ficio lassent les meilleurs lecteurs, de l'aveu
phiques. L'emploi conjoint des « hiéroglyphes » et des iuéme de ceux qui nous laissent ces descriptions-
insignes accompagnés de leurs légendes respectives Iccnves ". L'image maniériste participe donc d'un
illustre avec éloquence cette volonté de redondance: programme visuel qui rompt à bien des égards avec
« La Miséricorde est peinte avec l'insigne qu'on lui Ik.s grandes fresques didactiques de l'art monastique.
connaît et le nom Misericordia; au-dessus sont 1-11e perd l'efficacité éducatrice de l'image francis-
peintes des fleurs et des inscriptions qui disent c,iine pour devenir un produit intellectualisé à
"Flos campi " f...]. Il y a un autre hiéroglyphe, un l'extrême, aussi difficile à décrypter qu'une image de
180 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 181

Peter Greenaway dans le cinéma britannique des ~~.► ►►c puisqu'elle est enregistrée par des chroniques
années quatre-vingt. Il n'empêche que ce manque de indiennes : Juan Bautista, alguacil de Tlatelolco —
lisibilité immédiate se révèle tout à fait compatible une bourgade logée entre Mexico et le Tepeyac —,
avec le rôle thaumaturgique désormais assigné ,l ►►►signe dans son journal pour l'année 1555:
l'image. C'est même de l'association d'une représear Sainte Marie de Guadalupe apparut à Tepeya-
tation surchargée de sens et d'un objet saturé d'une t fit, » 73.

vertu miraculeuse que naît l'image baroque cernée de fuis succède un silence relatif de la part de
textes trop hermétiques pour maintenir la distance du l' I lise et des sources officielles. Il dure presque un
prototype à la copie. Lestée de ses hiéroglyphes, l;► ,i ele. Durant ce laps de temps le culte de la Guada-
sphère du baroque croise celle de l'ixiptla préhispa iwpe prospère en milieu indigène — les Indiens se
nique. I'i t sent au Tepeyac en septembre 1566 74 — sans ces-
pour autant d'attirer les Espagnols : dans les
~n►r►ées 1560 le conquistador-écrivain Bernai Diaz del
LA « NOUVELLE DE SA PRODIGIEUSE ORIGINE » ► ►stillo célèbre les miracles de la Vierge tandis
I i►' Alonso de Villaseca, personnage richissime, offre
Revenons sur les traces de la Vierge de Guadalupe. viii e image d'argent qui est placée en 1568 sur l'autel
Le mystère de sa trajectoire tient en grande partie ;l ~pi1iicipal 71; dans les années 1570 une église a rem-
ce que la pensée et la créativité qui s'expriment à tr.► lacé l'ermitage du Tepeyac et l'archevêque de
vers cette image empruntent des voies figuratives qui Mexico songe à y ériger une paroisse ou un monas-
se laissent mal capter par les mots. La récupération h ie; les vice-rois y font leurs dévotions. Mais tout
conceptuelle que tente au milieu du xVIIe siècle da sans qu'il soit jamais question d'une apparition
Miguel Sà,nchez, loin d'épuiser la spécificité du phé de la Vierge ou de celle d'une image miraculeuse. En
nomène, ne fait qu'y ajouter une dimension supplie 1001, petit scandale mais aussi rare information
mentaire, même si à la longue elle se révéla cruciale: unsignée par les sources : Juan Pabén, le sacristain
On se souvient donc que le tableau que Montufar indigène (?) de l'ermitage est poursuivi pour concubi-
laisse, ou plus vraisemblablement fait installer vers; i ige avec une métisse 76. En 1622, l'archevêque de
1555 dans le sanctuaire de la colline du Tepeyac étaie n-iexico, Pérez de la Serna (1613-1624), favorise à
« sans fondement aucun » aux yeux exaspérés dcc.,~ . ~n tour le culte et fait placer l'image dans un taber-
franciscains. Il est probable que du côté de l'archevc iiaetc d'argent 77. Un an plus tôt, Luis de Cisneros,
ché, sans vouloir accréditer ouvertement une ascen 1 roniqueur de la Vierge de los Remedios — voisine et
dance miraculeuse 72, on ait cherché à faire oublia u vale de celle du Tepeyac —, avait bien signalé les
qu'un peintre indigène en était l'auteur (Marcos) 1i~►mbreux miracles de la Guadalupe et la vogue de
Toujours est-il que cette première épiphanie aussi .( )n culte, mais sans un mot sur de quelconques appa-
mystérieuse que maladroite, aussi discutable que dis ~ ions 'g. Après l'inondation catastrophique de 1629,
cutée, ne passe guère inaperçue dans la société indi. l'image est transportée dans la capitale pour faire
182 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 183

cesser les pluies diluviennes. En vain. C'est peut-êt r, primordiaux — ces titres de propriété forgés par des
pour cette raison que, la déception et l'oubli aidant indigènes — qui racontaient l'origine des communau-
la Guadalupe perd la faveur des foules dans lc. s indiennes sous une forme cyclique $0 ; il est égale-
années 1640. Selon le Journal de Robles 79, seul dan incnt probable qu'il se soit agi d'une information à la
la capitale le couvent de Santo Domingo en abritai lois orale, peinte et écrite : orale sous la forme de
encore une copie quand, en 1648, un prêtre, le bachc. i liants célébrant le miracle — ou les miracles — de
lier Miguel Sânchez, publia son Imagen de la Virgeri l'image, peinte sous la forme de codex picto-
Madre de Dios de Guadalupe et donna une impul N,rarphiques aux mains de caciques locaux 81, et peut-
sion aussi magistrale que définitive au culte assoupi e t rc écrite puisqu'un historien jésuite se réfère vague-
Selon cette version appelée à devenir canonique, L tient à des annales 82.
Vierge était apparue à trois reprises en 1531 à u~ 'toujours est-il que ces informations et ces récits -
Indien dénommé Juan Diego. Venu en informe ,t un certain moment rassemblés, unifiés et transcrits
l'évêque Juan de Zumârraga, Juan Diego ouvrit s; aboutirent à un manuscrit connu sous le titre de
cape sous les yeux du prélat : à la place des rose Nican Mopohua, dont le compilateur, voire l'auteur,
qu'elle enveloppait, l'Indien découvrit une image d est peut-être le chroniqueur métis Fernando de Alva
la Vierge, miraculeusement imprimée, « qui es ixtilxôchitl. Cet historien, amateur de codex et de
aujourd'hui conservée, gardée et vénérée dans soi um.rnuscrits, fréquentait l'intelligentsia de la capitale
sanctuaire de Guadalupe ». ci il lui était aisé de communiquer le document à des
Que s'est-il passé de 1556 à 1648, de l'enquête d~ r Icres en mal de sources 83. Enfin la mémoire et
Montufar à la publication du livre de Sânchez? Offi l'imaginaire indigènes comme les textes qui cir-
ciellement, rien. En fait, pas mal de choses. On buts t'ulaient se nourrirent incontestablement de témoi-
sur l'énigme de cette longue période de latence tnages visuels, d'ex-voto et de fresques comme celle
presque un siècle — qui aurait pu se clore sur l'efface i ii ornait encore en 1666 le dortoir du couvent de
ment et l'oubli si l'Imagen de la Virgen n'avait oppor 'rrautitlân : on y voyait le héros de Sânchez, l'Indien
tunément paru. C'est avec peine que l'on repère ou lu.rn Diego, et son oncle, Juan Bernardino, aux côtés
plus exactement, que l'on reconstitue les chemine d'un « frère un tel de Gand »: on reconnaîtra en lui
ments de la dévotion : sur un fond persistant de piét( notre Pierre de Gand qui eût été probablement bien
créole et métisse, tissé de miracles presque ininter nrpris de se trouver en semblable compagnie 84.
rompus, des récits indigènes relatifs à l'apparitior Dès les premières années du xvile siècle plusieurs
auraient circulé. Il est possible qu'ils aient mis ci indices — parmi lesquels le témoignage d'un vicaire
scène des Indiens et des figures archétypique: de l'ermitage de Guadalupe — suggèrent que des tra-
comme pouvait l'être celle du premier évêque c ditions relatives à une origine miraculeuse de l'image
archevêque de Mexico, Juan de Zumârraga; il es' mrvaient cours en milieu espagnol 85. Mais ces tradi-
aussi possible qu'ils aient été brouillés avec la chrono i ions n'émergent en pleine lumière et n'accèdent à la
logie occidentale comme le furent plus tard les Titra, notoriété qu'avec la parution du livre de Sânchez qui
184 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 185

s'empare des récits et des rumeurs pour écrire son Il n'est pas indifférent que, loin d'avoir été le cou-
histoire. L'auteur a quarante-six ans. Huit ans plus io►nnement et la sanction idéologique d'une pratique
tôt, il s'est illustré en prononçant un sermon à la ~(ligieuse bien enracinée, l'entreprise hagiographique
gloire de saint Philippe de Jésus, premier saint mexi- +I(, Sânchez, Lasso et Becerra Tanco se soit édifiée
cain martyrisé au Japon, comme s'il avait déjà Nur une dévotion en déclin et une mémoire orale en
éprouvé la nécessité d'exalter un christianisme enra- I►crdition. Les conditions sont alors réunies pour que
ciné en Nouvelle-Espagne. C'est d'ailleurs à cette P+ur les incertitudes et les lacunes de la tradition sur-
époque qu'il décide de se consacrer à la rédaction tisse une irréfutable construction au contour net,
d'un ouvrage consacré à la « Seconde Ève », la Vierge vtiscntiellement axée sur une image miraculeuse.
du Tepeyac. Grâce à lui, « la dévotion des Mexicains 1,'effacement et le déni des origines humaines de
pour l'image sacrée s'enflamma fort et depuis lors, au l'image que propage la version retenue par Sânchez
fur et à mesure que se répandit la nouvelle de sa pro- fondent la croyance mariale avec d'autant plus de
digieuse origine, la dévotion pour son vénérable sanc- force que le travail auquel se livrent nos trois « évan-
tuaire ne fit que croître 86 ». p,élistes » est d'une bonne foi à toute épreuve. Un tra-
vail « définitif » qui aboutit à tendre une fois pour
toutes un « souvenir-écran » sur les à-peu-près d'une
LE LANCEMENT DE L'IMAGE mémoire en déroute, qui elle-même escamote la trop
humaine initiative de 1556 91. Le procédé interdit
L'ouvrage de Miguel Sânchez est immédiatement (out rappel d'une réalité qui, au prix d'un scandale
suivi d'une autre publication, due à la plume de Luis ,aussi impensable qu'insupportable, mettrait en doute
Lasso de la Vega (1649), ami de Sànchez et chape- l'origine divine et miraculeuse de la Vierge. En ce
lain du sanctuaire depuis 1647, qui cette fois livre en sens, la fiction de 1648 s'apparenterait à une féti-
nahuatl le récit des apparitions et des prodiges. Lasso chisation à l'issue de laquelle, dans ce cas comme
de la Vega s'adresse à un public indigène pour ravi- dans d'autres, « la chose fétichisée semble se renfor-
ver « ce qui s'était beaucoup effacé sous l'effet des cer, se durcir en certains détails définitifs 92 ». C'est
circonstances du temps $' ». Non sans succès puisque ainsi que cristallise un nouvel imaginaire qu'il reste à
dès 1653 le destin des abondantes aumônes qui enraciner dans les esprits et les institutions.
confluent vers le sanctuaire inquiète l'archevêque 88. Les trois « évangélistes » de la Guadalupe sont loin
Luis Becerra Tanco se joint à eux en publiant en d'être isolés. Il fallait non seulement la plume de ces
1666 son Origen milagroso pour abattre le « sépulcre prêtres, nés avec le siècle, pour raviver et relancer un
de l'oubli 89 ». De leur côté, les jésuites Mateo de la culte assoupi, peut-être même en voie d'extinction,
Cruz (1660), Balthazar Gonzalez (avant 1678), Fran- niais également un milieu ecclésiastique prêt à soute-
cisco de Florencia (1688) et bien d'autres ensuite nir l'entreprise — théologiens, jésuites, inquisiteurs,
prennent le relais et poursuivent inlassablement hauts dignitaires de l'Église —, préfiguration d'un
l'œuvre de diffusion 90. « lobby guadalupaniste » sensible au prestige qui ne
186 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 187

manquerait pas de rejaillir sur la terre mexicaine, (l'auteur de la version indigène) remercient avec
« en l'honneur de la patrie dont nous, ses enfants, rl fusion 97. L'archevêque avait pris parti contre Juan
devons conserver les gloires 93 ». L'entreprise n'csI tic Palafox dans le conflit mouvementé qui secouait
pas née subitement de l'illumination d'un Miguel lu vice-royauté et opposait l'évêque de Puebla aux
Sànchez. Comment s'expliquerait-on que son récit Ir suites. Allié à l'inquisiteur Manosca, son parent,
miraculeux ait si aisément obtenu la bénédiction de (',archevêque put d'autant mieux couvrir l'entreprise
l'Église et son imprimatur si le terrain n'avait été tic Sânchez et de Lasso qu'il avait passé son enfance
préparé depuis plusieurs années? Les autorités ecclé- et son adolescence à Mexico, où il avait eu le loisir de
siastiques ne pouvaient qu'avoir eu vent de la légende Mc familiariser avec les traditions qui couraient sur le
et du projet de Sânchez pour se montrer aussi N,rnctuaire de la Guadalupe. N'est-ce pas d'ailleurs
promptes à valider plusieurs apparitions de la Vierge, ion autre archevêque, Montufar, qui avait donné
plus celle d'une image manu divinu depicta. De fair presque un siècle auparavant plus qu'un coup de
l'auteur de l'Imagen songeait à son projet depuis pouce à la dévotion guadalupéenne? Tout indique en
1640 et peut-être en avait-il communiqué dès 1646 le outre que le chapitre de la cathédrale découvrit dans
manuscrit à Lasso de la Vega. De son côté Francisco la Vierge du Tepeyac une patronne à opposer à la
de Siles — qui devait en 1648 couvrir d'éloges l'Ima- Vierge de los Remedios que vénérait la municipalité.
gen de la Virgen et jouer jusqu'à sa mort le rôle de Au Mexique comme dans le reste de la catholicité, le
propagateur du culte — aurait publié vers 1644 des i).rtronage des saints et des images est tout à la fois
lettres adressées à Sânchez, consacrées à l' « histoire sine expression et un enjeu des rivalités qui divisent
guadalupéenne » 94. Derrière ces complicités, ces les milieux dirigeants au sein de la société baroque 98.
écrits et ces appuis se profile l'un des milieux en vue Il faut néanmoins attendre les années 1660 pour
de la société coloniale au milieu du siècle: un noyau (lue les autorités ecclésiastiques interviennent direc-
créole et universitaire. Lasso de la Vega et Sânchez tement et qu'une démarche officielle se substitue aux
sont passés par les bancs de l'Université de Mexico initiatives individuelles. A l'instigation de Francisco
où le second a postulé une chaire 95; Becerra Tanco (le Siles et de Juan de Poblete qui avaient publique-
devait y professer les mathématiques; au rang des ment soutenu Sânchez en 1648, le chapitre de
universitaires qui apportent leur approbation et leur l'archevêché et le vice-roi-archevêque demandèrent à
soutien à l'entreprise, figurent Juan de Poblete, Rome que le 12 décembre, date retenue pour l'appa-
doyen de théologie, Pedro de Rozas, lecteur dans la rition, fût déclaré jour de fête. Pour appuyer la sup-
même discipline, et Francisco de Siles, titulaire de la plique, une enquête fut ouverte à Mexico sur les cir-
chaire de théologie. La plupart sont liés d'amitié et constances du miracle 99. Si l'Église suivit avec
ne le cachent pas 96. bienveillance le lancement du culte, si elle autorisa la
N'oublions pas non plus, à l'arrière-plan, l'ombre publication du récit en nahuatl de Lasso par la voix
de Juan de Mafiosca, archevêque de Mexico depuis de son provisor et accueillit les démarches de Siles, si
1645, que Miguel Sanchez et Luis Lasso de la Vega l'Inquisition laissa diffuser la mariophanie du
188 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 189

Tepeyac — pas moins de quatre apparitions mariales -- Si la diffusion du culte guadalupéen est bien
sans exiger d'enquête, l'opération orchestrée autour l'amorce d'une affirmation « protonationaliste », elle
de l'image demeura avant tout le fait de curés et de coïncide également avec la culmination des persé-
chanoines créoles animés d'une extraordinaire persé- cutions contre les marranes. Chrétiens en apparence,
vérance. L'enquête de 1666 vérifia que la tradition judaïsants de fait, les membres de cette petite
locale, chez les descendants de ceux qui avaient communauté étaient parvenus à s'intégrer à la société
connu ou approché Juan Diego, correspondait subs- coloniale lorsque, pour des raisons politiques — la
tantiellement aux informations répandues par Sn- révolte du Portugal en 1640 —, les autorités virent en
chez et Lasso. Mais, dans la mesure où les questions eux des traîtres en puissance et se résolurent à les éli-
adressées aux témoins contenaient les éléments de miner. Le grand autodafé de 1649 sonne le glas de la
leurs réponses, on a le sentiment que la procédure communauté juive au Mexique qui disparaît sur les
revint davantage à fournir une caution indigène à la bûchers ou les chemins de l'exil. La simultanéité des
version officielle de 1648-1649 et à mouler les deux projets — l'anéantissement du judaïsme mexi-
mémoires et les témoignages locaux sur la vulgate de cain et xe lancement délibéré du culte guadalupéen --
Sânchez. Ce fut aussi l'occasion de recueillir le sou- est peut-être davantage qu'une coïncidence chrono-
tien de tous les ordres religieux, franciscain, augustin logique. Il se trouve que la persécution s'inscrit à
et dominicain, mercédaire et jésuite. Le consensus merveille dans une opération prénationaliste, destinée
à réunir la société coloniale autour d'une manifesta-
était atteint, la dissidence franciscaine bien oubliée,
tion aussi profondément catholique qu'insupportable
et l'image triomphait.
aux judaïsants puisqu'elle mêle culte marial et culte
D'autres facteurs favorisèrent le lancement. Dès des images lo'. La grande fête baroque orchestrée par
1648 apparaissent les premiers feux d'un nationa- l'Inquisition que fut l'autodafé du 11 avril 1649,
lisme embryonnaire, ce « patriotisme guadalupéen » « apothéose de la présence inquisitoriale en Nouvelle-
qui a déjà beaucoup retenu les spécialistes. Pour ses Espagne 102 », avec ses trente mille spectateurs
promoteurs, le prodigue du Tepeyac est exceptionnel enthousiastes, toutes races confondues, le vice-roi et
et le prestige doit en rejaillir sur la ville de Mexico et la cour, l'archevêque, les clergés régulier et séculier,
sur l'Amérique. Le chantre de la cathédrale, Juan de préfigure les foules qui, toujours plus nombreuses, se
Poblete, ne ménage pas sa plume dans l'approbation presseront jusqu'à nos jours vers le sanctuaire du
qu'il rédige pour l'ouvrage de Sânchez : « L'appari- Tepeyac. Ce même mois d'avril 1649, une semaine
tion d'une image qui de toute évidence est l'une des après l'autodafé de Mexico, dans un autre grand
plus prodigieuses que les histoires aient rapportées. » moment de ferveur mexicaine le visitador Juan de
Le chancelier Francisco de Barcenas renchérit: Palafox — personnage considérable puisqu'il fut
« Vous avez écrit les gloires de Mexico, notre patrie.» évêque de Puebla, archevêque de Mexico et vice-roi
Le ton se maintint par la suite, porté par l'emphase et — préside les cérémonies de consécration de la cathé-
l'élan d'une exaltation baroque qu'un Sigüenza porte drale de Puebla, la deuxième ville de la vice-
à son paroxysme loo royauté 103
190 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 191

Toutes ces manifestations spectaculaires marquent prédicatrices d'excellences cachées los » Mais les
aussi le terme d'une période de turbulences et de auteurs sont aussi conscients de produire une « his-
conflits (1642-1649) entre les clans qui se disputent luire publique », « portée à la lumière publique 106 »,
le pouvoir en Nouvelle-Espagne. Dans ce contexte, (le faire oeuvre de « divulgation », de développer un
• l'opération guadalupéenne manifeste peut-être autant projet qui doit « aviver la dévotion des tièdes et
une initiative du clergé séculier de la capitale - l'engendrer à nouveau chez ceux qui vivent dans
auquel appartiennent Sânchez, Lasso de la Vega, l'ignorance de l'origine mystérieuse de ce portrait
Becerra Tanco -- qu'elle profite d'une volonté de ~ cleste "' ».
conciliation et d'unanimisme autour d'une dévotion Tout en offrant une interprétation ou un support
exceptionnelle. Mais réduire l'affaire de la Guada- publicitaire », le texte de Sânchez fait coup double.
lupe à des dimensions strictement idéologiques et I! se substitue d'une part au silence des sources
politiques, c'est négliger l'essentiel, l'image qui la écrites en publiant la tradition « antique, uniforme et
fonde et l'emprise singulière et multiple qu'elle générale » à laquelle plus tard Becerra Tanco se pro-
exerce. posa d'apporter des bases « historiques » 108. Il installe
d'autre part l'image dans la longue durée, c'est-à-dire
dans la perspective de la Tradition de l'Église univer-
LA PLUS PRODIGIEUSE DES IMAGES selle. L'exégèse de Sânchez s'appuie sur le texte de
l'Apocalypse de saint Jean, dont il fait le fondement
L'entreprise menée par Sânchez et ses épigones est théologique et la source de l'image laissée par la
d'abord une « mise en livre », avec tout ce qu'elle sup- Vierge : la Femme qui apparaît à l'apôtre — « image
pose d'appropriation, de fixation et d'authentification peinte au ciel » — et qui triomphe de la Bête, ne serait
de 1' « événement » dans une vice-royauté où l'impres- autre que l' « original prophétique de la Vierge de
sion est étroitement surveillée, essentiellement reli- Guadalupe », le prototype de la copie mexicaine
gieuse et où l'on ne publie que pour consacrer. Pour miraculeusement déposée sur la cape de Juan
la première fois la tradition guadalupéenne est nor- Diego 109 Ce rapprochement étonnant flottait dans
malisée, enregistrée et diffusée par le livre. Elle l'air du temps. Il a pu être suggéré par la lecture d'un
s'insinue ainsi dans la tradition de l'Église mexicaine sermon qui, quelques années plus tôt, avait comparé
avec l'espoir d'être reçue dans toute la catholicité 104. la Femme de l'Apocalypse à l'Immaculée Concep-
En conjuguant l'écriture et la peinture mira- tion La représentation mexicaine (ill.9) — une
culeuse, l'intellect et la vue, l'initiative de Sânchez Vierge sans Enfant, à la différence de la statue du
satisfait également l'une des exigences baroques : même nom que l'on vénérait en Espagne — pouvait
« Si la peinture est accompagnée de mots qui avoir subi assez de retouches et de restaurations pour
l'expliquent, outre les admirables éloges que le répondre au goût du jour et s'inscrire dans le sillage
regard lui a consacrés, elle en tire de l'estime car les du culte de l'Immaculée et des images qui, de plus en
mots incitèrent à leur lecture et ce furent des langues plus nombreuses, la représentaient. En 1620 et 1622
192 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 193

l'un des meilleurs artistes de la Nouvelle-Espagne, loin d'être l' « authentique » — au sens où nous l'enten-
Baltasar de Echave Ibia, peignit une Immaculée et (Ions — serait la noticia, la fiction aménagée et repen-
une Vierge de l'Apocalypse nimbée de bleu, debout ;ée que mettent au point et diffusent avec succès
sur le croissant et le Serpent (ill.10), qui témoignent ti<inchez, Lasso et Becerra Tanco. S'instaure alors
de l'intérêt que suscitaient ce thème et cette invoca- une temporalité factice, arquée sur le vide, que tous
tion dans les premières décennies du xvlie siècle les « apparitionnistes » — les tenants de la version pro-
Mais Sànchez tire encore davantage du miracle de digieuse — s'ingénieront jusqu'à nos jours à explorer,
l'image : il en extrait le sens profond de la conquête ï~ meubler de textes, à peupler de témoignages,
du Mexique: la terre a été « gagnée pour qu'y appa- d'indices et d'objets. Temporalité ancrée sur l'appari-
raisse une image de Dieu de cette valeur », le ion de l'image, intégralement échafaudée sur une
Mexique devient le réceptacle providentiel, le théâtre image et orientée par elle. L'image guadalupéenne
« gagné » de haute lutte pour que s'y produise l'appa- projetée sur l'année 1531 éclaire soudainement toute
rition "Z. C'est assez pour que se construise et se l'ère qu'elle ouvre d'un jour si aveuglant qu'on en
greffe sur l'image un passé destiné à faire autorité, perd de vue l'initiative — en son temps pourtant fort
un passé plausible, recevable et à jamais irréfutable. opportune — prise sous l'archevêque Montufar. Elle
Arrêtons-nous sur cette temporalité singulière, por- se coule à son tour dans l'ombre portée du récit de
tée et produite par l'image, temporalité qu'elle préfi- l'Apocalypse et en émerge solidement rattachée à la
gure, inaugure et accompagne de sa présence mira- Tradition de l'Église. Ainsi se cristallise la tempora-
culeuse. En datant l'épiphanie de 1531, Sànchez lité de l'imaginaire que diffuse la version de Sànchez
inaugure une préhistoire fantastique qui escamote et comme s'était cristallisée la narration des origines
précipite dans l'oubli l'épisode montufarien désor- surnaturelles de l'image. L'image du Tepeyac permet
d'amarrer l'Amérique au temps de la chrétienté.
mais dénué de toute raison d'être. L'épisode de 1555-
C'est un magnifique instrument de repérage et de
1556 — épiphanie tortueuse et bricolée de l'objet mise en perspective chronologique; davantage
peint — est effacé par les mariophanies au-dessus de encore, c'est un greffon de mémoire assuré de l'éter-
tout soupçon de 1531, apparitions de la Vierge et de
nité 13
l'image. Est-ce à dire que le mythe se substitue à
l'histoire? D'un côté l'histoire authentique — sédi-
mentation progressive de dévotions et d'images mais UNE IMAGE PARFAITE
également temps gris où rien n'accroche la mémoire
— et de l'autre, l'exaltation tardive de l'épiphanie de Avant cela l'image est un objet prodigieux saisi
1531 — mythologisation savamment orchestrée, lan- dans une réflexion qui court sans cesse du texte à
cée au beau milieu du xvlie siècle? Ou serait-il plus l'image et de l'image au texte. En définissant les
pertinent de discerner des temporalités distinctes caractéristiques de l'image guadalupéenne, Sànchez
dont la plus chargée d'impact, de sens et d'émotion, s'emploie à baliser et à fixer les frontières du phéno-
194 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 195

mène. La « normalisation », qui prend pour nous lait que l'original ait été peint « non sur la terre mais
l'allure paradoxale d'une fantastique surenchère au dans le ciel 119», avant d'être remis en 1531 au pro-
miracle, joue sur trois registres : la copie parfaite, le vincial des dominicains de la ville de Soriano. Mais
• miracle de la reproduction, la présence en terre mexi- (lès le début du xviie siècle la rumeur ne prêtait-elle
caine. L'image terrestre constitue la copie mira- Iras à la Guadalupe du Tepeyac une origine divine? Il
culeuse, le trasunto por milagro de l'original restait à Sânchez à élaborer une formulation ortho-
céleste 14. Miguel Sânchez reprend à son compte une doxe pour que les prédicateurs n'eussent plus qu'à
théologie de l'image qui fait de Dieu le premier créa- broder indéfiniment sur le thème, jusqu'à faire de
teur d'images, puisqu'il est le créateur de l'homme. l'image le « portrait de l'idée de Dieu 120 »>
La Vierge est l'image la plus parfaite car elle est Constituée sans aucune médiation humaine et phy-
« copiée de l'original de Dieu 15 », « privilège qui est sique, la Guadalupe n'a donc pas été fabriquée, elle
toujours le sien en toutes ses images ». Tirée d'un ori- serait le produit inattendu — rien ne l'annonçait à
ginal qui est lui-même une image — « l'image origi- Mexico — et renouvelé d'une organisation onirique et
nale du ciel » — et l'image même de la beauté (her- symbolique: la vision de Patmos qui inspira à saint
mosura) de Dieu, la Vierge est une image Jean son Apocalypse. Car Sânchez identifie dans la
d'exception "b• Femme qui tient tête à la Bête l' « original prophé-
La copie du Tepeyac est par ailleurs l'effet d'une tique » de la Vierge de Guadalupe 121; mais une pro-
reproduction miraculeuse (trasunto por milagro) duction originale et non une reproduction. La singu-
puisque ce sont les fleurs réunies dans la tunique de larité de la Guadalupe tient en fait à son
l'Indien Juan Diego qui en tombant « laissèrent « désancrage » par rapport au passé immédiat. L'obli-
peinte sur elle l'image de la très sainte Vierge Marie tération de son origine humaine lui confère une aura
117
», pigment et révélateur confondus dans quelques incomparable. Ce n'est que lors d'apparitions ulté-
pétales. Copie mais aussi signe. A la différence rieures que la Vierge se conforme aux traits de la
d'autres images miraculeuses qui produisent des peinture et que, plus conventionnellement, l'immaté-
miracles et des signes, car elles préexistent à ces riel de la vision « re-produit » le signe miraculeux 122•
manifestations prodigieuses, l'image de la Guadalupe A la différence d'une image d'origine humaine, la
est déjà en elle-même un signum, un « signe mira- Guadalupe témoigne d'une maîtrise technique sur-
culeux "8 » au sens où elle est « fille légitime née d'un prenante comme le prouve l'épisode des roses. Avant
signe », « image » engendrée par « un signe ». C'est là de rencontrer l'évêque de Mexico, l'Indien Juan
l'essence à jamais singulière d'une Vierge de Guada- Diego est importuné par les serviteurs du prélat. Ils
lupe conçue comme la manifestation de l'univers cherchent à voir le contenu de la cape qui renferme
divin et de l'invisible. Là encore porté par les ser- les fleurs que Juan a cueillies. Étonnés par la beauté
mons, le thème était dans l'air : on se souvient qu'une des roses, ils tentent d'en saisir sans y parvenir,
copie d'une image de saint Dominique était parvenue « jugeant [alors] que sur la mante blanche elles
• au Mexique dans les années 1630 et la tradition vou- étaient peintes, gravées ou tissées, [...] qu'elles
196 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 197

n'étaient qu'apparentes, sculptées ou dessinées sur lit I,içon à être toujours apparue et à ce qu'on ignorât
toile 123 ». Cette illusion parfaite de la troisième itIIssi toujours la manière dont elle opérait 127•» Cette
dimension n'est pas sans évoquer la fascination exer- présence continuée de la Vierge est associée à son
cée par nos hologrammes, « elles n'étaient qu'appa- immatérialité: « Là on voit et apparaît ce qui n'est
rentes [...1, elles n'étaient pas véritables 124 „ pas ou ce qui au moins ne devrait pas être naturelle-
D'autres formulations prêtent une origine de carac- tient, et si ce l'était, cela devrait ensuite disparaître
tère presque photographique à l'effigie : « Sa sainte puisqu'il s'agit d'une composition unie de manière
image était restée imprimée sur la toile »; « le por- excessivement soignée, sans raccord, une peinture
trait de la Vierge s'estampa sur la mante ». Le phéno- ri sans coloris, [...] une image qui apparaît imprimée
mène se rapprocherait de la gravure et des signes de y,dns qu'elle ait reçu de couleurs [...], en détrempe
croix qui laissent une trace sur le corps de ceux qui sans pinceau, peinte sans pinceau, peinte sans toile, la
les reçoivent: impression, sigillum, commente le tuile dépourvue de fils 128. » Image immatérielle qui
jésuite Florencia, conçus « pour sceller et signaler ~3 t'xiste dans l'espace et le temps sans intervention
d'autres avec le signe de la croix 125 ». Becerra Tanco apparente, la représentation du Tepeyac a de quoi
aurait même soutenu que le soleil avait projeté stupéfier et fasciner le regard baroque.
l'ombre de la Vierge sur la cape de Juan Diego tandis Ces analogies — la photographie, l'hologramme, la
que les fleurs ramassées étaient responsables du chro- simulation — paraîtront anachroniques. Mais peut-
matisme 126. A force de surenchérir sur le prodige de être permettent-elles de cerner l'extrême singularité
la reproduction mariale les thuriféraires pressentent (le l'effigie guadalupéenne en dégageant sous les
confusément la magie technique et plus prosaïque digressions baroques l'acuité d'une réflexion théo-
des reproductions contemporaines. rique qui s'acharne à rendre compte du miracle et du
La Guadalupe, produite par un signe et signe elle- mystère. On saisit alors probablement mieux l'un des
même, « portrait d'une idée », représentation mentale l iens qui rattachent le monde baroque à notre monde
puis représentation figurée; le surnaturel chrétien au d'images. Ces caractéristiques sont pour beaucoup
sens d'un ensemble de signes dotés d'une vie propre, dans la faveur que le culte rencontra auprès de toutes
susceptibles de se régler et de s'autoréguler. A croire les couches de la population coloniale. L'image n'est
que si la Femme de l'Apocalypse annonce l'image pas européenne malgré un nom repris d'une dévotion
miraculeuse de Mexico, celle-ci à son tour préfigure ibérique particulièrement renommée; elle n'est
tout aussi « prophétiquement » et métaphoriquement l'oeuvre ni d'un Espagnol ni d'un indigène. Signe pro-
ce qu'est aujourd'hui la simulation par ordinateur ou, duit d'un signe, elle bénéficie donc des atouts d'une
pour mieux dire, la prolifération organisée des signes « transparence culturelle » qui ne lui interdit pas
et des images de synthèse. N'évoque-t-on pas au d'être solidement rattachée au surnaturel chrétien, à
XVIIIe siècle à propos de l'image son « apparition la Tradition de l'Église et au terroir mexicain. Mys-
continue »: « La Vierge apparaît en elle de manière tère et transparence se doublent d'un prestige inouï
continue comme elle est apparue pour la former de puisque l'apparition mexicaine est censée l'emporter
198 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 199

sur toutes celles qui la précédèrent et n'auraient fait l'amour « possessif » éclosent et se fondent inex-
que la préfigurer: « Tous les miracles ont été prépa- tricablement. Mais comment interpréter cette pul-
rés et disposés pour le miracle de l'apparition de sion qui entraîne vers l'image et dont nous vivons
notre sainte image 119. » encore aujourd'hui les avatars sécularisés?
Nul doute que l'imago maternelle que recèle la
Guadalupe n'alimente aussi la fascination que sur
LA PRÉSENCE DANS L'IMAGE tous elle exerce. Séduction d'une mère à la peau
brune comme ces nourrices métisses, indiennes et
Mais d'autres éléments que cette programmation mulâtresses qui veillaient sur les petits Espagnols
divine entretiennent la fascination. Image et relique, dans toute la colonie. La fétichisation opérée par les
« relique souveraine de l'image miraculeuse 130 », évangélistes mexicains s'organiserait autour de la
mêlant la représentation et la trace divine sur la production d'une imago unique, féminine et protec-
tunique indigène, la Vierge est autant un objet sacré trice. Production fondée sur l'oblitération forcenée et
qu'une effigie. Des fragments du pourtour de la toile inconsciente de ce qui l'a rendue possible: la pein-
sont découpés pour fabriquer des reliques 13'. Mais ture de l'œuvre par la main humaine. La piste psy-
l'image-relique n'est encore qu'une forme atténuée de chanalytique n'est pas à négliger même si elle se
la présence. L'image du Tepeyac se rapproche étran- contente fréquemment de coder ce que nous savons
gement, dans la piété des foules et les acrobaties des déjà. On serait tenté de la suivre en relisant des chro-
exégètes, de la sphère indigène de l'ixiptla. Elle est le niqueurs riches d'aperçus sur l'origine de l'idolâtrie
lieu d'une présence, « la présence de la Vierge dans la et l'amour des images, sur l'intérêt inquiétant que
sainte image 132 ». Miguel Sânchez est catégorique: vouent les petites filles à leurs poupées, sur le pouvoir
« Je ne doute pas que sur cette toile la Vierge soit là apaisant de l'image opposé aux situations d'angoisse
avec son image 133 » Une présence qui déchaîne tous et de stress, sur son rôle de substitut face au deuil, à
les enthousiasmes humains, jusqu'aux passions amou- l'absence. On découvrirait que ces auteurs espagnols
reuses. Le vicaire de l'ermitage, Luis, Lasso de la ont souvent des intuitions étonnamment modernes
Vega, se veut l'Adam de cette nouvelle Eve: « Moi et mais on s'apercevrait également que les sources
tous mes prédécesseurs avons été des Adams endor- manquent, qui permettraient, sans s'écraser sur le
mis qui possédions cette seconde Ève dans le paradis mur des archétypes, de capter ce qui unit l'« image
de son Guadalupe mexicain [...]. Bien qu'elle fût déjà prodigieuse » à l'imago maternelle et l'imago au fan-
mienne à cause de mon titre de vicaire [du sanc- tasme. Le lecteur pourra mesurer les limites de cette
tuaire], aujourd'hui possesseur glorieux, je publie ma entreprise en parcourant l'analyse d'un cas excep-
fortune et je me reconnais obligé à des attachements, tionnellement bien documenté mais tout à fait parti-
à des soins et des vénérations plus grands dans son culier 135
culte et son amour 134. » Ici le retour à la conscience, Nous sommes loin d'avoir épuisé la richesse du
l'éveil à la femme et à la mère, le bonheur, le culte et phénomène guadalupéen. Car l'image parfaite ou la
200 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 201

« Seconde Eve » de Lasso expriment les réactions lil


téraires d'un milieu lettré. Elles laissent dans l'ombre• IMAGES BAROQUES
celles du reste de la population qui n'écrit pas et ellcr+
risquent de faire oublier que pour l'essentiel une ,e sanctuaire de la Guadalupe n'est que le maillon
image n'emprunte pas le canal des mots. L'oeuvre sir le plus éclatant d'un réseau d'images et de fêtes, de
Sânchez vit le jour presque un siècle après l'affaire, (icvotions et de miracles, qui sature progressivement
de 1556 lorsque déjà l'image avait suscité des con Nouvelle-Espagne. Face à des idolâtries jugées
rants de piété qui avaient nourri des traditions orales ans avenir et qui n'inquiètent qu'une poignée de
et écrites. Tout se déroule comme si dès l'origine le 0 urés trop zélés 137 , on a le sentiment que l'Église
processus culturel de mobilisation et de syncrétisme s'emploie à cristalliser en images et en épiphanies
passait directement à travers l'image et ses manipula mutes les manifestations de la transcendance, de
tions, et non dans des discours et des politiques. L'ini• manière à capter au mieux l'attention et la ferveur
tiative montufarienne est à cet égard remarquable des populations. A lire les chroniques et les journaux
ment silencieuse : pour autant qu'il semble, elle table iIu XVIIe siècle le temps colonial paraît s'ordonner
essentiellement sur l'image. C'est aussi l'image qui .uttour d'une trame événementielle dont l'image reli-
trace la voie qu'a posteriori les écrits de Sânchez et. ai,ieuse occuperait le coeur. En d'autres termes, l'évé-
de bien d'autres s'efforcent de baliser, d'expliciter et. uicment en Nouvelle-Espagne c'est, plus que d'ordi-
de légitimer. L'imaginaire qui se greffe sur la Guada- uuure, l'image. L'éphéméride qui suit agacera par ses
lupe précède constamment la formulation concep- répétitions et ses redites : mêmes rituels, mêmes
tuelle tout en échappant à sa rigidité et à ses
l'êtes... Mais comment rendre autrement l'irruption
astreintes. Il déploie des potentialités qu'à l'origine le
discours orthodoxe ne se serait jamais enhardi à envi- incessante du divin et du prodige dans une vie colo-
sager : les virtualités syncrétiques de l'image sont à uiiale qui, si elle connaît les ravages des épidémies et
l'œuvre dès le Xvle siècle sans attendre qu'en 1746 un des catastrophes naturelles — encore la Providence —,
Cabrera y Quintero rattache publiquement le culte ignore les guerres et les luttes civiles? Année après
aux croyances des Indiens de l'Amérique du Nord 136. année, l'image produit le miracle et le miracle
C'est pareillement la prodigieuse nature de l'image consacre l'image.
qui rend crédible et indubitable le récit des appari- L'histoire de la Vierge de los Remedios court
tions mariales alors que des témoignages oraux ou parallèlement à celle de la Guadalupe, même si elle
des écrits eussent à eux seuls franchi plus malaisé- n'aurait été au départ qu'une statuette de bois appor-
ment les barrières de la censure inquisitoriale. tée par un conquistador, cachée au cours des combats
L'image guadalupéenne, comme toutes les images, de la Conquête pour être découverte en 1535 par un
déclenche des effets qui échappent constamment à cacique indigène. En 1550 on lui construit un ermi-
ses concepteurs initiaux (Montufar, le peintre Mar- tage, puis on lui élève un sanctuaire plus décent en
cos...), comme ils débordent l'intervention des média- 1574-1576, sous les auspices du vice-roi et de l'arche-
teurs qui se relaient autour d'elle. vêque138
202 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 203

Les années 1580 sont riches d'événements mariaux Iopper autour du culte de la Vierge de Guadalupe,
qui préparent l'ère de l'image baroque : c'est à notamment dans les milieux indigènes de la vallée.
Mexico (?), vers 1582, qu'une Indienne pieuse reçoit Le Mexique n'est pas seul à recevoir les faveurs
d'un franciscain la tête et les mains d'une Vierge. divines. Le Pérou aurait connu le même sort entre
Elle se charge de faire monter la statue par des arti- 570 et 1600 : le miracle de la Vierge de Copacabana
sans qui disparaissent mystérieusement une fois le l'une des plus illustres Vierges des Andes — date de
chef-d'oeuvre accompli 13 . La même année, une 583. Comme le rappelle au milieu du xviie siècle le
enquête consacre la renommée de Notre-Dame la chroniqueur augustin Calancha: « Il faut tout à fait
Conquistadora, statuette semblable à celle de los noter — et cela ne manque pas d'un grand mystère -
Remedios, introduite comme elle dans les bagages (lue par les temps mêmes où cette maudite Élisabeth,
des conquistadors et vénérée à Puebla, la deuxième reine d'Angleterre, détruisait les images, on a vu de
ville de la vice-royauté 140 Le thème de l'« image très grands miracles d'images en Europe et au
conquérante » — qui vaut également pour Notre- Pérou 143 »
Dame de los Remedios — se dégage en cette fin de Au Mexique après les années 1580, le culte des
siècle au fur et à mesure que s'impose la version images atteint en quelque sorte sa « vitesse de croi-
d'une évangélisation fortement secondée par des effi- sière ». De dédicace en translation, le pays se couvre
gies miraculeuses. d'images. Vers 1595, Alonso de Villasana peint les
Cette relecture hagiographique révèle l'importance Fresques qui décorent l'ermitage de la Vierge de los
majeure que l'Église et les fidèles attachent désor- Remedios et relatent son histoire, tandis qu'à la
mais à l'image et à son efficace. C'est vers 1580 qu'à même époque le vénérable Bartolomé de Jesûs Maria
l'initiative d'un cacique débute le culte de Notre- se retire dans le ravin de Chalma auprès de l'image
Dame de los Angeles dans un faubourg de Mexico. miraculeuse du Crucifié — apparue selon la tradition
En 1583 la translation du crucifix miraculeux de en 1539 — pour construire un asile ouvert aux pèle-
Totolapan déchaîne l'enthousiasme des foules: « Le rins 144. En 1577 « contre la peste », en 1597 et 1616
jeudi saint, le crucifix apparut plus grand qu'il ne contre la sécheresse, l'image de la Vierge de los
l'est; il répandait une très forte lumière et montrait Remedios est transportée dans la ville de Mexico qui
une blancheur telle qu'il semblait de chair 141• » La implore son secours. Cette dévotion est malgré tout
même année au mois de juin, au pied du Popo- loin de monopoliser la ferveur de fidèles.
catepetl, le Christ du Sacromonte multiplie les pro- 1611 : l'Inquisition charge le peintre Juan de
diges 142. Ces temps forts du miracle et de l'image Arrué de copier la silhouette d'une Vierge apparue
145
correspondent à la réunion en 1585 du troisième miraculeusement sur un tronc d'arbre à Oaxaca
concile mexicain qui adopte les décrets de Trente. On 1618: à l'occasion des fêtes qui lui sont consacrées,
imagine peut-être mieux maintenant de quelle la corporation des orfèvres offre à la cathédrale une
146
manière et dans quel contexte, au cours de ces effigie en argent de l'Immaculée Conception
années, des traditions apparitionnistes ont pu se déve- L'image a été placée sous un arc de triomphe de
204 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 205

trente aunes de haut, couvert d'emblèmes qui « signi- ment de la chapelle du xvie siècle 1630: la capi-
fient la conception pure de la Vierge » tandis que les i.tle échappe aux inondations grâce à la vogue d'une
principales artères de la capitale abritent des autels image miraculeuse de saint Dominique. Une copie du
« innombrables », décorés de peintures consacrées à l.ibleau parvient au Mexique et sans tarder les
la Conception de la Vierge et d'une reconstitution icpliques se multiplient à le demande des fidèles 151•
particulièrement réaliste de l'île de Patmos qui Mêmes scénarios en province. En avril 1631,
frappe les esprits — et peut-être celui du jeune Sn l'archange saint Michel apparaît à un Indien, Diego
chez qui, vingt ans plus tard, identifiera l'original de „izaro, dans l'évêché de Puebla, le diocèse le plus
la Guadalupe dans la Femme apparue à Patmos à riche du pays. Sur les instances pressantes de
l'apôtre saint Jean. En fin de cortège un char triom- l'archange l'Indien finit par se rendre auprès de
phal — or, soie et argent — porte une figure de la foi et l'évêque pour lui faire part du prodige. On reconnaît,
une statue de saint Eloi agenouillé devant une image ;avec quelques variantes, le schéma que reprend San-
de la Vierge. Plumes multicolores, plaques et miroirs chez pour sa Guadalupe. Les choses ne traînent
« diamantés », quantité d'oiseaux dans des cages guère. Une première enquête est menée en 1633 et
dorées, passements d'or, velours précieux, tentures, déjà le fidèles affluent à San Miguel del Milagro
parements d'argent disposés aux fenêtres et sur les pour jouir des bienfaits d'une eau salvatrice et adorer
toits composent une décoration d'une exubérance fas- une image de saint Michel déposée dans une grotte
tueuse désormais indissociable du Mexique baroque: voisine « en souvenir de son apparition miraculeuse ».
« Tout fut également remarquable, superbe, grave, I.e prodige est authentifié, l'image installée sur un
paisible et merveilleux. » autel et une messe solennelle chantée en l'honneur de
1620: malgré l'opposition de deux mille Indiens, l'archange. En 1643 le nouvel évêque de Puebla,
l'archevêque de Mexico fait venir d'Ixmiquilpan à la Juan de Palafox, décide d'ouvrir une seconde
capitale un crucifix miraculeux qui a sué sang et eau enquête. Consécration supplémentaire : deux ans plus
au milieu d'un grand concours de foule 147. L'image lard Pedro Salmerôn publie la relation du miracle 152rn
est faite de zumpantle (un bois du pays) et de Mais déjà l'Indien Diego Lazaro, le bienheureux
« papier gris ». 1621 : Luis de Cisneros publie son his- témoin de l'apparition, a fait peindre sur un codex à
toire des miracles de la Vierge de los Remedios sans l'ancienne les épisodes de son aventure, « pour [mar-
connaître toutefois le succès que remporte Sânchez quer] la mémoire de toute l'histoire 153 », tandis que
en 1648. Cette même année se déroule une extra- des annales locales pictographiques et alphabétiques
ordinaire mascarade offerte en l'honneur de la béati- conservées avec des cahiers de chant — consignent
fication de saint Isidore Laboureur 148. C'est pro- pour l'an 1631 la découverte de l'« eau de saint
bablement dans les années 1620 qu'Urbain VIII Michel 154 ». Comme dans le cas de la tradition gua-
consacre le culte de la Vierge miraculeuse de Tepe- dalupéenne, une transmission proprement indigène
pan, dans la vallée de Mexico 149. 1629 : l'église de la anticipe l'intervention du livre. L'évêque de Puebla,
Vierge de los Remedios est construite sur l'emplace- Juan de Palafox, — « d'un zèle toujours si extrême
206 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 207

pour les images sacrées » — encourage la dévotion en tuaire 159. Si monotone et lassant que puisse sembler
faisant ériger une église à l'emplacement de la cet éphéméride — pourtant bien incomplet —, il peut
pauvre chapelle. L'intérieur du sanctuaire de San seul suggérer la part envahissante de l'image reli-
Miguel del Milagro s'enrichit bientôt de statues de rieuse et du miracle dans le %vlie siècle mexicain.
l'archange et de peintures qui relatent les apparitions En 1665, une image miraculeuse de Jesds Naza-
et l'histoire des manifestations de saint Michel, tan- t-eno est destinée à la nouvelle église de l'hôpital de la
dis que le culte gagne la région de Puebla et les ,impia Concepciôn: une Indienne avait vu en rêve
églises de Mexico. A la fin du siècle « tout l'évêché .Jésus dans sa montée au Calvaire, elle s'était promise
de Puebla regorge d'images et de statues peintes et de faire reproduire sa vision; seuls de mystérieux
sculptées de cet archange souverain »; on en compte Indiens parvinrent à lui procurer une réplique satis-
pratiquement chez tous les Indiens et tous les Espa- 1 gisante qu'elle légua dans son testament à un sanc-
gnols qui conservent dans leurs oratoires « sa peinture tuaire de la ville 160 En 1670 l'intercession de Notre-
portant l'emblème avec lequel il est apparu à Diego I)ame de la Redonda — dont l'origine est comparable
Lazaro, le bâton d'or surmonté d'une croix 155 » Mais provoque une pluie diluvienne qu'on n'espérait
on pourrait en écrire autant des images de la Vierge. plus. En 1676 elle éteint l'incendie qui ravage l'église
Les années 1640 paraissent avoir été particulière- de saint Augustin. La même année un Espagnol fait
ment fastes pour le culte marial, et pas seulement élever une église pour l'image miraculeuse de Notre-
parce que c'est en 1648 que la Vierge de Guadalupe I)ame de Tolantonco qui avait rendu la vue à un
connaît les honneurs de l'impression et du livre. Au Indien aveugle 161 • C'est en 1679 qu'est dédiée une
cours de cette décennie, l'image de los Remedios est chapelle qui accueille Notre-Dame de la Redonda et
transportée à deux reprises dans la capitale pour lut- que débute la construction d'une réplique de la mai-
ter contre la peste et la sécheresse 156, cependant que son de la Vierge de Lorette. L'aeuvre se conclut par
l'infatigable évêque de Puebla appuie dans son dio- un « miracle » l'année suivante et la dédicace a lieu
cèse l'essor du culte marial et notamment celui de la au milieu des « feux d'artifice, des autels remar-
Vierge d'Ocotlân apparue au xvle siècle aux abords quables et des danses des naturels ». Une foule distin-
de Tlaxcala 157 En 1648 encore, la croix de Tepea- guée s'y presse : « Ceux qui pouvaient y entrer se
pulco est solennellement installée dans le cimetière considéraient comme fortunés car il leur semblait
de la cathédrale de Mexico 158. L'année suivante, le qu'ils entraient dans la maison même qu'elle repré-
visage d'une Vierge conservée dans un moulin à sucre sentait 162 » En 1683 se déroule à Chalma la dédicace
qu'exploitaient les jésuites sue miraculeusement. En de la première église consacrée au culte du Christ
1652, une image de Nuestra Sefiora de la Antigua, miraculeux apparu en 1539 163, Cinq ans plus tard, en
copie d'un modèle sévillan, est placée dans la cathé- 1688, le Christ d'Ixmiquilpan retrouve sa beauté pre-
drale. En 1653, 1656, 1661, 1663, 1668, 1678, 1685, mière; la renovaciôn passe pour un miracle et les cha-
et en 1692 pour la quatorzième fois, la Vierge de los pelains du couvent de Saint-Joseph des carmélites
Remedios fait l'aller-retour entre Mexico et son sanc- déchaussées en réclament la reconnaissance offi-
208 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 209

vielle. Pendant ce temps miracles et prodiges se suc- reth 166 » ; à partir de ces fragments, comme il était
cèdent partout d'une manière ininterrompue, guéri- d'usage, on confectionna des images qui vinrent enri-
sons, averses salvatrices, conversions spectaculaires. chir le patrimoine de la capitale.
Il se trouve toujours une image efficace pour éviter Le jésuite Francisco de Florencia se fit alors l'un
de justesse le désastre. des ardents propagateurs et orchestrateurs de l'image
Si les églises et les couvents regorgent d'images, baroque en Nouvelle-Espagne. Créole né en Floride
les particuliers ne sont pas en reste : à l'extrême fin vers 1620, il entre dans la Compagnie de Jésus à
du siècle don Alonso Gômez, l'hôte généreux de vingt-trois ans à l'époque où Sanchez projette de rédi-
l'intarissable curieux que fut le voyageur napolitain ger son Imagen de la Virgen. Interprète majeur de
Gemelli Carreri, se flatte de posséder les effigies de cette période culminante, c'est lui qui imperturbable-
tous les saints de l'année, ou plus exactement « leurs ment recueille et fixe les traditions, s'attache à les
costumes et leurs têtes », et se fait une obligation organiser et à les structurer en des ensembles cohé-
d'accompagner à chaque reprise l'image du saint du rents, lui encore qui s'emploie à relever précédents,
jour à la cathédrale. En outre, il met chaque matin symétries et parallélismes de chaque côté de l'océan.
« cinq statues et deux gravures de saints dans son ora- Il magnifie la triade miraculeuse que composent les
toire avec force dévotion et force dépense ». De quoi sanctuaires de Guadalupe, de los Remedios et de San
surprendre même un Napolitain en pleine époque Miguel del Milagro — « les trois sont des cieux sur la
baroque 164• terre 167 » — tout comme il exalte le rempart que
dressent les quatre images mariales autour de la ville
de Mexico: Notre-Dame de la Bala à l'est, Notre-
FLORENCIA, LE GRAND ORCHESTRATEUR Dame de los Remedios à l'ouest, Notre-Dame de la
Piedad au sud et enfin la Guadalupe, l'« Étoile du
Dans la seconde moitié du siècle, une nuée d'ecclé- Nord de Mexico » pour reprendre le titre de
siastiques — la Compagnie de Jésus en tête — et de l'ouvrage qu'elle a inspiré au jésuite de Floride.
particuliers contribuent à l'éclosion et au succès de « [La] correspondance de ces quatre images prodi-
ces dévotions. Ce sont des jésuites qui construisent gieuses avec, pour ainsi dire, les quatre pôles de la
des structures d'accueil — une hôtellerie — au sanc- ville est-elle le fruit du hasard? Est-ce un hasard si
tuaire de San Miguel del Milagro 16' ou qui pro- celles de l'Orient et du Ponant sont toutes deux d'une
pagent le culte de la Vierge de Lorette. L'épisode facture et d'une taille identiques? [...] C'est à la
éclaire, au passage, la manière dont les statues charge du Seigneur et de Notre-Dame que se
étaient répliquées. Le père Juan Baptista Zappa trouvent les quatre angles de cette terre 168. » De quoi
avait apporté au Mexique une tête de la Vierge ita- séduire, après notre jésuite, les amateurs de dissec-
lienne et une autre de l'Enfant Jésus, « copiées en tions structuralistes...
toute perfection des images souveraines que sculpta, Du rempart mystique de Florencia aux murs
entailla et coloria de couleur chair saint Luc à Naza- d'images franciscains il y a tout l'écart qui sépare
210 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 211

l'emportement baroque du didactisme humaniste. Le miraculeuse, on la doit au chroniqueur Augustin de


jésuite mit sa prose débordante et son art des for- Vetancurt qui ne s'embarrasse guère des scrupules de
mules au service de nombreuses images. A la Vierge ses lointains prédécesseurs et recense — avec la même
de los Remedios il consacra en 1685 une dissertation passion que notre jésuite — plus d'une trentaine
sous le titre interminable : l'Invention miraculeuse d'images miraculeuses dans son Teatro Mexicano
d'un trésor caché dans un champ que trouva un publié à la fin du siècle: « Il y a dans la province
cacique heureux 169. Apportée d'Europe, peut-être (franciscaine] bien d'autres images et, si on en par-
installée sur le Templo Mayor à la place des idoles lait, on n'arriverait même pas en de nombreux traités
renversées, avant d'être égarée puis miraculeusement à clore cette histoire 12. » Vierges qui lèvent les yeux,
retrouvée par un cacique indigène (« le trésor bougent la tête, étendent le bras, se déplacent, sainte
caché »...), elle rivalise d'importance avec l'illustre Véronique qui sue à grosses gouttes, Enfant Jésus
« Étoile du Nord », la Guadalupe. Victorieuse à aux larmes de sang, christs qui saignent ou dont le
jamais des idoles, elle s'offre à la vénération des corps s'enfle et se couvre d'ampoules rougeâtres,
fidèles au milieu des ors et des cristaux qui miroitent images qui jettent les yeux sur d'autres images :
à la lueur d'innombrables cierges: « L'image mira- l'anthropomorphisation systématique de la représen-
culeuse se trouve au milieu du tabernacle, derrière tation est de règle. Pour le franciscain Vetancurt,
une verrière de cristal; l'intérieur de la niche est orné l'image mariale est tout à la fois une présence du
de tant d'objets précieux et de joyaux inestimables divin et la réplique parfaite de la divinité; d'où ces
que lorsque l'on découvre l'image, il ressemble à un mots qu'il prête à la Vierge : « Je me trouve dans les
ciel brillant d'étoiles qui produit de magnifiques cha- images peintes ou sculptées, alors assurémentpré-
toiements sous l'éclat des lumières et des lampes qui sente quand par elles j'opérerai des merveilles' 3 • »
brûlent constamment dans sa chapelle et sur son Est-ce un hasard d'ailleurs si les dernières décen-
autel. [...] Le trône de Notre-Dame est tout entouré nies du xvlie siècle, si fécondes en hagiographies,
de boules d'ambre serties d'or, qui en font un paradis vivent l'explosion de la peinture baroque, splendide-
d'odeurs 170. » Magie des « effets spéciaux », sans ment illustrée par les oeuvres de Cristobal de Villal-
laquelle l'image baroque ne serait pas. Chroniqueur pando et de Juan Correa? De 1684 à 1686 la sacristie
et propagandiste infatigable des sanctuaires de la de la cathédrale de Mexico accueille une fresque
Vierge et leurs miracles, Florencia ne nous épargne ni grandiose de lumières et de couleurs, lApothéose de
l'introduction du culte de Notre-Dame de Lorette — saint Michel comme on en peint en cette fin de
La Casa peregrina date de 1689 —, ni le crucifix siècle. Les Vierges de l'Apocalypse, les Eglises mili-
d'Ixmiquilpan — « avant et après sa rénovation mira- tantes et triomphantes, les Triomphes de l'Eucharis-
culeuse » —, ni le Christ de Chalma (1690) ou les tie se succèdent et donnent le ton. Le triomphalisme
dévotions du nord-ouest du Mexique, dans ce que l'on baroque lance partout ses bataillons somptueux
nommait alors la Nouvelle-Galice (1694) 171 d'archanges musclés et délicats tandis que des nuées
Quant à la cartographie franciscaine de l'image d'anges musiciens redisent la place considérable
212 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 213

occupée par la musique dans cette exaltation de lait comme si c'était l'Etna. » L'environnement
l'image. Le programme plastique se répète de cathé- sonore n'est pas pour autant négligé : pour décrire le
drale en cathédrale: Puebla, Guadalajara veulent et cadre de la première apparition de la Vierge de Gua-
obtiennent leurs triomphes et leurs apothéoses de dalupe, Sànchez s'attarde sur « le choeur réglé ou la
l'Eucharistie, cependant que les répliques de la chapelle du ciel »: « Ici un samedi, [...] un Indien qui
Vierge de Guadalupe pullulent sous le pinceau de passait, bien que converti depuis peu, fut heureuse-
Correa et envahissent les sanctuaires de Nouvelle- ment averti car il s'arrêta, tout étonné d'entendre des
Espagne et d'Espagne, comme le font au xvilie siècle musiques douces, des consonances harmonieuses, des
les copies de Miguel Cabrera 174rn attaques à l'unisson, des contrepoints achevés et des
accents sonores 177 »
Les retables, les tableaux et les fresques qui
MISES EN SCÈNE ET « EFFETS SPÉCIAUX » relatent les apparitions, le théâtre édifiant qui les
recrée, les liturgies brillamment orchestrées par des
A trop parcourir la jungle des images baroques, on compositeurs locaux du talent d'Antonio de Salazar
risque de s'y égarer, étourdi par la prolifération des ou de Manuel de Sumaya — le contemporain de Bach
représentations, les prodiges de la rhétorique colo- et de Vivaldi — transmettent aux foules analphabètes
niale, le relais inépuisable des thuriféraires, l'ambi•• ces scénarios baroques 178. En 1656, pour la dédicace
guïté suave de ses cohortes angéliques. Encore que la de la cathédrale de Mexico, pas moins de quatre
multiplication et l'ubiquité n'épuisent pas la spécifi- grand-messes sont célébrées simultanément, tour de
cité de cette image. Elle n'existe qu'à travers un lieu, force qui réunit tout ce que la capitale compte de
une scénographie et des dispositifs sensoriels. Scéno- notables et de dignitaires ecclésiastiques. Le cadre
graphie du miracle et scénographie du sanctuaire se offert par le sanctuaire est tout aussi porteur d'effets
répondent en écho. Le jésuite Florencia déploie tout si l'on songe que l'architecture des xvIie et
son talent pour rendre la scène de l'apparition de XVIIIe siècles fait de l'intérieur de l'église ou de sa
l'archange à San Miguel del Milagro, pour suggérer façade de gigantesques présentoirs d'images. Le
« la beauté du glorieux archange; le parage où sous retable déploie sur toute la hauteur de la nef un pro-
les traits de deux très beaux garçons les deux autres gramme défini par le peintre et son commanditaire :
anges s'approchèrent de l'Indien; la manière dont les un programme iconographique aux équilibres mûre-
arbustes du ravin s'inclinèrent et comment les ment pesés, surchargé d'éléments symboliques (la
rochers s'écartèrent à sa vue; la clarté qui émanait de vigne, les colonnes salomoniennes ou torses), placé
tous et qui l'éclairait tout entier comme si c'était la sous le signe de l'or dont l'inaltérable éclat mêle
clarté du jour 175 . » L'accent est mis ici sur les éclai- l'évocation de la pureté à celle des richesses ter-
rages, la lumière d'un vif éclat, l'eau miraculeuse qui restres. Les effets de reliefs et les jeux d'éclairage
resplendit "6, tandis que la Vierge d'Ocotlân choisit jouent sur les feuilles d'or, partout le parcours du
d'apparaître dans une orgie de lumière: « Tout brû- regard bute sur le précieux métal 179. L'image
214 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 215

baroque serait-elle aussi rayonnante sans l'or du mais c'est là justement ce qui permettait au modèle
Mexique? Des améliorations constantes sont appor- baroque de pénétrer les mondes indigènes et métis et
tées au réceptacle de l'image (cabane, grotte, ermi- d'entretenir durablement le consensus des croyances
tage, chapelle, église puis basilique) au fur et à et des pratiques.
mesure que la dévotion croît et que les aumônes
s'accumulent.
La manière dont l'image est produite alimente TERRITORIALISATION ET SACRALISATION
incontestablement la fascination qu'elle exerce. Les
scénarios festifs en offrent d'inépuisables exemples, L'insertion de l'image dans un environnement phy-
dédicaces d'autels et de chapelles, grands rituels de sique n'est jamais indifférent. L'image de la Guada-
l'Église, processions et mascarades qui ponctuent la lupe est liée à la colline du Tepeyac, « mont grossier,
vie de la capitale et des cités populeuses de la Nou- pierreux et inculte 1S2 », où elle exige qu'on lui élève
velle-Espagne. La fête religieuse envahit le champ un sanctuaire; celle de los Remedios est attachée à la
visuel, jalonne l'espace urbain, dégage des avenues colline du même nom d'un lien si puissant que la sta-
et les transforme en de gigantesques décors en dispo- tue retourne obstinément à l'endroit où on l'a décou-
sant estrades, plates-formes, catafalques, sépulcres verte, là où se diffuse une fois l'an une clarté mysté-
d'argent aux parois de cristal, arcs de triomphe entre rieuse 183 ; l'archange saint Michel apparaît sur une
lesquels évoluent les processions et les cortèges, les montagne. Le jésuite Florencia y saisit l'occasion de
chevaux et les carrosses. Ajoutons le scintillement disserter sur la prédilection du saint pour les
des illuminations nocturnes des églises et des palais, « parages élevés », et de conclure après avoir évoqué
la surprise des feux d'artifice, le concours des musi- la Guadalupe et los Remedios : « Tous les trois [les
ciens et des choeurs. sanctuaires] sont des cieux sur la terre 184. »
Lors de la béatification de sainte Rose de Lima en L'apparition puis l'image instaurent et concrétisent
1671, la procession quitta la cathédrale pour gagner l'investissement par la divinité chrétienne d'un
le couvent de sainte Catherine de Sienne, elle réunis- espace païen — voué ou supposé voué à des cultes ido-
sait les statues couvertes de joyaux de saint Ignace de lâtriques (la déesse Tonantzin sur le Tepeyac). La
à Loyola, saint Pierre Nolasque, sainte Thérèse, saint prise de possession s'effectue par images interposées
Augustin, saint Philippe de Jésus et saint François. puisque la Vierge est la « forme de Dieu » et
Lorsque la procession parvint au couvent, la Vierge l'archange le « sceau de la semblance de Dieu », leurs
en sortit « pour recevoir sa chère Rose et son père images renvoyant à des originaux censés être eux-
saint Dominique 180 ». Comble de l'anthropomorphi- mêmes des images de la divinité 185. L'extirpation du
sation et de l'animation des images au cour de l'exal- démon — désacralisation du lieu païen dans la ligne
tation festive... Nous voilà aux antipodes du monde de la décontamination cortésienne — est le préambule
protestant qui dénonçait dans l'accumulation des d'une immédiate « resacralisation » chrétienne opérée
fêtes la marque de la superstition et de l'idolâtrie 181, par l'image. L'expulsion est toujours spectaculaire:

4
La découverte de l'Amérique déclenche unr titan
tesque guerre des images. Christophe C'oloinh n'a
pas plus tôt foulé les plages du Nouveau Monde glue
216 LA GUERRE DES IMAGES les navigateurs s'interrogent sur la nature des im a
ges que détiennent les indigènes de. Cuba et de
« Tout à coup il s'éleva un grand tourbillon de vents Saint-Domingue. Il les observent, les décrivent et
contraires avec de grands hurlements, des gémisse- plus tard les éliminent. Quelques étranges «tiguri-
nes assises» vite assimilées à des spectres, les sèmes
ments et des voix qui en sortaient et un vacarme (1), échappent À l'anéantissement pour trouver re-
épouvantable comme si des troupes de gens fuge clans les musées européens.
s'enfuyaient de là 186. » Le lieu christianisé devient Avec la conquête dü Mexique (1519-1521) débute
alors inviolable, en quelque sorte « tabou » : la source la destruction systématique des idoles indiennes,
miraculeuse de San Miguel del Milagro se tarit partout remplacées par des images de la Vierge et
des saints. Les conquistadores entraînés par Cortés,
quand une famille y lava les langes de son enfant;
puis les missionnaires (2) qui prennent le relais,
l'expulsion des coupables (violadores 187) du sanc- effacent, brûlent et brisent les peintures et les sta-
tuaire déclencha immédiatement le retour de l'eau tues mexicaines.
miraculeuse. A Mexico, un individu qui s'était
subrepticement introduit dans la maison de Notre-
Dame de Lorette et en avait mortellement blessé le 2

sacristain fut sur-le-champ puni de mort par la


Vierge t$$.
La territorialisation peut revêtir une ampleur
insoupçonnée. La Vierge de Guadalupe est l'objet, au
fil des sermons qui lui sont consacrés, d'une captation
qui ne connaît plus de bornes. La Vierge du Tepeyac,
Maria de Guadalupe, est la Vierge par excellence; la
Vierge est mexicaine avant d'être céleste et le
Mexique ainsi magnifié devient la terre d'élection, le
« berceau » de la Vierge: « Marie est née à Mexico et
c'est là qu'elle demeure 189. » Les prédicateurs
s'emballent; il ne s'agit plus pour eux d'enraciner en
Amérique des répliques des cultes européens mais
d'établir la supériorité du Nouveau Monde sur
l'Ancien et même — pourquoi pas — de Mexico sur le
ciel que la Vierge abandonne pour la colline du
Tepeyac: « Elle a emporté avec elle tout le ciel pour
naître avec lui à Mexico 190 », comme si toute sacrali-
sation portait en elle une désacralisation, fût-ce celle
des cieux!
Parce qu'elles forment autant de points d'ancrage
sacralisés, on pourrait imaginer que les images insti-
,r-
bitudes indigènes. Ainsi l'image nlrocilelii
juxtapose deux registres, terrestre et sure
turel. La Messe de saint Grégoire à ('holu
(8) relate l'apparition du Christ aux stigni
tes et des instruments de la Passion au la
Grégoire le Grand : comment, face à cep
fresque, les Indiens peuvent-ils faire la p.
du réel, de l'historique (le pape, les eccl
siastiques) et celle du miracle et du surnat
rel (le Christ, la Sainte Face...) puiqu'ils
partagent ni la même conception de la dii
nité ni le même système de conventions ?
Dans la seconde moitié du xvil' siècle,
l'image franciscaine qui s'adressait en prio
té aux indigènes, succède une image c
exploite le miracle et cherche à rassemb]
autour d'intercesseurs communs les ethni
qui composent la société coloniale, Esf
-nols, Indiens, métis, noirs et mulâtres. L'f
figie miraculeuse de la Vierge de Guadalu
6
3 4

L'offensive se poursuit : à partir de 1525 les religieux espagnols introduisent 'hi''


péenne que la gravure a contribué à multiplier et à répandre partout. L'image
comme un instrument d'évangélisation. Elle diffuse les grands épisodes de l'histoii,
dimanche des Rameaux, la Crucifixion, la Résurrection (3, 4, 5). Mais en même
message, elle fait clé (»i
pT c.. 5 objets figuratifs
~~_ 1(~ ~r~ ° ~ formes et des styles du ~ l i
` `~ >t tation inédits: pêle-mï l I,
tisme médiéval (4, St. 1
tion de l'image renaiss,ini,
G. sur plusieurs arrière-pl;ii .
.. ville européenne que uni I,
jamais n'avait contenil~b
t' La figure humaine I"
mine : Dieu s'est fait h ni
j Vierge (6) est une fenini
que les anciens dieux t 't, ,
com Posites I.u~
amalgame de pariucti
buts que les evangclix;ii
. ~' ! gèrent monstrueux.
~., ~
'p'
Pour évangéliser les
religieux crcent des cul- I1'
1 ------ = qui visualisent les rukliun t~
' ' • ladoctrine chrétienne en I,
J1 dessinées (7). Mais l'inv,i »
images est davantage tIii n~
~,•,~„ ~ ' ~=~`+. _ ~ volution des formes : cll i,
~* mule l'inculcation d'un nun
dre visuel qui boulevers • I,
5.5

1),,.A, )t id( ! ."de iî js, )ar'î'r oe (a iË,-re :'n;ies.en er su(âjfen


et i 4tn7'o Ce ln alla êe fac"r<%ctuaetr ett'vteet."
pj
Sn tas ty'lccb ' Vcfe las CI_~`
' 'Jt' hart` afit e.-nles p'f r'»s r aorta
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.4 c.~»w,~ ...Ÿ~i orjir,. V, co C(dy~ o(o~, aj de Yn,e~Jt f7, a (-

Lft.' OP ~jA(YP i2
Lf PfiJt a iaJ3(! L.isrme trfj "/ Q
(9) est l'archétype de cette image nouvelle, « rr z ,>",f
f\ t
cA r o~dr e'rso olr'Cn~te.4a
tt l Yl C)I✓ J.tt I C). ,,tJ I (ri ',L Jl. i 'CI f. f `e, Y47Z,'t-r iS?29, t,[yttl.-
maniériste puis baroque. Encouragé dès les
2 ' r)etr,itKtJr e.[tra io 1a. naa.' ,
années 1550 par l'archevêché, le culte est
définitivement lancé en 1648 par le clergé Vierge. un saint qu'accueille l'oratoire do-
de la capitale. L'image baroque sécrète au - mestique même le plus modeste : comme
tour d'elle un consensus qui transcende les cette Notre-Dame de Dolores de Cuernava-
barrières ethniques et sociales, elle sacralise ca (12) qu'invoquent les femmes enceintes..
la terre où elle est apparue et soutient l'affir- ou ce Christ que prient les fidèles de la con-
mation d'un «p-otonationalisme».
frérie du saint 1Iomobono (13).
La faveur de l'image baroque est portée pal-
La guerre des images est-elle pour autant
tout par l'essor de la peinture mexicaine. Des
artistes sans cesse plus nombreux multiplient gagnée '? Ce serait compter sans les réac-
tions vies « consommateurs d'images» et
les répliques des Vierges et des saints. Parmi
eux Baltasar de Echave Ibia qui peint cette d'abord des Indiens qui, confrontés à la re-
Vierge de l'Apocalypse en 1622 (10). présentation occidentale, apprennent à la
L'image renforce les liens qui unissent les reproduire sous la direction des ordres men-
conquérants aux vaincus et les Indiens riva- diants. Si l'artiste du Coder Monteleone a
encore du mal à représenter de face la Vierge
lisent de ferveur avec les Espagnols (Il).
à l'Enfant (14), le Pantocrator polychrome
Triomphe de l'image baroque : elle envahit de Tepoztlàn (15) affiche une maîtrise dont
et sature le quotidien, les demeures, les vête s'étonnèrent les Espagnols qui se dépêchè-
ments, les objets familiers. La gravure per- rent d'envoyer en Europe ces incomparables
met aux plus humbles de posséder une mosaïques de plumes.
4
WM
Plus tard les peintres indigènes parviennrn
à échapper à la tutelle européenne et à s';
l(L-
propncr l'image chrétienne pour en faire l r
pression de leur nouvelle foi et d'une idem
té recouvrée. Naguère imposé par les ini
sionnaires, le saint devient le symbole il
pureblo, de la communauté autour de laqurll
le monde des campagnes au xvile siècle i,
construit des liens sociaux et culturel,
•l'abri des empiètements des Espagnols b
rénavant, autant que des saints, la Vier1 i
saint Michel (16), saint François (17), saity .,

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EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 217

tuent un compromis muet entre le monothéisme chré-


tien (« la divinité est indivise et ne peut être parta-
gée ») et les « idolâtries » indigènes, c'est-à-dire un
paganisme saturé d'idoles et d'objets de culte :
« Leurs dieux étaient si nombreux qu'à les compter
on en perd le compte 19 ' » La réponse à cette ques-
tion est complexe, dût-on s'en tenir à l'usage qu'en fit
l'Église baroque. S'il est vrai qu'à travers leur pou-
voir démultiplicateur les images diffusaient partout
le divin, elles lui fixaient également, au nom d'une
orthodoxie intangible, un cadre uniforme et standar-
disé. Les images se dressent partout, imposent leurs
canons anthropomorphes et manifestent un ordre de
la représentation théoriquement fondé sur le jeu de la
copie et de l'original. Malgré leur prolifération
d'allure « polythéiste » et sans doute en raison même
de cette prolifération entre les mains de l'Église, les
images baroques articulent en fait une vaste entre-
prise de circonscription et d'enfermement du sacré.
Dans la mesure où l'adversaire d'hier — la grande
idole démoniaque de la Conquête — n'est plus, elles
servent désormais une opération systématique de
délimitation et de classification du réel d'où sont cen-
sés surgir, face au divin concentré dans l'image-
relique, l'apparition ou la vision édifiante, les hori-
zons mornes et pauvres, aberrants et désacralisés du
profane et de la superstition. Pour ces machines de
guerre partout installées, l'objectif à abattre n'est
plus l'idolâtrie des statues et des temples mais bien le
monde informe des choses insignifiantes, périssables,
tour à tour perdues et retrouvées, où s'accrochent les
lambeaux du monde ancien: « La fiole, le paquet,
l'amas séché, le déchet décoré, la cordelette liant des
restes en apparence inutiles; en somme " n'importe
quoi " 192 » L'image prétend polariser sur elle-même

20

Guadalupe et la Wonderwoman (20) — avatar féminin de Superman — coexisicnl


Mexique d'aujourd'hui comme si la sensibilité au visuel et à ses fascinations qui (Il ii~ » a
société baroque, resurgissait autour de l'image etdes fantasmagories contemporaili1 ti
218 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 219

une attente et une croyance, un imaginaire que les société coloniale. L'unanimisme préside à la destinée
Indiens continuent tout au long du xvlie siècle de par- ale ces cultes, les plus hautes autorités, vice-rois en
tager entre les signes du christianisme, les rivières et i ête, fréquentent les sanctuaires, adorent les images,
les monts, les petites idoles qu'ils monnaient, les font assaut de générosité. Fêtes religieuses, dédicaces
paquets sacrés qu'ils dissimulent dans leurs foyers, et consécrations, béatifications et canonisations, cou-
amalgame de plantes, statuettes, débris souveffi. ronnements et translations d'images ou bien encore
informes que nul, pourtant, n'ose encore toucher ou :autodafés fournissent les occasions répétées
détruire 193. d'immenses rassemblements qui chaque fois renou-
vellent autour du saint les actes d'allégeance specta-
ulaires dont se nourrit la société coloniale. Une
LE POUVOIR FÉDÉRATEUR société, faut-il le rappeler, où le pouvoir, faute
d'armée et d'adversaire aux frontières contre qui
Il n'échappe à personne que chaque ordre religieux I Battre le rappel, dispose de peu de moyens de mobili-
exploite le prestige des images qui lui sont associées. sation et d'intervention. La circulation dans toute la
Capital symbolique mais aussi parfois sonnant et tré-
vice-royauté de fidèles qui demandent pour leur
buchant... Comme le franciscain Vetancurt l'avait
Vierge l'obole des passants et vendent des gravures à
fait pour son ordre, Calancha dans le Pérou du
::on image, resserre les mailles de la piété collective.
XVIIe siècle et le Mexicain Sardo à la fin de l'ère colo-
niale se plurent à énumérer les images qui en Amé- I ,a copie qui les accompagne dans leurs pérégrina-
rique et en Espagne avaient contribué à la gloire des tions opère des miracles comme l'original; les villages
augustins '94. Mais la grande image miraculeuse l'accueillent « avec des volées de cloches, des trom-
exerce un rôle qui déborde les patriotismes de clocher pettes, des arcs, de l'encens, des timbales et d'autres
ou d'ordre; elle tend un dénominateur commun aux manifestations de réjouissance [...] ; notamment les
groupes et aux milieux qui composent la société colo- 1 ndiens [...] qui ne se lassent pas de la voir et de la
niale; elle atténue la profonde hétérogénéité d'un ,.Auer [...]. Quelques heures après l'arrivée de
monde que les disparités ethniques, linguistiques, l'image ils se procurent des gravures. » Les circula-
culturelles et sociales fragilisent et morcellent à a ions d'images irriguent les profondeurs du pays,
l'extrême. L'image est expressément qualifiée de vin- retransmettant partout ce que la fête urbaine exalte
culo, de bien inaliénable et perpétuel, de lien pour périodiquement 197. L'image baroque assume une
tout un diocèse 195 (ill.11). fonction unificatrice au sein d'un monde de plus en
Peu importe que le prodige se produise en milieu plus métissé qui mêle aux processions et aux mises en
indigène, la rumeur s'en divulgue vite dans le monde cène officielles la gamme inépuisable de ses diver-
métis et espagnol 196, Laïques ou ecclésiastiques, 1 issements, des danses indigènes aux « danses de
hommes ou femmes, les miraculés, les fidèles et les monstres et de masques avec divers costumes comme
pèlerins se recrutent dans toutes les couches de la ~ ui en a coutume en Espagne 198 ».
220 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 221

les images recueillent massivement les fruits.


LES TRÉSORS DE L'IMAGE L'amoncellement « improductif » est apparu à beau-
coup comme l'un des ressorts — ou plutôt l'une des
Saint Philippe de Néri recouvert d'une chasuble tares — de la culture baroque et de la Nouvelle-
inondée de pierreries, saint François-Xavier ployant Espagne. Or il y aurait fort à dire sur cette « impro-
sous deux cent mille pesos de joyaux, les toiles ruisse- ductivité » et cette « irrationalité ». La consommation
lantes de topazes et de diamants peints, l'image massive assure en réalité le bon fonctionnement de
baroque est l'image de la richesse : « Je ne sais d'où l'image, elle lui est inhérente et indispensable. Elle
ma Maîtresse et ma Dame ont tiré presque cent mille irrigue d'infinis réseaux de sociabilité et d'échanges
pesos déjà dépensés dans les joyaux et la décoration qui soudent la société coloniale, elle récupère et
du sanctuaire. Je ne sais d'où sont venus tant de dia- annexe des pratiques autochtones. Les débauches
mants et de pierres si précieuses. » Pour le prêtre du d'offrandes matérielles et humaines autrefois desti-
sanctuaire de la Vierge d'Ocotlân, la prospérité du nées aux dieux ne semblent-elles pas anticiper des
lieu ne fait que mieux ressortir la pauvreté et la déca- comportements coloniaux? Elles n'avaient d'ailleurs
dence de la région de Tlaxcala au coeur du pas manqué de ravir les religieux qui s'extasièrent sur
XVIIIe siècle 199. C'est que l'image d'Ocotlàn, comme la religiosité innée des habitants du Nouveau
celles des grands sanctuaires, est le centre d'une Monde 201. A l'époque coloniale le banquet cérémo-
consommation incessante, « exorbitante »: la cire qui niel — agapes et beuveries — demeure une composante
brûle, les perles, les pierres et les métaux précieux, majeure du christianisme indigène et du culte des
mais aussi les messes que l'on paie, le chant et la saints 202.
musique qui consument les aumônes et les dons. Par- En proie à ces processus de fétichisation, l'imagi-
tout l'image du trésor: «Ah! si le monde savait ce naire de l'image est donc également tributaire d'une
que Dieu thésorise dans ce simulacre Zoo » dynamique de la consommation qui emprunte les
On se souvient que l'idole déjà avait été associée à voies les plus diverses : modestes circulations
l'or, objet de toutes les convoitises et prétexte à d'offrandes, nourriture et boisson partagées, encens,
toutes les destructions. L'image chrétienne, à sa cierges et copal... ou donations somptueuses. Une
façon, hypostasie la richesse puisque le trésor spiri- consommation qui permet, suscite et multiplie l'inter-
tuel s'élève sur un trésor temporel qu'il magnifie. On vention du groupe et du spectateur sur l'image, en
en admire l'éclat et la beauté comme on s'attarde sur rompant ce qui pourrait n'être autrement qu'une pas-
son coût. La fétichisation opère cette fois d'une sivité extatique.
double manière: l'occultation de la production qui
génère la richesse se superpose à l'occultation de
l'origine humaine de l'image, avec ici pourtant une IMAGES PUBLIQUES, IMAGES SOCIALES ET POLITIQUES
démesure particulière. Le monde colonial passe pour
être celui des fortunes rapides, vertigineuses, celui de L'image baroque n'est pas qu'une effigie mira-
l'ostentation et de la dépense dont les sanctuaires et culeuse ou un objet du culte. Elle désigne aussi une
222 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 223

tout autre gamme de représentations minoritaires qui A. se demander si le programme iconographique du


mêlent le politique, l'allégorique et le mythologique. cénotaphe de Charles Quint n'est pas le pendant pro-
Le projet est analogue. Il s'agit encore et toujours de Fane de l'image franciscaine: comme elle porteur
faire partager un imaginaire à des foules et des d'une mémoire, didactique, fortement ancré sur la
cultures hétérogènes. Mais cette fois, le dessein poli- réalité locale ou sur celle des Indes, et comme elle
tique se substitue à la fin religieuse. L'image exalte 'ans lendemain 203
le pouvoir en même temps qu'elle informe de l'avène- Au recul de l'image franciscaine, à la montée de
ment du prince ou de son décès, de l'arrivée d'un l'image miraculeuse correspondrait un net fléchis-
vice-roi ou de l'entrée d'un archevêque, de la célébra- ticment de l'image politique, pour longtemps engluée
tion des victoires et des paix européennes. dans une rhétorique absconse et esthétisante, en proie
Le cénotaphe élevé à la mémoire de l'empereur ;i toutes les virtuosités. Les arcs de triomphe et les
Charles Quint en 1559 constitue la première manifes- tipectacles allégoriques qui se succédèrent jusqu'aux
tation grandiose de cette imagerie, en même temps leEnps des Lumières, diffusèrent une gamme de
qu'il marque l'introduction du maniérisme en Nou- r eprésentations dont le symbolisme et l'hermétisme
velle-Espagne. Des scènes mythologiques s'y mêlent t teignirent des hauteurs inégalées. Construits d'un
aux reconstitutions historiques : parmi ces tableaux, bois qui prétendait imiter le marbre et le jaspe, les
Le Labyrinthe de Dédale, une déesse ôtant une cou- res de triomphe étaient couverts de toiles peintes et
ronne à Ulysse pour l'attribuer à Charles Quint, ornés de diverses histoires d'une ingénieuse érudi-
Apollon « symbolisant l'Université », mais également. tion 204 » « Histoires, énigmes, lettres latines et espa-
Cortés devant l'Empereur, la ville de Mexico au len- ;,noles fort élégantes et sentencieuses », tout l'apparat
demain de sa défaite, « avec de nombreuses idoles d'une culture raffinée qui paraît bien plus destinée à
brûlées et brisées », Cortés encore, « précipitant Huit- ~ I'firmer ses attaches avec la métropole qu'à exposer
zilopochtli du haut du Templo Mayor »... L'intérêt mie politique particulière. De là la débauche et la
que ce programme iconographique porte aux événe- :surenchère d'allusions mythologiques. L'arc érigé en
ments de la Conquête est remarquable: l'échouage l'honneur du vice-roi Luis Enriquez de Guzman en
de la flotte de Cortés, la destruction des idoles de I 650 brode autour de la légende de Persée et met en
Mexico, les fers de Cuauhtémoc, la soumission de ;cène une myriade de dieux du paganisme: Vénus,
Moctezuma et de l'Inca Atahualpa fixent autant de C 'érès Amphitrite, Thémis, Jupiter 205 ; trois ans plus
clichés qui répandent la tradition officielle et pro- lard, le nouvel archevêque est comparé à Apollon et
posent une imaginaire politique à la gloire des ~ ~u lui offre un arc qui relate la « fable » du dieu; la
conquérants et de leur lointain et défunt suzerain. ' uême année, le vice-roi est acclamé sous le nom de
Mais si le cénotaphe est le premier du genre, c'est I< Mars catholique »: sur ce monument, Philippe IV
également d'une certaine manière le dernier, tant les est figuré sous les traits du soleil et remet à Mars -
réalisations qui suivent ne cherchent plus guère à ins- "otre vice-roi — une roue solaire 206. Comme tous les
crire l'histoire du Mexique dans l'événement célébré. uttres arcs, et pour cause, celui-ci fut « expliqué ».
224 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 225

En 1660, le vice-roi comte de Banos est présenté sous Mais si l'image de culte possède une présence et une
l'apparence de Jupiter, son successeur en 1664 sous immédiateté qui manquent à l'image politique,
celle d'Énée, tandis que le monument funéraire érigé celle-ci par contre est saturée de sens puisqu'elle est
en 1666 à la mémoire de Philippe IV prête au souve- chargée d'illustrer plastiquement le programme et les
rain les traits du roi-prêtre Numa Pompilius 207. La « histoires » retenues par le poète : c'est donc tout
tradition des arcs et des monuments funéraires se naturellement une image à lire et à deviner, un jeu
perpétue au xvllie siècle avec des thèmes antiques et séduisant pour l'esprit cultivé et amateur d'énigmes
mythologiques — Bellérophon en 1716, Ulysse, Toi qui devines et rien
l'empereur Maximin en 1743, Apollon, Atlas en N'ignores des emblèmes,
1746, Énée en 1756 — et plus exceptionnellement Mais qui en savoures les meilleurs,
bibliques — les Maccabées en 1732 2°$. Qu'est-ce et quelle est cette chose si claire? 212
Une parenté étroite lie les arcs de triomphe aux Que l'arc soit toujours commenté et « expliqué » 213
autels élevés dans les églises. Les prédicateurs se ne résout rien car ce « déchiffrage » s'exprime en un
plaisent d'ailleurs à les rapprocher : « Dédier un autel langage dont la sophistication et la complexité
revient à ériger et dédier un arc de triomphe 209 . » finissent par égaler celles de l'image.
Même démarche, même conception destinée à consa- On serait enclin à conclure à l'échec de l'image
crer le triomphe de la divinité ou du prince. Mais à la « politique » face au succès profond et durable de
différence de l'image religieuse, l'image politique est l'image « religieuse ». L'attachement manifesté
éphémère, les arcs et les décors disparaissant aussi jusqu'à nos jours par la population mexicaine à la
rapidement qu'ils ont été bâtis, sans jouir de la péren- Vierge de Guadalupe ne serait-il pas le meilleur
nité de la représentation du saint. Elle est apparem- exemple d'une greffe réussie, alors que la révolte de
ment contradictoire puisqu'elle vise à célébrer publi- la colonie au début du xixe siècle illustrerait la fai-
quement la grandeur du prince et qu'elle le fait au blesse de l'appareil politique et de ses moyens de pro-
prix d'une débauche d'érudition lettrée dont l'hermé- pagande? Ce serait peut-être établir un parallèle
tisme échappe aux foules indiennes, métisses, noires, trompeur entre les deux types d'images et mal lire les
mulâtres autant qu'aux « petits Blancs » conviés à frontières du politique et du religieux. Dans les faits
venir admirer ces machines d'un jour. C'est qu'elle elles se chevauchent constamment, autant que celles
est systématiquement codée: l'allégorie, l'emblème y du profane et du sacré 214 : à l'occasion d'une célébra-
sont de règle, comme l'exprime un opuscule consacré tion de la Fête-Dieu, la solennité religieuse la plus
à l'arc érigé en l'honneur du vice-roi duc de Vera- fastueuse de l'année, n'avait-on pas décoré la rue des
gua : « Imagen emblemdtica ». La peinture code et le Orfèvres (Plateros) d'une scène de bataille qui repré-
commentaire déchiffre 210. Il est vrai que le domaine sentait la conquête de Mexico, et notamment « la
religieux n'échappe pas à cette passion de l'allégorie manière dont étaient alors les choses de la ville 215 »?
et du symbole, sainte Isabelle devenant, le temps ,'enjeu représenté par le culte de la Vierge de Gua-
d'une dédicace, une Cybèle mystique de l'Église 211 dalupe déborde à l'évidence le domaine de la dévo-
226 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 227

tion pour recouvrir des stratégies éminemment poli- d'un passé qu'on croyait englouti, des figures préhis-
tiques et socioculturelles. De la même façon les paniques apparaissent sur « la machine »: les rois de
images du pouvoir semblent autant servir des fins Mexico, de Huitzilopochtli à Moctezuma. Mais
sociales et intellectuelles que politiques : il faut l'innovation gongorienne se borne à enrichir le réper-
démontrer au nouvel arrivant, vice-roi ou archevêque, loire symbolique: Acamapichtli représente l'espé-
les qualités brillantes de l'intelligentsia coloniale, rance, Huitzilihuitl la clémence et la mansuétude,
confirmer par ces exercices la capacité de la Nou- tzcoâtl la prudence, tous sont accompagnés d'ins-
velle-Espagne à égaler la métropole et à en suivre les criptions en latin. Jeu de savants pour un public
modes, affirmer face au reste de la population une d'intellectuels, ces erûditos dont Sigüenza y Gôngora
supériorité hors d'atteinte. Les « complicités de quête l'approbation 21.
classe » entre gens de la cour et gens de Mexico Image politique, publique mais confidentielle, qui
autant que l'étalage local d'un savoir plus qu'hono- s'enlise à la fin du xviie siècle quand les artistes pro-
rable y trouvaient leur compte. duisent des images de plus en plus gratuites et sans
Il est évident que, par-delà les clichés d'usage, lien apparent, dans un étalage de virtuosité qui
l'appel à la clémence, les voeux de prospérité, ces tourne à vide 218. En fait l'imaginaire de l'image du
messages cryptés permettaient également au pouvoir n'est pas celui de l'image de culte: il répond
commanditaire (la ville, les autorités ecclésiastiques) à des expectatives, à des réflexes intellectuels et à des
d'exprimer des doléances ou des souhaits tout en grilles de lecture s'arrêtant aux frontières qui
s'entourant d'un maximum de précautions et de séparent les élites coloniales des masses urbaines et
diplomatie. Que pouvait bien signifier en 1660, sur paysannes. Ses jeux et ses enjeux obéissent aux états
l'arc élevé en l'honneur du comte de Bafios, ce Jupi- changeants de la cartographie du pouvoir local.
ter ôtant des mains de la nymphe Hébé la coupe du En demeure exclue l'immense majorité de la popu-
nectar pour la remettre à Ganymède? Si Jupiter prê- lation, plus réceptive aux parades dont la pompe
tait ici ses traits au nouveau vice-roi, quel groupe se baroque agrémente les célébrations de tous ordres en
cachait derrière Hébé ou Ganymède 216? Les créoles produisant alors le spectacle d'une totalité qui réunit,
y saisissaient au passage le prétexte d'affirmer une derrière le vice-roi et sa « famille », la cour, l'arche-
identité, de revendiquer une gloire que la métropole vêque, les autorités judiciaires, ecclésiastiques et
leur disputait, et même l'occasion de puiser dans le municipales, la noblesse indigène, l'Université,
passé mexicain une nouvelle inspiration. C'est ce que l'Inquisition, les corporations, les confréries, les
fit Carlos de Sigüenza y Gôngora. A ce professeur de foules noires, mulâtres, indiennes et métisses. Mais
mathématiques de l'université de Mexico, autrefois cette image du social trouve bien davantage son
expulsé de la Compagnie de Jésus, on avait confié la ,accomplissement dans les liturgies de l'Église et ses
conception d'un arc de triomphe pour fêter l'arrivée sanctuaires qu'au pied des machines triomphales sur
du vice-roi, le comte de Paredes et marquis de la lesquelles dissertent interminablement les poètes
Laguna en 1680. Pour la première fois, fantômes patentés.
228 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 229
Les « machines » allégoriques, symboliques et - astres imaginaires aux noms pseudo-mythologiques
mythologiques sont loin d'être une singularité mexi- est confié à une petite fille tout droit sortie d'un
caine ou même hispanique. On en trouve l'équivalent tableau de Velâzquez, ou si l'astrologie fantastique
à des milliers de lieues dans les brumes de la terre que cette enfant décline est l'écho inattendu des
anglaise. Mais ce qui porte le nom de civic pageantry zodiaques mystiques des poètes de la Nouvelle-
dans le royaume des Tudor et des Stuart y remplit un Espagne. C'est que l'image de Greenaway, comme
tout autre rôle; il possède une fonction clairement et celle des machines baroques, marque l'un des pôles
« lourdement » didactique 219 ; son impact visuel est que peut rejoindre l'image dans nos cultures : l'une
d'autant plus fort que les liturgies catholiques et les comme l'autre, elles indiquent à trois siècles de dis-
images de culte en ont été bannies par la Réforme et tance la construction de l'esprit souverainement maî-
que l'image de la souveraine, Élisabeth Ire — la reine trisée, le comble de l'artifice, la volonté obsédante de
vierge « as God ordained ruler » — tend partout à composer l'image pour mieux échapper à la séduc-
s'imposer. Le pouvoir politique anglais bénéficie de tion illusionniste: « Ce n'est pas une fenêtre sur le
la sorte d'une sacralisation en partie confisquée au inonde ni une tranche de réalité 221. » Une image qui
culte des images 220. Les civic pageants s'inscrivent exclut l'adhésion passive et éphémère autant que
dans la lignée de la dramaturgie médiévale et l'abandon actif ou halluciné de la croyance, une
s'adressent à des foules depuis longtemps familiari- image à déchiffrer, sécrétée par un imaginaire tou-
sées par la tradition, le théâtre et le livre avec le lan- jours minutieusement balisé: « Les limites sont inva-
gage de l'allégorie et des moralités. Rien de sem- riablement marquées 222,» En somme l'antipode — et
blable au Mexique où le théâtre profane et le livre peut-être l'antidote — de l'image de culte dans sa ver-
possèdent un rayonnement restreint, où surtout les sion paroxystique, la « Seconde Eve » de Lasso de la
spectateurs potentiels ont souvent des attaches indi- Vega, Guadalupe aux miracles.
gènes ou africaines quand ce ne sont pas des déraci-
nés sans mémoire. L'image religieuse y règne en sou-
veraine, sinon aux dépens, du moins en concurrence L'OMBRE DU SAINT-OFFICE
avec l'image du roi.
S'il fallait rapprocher l'image politique du Le triomphe de l'image baroque, soulignons-le,
Mexique baroque d'une image anglaise, c'est pro- repose sur un minimum de coercition et de répres-
bablement au cinéma de Peter Greenaway qu'il fau- sion. Les autorités ecclésiastiques s'emploient davan-
drait la demander. Truffée de sens, chargée I.age à exploiter de toutes les manières la faveur dont
d'emblèmes et d'allégories, bondée de références lit- jouit le culte des images qu'à poursuivre des bavures
téraires et plastiques, l'image-Greenaway distille le ou des excès. Ne reçoivent-elles pas avec une singu-
plaisir raffiné et secret des arcs polychromes de la lière bienveillance les traditions miraculeuses?
colonie. Ce n'est peut-être pas un hasard si le compte N'enregistrent-elles pas sans le moindre examen les
démentiel des astres qui ouvre Drowning by Numbers récits prodigieux et les mariophanies que consacre

M
t;
230 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 231
t'
l'œuvre guadalupaniste de Sânchez? Il serait aisé de Au xvle siècle l'Inquisition consacre l'essentiel de
multiplier les exemples de cette «ouverture» au sa tâche à surveiller les groupes d'imprimeurs étran-
miracle, aux traditions locales et à la rumeur collec- gers susceptibles de produire ou d'introduire de mau-
tive tout au long du xvHIe siècle. vais livres et de mauvaises images. La menace du
Non que l'Église se garde d'intervenir en ce luthéranisme hante les dernières décennies du siècle.
domaine. Mais elle le fait sans bruit et sans passion, lln des premiers édits de l'Inquisition (1571) se
si ce n'est lorsque le péril protestant semble un Oréoccupe des images hérétiques où apparaissent des
moment planer sur la Nouvelle-Espagne. Très tôt, « choses, des titres et des inscriptions d'un sens mau-
sous l'archevêque Montufar, des mesures sont prises vais ou qui peuvent le dénaturer [...], mêlant souvent
pour régler la production des images et surveiller les choses sacrées avec les choses profanes et ridi-
celles qui circulent. Le dispositif mis en place par le cules 224 ». Il incrimine en particulier une image de
concile mexicain de 1555 est repris et complété par Notre-Dame du Rosaire — imprimée à Paris ou à
l'Inquisition (1571) qui fixe des peines graves pour Mexico —, censée porter des inscriptions condam-
punir l'offense perpétrée contre une image (ofensa de tiables et dont un français d'Agen, émigré en
imagen) : la torture, la réconciliation et la relaxe au .spagne puis en Amérique, serait l'auteur.
bras séculier sont envisagées comme pour les autres Juan Ortiz est « graveur d'images sur bois ». Des
délits qu'elle poursuit. érnoins l'accusent d'avoir nié les miracles de la
Dans les faits, le tribunal n'eut guère l'occasion de Vierge de Montserrat dont on lui montrait une image
sévir rigoureusement contre les créateurs ou les cil d'avoir travaillé les jours fériés sans observer les
détenteurs. Quant aux images incriminées, il les fil tètes de la Vierge et des saints 225. En s'inspirant d'un
détruire. Cependant, pour peu que seul un détail qui livre sur le rosaire imprimé par son patron — un
choque et que le reste de l'oeuvre paraisse acceptable, Rouennais installé à Mexico — et d'une bulle qu'il
l'intervention des inquisiteurs se borne à imposer aurait vue dans le couvent de saint Dominique, Ortiz
quelques retouches 223. Comme par ailleurs les aurait « taillé la forme » d'une image de la Vierge du
Indiens sont soustraits à la juridiction de l'Inquisi Rosaire. Il aurait surtout composé et ajouté une
tion, la répression des idoles et des idolâtres incombe légende laissant entendre que la récitation du rosaire
exclusivement aux juges ecclésiastiques de province suffisait à assurer au fidèle la grâce de Dieu. Des
et aux cours ordinaires diocésaines, en l'occurrence, centaines d'images auraient ainsi circulé dans la ville
les provisoratos, l'équivalent des officialités de (le Mexico 226. Aux yeux des Inquisiteurs la légende
l'Ancien Régime. Ils y mettent d'ordinaire peu de •1 avait un sens hérétique » et la négation des miracles
zèle. S'il arrive que le Saint-Office ait à traiter cc (le la Vierge était malvenue : « Elle peut être véri-
genre d'affaire, c'est qu'un Espagnol, un métis, nu dique mais elle sonne mal, elle atteste peu de dévo-
Noir ou un mulâtre, séduit par les pratiques indi tion et d'attachement à Notre-Dame et à ses
gènes, est convaincu d'avoir détenu ou adoré des miracles, et la témérité de celui qui l'a pronon-
idoles. cée 227. » A dire vrai, l'Inquisition paraît se méfier
232 LA GUERRE DES IMAGES I?FFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 233

d'un groupe de Français — Pierre Ocharte, Juan On l i A partir avec l'Inquisition pour une histoire de biga-
et un certain Antonio — qui semblent s'être frotte ~ et certains propos déplacés sur les images des
aux idées luthériennes 228. Des Français d'autant plu<< 4 iii t s auxquels il avait tort de préférer les portraits
dangereux qu'ils occupent une position en vue dans Ir I1I()Iaanes, si bien que le Saint-Office le contraignit à
petit monde de l'imprimerie mexicaine. il~*indre à ses frais un retable de la Vierge 231
L'Inquisition surveille également d'assez près k I 'inuprimeur Cornelius, natif de Harlem, fut accusé
milieu des peintures et l'importation des toiles. Pour n 1598 de ne pas révérer les images « spontanément,
l'importation, c'est le commissaire du Saint-Office en !unis [de le faire] seulement par obligation ». Il avait
poste à Veracruz qui examine les oeuvres, note le travaillé avec la veuve de l'imprimeur rouennais
style religieux et profane (« a lo divino, a lo I'icrre Ocharte, avec des peintres (Adrian Suster,
humano ») «à la manière et à la mode des Fla- luta de Rua, Palthasar de Châvez), des monteurs de
mands », s'étonne, voire se scandalise de certaines tctable (ensambladores) comme Juan Rolon, ainsi
hardiesses qui lui semblent aller « contre l'us » : ~luc des horlogers. Ce milieu inquiète; on le juge sus-
« Cela ressemble à la Tentation lorsque le Christ se pect, autant que ce beau tableau de la ville de
trouva dans le désert et ils peignent le démon comme Nimègue saisi chez Cornelius — « une fort bonne ville
une jeune femme fort déshonnête, les bras nus. » A se car elle était décorée de nombreux chapiteaux de
demander si ce n'est pas ici le goût (« parce que c'est temples ». Nimègue n'avait-elle pas été enlevée par
une chose nouvelle ») davantage que le thème qui les hérétiques, au nombre desquels se serait trouvé
choque l'expert en cette année de 1586 229. En 1573 l'imprimeur Cornelius? L'image en disait trop 232.
déjà, le maniérisme avait troublé le doyen de l'église A partir du xvlie siècle on a le sentiment que la
de Guadalajara, qui s'était inquiété de voir sur des production des images ne pose plus guère de pro-
tableaux flamands une Vierge « fort curieuse aux blèmes. Le dispositif en ce domaine est soigneuse-
ment « bouclé », les relents de luthéranisme dissipés —
cheveux défaits, dont la poitrine portait un voile fort
si tant est qu'ils, aient jamais constitué une menace
léger, la gorge était nue; elle avait l'Enfant Jésus
sérieuse pour l'Eglise mexicaine. Les peintres rem-
dans les bras; la poitrine [de l'Enfant] était complète-
plissent fidèlement la mission qui leur est assignée. Si
ment nue, il avait des manches de toile d'or sous des l'Inquisition conserve durant toute l'époque coloniale
rideaux curieux, et sur un coussin de brocard son la mission d'extirper ou de corriger les images défec-
oreille était totalement découverte ». Perplexe, le tueuses et de protéger le culte des bonnes images,
doyen se borne à réclamer des instructions au tribu- jamais elle n'en fait un objectif prioritaire. Elle
nal de Mexico 230 s'occupe bien davantage des hérétiques, des curés
Les peintres, comme les imprimeurs et les gra- libertins ou des livres mis à l'index, sans compter une
veurs, sont aussi fréquemment des étrangers, Hollan- prédilection dans la première moitié du xvlle siècle
dais, Allemands ou Flamands, pour la plupart étroite- pour les conversos ou crypto-juifs à qui, parmi bien
ment liés. Débarqué en 1566 dans la suite d'un d'autres choses, elle reprochait de mépriser ou
vice-roi, le peintre flamand Simon Pereyns eut maille d'outrager les images chrétiennes 233.
234 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 235

En fait, ce que vise l'Inquisition c'est l'inculcation pas toujours inaperçus: des plaques où est figuré
de la reverencia due aux images 134 et la condamna- saint Jean servent à rétamer un chaudron; des gra-
tion consensuelle de l'outrage (desacato). Pas de poli- vures sont réservées à des usages intimes et hygié-
tique de grande envergure en la matière, ni même de niques qu'il se trouve toujours quelque bonne âme
campagne intermittente, mais plutôt du coup par pour épier et dénoncer; des images sont jetées aux
coup assez mou en réponse à des dénonciations de ordures. Plus grave peut-être, ces représentations du
curés zélés ou de voisins « bien » intentionnés. Un diable qu'il n'est pas rare de découvrir peintes ou
religieux relève ici une image avec une légende alté- tatouées sur le corps des Noirs et des mulâtres.
rée; un voisin rend compte d'un blasphème entendu C'est bien moins le zèle de l'Inquisition qui
dans la bouche d'un proche; une mulâtresse découvre l'emporte — ici plus encore que dans d'autres
des fragments brûlés d'un tableau et s'empresse de le domaines, elle table essentiellement sur le rôle régu-
conter à son confesseur; un Espagnol qui soutient que lateur assuré par sa seule présence 237 — que l'empres-
l'image du saint n'est qu'un bout de bois, un tetz- sement de tout un chacun à surveiller le bon usage
quautl, soulève la réprobation d'un autre Européen des images et à réclamer l'intervention du tribunal
qui rétorque, avec l'appui unanime des Indiens du chaque fois qu'il le juge nécessaire. L'offense faite à
voisinage, que « c'était vrai mais que c'était son l'image est ressentie comme une atteinte portée à
image et sa semblance et qu'en tant que telle on l'imaginaire de tous. Une réaction qui révèle que cet
devait lui avoir du respect 235 »; des indigènes imaginaire tissé d'expectatives et de confirmations
dénoncent des sermons qui mettent en question le recèle également ses propres instances de défense et
culte des images 236• de censure. Ce sont les fidèles qui exercent leur
Encore ce « coup par coup » se réduit-il générale- propre police. On ne saurait mieux manifester le
ment à un échange de lettres, à l'ouverture d'une triomphe en Nouvelle-Espagne du culte des saints
enquête qui débouche rarement sur celle d'un procès. autant que l'intériorisation de l'image baroque. Ce
Cet intérêt bien mince s'explique par la minceur des qui n'exclut d'ailleurs ni les dérapages contrôlés ni de
délits dénoncés. On entend peu de sermons scanda- plus troublants emballements.
leux contre l'adoration des images. Les bris d'images L'Inquisition n'a pas seulement mission de
sont davantage le fait d'individus exaspérés ou saisis défendre les images, elle doit également faire obser-
de folie passagère que d'iconoclastes convaincus. Les ver des hiérarchies... et des délais : l'image d'un per-
attaques verbales contre les images traitées de bouts sonnage en instance de béatification ou de canonisa-
de bois (unos palos) ont la même source et c'est pour tion n'a pas droit au culte que l'on réserve aux saints
cette raison que l'Inquisition prend toujours soin même si l'impatience des fidèles anticipe sur des
d'établir les circonstances « émotives et affectives » décisions trop lentes ou si les foules s'enflamment
du délit pour le ramener à de justes et négligeables pour des figures illustres. C'est ici le seul Saint-Siège
proportions. Le détournement profane ou plus sim- qui décide. Si la mémoire de Juan de Palafox,
plement le réemploi de certaines images ne passent l'évêque de Puebla, conservée par d'innombrables
236 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 237

• estampes, souleva les masses au XyIIIe siècle 238, en carmes déchaux défendaient avec enthousiasme leur
1637 déjà le souvenir d'une religieuse de Carri6n atti- Mainte « à qui le Christ, sous la forme d'un séraphin,
sait des dévotions excessives que le tribunal i prime ses très saintes plaies, sanglantes, visibles et
s'employa à tempérer en interdisant « les croix, les palpables ». L'image déchaîna par contre l'opposition
Christs, les Enfants Jésus, les planches, les enlumi- Ics franciscains qui considéraient, en s'appuyant sur
nures, les paraphes, les portraits, les images, les urne bulle de Sixte IV, que les stigmates étaient le pri-
• perles du rosaire et les reliques de soeur Luis de la vilège exclusif de saint François. On ergota sur la
Ascenciôn, religieuse du couvent de Santa Clara de forme des stigmates, les carmélites expliquant que
Carriôn, que ce soient des originaux ou des copies ». tics plaies du Christ « sortent cinq rayons de feu rou-
En 1634, un édit interdit de placer sur les autels pri- geoyants qui aboutissent sur les mains, les pieds et le
vés et dans les oratoires des « portraits de personnes côté de la sainte qui se trouve en position de les rece-
• qui moururent en odeur de vertu, avec des nimbes et voir 243. Revendication d'un monopole symbolique et
• des signes de gloire, sans décision du Saint-Siège iconographique chez les franciscains, volonté chez les
apostolique 239 carmes de le briser pour diffuser le culte de leur
Le tribunal sait aussi traquer les inexactitudes sainte et accroître d'autant le prestige de leur ordre.
• iconographiques pour obtenir que la tradition soit i. La qualité de l'image est également l'objet de la
minutieusement observée: en 1665, toutes les repré- vigilance du tribunal: un souci qu'imposent les
sentations peintes, sculptées, dessinées, imprimées copies discutables et maladroites sorties des ateliers
sur papier ou taffetas d'un Jesûs Nazareno de indigènes. Mais parfois l'image pèche par sophistica-
Mexico sont saisies, car le Christ est nu jusqu'à la ion outrancière et coupable : un dominicain dénonça
ceinture alors que selon les Évangiles il était vêtu l'existence chez l'alcalde mayor * de Cuernavaca
quand il portait sa croix 240. Par contre, liberté est d' « images qui, regardées sous des angles distincts,
montrent des apparences différentes, indignes et
laissée d'entourer la Vierge des Sept Douleurs de
impropres de ce qu'elles représentent sur les saintes
sept ou huit épées, à moins que le chiffre huit soit
images ». Probablement s'agissait-il d'anamorphoses.
employé « pour quelque motif superstitieux ou à
,e cas rappelle que le tribunal veille aussi au respect
cause d'une fausse révélation d'un visionnaire, d'un
des canons esthétiques 244
escroc ou d'un « délirant » 241. Au cours du xvlIe siècle et plus encore au xvllle
Il arrive aussi au Saint-Office de retirer de la cir- siècle, le tribunal paraît moins préoccupé de stricte
culation une image orthodoxe qui pourrait prêter à orthodoxie que de décence. Il ne se lasse pas de pro-
discorde au sein de l'Église: ce fut le cas en 1635 clamer que l'image pieuse doit exciter la piété et la
d'une gravure de saint Basile le Grand qui déplaisait dévotion, qu'elle doit être placée dans des lieux
à certains ordres réguliers 242. En 1706 une peinture appropriés, entourée d'une « religieuse décence » et
qui représentait la grande sainte italienne de la
Contre-Réforme, Maria Magdalena de Pazzi, * Alcalde mayor: juge et représentant local de la Couronne
• échauffa un temps les esprits dans la colonie. Les espagnole.
238 LA GUERRE DES IMAGES EFFETS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 239

vouée « à la fin sacrée que notre Sainte Mère leur ci des empereurs romains doit s'en expliquer au tribu-
destine ». Tout usage profane, toute production et u ni 248. Rien d'étonnant à ce que vers la fin du xviIIe
importation qui seraient un motif de scandale, de siècle un notaire du Saint-Office, excédé par les bals
« dérision et de moquerie », doivent être bannis, en et les ripailles qui se succèdent devant les peintures et
particulier les figurations qui orneraient les vais- les statues dans la moiteur tropicale de Tehuantepec,
selles, les tabatières, les éventails, les boutons de che- s'en aille proposer une modification des décrets du
mise, les remontoirs des montres, les sceaux et les concile de Trente : les images ne seraient exposées que
breloques 245. Pas question non plus de peindre des dans les sanctuaires 249. Mais partout l'ambition de
croix ni de mettre des images dans les parages délimiter nettement un espace séculier pour mieux
immondes, ni de faire porter par les orphelines des marquer et préserver le territoire de l'image sainte se
confréries des capes ornées d'images de la Vierge : heurte à l'omniprésence et à l'emprise même de l'ima-
« Les Indiens qui perçoivent la foi par les yeux s'en gerie baroque.
scandaliseraient 246. » L'argument en dit long sur Enfin, l'image érotique. Elle se multiplie également
l'empire conquis par l'image sur l'ensemble des popu- à la fin du xviie siècle. On la rencontre surtout dans la
lations coloniales. Le Saint-Office surveille égale- meilleure société. L'Inquisition la poursuit en agitant
ment des pratiques commerciales qui confondent le la règle XI de l'Index Expurgatorio, régissant la cen-
sacré et le profane : « Les vendeurs qu'on appelle tra- sure des livres, qui interdit les « peintures lascives et
paleros [malhonnêtes] ont un fonds croissant de pein- scandaleuses », et notamment leur importation dans
tures de saints figurés de manière fort grossière et les domaines espagnols. Cela n'empêcha pas les ama-
informe sur de petits panneaux; ils les vendent à fort teurs de s'offrir ces plaisirs de la vue. Vers 1691,
bas prix et la plupart du temps ils les cèdent, comme quatre peintres, deux métis, un Indien et un Espagnol
ils disent, de pilés aux Indiens et aux gens ordinaires - Miguel de la Cruz, Antonio Pardo, Bartolomé de
qui leur achètent d'autres articles 247. » Aguilar, Francisco de Saldivar — avaient été engagés
L'image baroque se retrouve paradoxalement au par le marquis de Zelada, chevalier de Calatrava,
coeur d'un mouvement de sécularisation des choses pour produire une douzaine de tableaux destinés à
auquel l'Église participe en tentant d'exclure des pra- illustrer agréablement l'œuvre d'Ovide. Des gravures
tiques quotidiennes, de bannir des usages et des lieux avaient servi de modèle aux artistes. Les nus qui agré-
de passage, des objets et des gestes auxquels elle mentaient sur les toiles avaient immédiatement attiré
entend réserver une destination exclusivement reli- le regard des inquisiteurs. Plus grave peut-être, aux
gieuse. Le principe de la séparation du profane et du yeux du moins des calificadores du Saint-Office, ces
religieux est réaffirmé sur tous les tons, avec nymphes nues qui offusquent la vue des visiteurs dans
constance et opiniâtreté. La mezcla, le mélange des le propre palais de l'archevêque Juan de Ortega à
images, est si fortement suspecte qu'en 1692 un Espa- l'aube du xvIIIe siècle 250. Tout au long de ce siècle,
gnol de Guadalajara qui a accroché pêle-mêle dans sa l'importation clandestine bat son plein; elle préoccupe
salle de réception des portraits du Christ, de la Vierge les censeurs en quête de ces tabatières venues

4
240
LA GUERRE DES IMAGES
I',I'Ii TS ADMIRABLES DE L'IMAGE BAROQUE 241
d'Europe qui portent des « femmes nues sur tout leur
corps, aux volumes et aux mouvements extrêmement I►u(1;; clans un monde — celui des villes notamment -
déshonnêtes, avec des peintures d'hommes contern- i rr.sticmb1e parfois étrangement au nôtre.
plant la beauté de l'indécence; plus ces oeuvres sont
exquises, plus elles sont pernicieuses 251
». Nombre de In►n(►? ET IMAGINAIRE BAROQUES
ces images se dissimulent dans les secrets de miroirs,
d'éventails ou de boites.
I .c dispositif baroque, avec ses armées de peintres,
Quoi qu'il en soit, les images nouvelles qui appa-
l% , ,.cuulpteurs, de théologiens et d'inquisiteurs, ne vise
raissent au cours du Xvllle siècle ne mettent en péril ni
plw; l'imposition d'un ordre visuel exotique comme le
l'orthodoxie ni la suprématie de l'image miraculeuse.
I ~ e t cradait l'image franciscaine. Il suppose cette étape
Pas plus que les débordements ou les escroqueries des fo t I u ise et s'attache à exploiter d'autres potentialités.
iconodules. L'image profane demeure durant toute
',accent est mis sur ce que la réplique recèle du proto-
l'époque coloniale une parente pauvre: même en fai-
vl►e, la présence divine ou, ce qui revient en ce cas au
sant la part des pertes et des destructions, on
dénombre peu de scènes mythologiques, peu de por- ~ncme, la présence mariale : «Je me trouve dans les
~s►i tiges, présente. » L'objectif s'est également modifié.
traits, en comparaison de l'imagerie religieuse qui
rayonne sans rivale sur le Mexique baroque. La rareté 'image baroque s'adresse à tous. La guerre des
mages que les religieux menaient contre les Indiens
des interventions de l'Inquisition révèle l'ampleur du
consensus que suscitent le culte des images et les -,'est déplacée, elle s'exerce désormais à l'intérieur
même de la société coloniale en épousant les clivages
images miraculeuses. Paradoxalement, on serait porté
à croire que le véritable péril procède de l'Eglise eIle- i I u i opposent les milieux dirigeants péninsulaires,
même si l'on admet qu'en enfermant ses images dans Créoles, voire indigènes, à l'immense majorité d'une
une sphère religieuse et sacrée, coupée du monde quo- population aux origines mêlées. D'évangélisatrice
tidien et de ses routines, elle travaille involontaire- I'imnage s'est faite intégratrice.
On s'étonnera qu'une image qui opère à partir de
ment à en réduire peu à peu l'empire et la présence.
En défendant toujours plus obstinément ce clivage de prototypes fictifs dans des cadres tout aussi fictifs
l'imaginaire, l'Église et l'Inquisition évoluent à puisse avoir un tel impact sur les êtres et les sociétés.
contre-courant d'une société coloniale qui vit immer- Mais n'est-ce pas quand l'image dérive vers la fiction
gée dans l'image, la prolifération de l'hybride et du qu'elle est le plus efficace, ne serait-ce que par le
syncrétique, les métissages des corps, des pensées et détournement qu'elle effectue? Les chroniqueurs le
des cultures. D'une dizaine de milliers au milieu du savaient mais l'admettaient seulement lorsque l'image
xvie siècle, les métis sont devenus quatre cent mille était. démoniaque, « un masque trompeur et malin »
deux siècles plus tard 252. Un chiffre éloquent mais qui qui n'était plus alors que fausseté, escroquerie et alié-
ne dit pas l'étonnant brassage qui entraîne les Indiens, nation. Ce détournement de la réalité du vécu vers une
les Noirs, les mulâtres, les Espagnols et quelques Asia- autre réalité s'opère hors de l'image. Il échappe au dis-
cours des exégètes baroques comme à une analyse
242 LA GUERRE DES IMAGES

exclusivement centrée sur l'image pour renvoyer au


sein d'un imaginaire dont nous avons à plusieurs
reprises dégagé l'importance. Que cet imaginaire
entretienne « un état hallucinatoire chronique » ou
déploie « de merveilleux effets et des mutations »,
c'est d'autant plus vrai que l'Église baroque a su
magistralement exploiter les expériences visionnaires CHAPITRE V
et oniriques — comme les effets spéciaux — pour
inculquer le culte des images, et qu'elle recense inlas- Les consommateurs d'images
sablement les miracles au point qu'il ne saurait y avoir
de chronique sans un chapitre consacré aux prodiges
effectués, « faveurs exceptionnelles et apparitions spé-
,A COLONISATION DU QUOTIDIEN
ciales », « cas notables », « visions extraordinaires »,
« effets admirables » 253. L'imaginaire baroque ne sau-
Au-delà des espérances de Montufar le Grenadin,
rait pourtant s'y réduire au risque de réduire avec lui
le Mexique colonial devint une société envahie et
la culture baroque aux dimensions fugaces d'un rêve
éveillé. Et cela pas seulement parce que l'imaginaire ~ i- uffée d'images, et massivement d'images reli-
gieuses, comme si l'Église baroque, « rendant la déité
met en jeu, à travers les expectatives et les repérages visible et distribuée entre divers dieux ' », avait préci-
qui le quadrillent, des individus, des groupes, des pité le pays dans l'idolâtrie qu'elle avait tant combat-
sociétés et des institutions, mais aussi parce qu'il tic. Relais innombrables des sanctuaires et des cha-
transcende et brouille les frontières que nous croyons pelles, les maisons et les rues, les carrefours et les
devoir assigner au réel et à l'halluciné. chemins, les bijoux et les vêtements en sont saturés
Cet imaginaire se déploie de manière autonome; il (111.12,13). Dès le xvlie siècle, de l'aveu des inquisi-
apparaît rythmé par une temporalité spécifique, doté teurs, il ressort que ceux qu'on aurait pu croire les
de ses propres mécanismes de régulation — fétichisa- plus fermés à l'image chrétienne, les Indiens,
tion, censure et, on le verra plus bas, autocensure, bali- détiennent une « multitude d'effigies de Christ
sage du profane et du religieux —; il naît enfin d'une Notre-Seigneur, de sa Sainte Mère et des saints ».
attente nourrie et assortie de miracles puisque l'image l'as une fête qui ne se déroule sans la présence
est le recours ultime — la plupart du temps unique — d'images, celles qui ornent une chapelle, un oratoire
contre les maladies et les catastrophes naturelles qui privé ou même une crèche. Les deux cents confréries
s'acharnent sur les populations de la colonie. C'est indigènes qu'abrite la ville de Mexico en 1585
dire que l'étude du dispositif baroque ne livre qu'une vénèrent toutes une image ou un retable de leur saint
approche partielle et figée de l'imaginaire si elle patron. Indiens, métis, Noirs et mulâtres, Espagnols
néglige l'intervention du spectateur de l'image. aisés ou miséreux, sans distinction d'ethnie ou de
I,.
244 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 245

classe, tous possèdent une ou plusieurs images, si une infime minorité, l'écrit dresse autour de l'image
modestes, si grossières soient-elles. Qui ne se souvient le rempart de l'interprétation. Mais ce lien se déna-
de la fabuleuse collection de saints qu'avait rassem- ture dès que des légendes hétérodoxes viennent se
blée Alonso Gômez, l'ami du Napolitain Gemelli substituer aux commentaires officiels : quelques
Careri ? lignes hérétiques au bas d'une gravure ou la brève
Images et objets quotidiens se superposent et se transcription d'une rumeur miraculeuse non authenti-
confondent : un soldat espagnol du Nouveau- Fiée suffisent à parasiter une image. La capture est
Mexique porte sur le tapis de selle de son cheval une un phénomène complexe qui comporte de multiples
peinture de la Vierge (1602) 2. Les tabatières, les étapes et des gradations si infimes que l'usager n'a
éventails, les montres ornées de scènes de la Passion Iras toujours conscience de l' « abus » qu'il commet. Il
du Christ, les bas, les jupons à l'effigie de saint est parfois difficile de discerner la copie grossière ou
Antoine, les boutons où figurent le Crucifié, la maladroite de la manipulation qui tourne à l'escro-
Vierge et saint Jean, les broderies à l'image de la querie ou des manifestations incontrôlées d'une piété
Vierge, tous ces objets prolifèrent dans la société spontanée. Un fonctionnaire de la couronne fit enle-
coloniale. Le pain, les biscuits, d'innombrables frian- ver en 1775 une Vierge qui lui semblait particulière-
dises sont décorés du signe de la croix ou de la figure ment laide : « Elle était entourée de divers signes et
d'un saint. La vogue en est telle que l'Église s'attache entre les jambes elle avait un singe tout nu incliné
à l'endiguer. Les usages ordinaires de l'image vers le bas-ventre, elle était couronnée et au-dessus se
peuvent d'ailleurs mêler le commercial au religieux, trouvait le Père Éternel. » Provocation hérétique, pra-
comme ils confondent la décoration, l'élégance, la tiques de sorcellerie ou figuration insupportable pour
gourmandise et la piété. On a vu que sur les marchés, l'esprit et le goût du représentant d'une administra-
des commerçants ont coutume d'offrir à leur clientèle tion éclairée 4 ? On s'interroge pareillement sur un
une petite imagerie pieuse, de quoi attirer ou retenir étrange Saint-Michel commandé vers 1643 à un
les acheteurs modestes, « les Indiens et les gens ordi- peintre indigène, Alonso Martin: les ailes de la mon-
naires 3 ». Pour tempérer cette omniprésence de
ture du saint devaient lui permettre de s'envoler en
l'image, l'Église baroque oppose toujours plus ferme- cas de péril, mais l'Indien affirme ignorer pourquoi
ment usages licites et détournements profanes, sans son client a voulu que le dragon — en fait un tigre ailé
toutefois encore s'adonner à une épuration et à une - ait pour queue un serpent et porte des ongles
sélection rigoureuses. immenses. Ignorance ou prudent mutisme? L'image
L'Église doit marquer la frontière et défendre le - et c'est bien là sa force — permet de cristalliser des
monopole qu'elle revendique face à des formes par- croyances qu'on a du mal ou qu'il serait dangereux
fois plus inquiétantes d'appropriation. Le détourne- de verbaliser.
ment peut porter sur l'écrit en principe indissociable ,Des images reçoivent un culte que ne reconnaît pas
de l'image baroque telle que l'Eglise la conçoit et la l'Église. Des illuminés, des escrocs courent les routes
manipule. Dans une société où les lettrés demeurent avec des statues et des tableaux dont ils vantent les
246 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 247

miracles. L'habit fait le moine : dans les années 1720, jusqu'à nos jours, même si sa longévité atteste l'enra-
Diego Rodrfguez (alias de la Resurecc(on), vêtu en cinement d'une dévotion périphérique que l'Église
ermite, et sa femme Marfa de Valdivia, accoutrée en n'est jamais parvenue à contrer lo
illuminée (beata), sillonnent la Nouvelle-Espagne en Mais l'invention peut n'être que l'interprétation
subsistant des oboles offertes à une image de Notre- erronée d'un mystère divin ou le souci de rendre
Dame du Carmel. Leur Vierge aurait sué à sept visible ce qui échappe à l'entendement. A la fin du
reprises. On lui attribue des miracles 5. Vers la même xvIfie siècle, une image découverte dans une hacienda
époque un mulâtre de Querétaro a une vision : le (le la région de Querétaro figure la Sainte Trinité
Christ de Chalma — le sanctuaire renommé qu'admi- sous la forme d'un visage à trois faces, « d'une
nistraient les augustins — l'aurait empêché in extre- manière monstrueuse avec quatre yeux, trois nez,
mis de pactiser avec le diable; il fait peindre ce trois bouches et trois barbes, le corps étant celui du
miracle, exhibe l'œuvre — un petit tableau — et récolte Ibère tandis que la tête est celle du Fils ». Rationa-
des aumônes 6. lisme du clergé qui s'indigne: « Si la nature produi-
Des images hybrides, hétérodoxes et clandestines sait un homme monstrueux de cette espèce, que le
fleurissent également ici et là. Dès le XVIIe siècle, peintre dise comment il faudrait le baptiser! l' » On
porté par les vagues incessantes des épidémies, le trouve pourtant encore de nos jours parmi les chro-
culte de la Sainte Mort, dont les effigies remplissent iiios vendus sur les marchés de province des Trinités
les oratoires privés, remporte un étonnant succès. On (fui s'inspirent de cette trouvaille. L'hybride et le
lui assignera aisément des antécédents préhispa- monstrueux expriment le travail de l'imaginaire
niques, médiévaux et renaissants. Vers 1730, des populaire sur l'image baroque. Il n'a d'ailleurs par-
jésuites décrivent la Sainte Mort sous les traits d'un fois qu'à reprendre les représentations que lui tend
crâne de pierre verte aux dents énormes, orné de l'iconographie chrétienne, à griffonner des diables
boucles d'oreilles. L'image recevait de l'encens et les sur des feuilles papier, à les peindre sur la porte
offrandes des malades incurables, quelle qu'en fût d'une cellule 12 .
l'origine ethnique. Le culte du Juste Juge (Justo Ces images démoniaques sont aussi efficaces que
Juez) en est une variante : il s'adressait à un squelette les autres, mais elles réagissent bruyamment aux
de couleur rouge (colorado) dont le crâne portait une aspersions d'eau bénite. Elles circulent à partir du
couronne et qui tenait dans la main un arc et une Xvlle siècle entre les mains des mulâtres et des Noirs,
flèche '. A la fin du XVIIIe siècle, sous la pression des dans le monde des haciendas et des gardiens de trou-
Indiens de sa paroisse, un franciscain accepta même peaux. Le diable est figuré sous la forme stéréotypée
de dire une messe au Justo Juez $. A la même qu'on lui connaît: « Un homme debout, horrible et
époque, les habitants de Querétaro révéraient des épouvantable, avec de grandes cornes et une grande
gravures et des portraits d'un condamné à mort, queue comme une queue de serpent, de grands ongles
« comme s'il s'était agi d'un saint canonisé 9 ». Il aux pieds et aux mains des ergots de coq 13. » Il n'est
serait trop long de suivre le culte de la Sainte Mort guère aisé d'identifier les auteurs de ces dessins. Ce
248 LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 249
LA GUERRE DES IMAGES

sont parfois des peintres indigènes ordinairement d'une flèche — la flèche exprime ici l'amour que l'on
occupés à des tâches plus orthodoxes dans les cou- voue au démon et les coeurs signifient la soumission
vents des environs. Parfois — mais rarement —, le culte lui lui est due. Parfois encore, ce ne sont que des
du démon s'accompagne d'un rejet explicite des c réations éphémères: on se peindra des figures sur le
images chrétiennes : « Notre-Dame est [...j une figure ~rps, puis on les essuiera pour recueillir la substance
de bois travaillée, vernie et faite par un charpen- ~k l'image avec un morceau d'ouate, avant d'implo-
tier 14 » irl les secours du diable 19. Les modèles sont tirés de
Non contente de saturer l'environnement, l'image j rirnoires qui circulent chez les curanderos indi-
investit les corps et se prête à cette autre appropria- Nh nes, chez les vachers mulâtres ou dans l'espace
tion qu'est le tatouage ou la peinture corporelle. presque clos de ces ateliers-prisons que sont les
Toute distance est abolie entre l'être et l'image sur 'brajes 20. L'analphabétisme prédominant dans la
les peaux blanches, brunes ou noires des habitants de Nouvelle-Espagne n'interdit pas la diffusion de ces
la Nouvelle-Espagne. Le corps sert de support à ces recueils d'images dont on a sous-estimé l'importance
figurations, sans que l'on puisse distinguer entre comme l'impact, et qui sont visiblement l'objet
tatouage et peinture. Vierge ou crucifix apparaissent d'incessantes réplications (iii. 19).
souvent sur la jambe 15. La poitrine d'un Indien se
métamorphose en un véritable retable de chair, le
Christ de Chalma s'y montre entouré à droite de SADISME ET DÉFOULEMENT
saint Michel et à gauche de Notre-Dame des Sept
Douleurs; le biceps gauche d'un Français d'Albi, Dans la plénitude de sa seule présence, quelles que
déserteur échoué au Mexique, porte, colorée d'incar- soient les formes qu'elle assume, l'image devient un
nat et de touches de bleu, une Vierge de Guadalupe interlocuteur et, sinon une personne, du moins une
avec ses quatre apparitions et la légende habituelle 16. puissance avec laquelle on négocie, on marchande,
Il y aurait donc un « corps baroque », aboutissement sur laquelle on exerce toutes les pressions et toutes
physique, « terminal » humain des images des grands les passions. L'attente, l'expectative qui enclenchent
sanctuaires? Comme aujourd'hui il existe un « corps le mouvement de l'imaginaire s'adressent à cette pré-
électronique », produit des nouvelles technologies de sence plus qu'au relais matériel. Pression: on allume
l'image et de la communication ", tics cierges par l'autre bout pour sanctionner l'ineffi-
Ces marques peuvent inquiéter. Parfois elles ne cacité d'un saint. Passion: l'épouse de l'alcalde
sont citées qu'à titre de signes particuliers, comme si rnayor du Marquesado, un des plus hauts person-
la pratique allait de soi. Les mulâtres et les Noirs nages d'Oaxaca, passe en secret ses bas sur le visage
semblent quant à eux affectionner les peintures de la Vierge (1704) 21 . Un geste « fétichiste » qui
démoniaques sur le dos, les cuisses ou les bras '$ : des n'est pas isolé. Pression encore : dans les mines de
silhouettes griffues, le « hibou de la nuit », le diable Pachuca en 1720, un métis ou un Indien, on ne sait
Mantelillos, page de Lucifer, des coeurs transpercés trop, enterre un crucifix en jurant de ne pas y toucher
250 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 251

avant d'avoir gagné de quoi faire dire des messes dc ciseaux, on l'attache à la queue d'un cheval, on la
pour les propriétaires de l'image. L'homme est per- macule de peinture rouge ou d'excréments humains,
suadé qu'une procession aux flambeaux, que l'on i mu se torche le derrière avec 26 ! Autant de manifesta-
observe chaque année sur la montagne la nuit du uons d'un sadisme élémentaire et apparemment sans
jeudi saint, apparaîtra cette fois du côté où il a ,tique puisque la victime n'est qu'un objet. Sauf qu'il
enterré le crucifix. Elle partira à l'instant précis où la ne s'agit pas proprement d'un objet et qu'il en coûte
procession de pénitence sortira de la bourgade davantage dans le Mexique colonial d'insulter une
minière 22. nuage qu'un être humain. L'environnement quotidien
Chantages et menaces de sévices peuvent s'adres- rtiI donc peuplé de « présences » intouchables, ces
ser directement à l'image comme si elle était en état images pieuses et innocentes que l'on agresse pour-
de satisfaire les exigences de son détenteur. En 1690 1 u it avec prédilection au gré des crises qui secouent
à Cocula, en Nouvelle-Galice, une Espagnole, lu vie de chacun.
furieuse d'avoir égaré une tasse de porcelaine de ,a frustration sexuelle y trouve un exutoire. L'une
Chine, jette par terre une statuette de Notre-Dame tics victimes de la répression de 1658 qui frappa
de la Conception et se promet de l'y laisser tant que rement les milieux sodomites de la capitale mexi-
durement
sa servante, « cette pute tarasque », ne la lui rendra caine en fit l'expérience. Furieux d'avoir à se conten-
pas 23. Par l'agressivité et la hargne qu'il trahit, le 1cr de sa femme comme partenaire sexuelle, l'homme
geste fleure le racisme — le terme « tarasque » dési- unit le feu à une image du Christ, la vouant à subir le
gnant les Indiens des environs — et frise l'icono- sort d'ordinaire réservé à ses congénères Z'. Ailleurs
clasme. Une Indienne se charge de la dénoncer au c'est un amant excédé qui jette « au caniveau, publi-
juge ecclésiastique de la région, qui saisit le Saint- quement » une statue de saint Joseph avant de poi-
Office. Nimarder une Vierge des Sept Douleurs — dont on
Le bris d'images est le propre d'une société qui ignore pas qu'elle est figurée transpercée par des
leur accorde une place majeure. C'est la sanction crées qui symbolisent ses afflictions 2$. L'iconogra-
d'un constat d'inefficacité qui succède brutalement à phie et la symbolique traditionnelles suggèrent et
la supplique et à l'attente déçue. La colère — « Il était Modèlent la forme de l'agression, comme pour mieux
si aveugle et si ivre de colère qu'il avait perdu son découvrir ce que le geste iconoclaste suppose d'inté-
jugement 24 » —, la folie passagère, l'ivresse, les dis- riorisation et de familiarité avec l'univers des images.
putes conjugales ou amoureuses inspirent, sans les L'iconoclasme surgit fréquemment sur les sentiers
justifier aux yeux des autres, des actes qui heurtent (le l'ivresse dans une société où l'alcoolisme exerce
toujours profondément l'opinion : « Ça ne se fait pas (lepuis la Conquête d'incessants ravages 29. Sous les
entre chrétiens 25. » On insulte l'image, on la fouette, yeux stupéfaits de ses fidèles indigènes, dans un vil-
on la griffe, on la gifle, on la brûle avec une bougie, lage perdu de la terre chaude du Michoacân, le curé
on la brise, on l'arrache, on la piétine, on la poî- I)iego de Castejôn y Medrano jette à terre un tableau
gnarde, on la transperce et on la déchiquette à coups représentant saint Jérôme et le roue de coups de pied.
252 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 253

Au lieu d'écouter le gouverneur indigène qui le su>> l d - nonciation d'une impuissance. Cela n'implique
plie de ne « pas agir de la sorte avec le saint », le cure loin de là, la négation de la divinité: au pire,
s'acharne à frapper l'image. Le gouverneur parvient ii iiuoclaste s'en prend au culte des images mais
à la lui arracher des mains, sans que pour autans lI l it d inaire il incrimine un défaut de réciprocité, la
l'ecclésiastique s'apaise. Las, le curé abandonne k Hil li►re d'un pacte plus ou moins implicite conclu
saint Jérôme pour s'en prendre à un Christ accroche lise• le saint et lui-même. Quelle que soit sa portée
dans le même endroit. En pure perte: sa furets k', l'agression contre la figure divine se double
redouble. Le geste du curé a des antécédents : il ~I'un effacement aussi soudain de tous les relais
brisé un Christ d'ivoire dans un autre village. 1 'il , ' ia ux et institutionnels de l'image : Église, tradition
1723, deux siècles après la Conquête, par un éton lol ~ile, famille ou communauté. C'est pour cette rai-
nant renversement des choses, ce sont les Indiens qui -110 (lue l'iconoclasme revêt une allure subversive et
défendent les images chrétiennes contre leur propre qu'AI est susceptible de se prêter à toutes sortes de
curé. Ne sont-elles pas devenues partie intégrante de liiiuiihulations. Un esclave habile peut machiner une
leur univers et de leur culture 30? La rage d'avoir m t ►isation d'iconoclasme ou d'irrévérence pour se
perdu au jeu ou le simple dépit de se voir interdire la v'ii er de ses maîtres, en les faisant passer par
sortie du couvent pour se rendre en ville conduisent A , u' i i i ple pour des judaïsants 32.
de pareils éclats 31. Les dénonciations d'iconoclasme (tien au-delà de la dénonciation contre le voisin
ont au moins le mérite, sous leur caractère répétitif, indésirable ou le parent odieux, l'iconoclasme peut
de mettre à nu les tensions, les frustrations et les il vir un coup monté et devenir un instrument poli-
conflits de toute sorte dans lesquels l'individu se ii Die. C'est probablement l'origine de la profanation
débat au sein de la société coloniale. Une anthropolo- I la chapelle de Saint-Jean-Baptiste à Puebla en
gie des sentiments et des passions y trouverait L'enquête sur les lieux découvre les ravages
matière à explorer les formes qu'y prennent la colère, i I' u ne main iconoclaste. Grossière mise en scène ou
la rage, le délire ou la folie, comme à repérer les lents Iwl'anation délibérée? Les jambes du saint ont été
cheminements de l'individualisme. Quoi qu'il en soit, rées, les bras de Notre-Dame ont subi le même
consciente qu'elle a le plus souvent affaire à de nul, des gravures pieuses déchirées jonchent le sol,
l'affectif et non à de l'idéologique, l'Inquisition clôt. n partie brûlées. L'une d'elles représentait le Christ
vite son enquête pour se consacrer à de plus gros r ii croix entouré de saint Jean l'Évangéliste et de
gibiers, curés dépravés ou judaïsants. Marie-Madeleine. Une statue du Christ est décou-
Si l'iconoclasme est ressenti par le groupe comme vr•rle gisant sur le ventre.
une agression collective, c'est qu'il exprime davan- ,'affaire provoque l'émoi et le scandale. Sur
tage que le rejet temporaire ou définitif d'une repré- l'ordre de l'évêque Juan de Palafox 3 ~, une procession
sentation. L'iconoclasme, c'est le « décrochage », le t xl)iatoire rassemble les ordres religieux de la ville
court-circuit, la mise en cause brutale d'un imagi- I i i se rendent à la chapelle où l'on prononce un ser-
naire à travers l'abandon d'une attente insatisfaite et mon consacré à la « révérence et la vénération » que
254 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 255

l'on doit aux images sacrées. Le bruit court très vite tkr. la profanation : parce qu'il est isolé et minoritaire
que les hérétiques, ou plutôt les Portugais, seraient +Iuus la société coloniale, le geste iconoclaste contri-
les auteurs du sacrilège. Le Portugal s'est révolté hiic davantage à affirmer la sacralité de l'image qu'à
contre l'Espagne en décembre 1640 et depuis lors les Iii réduire à une forme inerte et obsolète. Il définit
Portugais sont partout devenus suspects. Mieux iiiégativement le rapport idéal à l'image. A ce titre il
encore, on les confond fréquemment avec les judaï- balise spectaculairement l'imaginaire qui entoure
sants auxquels l'Inquisition s'intéresse de fort près. l'image. On comprend que le geste iconoclaste soit
Quelques mois plus tôt, le marrane Sebastiân Vâez requemment suivi d'une resacralisation personnelle
de Azevedo — l'un des personnages les plus en vue de uu collective comme ce fut le cas à Puebla.
la société coloniale, ami personnel du marquis de Vil-
lena, ancien vice-roi — n'a-t-il pas été emprisonné tan-
dis que l'Inquisition multipliait les arrestations et IMAGES ET VISIONS
préparait les grands autodafés de la fin des années
1640 34 ? L'enquête n'identifie pas l'auteur du sacri- Dans les années 1680 à Tarimbaro, un village du
lège mais le scandale iconoclaste tombe à point pour M ichoacân tempéré, à mi-chemin entre la capitale
exciter les esprits contre les hérétiques et les judaï- inovinciale, Valladolid, et les eaux dormantes du lac
sants. Enfin l'affaire éclate au moment où Sânchez de Cuitzeo, les images s'animent, les saints des-
rédige son Imagen de la Virgen, quand la sensibilité eenndent des retables et s'adressent aux humains. Une
aux images et au culte de la Vierge atteint l'un de ses spagnole, Petrona Rangel, vit avec ses soeurs dans
paroxysmes. nu milieu indigène mêlé de Blancs, de métis et de
Le respect des images est si fort que même des mulâtres. Elle fait absorber de la « rose de sainte
gestes dépourvus d'intention sacrilège sont espionnés, Rose » — probablement du peyotl 38 — et annonce à
signalés et examinés par l'Inquisition. Un pauvre suri client qu'il verra « comment sainte Rose sortira
peintre espagnol fait de son mieux pour restaurer une Diu petit tableau qu'elle a sur son autel et qu'elle lui
toile ancienne représentant la Vierge. L'argent qu'il Parlera et le guérira ». La sainte a révélé à Petrona
en tirerait lui servirait à nourrir sa mère. Faute de l'emplacement d'objets qu'on avait égarés ou volés,
trouver acquéreur, il détruit son oeuvre pour lui ôter die lui a appris la manière de guérir des malades. La
toute valeur marchande. Imprudence aussitôt dénon- ' I'rès Sainte Vierge est également entrée en rapport
cée par les familles modestes qui partagent la maison avec la « sorcière ». Le cas est banal dans le Mexique
où il survit avec sa mère 35. Au reste, il n'est pas rare baroque. Il mérite à peine que l'Inquisition s'en
que le coupable, saisi de remords, vienne de lui-même occupe 39.
se dénoncer au tribunal 36, ou que, repenti, il recueille La consommation des hallucinogènes est du reste
les morceaux de la statue brisée, les baise et les une pratique courante dans la société coloniale
adore, implorant le pardon pour le scandale qu'elle a envahie dès la fin du xvie siècle à partir des
commis 3'. On saisit dans ces conditions l'ambiguïté secteurs indigènes qui depuis les temps préhispa-
256
LA GUERRE DES IMAGES
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 257
niques en ont toujours conservé l'usage. La prise des
herbes a lieu au pied des autels domestiques sous les h rn plus profondément hallucinée que l'Italie
yeux de la Vierge, du Christ et des saints qui In►r()lue que nous a restituée l'historien Piero Cam-
reçoivent l'hommage des participants, métis, Indiens ~►oi csi 42. Mais elle est travaillée d'une hallucination
et mulâtres 40 qui cst moins, comme en Italie, le produit d'une ali-
. Mais cette fois les images sont plus
que des présences bienveillantes et efficaces, elles 1inn'iilation pauvre et avariée que la somme d'une
deviennent les protagonistes directs d'une expérience u~vi'iade d'expériences quotidiennement réitérées
onirique auquel prend part le consommateur. E 'i►iis la direction des guérisseurs et des « sorciers ».
apparaissant au curandero n l'ir;illèle à l'empire irrésistible de l'image mira-
ou au
s'animant, en intervenant revêtus des attr bu s quii iiI►euse, voilà donc l'univers à peine clandestin des
portent sur les statues ou les tableaux, la Vierge etsles Milliers de visionnaires que l'hallucinogène rassemble
saints ne font apparemment que répéter les prodiges Ii us un consensus aussi fort sans doute que celui que
qu'opèrent partout les images baroques. Encore que nrccrète la religiosité baroque.
l'abolition à volonté de la frontière entre quotidien et ,c Mexique visionnaire tisse à son tour des liens
surnaturel, le télescopage de l'halluciné et du vécu M11-cs qui associent l'image, le corps et la consomma-
décuplent la crédibilité et l'emprise des représenta- i u►n. La consommation des plantes s'apparente en
tions sur les esprits. partie à celle de l'alcool que l'on absorbe dans les
Cette nouvelle conquête de l'image baroque se Ides des saints. Elle est sacralisée et ritualisée : on ne
révèle étonnamment ambiguë. Pour une part elle iiiange pas n'importe quoi, n'importe comment ni
informe l'expérience onirique des Populations devant n'importe qui (l'image du saint) 43. L'expé-
blanches, métissées et même indiennes en christiani- ience coloniale de l'hallucination renvoie donc
sant les visions traditionnelles autant aux pratiques préhispaniques, qu'à la commu-
consommation des champignons et d s cactus uion eucharistique qu'elle prolonge et l'imaginaire
l41• Seu- qui la parcourt se déploie autour d'un corps consom-
lement le processus se déroule en marge de toute
orthodoxie; il échappe à l'Élise —qui le mateur d'odeurs (le copal consumé), de lumière (les
— cierges), de musique et de drogues. C'est le même
comme au consommateur lui-même si l'on considère
que c'est un déclencheur biochimique — l'alcaloïde — corps baroque qui porte tatouée l'image de la Vierge,
qui déploie ce nouvel espace visionnaire. Il est clair, lui vit l'extase de la vision orthodoxe ou qui, ployé
une fois de plus, que l'on ne peut aborder le phéno- dans la prière, fixe l'image miraculeuse des sanc-
mène exclusivement en termes d'influences formelles ~ uaires.
ou d'images. C'est l'imaginaire individuel et collectif
qu'elles entretiennent qui a une consistance histo-
rique, et l'un des ressorts mexicains de cet imaginaire DÉLIRES ET FANTASMES
est incontestablement l'hallucination. -
La société mexicaine est à cet égard une société Toujours est-il que l'expérience hallucinatoire n'est
pas la forme extrême de l'imaginaire « populaire », ni
258 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 259

même une périphérie accidentellement fréquentée, Ii;i ► I u i c i nation née au coeur de la province mexicaine,
Elle demeure solidement encadrée dans des gestes t it i i nortition de la plongée des héros sadiens que le
thérapeutiques et ancrée au poids d'une exigence i. uiuignage de Maria Felipa précède d'un demi-
concrète. C'est presque une expérience ordinaire, 11 ule.
routinière. Le « stade ultime » de l'imaginaire I rsqu'au milieu d'un flot d'accusations Maria
baroque est peut-être livré par une femme d'Oaxaca I 4lIpa dénonce à plusieurs reprises l'existence de
au xvilae siècle. Son exemple illustre combien il est. 44 n,tgogues à Mexico et à Oaxaca, elle ressuscite les
souvent difficile de distinguer le geste iconoclaste et. vieilles hantises de l'antisémitisme colonial en un
sacrilège du fantasme. A la différence des cas précé- lilupS où depuis déjà plusieurs générations la
dents, les débordements de la sorcière Maria Felipa I)llll iunauté marrane a été anéantie. La profanation
de Alcaraz relèvent de l'affabulation et du pur délire. Ilective des images chrétiennes se situe dans l'ima-
Mais tout en exprimant à leur manière un rapport oiiation populaire de cette province mexicaine, à la
intense et passionnel à l'image, ils jettent une lumière r(nisée du sabbat de sorcières, des pratiques
crue sur les hantises et les fantasmes que pouvaient judaïques et de l'idolâtrie indigène. A ce point, le
nourrir les populations métisse et espagnole de la It fire, brodant sur le thème du complot, atteint des
colonie vers les années 1730. ile)!rés stupéfiants . « Les Juifs et les hérétiques
Maria Felipa, à l'en croire, entretenait des rela- riiseignent à judaïser aux Indiens qu'ils élèvent dans
tions charnelles avec une image du Christ, « comme leurs sectes et leurs hérésies, l'une d'elle consistant à
si elle en avait avec un homme, et pour cela elle dis- huiler aux pieds le très saint sacrement de l'autel; ces
posait sur cette image des parties sexuelles de per- ;,,qhagnols et ces Juifs commettent des actes héré-
sonnes mortes fournies par l'art du démon; l'accusée tiques comme voler par les airs, et ils arrivent à Ams-
faisait la même chose avec l'image de Notre-Dame irrdam et à Bayonne en France, de sorte que les
comme si elle avait une relation avec une femme 44 ». iidiens se rendent aussi à ces synagogues d'Europe et
Maria Felipa aurait participé à l'ensevelissement qu'ils y apprennent le judaïsme et des hérésies que
d'une image de Jesiis Nazareno à l'entrée d'une mai- plus tard ils enseignent eux-mêmes à leurs
son pour que tous les passants la foulent; elle assortis- viifants 45. » L'évocation des premières relations
sait ses pratiques de blasphèmes et d'injures à iiériennes transatlantiques fera peut-être sourire.
l'encontre des images. Ces accusations surgissent au Au fil de ses délires, Maria Felipa raconte un culte
milieu d'un ramassis des crimes les plus abominables idolâtrique célébré par des indigènes chez un Espa-
et d'une kyrielle de perversions, sacrifices d'enfants, p,nol. Les Indiens avaient revêtu la tenue des prêtres
avortements provoqués et immolations de foetus, bes- catholiques, ils injuriaient un Ecce homo, un crucifix
tialité (avec toutes sortes d'animaux) et sodomie, et une Vierge tout en sacrifiant de tout jeunes enfants
débauche de jeunes filles, culte rendu à des sexes et des Indiennes dont le sang aspergeait les tortillas
d'hommes et de femmes, cannibalisme et copro- (lue le pontife indigène distribuait en guise de
phagie., L'image a sa place lancinante dans cette communion 46. Les assistants profanaient les hosties
260 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 261

consacrées, « en urinant et en lâchant l'excrément i1i41b1e — des grands rituels collectifs à ces rituels pri-
humain, d'autres fois en versant leur semence sur les r; qui préfigurent le décors ordinaire des
hosties, ou bien encore hommes et femmes les met- Ipc~- versions modernes 48. Une fois encore, le vécu,
taient sur leurs parties sexuelles; à d'autres occa- l'rrvolution du rapport à l'image, les usages personnels
sions, hommes et femmes copulaient entre eux et ~ sociaux de la représentation — et donc les articula-
ils copulaient ensuite avec les démons. » Au milieu 11011S multiples de l'imaginaire — découvrent les che-
des pires abominations ces « fidèles à l'envers » lcments souvent tortueux d'une société en proie à
s'accrochent au cou des « figures diverses de nn lent processus d'individualisation et de sécularisa-
• démons » en guise de relique; Marfa Felipa ajoute nu ' . Avec ses prolongements freudiens, le féti-
qu'ils « peignaient le démon sous des figures diverses liisme du xixe siècle pointe à l'horizon comme si, au-
et épouvantables ». Dans d'autres épisodes c'est la ~IrI ► de l'exaltation baroque de l'image, sa place se
passion du Christ que l'on « imite », chaque station rc;usait progressivement à travers les délires privés,
étant représentée par un Indien tandis que les images ilv;►►it qu'il ne connaisse d'autres métamorphoses qui
saintes sont souillées de toutes les manières possibles; iI'jà se dessinent sous nos yeux. Dans la Nouvelle-
trois « maîtres d'idolâtrie » endossent le rôle du Père, spagne l'iconoclasme établit un rapport passionnel
du Fils et du Saint-Esprit 47, en portant des orne- ri 1)aroxystique à l'image où se façonne le moi. Par ce
ments sacerdotaux empruntés aux sacristies du voisi- Iii ais comme par d'autres — moins extrêmes et moins
nage ou bien leur copie en peau. La représentation spectaculaires —, l'image baroque participe à l'élabo-
parodique et blasphématoire intervient dans tous ces n l ion du corps et de la personne modernes.
scénarios, au même titre que le corps présent dans ses L'individu tente ainsi de s'affranchir de l'Église et
excrétions et dans son sexe mis au contact de l'image. de la religion instituée pour bâtir un lien personnel et
L'abolition de la distance entre la réalité et la fiction physique avec l'image, un lien qu'il maîtrise ou plutôt
que réalise l'image baroque se traduit chez Felipa N'i►nagine maîtriser. Au prix d'un retournement bru-
par la copulation charnelle qui parachève sur le mode i I il dissocie l'image du contexte et des médiations
fantasmatique la fusion avec l'image. ecclésiastiques. Mais sans pour autant véritablement
lis « désenchanter ». C'est incontestablement le cas
(les conculcadores (les fouleurs d'images) et des
IMAGE, FOLIE ET INDIVIDUALITÉ iconoclastes qui comme Marfa Felipa ne touchent
pas au principe du culte des images. Non seulement
Iconoclasme objectif ou fantasmé, les aveux de la cible de leurs agressions ne cesse pas d'être un
Marfa Felipa poussent à l'extrême les conséquences objet doté d'un caractère surnaturel, mais souvent
d'une personnification intégrale de la représentation leur geste profanatoire en accentue la surnaturalité.
à la mesure de l'intensité de l'appropriation. En (este de surenchère et d'exigence illimitée, désir de
dévoilant l'individualisation des conduites, cet icono- Fusion avec l'objet — les profanations sexuelles sont
clasme trahit le glissement — historiquement reconsti- également des hiérogamies —, le sacrilège est le
262 LA GUERRE DES IMAGES 263
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES
contraire d'une réduction au matériel. C'est peut-être iuiour sublimé que Lasso de la Vega adressait à
pour cela que l'Inquisition ne s'acharne pas contr uimgc de la Guadalupe, clamant ses « désirs d'être
ces coupables qui en somme réaffirment dans leu i i i, t i ;i elle et la gloire de l'avoir pour mienne S' ». La
langage la sacralité de l'image, à la différence de •,.«cralisation reprendra toutes ces images, tous ces
hérétiques ou des Juifs qui, eux, la nient. Iti ., en laissant parfois à leur place un objet qui,
Mais comment analyser le sens de ce détourne- i t ;,, ré au domaine que le xIxe siècle dénommera per-
ment d'image? Il est difficile d'y voir le triomphe de. t i ',ion et sexualité, deviendra ce substitut d'une réa-
l'individu devant l'imagerie ecclésiastique, la li~c liisupportable, le fétiche, dans un monde sans
revanche perverse, la captation inattendue et secrète Iiii et apparemment sans sorciers.
que l'Inquisition aurait toutes les peines à endiguer.
Préférera-t-on y découvrir le piège sans issue, l'inté-
riorisation sans recours de ce que l'Eglise voulait I i' RIiGARD DES VAINCUS
imposer, le jeu où s'englue impuissante la victime fas-
cinée, condamnée à reproduire les gestes sacrilèges 1,a réception des images chrétiennes dans le
qu'on attend d'un fou ou d'une sorcière quand il Mexique colonial se confond rarement avec une
s'agit de Maria Felipa? N'est-ce pas plutôt que udliésion apathique ou un assujettissement passif
l'image et plus exactement l'imaginaire finissent par i►inlgré l'efficacité et la suprématie du dispositif
échapper à l'Église autant qu'à l'iconoclaste ou au hnu'oque, malgré les soutiens institutionnels, matériels
sacrilège ? ri socioculturels qui en assurent massivement la
Déjouant les scénarios officiels comme les stragé- Itrrennité et l'ubiquité. Les populations réagissent
gies subjectives et hallucinées, l'imaginaire surgit iUux images par d'incessantes manoeuvres d'appro-
comme une donnée spécifique que l'Église et l'indi- IIriation dont on a déjà repéré plusieurs traductions
vidu s'efforcent de dominer sans y parvenir. L'imagi- individuelles. D'autres réponses relèvent du collectif.
naire, au fil de sa trajectoire, déborde les concepteurs I.es interventions successives du monde indigène en
et les fidèles, bouscule leurs attentes et leurs inter- puant peut-être les plus révélatrices car elles tracent un
prétations, préfigure d'autres voies en les entraînant itinéraire couvrant la plupart des modalités du rap-
vers des mondes où les pulsions parasitent les rituels Ipitrt à l'image, allant de l'imposition brutale à l'expé-
de la foi et dévoient les parcours fixés de la conver- tinentation, de l'interprétation déviante à la produc-
sion. L'aumônier Vespoli des Prospérités du vice, qui tion autonome, voire à la dissidence iconoclaste.
sodomise Dieu et la Vierge en tourmentant des fous A vrai dire, à lire certains «extirpateurs d'idolâ-
qui se prennent pour ces figures divines, est aussi ics » du xvlie siècle ou les tenants d'un indigénisme
l'héritier — littéraire — de Maria Felipa 50. Avec eux, (poussé à l'absurde, il semblerait que les Indiens
l'image, incarnation ou représentation, passe du Noient demeurés résolument imperméables à l'image
régime de I'aeil ou du désir à celui de la consomma- chrétienne 52. Tout au plus leur aurait-elle servi de
tion charnelle où elle disparaît anéantie, loin de rompe-l'œil afin d'égarer la vigilance du curé, les
264
LA GUERRE DES IMAGES
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 265
uns déposant des offrandes païennes sur son autel rl
célébrant « extérieurement N iiirrnil'esta moins dans des affrontements de cette
» la fête du saint qu'alla lpr,t r glue dans des opérations incessantes de récupé-
était censée représenter, les autres s'empressant (Ir
dissimuler dans des statues creuses des « choses ind iiiin r i de capture menées dans les deux camps par
centes 53 ». (Ip I,~,Ipul;rtions indigènes comme par les représen-
lit de l'Église.
Un jésuite rapporta vers 1730 un épisode de coli ~~ ► i) l'on connaît le schéma idolâtrique qui prépare
veine. Un Indien de la région de Pachuca vivait reti~~' iu' I~-s. I ~,uropéens la découverte des idoles 55, l'atti-
avec sa famille au fond d'un vallon riant où il se p
lli lIrs sociétés préhispaniques face à l'objet de
mettait d'édifier une chapelle. Mais sa piété n'él;i~i
ontique nous échappe en grande partie. On sait
qu'une façade qui couvrait des pratiques païenne. I „ 'n i u n I que les Nahua ramenaient de leurs cam-
Un éclair faillit un jour foudroyer son fils et laissa sui
le sol un étrange animal de i nirr, militaires les effigies des dieux des vaincus et
pierre que l'Indien ajonc., ,I, collectionnaient » à des fins rituelles les
aux idoles qu'il possédait. Puis il déposa l'objet coi, i i : semi-précieuses des peuples soumis. Les
vert de « fleurs et de rubans » aux pieds d'une col),. I„1111b s du Templo Mayor à Mexico ont révélé que
de la Vierge de Cuzamaloapan,
qui circulait alors ~' n u M~exicas possédaient des objets de culte procédant
ces contrées; il expliquait aux Espagnols qu'il s'ai, ,I, grandes cultures qui les avaient précédés, celles
sait d'un ex-voto tandis qu'il enseignait aux Indien
lutihuacan (vers 300) et de Tula (vers l'an
que ce même objet « était le dieu qui les aidait ci II. ), et qu'ils en faisaient des copies qu'ils mar-
qu'ils devaient invoquer S4. » Sans l'avoir voulu, le
Espagnols pris au piège adoraient ,I, ~ lit de leur empreinte ou interprétaient à leur
était joué. une idole et le tous p , ut: en modifiant l'identité du prototype 56. Cette
Mais l'étrange assiduité des 1ndigèm., -I)f ivité, qu'on y voie un art du réemploi ou une
autour de l'image éveilla les soupçons des jésuites ri w l, ilegic d'appropriation, modela le regard qu'ils por-
finit par dissiper ce « tissu de mensonges ». Le douhic
in il nl sur les images des conquistadors, même si elles
jeu de l'Indien avait consisté à coupler les registres ci ~I rient, dénuées du prestige attaché aux cultures anti-
les surnaturels en prêtant à cette pierre la natuwi
d'un ex-voto célébrant le miracle advenu à son fils (le la Méso-Amérique. Ces pratiques n'excluent
I ,, un « iconoclasme » autochtone dont on connaît
alors qu'il y voyait la trace et la présence d'une for , I ,I oimeurs exemples: la destruction du Tlaloc de Tex-
païenne.
N'allons pas croire pour 'U OU la brisure de la statue de la Coyolxauhqui, la
autant que tous Ikk.. u r malfaisante du dieu Huitzilopochtli 57. C'est
Indiens aient manipulé cyniquement les images chi(-
r. (lue les Indiens abordent les représentations
tiennes vouées à n'être entre leurs mains qu'aplr,
'I r ohéennes avec une expérience acquise dont il faut
rence, écran ou faux-semblant. Ce serait leur ail ri
buer un regard analogue à i r compte même si on a bien du mal à cerner le
celui des évangélisateur., ~s de ces résurrections archaïsantes.
qui réduisaient les idoles à l'insignifiance du bois ci
'ette expérience joua dès la Conquête. Au fil de
de la pierre. En fait, si guerre des images il y eut, clic
L~ ~ r progression, les conquistadors confièrent des
266 LA GUERRE DES IMAGES

gènes. L'impact de ce tête-à-tête initial sans la


médiation d'un prêtre catholique, sans la présence
1
images aux Indiens ralliés et même aux prêtres indi- ►
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 267

„ double malentendu devait alors puissamment


hnihier la réception des simulacres chrétiens. On se
n~invicnt que les évangélisateurs se servirent du terme
même d'un Européen, paraît ausi crucial que difficile i % épila pour dénommer les images des saints en
à mesurer. Pour mieux comprendre cette phase nalivatl, tandis que chez les Indiens les images des
d'« expérimentation », imaginons ces images instal. agnols furent indistinctement identifiées au divin
lées dans les palais des caciques sur des tables cou 1u au dieu chrétien et appelées sainte Marie! La
vertes de fleurs et de tissus multicolores; elles y ~mfusion — ou plutôt l'interprétation indigène —
étaient révérées avant d'être conduites dans les bras claire si l'on se souvient que les Nahua pouvaient
de leur propriétaire aux « danses ou mitotes » qui u9Higner des formes distinctes à une même divinité ou
ponctuaient les célébrations païennes 58. Cet état de vrnérer sous la même forme plusieurs déités. Elle
choses se prolongea au moins trois ou quatre ans, m'explique d'autant mieux que le choix terminolo-
jusqu'à ce que les missionnaires s'établissent et que p,iyuc des religieux les confortait dans leur tradition.
des églises soient ouvertes. Ce fut le sort de l'image n 1582 encore, interrogé sur l'origine de Notre-
de la Vierge que Cortés offrit aux capitaines tlaxcal- vaine la Conquistadora, un Indien noble de Tlaxcala
tèques pour les remercier de leur collaboration mili-
ut, ► rouva rien de mieux à répondre que « Cortés leur•
taire. Très tôt, les Indiens se convainquirent que les vait donné un Dieu qui s'appelait sainte Marie 61 »
images chrétiennes recelaient une efficace suscep- Si durant le xvie siècle et une partie du XVIIe siècle
tible de répondre à leur attente. Une attente d'ail- `finage chrétienne peut assumer pour les Indiens un
leurs dramatiquement exacerbée par l'idoloclasme i olc tactique destiné à masquer le recours aux
des conquistadors. Ne voit-on pas des Indiens de
it nciennes divinités, elle remplit également une fonc-
Mexico réclamer à Cortés des dieux et des images,
puis vénérer la Vierge et le saint Christophe placés lion analogue à celle des ixiptla traditionnels. Elle
sur le Templo Mayor pour que la communication est considérée comme une chose vivante à qui l'on
avec les forces du cosmos soit rétablie (« Car vous offrira à boire et à manger 62. Dès l'instant du
nous avez enlevé nos dieux que nous implorions pour contact, l'image reçut donc une interprétation indi-
avoir de l'eau 59 »)? Même démarche des Tlaxcal- Nène, sa réception s'accompagna d'une mutation
tèques auprès des franciscains « Quand l'eau nous immédiate de sens au point que la tâche initiale des
manquait comme maintenant, nous faisions des sacri- évangélisateurs consista moins à imposer des images
fices aux dieux que nous avions [...]. Et maintenant chrétiennes qu'à récupérer brutalement celles que les
que nous voilà chrétiens, qui devons-nous prier pour conquistadors avaient distribuées et à combattre les
qu'il nous donne de l'eau? 60 » La réponse favorable contresens qu'à leurs yeux perpétraient les Indiens.
des éléments — miracle bien opportun — persuada les Cette fois, par un effet de retour bien plus courant
Indiens que l'image chrétienne était également la qu'il n'y paraît, c'est le réductionnisme indigène qui
manifestation d'une présence divine: « Depuis lors, dénaturait » la conception occidentale.
les naturels eurent une grande foi en cette image. » Les « malentendus » ne furent pas dissipés de sitôt.
268 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 269

Comme elle l'avait fait en 1555, l'Église s'inquiéta en i est vrai qu'une croyance indigène partout forte-
1585 de voir les indigènes, insensibles aux subtilités 11i~•nl enracinée — le nahualisme — établissait un lien
de la « dénotation », s'engager sur des voies hétéro- j h 11iculier entre l'animal et l'homme sous forme de
doxes : il lui fallut interdire — en pure perte, semble- i i;imorphose ou de transfiguration : l'une des forces
t-il — « que sur les retables ou les images sculptées on qui animaient l'être humain pouvait l'abandonner
ne peigne ni ne sculpte des démons, des chevaux, des ~liws certaines circonstances pour revêtir une appa-
serpents, des couleuvres, le soleil, la lune comme on
ii i n c animale 65. Sous des manifestations plus ou
le fait sur les images de saint Barthélemy, sainte tinunns dégradées le nahualisme ne cessa de hanter le
Marthe, saint Jacques, sainte Marguerite; car, même ulI)nde colonial et c'est lui certainement qui inspira
si ces animaux dénotent les prouesses des saints, les des Indiens pour les animaux qui
l'intérêt
merveilles et les prodiges qu'ils effectuèrent par ii (onnpagnent les représentations des saints 66
vertu surnaturelle, ces nouveaux convertis ne le
t 'ont.rairement à ce que proclamait l'Église, les inter-
voient pas ainsi; au contraire ils reviennent au bon
vieux temps parce que comme leurs ancêtres ado- Inittations indigènes furent rarement le fruit du
raient ces créatures et qu'ils voient que nous adorons lnisard ou de l'erreur mais celui d'habitudes, de pra-
les saintes images, ils doivent comprendre que nous inlucs et de conceptions — le nahualisme en est une —
adressons l'adoration également à ces animaux, au s'accommodèrent plus ou moins aisément de la
soleil et à la lune, et en réalité on ne parvient pas à les ~Iunlination coloniale.
détromper 63 ». Relevons au passage que lorsque
l'Europe médiévale adorait les symboles zoomorphes
des évangélistes — l'aigle, le boeuf, le lion —, elle s'éga- I'ARASITAGES ET INTERFÉRENCES
rait parfois sur le même terrain. Mieux vaut donc
tenter d'interdire que d'ouvrir les yeux. Iseut-on se borner à analyser en terme d'inter-
Peine perdue. Presque un demi-siècle plus tard le Irétation ou de réinterprétation l'accueil que réser-
dominicain anglais Thomas Gage dresse un constat v(•.rent les indigènes aux images? C'est négliger les
analogue qu'il explique en ces termes : « Parce qu'ils rfl'ets d'oscillation qui ne cessèrent de croiser les
voient qu'on peint divers saints avec quelque animal pestes, les croyances et les cultures. A l'origine, le
auprès d'eux, comme saint Jérôme avec un lion, saint innientendu que nous savons: d'emblée Indiens,
Antoine avec un pourceau et d'autres bêtes sauvages, I';spagnols et gens d'Église avaient partagé la convic-
saint Dominique avec un chien, saint Marc avec un ion qu'idoles et Santos relevaient d'un même registre
taureau et saint Jean avec un aigle, ils s'imaginent ru;ins se douter que chacun lui prêtait un contenu, des
que ces saints-là étaient de la même opinion qu'eux et connotations et des articulations bien distincts.
que ces animaux étaient leurs esprits familiers et ,'analogie, le parallèle, la symétrie davantage que
qu'ils se transformaient en leurs figures lorsqu'ils l'opposition régirent les rapports que les Indiens éta-
vivaient et qu'ils étaient morts en même temps hiirent entre leur déités et les images des conqué-
qu'eux 64 » nints. Quoi de plus révélateur que cette formule lapi-
270 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 271

daire des Indiens du Pérou qui soutiennent à la fin du ('ctte invisibilité est partagée par des idoles enter-
xvie siècle que « les images sont les idoles des chré- rs près des carrefours et des sources, points de pas-
tiens 6' ». La substitution aux statues païennes ruge privilégiés dans les géographies et les cosmo-
d'images de la Vierge et des saints, les croix partout poules anciennes entre le monde des humains et celui
plantées qui évoquaient d'autres croix préhispa- sirs l'orces cosmiques. Exhumées et déplacées, ces
niques, plus tard le culte des reliques favorisèrent des idoles exercent une action maléfique qui ne sinter-
rapprochements qui enclenchèrent dans les imagi- i~nuht qu'avec la remise in situ de l'objet. Le jésuite
paires indigènes des phénomènes incessants de para- Iii n Martinez en fait l'amère expérience en 1730
sitage et d'interférence. lier, les Otomis de Tizayuca: il avait déterré un
Le travail du temps et les effets délétères de la ligure de singe couronné d'un serpent et l'avait
colonisation se chargèrent d'effacer les repères maté- uiifiée à des Indiennes qui par raillerie l'emmaillo-
riels auxquels les Indiens avaient accroché leur fient comme une poupée. L'une des femmes tomba
appréhension du monde, des êtres et des choses. La 1g ur-Ie-champ gravement malade et ce n'est qu'une
destruction des temples, des bas-reliefs, des fresques ,I
et des grandes idoles laissa pourtant subsister dans l Ii~is l'idole remise en place qu'elle guérit. Le jésuite
drmanda alors à des enfants de démolir l'idole à
les campagnes une série d'objets que leur dimension 1 ~~ups de pierre pour leur faire perdre la « crainte
modeste, leur insignifiance formelle et leur absence i vérentielle » qu'elle inspirait et rompre le pacte dia-
de valeur marchande protégèrent de l'anéantisse- h„I ique. En vain. Les gamins revinrent ensanglantés,
ment. Idoles minuscules, récipients rituels, herbes et blessés par les éclats de roche que projetaient leurs
plantes hallucinogènes, ces objets avaient été choisis I ïrti. Il était encore courant au xvzlge siècle que les
par un ancêtre, « le chef du lignage ». Ils devaient - Indiens craignissent plus le courroux (enojo) du
demeurer au sein de la maison et dispenser par leur paquet ou de l'idole que les menaces du curé. On le
seule présence les bienfaits de la force qu'ils rece- comprend d'autant mieux que notre jésuite fut loin
laient. Mémoire du groupe domestique, en concur- (le mettre en question l'efficace de l'idole. Son récit
rence directe avec les images chrétiennes, ces Ne clôt même assez curieusement sur un constat
paquets sacrés perdirent peu à peu sous le coup des (l'échec puisque c'est l'épisode des enfants blessés qui
guerres, de la dispersion des familles, de l'oubli et de lui sert de chute 69. On n'aura pas manqué d'observer
la clandestinité la fonction qui avait autrefois été la que la peur révérentielle suscitée par ces présences et
leur. Mais au xvüe siècle, nul encore ne s'avisait de les liens privilégiés qui associent l'objet de culte à son
les déplacer ou de s'en moquer. En maintenant une espace ont leur parallèle dans le monde des images
présence à la fois concrète et invisible, palpable mais chrétiennes. On se souvient des châtiments et des
intangible, ils contribuaient à orienter un imaginaire maladies qui s'abattent sur ceux qui violent les sanc-
indigène sur lequel le figuratif et l'anthropomorphe t uaires baroques. De la même façon l'emmaillotage
pesaient bien moins que les attentes et les peurs sus- burlesque de l'idole évoque les habillages d'images
citées par l'immanence d'une force familière même si chrétiennes dans lesquels se complaisaient des
elle demeure obscure à nos yeux 68. Indiennes tout aussi dévotes que celles de Tizayuca.
272 LA GUERRE DES IMAGES
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 273

L'usage des paquets sacrés perdura dans les pra- bannières de papier [,..] avec des bonshommes
tiques de sorcellerie. Pour purifier (limpiarr)
leurs 1irint.s 72,,,» Ajoutons à cet échantillonnage le reptile
patients, les curanderos
emploient encore de nos pic nourrissaient en plein xvlile siècle les Indiens de
jours des « paquets » où voisinent les grains de copal, itepec dans une sorte de temple élevé en face de
les fils de laine multicolore, le papier « de la forêt ». l'cglise, sous prétexte que ce serpent était le « bla-
La limpia s'effectuait au moyen du « paquet » et sous
~Mn » de leur pueblo; en fait de blason ils lui présen-
l'invocation de la Vierge et de la Trinité 70. D'autres iient les nouveau-nés et lui offraient du vin et de
objets, des « bonshommes [...] cloués avec des l'cau-de-vie comme à leur divinité tutélaire 73. Dans
épines », faits de « pâte de maïs », de bitume ou de l'aride contrée du Mezquital, vers 1739, des Otomis
piment (chile), cachés dans une calebasse et déposés
adorent une rose de « ruban curieusement façonnée
aux coins d'une maison, servaient à attirer le mauvais qui servait d'ornement au voile de la très sainte
oeil sur un parent ou un voisin détesté ". On peut sup- mage du Christ 74 ». Le culte prospère d'autant plus
poser que la force, l'efficace et la présence que ren- librement que l'administration des confréries locales
fermaient ces objets, parasitèrent le regard que les rsi là-bas, comme en bien des endroits, entièrement
Indiens jetaient sur leurs saints. passée aux mains des Indiens. Partout l'imaginaire
Leur coexistence avec les saints sur les autels indigène multiplie, entremêle et disperse les forces et
domestiques entretient si bien ces interférences qu'il les présences, il « idolise » l'ancien comme le nou-
semblerait que seule l'apparence extérieure ou la veau, le mort comme le vivant, rend un culte ou
forme puisse encore distinguer l'idole coloniale de transforme en simple amulette — « pierre de la bonne
l'image chrétienne: face à des représentations qui se aventure 75 » — ce qui peut être obtenu de la tradition,
rattachent à une iconographie chrétienne, oeuvres ransmis par la « coutume » ou plus banalement
d'un artisan local, gravures modestes ou copies plus acheté sur un marché. L'éventail des possibles
ou moins lointaines d'un original espagnol, s'amon- s'ouvre au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans
cellent des objets hétéroclites, légués, achetés ou l'époque coloniale et que les métissages de toutes
trouvés, parfois défigurés par le temps : des statues, sortes s'intensifient. Les deux mondes — ceux du
une « figure d'homme d'un pied pendue par le cou christianisme indigène et de l' « idolâtrie » — n'ont
dans la niche de l'autel », « un singe couronné d'un jamais rien eu d'étanche 76.
serpent », des statuettes, de petites pierres vertes Même l'anthropomorphisme chrétien, qui semble-
héritées des ancêtres, des rochers de taille humaine rait a priori devoir les départager, se révèle d'ordi-
dans le secret d'une grotte, des jouets miniatures en naire un critère inopérant : l'assimilation de la divi-
terre cuite qui représentent des musiciens et des ani- nité du feu à saint Joseph en fournit un exemple. Au
maux, un grelot, une pierre pour broyer (inetate), des vu d'une ressemblance physique déduite de l'observa-
« bouquets informes de coton », des croix de palme, tion des images ou de l'écoute des sermons, des
des « paquets avec un cigare dans chacun d'eux, [...] Indiens établirent un lien entre le vieux saint Joseph
attachés avec des fils de laine de couleurs », des - ou parfois saint Siméon — et le personnage ridé qui
274 LA GUERRE DES IMAGES
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 275
figurait le dieu du feu Huehueteotl; puis, quittant la once et privée de son aura, idole sans mémoire, cou-
sphère du figuratif ils n'hésitèrent pas à confondre le vrrte de poussière, dont s'emparent des enfants pour
saint et la flamme : à les entendre, « le feu était saint a n faire un jouet 80. Dès les premiers temps les
Joseph et lorsque le bois était vert ou humide, qu'il indiens durent apprendre, pour échapper aux percé-
fumait beaucoup et pleurait fort au moment de brû- u i ions, les vertus du « désenchantement », en présen-
ler, ils disaient que saint Joseph était en colère et 1,10i les idoles qu'ils détenaient comme des objets
qu'il voulait manger " ». Sans atteindre une telle
i p~licules, sans valeur, choses « tenues pour rien », en
dématérialisation, la facture de bien des saints est h ; ravalant au rang de matériaux de réemploi; ou
parfois si rudimentaire qu'ils en viennent à ressem- Inen en faisant passer des ixiptla antiques pour des
bler à des « poupées ou des bonshommes ou d'autres
choses ridicules ». I'i rtraits d'ancêtres 81. Sécularisation de surface, tac-
~iIluc d'un jour ou distanciation réelle, qui sait à quoi
Pour l'œil critique des curés ces images saintes auraient abouti les jeux du désenchantement induits
tombaient dans un domaine où elles finissaient par se I►nr les évangélisateurs si le poids des traditions indi-
confondre avec les idoles, le domaine des « choses ».
gèènes, l'irruption des croyances ibériques et la sacra-
Pour les indigènes, les à-peu-près de la reproduction,
lisation baroque n'avaient multiplié les garde-fous?
les aléas du temps, l'imagination de l'artiste encoura-
( or l'imaginaire baroque du saint comme celui de
geaient tour à tour des rapprochements que les
croyances et les pratiques engageaient à multiplier. l'ixiptla ont ceci de commun qu'ils jouent sur l'aboli-
lion de la distance : la présence de la force ou l'assis-
Sans oublier que des métis et plus exceptionnelle- f once familière du saint se situent aux antipodes du
ment des Espagnols, par curiosité, complicité ou désenchantement. De là les oscillations incessantes
opportunisme, s'enhardissaient à demander aux
(le la sécularisation et de la sacralisation : qui s'éton-
idoles ce que les saints leur refusaient. Comme
nera que des ciseaux, des chiffons et des morceaux de
d'autres dans les mêmes circonstances invoquaient le
l'er deviennent dans la cassette d'un « chasseur de
diable européen. L'histoire de ces acculturations à grêles » mulâtre les sources divines de son pouvoir sur
rebours qu'à peine on commence à défricher est aussi les nuées 82?
passionnante et complexe que la lente occidentalisa- Dans l'imaginaire des idolâtres de la colonie l'apti-
tion des sociétés indigènes 79
. Les espaces de l'idole et I ude figurative de l'idole paraît être indifférente.
du saint se croisent et se chevauchent constamment
« Informe », mouvante comme la flamme ou dissimu-
en dépit des barrières que l'Église voudrait infran-
lée dans un panier d'otate (rotin), l'idole se terre dans
chissables et des abîmes qui séparaient originelle-
ment les visions du monde. sa condition clandestine face à la marée baroque.
Restent autour de ce qui est avant tout présence,
En fait, plutôt que d'opposer l'idole au saint, il est l'invention rituelle, la gestuelle et les sons qui
probablement plus pertinent, au fur et à mesure que
compensent peut-être l'aveuglement d'un regard qui
s'écoule la période coloniale, d'opposer ce couple (uni
avant la Conquête se posait partout, sur les temples,
ou désuni) à la chose déritualisée, vidée de son effi-
les fresques, les prêtres et les victimes parés comme

L.
276 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 277

les dieux. Restent les danses, la musique des guitares si ;;oint sans que l'Église coloniale ou contemporaine
dont les accords scandent le déroulement du rite, la jamais pu éliminer interférences et parasitages,
manipulation des « bonshommes », l'aspersion du .~ii:; même toujours qu'elle ait perçu clairement ce
sang des animaux sacrifiés, l'écran des volutes de se tramait sous ses yeux. Indifférence d'un vain-
copal, la lumière des cierges : « Ils allumèrent les 1iir assuré de la victoire finale ou incapacité de sai-
bougies qu'ils avaient coupées en plusieurs petits '411 I ► manière dont les Indiens récupéraient et défor-
bouts dans un coin et mises en cercle, en en posant m micnt l'image chrétienne? Il serait excessif de
une au milieu au moment où se déroulèrent les I-ucendre que la grande marée baroque faillit empor-
danses 83. » ii ~ l'Église qui l'avait déchaînée. Il est même p05-
Cet imaginaire manifeste une étonnante disponibi- i l sic que ces efflorescences hétérodoxes aient contri-
lité à l'ancien et au nouveau, épousant et échappant à Isiir. à enraciner durablement le modèle baroque.
la fois aux simulacres et aux scénographies dans les- Mais les remous et les tourbillons que partout l'on
quels l'Église baroque s'acharne à le piéger. Il peut tshhserve attestent que rien n'est plus fragile que la
coller à l'imaginaire baroque, s'en inspirer et le décal- w.iîtrise de l'image.
quer aussi facilement que s'en détacher. Les délires
suscités par l'absorption des hallucinogènes sont pour
beaucoup dans cette plasticité; ils permettent le plus I REPRODUCTION INDIGÈNE
aisément du monde de voir les dieux et les saints ou
de susciter leur apparition, abolissant à volonté toute C'est sur ce tissu hybride et mouvant de pratiques,
distance entre l'image et l'original. L'immédiateté du ddc croyances et d'objets, d'attirances et de peurs, que
surnaturel que l'Église baroque, pourtant généreuse, Irs saints des vainqueurs, c'est-à-dire leurs images,
confine aux images, aux expériences et aux traditions prirent racine dans la communauté indienne. Cette
miraculeuses qu'elle homologue, est obtenue intégration ne s'expliquerait pas sans le rôle crucial
n'importe où par le biais de la drogue et moyennant (Iuu'assuma immédiatement la création indigène. Avec
quelques sous donnés à un guérisseur. L'étonnante l'ouverture dans les années 1520 des ateliers de
survie de l'hallucinogène sous la domination espa- Pierre de Gand, des Indiens se lancèrent dans la pro-
gnole s'explique peut-être par le rôle nouveau qu'il duction massive d'images chrétiennes, sous la forme
assume désormais : celui de substituer à un regard (lc sculptures, de peintures et de mosaïques de
qui ne reconnaît plus rien une vision intérieure plumes. Dans les années 1530, avant même que les
d'autant plus recherchée qu'elle est parfaitement grands monastères ne sortent de terre, la noblesse
hors d'atteinte. Discrétion des éblouissements intimes indigène prit l'initiative de faire orner ses demeures
qui succèdent aux fastes éteints des liturgies préhis- (le fresques chrétiennes: le riche marchand Martin
paniques. ocelotl qui défraya la chronique en 1536 possédait
De visions en analogies, de confusions en recoupe- un oratoire dans l'une de ses résidences : il s'ouvrait à
ments l'imaginaire de l'idole contamine l'imaginaire l'entrée du patio, à main gauche « avec son arc de
278 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 279

pierre de taille et un tabernacle sur lequel on avait t i' i m itent, notamment les peintres de Mexico 87, » Au
peint d'une part saint François, de l'autre saisit ~iiilicu du XVIe siècle le chroniqueur Bernal Diaz del
Jérôme et au milieu saint Louis, tout [était] de far i ,c,t.illo n'hésite pas à mettre au rang d'Apelle, de
ture récente 84 ». Le phénomène acquit une telle Michel-Ange et de l'espagnol Berruguete trois
ampleur qu'au cours des années 1550 le vice-roi, peintres indigènes de la ville de Mexico: Andrés (ou
l'Église par la voix du premier concile mexicain et lev v1arcos) de Aquino, Juan de la Cruz et El Cres-
peintres espagnols exigèrent un contrôle sévère de la I,tIIo "g . Enthousiasme d'autant plus remarquable
production d'images 85. Mais paradoxalement les i 1 i i' i I n'arrive guère à notre historien de citer nommé-
Indiens y échappèrent pour l'essentiel puisque les ,tient des Indiens parmi ses contemporains. On
ordonnances qui organisèrent les métiers plastique~ i otoprend que ces artistes aient alors dominé la pro-
les exclurent des corporations. duction du pays faute d'une concurrence espagnole
Cette marginalisation censée protéger les artistes d'importance. Mais leur réussite ne s'expliquerait pas
espagnols eut des conséquences incalculables. Les arms tout ce que l'expérience préhispanique supposait
Indiens qui dès les premiers temps s'étaient familiari IIe virtuosité technique et de maîtrise de la couleur,
sés avec les images du vainqueur en apprenant à les glu dessin et de la plume. Les peintres formés par les
copier dans les monastères puis à les reproduire hors franciscains sont les héritiers des anciens tlacuilo
de tout carcan « corporatiste », finirent par disposci quand ce ne sont pas simplement des tlacuilo
d'une relative autonomie quand les ordres réguliers '. reconvertis ». C'est dire qu'ils possèdent d'entrée de
perdirent l'emprise qu'ils avaient d'abord exercée. Il jilu une solide formation plastique et qu'ils appar-
fallut attendre 1686, l'apogée de l'image baroque, tiennent à la noblesse indigène. Ils disposent des
pour que la production indigène des images de saints, atouts techniques et du statut social qui leur per-
peintures ou sculptures, fît enfin l'objet d'une régie iiiettent d'assimiler et de répandre, voire d'imposer
mentation qui n'exceptait que la peinture de pay- Ics nouvelles images. Ils savent modifier à loisir
sages, de natures mortes et de motifs décoratifs. l'échelle de leurs modèles et rendre avec une « grâce
L'inflation de la demande d'images en cette fin de spéciale » la tension dramatique des scènes reli-
siècle et de nouvelles exigences de qualité portées pa r p,icuses 89. C'est à eux que l'on doit non seulement
la marée baroque expliquent probablement ce revire- l'exécution des fresques des couvents, mais égale-
ment 86. Quoi qu'il en soit, durant plus de cent ciii-- nient ces extraordinaires alliances de l'expression pic-
quante ans la créativité indigène n'avait rencontré tographique, de l'image européenne et de l'alphabet,
aucune entrave officielle, comme si l'incitation avait qui font des codex du xvIe siècle les témoignages
davantage pesé que la répression dans la gestation de Tune rencontre aboutie de l'Occident et de l'Amé-
l'image baroque. rique.
Cette liberté ne l'empêcha pas d'étaler une virtuo- Le regard étrangement fixe et perdu de la Vierge
sité qui sidéra les Espagnols : « Il n'est de retable ni (lu codex de Monteleone reflète sans doute l'un des
d'image, si excellente soit-elle, qu'ils ne copient et iuoments d'éclosion d'une image chrétienne encore

94
280 LA GUERRE DES IMAGES 281
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES

prisonnière de la gangue préhispanique (il!.14). l-a► n iable d'une conjoncture initiale à bien des égards
rigidité et le schématisme restituent involontairement o~(cptionnelle car elle allie une réceptivité immé-
le hiératisme des icônes du monde grec dont on dtiE►ir et une maîtrise précoce à de remarquables
retrouve l'écho superbement maîtrisé dans le Panto I,acités d'assimilation, d'interprétation et de créa-
crator de plumes du musée de Tepotzotlân (ill.15).
On se plaît à imaginer que l'on doit à la rencontre de f ~I '.es fresques de l'Apocalypse de Juan Gerson
la tradition autochtone et de la miniature médiévale' l ' i2), qui ornent l'église de Tecamachalco dans la
cette stupéfiante polychromie. J'ai exploré ailleurs cc % slle de Puebla, résument à elles seules ces dons.
que sur les codex et les cartes indiennes le mariage de ';n► un canevas étroitement inspiré des gravures
l'écrit et du glyphe, les jeux du paysage et de la sym- d'une bible européenne, le tlacuilo indigène a
bolisation pouvaient dévoiler des cheminements IIi-IIloyé une palette polychrome proche de celle des
d'une pensée figurative indigène, de ses trouvailles et dux préhispaniques. La décoration de l'église
de ses impasses, comme des ressorts de l'inter i' I miquilpan au nord de la vallée de Mexico réserve
prétation donnée à l'art occidental 90• Il faudrait iI►utres surprises : les figures préhispaniques de
mieux dégager le dialogue établi entre les coloristes pllcrriers au combat se mêlent à des créatures mons-
indigènes et l'image monochrome que leur tend la i t ueuses puisées dans la mythologie gréco-latine 93.
gravure. Si l'Occident en « noir et blanc » impose ses ,► symbolique ancienne rejoint la virtuosité manié-
lignes, sa trame, quelle latitude laisse-t-il à la palette ► isle dans d'étonnantes alliances. Ailleurs c'est le
du peintre autochtone, au symbolisme muet des cou- ni►►►nbre des images qui stupéfait : un demi-siècle
leurs, à des continuités presque indécelables, la ~►I►rès la Conquête, la paroisse de San Juan Xiqui-
nuance d'un bleu sur le voile de la Vierge pouvant I►►Ico dans le nord de la vallée de Toluca en abrite
s'inspirer du bleu qu'arborait Huitzilopochtli, le dieu plusieurs dizaines que se partagent son église, ses
fils de la vierge Coatlicue? Il faudrait également u I►apelles de quartier, son hôpital. Le foisonnement
s'interroger sur ce que l'emploi d'une matière aussi des images peintes, sculptées — de bulto — ou des
traditionnelle que la plume put ajouter à la significa- mosaïques de plumes, la raucha imaginerfa, l'abon-
tion et à la nature de l'image chrétienne, sur ce que dance des ornements liturgiques paraissent là comme
cette texture chatoyante à l'aeil introduisait d'aura et ailleurs être de règle 94. Tragique coïncidence: l'épi-
de « présence ». Avant la Conquête des ixiptla ► iémie d'images qui frappe le monde indigène est
étaient confectionnés en plumes 91 et des êtres divins contemporaine des vagues autrement meurtrières de
— au rang desquels Quetzalcoatl, le serpent aux maladies qui le déciment 95.
plumes de Quetzal — arboraient ce précieux attribut. S'il est vrai que tout au long du xvie siècle les ate-
Les artistes indigènes usèrent de la même technique liers de San José de Los Naturales produisirent des
pour copier les images et les retables des chrétiens oeuvres pour l'ensemble de la Nouvelle-Espagne et
avec un brio qui stupéfia Las Casas 92. Le succès de (lue les couvents comme les particuliers firent cou-
l'image chrétienne auprès des Indiens est donc indis- ramment appel à des peintres indigènes au cours de
282 LA GUERRE DES IMAGES 283
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES
l'époque coloniale 96, les résultats ne furent pas toit
jours du goût de l'Église. A côté d'une peinture sortir I 'AnolmoN DU SAINT
des grands ateliers de la capitale — la Vierge de Gua
dalupe en serait un exemple, le plus illustre 9 ' — pul Image et saint sont partout associés. On ne peut
lulent les peintres et les sculpteurs de village qul .plurcr l'une sans tenir compte de l'autre. Là encore
oublient le legs des anciens tlacuilo sans acquérir I. I iidiens surent se ménager une appréciable auto-
pour autant le savoir-faire européen. En 1616, 1111 m ulllie car le choix du saint ne fut pas toujours laissé
bénéficier de la région de Teotihuacan s'empressa (le A l'initiative des évangélisateurs. Des communautés
dénoncer à l'Inquisition l'état des choses dans sa a ingénièrent à élire pour patrons des figures chré-
paroisse : « J'ai vu constamment des Christs sculptés, ilinnes dont les attributs évoquaient des précédents
des images peintes sur des panneaux et sur du papier 1ist''.l1ispaniques, ou à célébrer des saints dont la fête
de facture si laide et si difforme qu'ils ressemblaient i„ respondait à un moment privilégié du calendrier
plus à des poupées, à des bonshommes ou à une autre i +ut' I autochtone 100. On ignore presque tout — et
chose ridicule qu'à ce qu'ils représentent; il n'y a pas pm~r cause — des motivations des indigènes. L'essor
longtemps [les indigènes] ont apporté à cette église, tin culte des saints a-t-il correspondu à un regain,
des images sur des panneaux et une sculpture de hi h u iS des formes christianisées, des sanctuaires locaux
Conception qui ressemblait à une vieille Indienne liice à la disparition des cultes imposés par les
ridée et pire encore 98 ». Les productions « grossières, MHUncles cités — celui de Huitzilopochtli par exemple
maladroites et scandaleuses » dont les curés ne ces happées de plein fouet par la défaite, l'évangélisa-
sèrent plus de dénoncer la prolifération et qu'ils nu et l'idoloclastie? Il n'est pas exclu que l'adoption
confisquaient quand ils y parvenaient, les distorsions images chrétiennes dissimule et exprime des revi-
et les malentendus signalés plus haut, sont moins le u uls dont la dynamique, pour l'essentiel, nous
fruit d'une inhabileté foncière que l'expression d'une (ucliappe. Des individus furent également à l'origine
créativité qui bouscule les canons officiels en même tir cultes prestigieux et d'images miraculeuses. Le
temps qu'elle exprime une complète mainmise indi- 1~ ~',c►ndaire Juan Diego a connu bien des émules plus
gène sur l'image chrétienne. Les Titres primordiaux ocriques que lui et la Vierge de Copacabana au
et les Codex Techyaloyan qu'élaborèrent les scribes I'c rou n'aurait pas existé sans la piété d'un cacique
des communautés indiennes dans la seconde moitié 1 i u i décida de se faire sculpteur pour modeler son
du xvne siècle en offrent de nombreux exemples tunage 101 . C'est à un cacique également que l'on doit
(ill.16,17,18). Leur graphisme apparemment fruste Ir culte de la Vierge de los Remedios. A la fin du
nous restitue la vision d'objets et de peintures que le xvl° siècle les élites indigènes de la vallée de Mexico
temps a généralement détruits 99. out probablement influé sur la diffusion des images
miraculeuses et notamment sur l'essor de la dévotion
n la Vierge de Guadalupe. Comme ces exemples
l'attestent, les Indiens ne furent pas des consomma-
284 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 285

teurs passifs, pas plus qu'ils ne demeurèrent o christianisme méditerranéen dont les cam-
marge du processus de diffusion de l'image chut 1 ,.,, tirr; indiennes reproduisent les formes et les atti-
tienne. Ce sont eux, au contraire, qui multiplièreu t i , ;avec une surprenante fidélité. Comme l'imagi-
les initiatives : celle du choix de l'image, de sa fabri neitit' baroque, cet imaginaire indigène est construit
cation, de l'éclat donné à sa célébration, sans qu'il-i ails le couplage d'une expectative et d'une sanction
cessent de projeter sur l'effigie chrétienne leur propi ~cu leuse. Les santos répondent à une attente que
conception de la représentation. I disparition des anciens clergés, la suppression des
Ce qui n'interdit pas l'intérêt et la collaboration p,ies préhispaniques, la persécution de l'idolâtrie
parfois pressante du curé. A en croire le dominicain lii wsaicnt en grande partie insatisfaite. Une attente
anglais Thomas Gage qui parcourt le Mexique vert ,Rnt, crbée par les épidémies qui fauchent les popula-
les années 1630, « les églises sont pleines de ces 1h us jusqu'au milieu du xVIde siècle: les quelque
tableaux que l'on porte en haut de certains bâton tiitp,i millions d'Indiens du temps de la conquête ne
dorés en procession comme l'on fait les bannières de uii guère plus de sept cent cinquante mille, cent ans
par-deçà aux jours de fêtes. Les curés ne tirent p;iti I.I. Iard. Dès la seconde moitié du xvie siècle l'intro-
peu de profit de ces choses-là; car le jour de la fête il~i+ pion des saints dans la communauté s'entoura
d'un saint dont on aura porté le tableau en proces ,film, de prodiges qui en garantirent l'efficace aux
sion, ce jour-là, celui à qui le tableau appartient fair yviix des indigènes. La rumeur qui répand les appari-
un grand festin et donne ordinairement trois ou iitns miraculeuses de la Guadalupe et la nature pro-
quatre écus au curé pour sa messe et son sermon avec tI~p,icuse de son image, pour ne pas dire de son ixip-
un coq d'Inde, trois ou quatre pièces de volaille et du ila , est significative de cette époque. On pourrait en
cacao, suffisamment pour faire du chocolat pendant evoquer bien d'autres 103
tout l'octave qui suit. De sorte qu'en quelques églises
où il y a pour le moins quarante de ces tableaux ou
images des saints, le curé en retire pour le moins I )i FOYER DOMESTIQUE À LA CONFRÉRIE
quatre ou cinq cents livres par an. C'est pourquoi le
curé a grand soin de ces tableaux et de faire avertir L'attente, le miracle, l'aura qui s'en répand ne suf-
de bonne heure les Indiens du jour de leur saint afin isent pas à étayer solidement un imaginaire. Il lui
qu'ils se mettent en bon état pour bien célébrer sa tant encore une structure, des cadres susceptibles
fête chez eux et dans l'église 102 » •
d 'orienter les fidèles et leur regard, de régler leur
C'est autour des santos que se déploie tout au long pratique et d'en assurer la reproduction. La maison et
du xvIIe siècle un imaginaire hybride dont l'inventi- la confrérie offrent ces supports. Le culte domestique
vité et la plasticité contribuèrent à l'essor d'une nou- prit à la fin du xVie siècle une extension remar-
velle identité indigène, née à la croisée de l'héritage quable: un observateur notait dès 1585 à l'intention
ancien — de ce qui en subsistait —, des contraintes de glu IIIe concile mexicain: « Il n'est pas d'Indien, si
la société coloniale et, à travers elle, des influences misérable soit-il, qui n'ait une cellule où il a placé
286
LA GUERRE DES IMAGES
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 287
deux ou trois images 104
ou santocalli . » Les oratoires domestiques iiiiage chrétienne finit par incarner la mémoire de
se remplissent dès cette époque d'une In maisonnée car elle apporte elle aussi le réconfort
« multitude d'effigies du Christ Notre-Seigneur, do
sa Très Sainte Mère et des saints ». t'<'ieux d'une immémorialité que rien ne saurait
Chz
pauvres ce sont vraisemblablement des i les iiteindre 106
emagesplus
de L'imaginaire se greffe sur un autre cadre et une
papier. Au xvIle comme au xvüie siècle les testaments
des caciques ou d'Indiens plus modestes énoncent lit re sociabilité: la confrérie et les chapelles. Les
l'attachement qui unit les Indiens à leurs images : un 14n nies en sont multiples et s'adaptent à des milieux
legs leur est toujours destiné, fût-ce un minuscule ~l't►rigines extrêmement diverses. Dès la fin du
%vi" siècle le pullulement des ermitages alarmait les
lopin, un attelage, une hache, à charge pour les héri-
tiers de « servir » le saint et de lui offrir selon la cou- ~inlorités ecclésiastiques, littéralement dépassées par
tume des cierges, des fleurs et de l'encens. l'ciigouement qu'ils suscitaient chez les indigènes.
On lègue par paire des terres et un oratoire, un 1 ,11es recensaient pour cette date et pour la seule ville
champ (ou une maison) et une image, comme si le ~Ic Mexico plus de trois cents confréries, dotées cha-
tableau, la statue et le bien ne faisaient qu'un 1®s ®n u ne d'une image
est tenté de rapprocher cette pratique du culte que ent lacconfrérie et le santo-
I1 es frontières qui séparent
les anciens Nahua et d'autres ethnies réservaient aux a,ldi ne sont jamais étanches. Il arrive qu'un Indien
« idoles de lignage » (tlapialli). misse à un saint un lopin de terre en chargeant ses
Les santos du foyer descendants d'en utiliser les revenus pour célébrer la
n'ont-ils pas conquis le même pouvoir d'attraction?
Ils reçoivent également des offrandes, leurs déten- Ide de l'image. Quatre ou cinq indigènes peuvent de
teurs refusent farouchement de s'en défaire au profit leur côté unir leurs efforts pour honorer chaque
d'une chapelle ou de l'église du village tout comme ~tnnée un saint de leur choix. Ils choisissent en leur
autrefois nul n'osait déplacer les icin un majordome et demandent l'autorisation de
idolillos ni même y collecter des aumônes afin de pourvoir aux frais du
porter la main.
leurs santos — L'attachement forcené des Indiens à
culte. L'image est alors déposée dans une chapelle ou
rendu par des expressions telles que demeure dans l'oratoire d'un particulier. C'est
« mes saints, ma Dame de la Conception, ma Dame
de Guadalupe » — Pourrait donc prendre racine dans l'appartenance au hameau (barrio) ou au pueblo où
le lien singulier qui associait les habitants d'une mai- trouve l'image, qui décide de l'affiliation à la
son aux « idoles » qui s'y trouvaient. Le culte familial confrérie. Il arrive que des Indiens disparaissent sans
des images entretient une solidarité analogue à celle héritier et que l'image soit confiée à un nouveau
qu'imposaient la conservation et la transmission de (Ictenteur. L'Anglais Thomas Gage explique que le
ces paquets vénérables. La continuité du lignage, qui étiré trouve là l'occasion d'exercer des pressions sur
trouvait naguère son expression dans le culte qu'on la population car un saint en déshérence doit être ôté
leur rendait, se décline désormais à travers la chaîne (le l'église 10 8. Si l'ecclésiastique est soucieux de pré-
d'obligations (cargos) server la part de revenus que lui vaut cette image, les
liées à la présence des santos. I Indiens « appréhendent que le jugement de Dieu
288 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 289

tombe sur le village » et par crainte de la « colère di velues à leur mode de riches blouses (huipiles), de
saint » se dépêchent de désigner un nouveau titulaire, ouvertures coûteuses élégamment arrangées, les
Même si l'observation de Gage est biaisée par sou I~1 voux en touffes nouées de rubans de couleurs
antipapisme — le dominicain s'était converti au pro .i,vt-uses; elles portent un costume de danse (mitote);
testantisme —, elle n'en révèle pas moins la solidaritc t H; ont une plume très grande et très fine à la main
active qui rassemble le pueblo autour de ses images. yi►u~ ihe et une sonnaille ou ayacastle à la main droite,
Il existe évidemment des confréries plus classiques, Our le front un large bandeau qu'ils appellent copili
érigées en bonne et due forme sous l'autorité de sl~uus leur langue, garni de pierres vertes qui sont la
l'évêque; elles disposent d'un capital important et de ~ucotille qu'utilisent ces gens. Ce sont les parents qui
• constitutions écrites qui fixent le montant des cotisa- rs, amènent et des musiciens les accompagnent avec
tions, le calendrier des messes et les obligations des lu harpe et la guitare pour jouer lors des danses
confrères 109 qu'elles ont préparées et étudiées. D'autres viennent
Une image privée peut devenir à force de miracles i~ costume de gitanes, d'autres avec des tambourins
le foyer d'une dévotion locale, susciter la création Il (les guirlandes d'oripeau de couleur verte qu'elles
d'une majordomie et se hisser au rang d'un culte Int passer pour le laurier dont elles se couronnent.
régional, enfin devenir le cour d'un pèlerinage. C'est 1-,,fin chaque troupe ou bande se produit diversement
ainsi que vers 1650, au moment du renouveau du velue. Toutes apportent leur hiéroglyphe qu'elles
culte de la Guadalupe, des Indiens font renaître le uuicttent au milieu de l'endroit où elles dansent : par
minuscule sanctuaire de Tecaxique aux abords de -xemple une palme surmontée d'un globe terrestre
Toluca; au fur et à mesure qu'ils le restaurent, les i 1uui s'ouvre progressivement au fur et à mesure de la
miracles se multiplient grâce à l'« eau de la Vierge » danse et dans lequel apparaît la Très Sainte Vierge
que les indigènes administrent aux pèlerins nahuas, tic, Tecaxique à qui elles offrent leurs pauvres chan-
otomis, mazahuas qui affluent. Des cabanes se dIeItes de cire, de l'encens, du copal, des fleurs et des
pressent autour de la chapelle et abritent les familles t, uits. [...] A cause de cela le sanctuaire est envahi de
qui se consacrent à l'entretien du sanctuaire et de la danses variées et fréquemment les troupes se rat-
Vierge, une image de Notre-Dame de l'Assomption, arapent car avant que la troupe d'un pueblo ait
« peinte en détrempe sur une couverture ordinaire de achevé ses neuvaines, il arrive un groupe d'un autre
coton de la sierra ». Un témoignage rare éclaire la endroit, si bien qu'il y a continuellement des danses
• manière dont les indigènes s'adressaient à la Vierge et des musiques des naturels 110 »
par la danse et la musique. La scène se déroule en On ne manquera pas de s'étonner de ces Indiennes
1684, en pleine époque baroque: en costume de gitanes, de ces petites machines
« La diversité des danses et des musiques avec les- baroques — le globe qui s'ouvre pour donner à voir la
quelles les naturels originaires de terres lointaines Vierge de Tecaxique —, de ce parfum d'Andalousie
célèbrent cette Dame est la suivante : il vient des (fans des parages déjà éloignés de la ville de Mexico.
troupes de huit, dix et parfois douze jeunes filles Succès indiscutable du modèle baroque dont nous
290 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 291

avions suivi les destinées officielles dans la capital(- a q cnsible de pratiques et d'initiatives : « Il n'y a pas
de la vice-royauté. ,irdinaire [chez les Indiens] plus de religion que ce
La construction d'une chapelle, la célébration de Isi Jtille extérieur des images concrétisé matériellement
fête offrent les moyens d'affirmer un prestige local ~iii seulement par la fête annuelle, mais par tous les
face à d'autres pueblos moins bien pourvus. On 1ftc1)aratifs préliminaires et les dispositions préalables
conçoit que l'image soit susceptible de provoquer des 1 '~ ~u r réunir des aumônes, cultiver les terres du saint.
affrontements, même avec les autorités espagnoles: 1 Et si on les en prive et si le culte se réduit à la
quand en 1786 le curé de Cuautitlân, au nord-ouest i c de chaque année, je crains qu'en peu de temps ne
de la capitale, s'avisa de retirer l'image de l'Imma- ih paraissent ces petites reliques de religion que l'on
trouve chez eux petites »
culée Conception, les Indiens s'ameutèrent et reven-
diquèrent la haute main sur l'image: « L'image, ,e tableau serait incomplet si on ne tenait compte
disaient-ils, n'appartenait pas aux Espagnols, elle dc l'extraordinaire vogue du théâtre religieux qui
appartenait aux naturels. » L'antiquité de l'effigie td frait périodiquement aux Indiens l'occasion de
c'était une « vénération immémoriale » —, leur obéis- icprésenter les saints. Comme dans d'autres
sance aveugle à la Vierge leur patronne, les miracles domaines l'Église avait fini par perdre le contrôle
qu'on ne compte plus, les corps des confrères enseve- d'un spectacle qu'elle s'était pourtant acharnée à lan-
lis dans sa chapelle, autant d'arguments qui révèlent Cr. Les Indiens profitèrent du recul de l'influence
la prégnance de l'imaginaire ébranlé par la confisca- dies ordres mendiants pour s'approprier ce qui dans
leurs mains tenait davantage de la liturgie que du
tion de l'image : tissu de liens physiques et surnatu-
uuI)ectacle. Non seulement ils inventent leurs cos-
rels, expression d'une mémoire et d'une temporalité, turnes, commentent les mystères qu'ils jouent, mais
pont entre les vivants et les morts. Il arrivait égale- .. cette nation dépasse les bornes de la dévotion au
ment que le détenteur d'une image fût tenté d'impo- point qu'ils encensent et baisent l'Indien qui repré-
ser son saint pour le substituer au santo du pueblo,
sente le Christ Notre-Seigneur 113 »• A la faveur des
non sans soulever l'opposition et les rancoeurs des fac- ivresses rituelles (ou non) dans lesquelles tous les par-
tions rivales. On n'hésitera pas en d'autres occasions I icipants communiaient, l'acteur indigène devenait
à faire appel au soutien d'un saint pour se venger mite manière d'ixiptla du dieu chrétien, abolissant la
d'un vivant ' l' distance que l'Église tentait de maintenir entre le
Ce n'est jamais le sens, I'origine ou la nature de sacré et le profane, mais que court-circuitait conti-
l'image qui pèsent sur ces luttes, quels qu'en fussent nuellement l'image miraculeuse.
les protagonistes, mais bien plutôt la texture sociale,
culturelle, affective et matérielle qui s'est organisée
autour de l'effigie. C'est l'imaginaire qui est en jeu I ,'IMAGINAIRE DU « SANTO »
par-delà l'image. Un observateur du xvIIIe siècle,
extrêmement mal disposé à l'égard des confréries Le santo n'est donc pas une matière inerte comme
indigènes mais perspicace, met le doigt sur ce réseau le voudrait la critique voltairienne, l'artifice trom-
292 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 293

peur d'une aliénation religieuse dont on pourrait aisé- u~ attachaient l'Indien à ses paquets d'autrefois car
ment faire l'économie pour se rabattre sur son I, ;aint ne se confond pas avec la force contenue dans
contexte. Le santo n'est d'ailleurs jamais abordé et im assemblage de plantes, de statuettes et de réci-
décrit par les Indiens comme un objet matériel, il est 1 k- n s. C'est une personne avec laquelle le détenteur
à cet égard indifférent qu'il soit une statue ou une i Ics confrères entretiennent des relations « fami-
toile peinte, pas plus qu'il n'est censé représenter un IiIes », une personne qui peut recevoir des parrains
être qui se trouverait ailleurs. Le saint est une entité Diu tics marraines au sein du groupe domestique ou de
qui se suffit à elle-même et ne s'épuise pas dans lei Il communauté. Des Indiens souhaitaient être ense-
dialectique du signifiant et du signifié 114. C'est une Iis auprès du saint qu'ils vénéraient le plus. Cette
présence qui peut se manifester jusque dans l'eucha• Iuximité physique — le corps du défunt à jamais
ristie: une Indienne de Mixco (Guatemala) qu'inter- sV.; ;Ocié à l'image — prolongeait l'intimité que le
rogeait Thomas Gage et qu'il pressait d'identifier ce vivant avait maintenue avec le saint au cours de son
que recelait le saint sacrement, « se mit à regarder les é-distence. L'adoption de l'image chrétienne n'a pas
images des saints qui étaient dans l'église qui est tllement impliqué une anthropomorphisation de la
dédiée à saint Dominique [...J et ne sachant que divinité, elle a contribué à personnaliser les rapports
répondre [...J, elle se mit à regarder le grand autel el i i t répliquer dans l'imaginaire des échanges dont la
[...] répondit que c'était saint Dominique qui était le famille chrétienne — restreinte et monogame — devait
patron de l'église et du village 115 ». Un demi-siècle r0,istituer le versant et le prototype terrestres. On
plus tôt, lors de la translation du Christ de Totolapan Iir(,te à l'image les comportements d'un être vivant :
à Mexico, l'image fut prise par les Indiens pour le i-1lc peut marcher, pleurer, suer, saigner ou manger.
Christ lui-même ou le Dieu vivant 16 Iii même temps que le lien se personnalise, il se
Ni objet ni représentation, le saint doit-il être plu- visualise : le santo est exhibé, exposé sur l'autel, pro-
tôt saisi à travers ses interventions prophylactiques et mené sous les yeux de tous dans les processions et les
thérapeutiques ou sa capacité à retenir une force élébrations alors que les idoles demeuraient dans
divine? L'image dans son rôle de capteur? Mais l'ombre des sanctuaires ou au fond des paquets
l'image-aimant est une métaphore baroque chargée ncrés. Les nouvelles forces ont un visage comme
d'une obscure métaphysique dont les chroniqueurs celui de saint Dominique que l'Indienne de Mixco,
thuriféraires ont usé et abusé 117. La présence dans Nous les sarcasmes du curé Gage, mettait sur le saint
l'image et le saint ne se donnent et n'opèrent qu'à tra- sacrement ~18
vers l'imaginaire qui leur correspond. C'est l'imagi- L'imaginaire du santo, dans ses infinies variantes,
naire qui, en se greffant sur l'image, polarise l'atten- déploie le filtre et le dispositif à travers lesquels les
tion, anime les désirs et les espoirs, informe et Indiens de la Nouvelle-Espagne conçoivent, visua-
canalise les expectatives, organise les interprétations lisent et pratiquent leur christianisme. C'est à travers
et les scénarios de la croyance. i que s'ordonnent les institutions et les croyances
Les liens dont il apparaît traversé ne sont plus ceux c•lirétiennes, qu'elles prennent un sens, qu'elles
294 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 295

acquièrent plausibilité et crédibilité 119. Cet imagi N~irtent même revêtus des ornements avec la croix, la
Haire contribue à rendre compatibles et complémen bo n n ière et les porte-chandeliers; quand il y avait un
taires les éléments hétérogènes — anciens ou récenl, r°rcueil, ils le sortaient avec la Mort et les images du
intacts ou non — qui configurent dorénavant l'exil lirist et ils fouettaient les images sur les croix
tence indigène, les chapelles, les rituels et les misa, ilurant toute la station; pendant qu'ils les fouettaient,
en scène liturgiques, la musique et les danses, la syni ~In leur montraient leur derrière en retroussant leur
bolique chrétienne, les banquets et les ivresses collet il leçon 121 . » Les éléments habituels du sacrilège et
tives, le rapport au terroir, à la maison, à la maladie ~lii scénario iconoclaste sont réunis : l'usurpation des
et à la mort... L'imaginaire qui accompagne le cul t c ifiucinents sacerdotaux, l'outrage physique, les coups
des images exerce donc un rôle moteur dans la res de fouet, sans oublier les coups de poing, les gifles ou
tructuration culturelle qui fond l'héritage indigènr I~ défi verbal au Dieu tout-puissant : « Ne dis-tu pas
avec les traits introduits par les colonisateurs, puis ' l ic tu es Dieu, que tu peux et que tu sais tout. Alors
dans la reproduction du patrimoine issu de cette i t-Icve-le et guéris-le si tu peux. » Les iconoclastes —
fusion. C'est pourquoi la réplique en terre indienne parle ici de « piétineurs d'images » — se bornent à
de modèles ibériques et méditerranéens est ambigus, Irs humilier. On leur prête l'habitude, quand on
elle exprime une occidentalisation formelle et exil rnterre des morts, enfants ou adultes, d'exhumer les
tentielle autant que la réponse à ce processus. ndavres « pour retirer du sang, de la chair ou des os
ales sépultures ». Si des Indiens renâclent à frapper
les images, ils reçoivent la discipline, les coups
LES NUITS CHAUDES DE COATLAN pleuvent et les laissent presque pour morts. Vampi-
itime, sadisme, infanticide, viols nocturnes, maladies
Comme dans le cas des Espagnols et des métis, incurables, morts subites, mystérieuses — et pourtant
l'imaginaire indigène possède un versant iconoclaste. Ni bien explicables par la sorcellerie — entretiennent
Pour les xvie et xvile siècles on en sait peu de chose. un climat d'épouvante sur les villages de la contrée.
Même les « idolâtres » semblent peu enclins Ces pratiques corroborent l'intensité du rapport à
détruire l'image chrétienne. Parce qu'il fallait pro- l'image chrétienne, fût-elle devenue le foyer d'une
bablement que les Indiens aient suffisamment inté- déviance systématique et organisée. Sont-elles réelles
riorisé le culte des images pour en parcourir toutes ou simplement fantasmées par des Indiens ou des
les déviances. Les sources du xvnie siècle sont plus métis avides de nuire à leurs voisins? Des témoins
prolixes. En 1700 les Indiens de la sierra de Oaxaca uffirment que ce sont les intéressés eux-mêmes qui
mêlent à des sacrifices traditionnels des statues et des .1 dès qu'ils boivent, se vantent de tout ce que l'on a
tableaux de saints mis à l'envers, la tête en bas 120 rapporté jusqu'ici et le font savoir à d'autres Indiens
Vers 1740 des indigènes se réunissent dans la nuit et Indiennes ». L'alcool n'est d'ailleurs pas absent des
moite de Coatlân, au sud de Cuernavaca, pour orga- réunions nocturnes: « Nous avons volé à feue Angé-
niser des cérémonies profanatrices : «A minuit ils lique une cruche de tepache [un alcool à base
296 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 297

d'argace et de fruits], nous l'avons bue et nous noua i. i, .i des éclats passagers et imprévisibles, mais à
sommes réunis du côté de la maison de Juan Ayôn; it activité explicitement codifiée par des Indiens
minuit nous nous sommes rendus au calvaire, noua , I ondément imprégnés de la liturgie catholique. La
nous sommes tous mis à fouetter Jésus-Christ et ,l ntiu,rlisation de l'acte se manifeste ici de plusieurs
chaque coup de fouet que nous lui donnions, non- I r ans : elle reproduit un scénario préétabli : un
nous frappions la pomme d'Adam et la bouche CII t. IIR)in explique que les coups de fouet assenés aux •

signe de réjouissance; après quoi nous sommes tonr. inn,r],es constituent une « répétition » de la Passion '23
descendus à l'église pour faire la même chose avec Ir Ilc obéit à un calendrier religieux: les réunions se
Seigneur de la Mise au Tombeau ». Mais parfois l;I il I muent les mercredis et vendredis, presque tous les
déclaration laisse rêveur lorsqu'elle verse dans I;i Ii rr s durant le carême, et le mardi de carnaval.
vision ou le rêve éveillé : « Quand ils en arrivaieril I 'acte profite de l'obscurité de la nuit. L'espace non
aux coups de fouet, j'ai entendu chanter beaucoup drr phis n'est pas laissé au hasard : c'est celui du calvaire
coqs et l'église s'éclaire alors d'une lumière plus fort(- ,lu (le l'église. Enfin les profanateurs abandonnent
que le jour [...], cela je l'ai vu et cela m'épouvante. Ii Tirs vêtements pour se livrer à leurs agressions et
D'autres affirment que pour dérouter les espions les rm vctcnt des habits liturgiques.
profanateurs « se déguisaient et prenaient la fornit Transportons-nous dans les plaines steppiques du
d'ânes et le bruit des coups de fouet s'obtenait (-ri Nord, à San Luis de la Paz en 1797. A nouveau le
secouant les oreilles 122 ». Ces transgressions cons I i r,iierrce de la nuit. Une trentaine d'Indiens s'enfer-
tuent pour une bonne partie de la communauté indi ,iimnt dans leur chapelle, boivent du peyotl, _allument
gène une évidence irréfutable, mais que l'on tait sou; chandelles à l'envers, font danser des bons-
l'empire de la terreur que les suspects fomentent hommes (« gravés sur un papier »), frappent les croix
autour d'eux. I vcc des cierges de cire; ils attachent avec une corde
Il est courant pourtant au xville siècle que des mouillée une figure de la Sainte Mort et menacent de
Indiens dénoncent aux autorités ecclésiastiques des Ii fouetter et de la brûler si « elle ne fait pas le
sacrilèges commis par des Espagnols, des métis ou miracle» de leur accorder ce qu'ils réclament. On
même par leur curé. Les indigènes se révèlent éton ~mrétend qu'ils enterrent les « saintes croix » avec des
namment sensibles et sensibilisés au culte des i r• es de chien et des ossements humains pour que rn
images, à la reverencia qui leur est due et donc au 1 prissent les Indiens qu'ils ont rendus malades 124
scandale d'un sacrilège. Leur silence à Coatlà.n est lie L'une de leurs pratiques, la danse des bonshommes,
à la singularité de l' « iconoclasme » indigène. Si les •n dit long sur la manière dont les Indiens animent
gestes des profanateurs de Coatlân expriment une leurs images et dont perdurent des croyances 5préhis-
violence sans retenue qui n'est pas pour nous sur- 1suniques liées à l'usage du papier rituel : « [Il
prendre, ils se distinguent par la dimension collective L'agit de] bonshommes qui étaient estampés sur un
des actes, par leur caractère récurrent et pour ainsi I)aj)ier, ils étaient de plusieurs couleurs: [les Indiens]
dire programmé. On n'a plus affaire à des gestes iso- prennent le papier aux bonshommes, le plient et le
14

298 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 299

jettent sur un plat; quand il est sur le plat, ils lein victimes des sorciers. Poupées et destinataires ne
disent de sortir remplir leur office, le papier ..~ h'iii qu'un pour la guérisseuse qui crie à sa victime en
dépouillle tout seul et les bonshommes sortent; [k:; lui montrant une figurine qu'elle tire d'un coffret de
assistants] dansent avec eux, pleurent avec eux, ils Ic,N « Regarde! c'est comme cela que je te tiens, je
adorent et les baisent comme s'ils étaient Dieu lui iIit i te châtier comme on m'a châtié à cause de
même et leur rassemblent des aumônes. » Tels de:, (III i/5!»
dessins animés qui abandonnent leur écran pour se )c l'image à la divinité, de la poupée à la victime, de
mêler à la réalité — à la manière des Toons du Roge î l'iiiauimé à l'animé, le va-et-vient est aussi incessant
Rabbit de Zemeckis —, les « bonshommes » de Sait i,,ue les métamorphoses des profanateurs de Coatlân
Luis obéissent à la parole et au geste des indigènes. ni feignent d'être des animaux et même des boules
On comprend que le papier soit le siège d'une p. - I leu 129 ». Cette propension à prendre des formes mul-
sence comme l'étaient les codex des temps préhisp'l i I )I1:S est l'expression d'une pensée indigène qui postule
niques. Mais il est plus étonnant d'en voir surgir ces lit Iluidité extrême des êtres, des choses et des appa-
créatures sans nom, les « bonshommes », au pouvoir t lices. C'est une manifestation de ce nahualisme qui
illimité. L'image animée n'est donc pas seulement dii ii i a site la perception de l'image chrétienne et dont le
ressort de la vision et du rêve, de la statue ou du Isiiuucipe est proche de celui de l'ixiptla 130
tableau; elle peut jaillir de l'espace de la feuille de
papier, dans un parcours qui inverse le prodige gua
dalupéen: la Vierge avait laissé son image s'immobi. n SUBVERSION DE L'IMAGE BAROQUE
liser — « s'imprimer » — sur la cape de Juan Diego; les
« bonshommes » de San Lufs sortent de leur support... Au cours du XVIIIe siècle des images deviennent
comme sainte Rose à Tarfmbaro descendait de sou~ ouvertement l'expression d'une résistance indigène
cadre 126. i1ui tourne parfois à la rébellion. Elles en arrivent à
Frappées, enterrées, les croix ont droit à un tout matérialiser le refus politique, social et religieux de
autre traitement. Ces déchaînements sadiques l'ordre colonial. L'exemple de la « Vierge parlante »
évoquent tour à tour les pratiques sacrilèges repro- tic Cancuc * (1712) chez les Indiens du Chiapas est
l'un des plus connus et des plus spectaculaires 13'
chées aux judaïsants du xvlie siècle et les drames de
Mais d'autres sont aussi révélateurs. En 1761 un mou-
la Passion que les indigènes montaient chaque année
veinent millénariste se développe au pied du volcan
pour mettre en scène le supplice du Christ dans un
style plus expressionniste que baroque 127. Mais la * La Vierge « parlante » de Cancuc fut découverte en 1712
profanation est davantage qu'une reprise, ou plutôt Irnr une Indienne du Chiapas. Autour de l'image se développa
une distorsion du mythe chrétien. Elle incorpore des nu culte oraculaire dans la tradition maya. La fête de l'image
recettes de sorcellerie fort courantes à San Lufs (et miraculeuse, le 10 août, fut le départ d'une sanglante révolte
antre les Espagnols. Les images parlantes exercent encore un
ailleurs) où des poupées transpercées d'épines et lolc important dans les communautés du Chiapas et leur posses-
d'aiguilles servent à attirer la mort et la maladie sur nion confère un rang élevé au sein du pueblo.
300 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 301

Popocatepetl. Il conjugue dans un ensemble d'une I es attaques contre les pèlerinages et la Vierge de
extrême complexité héritage indigène et élémeniN i lumialupe, au nom de nouvelles effigies intégrale-
chrétiens 132 . Sous la direction d'un Indien, Antonio ~nnnt indianisées, inauguraient une étape inédite de
Pérez, le mouvement s'attaque à l'Église, aux prêtreN ' Ii guerre des images qui mérite ici pleinement son
et aux images : « Les images que faisaient les peintres ninu puisque de part et d'autre ce sont des images qui
étaient fausses. » Mais la dénonciation des représenta lild 'content, celles de l'Église contre celles des
tions chrétiennes ne débouche pas sur une religion 1,uliens. Jamais le monopole baroque n'avait été aussi
sans image. Antonio Pérez, au contraire, ordonne ~ildicalement contesté : « [Antonio] a dit qu'il ne
d'adorer le vrai dieu, c'est-à-dire les images fabriquées noyait pas dans les images des sanctuaires ni en
par les Indiens, renouant deux siècles plus tard avec le.
c lics qui se trouvent dans les églises. » Mais la
langage idoloclaste des évangélisateurs. Ce faisane, vII erre fit long feu. Le mouvement avorta à force de
Antonio révolutionne les termes du débat: ce ne sont t Onfondre les discours, les rêves millénaristes et la
plus les idoles qui s'opposent aux saints de l'Église i 1 l i té de la domination coloniale. Il est symptoma-
mais des images indigènes qui non seulement réus- iniie qu'il ait éclaté en 1761, au moment où les élites
sissent la fusion de l'idole ancienne et de la représenta- lairées commençaient à se distancier d'une piété
tion chrétienne — ce que les Indiens sous des formes I populaire trop axée sur les miracles et les images. Il
diverses pratiquaient depuis longtemps — mais reven
lu él'igurait d'autres réactions indigènes à la volonté
diquent le monopole du culte chrétien et de l'authenti-
de sécularisation qui anime les Lumières et le despo-
cité. Le faux, l'imposteur, le diable, c'est l'Espagnol.
tisine éclairé de la fin du siècle. La révolte d'Antonio
La fusion des objets de culte se reflète dans les des-
ferez suscita une appropriation si passionnée, une
criptions confuses qui en sont faites et les télescopages
de notions et de mots dont elles sont truffées : « Ils sor- t ucralisation si effrénée que les dirigeants du mouve-
taient, pour la faire danser, une statue d'enfant qui ment se muèrent eux-mêmes en saints et en divinités.
avait une tête de chien et une tête de diable; ils fai- a destruction des images de l'Église dévale ici sur
saient adorer en elle la Vierge qu'ils avaient pour nue surenchère. Non seulement elle engendre la créa-
idole 133. » Statue, monstre, diable, Vierge, idole, ion de nouvelles images — la Vierge du Popocatepetl,
l'observateur est dérouté. La Vierge d'Antonio Pérez Ir Seigneur du Purgatoire... — mais elle produit
est une Vierge « apparue, miraculeuse », dans la ligne une série d'incarnations qui sont autant d'images
des meilleurs scénarios baroques mais, retouche humaines. Celles-ci s'inspirent des dramaturgies indi-
importante, elle est également « apportée par eux du gènes et renouent implicitement avec la tradition de
purgatoire * ». Toute médiation ecclésiastique est I'ixiptla pour revendiquer,la divinité à part entière
cette fois rejetée. l'ace aux « diables » de l'Église espagnole.
En 1769, dans d'autres montagnes plus éloignées
* Situé à l'intérieur du Popocatepetl, ce purgatoire est une (le la capitale, au cœur de la sierra brumeuse de Pue-
adaptation du troisième lieu chrétien et des mondes souterrains bla, des Indiens otomis associent leur rejet de l'Église
des temps préhispaniques.
et du clergé à pareille mise en cause des cultes
302 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 303

baroques. Comme Antonio Pérez et ses adeptes, ii .. chute » de Dieu — et des saints qui doivent
s'approprient la divinité en se substituant à elle. l iii l'nc.compagner — est, au contraire du châtiment
Sauveur, un saint Michel, un saint Pierre sont incai Itihlique, une sorte d'apothéose inversée. A deux
nés par des Indiens tandis qu'ils proclament la * t "options près — la Guadalupe et saint Mathieu -
déchéance de « la Vierge de Guadalupe, celle qui est 1 nage chrétienne sous sa forme peinte ou sculptée
apparue à Mexico 134 ». Une Indienne de Tlachc4 .i ici absente. En attendant l'arrivée de Dieu,
prend sa place : « Elle devait être la Vierge. » Elle I -,11 ention des Indiens se concentre sur des objets de
porte une blouse, un quechquemetl sur lequel lui I e de conception autochtone, sur des milliers de
apparaît le Seigneur chaque fois qu'elle achève du .i x et des incarnations indigènes — des saints, un
danser. L'apparition du Seigneur sur le tissu pourrais :.~uveur et une Vierge. La vision du Christ en croix,
être une réminiscence de l'empreinte que laissa la I !I)~iru pour investir le leader indigène d'une mission
Vierge de Guadalupe sur la cape de l'Indien Juan divine, ajoute la présence de l'image visionnaire. A la
Diego. D'autant que des Indiens donnent à son parte diFférence des Nahua du Popocatepetl, ces Indiens
naire ce nom de Juan Diego. Discrète, la femme se ninmis ne confectionnent pas de dieux chrétiens. Ils
contente de ranger sa blouse dans une boîte « sans le h-!; attendent. Mais ces dieux également bousculent
montrer ». Tout comme elle ne laisse voir à personne 1 c• ; associations habituelles du christianisme et de
le châle qui lui a servi à envelopper « le bras de la Idolâtrie. Au-delà du paganisme indigène et du
croix sur lequel se posa le Seigneur qui est tombé [du 1 „t holicisme baroque, surgiront, « tomberont » du
ciel] ». Des croix autour d'un gibet seraient des ACI des êtres voués à prendre la place des saints des
anges, elles délimitaient une aire sacrée où « se trou I spagnols, comme la Vierge indigène avait remplacé
vait la Gloire qu'ils devaient connaître et où devait Ii Guadalupe de Mexico: la vérité allait triompher
tomber le Seigneur du Ciel ». (lu mensonge.
Il n'est pas aisé de débrouiller cet amalgame L'ensemble se rattache à une espérance apocalyp-
d'idoles anciennes et de références chrétiennes, il I igue: « Les monts devaient se transformer en plaines
paraît s'organiser autour de l'attente d'un Dieu dont et tous devaient mourir et ressusciter quatre jours
des fragments sont déjà arrivés sur terre : une « pierre plus tard et trouver la terre sous cette forme [...]. Les
grande [est le] coeur de Dieu [...] tombé du ciel »; aux de la lagune de Mexico et de celle de San Pablo,
« une autre plus petite, le doigt de dieu ». Si le « cœur r,ituée dans cette juridiction, les inonderaient [mais]
de Dieu », le « châle » (rebozo) ou le quechquemetl elles n'atteindraient pas [leur] montagne. » Forts de
censés capter et contenir la divinité, si les « papiers cette espérance, les Indiens constituèrent des réserves
d'idolâtrie », les sanctuaires en haut de la « Montagne (l'armes en bois qui se transformeraient en autant de
Bleue », le culte du soleil, de la lune et de l'air ont couteaux, de machettes, de pistolets et d'escopettes
d'évidentes racines préhispaniques, le thème de la (le métal quand ils ressusciteraient. Les éclairs fou-
chute du Seigneur du Ciel est manifestement repris droieraient les Espagnols et les montagnes les écrase-
du mythe chrétien de la chute des anges. Mais la raient s'ils se mêlaient d'attaquer la montagne des
304 LA GUERRE DES IMAGES LES CONSOMMATEURS D'IMAGES 305

rebelles. Mais l'attente fut déçue et les fidèles de la Vierge parle avec une image qui lui rend visite dans
Montagne Bleue furent dispersés ou arrêtés. au rabane, l'image sue à plusieurs reprises devant les
A travers ces deux exemples exceptionnels et pr.t ."laves et finit par devenir la patronne de l'exploita-
tiquement contemporains on mesure la pénétration Les esclaves fêtent comme les Indiens les « réno-
de l'imaginaire baroque. Ces mouvements se défi 1. 1 ions » miraculeuses par des danses, des saraos et
vissent par rapport aux cultes officiels en se plaçant glu -, banquets 135. L'image offrira peut-être le point de
sous le signe de la surenchère, du dépassement et non ii cment autour duquel métis et mulâtres tenteront
de l'abandon des images. L'iconoclasme indigènt• i~iuus tard de créer un hameau pour échapper à la
n'est que le prélude à une substitution, à un nouveau a~nj(tion des propriétaires du moulin ou des haciendas
culte plus vrai, plus authentique : le dieu attendu ou titlsines. Comme pour les communautés indiennes
fabriqué n'est jamais une simple représentation, il est l'image sert alors à l'expression d'une identité, d'une
le dieu vivant, la nouvelle présence divine. Cette ten i~ulidarité : c'est déjà, sous cette forme, un instrument
sion, vite étouffée si elle prend des proportions spec In.litique. Mais il faudrait également évoquer la
taculaires, n'est jamais assez puissante pour mettre cnc des mines d'argent du Nord désertique ou celle
en question la suprématie des « images établies ». iIrti obrajes, ces ateliers-prisons où s'entasse dans des
Mais elle est suffisante pour animer les imaginaires, 1 unditions infrahumaines une main-d'oeuvre misé-
susciter les attentes, accueillir les miracles et réinter Iflble et forcée. Ces travailleurs vénèrent tous un
prêter sans cesse la présence dans l'image. .;tint patron dont la fête annuelle est l'occasion d'une
Modeste procession et de pauvres agapes 136
,e voyage au sein des images baroques pourrait
IMAGINAIRES BAROQUES ,rosi se poursuivre à l'infini: des Indiens aux Noirs,
tics Noirs aux métis et des métis aux « petits Blancs »,
Les imaginaires indigènes et métis sont multiples, tics solennités urbaines aux syncrétismes des mon-
aussi nombreux et divers que les usages des images i,agnes du Sud et des déserts du Nord. On s'aperce-
chrétiennes, que les ethnies et les milieux sur le sol de viuit que les imaginaires partout se chevauchent,
la Nouvelle-Espagne. La réceptivité d'Indiens nahuas tomme ces jésuites qui font irruption dans l'espace
proches de la vallée de Mexico n'est pas celle des sordide d'un obraje pour organiser la fête du saint, ou
Otomis de la sierra de Puebla, même si les croyances Ces Indiens qui depuis leurs sierras lancent de nou-
et les attentes partagent un même radicalisme anti- veaux cultes mariaux. Partout autour des images les
espagnol. Les Indiens, les métis et les Espagnols ne initiatives se croisent, les attentes se mêlent, se
sont pas les seuls à se placer sous la protection des Heurtent. Inextricablement. Imaginaires individuels
images. Dans les moulins à sucre des régions et imaginaires collectifs superposent leurs trames
chaudes, les trapiches qui se multiplient au xvue (l'images et d'interprétations au rythme d'oscillations
siècle, survit tout un peuple d'esclaves noirs. Les scé- incessantes entre une consommation de masse et une
narios sont semblables : une Noire dévote de la pléiade d'interventions personnelles et collectives,
LES CONSOMMATEURS D'IMAGES
307
306 LA GUERRE DES IMAGES

i' i' qui « tombe » sur la « Montagne Bleue »... — que


entre des formes sophistiquées à l'extrême (les arcs
le « désenchantement » menace effectivement sa
de triomphe...) et des manifestations immédiatement iini
oduction. Il prend d'abord la forme insidieuse
lisibles (les scénarios mariophaniques...). Y affleure n
encore maîtrisable des Lumières et du despo-
une même tension qui cherche éperdument à travers imi is
l'image à abolir la distance entre l'homme et le 1ttdn►c éclairé.
mythe, entre la société et le divin : la sacralisation.
L'image baroque en serait l'instrument de prédilec-
tion comme aujourd'hui d'autres images s'acharnent
à combler l'écart qui sépare notre vécu de la fiction
sous toutes ses formes.
A la confluence de ces initiatives multiples, inces-
santes, et des politiques menées par l'Église, l'Imagi-
naire baroque joue du pouvoir fédérateur de l'image,
de sa polysémie qui tolère l'hybride et l'inavouable,
du partage du vécu qu'elle suscite entre ses fidèles,
son public. Un imaginaire où affleurent des sensibili-
tés communes qui transcendent les barrières linguis-
tiques, sociales et les cultures, où transitent les expé-
riences visuelles les plus éloignées, des extases de
l'Italienne Maria Madalena de Pazzi aux visions déli-
rantes de Maria Felipa. Un imaginaire que traversent.
des cortèges d'images prodigieuses, importées
d'Europe ou miraculeusement découvertes, copiées et
réinventées par les Indiens, tombées du ciel, mises en
pièces et « rénovées ». C'est parce que la plupart des
groupes, même Ies plus marginaux, participent à un
degré ou à un autre de cet imaginaire que la société
baroque parvient à absorber ou à amortir toutes les
dissidences, sorciers, chamanes syncrétiques, illumi-
nés, visionnaires, millénaristes, inventeurs de cultes
qui répliquent partout le scénario guadalupéen avec
moins de succès et de moyens, mais autant d'obstina-
tion. C'est parce que l'imaginaire baroque opère
avant tout une sacralisation du monde — la descente
de la Vierge sur le Tepeyac, sur le Popocatepetl, le
CONCLUSION

Des Lumières à Televisa

,I? FREIN DES LUMIÈRES

"est au cours de la première moitié du xvllie siècle


c la piété baroque atteint son paroxysme au
I\h xique : la collégiale de Notre-Dame de Guadalupe
ri achevée en 1709, le sanctuaire du Christ de
r 'I►alma est consacré en 1729; la Vierge de Guada-
liipe acquiert un rayonnement qui ne connaît plus de
mornes, elle devient la patronne officielle de Mexico
ru 1737 et de Tlaxcala en 1739. Des dévotions nou-
v(-Iles éclosent en province, celles de la Vierge de
I'I;rlpujahua, un centre minier sur la route du
Michoacân, de la croix de Tlayacapan (1728) ou de
I;t Vierge du Patrocinio de Tepetlatzinco qui ramène
û la vie le fils d'un sculpteur indigène en 1739. Le
franciscain Antonio de la Rosa Figueroa, l'une des
ligures les plus actives de l'ordre au XVIIIe siècle,
lai race ce nouveau culte en faisant imprimer des gra-
vures de la Vierge à quatre mille exemplaires, qui
évidemment se révèlent à leur tour miraculeuses. Il
est vrai que ces dévotions ne connaissent pas toutes la
même longévité: après avoir accompli trente-deux
miracles en l'espace de trois ans, l'image de Tepetiat-
310 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 311

zinco perd la ferveur des fidèles dans la seconde moi ~ €'I ression froide menée par des bureaucrates dénués
tié du siècle'. ~In regard humaniste qui avait tempéré au xvle siècle
Une période où déjà prévaut un autre ton. En 1774 1, violence des religieux. Sous l'influence des
une image miraculeuse de la Vierge apparaît sur uni umuières des coups d'arrêt successifs devaient sinon
grain de maïs à une Indienne de Tiamacazapa, noti i ~ ii i r, du moins endiguer la grande marée baroque.
loin des mines d'argent de Taxco 2. L'enthousiasme et I ,e catéchisme élaboré par le ive concile mexicain
la réceptivité des fidèles devaient cette fois se heurtci i I II I) — comme d'ailleurs la plupart des décisions de
à l'accueil plus que mitigé des autorités. Si l'efferves I't e~semblée — témoigne de ce nouveau changement
cence baroque se perpétue encore partout dans leN tir cap lorsqu'il met en garde contre ceux qui se
masses rurales et urbaines, les autorités colonialca ,iwIcnt de « feindre des miracles, des révélations, des
s'apprêtent à abattre d'autres cartes. La Couronne o ~-1 icl ues, même si c'est dans le dessein d'augmenter la
espagnole abandonne la galaxie baroque pour péné- dt-votion 4 ». On s'était montré jusqu'alors beaucoup
trer sous l'égide d'une dynastie française dans l'orbite plus laxiste pour ceux qui voulaient « augmenter la
du despotisme éclairé : avec les Bourbons, sous ~I(-vntion ». Le concile, qui n'est que l'interprète
l'impulsion notamment de Charles III, le monde his- 1h voué des volontés du roi, demande la destruction
panique est projeté, volens nolens, vers la modernité, uks images et des chapelles qu'on jugeait inutiles et
C'est le temps des réformes et des ruptures r uiIperflues 5. Le culte des saints — tel que le pra-
bruyantes : la Compagnie de Jésus, qu'on a croisée tiquent les Indiens — est perçu chaque jour davantage
aux origines de l'image baroque et qui en a largement comme « un culte extérieur », la manifestation d'un
assuré la diffusion et le succès, est expulsée de Nou- vernis de religion, l'ersatz en somme d'un sentiment
velle-Espagne en 1767 3. religieux. On cesse de penser que les «spectacles» et
Les élites de la métropole et de la colonie les « représentations » sont nécessaires à l'édification
commencent à s'inquiéter des excès et des super- tics indigènes et que la vue doit l'emporter. sur
stitions qui leur paraissent infester le monde indigène l'oreille et l'intellect. Et donc on interdit les « repré-
et les milieux populaires. Dans le cadre de la reprise •,cntations » al vivo de la passion du Christ.
en main des possessions coloniales, l'administration La perturbation de l'ordre public, les scandales et
des Bourbons déploie un nouveau modèle de civilisa- les superstitions ne sont pas seuls en cause. Ce que
tion qui déborde la réforme institutionnelle et écono- l'on condamne aussi, plus implicitement, c'est l'inter-
mique pour s'attaquer de front à la sensibilité reli- vention des Indiens dans la représentation, l'auto-
gieuse et esthétique encore dominante. La mise en nomie dont ils jouissent et savent tirer parti. Ce qui
place de ce modèle intercontinental — de Naples à autrefois passait pour être un « moyen opportun » est
Mexico — repose sur la conviction qu'un incommensu- devenu intolérable par les temps qui courent, « quand
rable abîme sépare l'ignorance des masses des se sont écoulés plus de deux siècles et demi 6 ». Le
lumières des élites. La récupération tous azimuts de discrédit tombe sur les « choses extérieures », les
l'ère baroque laisse place au rejet méprisant et à la « objets extérieurs d'une représentation incarnée »,
312 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 313

« l'expérience de ces remémorations » et celle des ale, Mexico le culte de la Vierge de los Angeles en fai-
sens en général pour privilégier la raison . Il ne s'agii 'nuit recouvrir de planches la paroi sur laquelle la
rien de moins que de modifier les hiérarchies expres.. Vierge était peinte. Le bruit courait que l'image
sives. L'Occident éclairé réajuste le modèle auquel il tait « rénovée » (c'est-à-dire qu'elle avait repris ses
entend soumettre les populations qui dépendaient de iu leurs originelles) ; pour calmer les esprits l'arche-
lui. Une attitude qui risque, comme le signalent quel que ordonna de « la découvrir pour que le peuple se
ques observateurs avertis, de faire naître « parmi la lei rompât et constatât que la rénovation de cette
rusticité ou les gens idiots quelque incrédulité » ou image n'avait rien de miraculeux mais que c'était un
une « tiédeur croissante $ ». sil~ww,nomène naturel ». Méfiance du clergé face à des
Il faudrait remonter le temps pour détecter les ~.isemblements spontanés qui troublent l'ordre
signes avant-coureurs de ce revirement. On les repère i~ul)lic et favorisent « la dissolution et le liberti-
dès la fin du xVIle siècle. En 1698 et 1704 les arche- nage 12 », mais aussi prise de distance par rapport à
vêques de Mexico, échaudés par le tumulte de 1692 'les miracles qu'au siècle précédent l'Église aurait
qui avait secoué la capitale et incendié le palais du probablement homologués au lieu de choisir la voie
vice-roi, commencèrent à s'inquiéter des excès qui, à (périlleuse du désenchantement, le « naturel » contre
les entendre, dénaturaient les représentations reli- le, miraculeux...
gieuses : « Il semble que n'a désormais plus cours le
motif qui poussa les premiers vénérables religieux et
apôtres au tout début à organiser ces représentations ,A RELIGIOSITÉ BAROQUE SOUS HAUTE SURVEILLANCE
pour former ces coeurs lents et rudes aux mystères de
notre Sainte Foi par tous les chemins possibles 9. » En ()ans la seconde moitié du siècle, la religiosité indi-
1729 des scandales éclatent autour des images qui tg,ene et, d'une manière générale, populaire, devient
circulent dans la région de Mexico sous le prétexte de iûnsi la cible constante des attaques : les fêtes et les
récolter des fonds 10: danses obscènes, escroquerie chapelles sont jugées trop nombreuses, les proces-
d'un curé qui fait passer une pauvre copie pour un sions dispendieuses, les confréries proliférantes à
original, bref un avant-goût des flots de dénonciations l'excès. On ne dénonce plus seulement les pratiques
qui allaient envahir la seconde moitié du siècle. Huit. indigènes, on ridiculise « la superficialité de tout ce
ans plus tard (1737), au nom du Saint-Office, le curé glue les Indiens pratiquent en matière de religion; le
de Chalco interdit solennellement aux Indiens de soin mis dans leurs oratoires et la décoration des
Temamatla de « sortir à aucun moment de cette saintes images me fait penser à celui que montrent
église le tableau de Notre-Dame de Guadalupe dont les petites filles avec leurs poupées et les femmes
ils feignirent qu'il s'était rénové, avait sué et leur Mans leurs étalages 13 ». L'heure n'est pas encore à la
avait parlé l' ». dénonciation du fétichisme ou à la psychologisation
En 1745 l'archevêque de Mexico décide de mettre (tu culte des images — pour lors simplement rétro-
un terme au désordre qu'occasionne dans un quartier gradé à une activité infantile et féminine — mais elle
314 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 315

est aux « réformes » : réformes en « matières d'imari v,{Irr, repoussé l'origine du culte aux temps préhispa-
parce qu'il en est d'innombrables, extrêmement indr iiiiIIICs, enlevant aux Espagnols le mérite de l'évangé-
centes, laides et ridicules, qui loin de susciter la dév~~ Is,tai ion : « Il y a mille sept cent cinquante ans l'image
tion servent à nourrir la raillerie et la dérision iI' Notre-Dame de Guadalupe était déjà fort célèbre
L'intervention du clergé devait se traduire liai øI adorée par des Indiens déjà chrétiens sur la cime
l'imposition d'objets de culte et d'images conformes pie cette sierra de Tenayuca où saint Thomas lui éri-
la « décence », c'est-à-dire aux canons classiques du pan un temple ". » Que de chemin parcouru par les
bon goût et de la raison. Et par des mesures re Iitnciscains, du sermon de Bustamante (1556) à
treignant leur exhibition publique: en 1778 les cure* I ii de Mier en passant par le Teatro mexicano de
de Mexico condamnent une des célébration4 I , ulcurt !
majeures du calendrier mexicain, la fête de Santia~,~i Il était plus aisé de s'en prendre à des manifesta-
et les désordres dont elle serait le prétexte, cornu i' lions périphériques. En 1805 les autorités refusèrent
d'autres voix s'élèvent pour réclamer la « réforme » et iii x Indiens de Popotla l'autorisation de construire
l' « épuration » des processions de semaine sainte à la chapelle pour abriter une image du Christ aux
fin du siècle 15. ~ttrages 18. En 1810 l'évêque de Puebla partit à son
En 1794, cent quarante-six ans après la parution de lieu, en guerre contre la Sainte Croix de Huaque-
l'ouvrage de Sânchez, coup de théâtre à Madrid Itiila. Peinte sur un rocher, entourée d'une multitude
l'Espagnol Juan Bautista Mufioz attaque le culte de il'ex-voto, diffusée par des centaines d'estampes, la
la Vierge de Guadalupe. Cosmographe des Indes, noix passait pour être apparue miraculeusement. Sa
chargé par Charles III d'écrire l'histoire des pusses I rie, le 3 mai, attirait les foules de partout, d'Aca-
sions américaines, Mufioz passe au crible de la cri pulco comme de Veracruz. Le prélat fit secrètement
tique éclairée « ce que l'on nomme la tradition dii icl.irer la croix et les nombreux ex-voto qui ornaient
Tepeyac », les « prétendues apparitions », la « fable », in salle du sanctuaire, « ex-voto d'argent, retables
le « conte », le fanatisme, la dévotion « facile et indis + ducteurs sur lesquels sont peints les faux
crète ». Verdict: l'Académie d'histoire de Madrid miracles ».
« tient pour fabuleuse la tradition vulgaire 16 ». Mais Le divorce est consommé entre une dévotion popu-
ce n'est au Mexique qu'un coup d'épée dans l'eau, haire et spontanée et une hiérarchie soucieuse
qui révèle les résistances acharnées que soulève le d' «étouffer un culte indu et pernicieux qui donne
désenchantement impulsé par les Lumières. Cette aux libertins l'occasion de se moquer des véritables
condamnation aurait pu clore une époque: elle ne miracles 1l ». La piété n'est plus que « crédulité et
fera que galvaniser — jusqu'à nos jours — les défen- 'ainplicité de gens ignorants et sans critère qui se
seurs mexicains des thèses apparitionnistes. Même laissent entraîner par l'amour de la nouveauté ». Le
levée de boucliers d'ailleurs contre le sermon de Ser- thème de la dégénérescence remplace la dénonciation
vando Teresa de Mier en 1794 : le franciscain n'avait (le l'hybride et du « mélange » chère aux extirpateurs
pas nié l'apparition mais, dans une surenchère éche- d'idolâtries du siècle précédent: « En raison de
r

316 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 317

l'inconstance des choses humaines, [la dévotion] n' Mus, à vouloir privilégier des motifs d'ordre public
dégénéré en irrévérences et ridicules 20. » . (le décence, elles sapent l'imaginaire baroque et
Reste à savoir dans quelle mesure cette répression ~, ii icent davantage encore ses ramifications indi-
éclairée, taillée sur le modèle de l'Europe, répond à jl MIs ou populaires. A vouloir interdire « ce qui
l'évolution des structures sociales et culturelles de la tub Ore cette année avait été permis », le pouvoir
Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle. Les communauté~ Il.ice cette marge de tolérance, cet espace mal
indigènes rejettent les entraves nouvelles qu'on leur holisé qui, depuis Montufar jusqu'au XVIIIe siècle,
impose et souvent la crainte de provoquer de., ivnient caractérisé la culture baroque et sans doute
troubles laisse se perpétuer l'ancien état de choses. , pI iqué sa prégnance et son acceptation. En valori-
Tout porte à croire que la politique des Bourbons sur ,, I une piété intériorisée et en semant ` le discrédit
prend une société encore plongée dans une sensibiliic i l'emprise que les « choses extérieures » exercent
baroque, qui, en résistant de toutes ses forces aux sil les esprits des indigènes, la hiérarchie ecclésias-
interdictions et aux condamnations, prouve qu'elle iiquc et les élites coloniales prennent d'un commun
demeure largement imperméable à la moindre cord leur distance par rapport à un usage indiscri-
sécularisation. Ce n'est pas sans raison que l'entre- ~lmïné et envahissant de l'image. Il est significatif
prenant évêque de Puebla craint que son intervention d'ailleurs qu'en 1777 et en 1789 la Couronne décide
ne provoque une comrnociôn popular. Alors que mir soumettre désormais à l'Académie des beaux-arts
Montufar aurait secrètement fait placer une image (Ir Madrid les plans de toute réparation ou ornement
de la Guadalupe dans le sanctuaire du Tepeyac en .i apporter à un sanctuaire mexicain, en conseillant
1555, tout aussi secrètement l'évêque de Puebla d'cviter les retables de bois — proie facile des
enlève aux fidèles l'objet de leur dévotion. L'ère liasnmes — ou les dorures — « énormément coûteuses »
baroque — pour certains — se serait paradoxalement ri condamnées à noircir — ainsi que de réduire les
achevée comme elle s'était ouverte, dans la discré- m'i lairages — à nouveau le risque d'incendie 22. C'était
tion. Une discrétion consciente des périls que suscite 1>n finir avec les retables de bois doré, porteurs de la
toute entreprise de désenchantement quand elle se rande image baroque, au nom de la sécurité, de la
fonde sur des distinguos trop subtils et des « critères » ~r.ntabilité et de l'économie. C'est en 1783 enfin
implicites, sur la rupture de traditions longtemps q c'est créée à Mexico l'Académie royale de San Car-
tolérées et le rejet de l'initiative populaire. los, réplique locale de celle de Madrid 23. Le contrôle
N'en concluons pas hâtivement que l'Église se dc la bureaucratie éclairée se substitue dorénavant
détourne massivement du culte des images: des :eux contraintes souvent éludées de l'image baroque,
indulgences exceptionnelles sont encore accordées en même si l'académisme est encore loin de triompher.
1794 aux pèlerins qui se rendent au sanctuaire du Le déclin marqué par la grande peinture mexi-
Christ du Sacromonte, au pied du Popocatepetl 21. r,►ine, frappée par l'abandon officiel du baroque et le
Aucune de ses mesures n'attaque le principe du culte recul des thèmes religieux, contraste avec la floraison
des images ni l'autorité des images miraculeuses. d'une production populaire qui subsiste durant tout le
,
q
~

318 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 319

xlxe siècle: à dominante religieuse, parfois l'ceuvre lems et du succès des mouvements d'Indépendance.
d'artistes indigènes, elle reproduit inlassablement les Plaquée de l'extérieur, imposée sans ménagement, la
âmes du purgatoire, la vie des saints, les Vierges, politique éclairée expire avec l'éclatement de
miraculeuses, au premier rang desquelles Notre l'cinpire espagnol au début du xlxe siècle. En Europe
Dame de Guadalupe. Dans les campagnes semi l'occupation de l'Espagne par les troupes françaises,
tropicales du Morelos, c'est seulement en 1781 quc tu Amérique les mouvements de résistance à la domi-
s'achève la construction du sanctuaire de Tepalcingo untion coloniale interrompent l'expérience dont
qui abrite l'image miraculeuse de Jésus Nazareno, ('harles III avait jeté les bases. S'ouvrirent des temps
merveille de baroque « populaire », « provincial », roublés où plus que jamais les images eurent leur
« rural », art en fait d'une exubérance inclassable, üle.
truffée de réminiscences, « romanes », « paléo-chré On a présenté la guerre d'Indépendance comme un
tiennes », « bretonnes » même — qui bien évidemment Conflit au sein duquel chaque protagoniste se serait
n'en sont point — recueil de tous les archaïsmes qui placé sous la protection de l'une des grandes images
brouillent les cartes des styles comme le regard des mariales : la Guadalupe pour les insurgés et la Vierge
historiens de l'art. Les églises des environs de Puebla dc, los Remedios pour les loyalistes, « les deux images
qui conservent leur ornementation intérieure — Ecate- IIe la Mère de Dieu prenant position comme dans une
pec et par-dessus tout Tonantzintla — ouvrent leurs lutte 25 ». Une lutte qui se serait donc, à sa manière,
grottes polychromes où l'or le dispute aux verts et ;aussi soldée par une « guerre des images ». C'est sans
aux rouges. Initialement tributaire du somptueux doute forcer l'histoire, mais l'interprétation comporte
baroque urbain des églises de Puebla, la décoration u ne part de vérité. Les Espagnols auraient même pris
de stucs de l'église de Tonantzintla se poursuit tout en haine la Vierge du Tepeyac au point de fusiller
au long du xixe siècle pour ne s'achever qu'au l'une de ses effigies et d'en profaner quelques autres.
xxe siècle: elle témoigne d'une pensée plastique dont On aura trop vite fait pourtant d'imaginer les
on a toutes les peines du monde à suivre le chemine- images baroques devenant au xixe siècle des sym-
ment chronologique et les intentions tant les élites holes politiques et nationalistes autour desquels se
n'ont plus désormais pour elle qu'indifférence, silence rallieraient les partis. La réalité paraît plus confuse.
ou mépris. C'est pourtant cette expérience renouve- Quand l'un des chefs de l'insurrection, le curé
lée qui façonne encore les regards qui se porteront I lidalgo, fait mettre l'étendard de la Vierge de Gua-
sur les nouvelles images du xxe siècle 24. dalupe à la tête de ses troupes, le geste n'a rien de
véritablement prémédité et on en trouverait un pré-
cédent dans la bannière qui accompagna Cortés
LES IMAGES ET L'INDÉPENDANCE durant la Conquête. Hidalgo a-t-il voulu « mieux
séduire les pueblos » et exploiter cyniquement la
La longévité de la sensibilité baroque n'est que dévotion populaire comme l'en accusent ses ennemis?
l'une des multiples retombées de la déroute des Bour- S'est-il contenté de tirer parti de l'occasion « pour
320 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 321

s'attirer les gens »? A-t-il été dépassé par les événr ,.tu Congrès et décrètent « le 12 décembre, jour le
ments et davantage préoccupé de stratégie militaire i l i ; grand pour cette Amérique en raison de la mer-
que de manipulation 26 ? L'ambiguïté du geste est à là s , lieuse apparition de Marie de Guadalupe 28 »
mesure de l'ambiguïté du mouvement d'indépen I i iopereur Iturbide fonde un ordre de chevalerie,
dance. En guise de riposte, le vice-roi Venegas fit l'i trdre impérial de Guadalupe (1822) ; la Vierge
venir à Mexico la Vierge de los Remedios et déposa ~ rçoit les trophées militaires de la jeune république
solennellement entre ses mains les insignes de son (I x28); l'empereur Maximilien se recueille dans son
pouvoir. Notre-Dame de los Remedios devenait I,1 .;ictuaire (1864) et ressuscite l'ordre de Guadalupe
patronne des loyalistes et des Espagnols. ~i ne survit pas à l'écrasement de l'empire. L'image
Que le conflit ait pu revêtir les allures d'un duce ,( quiert pour les libéraux une stature politique qui
entre les deux Vierges ne devrait guère surprendra i i couvre à leurs yeux son identité religieuse. Il est
dans un Mexique à peine sorti de l'âge baroque, iieme des francs-maçons qui ne peuvent résister aux
encore bruissant des innombrables rivalités qui oppo luarmes de la Vierge. Une loge regroupant les
saient les images, les sanctuaires et les confréries. I randes figures du Mexique insurgé et républicain, la
cas du Mexique n'est d'ailleurs pas isolé: dans le 1 nilia Azteca, mêle la célébration de la Guadalupe à
années 1790 les populations de Toscane et de l'Italie r,s rites, nouvel avatar syncrétique dans l'histoire
méridionale se soulevèrent contre les réformes léopol iIcjà chargée de la déesse du Tepeyac 29. Les auto-
dines au cri de « Vive Marie 27 ». Une fois de plus, de i i t és nouvelles dans la première moitié du siècle se
part et d'autre de cet océan méditerranéen qui unit la montrent même soucieuses de revenir sur les restric-
Tyrrhénienne au golfe du Mexique, des voix se fai ions imposées par l'Espagne éclairée au culte des
saient écho... images : en 1834 le gouverneur du district fédéral (la
t1apitale) accorde la plus grande liberté aux proces-
-,iOns religieuses 30.
LA DIVINITÉ NATIONALE C'est après le court règne de Maximilien que les
liens de la Guadalupe et du pouvoir politique se dis-
Il n'en reste pas moins qu'avec l'Indépendance et tendent. L'image fait les frais d'une situation irréver-
pour plusieurs dizaines d'années la classe politique ible : l'État mexicain se sépare de l'Église catho-
mexicaine s'empara de l'image du Tepeyac; libéraux lique. Les lois de Réforme qui entérinent la rupture
comme conservateurs, tous se montrèrent également .,,ont inscrites dans la constitution en 1873. Les biens
soucieux de contrôler ce qui était désormais devenu dies communautés et des confréries soutenant le culte
le symbole de la nation et conservait une emprise (les images sont officiellement supprimés et avec eux
absolue sur les foules. Jusqu'en 1867 la Vierge de umbre une grande partie de l'infrastructure maté-
Guadalupe participe aux grandes liturgies natio- riclle qui en assurait l'existence.
nales : la Vierge de fient la patronne de l'Empire Malgré la séparation et ces mesures qui pour beau-
mexicain (1821) ; les députés l'adorent dans la salle coup ne font que développer la politique éclairée des
322 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 323

derniers Bourbons, les grands sanctuaires ne déseni• ninîit qu'elles appartenaient « à la communauté du
plissent pas. Ils conservent même la faveur discrèta jweblo » et en rappelant que depuis 1790, au temps
du pouvoir. En 1859 Juarez retint au nombre deN iIr . Lumières, « la coutume du banquet et de la beu-
fêtes nationales celle de la Guadalupe et excepta do veeric » y avait été abolie 4. A la fin du siècle la fête
la nationalisation des biens d'Église les richesses <Ie 1k la Vierge de los Angeles attire plusieurs milliers
la basilique ainsi que la dotation réservée au chape ,Ir Personnes dans un quartier de Mexico et anime
lain du sanctuaire de los Remedios 31. En marge (k IIIfl' quarantaine de débits de pulque où l'on sert le
ces dérogations exceptionnelles il faut également jw, fermenté de l'agave. Le succès de cette image ne
tenir compte des violations répétées de la loi qui sui) iviuontait pourtant qu'aux années 1780 35. Des
primait les fêtes catholiques et les processions : Ir miracles et des cultes nouveaux continuent de fleurir
libéral Altamirano y voyait les effets du « compérar i. t et là, comme celui de Nuestra Seflora de las
constant que célèbrent les autorités politiques ave 1 ,ii,rimas miraculeusement sauvée d'un incendie en
les curés et les sacristains pour sortir à tout moment t ). Ailleurs les semaines saintes et les dévotions
de leur église les saints de bois afin qu'ils prennent Ioniales ne cessent de rassembler des foules :
l'air en procession et président une bacchanale 32 », urixante-dix à quatre-vingt, mille personnes pour la
36
Comme il avait opiniâtrement tenu tête à l'assaut des Vierge de Juquila dans l'État de Oaxaca
Lumières, un christianisme de filiation baroque, ,a procession des Christs de Tixtla, une bourgade
local, populaire et consensuel résistait aux mesures iIr% terres chaudes du Guerrero, témoigne à la fin du
plus radicales encore du libéralisme. Ce qui permet k x° siècle non seulement du profond attachement
tait au curé Hipolfto Vera, dans la lignée de ses iks indigènes à leurs images mais aussi de la pré-
illustres prédécesseurs, les Florencia et les Vetancuri triance d'interprétations lointaines, en partie expli-
du xvile siècle, de recenser longuement dans son Iti i n bles par l'isolement de la contrée : « Pour eux la
nerario parroquial (1880) les images pieuses, en un ue ulpture est encore le même art rudimentaire et
langage qui n'est pas sans évoquer la prose baroque, purement idéographique qui existait avant la
« image sacrée de miracle et miracle d'images 33 ». A t 'onquête. C'est pourquoi avec un tronc de calehual
le lire, pas plus les tourmentes de l'Indépendance cl tau de n'importe quel autre arbre creux ils impro-
des guerres civiles que les lois de nationalisation visent un corps qui paraît être celui d'un homme, ils
n'auraient tari la dévotion aux images. I ii i passent une couche de aguacola [eau de kola] et
Le Christ de Totolapan, qui avait été confié au tir, plâtre, et le peignent ensuite avec des couleurs très
couvent augustin de Mexico en 1583, revient au pue- vives, en le baignant littéralement de sang. » Chaque
bio après la supression du couvent. Le culte de sain famille sort avec son Christ qu'elle porte sur des
Antoine à T'ultitlân traverse sans encombre l'Indé-. brancards ou dans les bras et ce sont de huit cents à
pendance. En 1826 les habitants d'Azcapotzalco mille Christs qui défilent: « Voilà bien de quoi faire
réclamèrent à la nouvelle municipalité érigée après t vanouir un iconoclaste. » Le spectacle nocturne est
l'Indépendance la possession de leurs images en affin. hallucinant pour un regard occidental: « Là défilent
iJ

324 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 325

• depuis le colossal altepe-Christ que les Indiens il.tns les petits villages et les environs de la capitale
cachent dans les grottes et qui est presque une idole t « ce temps d'athéisme, d'incrédulité et de liberti-
de la vieille mythologie jusqu'au Christ micro iie ». Les bataillons de fidèles sont fournis par les
• scopique que portent entre le pouce et l'index les populations indigènes dont L'Église ne se lasse pas de
petits Indiens de neuf ans, à la lumière de cierges vanter la piété : « Voilà ceux qui sans aucun doute, à
minces comme des cigarettes. Toutes les statures, r ,ruse de la pureté de leur coeur, méritent d'entrer
• toutes les couleurs, tous les flancs décharnés, toutes di us le tabernacle, ceux qui ont la prédilection et la
les plaies, toutes les difformités, toutes les bosses, protection du Seigneur 38. » Le retournement est
toutes les dislocations, toutes les bizarreries que l'on , .pectaculaire. L'enthousiasme romantique a rem-
peut commettre en sculpture sont représentés dans la placé le mépris des Lumières tant on semble mainte-
• procession. [...] Quand à la lumière des torches [...I narit convaincu que l'héritage baroque avec ses dévo-
on voit se déplacer cette immense cohorte de corps i i«ns populaires et ses images dresse le meilleur
pendus, chevelus et sanglants, on s'imagine être la rempart contre l'athéisme, en particulier celui que
proie d'un épouvantable cauchemar ou en train de écrètent les villes. Il est vrai que l'Eglise mexicaine
traverser un bois du Moyen Age où l'on aurait pendu profite de la paix qui règne dans les dernières décen-
une tribu de gitans nus 37. » La sensibilité du libéral iiies du XIXe siècle pour se réorganiser et reprendre
Altamirano à des cultes extrêmement anciens pied dans le pays : paradoxalement, c'est « sous le
l'altepecristo est l'héritier de l'altepeteotl, le dieu règne des libéraux (1859-1910) qu'elle effectue sa
préhispanique qui protège le pueblo et vit d'ordinaire reconquête 39 ». Le couronnement solennel de l'image
dans la montagne voisine — finit par se dissoudre dans en 1895 constitue probablement l'apogée officiel du
les ombres macabres d'un romantisme hugolien. culte de l'image du Tepeyac en présence de toute la
Les grandes dévotions sont encouragées par la hié- hiérarchie ecclésiastique mais en l'absence du dicta-
rarchie ecclésiastique et plus que jamais leurs fêtes teur Porfirio Diaz, laïcité oblige.
rassemblent les foules. La presse catholique Car le divorce ne fit que s'approfondir entre les
• s'enflamme pour décrire les deux cent mille spectac- élites politiques, l'Église et les dévotions populaires.
teurs accourus pour célébrer le Christ du Sacromonte ,e libéral Altamirano, visiblement mal à l'aise, juge
en 1852: « La scène religieuse qui se déroule alors (lue la religion catholique au Mexique s'apparente à
pourrait à peine être décrite par les plumes brillantes (le l'idolâtrie ou au fétichisme — terme en vogue au
et poétiques de Chateaubriand ou de Lamartine. » il xUxe siècle. Pourtant il ne peut s'empêcher d'enregis-
semblerait même que cette dévotion ait alors atteins rer le rayonnement que conserve le culte de la Gua-
son apogée: « Quoique le culte du Seigneur du dalupe. En 1870 sa fête continue d'être « l'une des
Sacromonte ait toujours été important, on peut assu- plus grandes fêtes du catholicisme mexicain, sûre-
rer qu'il n'arrivait pas à la moitié de ce qu'il est sous ment la première par sa popularité et son universalité
le curé actuel : son délire, son unique pensée sont de puisqu'y prennent part également les Indiens et les
le fomenter. » Il est vrai que le culte se porte plus mal gens de raison ». L'unanimisme que suscite la célé-
326 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 327

bration est demeuré intact, « toutes les races.., toutes les années vingt, apportent des éléments de réponse
les classes.., toutes les castes.., toutes les opinions dc (lui révèlent l'emprise d'un christianisme populaire
notre politique ». Altamirano ne se lasse pas de lc. (l)ublé, dans le second cas, du rejet opiniâtre de la
souligner: « Le culte de la Vierge mexicaine est laïcité prônée par l'État mexicain. Ce qui subsiste
l'unique lien qui les unit. » au jourd'hui des cultures indigènes atteste la place
On sent donc percer l'embarras chez ce libéra l ~iuc celles-ci ont conservée à l'image, des chromos des
prompt à dénoncer la superstition, l'« idolâtrie » et autels domestiques aux masques sculptés, des fêtes
l'emprise cléricale, mais également fasciné par la dlc village aux déplacements multitudinaires vers les
vigueur, la continuité et l'authenticité — lo genuino grands sanctuaires de Chalma, de los Remedios ou de
des manifestations populaires, comme par la force la Guadalupe. Sans oublier le sous-monde des bidon-
politique et sociale du symbole : « C'est l'égalité villes et les prolétaires déracinés qui se pressent, plus
devant la Vierge; c'est l'idolâtrie nationale ao » nombreux encore, autour de ces images et de bien
L'association du vieux terme d'idolâtrie avec l'adjec- d'autres encore 41
tif « national » traduit l'étonnante trajectoire d'une Il semble donc — mais ce n'est là qu'une hypothèse
image devenue l'expression d'une conscience natio- (le travail — qu'en l'absence d'une déchristianisation
nale ou plus exactement, et la nuance est de taille, un profonde et d'une industrialisation réelle, le Mexique
substitut qui en tiendrait lieu. Le culte était-il devenu ait préservé jusqu'à la Seconde Guerre mondiale une
à la fin du siècle « un culte exclusivement religieux et réceptivité à l'image héritée de la religiosité et de
paisible », cantonné à la sphère rassurante et surveil- l'imaginaire baroques. Une réceptivité qui explique à
lée d'un religieux neutralisé? Altamirano voulait y la fois l'essor et, à certains égards, les limites d'une
croire. expérience comme le muralisme.
En suivre la destinée jusqu'à nos jours impliquerait
la tâche considérable de reprendre l'histoire du
catholicisme au Mexique et celle, plus désarmante LES NOUVEAUX MURS D'IMAGES
encore, de scruter l'évolution des cultures populaires
à travers les étapes successives de la révolution, de La révolution mexicaine en quête d'une imagerie
l'urbanisation et de l'industrialisation du pays. renouvelée accouche du muralisme. Rivera, Orozco,
Jusqu'à quel point, sous quelles formes le christia- Siqueiros illustrèrent chacun à leur manière ce qui
nisme baroque se montra-t-il capable de survivre et demeure l'une des grandes expériences plastiques de
de résister aux assauts du libéralisme du xixe siècle, la première moitié du xxe siècle. Si l'image baroque
puis de la révolution mexicaine qui reprend dans sa avait succédé à celle des missionnaires, une nouvelle
constitution de 1917 le flambeau de l'anticlérica- image didactique lui succédait à son tour. Quatre
lisme? Les pueblos, qui se déplacent dans la tour- siècles après l'expérience franciscaine, l'image des
mente révolutionnaire en emportant leurs saints « muralistes » couvrait les murs des édifices publics
patrons, ou la révolte des Cristeros qui ensanglante. de fresques gigantesques pour l'édification révolu-
328 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 329

tionnaire des populations avant de refluer devant un t i ocento (chez Diego Rivera) se profilent des ressorts
avatar de l'image baroque, tout aussi omniprésent et communs autrement profonds : l'élan utopique, le
miraculeux, diffusé par des milliers d'écrans scintil- projet de diffuser un discours idéologique agressif et
lants. necessible aux foules, la volonté d'imposer un art
« Une des premières observations que je leur fis fui rédempteur et de combat, celle enfin de rejeter toute
que nous devions liquider l'époque du tableau de i einture qui, à l'instar du baroque, transcenderait les
salon pour rétablir la peinture murale et la grande groupes et les classes pour distiller les fastes d'un
toile [...]. Le véritable artiste doit travailler pour l'art unanimisme trompeur. Les murales des années 1920-
et la religion, et la religion moderne, le fétiche 1950 font écho aux murs d'images qui s'adressaient
moderne, c'est l'État socialiste organisé pour le bien expressément aux Indiens du xvie siècle. Il resterait,
commun [...]. Mon esthétique en peinture se ramène entre mille autres choses, à préciser dans quelle
à deux termes : rapidité et surface, c'est dire qu'ils mesure ces fresques à prétention historique, reprises
peignent et couvrent beaucoup de murs. » Ce n'est par l'enseignement et les livres scolaires, sont parve-
pas Pierre de Gand exhortant ses disciples mais le nues à animer et à enraciner durablement une image-
ministre de l'Éducation publique, Vasconcelos, qui tic nationaliste au sein des populations du Mexique.
s'adressait en ces termes au début des années 1920 ,es héros de l'Indépendance et de la Révolution
aux meilleurs artistes mexicains 42. n'ont jamais reçu le culte que l'on continue de vouer
Il peut sembler paradoxal de découvrir dans le aux grandes images religieuses même s'il est indé-
muralisme mexicain la résonance lointaine, en ver- niable que l'illustration les a partout popularisés. Les
sion laïque, de l'image franciscaine. Et pourtant les nouvelles liturgies laïques ne paraissent pas avoir eu
textes eux-mêmes invitent au rapprochement. Écou- l'impact décisif des grandes liturgies baroques, le
tons l'un des maîtres et théoriciens du muralisme temps, sans doute, leur a manqué, autant que la fasci-
mexicain, Orozco, revenir en 1947 sur les traits nation de l'« image prodigieuse ».
majeurs de cette école, « un courant de propagande
révolutionnaire et socialiste dans lequel apparaît avec
une curieuse persistance l'iconographie chrétienne TELEVISA: LE « CINQUIÈME POUVOIR »
avec ses interminables martyrs, ses persécutions, ses
miracles, ses prophètes, ses saints pères, ses évangé- Si le muralisme rappelle par certains aspects les
listes, ses souverains pontifes; le Jugement dernier, ambitions évangélisatrices des fresquistes du XVle
l'enfer et le ciel, les justes et les pécheurs, les héré- siècle, l'essor fabuleux de la télévision commerciale
tiques, les schismatiques, le triomphe de mexicaine sous l'égide de la compagnie Televisa n'est
l'Eglise 43... ». pas sans évoquer un retour en force de l'image mira-
Par-delà les reprises iconographiques, les emprunts culeuse et envahissante des temps baroques 4 '. Aux
répétés à une « imagerie dépassée » (Orozco) et fresques furieusement mexicaines — songeons à
l'ombre parfois des Primitifs italiens et du Quat- l'influence du folklore indigène sur le peintre Diego
330 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 331

Rivera — se substitue l'émanation d'une culture élec dal, le contrepied du muralisme d'État. L'expérience
tronique sans attaches nationales. Certes l'avènemciil ,le Televisa est exceptionnelle en ce qu'elle bouscule
de l'image télévisée a été précédé par le cinéma q" Ic% frontières pour étendre son emprise sur les popula-
exhibait dès 1895 « des créatures aussi chrétiennes i u ms hispaniques des États-Unis et le reste de l'Amé-
que nous et aussi animées par des âmes que nous ». t iglue latine, avant aujourd'hui de pénétrer l'Espagne
La technique nouvelle ne sécularisait d'ailleurs les Mans une conquête à rebours, retournement imprévu
esprits « que pour recommencer à semer de miracles d'une guerre des images vieille de cinq siècles. La
l'univers psychique de ses spectateurs 45 ». Les réussite continentale de Televisa s'appuie sur une
images du cinéma mexicain, à son âge d'or en parti tissance commerciale, une hégémonie culturelle et
culier, préparèrent les masses paysannes et urbaines ~)(►Iitique qui atteignent des proportions quasi
au traumatisme de l'industrialisation des années qua mythiques : on a même employé à son propos la
rante; elles véhiculèrent un imaginaire qui, de (lotion de « cinquième pouvoir ». Sans abuser de ces
concert avec la radio, tour à tour mina ou actualisa la qualificatifs, force est de reconnaître que dans le
tradition en initiant les foules au monde moderne à domaine crucial de l'image contemporaine le
travers ses figures mythiques, Pedro Armendariz, Mexique a acquis une maîtrise qui égale et même
Dolores del Rio, Maria Felix et tant d'autres. A par- dépasse celle de la grande époque baroque. Le dispo-
tir de la fin des années trente le flot des images ciné- Nitif mis en place rompt avec la dépendance euro-
matographiques tissait un nouveau consensus axé péenne et rayonne sur un espace qui déborde large-
déronavant sur les valeurs nouvelles de la ville et de ment l'ancien territoire de la Nouvelle-Espagne. Il
la technologie, les illusions de la consommation, voire diffuse depuis 1950 une image triomphaliste qui pré-
l'assimilation des stéréotypes souvent les plus déni- cipite dans les rets d'une culture commune et « apoli-
grants *.
t ique » les secteurs encore si contrastés de la popula-
Par ses choix politiques et culturels, par ses straté- tion mexicaine et participe efficacement à sa
gies, la télévision privée mexicaine relance l'offensive soumission au pouvoir en place; une image habile à
des images en prenant, comme le cinéma commer- récupérer, pour les neutraliser et les canaliser visuel-
lement, les aspirations les plus disparates; une image
* En 1946, au Festival de Cannes, l'Europe découvrait le
cinéma mexicain et applaudissait Maria Candelaria, réalisé par nivelante, destinée à susciter un consensus — « la télé-
Emilio Fernandez « et Indio », métis et révolutionnaire. Ce film- vision doit être le trait d'union entre tous les Mexi-
fresque — avec couple d'amants maudits et étude de la société cains 46 » — construit sur un modèle universel d'inspi-
indienne — raconte aussi l'histoire d'une image: un tableau,
symbole du Mexique moderne, scandalise les paysans d'un vil- ration nord-américaine.
lage, qui, faute de détruire l'oeuvre du peintre, lapident à mort L'escamotage de la transcendance et de la religion
Maria, la jeune Indienne qui lui a servi de modèle. Sur l'écran, au profit de la consommation — faisant ainsi de ce qui
le spectateur ne voit jamais l'allégorie inadmissible, « le visage était seulement l'un des ressorts de l'imaginaire
même du Mexique ». Il est vrai qu'il s'agit d'un nu... Le scénario
s'inspirait d'un fait divers. (Voir Roger Boussinot, L'Encyclo- baroque une fin en soi — est l'abîme qui sépare Tele-
pédie du cinéma, Paris, ordas, 1980, T. II, pp. 847-848.) visa du dispositif colonial. Une exploitation systéma-
332 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 333

tique de l'attrait, de l'ubiquité et de la magie (le Itieinier abord, ni récupérable comme les images
l'image, l'uniformisation des imaginaires, la récup r ,i.iintes ni destructible comme les idoles.
ration de trames populaires — la légende de la Guada
lupe possède déjà le rythme et l'efficacité des feuille
tons — les rapprochent. )i L'IMAGE BAROQUE À L'IMAGE ÉLECTRONIQUE
Peut-être dans cette perspective s'explique-t-on
mieux les fastes d'une exposition consacrée en 1989 Il conviendrait en fait d'examiner la manière dont
par Televisa à la Vierge de Guadalupe 47. Hommage uu Mexique et en Amérique latine l'époque post-
calculé, énième entreprise de récupération ou passa baroque (1750-1940), à travers l'échec des Lumières,
tion des pouvoirs de l'image? Dans le hall, le visage lus ratés du libéralisme, les lenteurs de l'alphabétisa-
de la Vierge s'inscrivait, démultiplié, sur les écrans i ion, a préparé les esprits et les corps à la réception
vidéos tandis que défilaient inlassablement les noms dune nouvelle image associée à des formes nouvelles
des généreux donateurs. Transition feutrée, la discré- de consommation. Un parcours qui, à la différence de
tion de l'Eglise n'eut d'égale que la discrétion de celui de l'Europe occidentale, ferait l'économie de la
Televisa, acharnée à faire oublier une ambition et des évolution industrielle et urbaine du xixe siècle pour
logiques par-dessus tout commerciales. Mais la fasci t enduire, sans ménagement ni véritable transition, au
nation de l'image guadalupéenne décuplée par des monde de la consommation contemporaine — fût-ce
dizaines de répliques coloniales demeurait, s'exerçant . e ux portes de ce monde —, et que l'on repérerait peut-
sur les foules silencieuses, toutes classes mêlées, qui elre identiquement en Italie du Sud et dans une par-
s'écoulaient dans la pénombre. A quoi s'ajoutait un i ic de l'Espagne. Au lieu de s'en tenir au schéma évo-
parfum d'expiation. Televisa offrait son exposition ~1 lutionniste classique qui arrache les populations à
une opinion troublée par l'attentat iconoclaste d'us) l'« archaïsme » et à l'arriération pour les plonger dans
peintre qui peu de temps auparavant avait prêté à la la « modernité », il serait donc préférable d'insister
Vierge de Guadalupe la tête de Marilyn Monroe, u r les liens qui courent, à travers la sensibilité aux
illustrant spectaculairement le télescopage de toutes images et les consommations « exorbitantes », des
les images. L'Eglise, les fidèles offusqués par le mon- imaginaires baroques aux imaginaires industriels et
tage et certains journaux avaient pour l'occasion postindustriels. La modernité — et plus encore la post-
retrouvé l'impétuosité et le langage du xvlie siècle modernité — passe par le détournement de la tradition
baroque 48. La condamnation véhémente de l'icono- davantage que par son abandon.
clasme réaffirma la sacralité de l'image d'où qu'elle L'image contemporaine instaure une présence qui
vînt et le principe d'un certain ordre des choses. Il sature le quotidien et s'impose comme unique et
n'empêche que l'on chercherait en vain aujourd'hui, obsédante réalité. Comme l'image baroque, renais-
face aux écrans électroniques, le geste profanateur et sante ou muraliste, elle retransmet un ordre visuel et
destructeur des « piétineurs d'images », des conculca- social, elle infuse des modèles de comportement et
dores d'autrefois. L'image télévisée ne semble, au des croyances, elle anticipe dans le champ visuel des
334 LA GUERRE DES IMAGES DES LUMIÈRES A TELEVISA 335

évolutions qui n'ont pas même encore donné lieu il ses images, on a pu retenir le terme de « néo-
des élaborations conceptuelles ou discursives. Déj i, baroque » 49, c'est que l'expérience individuelle et col-
en inculquant une image standardisée et omni Icctive des consommateurs d'images de l'époque colo-
présente qui renvoyait sans cesse à d'autres images male éclaire les initiatives qui s'ébauchent
les milliers de copies de la Vierge de Guadalupe —, Ir aujourd'hui, les marges qui se libèrent mais égale-
dispositif baroque ouvrait la voie aux politiques, aux puent les pièges que recèlent cette apparente liberté,
dispositifs et aux effets de l'image d'aujourd'hui : cet apparent désordre de l'imaginaire. A cet égard
serait-ce que par sa fonction homogénéisatrice et son révocation du Mexique baroque peut être précieuse
obsession universalisante, mais également par Pins et le long détour parmi les Vierges miraculeuses, dont
tauration d'un rapport singulier à l'image qui en fai nous ne percevons plus que la saint-sulpicerie fanée,
sait le support d'une surréalité où s'abîmait le regard, n'est certainement pas vain. Les imaginaires colo-
qui abolissait la distance du prototype au reflet, qui maux comme ceux d'aujourd'hui pratiquent la
effaçait les conditions de sa production. A ce compte• dlécontextualisation et le réemploi, la déstructuration
l'image télévisée reprendrait en charge un « religieux Comme la restructuration des langages. Le brouillage
diffus » dissous dans la consommation, distillant la tics références, la confusion des registres ethniques et
minceur de ses miracles au quotidien, étalant les culturels, le chevauchement du vécu et de la fiction,
paradis d'une présence immédiate, d'une immanence la diffusion des drogues, la multiplication des sup-
impalpable (ill.20). ports de l'image font également des imaginaires
baroques de la Nouvelle-Espagne une préfiguration
(les imaginaires néobaroques ou postmodernes qui
CONSOMMATIONS BAROQUES, SYNCRÉTISMES ET sont les nôtres. Comme le corps baroque dans ses
POSTMODERNITÉ attaches physiques à l'image religieuse annonce le
corps électronique arrimé à ses machines, walkmans,
Encore faut-il, toujours à la lumière de l'expé- magnétoscopes, ordinateurs...
rience baroque, nuancer un bilan qui fait bon marché Il est encore d'autres liens entre ce passé mal
des usages actuels de la télévision et des formes foi- connu, le présent qui déroute et des futurs comme
sonnantes de la réceptivité aux images. On se méfiera celui que le scénario de Blade Runner imaginait en
d'un constat qui néglige de possibles appropriations, 1982. Des futurs aussi factices que les origines mira-
qui minimise d'éventuels détournements encouragés culeuses de la Guadalupe mais qui rejouent parfois le
par les brèches qu'ouvrent aujourd'hui les tech- passé. A Los Angeles, en 2019, on chasse les « répli-
nologies de l'image électronique. Si, pour qualifier (tuants » en arguant de l'inhumanité de ces esclaves
ces temps qui voient la multiplication des canaux de androïdes comme cinq siècles plus tôt des conquista-
communication (vidéo, câbles, satellites, ordinateurs, (lors asservissent et massacrent des Indiens en préten-
video-games etc....), au Mexique comme ailleurs, et riant qu'ils n'ont pas d'âme, Mais l'essentiel n'est pas
la nouvelle latitude laissée au spectateur de composer là. On le trouvera dans la métropolis titanesque de
336 LA GUERRE DES IMAGES

Blade Runner, crasseuse, gluante et encombrée, aux


cultures brassées et « contaminées », saisie comme
l'un des aboutissements lointains d'une histoire amor
cée en 1492. Ce monde de l'image et du spectacle est
plus que jamais celui de l'hybride, du syncrétisme et
du mélange, de la confusion des races et des langues
comme il l'était déjà dans la Nouvelle-Espagne. Rai
son de plus pour chercher des éléments de réflexion
dans l'expérience baroque coloniale si exemplaire Notes
dans sa capacité à traiter le pluralisme ethnique et
culturel sur le continent américain. Pour repenser,
peut-être, cette longue trajectoire où progresse,
inexorable, dans toute sa complexité, ses atermoie- Abréviations
ments et ses contradictions, l'occidentalisation de la AINAH: Archivo del Instituto Nacional de Antropologfa
planète. Une occidentalisation qui par sédimentations 1-Iistoria.
successives a usé de l'image pour déposer et imposer AGN : Archivo General de la Naciôn, Mexico.
UN : Biblioteca Nacional, Mexico.
ses imaginaires sur l'Amérique. Des images et des I~CE : Fondo de Cultura Econômica.
imaginaires à leur tour repris, métissés et aménagés N AH : Instituto Nacional de Antropologia e Historia
par les populations dominées. t JNAM : Universidad Nacional Autônoma de México.
Laboratoire de la modernité et de la post- ?xp : Expediente (liasse).
modernité, prodigieux chaos de doubles et de « répli-
quants » culturels, gigantesque « entrepôt de résidus »
où s'amoncellent les images et les mémoires mutilées INTRODUCTION

de trois continents — Europe, Afrique, Amérique -, 1. Ce film est librement inspiré d'un roman de Philip K.
où s'accrochent des projets et des fictions plus Dick, DoAndroids Dream of Electric Sheep?, Londres, Grafton
authentiques que l'histoire, l'Amérique latine recèle Books, 1973.
dans son passé de quoi mieux affronter le monde 2. Henri Hudrisier, L'Iconothèque, Paris, La Documentation
Française, INA, 1982, p. 78.
postmoderne où nous nous engouffrons. 3. L. Ouspensky, La Théologie de l'icône dans l'Église
orthodoxe, Paris, Cerf, 1980; E. Sendler, L'icône, image de
l'invisible. Eléments de théologie, esthétique et technique,
I'siris, 1981; Christoph Schônborn, L'icône du Christ. Fonde-
,,,ents théologiques, Paris, Cerf, 1986. Soulignons deux données
majeures : à la différence de l'orthodoxie orientale et de sa
Néologie sophistiquée de l'icône, la chrétienté occidentale laisse
,autour de l'image religieuse une marge d'indéfinition qui se
révèle cruciale jusque dans les Amériques; l'affrontement
images chrétiennes/idoles antiques dissimule les liens qui les

338 NOTES, PP. 13-23 NOTES, PP. 23-30 339

unissent historiquement, les icônes ayant souvent pris la place xiii" au x /' siècle, Paris, PUF, Nouvelle Clio n° 26, 1969,
des représentations du paganisme (voir André Grabar, L'icono ph. 18/19.
clasme byzantin, Paris, Flammarion, 1984, p. 105). 4. Coiomb (1985), p. 57. Il s'agissait d'Indiens Taino, une
4. Grabar (1984). branche de la famille des Arawak.
5. Sur la période et le camp de la Réforme, voir les travaux 5. Colomb (1985), pp. 43, 87.
de Robert W. Scribner, For the Sake of Simple Folk, Cam- 6. Cf. note 3.
bridge, Cambridge University Press, 1981, et de John Phillips, 7. Pedro Martyr, Décadas del Nuevo Mundo, Mexico, José
The Reforma: ion of Images: Destruction of Art in England, l'orrna e Hijos, 1964, T. I, p. 115. Soulignons d'emblée que
1535-1660, Berkeley, Los Angeles, Londres University of Cali- l'emploi du terme image (« des images adorees... ») pose des pro-
fornia Press, 1973. blêmes délicats. Le texte latin de Martyr (édition de Séville,
6. C'est à Pierre Francastel (La figure et le lieu. L'ordre I S 11, sous le titre P. Martyris Anglerii Mediolamensis opera.
visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1967) que l'on doit I.egatio Babylonica. Oceani decas. Poemata. Epigrammata) use
d'avoir établi la spécificité des langages et des ordres figuratifs glu mot simulacrum que nous rendons par « image » et qui
en dégageant leur irréductibilité à la parole et à l'écrit. (Iésipne en latin classique à la fois la représentation figuree,
7. Sur les techniques de la gravure, voir W. M. Ivins, Prints l'effigie, la figuration matérielle des idées, l'ombre, le spectre.
and Visual Communication, Cambridge, Cambridge University 8. Colomb (1985),.90.
Press, 1969. 9. Francastel (1967), pp. 95/98.
8. Dans cette perspective Robert Scribner (1981) a démontré 10. Colomb (1985), p. 72.
l'intérêt d'une analyse des mécanismes de la propagande 11. Ibid. p.70.
visuelle luthérienne axée sur l'étude de l'iconographie et de la 12. Fray Ramôn Pané, Relaciôn acerca de las antigüedades
rhétorique de l'image dans l'Allemagne de la Réforme. de los Indios, Mexico, Siglo XXI, 1977. Ce fut le premier
9. Remo Guidieri, Cargaison, Paris, Seuil, 1987, p. 42. ouvrage — ethnographique avant la lettre — inspiré par l'Amé-
10. Les Hommes-Dieux du Mexique, Pouvoir indien et rique.
domination coloniale, xvf-xvrtte siècle, Paris, Éditions des archi- 13. Les sources espagnoles utilisent les termes de devociôn y
ves contemporaines, 1985; La colonisation de l'imaginaire. reverencia, ce qui mettrait les ceintes sur le même pied que les
statues des saints catholiques. Sur le terme cemf, voir la note de
Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espa- iosé Juan Arrom dans Pané (1977), p. 57.
gnol, xvle-xvrr>e siècle, Paris, Gallimard, 1988, et avec Carmen
Bernand, De l'idolâtrie. Une anthropologie des sciences reli- 14. Pané (1977), pp. 34/45.
gieuses, Paris, Seuil, 1988. 15. Ibid., pp.43, 45/76.
16. Selon les termes d'une lettre de Colomb (ca. 1496) dans
Pané (1977), p. 88
17. Ibid., pp. 33.
18. Ibid., pp. 37, 46, 89.
CHAPITRE PREMIER: Repérages 19. Ibid., p. 37.
1. Sur cette histoire, voir la mise au point de Pierre Chaunu, 20. Ibid., pp. 40, 47.
21. William Pietz, « The Problem of the Fetish, Il: the On -
Conquête et exploitation des Nouveaux Mondes, Paris, P.U.F., gin of the Fetish », Res 13, Spring 1987, pp. 23/45.
Nouvelle Clio 11026 bis, 1969, et le classique de Carl Otwin 22. Colomb (1985), p. 72.
Sauer, The Early Spanish Main, Berkeley, University of Cali- 23. Chaunu, Conquête..., (1969), p. 129/130.
fornia Press, 1966. 24. Pané (1977), p. 53/54.
2. Bernand et Gruzinski (1988). 25. Guidieri (1987), p. 90. Ce qui ne veut pas dire que
3. Christophe Colomb, Diario. Relaciones de viajes, Biblio- fétiche et cem( soient une seule et même chose mais que, dans
teca de la Historia, Sarpe, 1985, pp. 61-62. Sur la beauté (her- une certaine mesure, ils expriment au sein de la pensée occiden-
mosura en espagnol) : ibid., pp. 54, 55 et passim. Il faudrait y tale prémoderne (Pané appartient au Moyen Age finissant) ou
ajouter le leitmotiv de l'« émerveillement ». Sur Colomb : Anto- postmoderne chez Guidieri, un effort de compréhension, une
nello Gerbi, La naturaleza de las Indias Nuevas, Mexico, FCE, tension pour capter ce qui n'appartient pas à la tradition clas-
1978, pp. 25/26, et Pierre Chaunu, L'expansion européenne du sique.
340 NOTES, PP. 30-35 NOTES, PP. 35-40 341
26. Le fondateur de l'Académie romaine, l'un des foyers de 14. Sur l'événement et sa diffusion, Jean-Michel Sallmann,
l'humanisme italien au xve siècle. i>ions indiennes, visions baroques, Paris, Payot, à paraître.
• 27. Sur l'existence de Pierre Martyr, voir Martyr (1964), 1'>. Nouvelle Revue de psychanalyse, 1987, p. 96.
T. I, pp. 41/45; J.H. Mariéjol, Un lettré italien à la cour 'U,. Martyr (1964), T. I, p. 191.
d'Espagne (1488-1526) : Pierre Martyr dAnghera, sa vie et se,~ Il. Ibid., pp. 196, 191. Martyr considère que le contenu des
• œuvres, Paris, 1887, uyances illusoires des insulaires » est fort supérieur aux
28. Martyr (1964), T. I, p. 191.
• Narrations véridiques de Lucien si célébrées parmi les gens ».
29. Ibid., p. 115. Martyr retranscrit son information dans son 18. Sur les rapports entre les humanistes italiens et la pein-
latin d'humaniste et recouvre les objets des îles d'un vernis tilre, voir Michael Eaxandall, Giotto and the Orators. Humanist
romain - peut-être puisé chez Hcrace -, les masques sont des 'hservers of Painting in Italy and the Discovery of Pictorial
larva et les spectres des lemures.
30. Ibid., p. 191. i ',niposition, 1350-1450, Oxford, At the Clarendon Press,
31. Sur la gamme de significations portée par simulacrum, I'ï! I
cf supra note 7. A côté du terme lemures - pour les spectres 49. Jean Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, Paris,
apparaît celui d'imago, rendu par image (« ex bombice flanque Arthaud, 1967, p. 344.
'O. Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, T. 1I,
intexto stipato interius sedentes imageries... »), un mot qui dans Mexico, FCE, 1986, p. 346.
le latin classique - que prétendaient cultiver les humanistes - 51. Chaunu (1969), p. 129; Frank Moya Pons, La Esparioli
possédait à la fois le sens de représentation, portrait, réplique ,en et siglo xvi, 1493-1520, Santiago, Universidad Catôlica
mais également d'image des morts, de fantôme, de spectre... Madre y Maestra, 1971; Try S. Floyd, The Colombus Dynasty
Autant dire que la spécificité du zème disparaissait enfouie sous in the Caribbean, 1492-1526, Albuquerque, New Mexico, 1973.
l'accumulation des sens que déposaient sur lui, tour à tour, les 52. Martyr (1964), T. I, p, 254.
découvreurs, les marins castillans, l'interprétation de Martyr et 53. Martyr (1965), T. Il, pp. 645, 638.
celles de ses lecteurs contemporains et modernes. A la distance 54.Ibid., p. 639.
insulaire/castillan s'ajoutait celle qui séparait un Espagnol de la 55. Ibid., p. 643.
mer d'un b»maniste italien formé au meilleur latin dans le plus 56. Ibid., p. 644.
sophistique des cénacles de la péninsule!
32. Ibid., p. 252. 57. Ibid., p. 645.
33. Ibid., p. 191. 58. En 1501 les rois catholiques envoyèrent Martyr en
34. Danielle Régnier-Eohler, « Le simulacre ambigu », dans ambassade auprès du sultan d'Egypte. Il en rapporta une des-
ription intitulée Legatio Babylonica (Séville, Jacob Cromber-
« Le Champ visuel '>, Nouvelle Revue de psychanalyse, 35, Ncr, 1511) dans laquelle il rend compte de la faune et de la flore
1987, p. 102.
35. Martyr (1964), T. I, p. 191.
du pays et relate sa visite aux pyramides. L'humaniste fait réfé-
36. Ibid., p. 429. i once dans ses Décades à ce voyage qui le mena au bord du Nil
37. Ibid., (1965), T. II, pp. 638, 643. pnr Venise et la Crète.
38. Ibid., (1964), T. I., p. 196. 59. Gonzalo Fernândez de Oviedo, Historia general y natu-
39. Ibid., p. 352 ral de las Indias, Salamanca, 1547, fol. L. Né à Madrid en
40. Ce qui ne veut pas dire que Martyr ignore la riche infor- 1478, Oviedo séjourne en Italie au début du xvi0 siècle et se
rend en Amérique en 1514. Il y occupe entre autres les fonc-
mation de Pané sur les zèmes mais il l'organise au fil des ans de I ions d'alcalde de Saint-Domingue et de chroniqueur des Indes.
manière de plus en plus systématique autour de son inter- 60. Ibid., fol. XLV.
prétation « spectrale ».
41. Carlo G. Ginzburg, I Benandanti. Stregoneria e culti 61. Ibid., fol. CXXXII.
agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, Einaudi, 1966, p. 92. 62. Ibid., fol. XLV.
42. Gabriella Zarri, « Purgatorio « particolare » e ritorno dei 63. Ibid. La «Terre Ferme» désigne alors habituellement,
opposition aux îles de la mer des Caraïbes, les côtes du
morti tra Riforma e Controriforma : l'area italiana », dans Cua- enezuela, de la Colombie, du Panama.
VVenezuela,
derni Storici, vol. 50, aoî•* 1982, p. 466.
43. Ibid., p.494. 64. Ibid., fol. XLV.
65. Ibid., fol. CXXXII.
342 NOTES, PP. 41-51 m NOTES, PP. 51-57 343

66. Ibid., fol. XLV. ()llmpo sin Prometeo, Mexico, Septentas, 120, 1974, p. 106.
67. Ibid. 'liez les Nahua, Tlaloc était la divinité des eaux et des pluies
68. Sur les rapports de Fernândez de Oviedo avec l'Italie, Inudis que Quetzalcoatl, le « serpent à plumes », était le dieu du
voir Gerbi (1978), pp. 170/251. vent que les Indiens crurent reconnaître en Hernân Cortés.
69. Martyr (1964), T. I, p. 416. 93. Cortés (1963), p. 25.
70. Ibid., p. 426. 94. C'est la prouesse technique, la maîtrise de l'artisan qui
71. Ibid., p. 427. t incrveillent bien davantage que la valeur artistique intrinsèque
72. Ibid., p. 429. dIc l'objet. La beauté et l'habileté technique qui l'a produit
73. Ibid., p.430. apparaissent indissociables.
75. Marcel Bataillon, « Les premiers Mexicains envoyés en 95. Sur l'afflux des objets exotiques, comme autant de
Espagne par Cortés », dans Journal de la Société desAmérica • xémiophores ramassés non pas pour leur valeur d'usage mais à
nistes, Nouvelle série, T. XLVIII, 1959, p. 139. muse de leur signification, en tant que représentants de l'invi-
75. « Itinerario de Grijalva », dans Joaquin Garcia Icaz- sible » et les collectionneurs, voir Krystof Pomian, Collection-
balceta, Colecciôn de documentos para la historia de México, ,u'urs, amateurs et curieux. Paris, Venise: xvf xviif siècle,
T. I, Mexico, Porri a, 1971, p. 282. Ce texte rédigé par le chape- l'iris, Gallimard, 1987, pp.48/49.
lain de l'expédition que dirigea Juan de Grijalva nous a été
conservé en italien.
76. Hernân Cortés, Cartas y documentos, Introduction de
Mario Hernândez Sânchez-Barba, Mexico, Porrtla, 1963, P. 25. l 'HAPITRE II : La guerre
77. Bernai Diaz del Castillo, Historia verdadera de la
conquista de la Nueva Espana, Mexico, Porrna, 1968, T.I, 1. Martyr (1964), T. I, p.252.
p. 47. 2. Ibid., p. 290. Les chiens des conquérants déchiquetèrent
78. Ibid., p. 56. leurs victimes.
79. Ibid., p. 65. 3. Ibid., p. 379.
80. « Itinerario de Grijalva », p. 307. Cf note 75. 4. Ibid., pp. 290, 326, 234.
81. Cortés (1963) p. 25. 5. Ibid., p. 209.
82. « Itinerario de Grijalva », p. 297. 6. Diaz del Castillo (1968), T. 1, p. 47.
83. Martyr (1964), T. I, p. 421. 7. Ibid., pp. 59/80; « Itinerario de Grijalva » (1971), T. I,
84. « Itinerario de Grijalva », p. 299. passim.
85. Cortés (1963), pp. 28/29. 8. Martyr (1964), T. I, p. 416.
86. Bataillon (1959), p, 138/140. 9. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 100.
87. Martyr (1964) T. I, p. 430, et Benjamin Keen, TheAztec 10. Ibid., p. 101.
Image in Western Thought, Rutgers University Press, New Rappelons les principales étapes de la Conquête menée par
Brunswick, New Jersey, 1971, pp. 64/65. Cortes et ses compagnons. Mars 1518: l'épisode de Cozumel en
88. Sur la manière dont le processus d'« esthétisation » pays maya; puis la navigation le long des côtes du golfe du
bloque la saisie de l'origine de l'objet, voir Guidieri (1987), Mexique marquée par l'arrivée à Tabasco et la bataille de Cin-
pp. 125/126. Encore que l'on maniera avec prudence les catégo- tla (25 mars); l'emplacement de la Vera Cruz - près de ce qui
ries « esthétiques » en ce début du xvI` siècle tant elles sont devint le port de Veracruz - est touché en avril : c'est la pre-
chargées de tout ce que le xvIIIC siècle, le romantisme et le post- mière rencontre avec les envoyés de Moctezuma tandis que
romantisme ont ajouté - ou ôté - au regard des humanistes. Le débute l'exploration de la contrée jusqu'à Cempoala; puis en
thème de l'idolâtrie est développé dans Bernand et Gruzinski août les conquistadors abandonnent la côte tropicale pour
(1988), pp.41/71. s'enfoncer dans le Mexique vers les hauts plateaux frais et tem-
89. Cortés (1963), p. 31. pérés. Parvenus sur les terres de Tlaxcala, l'ennemi traditionnel
90. Ibid., p. 32. de la Triple Alliance que dominent les Mexica de Mexico-
91. Martyr (1964), T. I, p. 418. Tenochtitlân (les Aztèques), les conquistadors s'allient aux
92. Maria Sten, Vida y muerte del teatro nahuatl. El Tlaxcaltèques; octobre 1519: sur la route de Mexico, Tlaxcal-
344 NOTES, PP. 57-59 NOTES, PP. 59-62 345

tèques et Espagnols écrasent la cité de Cholula en perpétrant un ~les légitimités locales à la condition qu'elles reconnussent la
massacre qui frappa les mémoires; novembre 1519: Mexico nze;raineté de la Couronne espagnole. L'attitude de Cortés face
Tenochtitlan est atteinte et Moctezuma reçoit les conquéran1hj 1111X clergés indigènes le corrobore (voir plus bas pp. 67/68).
dans sa cité; juin 1520: les Espagnols doivent fuir la ville dan- 21. « Itinerario de Grijalva » (1971), T. I, p. 307.
la désastreuse Noche Triste mais ils reviennent mettre le sièpe• 22. Michael Baxandall, Painting and Experience in Fif-
devant Tenochtitlân qui tombe le 13 août 1521 (un résunn' ieenth-Century Italy, Oxford, Oxford University Press, 1986,
commode dans Chaunu, Conquête..., (1969), pp. 142/158 et un p. 42.
classique: Fernando Benitez, La ruta de Herndn Cortes, 23. George M. Foster, Cultura y Conquista. La herencia
Mexico, FCE, 1956). e.,1?anola de América, Jalapa, Universidad veracruzana, 1962,
11. Ibid., p. 160. p . 277; Luis Weckmann, La herencia medieval de México,
12. « Relaciôn de Andrés de Tapia sobre la conquista de Mexico, El Colegio de México, 1983, T. I, p. 341 et suiv.; Wil-
México » dans Joaqufn Garcia Icazbalceta, Colecciôn de docu Immm A. Christian Jr., Local Religion in Sixteenth-Century
mentos inéditos para la historia de México, T. II, Mexico, Por ,%'train, Princeton, Princeton University Press, 1981, pp. 75/81.
ria, 1971, p. 585; Toribio de Benavente, dit Motolinia, Mem~~ 24. L6pez de Gémara (1552), fol. II; Baltasar Dorantes de
riales o libro de las cosas de la Nueva Espana y de los t'arranza, Sumaria relacién de las cosas de la Nueva Espatia,
naturales de ella, édition de E. O'Gorman, Mexico, UNAM, Mexico, Jestis Medina, 1970, p. 88.
1971, pp. 422 et XC. Voir aussi la Crônica de la Nueva Espai a 25. Tapia (1971), T. II, p. 586.
de Francisco Cervantès de Salazar (Madrid-Mexico, 1914 26. Weckmann (1983), T. I, p. 201.
1936). 27. Notamment à Mexico, lors de l'épisode sanglant de la
13. Diaz del Castillo (1968), T. I, pp. 78, 84. Sur la politique Noche Triste puis dans la bataille d'Otumba (ibid., p. 206).
de Hernan Cortés, voir les essais de Anthony Pagden et John 28. Diâz del Castillo (1968), T. I, p. 100, 133, 163.
H. Elliott dans Hernan Cortés, Letters from Mexico, Yale Uni 29. Tapia (1971), T. II, p. 586.
versity Press, New Haven et Londres, 1986. Avec Cortés 30. Ibid. La remarque du conquistador Andrés de Tapia
l'expansion espagnole devient une conquête ou pour mieux dire confirme que les Espagnols avaient déjà amplement puisé dans
une conquista dont P. Chaunu a rappelé qu'elle « ne vise pas la leurs réserves et que le geste de placer l'image d'un saint pou-
terre mais uniquement les hommes. [...] Elle s'arrête quand elle vait compter davantage ou autant que l'identité du saint choisi.
franchit les limites des zones les plus compactes de peuple- 'e Templo Mayor était le grand temple de Huitzilopochtli, le
ment» (Conquête..., 1969, p. 135). (lieu des Mexica qui avait guidé leur marche dans les steppes du
14. Cortés (1963), p. 337: « Le principal motif et la princi- nord; des fouilles récentes ont montré la richesse et l'impor-
pale intention de la guerre doivent consister à éloigner et à arra- tance de ce sanctuaire dans le centre cultuel de Mexico-
cher les naturels de ces idolâtries. » l'cnochtitlân.
15. Francisco L6pez de G6mara, Historia de las Indias y 31. Sur la Conquistadora, voir Informaci6n jurfdica..., Pedro
conquista de México, Zaragosse, Agustin Millân, 1552, fol. Xl. de la Rosa, Puebla de Los Angeles, 1804.
16. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 84. Sur la vision de Cor- 32. Diaz del Castillo (1968), T. II, p. 224, 247.
tés chez Mendieta qui en fait le « Moïse » du Nouveau Monde, 33. Voir aussi la prudence de Fray Bartolomé de Olmedo qui
voir John L. Phelan, El reino mileranio de los franciscanos en déconseille à Cortés de demander prématurément à Moctezuma
et Nuevo Mundo, Mexico, UNAM, 1972, pp. 49/61. l'autorisation d'ouvrir une église sur le Templo Mayor (ibid.,
17. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 133. p. 281).
18. Ibid., pp. 100, 246, 249, 133. 34. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 119; Tapia (1971), T. II,
19. Dans l'Angleterre d'Edouard VI, en proie à la Réforme P. 573.
et à l'anglicanisme naissant, Gardiner soutenait que « la des- 35. Comme Christophe Colomb, Ignace de Loyola ou Thé-
truction des images portait en elle une entreprise de subversion rèse d'Avila, les conquistadors étaient friands de romans de che-
de la religion et avec elle de l'état du monde et en particulier de valerie. Leurs épisodes les plus fameux occupent l'imaginaire
la noblesse », dans Phillips (1973), p. 90. des conquérants, ils leur permettent d'exprimer leurs réactions
20. A quoi s'ajoute que ni la conquête ni la conversion devant les merveilles du Nouveau Monde et de donner à leurs
n'impliquaient théoriquement une remise en cause systématique actions une dimension fantastique et prestigieuse. Les exem-
346 NOTES, PP. 62-67 NOTES, PP. 67-79 347

plaires de ces romans devinrent si nombreux dans l'Amérique 52. Tapia (1971), T. II, p. 586.
coloniale que les autorités s'en émurent et en interdirent 53. Martyr (1964), T. I, p. 252.
l'importation (Weckmann [1983], T. I, p. 182/185 et Irving A. 54. Tapia (1971), T. II, p. 557.
Leonard, Los libros del conquistador, Mexico, FCE, 1953). 55. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 119.
36. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 100. 56. Tapia (1971), T. II, p. 586.
37. Ibid., p. 160. 57. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 184.
38. Tapia (1971), T. 1I, p. 557. 58. Motolinia (1971), p. 35.
39. « Les autodafés des effigies divines et ancestrales [...] ont 59. Ibid., p.37.
pu servir non pas tant à accréditer la thèse de l'inexistence et de 60. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 133.
la fausseté des dieux païens, mais bien plutôt à mettre en place 61. Ibid., p. 131.
une représentation de la mort de ces divinités » (Alain Babad 62. Ibid., p. 130; Bernardino de Sahagnn, Historia general
zan, « Les idoles des iconoclastes : la position actuelle des ti'i (le las cosas de Nueva Espafia, édition de Angel Maria Garibay
aux îles de la Société », Res, Autumn 1982, 4, p. 71. K., Mexico, Porrûa, 1977, T. IV, pp. 87189. Les Nahua avaient
40. C'est le cas à Tlaxcala selon Tapia (1971), T. II, p. 572/ cru identifier dans Cortès le dieu Quetzalcoatl revenu de
573. l'Orient reprendre le pouvoir dont on lui offrait les insignes.
41. Diaz del Castillo (1968), T. 1, p. 133.
42. Ibid., p. 135. 63. Sur ce thème, voir Remo Guidieri, L'abondance des
43. Ibid., p. 282. pauvres, Paris, Seuil, 1984, passim; Gruzinski (1988).
44. Tapia (1971), T. II, p. 585. 64. Bartolomé de Las Casas, Apologética historia sumaria,
édition de E. O'Gorman, Mexico, UNAM, 1967, T. I, p. 687.
45. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 286. Il va de soi que les
termes «sacrilège», « blasphème » et « profanation>' sont des 65. Lôpez de Gômara (1552), fol. 20 v°.
66. Bernand et Gruzinski (1988), pp. 41/87; Las Casas
approximations européennes, commodes mais sans véritable (1967, T. I, p. 580) se réfère à un ouvrage d'Albrico, De deorum
équivalent dans le monde indigène. Le texte du chroniqueur
fournit le vocable nahua qui désigne dans la pensée de Mocte- imaginibus.
zuma le sacrilège ou la profanation commis par Cortés: « Un 67. Bernand et Gruzinski (1988), pp. 12/14.
grand tatacul qui veut dire péché » (I, p. 283). Tatacul ou tla- 68. Tapia (1971) T. II, p.555; Cortés 1963), p.251.
tlacolli, (faute, infraction), christianisé en « péché » par les 69. Le Conquistador anonyme, édition de Jean Rose,
évangélisateurs, est probablement à mettre en rapport avec tla- Mexico, IFAL, 1970, p. 17.
çolli ou tlaçulli (l'ordure, l'excrément), autrement dit avec une 70. Las Casas (1967), T. I, p. 687.
problématique de la souillure et de la pureté distincte de 71. Il fallut attendre les chroniqueurs Sahagfin, Mendieta et
l'éthique chrétienne. Durân pour lire des descriptions détaillées et des interprétations
46. Ibid., p. 329. des dieux indigènes.
47. Cortés (1963), p. 74. 72. Las Casas (1967), T. I, p. 386.
48. Ibid., pp. 74/75. 73. Tapia (1971), T. II, p. 557.
49. Dfaz del Castillo (1968), T. I, pp. 101, 122. 74. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 47.
50. Le sermon du dominicain Fra Michele da Carcano en 75. Le Conquistador anonyme (1970), p. 14.
1492 en fournit une illustration, voir Baxandall (1986), p.41. 76. Cortés (1963), p. 75.
51. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 163. Les Indiens 77. Ibid., Diaz del Castillo (1968), T. I, pp. 285, 312.
apprennent également à faire des chandelles de cire « du pays », 78. Le Conquistador anonyme (1970), p. 16.
la liturgie servant en ce cas de véhicule à un transfert de tech- 79. Cortés (1963), p. 184.
niques « car, jusqu'alors ils ne savaient pas exploiter la cire ». Le 80. Ibid., p. 75.
respect de 1 ordre établi témoigné par les conquérants — et en 81. Ibid., p.74.
l'occurrence des compétences des clergés païens — a été analysé 82. Motolinia (1971), p. 152; Las Casas (1967), T. I, p. 639.
par Richard C. Trexler dans , Aztec Priests for Christian 83. Le Conquistador anonyme (1970), p. 16.
Altars : the Theory and Practice of Reverence in New Spain » 84. Ibid., p. 17.
dans Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, Florence, Leo 85. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 65; par contre, Tapia
S. Olschki, 1982, p. 175/196. (1971, T. II, p. 584) — comme Le Conquistador anonyme dont
348 NOTES, PP. 79-86 86-89 349
nous ne possédons qu'une version italienne — évoque les « images (le l'écriture, sous la direction cte Robert Lafont, Paris, Centre
d'idoles ». (le création industrielle, Centre Georges Pompidou, 1984; sur
86. Diaz del Castillo (1968), T. I, p. 119. l'exemple égyptien qui fournit encore un autre cas de figure,
87. Ibid., p. 223. Whitney Davis, « Canonical Représentation in Egyptian Art »,
88. Sur la « relation d'identité » entre le modèle-archétype et Res, 4, Autumn 1982, pp. 21/46.
l'icône byzantine, I. Florenski, Le porte regali, Milan, 1977, cité 109. La gestuelle et le chant participent de cette transmuta-
dans Remo Guidieri, « Statue and mask », Res 5, Spring tion de l'individu, ainsi le captif qui représentait Quetzalcoatl à
p. 16. Considérer que l'icône est la « porte à travers laquell' Cholula « chantait et dansait [...] pour être reconnu comme
Dieu pénètre le monde sensible » nous rapproche du domaine étant la semblance de son dieu » (José de Acosta, Historia natu-
indigène de l'ixiptla mais ne le rejoint pas dans la mesure où Ii rai y moral de las Indias, édition de E. O'Gorman, Mexico,
Parole de Dieu est le fondement prioritaire de l'Incarnation, du I'CE, 1979, p. 276). Sur l'écart entre l'apparence de l'idole et le
l'image et de l'icône. (lieu-homme qui lui correspond, Juan Bautista Pomar, Relaci6n
89. Diaz del Castillo (1968), T. I, pp. 329, 381, 282. de Tezcoco, édition de J. Garcia Icazbalceta, Mexico, Biblio-
90. Le Conquistador anonyme (1970), p. 15; Diaz del Cas teca Enciclopédica del Estado de México, 1975, p. 10.
tillo (1968), T. I, p. 282. 110. Alfredo Lôpez Austin, Hombre-Dios. Religi6n yolf-
91. Juan de Torquemada, Monarqufa indiana, Mexico, rica en el mundo ndhuatl, Mexico, UNAM, 1973, pp. 118 21; /1
UNAM, 1976, T. 11I, pp. 108/109. nous n'avons pas consulté de Arild Hvidtfeldt, Teotl and Ixip-
92. Tapia (1971), T. II, p. 560; Diaz del Castillo (1968), T. I, tlatli. Some Central Conceptions inAncient Mexican Religion
pp. 132/133. with a General Introduction on Cuit and Myth, Copenhague,
93. Dfaz del Castillo (1968), T. I, p. 100. Munksgaard, 1958. Il est possible que l'analyse de Lôpez Austin
94. Tapia (1971), T. II, p. 586. Narvaez commandait une demeure encore trop influencée par la dichotomie signifiant/
flotte envoyée de Cuba pour soumettre Cortés et ses partisans. signifié. La conception du temps et celle des forces divines sont
95. Cortés (1963), p. 70. indissociables dans la pensée nahua. Le surgissement de ces
96. « Carta del licenciado Alonso Zuazo », nov. 1521, dans forces et leur nature sont essentiellement déterminés par la mise
Joaquin Garcia Icazbalceta, Colecciôn de documentes inédite.% en communication du temps divin et du temps humain qui
par la historia de México, Mexico, Porrùa, 1971, T. I, p. 360 s'opère au fil de cycles complexes que dégagent les calendriers
97. Sur les limites de la grille idolâtrique, voir Bernand ci rituels. Encore faut-il accepter l'idée que le « divin » indigène
Gruzinski (1988), pp. 89/121. n'est pas transcendantal. Voir Christian Duverger, L'esprit du
98. On relira, par exemple, les réflexions sur le modernisme /eu chez les Aztèques, Paris, Mouton, 1978, p. 264.
et le primitif de Jill Lloyd dans « Emil Nolde's still lites, 191 111. On pourrait dire également de l'ixiptla qu'il est le pro-
1912, », Res, Spring 9, 1985, pp. 51/52. dlint d'un code fermé, qu'il constitue un répertoire clos et
99. Diaz del Castillo (1968), T. I, pp. 347. exhaustif d'éléments et de combinatoires par opposition à
100. Ibid., p. 330. l'image occidentale qui s'ouvre sur un ailleurs réel ou fictif.
101. Ibid., p.248. I ans le même ordre d'idée on remarquera que le masque nahua
102. Ibid., p. 264. tend à se confondre avec le visage qu'il est censé représenter,
103. Ibid., pp. 291 /292. ,attestant une nouvelle fois le télescopage, de notre point de vue
104. Au sens bien entendu que les Nahua pouvaient donner s'entend, du signifiant et du signifié, voir Duverger (1978),
au concept de représentation. Voir plus bas pp. 87/88. Pp. 234/243.
105. Gerônimo de Mendieta, Historia eclesidstica Indiana. 112. Le Conquistador anonyme (1970), p. 14; Torquemada
Mexico, Salvador Châvez Hayhoe, 1945, T. I, p. 102; Torque (1975), T.II, pp. 113/115.
mada (1976), T.III, p. 126. 113. Proceso inquisitorial del cacique de Tetzcoco, Mexico,
106. Gruzinski (1988), pp. 21/25; Hubert Damisch, Théorie Iiusebio Gômez de la Puente, 1910, pp. 22/23.
du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, 114. Mendieta (1945), T. II, p. 160.
pp. 160, 277/311. 115. Procesos de Indios idôlatras y hechiceros, Publica-
ciones del Archivo General de la Naciôn, Mexico, Guerrero
107. Ibid., p. 308/310. Ilnos, 1912, pp. 179, 182, 183. Sur Xantico, Torquemada
108. Ibid., p. 305; pour une vision d'ensemble, Anthropologie (1975), T. I, pp. 245/246.
350 NOTES, PP. 89-98 M NOTES, PP. 98-107 351

116. Procesos, (1912), pp. 178, 181. 150.Ibid., p.64.


117. Ibid., p. 181. 151. Ibid., p.60.
118. Ibid., pp. 115/116. 152. Ibid., p. 58.
119. Ibid., p. 124. 153. Mendieta (1945), T. II, p. 78.
120. Proceso inquisitorial (1910), pp. 27, 25. 154. Procesos (1912), p. 69.
121. Ibid., p. 31; Procesos (1912), p. 3. 155. Proceso inquisitorial (1910), pp. 10, 27.
122. Ibid., pp. 124, 100, 156. Motolinia (1971), p.87.
123. Proceso inquisitorial (1910), p. 8.
124. Procesos (1912), pp. 122, 124; Charles Gibson, Ln'
Aztecas bajo e! dominio espafiol, 1519-1820, Mexico, Sigle
XXI, 1967, p. 171. IIAPITRE III : Les murs d'images
125. Procesos (1912), p. 140.
126. Motolinfa (1971), p. 86. I. Motolinfa (1971), p.34.
127. Procesos (1912), p. 186. 2. Motolinfa (1971), Mendieta (1945); pour une vision
128. Proceso inquisitorial (1910), p. 85. I'ensemble Robert Ricard, La « conquête spirituelle » du
129. Procesos (1912), p. 143. Mexique, Paris, Institut d'éthnologie, 1933 et Georges Baudot,
130. Ibid., pp. 11, 100, 102. 1 /Iopie et histoire au Mexique. Les premiers chroniqueurs de la
131. Motolinfa (1971), p. 41. i-1r'ilisition mexicaine (1520-1569), Toulouse, Privat, 1977.
132.Procesos (1912), p. 2. 3. Emile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme.
133. Ibid., p. 7. la Réformation, T.I, Paris, PUF, 1961, pp. 279/280.
134. Ibid., p. 116, 119. 4. Phillips (1973), p. 64.
135. Proceso inquisitorial (1910), pp. 11/12, 125. 5. Léonard (1961), p. 284.
136. Procesos (1912), p. 11. 6. Genaro Garcia, Documentos inéditos o muy Taros para la
137. Motolinfa (1971), p. 87. historia de México, Mexico, Porrüa, 1974, pp. 428/429.
138. Pro sos (1912), pp. 19, 142, 143, 161. Proceso inquisi- 7. Phillips (1973), p. 89.
torial (1910), p. 19. 8. Norman Cohn, The Pursuit of the Milennium, New York,
139. « Le siège, le copal et les couteaux que l'on trouva dans Oxford University Press, 1974, p. 262; Phyllis Mack Crew, Cal-
sa maison étaient en mémoire de ces idoles », ibid., p. 86. ~'inist Preaching and Iconoclasm in the Netherlands, 1544-
140. Torquemada (1976), T. III, p. 122. 1569, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
141.Procesos (1912), p. 188/193. 9. Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic, Stu-
142. Ibid., pp. 72, 190. rlies in Popular Belief in Sixteenth- and Seventeenth Century
143. Motolinia (1971), p. 87. l,ngland, Harmondsworth, Penguin Books, 1973, p. 280.
144. Procesos (1912), p. 223. 10. Motolinia (1971), p. 299. Le Livre de la Sagesse a pro-
145. Proceso inquisitorial (1910), pp. 18, 16, 17. bablement été rédigé à Alexandrie au sein d'un milieu hellénisé
146. Procesos (1912), p. 60. constamment affronté au paganisme dans un contexte qui se
147. Mendieta (1945), T. II, pp. 78/79. Il est possible que le rapprochait de celui du Mexique de la première moitié du
fait de mâcher des lames d'obsidienne soit assimilable à une xvi° siècle.
pratique pénitencielle d'autosacrifice. Le comportement néan- 11. Motolinia (1971), p.69.
moins surprit les Indiens par son caractère inédit car « il était 12. Ibid., p.90.
rare que ces (prêtres) sortent des temples vêtus de la sorte » 13. « Confession de Mathurin Gilbert » dans Francisco Fer-
(ibid., p. 79). nândez del Castillo, Libros y libreros en el siglo XVI, Mexico,
148. Serge Gruzinski, Man-(lods in the Mexican Highlands. I~CE, 1982, p. 21; sur l'érasmisme et le culte des images, voir
Indian Power and Colonial Society, 1520-1800, Stanford, Stan- Marcel Bataillon, Erasme et l'Espagne, Paris, 1937 et Phillips
ford University Press, 1989, pp. 31/62 et une première version (1973), pp. 35/39. Thomas More bannissait les images d'Uto-
en français, Les Hommes-B... ux du Mexique (1985), pp. 14/23. pia.
149. Procesos (1912), pp. 58, 54, 55. 14. Motolinfa (1971), p.37.
352 NOTES, PP. 107-113 NOTES, PP. 113-124 353

15. Edmundo O. Gorman, Destierro de sombras. Luz en et 34. Fabienne Emilie Hellendoorn, In 7uencia del manie-
origen de la imagen y culto de Nuestra Senora de Guadalupe ,isino-nôrdico en la arquitectura virreinal religiosa de México,
del Tepeyac, Mexico, UNAM, 1986, p. 77. i>ddift, UNAM, 1980, p. 165.
16. Ibid., p. 78. :35 Las Casas (1967), T. I, p. 322.
17. Fernandez del Castillo (1982), « Procès contre Mathuriii 36. Ibid., p. 340.
Gilbert »,. 33. 37. Anthony Pagden, The Fall of Natural Man. TheAmeri-
18. Ibidp p.21. <'an Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cam-
19. Baxandall (1986), P. 41. bridge, Cambridge University Press, 1982, p. 60.
20. Esteban J. Palomera, Fray Diego Valadés O.F.M., evan 38. Torquemada (1977), T. V, p. 21.
gelizador humanista de la Nueva Espana. Su obra, Mexico, 39. Ibid., p.51.
Jus, 1962, p. 141; J. Benedict Warren, La conquista de Michoa 40. Toussaint (1982), p. 21.
cdn, 1521-1530, Morelia, Fimax, 1977, pp. 122/128. 41. Motolinfa (1971), p. 123.
21. Juan Bautista Mendez, Crônica de la provincia de Sait 42. Baudot (1977), p. 250. Sur l'évangélisation, voir Ricard
tiago de México del orden de los Predicadores, inédit, 168, (1933) et Gruzinski (1988), pp. 239/248 et passim.
Archivo del Instituto Nacional de Antropologîa e Historia, 43. Torquemada (1979), T. VI, pp. 184/188.
Mexico, Colecciôn Gômez de Orozco, n° 24. 44. Ibid., p. 187/188.
22. Fernandez del Castillo (1982), p. 35. 45. L'introduction de Ernesto de la Torre Villar à Fray Pedro
23. Ibid., p. 21. pie Gante, Doctrina Cristiana en lengua mexicana, (édition fac-
24. Ibid., p. 11. Les images peuvent inspirer d'autres similé de celle de 1553), Mexico, Centro de Estudios Histôricos
méfiances, cette fois d'ordre psychologique, qui s'ajoutent aux Fray Bernardino de Sahagain, 1981, p. 80.
précédentes. A force de « démonter » les illusions des sens, le 46. José Guadalupe Victoria, Pintura y sociedad en Nueva
dominicain Las Casas met l'accent sur les dangers d'un imagi l,spana. Siglo XVI, Mexico, UNAM, 1986, p. 108.
naire mal contrôlé, « [les démons] peignent et représentent dans 47. Mendieta (1945), T. III, p. 62.
l'imagination et la fantaisie les images ou figures ou espèces 48. Ibid.
qu'ils veulent, que nous soyons endormis ou éveillés, de nuit ou 49. Ibid.
de jour» (1967, T. II, p. 498). 50. Ivins (1969) passim.
25. Torquemada (1976), T. III, p. 104. 51. Lyell (1976), p. 3. Sur l'usage des couleurs à la fin du
26. Damisch (1972), p. 300. Moyen Age, Michel Pastoureau, « Du bleu au noir. ique Éth et
27. Ibid., p. 308. pratique de la couleur à la fin du Moyen Age », Médiévales, 14,
28. Ibid., p. 161. 1988, pp. 9/21.
29. Torquemada (1976), T. III, p. 106. 52. Gante (1981), fol. 109, 110, 139 V.
30. Ibid., p. 108; le chroniqueur reflète fidèlement la ligne 53. Miguel Mathés, Santa Cruz de Tlatelolco : la primera
du concile de Trente qui avait défendu que « l'on croie qu'il y ait hiblioteca académica de las Américas, Mexico, Secretaria de
[dans les images] quelque divinité ou quelque vertu pour Itelaciones Exteriores, 1982, pp. 93/96.
laquelle on doive leur rendre ce culte », (voir Chanut, Le Saint 54. Mathés (1982), p. 30; Hellendoorn (1980), p. 191.
Concile de Trente, Paris, Sébastien Mabre-Cramoizy, 1686, 55. Torquemada (1979), T. VI, p. 184. Sur l'enseignement de
p. 362). l'écriture alphabétique et ses retombées culturelles et sociales,
31. Manuel Toussaint, Pintura colonial en México, Mexico, voir Gruzinski (1988), pp. 15/99.
UNAM, 1982, p. 14. Dès 1519 la Casa de Contrataciôn de 56. L'ouvrage insurpassé et inédit en français de George
Séville acquiert des oeuvres pour les expédier en Amérique et Kubler, Mexican Architecture of the Sixteenth Century, 2 vol.,
des peintres flamands travaillent dans le port du Guadalquivir New Haven, Yale University Press, 1948.
pour les Indes occidentales. 57. Valadés (1962), p. 139.
32. Damisch (1972), pp. 118/119. 58. Toussaint (1982), p. 40.
33. James P. R. Lyell, Early Book Illustration in Spain, 59. Torquemada (1979), T. VI, p, 268.
New York, Hacker Art Books, 1976, [1`° édition, Londres, 60. Fernandez del Castillo (1982), pp. 38/45.
1926], pp. 3, 31. 61. Les peintures de la Casa del Dean à Puebla, voir Fran-
354 NOTES, PP. 124-134 NOTES, PP. 134-147 355

cisco de la Maza, « Las pinturas de la Casa del Dedn », Arir:► 88. Diego Durân, Historia de las Indias de Nueva Espana e
de Mexico, 2, 1954, pp. 17/24. lslas de la Tierra Firme, Mexico, Porrüa, 1967, T. I, pp. 86/88.
62. Ibid. 89. Sten (1974), p. 22.
63. Torquemada (1976), T. III, p. 104. 90. Sahagûn (1977), T. IV, pp. 309/310.
64. San Francisco, couvent de Huejotzingo dans l'État di' 91. Durân (1967), T. I, p. 66.
Puebla. 92. Ibid.
65. Daniel Arasse, L'homme en perspective. Les primilil,i 93. Acosta (1979), pp. 277/278.
d'Italie, Genève, Famot, 1986,p. 269, 207. 94. Durân (1967), T. I, p. 193.
66. Baxandall (1986), pp. 60/70. 95. Sur le théâtre maya, voir René Acufia, Introducci6n al
67. Arasse (1986), p. 259. (',studio del Rabinal Achi, Mexico, UNAM, 1975.
68. Damisch (1972), p. 156. 96. Arrôniz (1979), p. 47.
69. Gante (1981), fol. 14v0. 97. Horcasitas (1974), p. 163.
70. Un couvent augustin de l'état d'Hidalgo, voir Toussaiiii 98. Ibid., p. 114.
(1982), p. 39. 99. Alfredo Lôpez Austin, Cuerpo humano e ideologfa. Las
71. Toussaint (1982), p. 40. roncepciones de los antiguos Nahuas, Mexico, UNAM, 1980,
72. Gante (1981), fol. 129 v°; Toussaint (1982), p. 26.
73. Toussaint (1982), p. 46; Gante (1981), fol. 37. T. I, p. 60.
74. Toussaint (1982), pp. 43, 61. 100. Horcasitas (1974), pp. 499/509; sur le souvenir du
75. Gante (1981), fol. 14v0. Jugement dernier de Tlatelolco (1533) chez un chroniqueur
76. Toussaint (1982), p. 40. indigène du début du xvrte siècle, voir Francisco de San Antôn
77. Ibid., p. 43. Munôn Chimalpahin, Relaciones originales de ChalcoAmeque-
78. Ibid. Cette Vierge est entourée de saint Thomas et de mecan, Mexico, FCE, 1965, p. 253 (Septième Relation).
Duns Scott. Il s'agit d'une Immaculée peinte au milieu du 101. Motolinia (1971), p. 105.
xvtc siècle. 102. Ibid., p. 114.
79. Ibid., p. 26. La reprise de la symbolique chrétienne esi 103. Ibid., p. 106.
patente dans le processus de création de « néoglyphes » d'inspi-- 104. Ibid., p. 111.
ration occidentale qui enrichissent le répertoire pictographique 105. Arrôniz (1974), pp. 43/44.
indigène après la conquête, voir Gruzinski (1988), pp. 51/53. 106. Motolinia (1971), pp. 114, 106, 107, 480; Arrôniz
80. Gante (1981), fol. 37, 17. (1974), p. 43.
81. Il est évident que dans l'espace donné par la perspective 107. Las Casas (1967), T. I, p. 334.
se visualisent des relations narratives et logiques ainsi qu'une 108. Durân (1967), T. I, p. 86.
appréhension du temps passé — que nous nommons l'histoire - 109. Horcasitas (1974), p. 113, 111/112.
propres au monde européen et à ses milieux lettrés, donc iné- 110. Arrôniz (1979), p. 18.
dites pour les spectateurs indigènes. 111. Tapia (1971), T. II, p. 555.
82. Motolinfa (1971), p. 119; Othôn Arrôniz, Teatro de 112. Arrôniz (1979), p. 68.
evangelizacidn en Nueva Espafia, Mexico, UNAM, 1979, 113. Ibid., pp. 69/70.
pp. 48/50; Fernando Horcasitas, El teatro ndhuatl. Epocas 114. Las Casas (1967), T. I, p. 334.
novohispana y moderna, Mexico, UNAM, 1974, pp. 107/108 et 115. Horcasitas (1974), p. 84.
passim. 116. Arrôniz (1979), p. 26.
83. Horcasitas (1974), p. 77. 117.Ibid., p. 22.
84. Ibid., pp. 78/79. 118. « Ixiptiati : représenter une personne dans une farce »,
85. Mendieta, cité dans Arrôniz (1979), p. 55. dans Alonso de Molina, Vocabulario en lengua castellana y
86. Horcasitas (1976), pp. 33/46. mexicana, Mexico, Antonio de Espinosa, 1571.
87. Ibid., pp. 102/103. L'emploi du terme « sacrifice » ou 119. Arrôniz (1979), p. 20 et ci-dessus note 100.
« dieu » soulève d'ailleurs le même écueil, voir Bernand et Gru- 120. Horcasitas (1974), pp. 165, 87.
zinski (1988) passim. 121. Arasse (1986), p. 228.

1
• 356 NOTES, PP. 149-164 NOTES, PP. 164-174 357

CHAPITRE IV : Les effets admirables de l'image baroque .12. Martin de Léon, Camino del Cielo en lengua mexi-
4111u..., Mexico, 1611, fol. 96 v°.
1. Peter Gerhard, A Guide ta the Historical Geography 'i i3. Regla Christiana breve citée dans Joaqufn Garcia Icaz-
• ludu;cta, Don Fray Juan de Zumdrraga, Mexico, Porrna, 1947,
• New Spain, Cambridge, Cambridge University Press, 197!,
• p. 182. I. II, p. 67.
2. Marcel Bataillon, Erasmo y Espafia. Estudios sobre hà ~4. O'Gorman (1986), pp. 78, 87.
• historia espiritual del siglo XVI, Mexico, FCE, 1982, p. 8?14 35. AGN, Inquisicidn, vol. 133, exp. 23, (Mexico, mai 1583).
(version française note 13, chapitre iii). 36. Gruzinski (1988), pp. 254/255; et notre contribution à
• 3. O'Gorman (1986), p. 128. Ivan-Michel Sallmann, Visions indiennes, visions baroques...,
4. Antonio Garrido Aranda, Organizaciôn de la Iglesia en il I'nyot, à paraître.
reino de Granada y su proyecciôn en Indias, Séville, Escuela glu 37. Rogelio Ruiz Gomar, El pintor Luis Judrez. Su vida y
Estudios Hispano-americanos de Sevilla, 1979, pp. 186/187. ~sbra, Mexico, UNAM, 1987, p. 161.
5. Ibid., p. 254. 38. Voir, par exemple, l' « Apparition de l'Enfant Jésus à
• 6. Ibid., p. 102; Antonio Domfnguez Ortiz et Bernant ;;oint Antoine de Padoue» de Luis Jurez (ibid., p. 199).
• Vincent, Historia de los Moriscos. Vida y tragedia de una 39. La simulation dans le domaine des images de synthèse, réa-
• minorfa, Madrid, Alianza Editorial, 1984. usées avec l'aide de l'ordinateur est « l'art d'explorer un champ e
7. Fernândez del Castillo (1982), p, 12. possibilités à partir de lois formelles que l'on se donne a priori [...].
8. Dans Destierro de sombras (1986) dont néanmoins nous nr Avec la simulation... il s'agit moins de représenter le monde que de
partageons pas l'intégralité des hypothèses. le recréer » (p. 118), dans Philippe Quéau, Éloge de la simula-
9. O'Gorman (1986), p. 168. Montufar avait fait restaurci tion. De la vie des langages à la synthèse des images, Paris,
l'ermitage et l'avait confié à un prêtre séculier. t'liamp Vallon, INA, 1986. Si la confrontation avec les nouvelles
10. Ibid., p. 70. techniques de l'image permet d'éclairer des mécanismes anciens,
11. Phillips (1973), p. 117. (le mieux dégager des processus et des spécificités, il ne saurait
12. O'Gorman (1986), p. 70. agir de confondre les cultures et les époques.
13. Ibid., p. 28. 40. Serge Gruzinski et Jean-Michel Sallmann, « Une source
14. Chimalpahin (1965), p. 288. di'ethnohistoire : les vies de "Vénérables" dans l'Italie méridio-
15. O'Gorman (1986), p. 71. uale et le Mexique baroques », Mélanges de l'École française de
16. Ibid., p. 139. Rome, MoyenAge, Temps Modernes, T. 88,1976-2, pp. 789/822.
17. Ibid. 41. Quéau (1986), p. 119.
18. Ibid., p. 86. 42. Lorenzana (1769), p. 144.
19. Sahagun (1977), T. III, p. 352. 43. AGN, Inquisicicn, vol. 81, exp. 38, fol. 246/247.
20. Toussaint (1982), P. 34. 44. Fernândez del Castillo (1982), p. 35.
21. O'Gorman (1986), P. 132. 45. Ibid., p. 21.
22. Francisco Antonio Lorenzana, Concilios provincialesri- 46. Ibid., p. 26.
mero y segundo, Mexico, Antonio de Hogal, 1769, pp. 91/92. 47. Toussaint (1982), pp. 10, 51.
23. Damisch (1972), P. 71. 48. Ibid., p.223.
24. Toussaint (1982), p. 220. 49. Ruiz Gomar (1987), p. 28; Manuel Toussaint, Claudio
25. Sur l'activité du Saint-Office, voir l'indispensable étude deArciniega arquitecto de la Nueva Espana, Mexico, UNAM,
de Solange Alberro, Inquisition et société au Mexique. 1571- 1981.
1700, Mexico, CEMCA, 1988. 50. Ruiz Gomar (1987), pp. 22/23.
26. AGN, Inquisiciôn, (Puebla, 1629), vol. 363, exp. 21. 51. Toussaint (1987), p. 57; Hellendoorn (1980), p. 170.
27. Toussaint (1982), pp. 100/101. 52. Francisco de la Maza, El pintor Martin de Vos en
28. O'Gorman (1986), p. 99. México, Mexico, UNAM, 1971, p. 45.
29. Lorenzana1769), P. 67. 53. Ibid., p. 44.
30. O'Gorman (19 8 6 p 119/120. 54. Victoria (1986), p. 123.
31. Ibid., pp. 141, 105;pSur Zumârraga, Bataillon (1979), 55. Hellendoorn (1980), P. 18.
p. 826. 56. Ruiz Gomar (1987), pp. 60/61.
358 NOTES, PP. 174183 NOTES, PP. 183-191 359

57. Ibid., p. 40; Abelardo Carrillo y Gariel, Técnica de la pin 83. Ibid., pp. 282/283; De la Maza (1981), pp. 73/81.
tura de Nueva Espana, Mexico, UNAM, 1983, pp. 132/13.►, 84. De la Torre Villar (1982), p. 1346.
Rufz Gomar (1987), P. 50. 85. Ibid., pp. 1362, 1369; De la Maza (1981), pp. 41/43.
58. Jeannine Baticle, « L'art baroque en Espagne », daii 86. O'Gorman (1986), p. 61, note 32.
J. Baticle et Alain Roy, L'art baroque en Espagne et en Europe 87. De la Torre Villar (1982), p. 289.
septentrionale, Genève, Famot, s.d., p. 20. Le rejet de la réalik 88. AGN, Indiferente general, Arzobispado de México,
populaire dans la peinture a son pendant dans la littérature mexi Cuaderno de la visita que hizo don Juan de Aguirre en la her-
came du xVIIe siècle qui ignore les milieux picaresques et pay inita de N. Sra. de Guadalupe » (1653).
sans, espagnols, métis ou indigènes. Ruiz Gomar (1987), p. 50. 89. AGN, Bienes Nacionales, vol. 373 (1630); De la Torre
59. Ibid., p. 63. Villar (1982), p. 310.
60. Toussaint (1982), p. 104. 90. De la Torre Villar (1982), pp 359/399.
61. Ibid., pp. 10/108, 137. 91. Sur les mécanismes du fétichisme, voir Objets du féti-
62. Voir note 58. ehisme, Nouvelle Revue de psychanalyse, 2, automne 1970, p. 11.
63. Damisch (1972), pp. 80/83. 92. Guidieri (1987), P. 59.
64. Torquemada (1976), T. III, p. 112. 93. De la Maza (1981), p. 83.
65. Torquemada connaissait les Emblèmes d'Alciati. 94. José Mariano Beristam de Souza, Biblioteca HispanoAme-
L'apport des « antiquités mexicaines » - c'est-à-dire la manière ricana Septentrional, Mexico, Fuente Cultural, T. IV, s.d.,
dont les Européens ont « vu » les représentations indigènes - à la p. 355.
réflexion esthétique est encore largement inexploré. 95. Ibid., p. 308.
66. Dans cette perspective, les réflexions de R. Guidieri dans 96. De la Torre Villar (1982), p. 263.
Res I, Spring 1981, pp. 40/43. Octavfo Paz, Sor Juana Inés de la 97. Ibid., pp. 216, 263.
Cruz ou les pièges de la foi, Paris, Gallimard, 1987. 98. Jean-Michel Sallmann, « Il santo patrono cittadino
67. Guillermo Tovar de Teresa, Bibliografia novohispana de nel'600 nel regno di Napoli e in Sicilia », dans Per la storia
arte. Primera Parte. Impresos mexicanos relativos al arte de los sociale e religiosa del Mezzogiorno d'Italia, a cura di G. Galasso
siglos XVI y XVII, Mexico, FCE, 1988, p. 59. e C. Russo, vol. Il, Naples, Guida, pp. 187/211.
68. Ibid., p. 60. 99. De la Torre Villar (1982), p. 1345 et AGN, Bienes Nacio-
69. Ibid., p. 61. nales, vol. 1162, exp. 5. (Enquête que l'on connaît sous le nom de
70. Ibid., p. 98. « Informaciones guadalupanas de 1666. »)
71. Ibid., pp. 58/68 (Historia de f...] la Santa Imagen de 100. Ibid., pp. 153, 260, 266. Sur les origines du nationalisme
Nuestra Seiaora de los Remedios, Mexico, Bachiller Juan Blanco mexicain, voir David A. Brading, Los origenes del nacionalismo
de Alcaçar, 1621). mexicano, Mexico, Sepsetentas 82, 1972; Jacques Lafaye, Quet-
72. O'Gorman (1986), p. 147. zalcoatl et Guadalupe. La formation de la conscience nationale
73. Ibid., p. 27. au Mexique (1531-1813), Paris, Gallimard, 1974.
74. Ibid., p. 59, note 28. 101. Le Christ miraculeux d'Ixmiquilpan fut invoqué contre
75. Francisco de la Maza, El guadalupanismo mexicano, les marranes. Voir Alfonso Alberto de Velasco, Historia de la
Mexico, FCE, 1981, p 34. renovacién de la soberana imagen de Christo Nuestro Sefior cru-
76. Chimalpahin (1965), p. 277; AGN, Bienes Nacionales, cificado, Mexico, 1845.
vol. 810, exp. 91. 102. Alberro (1988), p. 294.
77. Rufz Gomar (1987), p. 41. 103. J. 1. Israel, Race, Class and Politics in Colonial Mexico
78. De la Maza (1981), P. 36, et ci-dessus note 71. (1610-1670), Oxford, Oxford University Press (1975), p. 247.
79. Antonio de Robles, Diario de sucesos notables, 1665- 104. De la Torre Villar (1982), p. 273.
1703, Mexico, Porrna, T. I, p. 145. 105. Ibid., p. 257.
80. Gruzinski (1988), pp. 139/188. 106. Ibid., pp. 257, 153.
81. Ernesto de la Torre Villar et Ramiro Navarro de Anda, 107. Ibid., p. 288.
Testimonios hist6ricos guadalupanos, Mexico, FCE, 1982, 108. De la Maza, (1981), p. 83.
p. 1350. 109. De la Torre Villar (1982), pp. 157, 160.
82. Ibid., p. 288. 110. De la Maza (1981), p. 39.
360 NOTES, PP. 192-202 B NOTES, PP. 202-209 361
111. Toussaint (1982), p. 96. L'iconographie de l'Immaculr~r, 142. Chimalpahin (1965), p. 287.
Conception a été fixée par le Cavalier d'Arpin vers 1600-16 I u. 143. Antonio de la Calancha y B. de Torres, Crénica morali-
voir Jeannine Baticle, « L'art baroque en Espagne », dans Bati(1, t,da del orden de San Agustin, Madrid, Consejo Superior de
et Roy, L'art baroque en Espagne et en Europe septentrional, I ivestigaciones Cientfficas, 1972, p. 223.
s.d., p. 67. 144. Joaquin Sardo, Relaci6n histôrica y moral de la porten-
112. De la Maza (1981), p. 57; De la Torre Villar (1981' 1. i44..a imagen de N. Sr. Jesucristo [...J aparecido en San Miguel
p. 164. ehh , Chalma, Mexico, Casa de Arizpe, 1810, p. 87, reproduit
113. Et une invite à distinguer- plus nettement que nous le f, dans l'édition fac-similé de la Biblioteca Enciclopédica del
sons d'ordinaire- la temporalité des historiens, reconstituée sur ri .stado de México, Mexico, 1979.
strict schéma linéaire et une chronologie arithmétique, et les tenu I i 145. Ruiz Gomar (1987), p. 59.
vécus de l'imaginaire pour lesquels le passé n'est jamais joué. 146. Tovar de Teresa (1988), p. 55.
114. De la Torre Villar (1982), p. 158. 147. Ibid., p. 321.
115. Ibid., p. 164. 148. Ibid., p. 69.
116. Ibi d. , pp. 260, 275. 149. Vetancurt (1697), p. 132.
117. Ibid., pp. 272/273. 150. Tovar de Teresa (1988), p. 313. L'ermitage avait été
118. Ibid., p. 201. restauré et aménagé en 1595 (ibid., p. 58).
119. De la Maza (1981), p. 39. 151. Ibid., p. 98.
120. Ibid., p. 124. 152. Florencia (1692); D. Pedro Salmerôn, Relaciôn de la
121. De la Torre Villar (1982), p. 159. apariciôn [del] soveranoArcangel San Mi guel en un lugar del
122. Ibid., p. 249. ibispado de la Puebla de los Angeles (AGN, Historia, vol. I,
123. Ibid., pp. 189/190. cxp. 7).
124. Ibid., p. 190. 153. Florencia (1692), p. 97.
125. Ibid., pp. 328, 331; Francisco de Florencia, Narraci6n 154. Ibid. p. 119.
de la maravillosa aparicion que hizo et arcangel San Miguel, 155. Ibid., p. 162; en 1633, dans la région d'Oaxaca, un
Séville, Tomâs Lépez de Haro, 1692, p. 141. n être fait transférer à Juquila une image miraculeuse de la
126. De la Maza (1981), p. 166. Vierge; voir José Manuel Ruiz y Cervantes, Memorias de la
127. Cayetano de Cabrera y Quintero, Escudo de armas de l,ortentosa imagera de Nuestra Senora de Juquila, Mexico,
México, Mexico, Viuda de J. B. de Hogal, 1746, p. 311. 1786, p. 28 et James B. Greenberg, Santiago's Sword. Chatino
128. Ibid. l'easant Religion and Economics, Berkeley, Los Angeles, Uni-
129. De la Torre Villar (1982), p. 178. versity of California Press, 1981, p. 44.
130. Ibid., p. 263. 156. Vetancurt (1967), p. 131.
131. Ibid., p. 331. 157. Manuel Loayzaga, Historia de la milagrosissima ima-
132. Ibid., p. 281. gen de Nuestra ,Senora de Ocotlàn, Mexico, Viuda de Joseph de
133. Ibid., p. 259. logal, 1750, p.73. En 1647, près des côtes du golfe du
134. Ibid., p. 264. Mexique, l'Enfant Jésus d'Acayucan sue, le prodige réunit
135. Gruzinski (1985), pp. 130/137. t?spagnols et Indiens dans une même ferveur.
136. Cabrera y Quintero (1746), pp. 8/9; De la Maza (1981), 158. Tovar de Teresa (1988), p. 157.
p. 154. L'information est tirée de l'eeuvre d'un récollet français, 159. AGN, Misions, vol. 26, exp. 7; Tovar de Teresa
missionnaire en Louisiane, Louis de Hennepin. (1988), p. 164.
137. Bernand et Gruzinski (1988), pp. 146/171. 169. Tovar de Teresa (1988), p. 194.
138. Miguel Flores Solis, Nuestra Sefiora de los Remedios, 161. Vetancurt (1697), p. 134.
Mexico, Jus, 1972, p. 63. 162. Tovar de Teresa (1988), p. 326.
139. Agustin de Vetancurt, Teatro mexicano. Quarta Parte, 163. Sardo (1979), p. XXI.
Mexico, Dofia Maria de Benavides, 1697, p. 133. 164. Giovanni Francesco Gemelli Careri, Viaje a la Nueva
140. Ibid., p. 132. Espana, Mexico, UNAM, 1976, pp. 116, 114.
141. Ignacio Manuel Altamirano, Obras completas, V , Tex- 165. Florencia (1692),. 155.
tos costumbristas, Mexico, SEP, 1986, p. 7. 166. Tovar de Teresa (11988), pp. 325/326.
362 NOTES, PP. 209-216 1 NOTES, PP. 217-230 363
167. Florencia (1692), p. 81. 191. Torquemada (1976), T. III, pp.67, 61.
168. La estrella del Norte de México, cité dans De la Torrc 192. Guidieri (1987), p. 61.
Villar (1982), p. 394. 193. Gruzinski (1988), pp. 198/201.
169. Tovar de Teresa (1988), p. 309. 194. Sardo (1979), p. 77/82.
170. Ibid., p. 312. 195. Francisco Antonio Lorenzana dans Genaro Garcia,
171. Ibid., p. 346. l)ocumentos inéditos o muy Taros para la historia de México,
172. Vetancurt (1697), p. 135. Cette prolifération a son pen- Mexico, Porréa, 1974, p. 529. Le créole Cayetano Cabrera y
dant dans l'Europe méditerranéenne: au xviie siècle la Cata- Quintero (1746) a interminablement disserte sur le thème de
logne comptait, toutes origines confondues, deux cents images l'image-bouclier (escudo de armas), arme infaillible contre les
miraculeuses de la Vierge, voir L'imagerie catalane. Lectures et épidémies.
rituels, Garae, Hésiode, 1988, p. 69. 196. Florencia (1692), p. 17.
173. Vetancurt (1697), p. 127. 197. Loayzaga (1750) p.70!71; Gruzinski (1988), p. 352.
174. Francisco de la Maza, El pintor Cristobal de Villa!- 198. Gemelli Careri (1976), pp. 73, 114.
pando, Mexico, INAH, 1964, pp. 66, 102, 103. 199. Ioayzaga (1750) p.48.
175. Florencia (1692), p. 13. 200. Ibid., p.63.
176. Et dont émane une « odeur céleste», ibid., p. 133. 201. C'est le cas de Las Casas (1967) ou de Motolinia
177. Loayzaga (1750), p. 27; Sânchez dans De la Torre Vil- (1971). Les Indiens consommaient même leurs propres images
lar (1982), p. 179. puisqu'ils mangeaient les idoles de pâte qu'ils confectionnaient
178. Jesns Estrada, Mt Sica y mûsicos de la época virreinal, et, pour certains, les ixiptla humains qu'ils avaient sacrifiés.
Mexico, SepSetentas Diana 95, 1980, pp. 88/121. 202. Gruzinski (1988), p. 324.
179. Gregorio M. de Guijo, Diario, 1648-1664, Mexico, Por- 203. Tovar de Teresa (1988), pp. 28/35.
réa, 1953, T. II, p. 51; José Guadalupe Victoria, « Forma y 204. Ibid., p. 53.
expresion en un retablo novohispano del siglo xvii », dans Estu- 205. Ibid., pp. 163/164.
dios acerca del arte novohispano. Homenaje a Elisa Vargas 206. Ibid., p. 169.
Lugo, Mexico, UNAM, 1983, p. 181. 207. Ibid., pp. 188, 196.
180. Elisa Vargas Lugo, « Las fiestas de beatificaciôn de 208. Guillermo Tovar de Teresa, Bibliografâa novohispana
Rosa de Lima », dans El arte efâmero en el mundo hispdnico, de arte. Impresos mexicanos relativos al arte de! siglo xvuI,
Mexico, UNAM, 1983, p. 96. Mexico, FCE, (1988 b), pp. 55, 178, 222, 231, 334.
181. Robert W. Malcolmson, Popular Recreations, in 209. Tovar de Teresa (1988), p. 249.
English Society, 1700-1850, Cambridge, Cambridge University 210. Ibid., p. 249.
Press, 1979, p. 7. 211. Ibid., p. 262. Les fresques de l'église de los Remedios
alignaient sybilles et dieux antiques autour de l'évocation de
182. De la Torre Villar (1982), p. 179. Il faudrait, comme on l'histoire de l'image miraculeuse, voir Victoria (1986), p. 120.
l'a fait pour l'Europe méditerranéenne, explorer la liminalité 212. Tovar de Teresa (1988), pp. 373, 268.
marquée par les images dans l'espace où elles s'inscrivent, en 213. Ibid., p. 355.
soulignant que l'image baroque coloniale répète avec des siècles 214. Bernand et Gruzinski (1988), pp. 89/121.
de retard un processus médiéval, voir Christian (1981), p. 91. 215. Gemelli Careri (1976), p. 114.
183. Vetancurt (1697), pp. 129/130.
216. Tovar y Teresa (1988), p. 179.
184. Florencia (1692), pp. 64, 81. 217. Ibid., p.261.
185. Florencia (1692), p. 82. Ajoutons le Sacromonte d'Ame- 218. Ibid., p.356.
cameca où se trouvait une image de la déesse Chalchiuhtlicue 219. David M. Bergeron, English Civic Paeeantry, 1558-
(Chimalpahin [1965], p. 287). 1642, Columbia, University of South California, 1971, p. 7.
186. Florencia (1692), p.6. 220. Phillips (1973), p. 119.
187. Ibid., p. 135. 221. Peter Greenaway, Fear of Drowning by Numbers.
188. Tovar de Teresa (1988), p. 326. Règles du Jeu, Paris, Dis Voir, 1988, p. 2.
189. De la Maza (1981), p. 159. 222. Ibid..
190. Ibid., pp. 160, 162. 223. AGN, Inquisicién, vol. 1552, fol. 292.

1~

364 NOTES, PP. 231-242 NOTES, PP. 243-252 365

224. Fernândez del Castillo (1982), p. 463; Abelardo C' it


rillo y Gariel, Técnica de la pintura de Nueva Espafia, Mexico, ('IIAPITRE V: Les consommateurs d'images
UNAM, 1983, pp. 116/117.
• 225. Fernandez del Castillo (1982), pp. 158, 147, 151. 1. Pour paraphraser Torquemada (1976), T. III, p. 50.
226. Ibid., pp. 178, 196. 2. AGN, Inquisiciôn, vol. 452, 2 parte, fol. 234/235.
227. Ibid., p. 170. 3. Chapitre iv, note 247.
228. Ibid., p. 149. 4. AGN, Inquisiciôn, vol. 1145, fol. 98/105 (Colima).
229. AGN Inquisiciôn, vol. 82, exp. 7. 5. Ibid., vol. 796, exp. 9, fol. 202/206.
230. Ibid., vol. 76, exp. 41. 6. Ibid., vol. 830, fol. 167/172.
• 231. Ruiz Gomar (1987), p. 156. 7. AGN, Misiones, vol. 25, exp. 15.
232. AGN, Inquisiciôn, vol. 165, exp. 8. L'un des témoins es 8. AGN, Inquisiciôn, vol. 1049, fol. 286 (Celaya).
natif de Dancuyque en Basse-Allemagne (notre Dunkerque?). 9. AGN, Indiferente General, « Los naturales de San Sebas-
233. AGN, Riva Palacio, vol. 11, 1581. iln de Querétaro contra don Agustin Rio de la Loza »
234. AGN, Inquisiciôn, vol. 165, « Contre Alvaro Zain décembre 1777, fol. 199 v°.
brano », 1598. 10. Carlos Navarrete, San Pascualito Rey y et culto a la
235. Ibid., vol. 283, fol. 522. inuerte en Chiapas, Mexico, UNAM, 1982.
236. Ibid., vol. 360, 2 parte, fol. 284. 11. AGN, Inquisicién, vol. 1202, fol. 50/56.
237. Alberro (1988), pp. 301/307. 12. Ibid., vol. 1133, fol. 134.
238. AGN, Criminal, vol. 284, exp. 6, fol. 220/270; on pré 13. Ibid., vol. 416, fol. 252.
tendit même qu'un petit chien en bois qui avait appartenu à 14. Ibid., vol. 1552, fol. 160.
Palafox avait aboyé (fol. 396 v°). 15. Ibid., vol. 836, fol. 518/528.
239. AGN, Inquisiciôn Edictos, vol. 3, exp. 230, 258. 16. Ibid., vol. 937, fol. 234v0 .
240. AGN, Inquisiciôn vol. 628, exp. 5. 17. Sur les rapports entre imaginaire, corps et formes de la
241. Ibid, vol. 1346, exp. 3. communication, les suggestions d'Alberto Abruzzese, Il corpo
242. AGN, Inquisiciôn Edictos, vol. 3, exp. 229. elettronico. Dinamiche delle comunicazioni di massa in Italia,
243. AGN, Inquisiciôn, vol. 545, exp. 3. Florence, la Nuova Italia, 1988.
244. Ibid., vol. 471, exp. 105. 18. AGN, Inquisiciôn, vol. 1130, fol. 315.
245. AGN, Inquisiciôn Edictos, vol. 2, [1767]. 19. Ibid., vol. 1108, fol. 137; vol. 147, exp. 6.
246. AGN, Inquisiciôn, vol. 684, exp. 8. 20. Ibid., vol. 244, fol. 76.
247. AGN, Inquisiciôn Edictos, vol. 2 [1768]. 21. Supersticiones de los indios de la Nueva Espafia, Biblio-
248. AGN, Inquisiciôn, vol. 684, exp. 34. Ieca de Aportaciôn histârica, Mexico, 1946, p. 31; AGN, Inqui-
249. Ibid., vol. 1108, fol. 49. Cette position extrême révèle en siciôn, vol. 727, fol. 391 /405.
fait une mutation du regard de l'Église que l'on explorera dans 22. Ibid., vol. 781, exp. 39.
les premières pages de la conclusion. 23. Ibid., vol. 727, fol. 347/351.
250. AGN, Inquisiciôn, vol. 733, fol. 238/239 [Reglas del 24. Ibid., vol. 165, exp. 4.
Expurgatorio]. 25. Ibid., vol. 794, exp. 3.
251. Ibid.. 26. Ibid., vol. 1049, fol. 276/277; vol. 967, exp. 8, 30.
252. Gonzalo Aguirre BeltrMn, La poblaciôn negra de 27. Serge Gruzinski, « Las cenizas del deseo. Homosexuales
México, Mexico, FCE, pp. 210, 222. Ces chiffres, il va sans novohispanos a mediados del siglo xvii », dans De la Santidad a
dire, fournissent essentiellement des ordres de grandeur. la perversiôn, Mexico, Grijalbo, 1986, p. 274.
253. Loayzaga (1750), pp. 129, 141, passim. 28. AGN, Inquisiciôn, vol. 798, exp. 12.
29. Serge Gruzinski, « La mère dévorante. Alcoolisme,
sexualité et déculturation chez les Mexica (1500-1550) », dans
Cahiers des Amériques latines, t. 20, 1979, pp. 5/36.
30. AGN, Inquisiciôn, vol. 803, exp. 61, fol. 558.
31. Ibid., vol. 1155, fol. 333/491; vol. 1140, fol. 258.
366 NOTES, PP. 253-268 NOTES, PP. 263-281 367
32. Ibid., vol. 727, fol. 391/405. 64. Thomas Gage, Nouvelle relation contenant les voyages
33. Garcia (1974), p. 526. de Thomas Gage, Troisième Partie, Gervais Clouzier, Paris,
34. Alberro (1988), p. 292. 1676, pp. 140/141.
35. AGN, Inquisicion, vol. 794, exp. 3, fol. 72/85. 65. Lopez Austin (1980), T. I, p. 429.
36. Ibid., vol. 947, exp. 3. 66. Antonio de Guadalupe Ramirez, Breve compendio de
37. Ibid., vol. 1140, fol. 252. todo lo que debe saber y entender el cristiano, Mexico, 1785.
38. Le peyotl ou peyote est un petit cactus (Lophophore) 67. Juan Guillermo Durân, El Catecismo del III Concilio
riche en alcaloïdes. Provincial de Lima y sus complementos pastorales (1584-
39. AGN, Inquisiciôn, vol. 668, exp. 5 et 6. /585), Buenos Aires, El Derecho, 1982, p. 454.
40. Casa de Morelos, Documentos de la Inquisiciôn, vol. 4:3. 68. Gruzinski (1988), pp. 198/200.
Guanajuato (1769). 69. AGN, Misiones, vol. 25, exp. 15, fol. 157.
41. Gruzinski (1988), pp. 287/288. 70. Bancroft Library (Berkeley), MM 406, folder 16.
42. Piero Camporesi, Il pane selvaggio, Bologne, Il Mulino, 71. Ibid., folder 17, fol. 9.
1980. 72. AGN, Bienes Nacionales, vol. 663, exp. 19, fol. 33 v°.
43. Gruzinski (1988), pp. 263/288. 73. Ibid., vol. 1030, exp. 3.
44. « Proceso contre Maria Fehpa de Alcaraz, bruja espanôla 74. Ibid., vol. 905, exp. 3.
de Oaxaca, Oaxaca (extracto) », dans Bolet (n delArchivo General 75. AGN, Inquisiciôn, vol. 356, fol. 180.
de la Naciôn, Mexico, Tercera serie, T. II, n° (4) 6, 1978, p. 33. 76. Gruzinski (1988), pp. 228/233.
45. Ibid., p. 38. 77. AGN, Misiones, vol. 25, exp. 15, fol. 157.
46. Ibid., p. 34. 78. AGN, Inquisiciôn, vol. 312, fol. 97.
47. Ibid., p. 39. 79. Voir sur ce point les travaux de Solange Alberro (à
48. D'autres cas dans De la Santidad (1986). paraître) consacrés à l'acculturation des Espagnols.
49. Serge Gruzinski, « Individualization and Acculturation: 80. AGN, Inquisiciôn, vol. 312, exp. 55, fol. 282.
Confession among the Nahuas of Mexico from the Sixteenth to 81. Ibid., vol. 281, fol. 625.
the Eighteenth Century » dans Sexuality and Marnage in Colo- 82. Ibid., vol. 1055, fol. 303.
nial LatinAmerica, Lincoln et Londres, University of Nebraska 83. Casa de Morelos, Documentos de la Inquisiciôn, leg. 44
Press, 1989, pp. 89/108. (1770).
50. Marquis de Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités 84. Procesos (1912), p. 37.
du vice, Paris, U.G.E., 1969. 85. Voir p. 159.
51. De la Torre Villar (1982), p. 263. 86. Maria del Consuelo Maqufvar y Maquivar, « Notas sobre
52. Sur les extirpateurs d'idolatrie, Bernand et Gruzinski la escultura novohispana del siglo xvi », dans Estudios acerca
(1988), pp. 146/171. del arte novohispano (1983), p. 87; Fernândez (1972), p. 190
53. Martin de Leôn (1611), p. 96. (Ordonnances de 1703 dans le même sens).
54. AGN, Misiones, vol. 25, exp. 15, fol. 152. 87. Motolinfa (1971), p. 240.
55. Bernand et Gruzinski (1988), pp. 41/86. 88. Diaz del Castillo (1968), T II, p. 362; Carrillo y Gariel
56. Emily Umberger, « Antiques, Revivals and References to (1983), pp. 63/67.
the Past in Aztec Art », Res 13, Spring 1987, p. 107/122. 89. Las Casas (1967), T I, p. 323.
57. Un relief de la Coyolxauhqui a éte exhume lors de fouilles 90. Codex Monteleone, Library of Congress, Washington,
récentes entreprises dans l'enceinte du Templo Mayor à Mexico. vers 1531-1532.
58. AINAH, ColecciônAntigua, 2° parte, vol. 209, fol. 436. 91. Torquemada (1976), T. III, p. 409.
59. Tapia (1971) T. II, p. 586. 92. Las Casas (1967), T. I, pp. 323/324.
60. AINAH, ColecciônAntigua, 2° parte, vol. 209, fol. 438. 93. Rosa Camelo Arredondo, J. Gurrfa Lacroix et C. Reyes
61. Informaciôn jur(dica (1804), p. VIII. Valerio, Juan Gerson tlacuilo de Tecamachalco, Mexico,
62. Gemelli Careri (1976), p. 78. INAH, 1964.
63. Cité dans José A. Llaguno, La personalidad jurfdica del 94. Federico Gômez de Orozco, El mobiliario y la decora-
indio y el III Concilio Provincial Mexicano (1585), Mexico, Por- ciôn en la Nueva Espana en el siglo xvi, Mexico, UNAM, 1983,
rûa, 1963, p. 201. p. 103.
368 NOTES, PP. 281-294 NOTES, PP. 295-312 369

95. Gerhard (1972), pp. 22/25. 121. « Causa contra indios y castas de la regiàn de Coatlàn...
96. Torquemada (1977), T. IV, pp. 254/255. (1738-1745) », dans Boletfn de Archivo General de la Naciôn,
97. Elle serait due au pinceau de l'Indien Marcos. Mexico, Tercera Serie, T. II, n°4(6), 1978, p. 21.
98. AGN, Inquisiciôn, vol. 312, exp. 24, fol. 97. 122. Ibid., pp. 21, 22.
99. Gruzinski (1988), pp. 139/188. 123. Ibid., p. 26.
100. Durân (1967), T. I, p. 236. 124. Casa de Morelos, Documentos de la Inquisiciôn, leg. 41,
101. Calancha (1972), pp. 183/204. Supersticiôn contra varios indios », 1797.
102. Gage (1676), pp. 141/142. 125. Hans Lenz, El papel indfgena mexicano, Mexico, Sep-
103. Par exemple, le récit de l'apparition de la Vierge de Setentas 65, 1973.
Milpa Alta dans le sud-est de la vallee de Mexico, voir AGN, 126. Cf plus haut p. 255.
Tierras, vol. 3032, exp. 3, fol. 207/216. 127. Gruzinski (1988), pp. 153/155.
104. Llaguno (1963), p. 200. 128. Bolet(n delArchivo General de la Naciôn (1978), p. 24.
105. Guillermo S. Fernandez de Recas, Cacicazgos y nobilia 129. Ibid., p. 21.
rio indigena de la Nueva Espana, Mexico, UNAM, 1961, p. 80. 130. Gruzinski (1988), pp. 189/238.
106. Gruzinski (1988), pp. 320/321. 131. Favre (1973), pp. 301, 307/308; AGN, Inquisiciôn,
107. Llaguno (1963), p. 205. vol. 801, fol. 108/114. (Un détournement du culte et de l'image
108. Gage (1676), p. 143. de la Vierge de Cancuc par des Hollandais pour soulever les
109. Serge Gruzinski, « Indian Confraternities, Brotherhoods Indiens contre la couronne espagnole.)
and Mayordomfas in Central New Spain : A List of Questions for 132. Gruzinski (1988), pp. 105/172.
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110. Juan de Mendoza, Relaciôn del santuario de Tecaxique, 135. Miguel Venegas, Relaci6n del tumulto (...J contra et
Noticia de los milagros, Mexico, 1684. ingenio de Xalmolonga, 1721 (BN Mexico, Ms 1006).
111. Antonio Joaquin de Rivadeneira, Disertaciones que le 136. Archives de la Compagnie de Jésus, Mexico, Fondo
asistente real [...J escribi6 sobre los puntos que se le consultaron Astrain, vol. 33, « Annuae 1602 », fol. 22.
por et Cuarto Concilio mexicano en 1774, Madrid, 1881, p. 66.
112. AGN, Bienes Nacionales, vol. 230, exp. 5.
113. Ibid., vol. 990, exp. 10.
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México, Mexico, Siglo XXI, 1973, p. 309.
115. Gage (1676), p. 149. 1. Fortino Hipôlito Vera, Itinerario parroquial del arzobis-
116. AGN, Inquisicidn, vol. 133, exp. 23, fol. 209. pado de México, Amecameca, Imprenta del Colegio Catélico,
117. Des titres reflètent cette assimilation : la Cruz de piedra, 1880, pp. 108, 123.
Imkn de la devocidn de Francisco Xavier de Santa Getrudis, 2. AGN, Bienes Nacionales, vol. 1086, exp. 10.
consacrée à la croix miraculeuse de Querétaro (Mexico, 1722). 3. Historia de Espana, VII. Centralismo, ilustraciôn y ago-
En insistant sur la prévalence de l'imaginaire nous inversons la nia del antiguo régimen (1715-1833), Barcelone, Labor, 1980,
perspective retenue dans Gruzinski (1988) qui faisait des images
les moteurs et le départ de la production culturelle de la réalité. pp. 357/375.
118. Sur la diffusion du modèle familial chrétien, Carmen 4. Catecismo para et uso del IV Concilio Provincial mexi-
Bernand et Serge Gruzinski, « Les enfants de l'Apocalypse : la cano, Mexico, 1772.
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41. Meyer (1973); il est impossible de recenser la productio
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encore les masques et les statues de l'église.
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Table des cartes

Les voyages de Christophe Colomb ......... 22


L'expédition de Hernân Cortés ............. 46
Le mexique colonial ou Nouvelle-Espagne au
xvIIe siècle ............................. 148
Table des illustrations *

1. Zème (Haïti, Musée d'anthropologie et d'eth-


nographie de Turin).
2. Les franciscains brûlent les idoles (Diego
Munoz Camargo, Descripciôn de la Ciudad y provin-
cia de Tlaxcala, 1584, planche 13, université de
Glasgow).
3. L'entrée à Jérusalem (Fray Pedro de Gante,
Doctrina cristiana en lengua mexicana, Mexico,
1553, fol. 109).
4. La Crucifixion (ibid., fol. 139 v°).
5. La Résurrection (ibid., fol. 100).
6. La Vierge (ibid., fol. 128 v°).
7. Catéchisme (Libro de oraciones, bibliothèque
du Musée national d'anthropologie et d'histoire,
Mexico, XVIe siècle).
8. La messe de saint Grégoire (couvent de Cho-
lula, xvte siècle).
9. Notre-Dame de Guadalupe (Basilique, Mexico,
xvIe siècle).
10. i3altasar de Echave Ibia, La Vierge de lApoca-
lypse (Pinacothèque vice-royale, Mexico).

* © Serge Gruzinski (sauf iii. 20).


382 LA GUERRE DES IMAGES

11. Espagnol remettant une Vierge à un Indien


(couvent d'Actopan, Mexique, XVIIIe siècle).
12. Notre-Dame de los Dolores de la Porteria
(Cuernavaca, 1811).
13. Christ (confrérie du saint Homobono, Mexico,
XVIIIe siècle).
14. Vierge à l'Enfant (Codex Monteleone, Library
of Congress, Washington, xvie siècle).
15. Pantocrator de Tepoztlân (Musée du vice- Table des matières
royaume, mosaïque de plumes, xvie siècle).
16. Vierge et saint Michel (Ti'tulos de Ocoyoacac,
AGN, Tierras, vol. 2998, xviae siècle).
17. Saint François (ibid.). INTRODUCTION ............................ 11
18. Saint Pierre (ibid.).
19. Pacte avec le diable (AGN, Indiferente Gene- CHAPITRE PREMIER: Repérages ............. 21
ral, 1774). Le regard de l'Amiral, 21 — La découverte
20. José Luis Neyra, « Wonder Woman » (Centre des « cemies », 25 — Les spectres de Pierre
culturel du Mexique, Paris). Martyr, 30 — Des spectres au démon, 37 —
Les idoles de Cortés, 44,

CHAPITRE Il : La guerre ................... 55


L'amour des images et la haine des idoles,
56 — Les ambiguïtés de la destruction, 62
— Les ambiguïtés de la substitution, 66 —
L'échange inégal, 69 — L'idole. diable ou
matière, 73 — L'idole : fausse image, 77 —
Le choix de l'image, 81 — La riposte indi-
gène, 83 — La dissimulation des dieux, 88
— Les conditions de la clandestinité, 92 —
Les retombées de l'idoloclastie, 95.

CHAPITRE In: Les murs d'images .......... 101


La Juerre contre le démon, 101 — L'image-
mémoire franciscaine, 106 — Image-
semblance, 110 — L'image qui vient de

M
384 LA GUERRE DES IMAGES TABLE DES MATIÈRES

385
Flandre, 112 — La bulle et l'Indien, 115 — visions, 255 — Délires et fantasmes, 257 —
Les murs d'images, 119 — Espaces visibles Image, folie et individualité, 260 — Le
et invisibles, 125 — L'image-spectacle, 132 regard des vaincus, 263 — Parasitages et
— La tradition préhispanique, 133 — interférences, 269 — La reproduction indi-
Mondes célestes, mondes d'ailleurs, 136 — gène, 277 — L'adoption du saint, 283 — Du
Le trucage édifiant, 139 — L'acteur et le foyer domestique à la confrérie, 285 —
public indigènes, 143. L'imaginaire du « santo », 291 — Les nuits
chaudes de Coatldn, 294 — La subversion
CHAPITRE IV: Les effets admirables de l'image de l'image baroque, 299 — Imaginaires
baroque ................................. 149 baroques, 304.
Montufar le Grenadin, 150 — L'affaire de
la Vierge de Guadalupe, 152 — L'invention CONCLUSION: Des Lumières à Televisa ..... 309
satanique, 156 — Vers une nouvelle poli- Le frein des Lumières, 309 — La religiosité
tique de l'image, 157 — Le culte des saints, baroque sous haute surveillance, 313 —
162 — Le recours au miracle, 165 — La Les images et l'Indépendance, 318 — La
mise à l'écart du livre, 169 — L'arrivée des divinité nationale, 320 — Les nouveaux
peintres européens, 171 — Des mots sur murs d'images, 327 — Televisa: le « cin-
des images, 176 — La « nouvelle de sa pro- quièn e pouvoir », 329 — De l'image
digieuse origine », 180 — Le lancement de baroque à l'image électronique, 333 —
l'image, 184 — La plus prodigieuse des Consommations baroques, syncrétismes et
images, 190 — Une image parfaite, 193 — postmodernité, 334.
La présence dans l'image, 198 — Images
baroques, 201 — Florencia, le grand Notes................................... 337
orchestrateur, 208 — Mises en scène et Bibliographie ............................. 373
« effets spéciaux », 212 — Territorialisa- Table des cartes ......................... 379
tion et sacralisation, 215 — Le pouvoir Table des illustrations .................... 381
fédérateur, 218 — Les trésors de l'image,
220 — Images publiques, images sociales
et politiques, 221 — L'ombre du Saint-
Office, 229 — Image et imaginaire
baroques, 241.
CHAPITRE V: Les consommateurs d'images .. 243
La colonisation du quotidien, 243 -
Sadisme et défoulement, 249 — Images et
Dans la même série:

NOUVELLES ÉTUDES HIST®RISQUES

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—, Le Sceptre et la marotte. Histoire des fous de cour. Vladimir VODOFF, Naissance de la chrétienté russe.
Victor LÉONTOVITCH, Histoire du libéralisme en Russie. Jean-Claude WAQUET, De la corruption. Morale et pou-
Préface d'Alexandre Soljénitsyne. voir à Florence aux xvi! et xvii! siècles.
Bernard LEWIS, Sémites et antisémites. Eugen WEBER, Fin de siècle. La France à la fin du
—, Islam et laïcité. La Naissance de la Turquie moder- xlxe siècle.
ne.Isabel de MADARIAGA, La Russie au temps de la —, La Fin des terroirs.
Grande Catherine. LAction française.
Georges MINOIS, Histoire de la vieillesse. De lAntiquité à Yosef Hayim YERUSHALMI, De la cour d'Espagne au
la Renaissance. ghetto italien. Isaac Cardoso et le marranisme au
—,Le Confesseur du roi. Les directeurs de conscience sous xvi! siècle.
la monarchie française.
Jean-Yves MOLLIER, LArgent et les lettres. Histoire du
capitalisme d'édition, 1880-1920.
'J
Cet ouvrage a été réalisé sur
Système Cameron
par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l'Estrée
pour le compte des Éditions Fayard
en décembre 1989

DPAAMENTQ
E STOR!A
ivtdo
Peut-on comprendre la guerre des images qui secoue notre temps
sans chercher à en explorer les manifestations passées? Peut-on
mesurer l'importance de l'image aujourd'hui si l'on oublie le rôle
décisif qu'elle a joué dans l'expansion planétaire de la culture
occidentale?
Une piste s'ouvre, qui mène de Christophe Colomb à « Blade
Runner », de 1492 à 2019. Elle traverse l'Amérique hispanique
des côtes de Cuba à Los Angeles, après avoir sillonné le Mexique
colonial et moderne. Au fil des siècles, l'image venue d'Europe
servit à propager la culture occidentale, à coloniser les êtres et
uniformiser les mondes vaincus. Par vagues successives et inin-
terrompues, les images ont déferlé sur le Nouveau Monde : de
l'image médiévale à l'image renaissante, de l'image didactique à
l'image miraculeuse, et jusqu'aux images électroniques.
Loin d'affronter passivement ces invasions, les populations
indiennes, noires, métisses et espagnoles ne cessèrent de s'emparer
des images qu'on prétendait leur imposer. Beaucoup parvinrent à
en -faire l'expression d'une identité, parfois l'instrument d'une
résistance et d'une révolte. Rien n'est plus fragile que la maîtrise
des images.
A suivre les rebondissements de la guerre des images, on dé-
couvre un Mexique colonial et baroque qui paraît étrangement
proche du monde où :'nous nous engouffrons : la fascination et
l'omniprésence de l'image partout reproduite, le métissage des
races, des religions et des cultures, le recours banalisé à la drogue,
le déracinement .des êtres et des mémoires. Terre luxuriante de
l'hybride et des syncrétismes, le Mexique colonial déroule sous
nos yeux un décor exotique et déroutant, en passe peut-être de
devenir notre quotidien.

Serge Gruzinski, directeur de recherche au CNRS, est notamment


l'auteur de . La Colonisation de l'imaginaire. Sociétés indigènes
et occidentalisation dans le Mexique espagnol, xvle - XVIIle siècle.

Doc. de couv. Montage réalisé à partir


de la Vierge de Guadalupe.

35-8222-8
90-1 O
120,00 FF TTC
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