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Dahri HAMDAOUI

Galette d’orge
et huile d’olive

Editions ANWAR EL MAÂRIFA

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Galette d’orge et huile d’olive

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Dahri HAMDAOUI

Galette d’orge
et huile d’olive

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Editions ANWAR EL MAÂRIFA
Tous droits de conception, d’impression et de diffusion
réservés à l’EURL Anwar el Maârifa, Algérie.
Toute reproduction est strictement interdite.

Dépôt légal : 311-2014


ISBN : 978-9931-414-16-2

EURL Anwar el Maârifa

Édition et diffusion de livres


Adresse : Cité du 20 août 1956
Bt 100A bis, N°40, Mostaganem, ALGERIE.
Tél : 045 30 71 84 ; Fax : 045 30 84 93 ; Mob : 07 70 37
45 97
E-Mail : anwar_el.maarifa@yahoo.fr

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Du même auteur :

Si mon pays m’était conté, Ed. l’Harmattan, Paris, 2007


Îles inaccessibles, poèmes, Edilivre, Paris 2014
Raconte-moi, mon pays, Ed. Dar el Adib, Oran, 2015.

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A ma sœur,
A Souilem et Bouazza, mes amis d’enfance,
A Mokhtar, Djilali, Mohamed Laaraf, à Mohamed Tchato,
mes inoubliables camarades,
A mes maîtres d’école, tous sans exception,
A ma cousine Fatna et ma sœur Fatiha cueillies précocement
par la mort,
Et à tous les habitants de Sidi Bel Abbès.

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Au lecteur
Les événements racontés dans ce livre sont authentiques au-
tant que la mémoire peut les faire revivre. Seuls quelques noms
de personnages ont été changés. Les récits de ces souvenirs
n’ont pas été rédigés d’un seul trait : entre le premier écrit et le
dernier, près de vingt ans se sont écoulés. J’ai évidemment rédi-
gé le premier chapitre d’après ce que me racontait ma mère.
J’ai entrepris la rédaction de ce livre qui raconte mon en-
fance durant la dernière décennie de la colonisation d’abord
dans un but thérapeutique : je voulais me soulager de ce lourd
fardeau d’émotions que je portais depuis cette époque. Il y a
même des événements beaucoup plus douloureux que j’ai préféré
taire. Mon enfance en cela ne diffère pas de celle de milliers
d’autres enfants qui ont vécu cette période, j’ai même peut-être
été beaucoup plus gâté que certains. Ce n’est que par la suite
que j’ai entrevu le désir de faire connaître à la génération d’au-
jourd’hui ce que la mienne a vécu.
Cher lecteur, je n’ai aucune prétention littéraire et loin de
moi aussi l’ambition de faire œuvre d’historien. La mémoire, à
fortiori lorsqu’elle est individuelle, n’est pas l’histoire. L’histoire
est une science objective, la mémoire, elle, est subjective. Aussi,
je vous demande humblement de faire preuve de clémence au
moment de juger ce modeste ouvrage.
L’auteur

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Avant propos

Voici ce qu’a spontanément écrit monsieur Kamel Daoud,


écrivain et journaliste algérien, après la lecture de mon manus-
crit. Je tiens à vous signaler que je ne connais pas personnelle-
ment cet écrivain, sinon à travers ses chroniques dans ‘‘Le Quoti-
dien d’Oran’’ dans la rubrique ‘‘Raïna raïkoum’’ et que je ne l’ai
jamais rencontré.

« "Galette d'orge et huile d'olive" est une véritable perle. Il


perpétue une tradition que l'on croyait close dans la littérature
algérienne de proximité : celle des périples des fils du pauvre et
des chemins qui montent. Son auteur n'est pas une célébrité,
l'ouvrage n'est pas un ouvrage d'art et l'histoire est presque celle
de toute une génération, et pourtant !
Pour moi, la lecture de "Galette d'orge et huile d'olive" me
restitua les plaisirs et les émotions douloureuses que je croyais
taris à la lecture d'ouvrages plus récents, brassant soit les
grandes idéologies, soit les intrigues sulfureuses, soit les interro-
gations lourdes. Ici, il n'en est rien : il s'agit de la traduction
humble, précise, consciencieuse et incroyablement honnête du
vécu des Algériens pendant la dernière décennie de colonisation.
Le récit est mené par le témoin le plus impartial qui puisse
être, celui que l'on ne peut embrigader ni dans les chants des
hymnes forcés ni dans celui de la dénégation et de la nostalgie
sournoise : un enfant grandi dans la misère dure, dans le dénue-
ment total et fort du don de l'observation la plus étonnante. On a
de la peine à concevoir qu'il existe encore, dans le corps des
vieux instituteurs algériens héritiers de l'idéologie de "la mission
de l'alphabet" et de l'éclairage des esprits, un auteur discret et
anonyme, capable de garder le secret de son enfance jusqu'à au-
jourd'hui et de la raconter, par la suite, avec autant d'effacement,
de plaisir, de sentiments purs et de distance à saluer comme la
preuve d'une vie riche et acceptée.

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"Galette d'orge et huile d'olive" n'est pas seulement un roman
à faire lire pour les enfants désorientés d'aujourd'hui, mais aussi
par les enfants de la génération de l'auteur, par les chercheurs,
les historiens, ceux qui cherchent à retrouver le sens de leur pré-
sent et ceux qui n'attendent d'un livre que le plaisir de son texte
et la beauté calme de son histoire.
Il faut le répéter donc "Galette d'orge et huile d'olive" est
pour moi un chef d'œuvre discret. Comme le sont certaines
choses sous nos yeux, comme les levers de soleil à travers les
vitres d'un bus de campagne, la mer ou un peu les photos de nos
enfances accompagnées par nos pensées… »
Kamel DAOUD

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Et voici l’article publié par Bouziane Benachour, lors de
la parution de la première édition de ce livre.
Galette d’orge et huile d’olive :
un en-cas de besoin vital
Dahri se raconte humblement dans son livre Galette d'orge et
huile d'olive édité chez Dar El Gharb. Il se livre par paquets de
souvenirs. Sa naissance, ses premiers pas cahotants dans la vie,
sa première enfance, ses premières blessures et ses premiers han-
dicaps.
Il évoque l'école française et parle de l'élève indigène qu'il
était dans le Sidi Bel Abbès des années 1950, la ville de « lalé-
geou » (la légion étrangère), du petit Vichy et des rapports com-
plexes pour ne pas dire conflictuels avec l'occupant. L'auteur se
dénude en écharpe et sans fanfare pour exprimer ses premiers
pas d'homme du peuple mais aussi son éveil à sa condition de fils
du pauvre. La verve du livre a une résonance sociale confirmée.
Le témoignage se veut un modeste repère dans la mise à nu des
contraintes d'une population mise de côté, une population par-
quée dans les bidonvilles, les solidarités de survie et les mé-
fiances communes liées au contexte de l'époque. Le style emprun-
té dans la narration des faits est à dominance sobre, irrigué ici et
là par de solides indications historiques et spatiales.
Une abondante énergie soutient le déroulement des événe-
ments - pour la plupart douloureux - rappelés par le chroniqueur.
Le ton, accompagné d'une bonne dose d'humour, est à la descrip-
tion du quotidien des gens de l'abîme, pas du tout à la nostalgie
ni aux mises au point fiévreuses. Il est hors des sentiers tracés du
retour aux sources, nouvelle panacée chez certains mémorialistes
en mal de réhabilitation réparatrice. Dahri n'a pas de source à
revisiter, ni de passé à vernir, l'homme a un itinéraire à évoquer
dans ses moments déterminants, son cloaque social et ses peines
accessibles. Dès les premières pages, l'ouvrage dégage une forte
impression de réalisme intimiste. Le conteur montre manifeste-
ment qu'il a le sens du récit, du détail qui touche et surtout de la
mesure. Le narrateur est proche des histoires qu'il raconte, fidèle
dans la restitution des histoires qu'il a vécues dans sa chair et les

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misères d'enfant, des histoires qui, en grande partie, ont fait le
vécu de ses semblables, fils de journaliers et enfants de l'errance
coincés par les privations multiples et les rafles de soldats abru-
tis par les ordres.
Certaines de ses évocations sont très personnelles, ça se res-
sent, ça se transmet, ça se partage car ça aide à comprendre
mieux des périodes jamais visitées par l'histoire postindépen-
dance. Dahri se décrit sans complaisance mais sans faire cepen-
dant de reconstitution misérabiliste, pleureuse. Il intervient avec
plus d'insistance sur tel ou tel détail marquant juste pour situer
les territoires des manques multiples, indiquer les vexations ré-
pétitives et les déchéances sociales qu'il a, enfant, traversées,
juste pour rappeler qu'il avait le statut de tous ceux qui étaient
parqués de l'autre côté de la ville, c'est-à-dire un nulle part tour-
menté géographiquement que tentent d'abriter des tôles récupé-
rées, des toiles usées et des maladies synchronisées. Très sou-
vent, il opte pour l'anecdote éclairante pour arpenter - ou ré-
veiller - une mémoire ayant subi à fond cette période agitée. Tout
cela sans engagement colérique, ni mots d'ordres vindicatifs.
L'auteur, mûri par l'âge et probablement assagi par les dés-
illusions de l'après-indépendance, n'invente pas une carte pos-
tale, ne s'invente pas un passé avantageux pour se prodiguer un
présent sur mesure. Il ne cherche pas à se singulariser plus qu'il
n'en faut lorsqu'il est dans la réconciliation d'avec son passé et
ses douleurs individuelles ou collectives comprimées. Dahri re-
valorise ainsi les perspectives de lecture d'une époque, aide à y
voir plus clair dans cette redécouverte - par le recul - de soi. A
priori, l'auteur cherche une lecture apaisée, pas des controverses
pour se montrer. Le livre échappe ainsi délibérément à tout clas-
sement d'école parce qu'il est tout simplement dans l'humain
dans ses rêves inaboutis, ses passages à vide, ses souhaits
contrariés, ses joies inhibées aussitôt exprimées et ses sombres
secrets.

Bouziane Benachour (El Watan du 10 octobre 2010)

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Prologue : la maison sur la colline

Le car s’était arrêté à la sortie du village de Chanzy. Le


chauffeur avait rouspété un peu mais il avait néanmoins fini
par consentir à laisser descendre les deux voyageurs, un
homme et une femme. «Il fallait descendre à l’arrêt, au
centre du village !» Mais ils ne le savaient pas : c’était la
première fois qu’ils prenaient cette route. Pendant une ou
deux minutes, le couple resta debout au bord de la route ne
sachant que faire, puis l’homme se décida à revenir vers les
premières maisons du village. La femme le suivait à
quelques pas derrière.
C’était un homme dans la force de l’âge, trapu et large
d’épaules. Son visage rougeaud et rond était barré par de
grosses moustaches. Il portait un seroual, sorte de pantalon
bouffant comme ceux que portent les habitants du pays, et
une vieille veste qui le serrait un peu sur une chemise
blanche sans col. Sur sa tête était enroulé un turban blanc. Il
avait aux pieds de grosses chaussettes de laine et des sou-
liers ferrés à la semelle épaisse. Il tenait à la main droite un
bâton. C’était un de ces solides bâtons, à la fois souple et
noueux, taillé dans une tige d’olivier sauvage. Un voile
blanc d’un tissu épais et bon marché enveloppait le corps
menu de la femme qui l’accompagnait.
Le voyageur vit deux hommes en djellaba qui discu-
taient devant la porte de la première maison. Il s’approcha
d’eux et les salua. Ils interrompirent leur discussion et ré-
pondirent à son salut.
«Nous venons voir sidi Dahri. Pouvez-vous nous indi-
quer le chemin qui mène à sa zaouia ?»
Les deux hommes lui expliquèrent avec force gestes le

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chemin à prendre. Il les remercia et revint vers la femme
qui l’attendait en retrait.
«Viens, suis-moi.
- C’est loin ?
- C’est à trois ou quatre kilomètres d’ici.»
Et ils quittèrent la route pour prendre une piste bordée
d’oliviers qui coupait à travers un champ. Il avait plu la
veille et de grandes flaques obstruaient parfois le passage.
Ils étaient obligés de les contourner en foulant la terre
meuble sur les bas-côtés entre les arbres. Bientôt les se-
melles de leurs souliers s’alourdirent de terre. La femme re-
levait constamment le bas de son voile pour éviter qu’il ne
se mouillât. Les grosses chaussettes de l’homme étaient dé-
jà toutes trempées. Et il se mit à pester d’abord entre les
dents puis suffisamment haut pour être entendu de la
femme :
« Je suis bête à écouter les sornettes de bonne femme.
Etre obligé, par une journée pareille, à crapahuter à travers
champs.»
Mais elle gardait le silence. Elle savait qu’il voulait l’en-
traîner vers une dispute. Et elle faisait bon dos.
La piste s’était rétrécie et grimpait maintenant le long
d’une colline. Un pâle soleil avait fait son apparition mais il
n’arrivait pas à réchauffer cette journée d’hiver. Néanmoins
et comme ils arrivaient au sommet du mamelon, l’homme
s’arrêta pour souffler un peu. Malgré le froid, il était en
sueur. Il scruta du regard les alentours et il distingua à
quelque deux kilomètres plus loin une construction blanche.
Elle culminait sur la plus haute colline de la région. Aucune
route, aucune piste ni aucun bout de chemin ne semblait y
mener.
« Ton bon Dieu de bon Dieu de sidi ‘‘je ne sais plus qui’’
n’a pas trouvé coin plus retiré pour s’installer…

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- Ne blasphème pas, homme, dit doucement la femme.
- Et toi ? Tu crois que ton bon Dieu est content de toi ?
Au lieu de t’en remettre à Lui, madame veut voir son sidi
‘‘je ne sais qui’’.
- Sidi Dahri est un saint homme. Tout le monde raconte

- Ouais, je sais, tous disent qu’il a fait des miracles.
Mais moi je n’y crois pas à ces balivernes. Tout ça, ce n’est
que des histoires de femme. C’est cette vieille folle, Yamna,
la femme du vieux Djilali notre voisin, qui t’a bourré la tête
avec ces sornettes… »
Il s’arrêta net. Son soulier était resté planté dans la terre.
Il laissa échapper un juron et revint en sautillant récupérer
sa chaussure. Son soulier à la main et toujours à cloche-
pied, il se dirigea vers une grosse pierre sur laquelle il s’as-
sit puis à l’aide de son bâton il s’évertua à enlever la plaque
de boue qui s’était fixée à ses semelles. Ce contretemps
avait attisé sa colère et il continuait à maugréer.
« Ton sidi, c’est un profiteur comme tous les charlatans.
Il profite de la bonne foi des gens. Et de leur ignorance. De
leur ignorance surtout. Oui, c’est de l’ignorance. Il y a
beaucoup de couples qui ne peuvent avoir d’enfants, ils ne
s’en portent pas plus mal, hein ? Ton sidi, il se mêle des af-
faires du bon Dieu. Que peut-il faire, lui ? Hein ? Si tous
nos enfants meurent très tôt, que peut-il y faire lui ? Il ne
peut quand même pas arrêter la mort ? Quelle blague ! …
Bête, j’ai été bête de t’avoir écoutée. »
Il était parti. Rien ne semblait calmer sa colère. Il s’en
voulait d’avoir prêté l’oreille à sa femme. Il s’en voulait
d’avoir cédé, lui l’homme.
Mais elle gardait toujours le silence. Cela faisait des
mois qu’elle lui répétait la même chose. Inlassablement.
Chaque matin juste avant qu’il ne partît au travail, chaque

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soir au creux de l’oreiller, dans l’obscurité après qu’il eut
soufflé sur la flamme du quinquet. Depuis le jour où une
femme lui avait parlé de ce marabout, elle y avait entrevu la
fin de son supplice. Cela faisait sept ans qu’elle était mariée
et son foyer était toujours sans enfants. Elle en avait bien eu
trois, trois garçons superbes, mais qui sont tous morts avant
d’atteindre leur première année. On lui avait dit que c’était
le mauvais œil et qu’il lui fallait réagir si elle ne voulait pas
être répudiée. Et il avait fini par consentir à l’emmener voir
ce marabout. Il avait profité des festivités du nouvel an pour
demander deux jours de congé à son patron, monsieur Cou-
sin, un colon des environs de Sidi Bel Abbès. Et ce matin,
ils avaient attendu au bord de la route le car qui devait les
mener à la grande ville pour pouvoir prendre celui de Chan-
zy. Et les voilà…
Comme le soleil disparaissait derrière de gros nuages
menaçants, l’homme se releva prestement.
« Hâtons-nous avant qu’il ne se remette à pleuvoir, dit-il
en relevant le col de sa veste sur la nuque et en rentrant la
tête entre les épaules.
Il n’avait pas fini sa phrase que de grosses gouttes de
pluie s’écrasèrent sur le sol. Il se retourna vers sa femme.
Elle avançait péniblement derrière lui.
- Dépêche-toi, si tu ne veux pas que cette pluie nous
trempe comme des chiens égarés. »
Mais il était trop tard, en quelques secondes, ils furent
tout trempés. Des trombes d’eau tombaient du ciel. Il ne dit
plus un mot se contentant d’avancer dans la glèbe. Mainte-
nant, ils ne faisaient plus attention où ils mettaient les pieds.
Cela n’aurait servi à rien de toutes façons. Ils marchèrent
sous la pluie pendant près d’une heure. Lui devant, en ju-
rant à chaque pas et elle, trottant à quelques pas derrière lui,
silencieuse, et priant en son for intérieur que cette visite lui

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donnerait enfin la paix et le bonheur qui la fuyaient depuis
des années.
Des aboiements leur firent lever la tête. La maison
blanche aperçue tout à l’heure était là devant eux. C’était
une construction récente, sans étages, assez grande et trô-
nant au milieu d’une immense cour. La bâtisse était proté-
gée par un mur haut de plus de deux mètres et formant un
carré d’une cinquantaine de mètres de côté. Un homme de
grande taille, un géant noir, le corps complètement enfoui
dans une grande djellaba, se tenait devant l’unique portail à
deux battants.
«Salam aleïkoum, dit le voyageur.
- Que la paix soit avec vous. Soyez les bienvenus. Je
vous ai vus de loin et je vous attendais. Mais entrez, ne res-
tez pas là dehors, entrez ! Vous êtes les bienvenus.
- On a mal choisi notre jour pour vous rendre visite
mais on ne pouvait faire autrement, dit l’homme comme
pour s’excuser.
- C’est Allah qui guide nos pas, sidi. Mais entrez, entrez
donc, vous êtes les bienvenus ! répéta-t-il avec une insis-
tance quasi obséquieuse»
Et ils pénétrèrent dans la cour. De part et d’autre de la
maison, étaient dressées deux tentes. Dans celle de droite,
une dizaine d’hommes étaient réunis autour de deux tables
basses : ils mangeaient du couscous. Dans la tente de
gauche, tout autant de femmes étaient assises autour d’un
grand feu de bois. Seules deux femmes, debout, semblaient
s’affairer à préparer du thé. Une jeune fille sortit de la tente
et dit à la femme qui venait d’arriver :
« Par ici, lalla ! Venez. »
Pendant ce temps, l’homme entraîna le nouvel arrivant
vers la tente de droite :
« Depuis que je vous ai aperçus au loin, j’ai donné

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l’ordre de retarder le déjeuner. Prends une cuillère, sidi, et
joins-toi à nous. Mets-toi du côté du feu, ça te réchauffe-
ra. »
Le voyageur salua les personnes qui se trouvaient là. Il
se déchaussa, posa ses chaussures auprès du feu et s’assit à
une table. Ils mangèrent dans un silence troublé seulement
par le bruit des cuillères et bientôt les grands plats de cous-
cous furent achevés.
« Avez-vous bien mangé ? Il y a encore du couscous, dit
l’homme qui les avait accueillis.
- El hamdoulillah, répondirent en chœur les hommes en
s’essuyant les lèvres du revers de la main.
- El hamdoulillah, répéta leur hôte. Que ceux parmi vous
qui veulent s’acquitter de la prière du Dhohr me suivent
pour les ablutions, le maître de ces lieux vous attend dans la
salle des prières, ajouta-t-il. »
Trois hommes seulement se levèrent et le suivirent vers
une petite porte. Les autres avaient baissé la tête, confus.
Un quart d’heure plus tard, ils étaient de nouveau tous
réunis sous la tente. On leur servit du thé. Quelques uns
avaient sorti des cigarettes et s’étaient mis à fumer. Cette
hospitalité en ces temps de disette et de rationnement les
avait un moment décontenancés et ils avaient gardé le si-
lence. Cependant la chaleur du feu, le couscous épicé et le
thé très chaud délièrent les langues et bientôt un échange de
paroles s’établit. D’abord timide et discret sur des sujets
vagues puis rapidement ils en vinrent au motif de leur visite
à ce lieu.
«Il paraît que tous les couples qui ont été bénis par lui
ont eu, dans l’année qui suivit, un garçon, dit l’un.
- Un garçon ! Ah ce que je donnerais pour en avoir un,
un seul, soupira un autre. Et il ajouta : j’ai cinq filles.
- Moi, ma femme ne m’a rien donné, ni fille, ni garçon.

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Mon frère qui s’est marié deux années après moi a déjà
deux enfants. Nous avons vu tous les marabouts de la ré-
gion. Nous sommes même allés voir Sidi Kada ben Mokh-
tar, à Mascara, l’année dernière. Ma femme, c’est une
bonne fille mais, si elle ne me donne pas d’enfant, cette an-
née je pressens que je vais en épouser une autre…
- Prie Dieu que Sidi Dahri vous bénisse. Vous n’aurez
pas à le regretter.»
Le dernier visiteur, tout occupé à sécher ses chaussettes
et sa veste auprès du feu, écoutait d’un faux air discret. Il
était très dubitatif. Pour lui, tout ceci n’était que des niaise-
ries débitées par de pauvres diables qui n’avaient jamais
mis les pieds dans une école et encore moins vu un docteur.
Lui non, il n’était pas comme eux. Il en avait vu des choses
et visité des pays, lui. Non, il n’était pas comme ces pay-
sans, ces péquenots. Et même s’il n’est jamais allé à l’école,
il a fait l’armée, lui, et pendant quinze ans… Il en était là
dans ses pensées quand le géant noir se planta devant lui et
lui dit :
« C’est toi Aïssa ?
- Oui, c’est moi, qu’y a-t-il ?
- Le maître demande à te voir, sidi.
- Moi ? Pourquoi ?
- Je n’en sais rien, sidi. C’est à lui qu’il faut le deman-
der.
- Et moi, s’écria l’homme aux cinq filles. Je suis là de-
puis cette aube. Cet homme vient tout juste d’arriver.
- Mon maître demande à voir l’homme qui s’appelle
Aïssa, et je ne suis que son humble serviteur.
Et se tournant vers le dénommé Aïssa :
- Ayah, sidi, tu viens. Ne faisons pas attendre le maître. »
Le voyageur se dépêcha de remettre prestement ses
chaussettes et ses souliers et suivit le serviteur. Il le mena

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vers une porte dérobée derrière leur tente et qu’il n’avait
pas remarquée. Les deux hommes pénétrèrent dans la mai-
son, longèrent un couloir sombre et arrivèrent à une pièce
illuminée seulement par des bougies sur des cierges placés
aux quatre coins. Un vieux tapis de laine, usé par endroits,
recouvrait presque tout le sol de la pièce. Sur un des murs
était accrochée une natte qui devait servir à la prière. Un
vieillard à la barbe aussi blanche que la robe qu’il portait et
qui tenait un chapelet à la main droite était assis sur une
peau de mouton. Ses épaules étaient recouvertes d’un bur-
nous en poils de chameau. Le burnous était le seul signe de
richesse dans la pièce. A droite du vieillard, un grand brase-
ro diffusait une douce chaleur. Une odeur d’encens flottait
dans l’atmosphère confinée de la pièce.
«Salam aleïkoum, dit Aïssa.
- Que la paix soit avec toi, répondit le vieillard. Entre
Aïssa, et assieds-toi en face de moi. C’est bien toi Aïssa ?
- Oui, sidi. Mais comment…
- Comment je connais ton nom. Ça, je ne le sais pas
moi-même. Tout ce que je sais, c’est que tu t’appelles Aïssa.
Je sais aussi que tu es un homme de peu de foi. Tu es même
un sacré roublard qui ne rate aucune occasion de profiter de
celle des autres. Tu te crois plus malin parce que tu as roulé
ta bosse un peu partout. Tu as été un jour tout près des lieux
saints n’est-ce pas, et même la pensée d’y faire un tour, par
curiosité au moins, ne t’a pas effleuré l’esprit ? Tu préférais
te saouler et passer tes nuits dans les bras de femmes plus
dévergondées que toi. Que Dieu nous préserve de telles
abominations…. »
L’homme restait là, bouche bée. Il était toujours debout,
ses souliers à la main. Il regardait ce vieillard, soudain ef-
frayé. Il parlait sans faire de geste et, si ce n’était un frémis-
sement qui parcourait ses lèvres, on aurait dit que ses pa-

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roles émanaient d’un corps sans vie. Mais, bon Dieu, com-
ment savait-il tout cela ? Oui, soldat, engagé volontaire dès
1927, il avait passé plusieurs années au Liban et en Syrie.
Oui, à chacune de ses permissions, il laissait toute sa solde
dans des beuveries mémorables. Oui, jamais ne lui était ve-
nue l’idée de s’acquitter de ses prières même s’il observait
à contrecœur le jeûne du mois de ramadan…
« Ainsi donc, c’est toi Aïssa. Assieds-toi, reprit le vieil
homme, tu aurais peur d’un vieillard aveugle, toi qui ne
crains même pas ton Créateur ?
Et il leva vers lui son regard éteint.
L’homme se débarrassa de ses chaussures qu’il posa
dans un coin et s’assit en face du vieillard.
- Ecoute-moi, mon fils, dit-il d’une voix soudain plus
douce, et n’aie crainte. Si je te voulais du mal je ne t’aurais
pas accueilli comme je le fais. Je sais que tu es ici aujour-
d’hui parce que ta femme t’a convaincu de venir.
Et tournant la tête vers le géant qui était resté debout
dans l’embrasure de la porte :
- M’hamed, dis à Zouleïkha qu’elle demande à la femme
de ce monsieur de venir nous rejoindre. Revenant à son
hôte, il ajouta : elle s’appelle Zana, n’est- ce pas ?
Il disait ces mots et un large sourire illuminait son vi-
sage.
Lorsqu’une jeune fille revint quelques instants plus tard
accompagnée de la visiteuse, l’homme était encore interlo-
qué. Il ne leva même pas les yeux sur sa femme qui, après
s’être déchaussée, vint déposer un baiser sur la tête entur-
bannée du vieillard. Celui-ci lui demanda de s’asseoir à cô-
té de son mari.
« Bonjour ma fille, lui dit-il. Ton ivrogne de mari a rai-
son sur un point : je ne suis pas le bon Dieu. Qu’Il me pré-
serve d’un tel pêché ! Je comprends ton désarroi, ma fille

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mais je ne partage pas tes craintes car ton homme va s’assa-
gir. Oui, il s’assagira, sois patiente, il s’assagira.
- D’accord sidi, je serai patiente… Mais sidi, je suis ve-
nue pour …
- Oui, je sais, ma fille, je sais… Je sais pourquoi tu es
venue.
Il resta un instant silencieux puis il poursuivit :
- Il n’est pas facile de voir ses enfants mourir précoce-
ment juste au moment où ils prennent toute leur place dans
nos cœurs, mais c’est Allah et c’est Sa volonté. Garde ta foi
en Lui. Les gens viennent me voir pour me demander l’im-
possible. Ils oublient qu’Allah, Lui seul, est notre maître et
que nous ne sommes, nous tous, que ses serviteurs.
- Qu’Il soit loué, dit doucement la femme.
- Qu’Il soit loué, répéta machinalement son homme, de
plus en plus déconcerté.
- Que Dieu soit loué et que Ses prières et Son salut
soient sur notre bien-aimé prophète, et sur tous les autres
prophètes, amen.
- Amen, répétèrent l’homme et sa femme.
- Va, ma fille, va en paix. Tu portes un enfant dans ton
ventre…
- Non, sidi, je ne suis pas enceinte…. Enfin, peut-être…
je ne sais pas…
- Si, si, tu portes un enfant dans ton ventre. Va rentre
chez toi. Va en paix car cet enfant vivra, incha’a Allah.
- Oh, merci sidi, mille mercis sidi…
- Ne me remercie pas. C’est Lui seul qu’il faut louer et
remercier, ne l’oublie pas ma fille. Allez en paix, toi et ton
homme.
L’homme était déjà debout et farfouillait dans la poche
intérieure de sa veste à la recherche de son portefeuille. De-
vinant son geste, le géant noir lui retint le bras et lui lança

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un regard comme pour lui demander de n’en rien faire.
L’homme comprit. Il allait prendre ses souliers quand le
vieillard dit :
- J’accepterais bien une récompense mais pas comme
celle que tu voulais me donner à l’instant.
- Oui, sidi, dit l’homme. Parlez, que voulez-vous que
nous fassions ?
- Oh, ce n’est qu’une petite chose. Mais je ne sais si …
Dis-moi, ma fille, tu aurais voulu que l’enfant que tu portes
soit un garçon, n’est-ce pas ?
- Peut m’importe, sidi. Garçon ou fille, ce que je vou-
drais c’est de le voir vivre et grandir…
- Ce sera un garçon. Oui, tu auras un garçon, incha’a Al-
lah. Il vivra et grandira parmi les siens, incha’a Allah. Il
sera aussi bon fils que bon père. Cependant je dois te préve-
nir, il aura une marque sur le corps. Oh, juste une petite
marque, rien de bien méchant. Je crois aussi que tu penses
le prénommer Abdelkader, comme ton grand-père ?
- Cela me comblerait de joie, en effet.
- Je sais, ma fille, je sais. Voilà, je voudrais que vous ti-
riez le prénom de cet enfant à la courte paille. Ma récom-
pense sera une paille à mon nom. Le feriez-vous ? Qui
sait ? Peut-être ce garçon s’appellera-t-il Dahri, comme
moi, dit-il avec un sourire malicieux. Allez, et que Dieu
vous préserve. Aïssa, n’oublie pas, prends soin de ta femme
et de tes enfants. »Et, baissant la tête, il reprit son chapelet
et ses prières silencieuses comme pour signifier que l’entre-
tien était clos.
Une heure plus tard, Aïssa et sa femme étaient au bord
de la route. Le couple attendait le car qui devait les ramener
à Sidi-Bel-Abbès. Ni l’homme, ni la femme n’avaient pro-
noncé un seul mot depuis qu’ils avaient quitté les gens de la
maison perchée là-haut sur la colline. La pluie avait cessé

26
de tomber…
Moins de neuf mois plus tard, je vins au monde. Pendant
près de deux ans, on chercha vainement une marque sur
mon corps et on finit par croire que le vieillard n’était pas si
infaillible. Vers mes deux ans, une de mes tantes remarqua
fortuitement que mes deux doigts de la main gauche, le ma-
jeur et l’annulaire, sont écartés. Ah, oui, j’allais oublier : je
m’appelle Dahri…

27
Ma famille

Ma mère a eu trois enfants avant moi. Ils sont tous morts


avant d'atteindre l'âge d’un an. Avec mon père, elle aura
trois autres enfants : deux filles et moi. Je suis l’aîné de
cette fratrie. Ma petite sœur, la dernière-née, est morte, elle
aussi, alors qu'elle avait deux ans et semblait, de loin, la
plus forte de nous trois. Une épidémie de rougeole l’empor-
ta à l’aube d’une douce journée de printemps. Très tôt le
matin, notre père nous réveilla : «Venez dire adieu à votre
petite sœur». Nous déposâmes chacun un baiser sur ses
joues roses et elle s’éteignit doucement en souriant. Son
sourire m’a hanté pendant des jours. Ma mère pleurait si-
lencieusement dans une encoignure de la baraque qui nous
abritait à cette époque. La mort de notre petite sœur nous a
beaucoup affectés. Ce fut pour moi, en tous les cas, la pre-
mière fêlure dans ma frêle carapace. Son petit corps repose
dans le grand cimetière de la ville, à l’ombre du mausolée
de Sidi Bel Abbès. De cette petite sœur, j’ai tout oublié. Je
ne me souviens que de ce sourire sur son lit de mort. C’est
la seule image que j’ai conservée d’elle. Et encore c’est une
image floue, aujourd’hui je ne saurais la reconnaître si par
miracle elle venait à renaître.
Mon père a épousé plusieurs femmes avant ma mère.
Dix, disait-il, non sans une pointe de fierté et en lissant sa
moustache. Il exagérait sans doute. Dieu seul sait combien
d’enfants il a eus avec ses autres femmes. Je n'ai pu
connaître un de mes demi-frères qu'à ma seizième année.
Deux ans plus tard celui-ci se mariait. Nous l’avons aimé,
ma sœur et moi, avant de le connaître, dès que mon père

28
nous en avait parlé, comme on aime un frère. Lui, il a gardé
une sorte de rancœur pour nous, ce que je comprenais. Mais
que je ne comprends plus : nous lui avons prouvé, à maintes
reprises, notre affection.
Quand mon père a épousé ma mère, il avait quarante-
trois ans alors que ma mère en avait vingt-cinq. Ma mère
aussi a été mariée deux fois avant de devenir la femme de
mon père. Son premier mari a disparu moins d’un mois
après la célébration du mariage. Personne ne l’a revu de-
puis. Son second mari l’a répudiée quand il a vu que tous
les enfants qu’elle lui donnait étaient chétifs et mouraient
précocement.
Nadia, ma sœur, a aujourd’hui soixante ans, dont plus de
la moitié d'exil. Mariée à dix-neuf ans à un homme qu’elle
n’a jamais aimé et qui avait alors le double de son âge et
mère à vingt ans, elle quitta le pays juste après la naissance
de son deuxième enfant. Après des séjours plus ou moins
longs dans trois pays et quatre autres enfants, elle s’établit
définitivement en Europe avant de se séparer d’un mari qui
vivait à ses crochets depuis si longtemps.
L'exil, je l'ai essayé moi aussi mais j'ai lamentablement
échoué. Je me suis rendu compte que l'exil était en moi.
Mon mal réside dans un sentiment exacerbé de solitude
malgré toutes mes tentatives désespérées vers les autres.
Désespérées parce que naïves et vouées à l'échec, d'emblée.
C'est que les autres n'ont pas de temps à perdre avec les per-
sonnes sensibles qu'ils assimilent à des faibles. Mon mal ré-
side, aussi, dans ma tristesse. Une amertume sans raison, du
moins apparente. Sans doute est-ce parce que j'ai été conçu
une nuit d'hiver. Mon père, mal réchauffée par le litre de vin
qu'il avait bu et l'esprit encore embué par l'alcool, avait,
dans un élan d'ivrogne, abusé de ma mère. Non, je ne pense
pas être le fruit d'un amour, comme le sont tant d'autres de

29
mes semblables. Toujours est-il que je suis né dans l'agonie
d'un été, à l'heure où les ombres s'allongeaient.
A ma naissance, ma mère tomba malade et je fus privé
de son sein. Père, alors sans travail, me trimbalait dans le
village à la recherche d'hypothétiques nourrices. Il m'aurait
laissé crever de faim, si cette quête surréaliste ne lui procu-
rait pas un certain plaisir à dévorer des yeux, quand l'occa-
sion s'y prêtait, les seins que je tétais. Quelques mois plus
tard, il nous abandonna et quitta la région prétextant la re-
cherche d'un travail. Peu après, ma mère vendit tout le peu
que nous possédions et le rejoignit. Elle fut bien inspirée : il
vivait avec une autre femme à qui il avait fait la promesse
de l’épouser. Néanmoins et peut-être à la vue de son garçon
faisant déjà ses premiers pas, il renonça à ce mariage. Ma
mère ne s'en offusqua pas. Je m'aperçus en grandissant que
mon père était autant jaloux qu'infidèle. Une jalousie et une
infidélité maladives : autant il se permettait tout avec les
autres femmes, et même de venir en parler devant ma mère
qui sans doute souffrait en silence, autant il se mettait dans
une colère aveugle dès que ma mère avait osé mettre le nez
dehors. Et quand il avait décidé de la punir, il devenait bru-
tal et méchant. Il avait une piètre idée des femmes : elles
étaient toutes des êtres foncièrement maléfiques et des sup-
pôts de Satan, donc bonnes, toutes, pour les feux de l’enfer.
Il disait qu’une femme doit être battue de temps en temps.
Même si elle n’avait rien fait. Je crois bien que pour lui
c’était dans la nature des choses. De plus mon père était un
roublard, du moins il en était convaincu. Il avait une haute
idée de lui-même et se croyait plus malin que les autres
alors que ses coups fumeux se flairaient de loin.
Il avait cependant une qualité : il était d’une générosité
proverbiale. Il était capable de donner tout ce qu’il possé-
dait à plus misérable que lui. Tous ceux qui l’ont connu lui

30
reconnaissaient cette vertu. Cette générosité s’étendait à
tous ceux qui le sollicitaient, même à ceux qui, un jour, lui
avaient fait du mal. Il avait bon cœur, disaient les gens, si-
gnifiant par là qu’il ne gardait pas rancune. Je crois humble-
ment que j’ai hérité de ces deux traits de caractère : je n’ai
jamais su être rancunier et je suis prêt à donner ma chemise
à qui me la demanderait.
Ma mère vivait dans une détresse continue : elle avait
peur de perdre son mari ou de se retrouver un jour répudiée.
Mais elle craignait par-dessus tout de voir ses enfants mou-
rir précocement. Elle finit par se persuader qu’elle ne de-
vrait pas s’attacher à ses enfants si elle voulait les garder.
Elle devenait dure, froide, méchante et dissimulait ses senti-
ments. Si bien qu’avec l’âge, elle avait fini par bâtir un mur
entre elle et le reste du monde et elle s’était réfugiée dans
une forteresse austère où les sentiments n’avaient plus au-
cune place. Elle est de plus en plus persuadée que les gens
ne lui veulent que du mal. Vous lui racontez une blague et
elle pense que c’est d’elle que vous riez, vous voulez la
conseiller et elle vous jette un regard plein de défiance. Au-
jourd’hui, à plus de quatre-vingts ans, elle vit cloîtrée dans
sa chambre refusant de se mêler à la famille, ruminant à
longueur de journée, râlant la nuit, se plaignant de mille
maux et racontant, à qui veut bien l’écouter, que ses enfants
sont la source de tous ses malheurs. Sans doute qu’elle nous
aimait ma sœur et moi mais je ne me souviens pas d'une
seule fois avoir été étreint dans ses bras. Jamais un mot
doux, jamais une gentillesse. Pour elle, tout cela n’était que
mièvreries. Jamais ma mère ne nous a appelés autrement
que par nos prénoms. Quand elle était en colère, et elle
l’était souvent, elle nous lançait des ‘‘fils de chien’’ et on fi-
lait doux. Quand ma sœur ou moi avions fait une quel-
conque bêtise, elle nous rattrapait et nous pinçait l’intérieur

31
des jambes, juste là où la peau est fine et sensible et où cela
fait terriblement mal. Nos jambes et nos bras étaient tou-
jours couverts de bleus.
Quand je voyais un enfant dans les bras de sa mère, je
pleurais en silence maman en t'imaginant me serrer contre
ta poitrine. Et je pleure toujours…
Mon père, lui, continuait à se saouler et à vadrouiller
d’une région à une autre, d’un village à un autre. Ma mère
le rejoignait dès que son absence se prolongeait, que la nou-
velle d'une de ses nombreuses incartades arrivait ou que nos
maigres économies s’épuisaient. Dieu ! Que de toits nous
ont accueillis ! Et de toutes sortes ! Du hangar à la tente,
d'un coin dans une écurie à une baraque dans un sordide bi-
donville. Nous avons même passé un hiver dans un gourbi
avec, en guise de porte, des sacs de toile de jute cousus et
un immense fagot de sarments qu’on tirait à l'aide d'un gros
fil de fer pour fermer et qu’on poussait pour ouvrir. Une
nuit où la pluie n'avait pas cessé de tomber durant des
heures, un des murs de notre précaire demeure s'effondra et
le toit de chaume, gorgé d’eau, s’abattit sur nous dans un
craquement sinistre. Des voisins, guère mieux lotis que
nous, nous accueillirent. Nous étions tout mouillés et on
tremblait de la tête aux pieds.
C'est cet hiver-là que ma sœur, qui avait deux ans à
l'époque, s'était brûlé les fesses dans un kanoun, sorte de
brasero en argile cuite, sur lequel maman faisait cuire nos
maigres pitances et autour duquel on se réunissait pour pro-
fiter de la chaleur qu’il diffusait. Elle guérit sans soins et
avec beaucoup de douleurs. Pendant plusieurs semaines,
elle ne pouvait s'asseoir et encore moins déféquer sans souf-
frances.
Nous grandîmes, ainsi, ma sœur et moi. Ballottés de
ville en ville, d'un village à un autre, d'une ferme à une

32
autre, selon l'humeur de mon père, de ses colères ou, plus
prosaïquement, selon les saisons. On passait les moissons
ici, les vendanges là, les labours semailles ailleurs. Mon
père qui n'avait aucune qualification était journalier agri-
cole. Parfois, il se faisait cantonnier. Ce n’est que lorsque
j’eus sept ans et alors que ma mère était enceinte de ma
deuxième sœur qu’on s'installa définitivement dans une
grande ville. C’était parce que je devais aller à une école de
la ville, disait-il, une vraie école citadine. Je venais de rater
lamentablement ma première année à l’école du village de
Lamtar, situé à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Si-
di-Bel-Abbès.

33
Les hôtes de Dieu

Je devais avoir trois ou quatre ans, mais je m'en sou-


viens nettement... J'étais assis en face du chien qui lapait
une bouillie faite de morceaux de pain rassis et d'une poi-
gnée de grosse semoule d'orge trempés dans du lait. J'avais
comme unique vêtement une ample chemise d'homme qui
m'arrivait jusqu'aux chevilles et que ma tante avait raccom-
modée pour qu'elle restât accrochée à mes épaules. Mon vi-
sage, mes cheveux en broussaille, mes mains, mes pieds,
mon corps tout entier était sale et avait la couleur de la
poussière environnante.
Quand le chien, rassasié, leva la gueule et se détourna de
l'écuelle toute bosselée, je m'en saisis rapidement et me mis
à manger ce qui restait. C'est à ce moment que, sorti je ne
sais d'où, mon père arriva. Il me happa brusquement et don-
na un grand coup de pied à l'écuelle. Je me mis à pleurer :
mon repas était fichu. Il me prit dans ses bras, me regarda
longuement et des larmes silencieuses glissèrent sur ses
joues. Il me serra fortement contre lui et soudain essuya ses
larmes et se dirigea vers le gourbi le plus proche. C'était ce-
lui de ma tante. Je me tus. Soudain, il se retourna et revint
chercher l'écuelle. Il se baissa pour la ramasser. J'étais tou-
jours dans ses bras. A ce moment, une voix, celle de ma
tante, se fit entendre derrière nous :
« Aïssa, tu es là ! Je ne t'ai pas vu arriver. Et que fais-tu
avec cette écuelle à la main ?
- Ce que je fais ? Ce que je fais ? Je te confie mon fils
pour quelques jours et je le retrouve affamé partageant avec
le chien sa bouillie. Et tu me demandes ce que je fais.

34
Les mots avaient du mal à sortir de sa bouche. Il étouf-
fait...
- La bouillie du chien ?
- Oui, et ne viens pas me contredire ! Je l'ai vu, de ces
yeux qui seront dévorés par les vers. Je l'ai vu ... C'est mon
fils ...et toi, tu es ma sœur… Tu es ma sœur... Mon fils...
c'est aussi le tien...
- Mais...
- Mais à qui donc, mon Dieu, devais-je le confier ? Si toi
ma sœur...Et regarde dans quel état, il est.
Il me déposa à terre et m'arracha brusquement la che-
mise.
- Et ça ! Qu’est-ce que c’est ? Où sont ses vêtements ? Je
te l'ai confié avec des vêtements et je retrouve mon fils
dans... dans ça !» Il ne pouvait ajouter un mot.
Il s'assit à même le sol, me prit sur ses genoux et se re-
mit à pleurer. Jamais, auparavant, je n'avais vu mon père
pleurer. Les minutes qui suivirent, nous les passâmes dans
les bras l'un de l'autre. J'étais heureux de revoir mon père
mais je ne m'expliquais ni sa colère ni son chagrin. Plus
tard, je sus que mon père m'avait confié à ma tante parce
que ma mère était gravement malade. Elle avait même failli
mourir des suites d'une fausse couche... Mais sur le mo-
ment, j'étais heureux tout nu dans les bras de mon père. Cet
homme si peu expansif pleurait et je savais confusément
que j'étais la cause de ces larmes qui coulaient, silencieuses,
sur ses joues. Quelques années plus tard, une scène presque
identique eut lieu : j'étais malade et mon père m'avait porté
dans ses bras à travers toute la ville pour rejoindre l'hôpital.
Là aussi, il avait pleuré.
Quelques instants plus tard, mon père qui, jusque là,
était resté silencieux, demanda mes vêtements et comme ils
étaient encore plus sales que la camisole que je portais, il

35
me la remit sur le corps et nous quittâmes les lieux. Il me
posa sur ses épaules et se dirigea vers la route. Il n'avait
plus dit un mot à sa sœur. Il se dépêchait : nous devions in-
tercepter le dernier car qui rentrait au village où on habitait
à l'époque et distant d'une quarantaine de kilomètres. Mal-
heureusement pour nous, il était déjà passé. Plutôt que de
retourner sur nos pas et passer la nuit chez ma tante, père
décida de rentrer à pied. Il était bon marcheur mais il se fai-
sait tard. Quelques paysans, rencontrés sur la route, qui re-
tournaient des champs après une dure journée de travail, es-
sayèrent de l'en dissuader. Rien n'y fit. Il persévéra dans son
entêtement et poursuivit son chemin...
Bientôt, la nuit tomba et père, fatigué de me porter sur
ses épaules, me déposa à terre. Nous restâmes debout au
bord de la route pendant de longues minutes. J'avais peur et
il me semblait qu'il se ravisait. Soudain, il s'accroupit, posa
ses mains sur mes épaules et me dit :
« Ecoute, n'aies pas peur ! Tu es grand, tu as plus de
trois ans maintenant. Tu es un homme...Il se tut puis ajouta
brusquement : si nous coupons à travers bois, nous gagne-
rons bien un dizaine de kilomètres. Je connais la région.
Nous serons chez nous avant l'aube. Tu as froid ?
- Non, ... un peu...
- Alors marchons, ça te réchauffera... et si tu te fatigues,
je te porterai… Oui à l'aube, nous serons chez nous... »
Il voulait s'en convaincre. Il savait qu'avec moi, il ne le
pourrait pas. Il savait aussi que je ne comprenais pas ce qui
nous arrivait. Et puis j'avais faim. Je le lui dis : « P'pa, j'ai
faim ! ». Il me saisit par la main et nous quittâmes la route.
Peu après, la nuit était complètement tombée et je ne
distinguai plus rien. Je ne marchais plus à ses côtés, je trot-
tais, trébuchant à chaque pas. Alors il me prit dans ses bras
et, plongés dans la nuit, nous continuâmes notre chemin. Je

36
voyais, par-dessus son épaule, quelques étoiles qui
brillaient dans le ciel noir. Et bientôt, endolori, le ventre te-
naillé par la faim et ballotté par les mouvements de sa
marche saccadée, je m'endormis dans ses bras...
Des aboiements me réveillèrent. Le jour commençait à
poindre. La première sensation que je ressentis à mon réveil
fut celle d'une douce chaleur. J'ouvris les yeux : nous étions,
père et moi, couchés dans une meule de foin. Il m'avait re-
couvert de sa veste et s'était endormi à mes côtés. Consta-
tant que j'étais réveillé, il me dit :
« Bonjour !
Je lui répondis.
- Tu es bien lourd, tu sais. Et encore tu n'as rien avalé
depuis hier après-midi. As-tu faim ? ...Au moins, tu n'as
plus froid ?
Voyant que je ne lui répondais pas, il ajouta :
- Attends, ne bouge pas. Je vais nous ramener quelque
chose à manger. » Et il se leva.
Il se dirigea vers des maisons qui se trouvaient à
quelques dizaines de mètres de là. Les chiens se remirent à
aboyer. Et bientôt, un homme en djellaba et qui achevait
d'enrouler son turban autour de sa tête sortit de l'une des
maisons. Il vit mon père qui avait fait quelques pas en sa di-
rection et l'apostropha :
« Et là ! Qui êtes-vous ? Et que faites-vous là ?
- Nous sommes "les hôtes de Dieu ", dit mon père d'une
voix calme.
La parole magique fit mouche. Elle opéra aussi sûre-
ment qu’un sésame car l'homme, rassuré, répondit d'une
voix plus sereine :
- Vous êtes les bienvenus.
Une voix de femme, une voix aigue, retentit de l’inté-
rieur de la maison :

37
- Qu'y a-t-il ?
- Ce n'est rien, dit l'homme. Prépare-nous un peu de ca-
fé. Je reviens dans quelques instants.
Il se dirigea vers nous, hésitant : il se méfiait toujours. Il
tenait à la main un bâton noueux. J'eus peur et je me levai.
- P’pa !
- A qui est cet enfant ?
- C'est le mien. Nous avons raté le dernier car pour Sidi
Bel Abbès, d'hier après-midi et nous rentrions à Tabia. A
pied. Le gosse s'est fatigué et comme je l'avais porté une
bonne partie de la nuit, je me suis permis de nous reposer
dans ce tas de foin.
- Vous avez passé la nuit ici ! Et les chiens ne vous ont
rien fait ! Par Dieu, vous devez être des saints. Tu dis que
l'enfant est à toi ?
Il s'était approché de nous tout en parlant. Effrayé par le
bâton, je m'accrochai à la jambe de mon père.
- N'aie crainte petit, me lança mon père.
- Vous venez de loin, comme ça ? s'enquit l'homme, ras-
suré.
- De Berthelot, répondit mon père. Nous avons marché
presque toute la nuit...
- De Berthelot, vous devez être très fatigués. Yaah, oual-
lah ! Vous avez fait une sacrée trotte. Asseyez-vous, je re-
viens...
Quelques minutes plus tard, il ressortit avec une
bouilloire pleine d'eau tiède. Nous nous débarbouillâmes
hâtivement. Père me frotta le visage avec le pan de sa che-
mise qu'il avait aspergé d'eau puis me passa les doigts dans
les cheveux pour m'ôter quelques brins de paille qui s’y
étaient accrochés. Ce faisant, il continuait de bavarder avec
l'homme.
- N'est-ce pas le douar des Ouled Tayeb, demanda-t-il?

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- Si, répondit l'homme.
Un garçon d'une quinzaine d'années sortit de la maison
et déposa une cafetière toute fumante. Il retourna à la mai-
son et ressortit cette fois-ci avec une galette de semoule et
trois tasses ébréchées et toutes différentes. L'homme nous
invita à partager son petit déjeuner. Je mangeai, à moi seul,
la moitié de la galette de pain. Le café était brûlant et mon
père soufflait dans ma tasse pour le refroidir. Je n'écoutais
plus ce qu'ils se disaient ... " Faire attention aux gen-
darmes... ils sont passés, il y a deux jours..." furent les seuls
mots que je saisis au vol mais que je ne compris pas. Père
écoutait et acquiesçait. Il avait ses papiers, disait-il. Beau-
coup plus, sans doute, pour convaincre notre hôte que pour
autre chose.
Le café bu, nous saluâmes le paysan et nous reprîmes
notre chemin. Il était presque midi quand nous arrivâmes
chez nous. Mère allait mieux et je dormis tout le restant de
la journée.

39
Le " frère "

Eté 1955. J'avais cinq ans et le trachome. Je faillis


d'ailleurs en perdre la vue. Mes yeux larmoyaient et me fai-
saient mal. Père disait que j'avais mangé du raisin vert. Et
c'était vrai que j'en avais mangé. Nous habitions, cet été,
dans une cabane construite au bord d'un immense vignoble.
Père gardait le vignoble et comme ma mère était venue le
rejoindre parce qu’il nous avait abandonnés depuis le prin-
temps, nous fûmes obligés de partager avec lui sa chau-
mine. Nous avions rassemblé nos affaires en ballot et pris le
car pour le rejoindre. Avant, nous habitions dans une petite
ville des Hauts Plateaux de l’ouest algérien dont je garde
toujours de très mauvais souvenirs. C’est dans cette petite
ville que ma sœur est née.
Dès que maman s’absentait ou s’affairait dans notre ca-
bane, j’allais me cacher sous un cep et je me mettais à pico-
rer les grains de raisin amers jusqu’à me gaver.
Le vignoble appartenait à une européenne qu’on appelait
madame Tobalia. Je n’ai jamais su quel était son vrai nom.
C'était une femme de très petite taille. Elle avait perdu son
mari durant la guerre de 39 et vivait avec son unique fils
d’une quinzaine d’années et son père. Elle compensait sa
petite taille par une énergie débordante et un caractère auto-
ritaire. Quand elle parlait, elle ne pouvait s'empêcher d'éle-
ver la voix, de crier même. Elle donnait cette impression
d'être toujours en colère, comme si elle en voulait à tout le
monde. Même avec son vieux père voûté, qui la suivait par-
tout et se tenait debout derrière elle, triturant sa casquette,
essayant de se redresser, donnant ainsi l'illusion d'être le

40
chef de famille, elle ne pouvait s'empêcher de japper. Ses
ouvriers arabes qui venaient pour la plupart de Tabia, le vil-
lage voisin, distant de quelques kilomètres, le lui rendaient
bien. Devant elle, ils s'efforçaient d'écouter, contenant leur
rire. En son absence, ils s'amusaient comme des enfants.
L'un d'eux, Maamar, faisait tordre de rire ses camarades : il
imitait sa démarche et ses jappements. Quand elle s'adres-
sait à eux, elle s'exprimait en arabe, ce qui ajoutait un plus à
son air cocasse.
Notre cabane était à quelque cinq cents mètres de la
ferme. Nous y allions, ma mère, ma sœur et moi pour rame-
ner de l'eau dans un seau, quelques œufs, parfois du lait ou
même une miche de pain grosse comme ça que nous dévo-
rions d’abord des yeux avant d'en engloutir la moitié sur
notre chemin de retour. A la ferme, ma sœur et moi, nous
jouions. On entrait dans les dépendances regarder les che-
vaux, les vaches... Ma sœur aimait courir derrière les
poules, les canards et les oies. Cet été-là, je fus heureux :
non seulement, on mangeait à notre faim, mais surtout toute
ma famille était réunie.
Et voilà que j'attrape le trachome. Mes yeux larmoyaient
et me piquaient. Ma mère essayait sur moi toutes sortes de
remèdes. Un jour, elle prit deux tranches de tomate et, avec
une bande de linge, les tint serrées sur mes yeux. Mes yeux
ne me piquaient plus, mais je ne pouvais aller loin comme
ça. Je passais toute la matinée ainsi assis dans un coin de la
cabane. L'après-midi, elle me renouvela le "pansement" et
me dit :
« Ecoute, tu vas rester ici. Il n'y a plus d'eau à la maison.
Je vais partir avec ta sœur en chercher.
- Mais, M'ma, j'aurai peur tout seul !
- Peur ? Que veux-tu qu'il t'arrive ? Allons donc, nous
serons rapidement de retour.»

41
Et elles s'en allèrent me laissant seul dans la cabane...
Une dizaine de minutes passèrent. Je m'étais assoupi
quand je me réveillai en sursaut : j'avais senti une présence.
Quelqu'un était dehors devant la cabane.
- M'ma, c'est toi ?
Aucune réponse. Un silence, puis un bruit de pas.
- Vous êtes revenues ? M'ma, c'est toi ?
- Non petit ! ce n'est pas ta mère. N'aie pas peur, je ne te
ferai aucun mal. Sors de là que je puisse te parler...N'aie pas
peur.
C'était une voix d'homme. Je sortis en tâtonnant. Dans
mon sommeil, le bandeau avait glissé et une des deux
tranches de tomates tomba par terre. Dehors, la clarté du so-
leil me fit mal. Je portai la main au visage pour me frotter
les yeux. L'homme me retint le bras et me dis : «Surtout pas
ça ! Ne te frotte pas les yeux : ça te fera encore plus mal !»
Je m'exécutai. Je distinguai à peine sa silhouette mais le ton
de sa voix était ferme et rassurant à la fois.
«Où sont tes parents, me demanda-t-il.
- Mon père est avec les autres, les ouvriers de la ferme.
Et maman est partie chercher de l'eau. Elle va bientôt reve-
nir.
- Ecoute, j'ai faim, me dit-il. Peux-tu me donner quelque
chose à manger ?
Je ne répondis pas. Il n'y avait rien à manger à la mai-
son. Du moins, rien de préparé, de cuit. Je n'avais plus peur
mais une foule de questions se bousculait dans ma tête. Qui
était cet homme ? D'où venait-il ? Une chose était sûre : il
était étranger à la région.
- Alors, me répéta-t-il, tu ne peux rien me donner à man-
ger.
- Si, mais il faut attendre que ma mère revienne. Elle
saura ce qu'il faut faire.

42
- C'est que je n'ai pas beaucoup de temps, me dit-il.
Le ton de sa voix s’était fait un peu plus menaçant.
Peu rassuré par son ton et par ma dernière réponse que
je jugeai maladroite, je rajoutai :
- Mon père, aussi, il va bientôt revenir.
L'homme se ravisa.
- Bon, je vais attendre un peu.
Il s'éloigna de la cabane et s'assit à l'ombre d'un arbre
qui se trouvait là, à une vingtaine de mètres. Je le distinguai
à peine mais je savais qu'il était toujours là. Je restai debout
devant la porte de la cabane sans bouger, avec une forte en-
vie de me frotter les yeux. Je me rappelai les paroles de
l'étranger et je m'en abstins. Pourtant mes yeux me brûlaient
et j'avais terriblement mal. Je voulus remettre le bandeau à
sa place mais je m'aperçus qu'il avait perdu sa deuxième
tranche de tomate. Je décidai d'attendre, stoïquement, le re-
tour de maman.
Elle arriva enfin, suivie de ma sœur qui marchait douce-
ment derrière elle. Toute essoufflée, elle déposa le seau de-
vant la porte et me lança :
« Que fais-tu dehors ? Pourquoi as-tu enlevé le
bandeau ? Veux-tu rester aveugle toute ta vie ?
- Regarde ce qu'on a ramené, me cria ma sœur. Elle me
montra quelques œufs qu'elle tenait dans le pan de sa robe.
- M'ma, il y a un homme, là, dis-je. Il a faim. Il est là.
Je tendis le bras dans la direction de l'arbre.
Ma mère leva les yeux et aperçut l'homme qui se redres-
sait. D'un geste furtif, elle recouvrit sa tête avec son foulard.
L'homme ne fit pas un pas. Il resta debout, et détourna le re-
gard. Il apostropha ma mère :
- Femme, je ne vous veux aucun mal. J'ai juste faim, très
faim. Je n'ai rien mangé depuis hier matin.
- Je vais voir ce que je peux faire, répondit ma mère.

43
Rapidement, elle alluma un feu et prépara du café et une
galette de "mbessess", sorte de pain de semoule assemblée
avec un peu d’eau et quelques gouttes d’huile, aplati en pe-
tits morceaux et cuit aussitôt sur les deux côtés sur une
plaque ou mieux sur un tadjin en argile. Elle déposa le tout
sur un plateau tissé avec des tiges d'alfa, qu'on appelle chez
nous "tbag" et me demanda de le porter au monsieur. Ce
que je fis, non sans peine. L'homme se jeta sur cette maigre
pitance. Il but, coup sur coup, trois ou quatre tasses de café
brûlant et mangea presque toute la galette. Je restai debout à
l'observer. J'avais oublié mes yeux. Ma mère me rappela et
me dit de demander à l'étranger que s'il pouvait patienter
encore un peu, elle pourrait lui préparer une "hrira", une
soupe de légumes et de grosse semoule d'orge. L'homme,
qui l'avait entendue me parler, cria :
«Non, merci. Vous avez fait beaucoup pour moi. Que
Dieu vous le rende.»
Il ajouta :
«Dites-moi, vous ne pouvez pas m'indiquer la route qui
mène vers Descartes.
- Si, répondit ma mère. Coupez à travers ce champ, là
derrière nous et suivez la route que vous voyez là-bas, dit-
elle en tendant le bras vers l'ouest.
- Merci. Et encore une fois que Dieu vous rende tous vos
bienfaits. Qu'il fasse aussi que l'on se revoit en des temps
meilleurs.
- Amen ! répondit ma mère.»
Et il partit. Bientôt, il eut disparu à l'horizon alors que
ma sœur et moi, nous continuions de répéter la dernière
prière de ma mère...
Le soir, en rentrant de travail, père nous apprit que les
gendarmes avaient arrêté un "frère" sur la route qui mène à
Descartes. Alors ma mère lui rapporta brièvement ce qui

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s'était passé cet après-midi. Et ils conclurent tous les deux
qu'il devait s'agir du même homme.
Un frère ? Le frère de qui ? Le frère de mon père ? De
ma mère ? Je n'avais qu'une sœur mais je connaissais le
sens de ce mot. Et dans ma petite tête, je me disais que cet
homme ne pouvait être mon frère : il avait presque le même
âge que ma mère. Et pourquoi père ne nous avait-il jamais
parlé de ce frère ? Encore un mystère des grandes per-
sonnes. Mystère qui s'épaissit les mois qui suivirent quand
le mot fut de plus en cité avec circonspection et toujours
après s’être assuré qu’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes.

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A l’école.

Lorsque j’eus six ans, je fus déclaré assez grand pour al-
ler à l’école. Père décida alors de nous installer dans un
grand village. Son choix se porta sur le joli village de Lam-
tar, situé à une vingtaine de kilomètres de Sidi Bel Abbès. Il
faut vous avouer que ce choix était bien réfléchi : il y avait
toujours du travail dans les fermes environnantes. De plus,
une cousine de ma mère y vivait et son mari, un homme
d’une grande gentillesse, avait proposé à mon père de l’ai-
der. Je les appelais tante Talia et oncle Larbi.
Pendant toute cette année qui précéda notre installation à
Lamtar, père n’avait pas arrêté de parler de mon inscription
dans une école. Je devais apprendre à lire et à écrire pour
quelque secret dessein. Personne ne le savait à cette
époque...
Tante Talia et oncle Larbi vivaient avec leurs cinq en-
fants dans une grande tente protégée du vent et des regards
des passants par d’énormes fagots de sarments qui servaient
aussi bien au chauffage qu’à la cuisson des plats qu’ils
n’hésitaient pas à partager avec nous. Père construisit un
gourbi derrière leur tente. Ces deux habitations étaient im-
plantées au fond d’un immense terrain vague que les Lam-
tariens désignaient par le mot espagnol almendra (l’aman-
dier).
Cet été qui précéda ma première rentrée fut pour moi
une période bénie. Non seulement, nous avions enfin un
toit mais j’avais des amis, des enfants de mon âge, natifs du
village. Ma tante Talia avait une fille, Fatna, avec laquelle
je passais le plus clair de mes journées. Rapidement, une

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complicité s’était installée entre nous. On se partageait
tout : les grappes de raisin qu’on chapardait dans le vi-
gnoble qui se trouvait juste derrière nos masures, les mor-
ceaux de pain dérobés à l’insu de nos mamans et même du
sucre qu’on chipait par poignées dans nos petites menottes.
On se cachait derrière un immense fagot de longs sarments
et on se partageait notre butin. Bien sûr, nos chapardages
furent très tôt découverts et on fut grondés. Mais la faim et
la tentation étaient si grandes à cette époque que nous re-
prenions nos larcins sitôt la confiance de nos mamans reve-
nue. Nos promesses de ne plus recommencer ne résistaient
pas longtemps à notre envie.
Vinrent l’automne et l’heure pour moi d’aller à l’école.
Ce bel été de mon enfance encore insouciante prit fin. Fi-
nies nos escapades, nos courses folles et nos parties de
cache-cache dans les vignobles et derrière les touffes de ro-
seaux qui poussaient le long de l’oued !…

Ma première école à Lamtar

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Notre école avait deux classes, une courette et un préau
au rez-de-chaussée et deux logements au premier étage.
Elle occupait le coin d’un pâté de maisons juste devant et à
droite de l’imposant immeuble de la mairie du village. Elle
était isolée de l’extérieur par des murs rehaussés d’une
grille en fer forgé.
Je ne sais pour quelle raison Fatna ne fut pas inscrite elle
aussi à l’école. Peut-être n’avait-elle pas l’âge requis ou que
tout simplement allait-elle dans une autre école ? Toujours
est-il que cette séparation ajoutée au fait que je supportais
mal d’être emprisonné toute la journée entre quatre murs
me fit détester cet endroit. De plus, je pris en grippe notre
pauvre instituteur, monsieur Planet, que j’accusais d’être le
geôlier de cette prison pour enfants. Bien qu’il fît preuve
avec moi d’une infinie patience et qu’il usât de mille et une
ruses pour me faire aimer l’école, rien n’y fit. J’avais déci-
dé dans mon entêtement enfantin de forcer mon père à me
rendre ma liberté. Je fus retenu plusieurs fois à l’école jus-
qu’à ce que mon père vînt me récupérer tard dans l’après-
midi. J’avais même réussi à persuader maman que le maître
d’école me persécutait et je m’ingéniais en classe à lui tenir
tête.
« Lis : ‘‘ali va à l’école ! ali !’’ me répétait-il. Et je lui
répondais : ‘‘omar va à l’école’’.
- ‘‘Ali !’’ insistait-il, ‘‘ali va à l’école’’.
- ‘‘Omar, omar va à l’école’’, disais-je calmement en
le regardant droit dans les yeux. »
Je savais que la journée allait mal finir pour moi mais je
m’entêtais. Une fois, je poussais le bouchon jusqu’à défor-
mer toutes les voyelles qu’il me présentait : je lisais « o » à
la place de « a », « u » à la place de « e », « i » au lieu de
« o », etc., sans même prendre la précaution d’être consé-
quent dans mon propre fourvoiement. Pauvre monsieur Pla-

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net, il fulminait devant ce petit bout d’homme qui lui tenait
tête. Je lui demande ici et le plus humblement pardon…
Quelques camarades de classe étaient parfois retenus
avec moi après la sortie et nous nous mettions, tous en-
semble, à pleurnicher dans la courette tant et si bien que
notre maître nous libérait aussitôt. Malgré tous mes efforts
pour recouvrer ma liberté, père ne céda pas et ma première
année scolaire prit fin. J’étais heureux. Je croyais en toute
innocence que l’arrivée de l’été avait sonné le glas de
l’école et que plus jamais je n’y remettrais les pieds… De
plus père s’était disputé avec un habitant du village et il
avait décidé de quitter Lamtar. J’étais triste à l’idée de lais-
ser tante Talia, oncle Larbi et surtout ma cousine Fatna que
je n’ai plus revue depuis cet été 1957 car elle allait décéder
deux années plus tard, emportée par une terrible épidémie
de rougeole, celle-là même qui allait tuer ma petite sœur et
plusieurs autres enfants…

Je suis assis au premier rang (3ème à partir de la gauche)


Les photos de classe ont quelque chose de magique : elles
masquent les différences. Plus de riches ou de pauvres, plus de bons
ou de mauvais élèves : nous sommes tous égaux devant l’œil de l’ob-
jectif.

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Nous quittâmes le village de Lamtar et on s’installa dans
une grande ville, la grande et belle ville de Sidi-Bel-Abbès.
Mon père vendit donc le gourbi dans lequel nous venions
de passer une année entière à un nouveau voisin qui venait
de marier son fils. Notre gourbi allait devenir la demeure
des nouveaux mariés.
Tante Aïcha, sœur cadette de mon père, qui habitait de-
puis une année à Sidi-Bel-Abbès dans un taudis dans le bi-
donville de Sidi Djilali, accepta de nous héberger quelques
jours. Pendant ce temps-là, mon père aidé de son neveu de
vingt ans et de deux autres voisins nous bâtit une baraque,
non loin de celle de ma tante. Ma sœur et moi, assis en re-
trait, nous passâmes ces deux journées à les observer, cu-
rieux de voir notre maison s’élever peu à peu sous nos yeux
ébahis. Les ouvriers s’activaient comme ils le pouvaient
sous la chaleur de ce mois de juillet 1957. Et nous courions
leur apporter une carafe d’eau fraîche lorsque l’un d’eux
nous le demandait, heureux de contribuer, nous aussi, à la
construction de notre nouvelle demeure.
Quelques poutres solidement plantées dans le sol en
guise de piliers et d’autres clouées sur les premières à l’aide
de longues broches constituaient la charpente. Des tôles, de
gros clous, quelques coups de marteau et le tour fut joué.
Les tôles, découpées et aplaties à grands coups de massette,
provenaient de ces grands fûts métalliques qui servent à
conserver et transporter du mazout. On boucha les fentes et
autres interstices avec une espèce de mortier fait de terre
glaise et de paille. Le toit fut entièrement recouvert de ce
mortier. Notre nouvelle maison comprenait deux pièces,
une grande et une petite, et une courette. Les pièces
n’avaient pas de fenêtres. La lumière pénétrait par les deux
portes. Celle de la grande pièce ouvrait sur le sud de sorte

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qu’elle était toute la journée assez bien éclairée par la lu-
mière du soleil. Il n’y avait pas, bien entendu, de petit coin
dans notre nouvelle maison ; quelques buissons, non loin du
bidonville faisaient office de toilettes publiques mais pour
cela les femmes devaient attendre que la nuit tombât. La
terre à l’intérieur de la maison fut retournée et on passa
toute la matinée à en extraire tous les cailloux. Ensuite,
mon cousin arriva avec une lourde masse et il dama le sol
qui devint après ce traitement presque aussi dur que l’as-
phalte des routes.
Au milieu du troisième jour, nous emménageâmes dans
notre nouvelle maison. Elle sentait le mazout et la terre bat-
tue…
Comme on habitait en ville maintenant, ma mère exigea
de mon père qu’il lui achetât un fourneau à pétrole, un nou-
veau quinquet et même une armoire pour notre linge. Père
fit mieux : il lui acheta tout ce qu’elle lui avait demandé et,
en plus, un magnifique buffet, quelques grandes assiettes
creuses, une grande natte en tiges d’alfa tressées et deux
belles et épaisses couvertures de laine. Maman était aux
anges. Le soir, notre baraque brillait de milles feux avec
notre beau quinquet dont la lumière se réfléchissait sur les
vitres du buffet. Quelques jours plus tard, ma sœur Fatiha
vint au monde. C’était un splendide bébé. Elle ressemblait
beaucoup à mon père.
A l’approche de la rentrée scolaire, j’eus droit à une che-
mise blanche avec de longues manches, un pantalon, une
blouse grise et une petite sacoche qui devait me servir de
cartable. La chemise, plutôt une camisole, était longue, elle
m’arrivait jusqu’aux genoux, complètement fermée sur le
devant et avait un seul bouton à une échancrure au col.
Et un jour mon père, tout excité, revint au milieu de la
matinée à la maison et ordonna à ma mère de nous emme-

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ner au hammam. Il lui recommanda de bien me frotter car
la rentrée était pour le lendemain…
A l'école, les premiers jours, je les vécus mal. Je me sen-
tais encore plus mal à l’aise que lorsque j’étais à l’école de
Lamtar. Je ne supportais plus d’être enfermé toute la jour-
née avec des enfants que je ne connaissais pas, dont la plu-
part pleurnichaient tout le temps.
Ma première école bel-abbésienne- car je dus en fré-
quenter deux autres par la suite - portait le nom d'école
Mangin. Elle était située au centre du quartier Point du jour,
dit village errih en arabe, ‘‘village du vent’’. C’était un
quartier populeux aux rues non pavées et aux maisons
agrippées au flanc de l’oued Mékerra, nauséabond en été,
boueux et débordant lors des crues soudaines et fréquentes
les autres saisons. C'était une école carrée en préfabriqué,
de douze locaux. Trois d'entre eux étaient occupés par des
soldats de la Légion étrangère. Pour y aller, on suivait les
rails d’une voie de chemin de fer désaffectée qui passait par
trois ponts métalliques et étroits qu’on s’amusait à faire ré-
sonner sous nos pas. Le troisième pont enjambait l’oued.
J’entamai ma deuxième semaine à l'école lorsque, lors
d'une récréation, je bousculais malencontreusement un sol-
dat qui me donna une gifle qui m'assomma. Je rentrai en
classe, saisis ma sacoche et sortis sur le champ. Je n'y remis
plus les pieds jusqu'à la première semaine du mois de dé-
cembre. Je sortais de la maison chaque matin et prenais la
direction de l'école avec d’autres petits enfants mais je ne
rejoignais pas ma classe. Je cachais mon cartable dans des
roseaux au bord de la rivière et je restais dehors à user mon
fond de pantalon à faire de la glissade sur le rebord pavé
d'un pont. Pendant tous ces mois, la rue était mon école à
moi...
Mon père, à l'époque, était sans travail. Il passait ses

52
journées dans un café dit "Dar el Askri”, la maison du sol-
dat, à jouer aux cartes. Vers la fin du mois de novembre, il
trouva du travail à la commune de la ville. On avait besoin
d'ouvriers pour distribuer aux écoles du bois pour chauffer
les classes. Le hasard fit qu'un jour notre école fut visitée
par l'équipe de mon père. Le travail fini, il alla demander au
directeur de l'école des nouvelles de son fils. Quelle ne fut
sa surprise quand il apprit que j'étais rayé des listes depuis
la première semaine ! Il supplia le directeur de me réins-
crire avant même de rentrer à la maison...
Je reçus une raclée mémorable, et je passais cette nuit-là,
les pieds et les poings liés dans un coin malgré mes pleurs,
les supplications de ma mère et celles des voisins...Depuis
ce jour-là, je ne me suis plus jamais absenté ; de plus, je
n'ai plus jamais menti. Enfin, je me suis efforcé de réfléchir
à deux fois avant de commettre un gros mensonge.
Dans ma petite tête, je ne m'expliquais pas pourquoi
mon père était si fâché d'apprendre que je n'aimais pas aller
à l'école. Je croyais sincèrement que c’était une de ses pas-
sades et que m’y envoyer était un caprice de parent. Plus
tard, beaucoup plus tard, je le sus. Je garde un souvenir cui-
sant et toujours vivace de cette terrible punition. Et quoique
je ne souhaite à personne d'être battu comme je le fus, je
pardonnai très vite à mon père. L'école allait devenir ma
passion…
Revenu à l’école, je rattrapai rapidement mon retard sur
mes autres camarades. Je mis tellement de cœur à l’ouvrage
que j’étais déjà le meilleur élève de la classe avant l’arrivée
du printemps. Je passai toutes les vacances et les journées
où l’on n’avait pas classe à lire et à recopier des pages en-
tières de mon premier vrai livre de lecture si bien que je me
souviens toujours de quelques unes. Encore aujourd’hui il
me suffit de fermer les yeux et je revois nettement défiler

53
devant moi des images accompagnées de phrases entières
comme si je venais de fermer à l’instant le livre. Avant l’ar-
rivée du printemps et des vacances de Pacques, mon maître,
monsieur Chiali, était si fier de moi qu’il me montrait à ses
collègues qui défilaient dans sa classe pour me voir dans
mes œuvres. J’étais devenu un phénomène de foire et on
n’arrêtait pas de me présenter des textes de plus en plus dif-
ficiles, en tous les cas indéchiffrables pour mes camarades
du cours préparatoire première année, et que je lisais sans
difficulté. Je lisais ces textes avec une aisance déconcer-
tante. Non seulement je lisais mais je comprenais aussi ce
qu’ils racontaient.
Mon père fut convoqué par le directeur de l’école, mon-
sieur Bernard, et il fut décidé de me faire gagner une classe.
Je me retrouvais au début du mois de mars 1958 en classe
de cours préparatoire deuxième année. Je n’avais pas en-
core passé effectivement quatre mois dans cette école. Pour
un garçon qui détestait l’école, ce changement était inespé-
ré. Un vrai miracle.

Mon premier livre de lecture

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55
Le djamaa (l’école coranique)

L’été de mes six ans, j’allais aussi au djamaa ou école


coranique. J’ai fréquenté deux djamaas au hasard de nos
pérégrinations familiales. Ma première école coranique était
située dans le petit village de Lamtar, à l’ouest de Sidi-Bel-
Abbès.
Nous habitions, en ces temps-là, dans un minuscule
gourbi au fond d’almendra. Mon père nous avait achetait
deux futs qu’il remplissait d’eau chaque matin avant d’aller
au travail. Pour cela il faisait plusieurs aller et retours à la
fontaine publique qui heureusement se trouvait juste à une
dizaine de mètres de là. Le soir il n’y avait plus une seule
goutte d’eau et mon père était obligé de les remplir de nou-
veau. Une fois, il se fâcha et demanda à maman ce qu’elle
pouvait bien faire avec toute cette eau. Il était rentré ce
jour-là très fatigué et était de très mauvaise humeur. C’est
alors que je leur ai expliqué que je passais toute l’après-mi-
di à essayer de blanchir Souilem sans résultat. Souilem était
mon camarade de jeu et il était noir. Cela fit rire papa qui
sortit sur le champ raconter l’histoire aux parents de mon
ami. L’histoire fit le tour du village.
Alors et pour que je ne fisse plus d’autre bêtise, on déci-
da de m’envoyer au djamaa. J’avais des petits camarades
qui y allaient et ce qu’ils me racontaient à propos du maître
n’était pas rassurant. Je redoutais le djamaa et mon père le
savait. Il m’y a entraîné malgré mes pleurs. Il avait menacé
plusieurs fois de m’y emmener, mais je croyais que ce
n’était que des paroles en l’air. Pendant quelques temps j’en
ai voulu à Souilem d’être si noir.

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Pendant plusieurs semaines, j’ai appris sur une planche à
tracer les lettres de l’alphabet arabe ensuite à écrire sous la
dictée du maître les petites sourates du Coran. Chaque ma-
tin, le ‘‘taleb’’ c'est-à-dire le maître ou un ‘‘guendouz’’, un
élève plus âgé,nous dictait quelques versets que nous trans-
crivions avec application et sans faute sur une ‘‘louha’’, une
planche préalablement lavée et blanchie avec une argile
spéciale appelée ‘‘samsal’’. Pour écrire, chaque élève avait
son ‘‘qalam’’ qu’il trempait dans sa bouteille d’encreou
‘‘douaïa’’. Le qalam était un fin roseau taillé et fendu au
bec comme une plume et l’encre ou ‘‘midad’’ était fabri-
quée avec les cendres d’une grosse touffe de laine de mou-
ton brûlée et trempée dans quelques gouttes d’eau. Ensuite,
nous passions toute la journée à lire et relire inlassablement
ces quelques versets. Et lorsqu’on était sûr de les avoir par-
faitement mémorisés, nous allions les réciter devant notre
maître qui trônait sur une espèce de pouf entouré de cous-
sins brodés. Il avait à portée de la main une longue baguette
flexible, une tige d’olivier le plus souvent, avec laquelle il
nous cinglait le dos ou l’épaule à chacune de nos hésita-
tions. Toutes ces opérations se faisaient dans un incessant
brouhaha.
La plupart du temps, le maître somnolait sur ses cous-
sins bercé par le ronron de nos voix enfantines. Quand il
ouvrait les yeux, les coups de sa longue badine pleuvaient
et la cacophonie craintive reprenait de plus belle. Aussi les
places éloignées du trône du taleb étaient-elles très convoi-
tées. Mais parfois il se levait et il distribuait alors généreu-
sement et systématiquement à tous les élèves quelques
coups de baguette qui étaient censés revigorer notre ardeur.
Tous, nous nous remettions alors à réciter bruyamment nos
versets en balançant frénétiquement nos corps. Nous avons
vite compris que pour éviter la badine du maître, il fallait le

57
maintenir le plus longtemps possible dans cet état de som-
nolence. Pour cela, nous baissions progressivement la voix
jusqu’à ce qu’elle devienne un murmure indistinct, une
sorte de longue plainte saccadée. Au djamaa, ce sont les en-
fants qui chantent les berceuses. Mais quand, fatigués nous
aussi, nous succombions à la torpeur de nos propres lita-
nies, le maître se réveillait brutalement et la badine se re-
mettait à l’œuvre. Accompagnés d’un flot d’injures, de pos-
tillons et de grossièretés, les coups pleuvaient malgré nos
cris, nos pleurs et notre ardeur à l’ouvrage soudain retrou-
vée.
Quand le taleb avait jugé qu’un de nos camarades avait
commis une faute grave, il lui faisait subir le supplice de la
‘‘falaqa’’. Assisté de deux guendouz qui maintenaient forte-
ment l’élève fautif, il lui donnait des coups de bâton sur la
plante des pieds. Sans le moindre état d’âme. Je crois que je
n’ai jamais autant détesté quelque chose comme j’ai détesté
la falaqa. Et le spectacle de trois grandes personnes en train
de battre avec application un enfant de cinq ou six ans res-
tera longtemps pour moi l’expression même de la méchan-
ceté. Voire de la barbarie.
Plus tard, je n’ai jamais pu m’empêcher de voir un tor-
tionnaire d’enfants en chaque taleb que je rencontrais. De-
venu adulte, j’ai méprisé tous les talebs autant que je les
craignais, enfant. Et jusqu’à aujourd’hui, la vision de tout
homme barbu et au crâne rasé réveille en moi de tristes et
douloureux souvenirs.
Quelques jours seulement après notre installation en
ville, j’allais au djamaa de Sidi Amar à Sidi-Bel-Abbès. La
classe était située juste à côté d’une petite mosquée. De la
porte et aussi à travers une large fenêtre, on voyait la cour
de la mosquée avec, au milieu, une vasque où les fidèles
puisaient l’eau pour leurs ablutions dans des petits seaux

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métalliques à anse. De l’autre côté de la cour il y avait une
salle de prières.
Le taleb qui y enseignait avait la réputation de ne pas
être un tendre. En vérité, il était la caricature de la profes-
sion, et il me semblait qu’à lui tout seul il réunissait toute la
méchanceté de ses semblables. Le jour où mon père m’ac-
compagna pour me confier à lui, il était en pleine séance de
falaqa, l’écume aux lèvres, vociférant et pestant contre un
malheureux élève qui hurlait de douleur à chaque coup de
bâton. Les autres élèves apeurés récitaient leurs textes dans
un vacarme assourdissant en jetant des coups d’œil craintifs
à leur infortuné camarade. Et ce n’est que lorsqu’il eut fini
son infâme besogne qu’il daigna enfin répondre au salut
que mon père lui avait adressé. Je m’accrochai tremblant à
la main de mon père pendant que le taleb fourrageait dans
mes cheveux d’un geste faussement affectif. «Ton fils est le
mien, j’en prendrai soin », répétait-il à mon père. « C’est
quatre douros (vingt francs anciens) chaque mercredi. Tous
vos autres dons seront, bien entendu, les bienvenus.», ajou-
ta-t-il.
Je me déchaussai et j’allai prendre place ce jour-là au
milieu de mes nouveaux camarades assis sur une grande
hsira, sorte de tapis en brins d’alfa. Je sortis ma planche sur
laquelle étaient déjà écrits les premiers versets d’une sou-
rate dont j’avais entamé l’apprentissage dans ma précédente
école coranique. Je me mis consciencieusement à lire mon
texte. Le taleb m’observait avec défiance. Je baissai les
yeux et résolus de ne pas m’en faire. Tout à coup, tous les
élèves se turent. J’étais le seul à rester lire pendant quelques
secondes encore. Quand je levai les yeux, le maître dit :
«Comme il récite bien et si doucement ce garçon !»
Je crus un instant que c’était un éloge.
«On dirait qu’il a une voix de fille. Notre nouvel élève

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serait-il une fille ?
- Je suis un garçon, je m’appelle Dahri, m’écriai-je pen-
dant que la classe partait d’un rire.»
Alors je fis une chose qui énerva le taleb. Je me levai et
comme j’allai ramasser mes sandales avec la ferme inten-
tion de quitter la salle, un guendouz me retint par le pied. Je
tombai sur la hsira. La classe repartit de son rire et avant
que je ne me relevasse, le taleb était déjà debout, la badine
à la main. Il me cingla le dos et m’ordonna de rejoindre ma
place. Et pendant qu’il me sermonnait, je le fixai droit dans
les yeux tout en retenant avec fierté des larmes de douleur.
Il fit mine de me donner un autre coup de baguette mais je
continuai de lui tenir tête. Un enfant comprima un rire. Mal
lui en prit, le taleb se tourna vers lui et une volée de coups
s’abattit sur le malheureux qui essayait de s’abriter derrière
sa planche. Le maître fulminait, des grossièretés à la
bouche. Les autres élèves se remirent à réciter bruyamment
les textes de leurs planches. Le taleb sortit dans la cour de
la mosquée. Il resta absent une bonne dizaine de minutes et
ensuite il revint s’asseoir sur son trône comme s’il ne s’était
rien passé. Quelques minutes plus tard le taleb somnolait et
bientôt il ronflait, le nez dans sa barbe, la tête penchée sur
la poitrine. Le misérable camarade reniflait encore dans son
coin. Je levai les yeux vers lui et il me sourit à travers ses
larmes. Je lui rendis son sourire. Je venais de me faire mon
premier ami dans cette ville. Il s’appelait Bouazza.
Je passais plusieurs mois dans cette école coranique. J’y
découvrais chaque jour une facette de la personnalité tordue
de cet homme censé être un homme de religion, c’est-à-dire
un homme de bonté et de compassion. C’était un homme
cupide. Chaque mercredi, il battait férocement les enfants
qui avaient oublié de lui ramener ses quatre douros. De plus
il était d’une vulgarité inouïe. Un jour, il était venu avec un

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bout de chambre à air de bicyclette et il n’arrêtait pas de le
tripoter nerveusement. On se demandait tous ce qu’il allait
en faire quand soudain il en tordit un bout entre les doigts et
le présenta devant le visage d’un petit nouveau en lui di-
sant, dans un éclat de rire aussi énorme que faux :
« Le vagin de ta mère, il est comme ça, dis ? »
J’étais tellement choqué par la vulgarité d’un tel propos
que je n’ai jamais osé raconter à quiconque cet événement.
J’ai pendant longtemps refusé de reconnaître son évidence
et je sais que beaucoup de personnes refuseront de croire
une pareille chose mais je jure devant Dieu que cela est la
stricte vérité.
Un jour arriva où un événement que je n’ai jamais ou-
blié donna l’occasion à mon père de ne plus m’obliger à al-
ler au djamaa. Ce fut au début du mois de mai de l’année
1957. Ce jour-là, j’avais rejoint le djamaa sitôt rentré de
l’école française peu après cinq heures. Le taleb somnolait
sur ses coussins pendant que la classe ronronnait dans la
torpeur d’une étouffante après-midi. Soudain il se réveilla,
se saisit de son bâton et se mit à distribuer des coups à tous
les élèves, sans distinction. Tout en essayant de se protéger
avec les planches, on se remit à brailler à casser nos cordes
vocales. Il redoubla de férocité. Le coup que je reçus fut si
violent que je crus un instant que ma tête avait éclaté. Je
portai la main à l’endroit où le bâton était tombé et mes
doigts tâtèrent une bosse brûlante et qui me faisait terrible-
ment mal. Quand il eut achevé sa sale besogne, il s’en alla
vers la vasque remplir son petit seau à anse pour se préparer
à la prière d’el maghrib, la prière de la fin de l’après midi.
Il s’accroupit dans la courette et ôta son turban. Son
crâne fraîchement rasé luisait au soleil. Alors, sans réfléchir
un seul instant aux conséquences, je me levai, ma planche
dans les mains et j’allai vers lui. Et devant mes camarades

61
stupéfaits par tant d’audace, je lui assénai un coup sur le
sommet du crâne de toute la force de mes petits bras. Je
crois que jamais de ma vie je n’ai frappé une personne avec
autant de ressentiment et de violence. Le sang gicla de la
tête du taleb qui se retourna vers moi, les yeux pleins de
rage et d’étonnement. Il porta sa main à la tête et constata
qu’il saignait abondamment. Aussitôt, il ordonna à deux de
ses guendouz préférés de se saisir de moi :
« Attrapez-moi ce sale petit bâtard ! Ce fils de chienne,
il va me le payer ! »
Trop tard ! J’étais déjà dans la rue et je courais de toutes
mes forces.
Notre baraque n’était pas très éloignée du djamaa mais
les grands garçons lancés à ma poursuite gagnaient rapide-
ment du terrain. Tout en criant à pleins poumons « maman !
» je pénétrai dans l’étroite ruelle qui menait à notre maison.
Quand soudain, une petite chienne qu’on avait adoptée de-
puis quelques mois, sortie de nulle part, s’interposa entre
moi et mes poursuivants. Elle mit tant d’ardeur que ces der-
niers s’arrêtèrent puis rebroussèrent chemin. La brave bête
les poursuivit à son tour jusqu'à la porte du djamaa…
A la maison, maman et une voisine me soignèrent
comme elles purent. Des compresses chaudes, un bout de
tissu contenant des cendres tièdes, me furent appliquées sur
ma bosse qui continuait d’enfler. Ensuite on me serra forte-
ment la tête avec un foulard qui maintenait une pièce d’un
douro placé juste sur l’œdème. Ceci était censé réduire l’en-
flure.
Lorsque mon père rentra, maman lui raconta ce qui
m’était arrivé. Il écoutait d’un air soucieux et n’arrêtait pas
de me jeter des coups d’œil inquiets. Soudain, il se dérida et
partit d’un large sourire quand maman lui rapporta que je
m’étais déjà vengé. Ensuite il me prit par la main et me dit :

62
« Viens ! nous allons récupérer tes sandales et dire
quelques mots à ce taleb.
- Aïssa, je t’en supplie, dit ma mère, ne va pas te battre
avec le taleb ! »
Père ne répondit pas à cette supplication. Il poussa la
porte et sortit. Je le suivis. Nous nous dirigeâmes vers le
djamaa. Quand nous y arrivâmes, les élèves étaient tous de-
hors dans la rue. Quelques hommes se tenaient devant la
porte. Tous, ils entouraient le taleb qui leur racontait sa
mésaventure. Mon père salua l’assistance et dit ces
quelques mots :
«J’emmène mon garçon de ce pas à l’hôpital et là, si les
docteurs me disent qu’il a quelque chose de grave à la tête,
c’est moi qui viendrai te fracasser la tienne.»
Il avait dit ces mots tout en ôtant le foulard qui me ser-
rait la tête pour exhiber l’énorme bosse, comme pour
prendre cette foule à témoin. Ensuite, il m’ordonna d’aller
ramasser mes sandales et on quitta ces gens médusés.
On retourna à la maison où maman nous attendait, in-
quiète. Elle persuada mon père de ne me pas m’emmener à
l’hôpital parce qu’il se faisait tard. Le lendemain, j’allais
mieux et mon père n’eut plus à mettre sa menace à exécu-
tion. Mais depuis, je quittai le djamaa. Définitivement. Je
n’y remis plus les pieds. Ni dans aucun autre djamaa,
d’ailleurs. Mon histoire fut propagée dans tout le quartier
de Sidi Djilali et même dans celui, voisin, de Sidi Amar.
Plusieurs parents suivirent l’exemple de mon père tandis
que d’autres placèrent leurs enfants dans un autre djamaa
où le maître était un peu plus clément.
Il m’arriva de croiser plusieurs fois par la suite le taleb
de Sidi Amar. Il baissait les yeux et faisait semblant de ne
pas me reconnaître. Une fois, je l’entendis dire que j’étais
un forcené et que mon père était encore plus fou que moi.

63
Dernière volonté

Je n’ai vu mon oncle Djelloul qu’une seule fois dans ma


vie. Djelloul est le frère de ma mère. Il est le héros de la fa-
mille. Il fut condamné à mort et exécuté le 30 juillet 1960 à
Oran. J’avais presque dix ans, le jour de son exécution.
C’est durant l’automne 57 qu’il vint chez nous. Nous ha-
bitions alors la baraque de Sidi Djilali. Il resta chez nous
plusieurs jours. Plus d’un mois, m’a dit ma mère plus tard.
Il ne sortait jamais de la maison. Il y restait cloîtré et quand
mon père rentrait le soir ou ne sortait pas de la journée, il
lui tenait compagnie en jouant avec lui à d’interminables
parties de cartes espagnoles. Sans enjeu. J’avais, dès cette
époque, pressenti qu’il fuyait quelque chose, un danger si
grand qu’il faisait peur à une grande personne, à un homme
portant moustaches. Je ne comprenais pas une telle attitude
car ce que maman m’avait raconté ne cadrait pas avec le
personnage. A l’entendre, son frère ne craignait rien ni per-
sonne.
Mon oncle parlait peu. Il était austère et semblait préoc-
cupé par quelque chose qui le dépassait. Une fois, alors
qu’il parlait à mon père de sa femme qu’il avait laissée pré-
cipitamment à Oran, j’ai bien essayé de comprendre :
«Pourquoi mon oncle ne rentre-t-il pas chez lui ?» et j’ai re-
çu pour toute réponse des regards courroucés. Maman qui
était occupée à préparer le dîner mit l’index sur la bouche et
ensuite fit mine de se griffer la joue tout en se mordant la
lèvre inférieure. Ce qui signifiait que j’avais fait une gosse
bêtise et que je ne perdais rien pour attendre. Je n’ai plus
osé poser d’autres questions.

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J’avais pris l’habitude de sortir jouer dès le retour de
l’école mais depuis l’arrivée de mon oncle chez nous, je ne
sortais plus. Il avait persuadé mes parents que je devais res-
ter à la maison pour revoir mes leçons. Mes camarades de
jeu venaient m’appeler pour aller jouer avec eux mais ma-
man m’en empêchait, elle respectait trop son frère pour oser
lui désobéir. De quoi se mêlait-il cet oncle qui tombait sur
nous sans prévenir, il était arrivé un soir, juste après le cou-
cher du soleil, qui ne sortait plus et qui donnait l’air de s’in-
cruster ? Mon père lui-même l’écoutait avec déférence et
n’osait pas trop afficher ses différences avec lui. J’ai vu plu-
sieurs fois mon oncle sortir un billet de la poche de sa veste
accrochée à un clou planté sur une poutre de notre baraque
et demander à mon père d’aller nous acheter quelque chose,
des légumes et de la viande le plus souvent. Chose que fai-
sait mon père sans rouspéter comme il avait l’habitude de le
faire avec maman quand il rentrait fatigué. Le plus curieux
était qu’il lui demandait d’aller faire ces commissions en
dehors du quartier alors même que notre voisin mitoyen,
ammi Talha, vendait des fruits et des légumes dans sa ba-
raque.
« Toi, tu restes ici apprendre tes leçons ! » m’a dit sévè-
rement mon oncle, une fois que je m’étais proposé de rem-
placer mon père qui était rentré très fatigué ce soir-là. Mon
père ressortit de la maison sans même prendre son café. Il
revint plus tôt et je le soupçonnai de ne pas être allé loin
cette fois-ci.
Durant ces quelques jours passés chez nous, un rituel
tout nouveau pour moi fut établi à la maison. Chaque soir,
et alors que maman, profitant des derniers instants de la
clarté du jour, nous préparait le dîner dans notre minuscule
courette, mon oncle s’installait devant la petite table basse
ronde qui nous servait aussi bien à prendre nos petits déjeu-

65
ners que nos repas et il me demandait de m’asseoir en face
de lui et d’ouvrir mon cartable. Ensuite, il me posait tou-
jours la même question : « Qu’avez-vous fait à l’école au-
jourd’hui ? » J’ouvrais alors mon cahier et lui montrais les
quelques lignes que j’y avais tracées. Il inspectait méticu-
leusement mon cahier et je craignais qu’il n’y découvrît une
faute ou une tache qui aurait échappé à la vigilance de mon
maître d’école. Puis il me demandait de prendre mon livre
de lecture et de lui lire à haute voix la page du jour. Je lisais
et il balançait la tête. Souvent il mettait son index sur un
mot et il me disait : « relis ce mot pour voir. » Je relisais do-
cilement et il approuvait. « Bien, c’est bien ça. Je suis fier
de toi, mon neveu.»
Il prenait le livre, le feuilletait l’air pensif et comme ab-
sent puis soudain il posait ses mains sur mes épaules et me
parlait tout bas comme s’il révélait un secret à quelqu’un. Il
me disait sur un ton grave que l’école est la meilleure des
choses, que c’est un devoir d’apprendre, de faire des études.
Aller à l’école me permettra non seulement de gagner ma
vie plus tard, de bâtir une famille mais aussi de servir le
pays. Quand je serai plus grand, j’aurai besoin de ce que
j’aurai appris à l’école. Il ponctuait chacune de ses phrases
d’un «tu as compris ? » et je hochais la tête. De temps en
temps, maman, dont la silhouette debout dans le cadre de la
porte obscurcissait la pièce où se déroulaient ces graves
conciliabules, nous lançait d’une voix inquiète : « pourquoi
vous n’allumez pas le quinquet ?» Et mon oncle, qui devi-
nait ses craintes, lui répondait invariablement de s’occuper
de son repas et de ne pas se mêler de ces affaires d’hommes
sur un ton de plaisanterie aigre-douce. Peu rassurée, elle re-
tournait à ses occupations tandis que mon oncle reprenait sa
litanie sur l’école et son importance dans la vie. Soudain, il
se taisait et restait pensif, l’air vague et j’avais alors la nette

66
impression qu’il était sur le point de me parler de quelque
chose d’autre, de quelque chose de plus grave encore et qui
lui pesait sur le cœur. Mais il ne disait mot comme si une
force, plus solennelle, l’en empêchait. Je restais là, silen-
cieux, assis en tailleur devant lui jusqu’à ce qu’il se mettait
à hocher lentement la tête. Son visage se crispait, son re-
gard se durcissait comme s’il était en proie à une colère in-
térieure. Puis soudain, il laissait échapper un long soupir,
me souriait, farfouillait dans ses poches, en sortait une pièce
d’un douro et me disait : « Tiens, pour t’acheter des bon-
bons demain en allant à l’école. » et je savais que l’entre-
tien était remis à la soirée suivante.
Papa rentrait et, peu après, nous nous mettions à table.
Mon oncle et mon père mangeaient sur la table basse tandis
que ma mère, mes deux petites sœurs et moi nous posions
notre plateau à même le sol de terre battue. Ensuite, nous,
les enfants, nous nous installions dans nos couches, des
peaux de moutons, un oreiller et une seule couverture pour
nous trois, dans un coin de notre baraque. Ma mère débar-
rassait la table et lavait sa vaisselle. Et mon père et mon
oncle sortaient le jeu de cartes.
Un soir, alors que mes sœurs s’étaient endormies et que
je commençais à somnoler, trois hommes, des inconnus,
vinrent chez nous. Pendant près d’une demi-heure, ils dis-
cutèrent avec mon oncle dans la courette puis repartirent
dans la nuit. Très tôt le matin, beaucoup plus tôt que d’habi-
tude, mon père me réveilla : «ton oncle nous quitte, viens le
saluer.» Il me serra fortement dans ses bras et me dit : « tu
n’oublieras pas ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? Rien n’aura
plus d’importance pour toi que l’école, hein ? Promis ?» Je
le lui promis. Il embrassa ma mère et mon père et sortit. Je
ne l’ai plus revu.
Quelques jours tard, nous apprîmes qu’il avait été arrêté

67
à Oran. Il fut jugé, déclaré coupable et condamné à mort par
un tribunal militaire. Trois années plus tard, il fut fusillé au
champ de tir de Canastel. C’était le 30 juillet 1960…
Ma mère pleura longuement son frère. Elle n’arrêtait pas
de dire : «pourquoi ne m’avait-il pas écoutée ? Je lui avais
conseillé de partir au sud ou de traverser la frontière pour
aller au Maroc Il y aurait été plus en sécurité. Pourquoi est-
il retourné à Oran ?»
L’année de son exécution, j’allais sur mes dix ans, je
commençais à peine à voir clair la situation du pays.
Quelques jours après, je sus que mon oncle avait été lui
aussi un ‘‘frère’’ et qu’il était mort pour que vive le pays. Et
je me disais que c’était un métier bien dangereux que celui
de ‘‘frère’’.
Cher oncle, même si j’ai aujourd’hui oublié jusqu’aux
contours de ton visage, je n’ai jamais oublié tes recomman-
dations. Repose en paix, j’ai compris ce que tu voulais me
dire. Comme je suis arrivé à mettre un nom sur cette colère
muette qui te tourmentait. Pour mon père et ma mère,
l’école devait seulement me servir à apprendre à lire et à
écrire. Combien ils étaient dans l’erreur et combien tu avais
raison.

68
Nafissa ma tmout ! (Nafissa ne meurt pas !)

Nous vécûmes dans notre baraque de Sidi Djilali pen-


dant trois ans. De l’été 1957 à l’été 1959. Une dizaine de
familles s’entassaient dans des baraques pareilles à la nôtre,
adossées l’une à l’autre le long de la voie ferrée qui menait
à la gare de Sidi Bel Abbès. Et même si ces années ne
furent pas gaies, sans doute à cause de la guerre, j’en garde
malgré tout des souvenirs d’une grande douceur. Nous
avions enfin un port d’attache, un endroit bien à nous qui
nous réunissait. Et à cause de la guerre, peut-être, père mit
fin à ses pérégrinations répétées qui étaient une continuelle
source d’angoisse pour maman. Certes, il s’absentait encore
parfois mais ses absences ne duraient plus comme avant.
Peut-être qu’il commençait à s’assagir comme l’avait prédit
le marabout dont je porte le nom.
Père travaillait par intermittence parfois dans les fermes
voisines, parfois à la commune où il était tantôt terrassier,
tantôt cantonnier. Il était trop fier et trop rebelle pour accep-
ter les humiliations aussi ne passait-il jamais plus d’un ou
deux mois chez le même employeur. Il avait toujours un
prétexte pour quitter son employeur et, quand il n’en trou-
vait pas, il déclenchait une dispute en provoquant le contre-
maître ou un commis quelconque. Quelquefois il acceptait
de convoyer à pied des troupeaux de moutons jusqu’aux
marchés de bestiaux des villes voisines comme Oran ou
Mascara. Comme il était bon marcheur, le voyage lui pre-
nait rarement plus de trois ou quatre jours à travers champs.
Les voisins trouvaient que c’était de la folie et essayaient de
l’en dissuader. Mais j’avais l’impression qu’il lui fallait

69
prouver aux gens qu’il ne craignait rien ni personne. Ma-
man se lamentait pendant ses absences et elle était soulagée
quand il revenait à la maison. Les soirs qui suivaient ses re-
tours, il nous racontait ce qu’il lui était arrivé et nous fi-
nîmes par bâtir toute une glorieuse épopée autour de ces
voyages. J’imaginais mon père braver des animaux fabu-
leux dans les forêts qu’il traversait et lutter contre de ter-
ribles bandits. Bien sûr, je n’avais à l’époque aucune
conscience des dangers réels qu’il encourait.
Quand il ne travaillait pas, ce qu’il lui arrivait souvent, il
passait son temps au café dit ‘‘Dar el Askri’’, la maison du
soldat, dans d’interminables parties de cartes espagnoles. Sa
maigre pension militaire suffisait tant bien que mal à ma-
man pour tenir jusqu’à la fin des mois. Le jour où il la per-
cevait, c’était le six de chaque mois, était aussi une source
d’inquiétude pour elle. Ces jours-là, maman, anxieuse, les
passait à l’attendre. Elle savait qu’il allait rentrer ivre, le
plus souvent très tard, juste avant la nuit. Elle avait peur
qu’il ne se fît arrêter ou même tuer par une patrouille de
soldats. Ou tout simplement se faire agresser par des vo-
leurs qui le délesteraient de son portefeuille. Elle n’aurait
jamais osé l’avouer mais je savais qu’elle craignait surtout
qu’il ne succombât aux charmes d’une autre femme. Pour
mes sœurs et moi, les jours de paye étaient les seuls jours
où notre père nous gâtait. Il n’oubliait jamais de nous rame-
ner quelque chose : des fruits ou quelques friandises. Les
lendemains, on avait toujours de la viande au menu. Le plus
souvent, c’était des tripes ou une tête de mouton dont mon
père raffolait.
Ce furent aussi les années où j’ai commencé à prendre
confusément conscience de la situation dans laquelle se
trouvait le pays. D’autres personnes, qui parlaient et qui
s’habillaient différemment de nous, vivaient avec nous,

70
dans la même ville, dans le même pays que nous. Nous vi-
vions parmi ces gens-là qu’on appelait les nsarasou les rou-
mis sans jamais nous mêler à eux. On se rencontrait dans
certains endroits, on se croisait dans d’autres mais on ne se
mêlait jamais à eux. A cette époque je n’avais aucune
connaissance de la réalité du pays mais je croyais que les
roumis en étaient les maîtres et que nous y étions des étran-
gers indésirables, à peine tolérés. Ils habitaient dans des
quartiers aux rues larges et goudronnées dans des maisons
beaucoup plus grandes, plus belles et plus solides que nos
masures. Ils avaient des marchés, de grands magasins avec
de belles vitrines, des boulangeries, des cafés, des restau-
rants, des bars, des cinémas et des voitures. Leurs femmes
étaient belles et sentaient bon. Elles ne se voilaient pas et
allaient, les cheveux au vent. Ma mère me racontait que
Dieu a donné toutes ses richesses aux nsarasici bas mais
que nous, nous aurons le paradis après notre mort. Le para-
dis éternel pour nous tous seuls. Dans ses propos, le paradis
était évidemment une compensation de nos misères. Depuis
cet âge et pendant de longues années s’est incrustée dans
mon esprit la conviction que les feux de la géhenne atten-
daient tous les riches. Sans distinction.
Pour ma part, ce fut à l’école que je commençai à
prendre conscience de ce clivage. Tous les maîtres d’école
parlaient la roumia et avaient des noms de nsaras. Sauf un,
monsieur Chiali qui lui avait un nom arabe même s’il par-
lait comme eux.
Il y avait d’autres roumis que je voyais aussi fréquem-
ment : c’étaient les soldats du poste de police de Sidi Djilali
et ceux installés dans celui du quartier de mon école. Il y
avait aussi des soldats qui venaient dans notre quartier dis-
tribuer de la soupe. Un camion militaire qui traînait une im-
mense marmite sur roues arrivait. Des soldats en descen-

71
daient, l’un d’eux criait deux ou trois fois : « à la soupe » et
on accourait de nos baraques avec toutes sortes d’ustensiles
à la main. Ils nous donnaient alors une grosse miche de pain
blanc roumiet quelques louches d’une soupe chaude où flot-
taient des légumes et quelques morceaux de viande bien
grasse. Les soldats du poste de police étaient très gentils
avec nous : ils nous donnaient fréquemment des tablettes de
chocolat, des fruits, des boites de conserve. Il y avait parmi
eux un soldat infirmier et lorsque l’un de nous était malade,
il le soignait. Une fois, j’ai été blessé à la tête par un jet de
pierre, le soldat infirmier m’a lavé la plaie, mis un panse-
ment et comme je n’arrêtais pas de pleurer, il m’avait gavé
de sucrerie. Il m’avait ensuite donné quelques tranches d’un
pain noirâtre et que je regardais avec défiance. Il me di-
sait : « Mange, c’est du pain d’épice, c’est bon ! » et je
mordais d’abord avec circonspection puis goulûment et
avec délice ce pain pour la première fois de ma vie. Le pain
que nous mangions chez nous était tout aussi noir mais il
était plus dur et avait un tout autre goût.
Les soldats du poste de police aimaient s’amuser avec
les enfants du quartier. Il y avait un garçonnet de trois ou
quatre ans qu’ils aimaient bien. Il s’appelait Mohamed,
mais tout le monde l’appelait ‘‘Banéno’’. Il allait pieds nus
d’une baraque à l’autre et portait tout le temps une grande
chemise qui lui arrivait jusqu’aux mollets. Les soldats
avaient un poste radio et un jour, en entendant de la mu-
sique, il s’était mis à danser. Depuis les soldats s’amusaient
fréquemment avec lui. Ils l’entouraient et battaient la me-
sure en tapant des mains ou en tambourinant sur un seau re-
tourné et lui dansait au milieu. Je crois même que c’était
son amour pour la danse du mambo, alors à la mode, qui lui
aurait donné son surnom : ‘‘Banéno’’. Et nous tous, nous
l’aimions pour ces quelques moments de gaîté qu’il appor-

72
tait à notre petite communauté.
Banéno avait aussi une autre occupation, plus dange-
reuse. Dès qu’on entendait sa maman crier son nom, on se
précipitait tous, petits et grands, vers la voie ferrée car il ai-
mait s’asseoir entre les rails et tambouriner avec des
cailloux sur les traverses métalliques qui résonnaient sous
les coups. A la hauteur de nos habitations, le chemin de fer
passait entre deux parois d’une large tranchée tracée dans la
colline. Les habitants de Sidi Djilali avaient creusé de gros-
siers escaliers de part et d’autre de cette tranchée pour pas-
ser de l’autre côté de la voie et éviter ainsi un détour jus-
qu’au passage à niveau situé à quelque cinq cents mètres de
là. Banéno descendait les escaliers et s’installait sur la voie
ignorant totalement le danger qu’il courait.
Un jour alors que je jouais aux osselets avec des cama-
rades, nous entendîmes soudain les gens crier son nom.
Aussitôt nous abandonnâmes notre jeu et nous nous précipi-
tâmes vers la voie ferrée. Un horrible sifflement retentit :
c’était ‘‘la Micheline’’, un train très rapide qui passait à
toute vitesse et qui faisait trembler nos baraques à chacun
de ses passages. Banéno était là, entre les rails. Il tenait
deux cailloux du ballast et tambourinait des deux mains sur
la traverse. Des voisins étaient penchés sur le fossé, très
loin des escaliers pour oser descendre et le tirer de là. Tout
le monde lui criait : « Mohamed, viens par ici. Vite, vite le
train arrive. » Sa maman, que deux vieilles femmes rete-
naient, criait et se donnait de grandes claques sur les
jambes. Mais le garçonnet ne bougeait pas. Alors sans réflé-
chir, je me laissai glisser dans le fossé. Je saisis Banéno par
la main et je me précipitai avec lui vers une niche grossière-
ment creusée dans la paroi. Je fermai les yeux et je m’apla-
tis sur lui en l’écrasant de tout le poids de mon corps. Le
train passa dans un grondement de tonnerre pendant que le

73
garçonnet pleurait sous moi. Nous étions saufs. J’avoue que
je n’eus pas peur sur le moment mais que j’ai fait bien des
cauchemars après. Inutile de vous dire que, du jour au len-
demain, je devins le héros du quartier. Tout le monde
m’embrassait. Les soldats du poste de police accoururent et
me gavèrent de friandises. La maman de Banéno fit acheter
un poulet qu’elle égorgea et m’invita à dîner chez elle ce
soir-là. Et les autres soirs, quand il y avait un bout de
viande au menu, elle ne manquait jamais de me prier de ve-
nir partager le repas avec eux. Tout le monde disait que le
petit avait eu de la chance, car le train endeuillait fréquem-
ment des familles de Sidi Djilali…
Parmi les habitants du bidonville, il y avait un jeune
couple et leur bébé, une adorable petite fille d’à peine deux
ans. Je la revois toute potelée, les cheveux noirs flottant au
vent, dans sa belle robe blanche à fleurs, trottinant dans les
ruelles, allant d’une baraque à l’autre. La petite venait sou-
vent chez nous. Elle poussait la porte de notre baraque et
entrait sans aucune façon. Maman lui donnait un morceau
de la galette d’orge encore tout chaude. Elle restait quelques
minutes puis s’en allait. Elle passait le plus clair de la jour-
née chez un vieillard qui vendait des légumes devant sa ba-
raque. Celui-ci, ammi Talha, oncle Talha, la laissait fureter
dans ses cageots et même mordiller quelques tomates ou
grignoter de ses petites dents une carotte. La petite s’appe-
lait Nafissa, ce qui signifie la précieuse. Son père avait été
soldat. Il avait fait la guerre d’Indochine, disait-on. Je ne
saurais vous dire s’il travaillait à l’époque mais on ne le
voyait pas de toute la journée et il rentrait fréquemment ivre
mort. On l’entendait qui chantait à tue-tête jusque très tard
la nuit et les voisins levaient la tête en souriant et di-
saient : «Il est encore saoul, ce soir. » Les voisines, surtout
ma mère qui savait ce que le vin pouvait faire d’un homme,

74
plaignaient sa jeune femme.
Un jour, Nafissa ne fit pas, comme à son habitude la
tournée de nos baraques et au début de l’après-midi on ap-
prit qu’elle était malade. Aussitôt la nouvelle fit le tour du
bidonville. Toutes les femmes allèrent s’enquérir sur sa san-
té. La vieille épouse de l’oncle Talha se présenta avec
quelques fruits de saison dans les mains. Nous les enfants,
nous nous faufilâmes dans la courette qui grouillait de
femmes et nous nous approchâmes de Nafissa qui était cou-
chée sur une peau de mouton dans un coin d’une petite
pièce obscure. Comme il faisait chaud, elle était seulement
recouverte d’un morceau de drap blanc. Un foulard rouge
lui serrait la tête. A voir son visage rosi par la fièvre et ses
petites menottes tremblotantes qui serraient fortement le
bord du drap, on voyait bien que la maladie la faisait souf-
frir. Sa maman retenait péniblement ses larmes et se plai-
gnait que son mari était encore absent. Les voisines la ré-
confortaient et lui disait que la petite n’avait rien et qu’elle
se rétablirait rapidement. D’autres disaient que c’était la
rougeole et qu’il fallait l’habiller en rouge et lui préparer
des soupes à base d’œufs de tortue ou de viande de chacal.
Puis peu à peu, les voisines retournèrent à leurs occupa-
tions, laissant la pauvre jeune femme avec sa fille malade.
Pendant les deux jours qui suivirent, Nafissa resta allon-
gée sur sa natte. Les femmes, accompagnées souvent de
leurs enfants, venaient lui rendre visite. Elles apportaient un
bol de soupe chaude, entraient, restaient à son chevet
quelques minutes, bavardaient un peu avec sa maman puis
s’en retournaient chez elles. Au milieu de l’après midi de la
quatrième journée de sa maladie, un cri déchira le silence.
Aussitôt, le bidonville s’anima d’une fébrile agitation. Ma-
man qui s’apprêtait à nous préparer un café se leva brusque-
ment et s’écria :

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«Mon Dieu, c’est la maman de Nafissa. Il est arrivé
quelque chose à la petite !»
Elle jeta un foulard sur sa tête et sortit en coup de vent.
Nous la suivîmes. Déjà tous les voisins avaient accouru
vers la maison de Nafissa. Sa maman se lamentait et criait à
vous fendre l’âme. La petite fée du quartier était morte. Son
petit corps entièrement recouvert du drap blanc était tou-
jours allongé au même endroit dans la petite pièce obscure.
Comme son père était absent, on envoya à sa recherche
le fils de ammi Talha, un grand benêt d’une vingtaine d’an-
nées. Rapidement la décision de l’enterrer avant le coucher
du soleil fut prise. Pour cela on devait d’abord laver le
corps de la petite et l’envelopper dans un morceau de drap
blanc comme le veut la tradition. On fit venir l’imam de la
mosquée qui procéda à tous ces rituels. Vite ammi Talha at-
tela son âne à la petite charrette qui lui servait à transporter
les cageots de fruits et légumes. On déposa le corps de la
petite Nafissa recouvert d’une couverture sur la charrette et,
après avoir attendu en vain le retour de son père, le convoi
mortuaire s’ébranla. On l’enterra au minuscule cimetière de
Sidi Amar, situé juste à une centaine de mètres de notre ba-
raquement, sur le versant sud de la colline qui surplombe la
ville de Sidi Bel Abbès. Le petit trou qui accueillit son
corps était déjà creusé depuis l’annonce de sa mort. C’était
la première fois de ma vie que j’assistais à un enterrement
et la solennité de ces quelques moments m’impressionna
durablement.
Très tard le soir, le père de Nafissa rentra tout seul, il
était saoul comme à son habitude. Mis au courant de la
mort de sa fillette, il se mit à pousser des jurons et à profé-
rer des grossièretés. Et lorsqu’un voisin s’approchait de lui
pour essayer de le consoler et de lui rappeler que nous
sommes tous mortels et que telle était la volonté de Dieu, il

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se mettait alors à blasphémer. Dans son délire, il interpellait
Dieu et Lui disait qu’Il devait être un lâche pour se venger
sur une si faible créature. Il criait que c’était lui qui méritait
mille fois de mourir et qu’Il était vraiment cruel de prendre
la vie d’une petite fille. « Pourquoi me l’as-Tu donnée
alors, si c’est pour me la reprendre ? » se lamentait-il en se
frappant la tête. La moitié de ses propos étaient incompré-
hensibles : il s’exprimait dans une langue de son cru faite
de bouts de phrases en arabe et d’autres en français. Et en-
core, la moitié de ses mots lancés en arabe étaient d’une
crudité inouïe ! A la longue, on le laissa assis à même le sol
dans un coin de la courette, les jambes allongées. Il cacha
sa tête dans ses mains et se mit à pleurer en balançant le
corps. Et tout en pleurant, il continuait de se lamenter. Par-
fois, il poussait un hurlement qui faisait se retourner toute
l’assistance.
Les premières fois quand il criait ainsi, je ne comprenais
pas ce qu’il disait. Puis soudain je saisis. Il disait simple-
ment dans son sabir franco-arabe : « Mon Dieu, Nafissa ma
tmout ! » (Nafissa ne meurt pas!) Je me souviens encore de
cette phrase, telle quelle. Les mots ‘‘mon Dieu’’ étaient
criés dans un français impeccable et le reste de son déchi-
rant hurlement de bête agonisante en arabe.
Il resta,près d’une semaine, prostré dans son coin, refu-
sant de manger et de boire. De temps en temps, son cri em-
plissait le bidonville et faisait trembler nos demeures :
« Mon Dieu, Nafissa ma tmout ! »…
Maman me disait souvent que les petits enfants étaient
des anges ici-bas et, comme ceux du ciel, ils étaient immor-
tels. Et, à cette époque j’allais sur mes huit ans, je trouvais
que l’éternité de Nafissa avait été bien courte.
Quelques jours plus tard, ma petite sœur Fatiha mourut,
elle aussi, emportée par la même maladie.Fatna, ma cousine

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de Lamtar et tant d’autres enfants moururent cette année.
Une maladie bien étrange que celle-ci qui tirait son nom
d’une couleur et qui s’acharnait sur les tout petits. Depuis
ces jours, j’ai appris à craindre les maladies aux noms de
couleur, je les associais à la mort de Nafissa, à celle de ma
petite sœur et à celle ma cousine Fatna que je n’avais plus
revue depuis l’été 1957.

78
M’ma, qu’est-ce qu’un juif ?

A l’automne de l’année 1958, l’école Mangin s’avéra


trop petite pour accueillir tous les élèves des quartiers du
‘‘Point du jour’’ et de ‘’Sidi Djilali’’. Les élèves des grandes
classes furent alors transférés vers une autre école. Celle-ci
était nouvellement construite à l’extrémité de l’avenue Fal-
lières. On lui donna donc tout simplement le nom d’école
Fallières. Elle se trouvait à la sortie de la ville. De là partait
la route qui menait à un petit village dit ‘‘Camp des Spa-
his’’, ‘‘el campo’’ pour les roumis et ‘‘el cam’bo’’ pour
nous. La route qui y menait était bordée de mûriers, ce qui a
donné à plusieurs d’entre nous des coliques mémorables.
Sur l’avenue Fallières, il y avait un grand magasin qui fai-
sait office de boulangerie et d’épicerie. Il était tenu par une
famille de Français, les Pernias. Il y avait aussi une grande
et longue bâtisse sur le mur de laquelle il y avait écrit ‘‘Dis-
tillerie Mirailles’’. Un peu plus loin, les déchets de la distil-
lerie, entassés en cônes hauts de plusieurs mètres, faisaient
comme des petites montagnes noires de pépins et de peaux
des grains de raisin. Nous appelions ces monticules qui dé-
gageaient une très forte odeur de vin : ‘‘la brinsa’’. Je sup-
pose que c’était une déformation du mot espagnol ‘‘la bri-
sa’’ qui signifie marc de raisin.
L’école Fallières, qui faisait face à la brinsa, de l’autre
côté de l’avenue, n’avait pas de mur d’enceinte. Les cinq ou
six classes en préfabriqué, le préau avec ses cabinets et ses
robinets et la cantine donnaient directement sur un vignoble
voisin. On sortait de nos classes et on était dans les champs.

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Nos anciens camarades restés à l’école Mangin nous en-
viaient les mûriers et le vignoble. Au tout début de cet au-
tomne de l’année 1958, j’étais content d’aller à ma nouvelle
école. Je n’avais pas l’impression d’aller passer plusieurs
heures de la journée entre les quatre murs d’une classe mais
plutôt d’aller à un pique-nique. La campagne faisait irrup-
tion dans la salle dès qu’on entendait le ronflement du mo-
teur d’un tracteur qui passait ou que nous parvenaient les
cris des saisonniers agricoles qui travaillaient à côté.
Mais cette joie ne fit pas long feu et malgré toute ma
passion pour l’école, bientôt il me pesa de prendre mon car-
table et je ne m’en allai en classe que contraint. Notre
maître s’appelait monsieur K. et c’était une bien méchante
personne. Je n’oublierai jamais les humiliations qu’il nous
faisait subir. Tous les élèves arabes étaient persécutés et
toutes les raisons étaient bonnes. Je ne dus mon salut, un sa-
lut bien précaire, qu’à mes bonnes notes. Il s’acharnait en
particulier sur Ramdane, un camarade peu doué pour les
études. Pauvre Ramdane, il a subi cette année toutes sortes
de punitions : le bonnet d’âne, les piquets au coin de la
classe, les retenues après la fin des cours, les corvées di-
verses. Dès qu’il avait un peu d’encre sur les doigts, il de-
vait sur le champ aller se laver les mains dans l’eau glacée
des robinets jusqu’à ce que les taches disparaissent. Le
pauvre, il se frottait avec un peu de terre jusqu’à s’écorcher
les doigts. Il en revenait transi et grelottant de froid ce qui
ne lui facilitait guère l’usage de son porte-plume et qui lui
faisait faire encore d’autres taches partout. Mais le pire des
supplices, c’était à la fin de chaque mois. A l’époque, on
composait tous les mois et un classement était établi sur la
base de nos notes. Ramdane était toujours dernier. Alors,
monsieur K. notre instituteur ne trouvait rien de mieux pour
le punir que de lui faire baisser son pantalon et de l’obliger

80
à rester debout face au mur et les mains sur la tête. De
temps en temps, il passait à côté de lui, lui mettait le bout
de la règle entre les fesses et disait :
« Ramdane est un bon à rien, il ne sait même pas se tor-
cher le derrière. »
Le pauvre garçon était humilié. Il acceptait toutes ces
vexations sans dire un mot. Jamais nous ne l’avons entendu
se plaindre mais nous sentions bien qu’il fulminait d’une
rage impuissante.
Un jour que nous venions d’apprendre les différentes
couleurs et alors que la leçon tirait à sa fin, monsieur K.
m’interrogea :
« Alors Hamdaoui, vous avez sûrement à la maison des
objets avec beaucoup de couleurs ?
- Oui, monsieur. Maman a un foulard avec beaucoup de
couleurs. Nous avons aussi une couverture en laine faite de
bandes multicolores.
- Une couverture, oui, c’est bien. Peux-tu me citer les
différentes couleurs qu’il y a sur votre couverture.
- Oui, répondis-je.
Et je commençai à réciter presque inconsciemment :
- Notre couverture a des bandes bleues, des bandes
blanches, des bandes rou…
Je n’allai pas plus loin. Je venais de m’apercevoir que
j’étais en train de reproduire les couleurs du drapeau fran-
çais. Déjà, me semblait-il, quelques uns de mes camarades
levaient la tète, intéressés.
- Alors, Hamdaoui, termine… Des bandes rouges.
Rouges ! c’est ce que tu veux dire.
- Non monsieur, pas rouges, vertes. Elles sont vertes, les
bandes. Il n’y a pas de bandes rouges sur notre couverture.
- Bleues, blanches, vertes et non bleues, blanches,
rouges, dit-il en accentuant chaque mot.

81
Il s’approcha doucement de ma table et, tout en me je-
tant un regard terrible, il me souffla à la figure :
« Il n’y a pas de bandes rouges sur votre couverture,
hein ? Dis plutôt que tu refuses de prononcer ‘‘ bleu, blanc,
rouge’’, hein !
- Non monsieur.
- Bleu, blanc, rouge ! , comme le drapeau, notre drapeau.
- Non monsieur, il n’y a pas de …
- Petit menteur !
Et il me gifla.
- Dis : bleu, blanc, rouge !
- Le drapeau a trois couleurs : le bleu, le blanc et le
rouge, récitai-je.
- Et votre couverture aussi !
- Non monsieur. Bleu, blanc et vert.
Il me donna une seconde gifle.
- Dis bleu, blanc, rouge.
Je ne répondis pas. Il se mit à tourner autour de moi. Je
retenais dignement mes larmes. Il me répéta plusieurs fois :
« Dis : bleu, blanc, rouge. », mais je ne disais rien. Il se
tourna vers d’autres élèves avec la même question. Ceux-ci
répétaient docilement : « bleu, blanc, rouge ». Il revint vers
moi avec la même injonction. Et, allez savoir pourquoi, je
ne répondais toujours pas. Je savais qu’il me suffisait de
dire ces trois petits mots pour mettre fin à cette pénible si-
tuation mais je tenais tête et, même aujourd’hui, je ne sais
pas m’expliquer pourquoi je le faisais. Avais-je surestimé la
réaction de mes camarades ? Je ne le crois pas, ils n’au-
raient même pas remarqué ma réponse dans le ronron de la
classe. Alors pourquoi n’ai-je pas dit : bleu, blanc, rouge,
comme tous les autres ? Je ne le sais pas. Peut-être par entê-
tement enfantin ? Peut-être parce que j’ai toujours détesté la
méchanceté gratuite et l’injustice ?

82
Je ne dus mon salut ce jour-là qu’à la cloche. L’après-
midi qui suivit, monsieur K. ne reparla pas de ce qui s’était
passé et, quelques jours plus tard, tout était oublié. Du
moins, c’était ce que je pensais à cette époque…
Cependant monsieur K. avait un chouchou en classe :
Benayoun, un petit garçon chétif, toujours bien coiffé, bien
habillé et qui portait des lunettes. Les uns disaient qu’il était
le fils d’un riche commerçant qui avait plusieurs boutiques
en ville. Benayoun n’était pas une lumière, ni même un bon
élève. C’était un élève médiocre mais jamais monsieur K.
ne lui avait fait la moindre remarque, bien au contraire. Il
n’était sollicité que lorsque la question était facile et pour
chacune de ses bonnes réponses, il recevait un bon point.
Pour les autres élèves, le zèle de toute une journée et par-
fois celui de toute une semaine ne suffisait pas pour avoir le
moindre bon point.
Benayoun était un gentil garçon qui acceptait de salir ses
beaux vêtements en partageant nos jeux. Il nous montrait
bien qu’il était gêné d’être ainsi privilégié par notre institu-
teur. Une fois, alors que nous jouions à une partie de cache-
cache et que le hasard nous avait réunis derrière le même
arbre, il m’a retenu par le bras et m’a glissé à l’oreille, sur
un ton de confidence :
«Tu sais Dahri, je suis très content d’être ton ami. Je
parle souvent de toi à maman. Elle aimerait bien te rencon-
trer. Pourquoi ne viendrais-tu pas un jour chez moi ? De-
main, c’est jeudi, tu veux bien ? »
Je fus si étonné que j’en oubliai le jeu. Je restai silen-
cieux quelques instants. Et juste au moment où la cloche
qui annonçait la fin de la récréation retentissait, je finis par
dire :
« D’accord ! tu habites où ? »
Il me donna son adresse et comme je ne savais pas où

83
c’était exactement, on finit par se donner rendez-vous au
début de l’après-midi du lendemain devant la porte de
l’école Marceau que je connaissais bien.
Ce mercredi-là pourtant fut une journée abominable.
L’après-midi, monsieur K. nous rendit nos cahiers de com-
positions. Ramdane était encore une fois le dernier de la
classe et il dut subir une autre vexation. Il fut déculotté et
exposé aux regards de tous les élèves qui, par compassion
pour leur camarade, baissaient les yeux. Monsieur K. s’en
aperçut et nous obligea tous à lever la tête. Ensuite, il or-
donna à Benayoun de se lever et d’aller planter un vieux
porte-plume entre les fesses de Ramdane. Benayoun se
leva, saisit le porte-plume que lui tendait le maître et s’ap-
procha de Ramdane qui le regardait les yeux humides et
exorbités. Nous retenions notre souffle. Allait-il le faire ? Il
savait que si nous tolérions que Monsieur K. le gâtait, ja-
mais nous ne lui pardonnerions s’il s’exécutait aujourd’hui.
Il tourna la tête vers la classe et nos regards se croisèrent. Il
dut lire sur mon visage toute ma désapprobation. Il baissa
les yeux.
« Alors, élève Benayoun, tu fais ce que je t’ai demandé
de faire ! »
Benayoun gardait le silence.
« Aurais-tu peur ?
- Non monsieur.
- Alors, qu’est-ce que tu attends ?
- Je ne … je ne peux pas, monsieur.
- Comment ! Tu ne peux pas ? tu lui fiches le porte-
plume dans le cul … »
Toute la classe venait d’apprendre un mot nouveau. Ce-
pendant, Benayoun se tournait vers Monsieur K.
« Non monsieur, je ne veux pas, dit-il ».
Et il éclata en sanglot.

84
Monsieur K. fulminait. Il nous fit un bel étalage de toute
sa haine ce jour-là. Le pauvre Ramdane s’était baissé pour
relever son pantalon quand le maître le retourna et lui plan-
ta si violemment le porte-plume entre les fesses qu’il émit
un cri de douleur. Benayoun qui avait tenté de s’interposer
fut repoussé par l’instituteur. Il se releva dignement et, tout
en regardant droit dans les yeux monsieur K., il dit :
« Ce n’est pas bien ce que vous faites, monsieur. Et je le
dirai à maman. Elle saura ce qu’il faut faire. » et il rejoignit
sa place.
Monsieur K., sans doute décontenancé par ces paroles,
retourna à son bureau. Il ordonna ensuite à Ramdane de re-
mettre son pantalon et de regagner sa place.
Le reste de l’après-midi, nous le passâmes dans un si-
lence de mort. Monsieur K. méditait, les sourcils froncés et
les lèvres serrées dans une moue de rage et de dépit. La
cloche sonna et nous sortîmes de l’école, silencieux et
graves. Ramdane s’en alla, honteux, la tête courbée et les
épaules affaissées.
Benayoun fut retenu. Je restai longtemps à l’attendre de-
vant l’école, caché derrière un mûrier. J’avais peur d’être
surpris par notre instituteur. Lentement l’école se vidait, les
derniers retardataires étaient tous sortis. Seuls monsieur K.
et notre camarade étaient encore à l’intérieur de la classe.
Quelques minutes et la voiture de notre instituteur sortit de
l’école. Benayoun était assis à côté de lui. La voiture s’en-
gagea dans l’avenue. Ils ne m’avaient pas vu derrière mon
mûrier. Comme il commençait à se faire tard, je décidai de
courir pour rattraper quelques camarades encore sur le che-
min du retour. J’avais tellement envie de féliciter Benayoun
et j’étais frustré de devoir attendre jusqu’au vendredi pour
pouvoir lui dire combien il avait été courageux de tenir tête
à cette brute. Je voulais lui dire que moi aussi j’étais

85
content d’être son ami. Soudain je me rappelai notre ren-
dez-vous et je rentrai un peu moins triste à la maison ce
jour-là.
Le lendemain matin, jeudi c’était le jour du bain. Tôt le
matin, maman fit chauffer de l’eau dans une grande bassine
en fer blanc et me lava le corps. Je n’aimais pas quand ma
mère me lavait. Elle frottait si fort qu’on dirait qu’elle vou-
lait m’ôter la peau et je sortais de ces séances de bain écor-
ché par endroits. Je me rappelle que j’avais insisté ce matin-
là pour qu’elle me frottât plus fort que d’habitude. Intri-
guée, elle me demanda :
« C’est bizarre ! d’habitude, tu es si réticent et tu fais
tout pour écourter ton bain. »
Je ne voulais surtout pas la mettre au courant de mon
rendez-vous, elle aurait peut-être trouvé à redire. Je
connaissais bien maman et je craignais qu’elle m’interdît
d’y aller. Comme rabat-joie maman n’avait pas sa pareille.
A force de vivre une vie terne et malheureuse, elle jalousait
tous ceux qui vivaient dans une quelconque forme de bon-
heur. J’étais content d’aller voir mon ami chez lui et cela
aurait suffi pour qu’elle m’en empêchât. Alors je me tus et
je ne répondis pas. Je me laissai faire en silence et je serrai
les dents à chaque fois qu’elle reprenait le gant de toilette.
Le bain fini, je mis des vêtements propres et je prétextai
une leçon à revoir pour ne pas sortir de la maison et les salir
en jouant avec mes camarades. J’ouvris mon cartable et je
m’appliquai à recopier quelques pages de mon livre de lec-
ture sur mon cahier de brouillon. Peu après midi, père ren-
tra et nous déjeunâmes rapidement. Lorsque ma mère sortit
dans la courette pour laver sa vaisselle, je profitai de son
absence pour demander à mon père :
« P’pa, je dois aller chez un ami pour récupérer un ca-
hier. Il était absent et je le lui ai prêté. J’en ai besoin pour

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réviser mes leçons.»
Il haussa les épaules mais ne dit rien. Je m’en voulais
d’avoir menti à mon père mais je craignais par-dessus tout
que ma mère ne s’en mêlât. Il se retira dans un coin de
notre baraque et s’allongea sur une natte pour faire sa
sieste. Quelques minutes et il ronflait. Je glissai un cahier
sous ma chemise et sortit.
« Où vas-tu ? me lança ma mère.
- Je vais chez un ami récupérer un cahier. Je l’ai dit à
papa. »
Bizarrement, maman ne dit rien ce jour-là et j’en profi-
tais pour filer.
Benayoun m’attendait comme convenu devant la porte
de l’école Marceau. J’étais content de le revoir.
« Ah ! te voilà, j’avais peur que tu ne viennes pas après
ce qui s’était passé hier.
- Penses-tu ! »
Et je lui racontai que j’étais resté quelques minutes à
l’attendre mais que j’ai dû m’en aller quand je les ai vus
passer dans la voiture. J’ajoutai que je voulais tellement le
féliciter pour son attitude face à monsieur K.. Gêné, il bais-
sa la tête et s’empressa de me conduire à sa maison. Elle se
trouvait non loin de l’école Marceau. La rue, dont j’ai ou-
blié le nom, était une rue calme et sinueuse -je compris plus
tard qu’elle longeait l’ouedMékerra. C’est la première rue à
gauche donnant sur l’avenue Kléber qui montait jusqu’au
cimetière arabe et passait devant le Moulin Cohen. La mai-
son était adossée à la rivière. Une petite porte métallique
ouvrait sur un perron qui menait à une autre porte en bois.
De part et d’autre du perron, deux arbres et quelques mas-
sifs de fleurs égayaient la façade. Sur la droite, il y avait un
portail. Nous entrâmes. Une dame nous accueillit sur le pas
de la porte. Elle était habillée comme une française. Ses

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cheveux noirs étaient retenus dans un foulard brodé. Son vi-
sage aux traits fins et ses yeux immenses exprimaient une
douceur infinie. Cette femme, me dis-je, devrait être une
mère, une vraie. Je ne fus donc pas surpris lorsqu’elle me
prit par la main.
« Entre mon petit, entre, ici tu es chez toi, me dit-elle en
arabe.
- Bonsoir madame, lui répondis-je naturellement dans la
même langue.
- Tu as vu, me dit mon ami, maman parle bien arabe.
- Nous avons toujours parlé en arabe dans ma famille,
m’apprit-elle. Mais venez. Entrez.»
Et elle ferma la porte derrière nous. Tout en me faisant
traverser un large couloir, mon ami ouvrait des portes et di-
sait :
« Ça, c’est le salon, en face c’est la cuisine et la salle à
manger. Là, c’est la chambre de mes parents. Cette pièce est
celle de mon grand frère, il n’est pas là, il est à Alger, il va
dans une grande école de là-bas pour devenir ingénieur.
Moi je ne veux pas devenir ingénieur, moi je veux
construire des maisons pour les gens qui n’en ont pas. Cet
escalier monte à la terrasse et cette porte donne sur le jar-
din. Tiens voici ma chambre. Entre. »
Je suivais mon ami qui me guidait à l’intérieur de cette
splendeur et il me semblait que je visitais un des palais des
contes que me racontait parfois maman. Cette maison était
un véritable émerveillement. Le long du couloir courait, à
hauteur d’un mètre, une ceinture en zelidj avec des motifs
représentant des bouquets de fleurs. Je n’avais vu cela au-
paravant que dans les hammams. Je levai la tête vers le pla-
fond et je vis des lustres avec plusieurs lampes.
« Vous avez aussi la lumière électrique, dis-je naïve-
ment. »

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Mon ami sourit et actionna l’interrupteur de sa chambre.
Et là, ce que je vis me laissa muet d’admiration. Il y avait
dans cette chambre un grand lit surmonté d’une armature
permettant d’accrocher un moustiquaire –ça, je l’ai su plus
tard-, ce qui me rappela cette image de notre livre d’histoire
représentant un roi de France prenant son petit déjeuner au
lit, une haute armoire à deux portes avec, en bas, des tiroirs,
un petit secrétaire dans un coin et à portée de main des
livres alignés sur deux étagères fixées au mur. Quand il eut
éteint la lumière, la pièce fut noyée dans une pénombre ac-
centuée par des rideaux sombres qui tombaient du plafond
jusqu’au sol. Benayoun écarta les rideaux et ouvrit une
porte-fenêtre. Aussitôt le soleil pénétra dans la pièce. Guidé
par mon ami, nous traversâmes la chambre et sortîmes par
la porte-fenêtre. Nous nous retrouvâmes sur une longue ter-
rasse qui surplombait un petit jardin où trônaient deux oran-
gers, le long des murs et sur nos têtes courait une treille de
muscat qui, d’après mon ami, donnait un raisin exquis.
Nous nous installâmes confortablement dans des fauteuils
en rotin autour d’une table ronde.
« On est bien ici, me dit Benayoun.
- Oui, arrivai-je à prononcer. »
J’étais encore sous le choc. Je n’avais jamais encore vu
des maisons de l’intérieur. Je croyais naïvement que la
seule différence entre notre baraque de Sidi Djilali et les
maisons en dur était dans leur aspect extérieur. Bouazza,
mon ami de l’école coranique, dont la mère travaillait
comme femme de ménage chez une famille de Français au
quartier dit Calle del Sol - on prononçait en un seul mot
‘‘Caillassonne’’-, m’avait bien parlé de toutes ces mer-
veilles qui se cachaient derrière ces belles façades, mais je
n’avais prêté aucune attention à ce qu’il me racontait. Ma-
man avait raison : Dieu avait donné aux roumis toutes les

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richesses ici bas. Je me surpris à souhaiter qu’au paradis,
j’aurais moi aussi une chambre aussi belle que celle de mon
ami.
« Cette chambre est bien trop grande. Elle est pour toi,
tout seul ?
Benayoun ouvrit de grands yeux et me dit :
- Mais oui, bien sûr. Et encore, c’est la plus petite pièce
de la maison, se plaignit-il. Seule la salle de bains est aussi
petite.
- Ah ! la salle de bains ! … Comment ? Vous prenez vos
bains, ici, dans la maison ? Vous n’allez pas au hammam ?
- Le hammam, mais c’est pour les arabes. Nous, on n’est
pas arabes.
- Vous êtes des roumis ? Des Français ?
Et devant son silence, j’ajoutai :
- Ah ! Vous êtes des Espagnols ?
- Non, nous sommes juifs, lâcha-t-il.
Juifs ? C’était la deuxième fois que j’entendais ce mot.
Quelques années auparavant, mon père travaillait dans une
ferme dont le contremaître était juif. La ferme se trouvait
proche du petit port de Béni Saf. Mon père a quitté son em-
ploi parce qu’il s’était disputé avec lui à cause de moi.
J’avais osé pisser sous sa fenêtre et cela l’avait mis dans
une rage folle. Il avait même sorti son fusil et je ne dus mon
salut que grâce à l’intervention de sa femme. Une terrible
altercation entre lui et mon père s’en était suivie et, l’après-
midi, nous avions mis nos affaires dans une malle et nous
étions allés, mon père, ma mère, ma sœur et moi, au bord
de la route à guetter le car qui devait nous ramener à Lam-
tar. Dans ce village, vivait une cousine de ma mère qui avait
promis à maman de nous héberger quelques jours en atten-
dant des jours meilleurs…
- Juifs ? qu’est-ce que c’est Juifs ?

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- C’est des gens. Ils ne sont ni arabes, ni roumis.
- Alors vous êtes sans doute des Marocains, eux aussi ils
ne parlent pas arabe et ce ne sont pas des roumis.
A cette époque, je ne connaissais qu’une famille de Ma-
rocains, des Chleuhs, qui baragouinaient difficilement en
arabe.
- Je ne sais pas, il faut que je demande à maman. Mon-
sieur K., notre maître, est un Juif lui aussi.
- Ah ! monsieur K. lui aussi est un Juif !
- Oui, c’est le mari de ma sœur. Cet été, lui et ma sœur,
ils iront à Paris. Ils vont s’installer là-bas. J’irai les re-
joindre à l’automne. Papa veut que je termine mes études en
France. C’est mieux là-bas, ajouta-t-il.
- Monsieur K. est donc le mari de ta sœur. Et il est juif
comme toi…
Tout s’expliquait. Même le fait que mon ami aille à une
école si éloignée de sa maison. Je gardai quelques instants
le silence, puis j’ajoutai :
- Vous êtes restés bien longtemps en classe hier après-
midi. Qu’est-ce qu’il te voulait ?
- Oh, il m’a demandé de ne rien dire à maman. Et en
échange… »
Benayoun se tut : il était visiblement embarrassé. Je sen-
tais bien qu’il voulait me mettre dans la confidence mais
quelque chose de plus fort que lui le retenait. Je n’insistais
pas.
Comme j’étais chagriné de savoir que mon ami allait
bientôt partir à Paris, je lui demandai :
« C’est loin Paris ? Tu reviendras à Sidi-Bel-Abbès ?
- Oui, c’est très loin : il faut prendre le bateau et ensuite
le train. Le voyage dure plus de deux jours. Bien sûr, en
avion, c’est plus rapide mais c’est aussi plus cher.
- Mais tu reviendras. Au moins pendant les vacances.

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- Sûrement… Mais, à dire vrai, je ne sais pas. Je deman-
derai à maman. »
Moi aussi, me dis-je, il faut que je demande à maman. Il
faut qu’elle m’explique ce que c’est juif.
Peu de temps après, la mère de Benayoun vint déposer
sur la table un plateau avec deux grands verres de jus de
fruits et une assiette de petits gâteaux.
« Assez bavardé, comme ça. Il faut vous désaltérer
maintenant, nous dit-elle. »
Je passai cet après-midi-là plus d’une heure chez mon
ami mais je dus prendre congé. Avant de sortir, il a tenu à
me parler d’un livre qu’il venait de lire. C’était un livre
plein d’images avec des personnages qui parlaient entre eux
avec des paroles écrites juste sur leur tête. Une flèche indi-
quait qui disait quoi. Il me le prêta : c’était l’illustré n°1 de
la série des Kiwi dont le personnage principal s’appelait
Blek le roc.

Le numéro 1 de la série Kiwi de septembre 1955

Sur le chemin du retour, je me hâtai car j’avais peur que


ma mère ne trouvât que mon absence fût bien longue. Et
tout en marchant, je ne pus m’empêcher de penser à la belle

92
maison de mon ami. Quelle différence entre celle-ci et notre
baraque !
J’ai passé le reste de l’après-midi à ressasser des « Dans
la maison de mon ami, chacun a une chambre à lui tout
seul. Dans la maison de mon ami, ils ont une pièce comme
un hammam, où ils prennent leur bain quand ils veulent.
Dans la maison de mon ami, ils ont un jardin. Dans la mai-
son de mon ami, il y a ceci. Dans la maison de mon ami, il
y a cela… » qu’à la longue maman finit par me dire :
« Les parents de ton ami sont riches voilà tout. Que fait
son père ?
- Je ne sais ce qu’il fait. Ils sont Juifs.
- Ah bon, me dit ma mère. »
Et elle se tut.
Quelques instants et je revins à la charge.
« Dis maman, qu’est-ce que c’est un Juif ?
- Les juifs ? Ce sont les ennemis de Dieu et du prophète.
Les Juifs ne nous aiment pas, nous. Ils ne s’entendent pas
bien avec les Arabes, me répondit-elle d’un trait.
- Ce n’est pas vrai ! Benayoun est mon ami et il m’aime
bien, lui !
- Possible ! dit ma mère. Moi je ne sais pas, on m’a tou-
jours dit que les Juifs n’aiment pas les arabes… »
Elle se tut et resta quelques minutes comme absorbée
par quelques pensées secrètes.
« Qui c’est ce Benayoun ?
- C’est un ami. Nous sommes dans la même classe. Il est
très gentil.
- Il y a un Juif avec vous en classe ? Je croyais que …
- C’est parce que le maître d’école est le mari de sa
sœur. C’est lui qui me l’a dit, l’interrompis-je. Mais dis-
moi, c’est vrai que les juifs ne nous aiment pas…
- C’est ce qu’on raconte.

93
- Alors pourquoi sa maman ne m’a rien dit ? Elle m’a
parlé gentiment, et en arabe ! Elle est comme toi maman,
sauf qu’elle ne va pas au hammam. Mais ça c’est normal,
ils ont un hammam à la maison. Mais dis-moi, maman, qui
sont-ils ces Juifs ?
- Qui sont-ils ? Qui sont-ils ? Je ne sais pas moi ! Eh ! il
va bientôt faire nuit et ton père va rentrer, je vais nous pré-
parer quelque chose à manger. Sinon gare !»
Le soir, juste avant de nous coucher ma mère rapporta à
mon père la discussion que nous avons eue, elle et moi. Vi-
siblement maman désapprouvait ma nouvelle amitié. En
tous les cas, cela la chiffonnait et elle le dit clairement à
mon père. J’écoutais discrètement. J’espérais enfin savoir
ce qu’est un Juif. Mon père se tourna vers moi :
« Tu oublies que ton fils a tété plusieurs femmes à sa
naissance. Il y avait sûrement une Juive parmi toutes ses
nourrices. Oui, c’est sûrement ça. Il doit avoir tété une
Juive dans le tas… »
Et en disant ces mots, ces yeux brillaient et un sourire
concupiscent illuminait son visage.
Moi, je me disais : «Moi, j’aime tout le monde, par
contre je n’aime pas les gens qui me font du mal. Si les
Juifs n’aiment pas les Arabes, c’est peut-être parce que ces
derniers leur ont fait du mal. Oui, c’est sûrement ça. Sinon,
ça n’a pas de sens.» Mais ce que je ne comprenais pas
c’était comment les Juifs pouvaient-ils être les ennemis de
Dieu. Dieu est si grand et si fort que ce serait de la folie que
de vouloir le combattre. Ça, ça me dépassait et j’eus beau
me creuser la tête ce soir-là, je ne voyais pas comment cela
pouvait se faire. Défier Dieu et Son prophète – je n’en
connaissais qu’un, à cette époque – était pour moi le
comble de la folie. D’autant plus qu’un seul des compa-
gnons du prophète était capable de décapiter 40 soldats im-

94
pies d’un seul coup de sabre, me racontait ma mère…
Les jours qui suivirent, un événement allait précipiter le
cours des choses.
Au mois de février 1959, il se mit à pleuvoir pendant
plusieurs jours et plusieurs nuits. Les rues étaient inondées,
il y avait partout des flaques d’eau de sorte qu’on patau-
geait le long de l’avenue Fallières avant d’arriver tout trem-
pés à l’école. On se couvrait comme on pouvait et on lon-
geait les murs pour s’abriter de la pluie. Quelques cama-
rades portaient des bottes et des capuchons. Ils s’amusaient
à sauter pieds joints dans les flaques et à s’éclabousser.
Nous, on les regardait faire grelottant de froid à l’abri d’un
mur non loin de l’école. Ramdane était à côté de moi quand
il vit arriver Benayoun. Celui-ci portait une pèlerine trans-
parente en plastique et une jolie paire de bottes en caou-
tchouc.
« Ce sale Juif. Il vient se pavaner. Je vais lui faire voir,
moi, à ce fils de chien, dit Ramdane d’un ton sourd et plein
de fiel.
- Arrête Ramdane. Que veux-tu faire ? dis-je en essayant
de le retenir par le bras. »
Il se dégagea et se dirigea vers Benayoun. La pluie
s’était remise à tomber drue. Il héla Benayoun :
« Je parie que tu ne peux pas sauter pieds joints ici, lui
dit-il en lui désignant une toute petite flaque.
- Dans celle-ci, dit Benayoun en souriant. »
Et il s’élança. Un grand plouf et il disparut dans la
flaque. C’était un trou creusé par les ouvriers de la société
d’électricité, trou qui devait servir à planter un de ces larges
poteaux électriques en ciment. Aussitôt, on se précipita vers
le trou et on en sortit le pauvre Benayoun. Il était complète-
ment mouillé, il n’arrêtait pas de cracher de l’eau sale
pleine de terre et d’éternuer. Il suffoquait. De plus, il ne

95
voyait rien et il criait entre deux crachats: « mes lunettes !
mes lunettes !». Je ne sais pas combien de temps s’était
exactement passé mais il m’a semblé qu’en moins d’une
minute, tous les maîtres étaient là. Il y avait même quelques
badauds qui s’étaient précipités. Ramdane ricanait, à l’écart
dans un coin, le visage figé dans un rictus. Dieu que c’est
laid la haine !
« Vite, vite, il faut l’emmener à l’hôpital, criait le direc-
teur de l’école. »
Aussitôt, monsieur K. porta dans ses bras mon pauvre
ami enveloppé dans une couverture et courut vers sa voi-
ture. Quelques instants, et le véhicule disparaissait derrière
le rideau opaque de la pluie, au fond de l’avenue. C’était la
dernière fois que je voyais mon ami. Il n’est plus revenu à
l’école.
Cette matinée-là, nous n’eûmes pas classe. Le directeur
nous répartit en quatre petits groupes. Mon groupe échut
dans la classe de monsieur Liane, un athlète de près de deux
mètres qui aimait parader dans sa belle voiture de sport, une
Panhard. L’après-midi, monsieur K. revint. Il nous annonça
que Benayoun a été retenu à l’hôpital et qu’il serait sans
doute absent pendant plusieurs jours.
Benayoun, mon ami, je ne sais pas ce que tu es devenu.
Monsieur K. nous a appris un jour que tu allais mieux mais
que tu ne reviendrais plus à l’école. J’ai supposé que peut-
être tes parents avaient précipité ton départ pour Paris. Je
suis passé plusieurs fois devant la jolie maison où tu vivais
mais je n’ai jamais osé frapper à la porte. A quoi bon, tu n’y
étais plus.
Pendant des années, j’ai conservé comme une relique le
livre illustré que tu m’as prêté. Je gardais espoir de te le
rendre un jour. Et le jour où je ne l’ai plus retrouvé parmi
mes affaires, j’ai eu comme le sentiment que je te perdais

96
une seconde fois.
Depuis cet incident, l’attitude de monsieur K. changea.
Il devint plus distant et semblait se désintéresser de nous.
Ramdane, qui avait sans doute réalisé la gravité de son
geste, se morfondait dans ses remords. Il ne parlait plus et
refusait même de jouer avec nous. Je surprenais souvent
son regard posé fixement sur moi et, quand je m’en aperce-
vais, il baissait furtivement la tête et n’osait plus me regar-
der de la journée. Les jours passèrent et un jour alors que
l’année scolaire tirait à sa fin, il me héla brusquement dans
la cour et me dit : « Mais pourquoi, tu n’as rien dit ? Pour-
quoi tu ne m’as pas dénoncé ? » Et je compris alors ce qui
le tourmentait.

97
Le plumier

Avec un morceau de toile cousu de grosse ficelle, ma-


man m’avait confectionné une sorte de bourse dans laquelle
je mettais mon porteplume, ma gomme et mes crayons. Je
n’hésitais jamais à ramasser un bout de crayon de couleur
ou de règle quand j’en trouvais sur mon chemin si bien qu’à
chaque rentrée ma ‘’trousse’’ était bien pleine.
Quant à mon double décimètre, je l’ai fabriqué moi-
même avec une planchette d’une boite de dattes. J’avais
même poussé la minutie jusqu’à reproduire le plus fidèle-
ment que possible les chiffres et les marques de la gradua-
tion en centimètres. Mais je ne le sortais que pour tracer ou
souligner et je me hâtais de le cacher au fond de la bourse
où je mettais toutes mes affaires.
En classe de cours élémentaire 1 et 2, notre maître s’ap-
pelait monsieur K… J’avais la nette impression qu’il ne de-
vait pas aimer grand monde. Les élèves pauvres, ceux qui
ne travaillaient pas bien en classe, les dissipés, ceux qui sa-
lissaient ou écornaient leurs cahiers, ceux qui avaient oublié
de faire un exercice, bref… tous y passaient et tout lui était
prétexte à faire étalage de sa haine. Il ne souriait jamais et
affichait constamment un rictus de mépris pour nous. Cet
homme était mal à l’aise partout et semblait en vouloir à
l’humanité entière. Avec lui, chaque journée se terminait
par une punition. Je l’ai beaucoup plus détesté que craint. Je
travaillais bien mais cela ne le gênait nullement de me trai-
ter comme tous les autres. Il ne manquait aucune occasion
de m’humilier. Et quand il ne trouvait aucune raison de me
punir, il m‘envoyait, de l’autre côté de la cour que je traver-
sais sous la pluie, me laver les mains à l’eau froide. Une

98
fois que j’avais renversé mon encrier, il m’a retenu long-
temps après la classe m’obligeant à me frotter les mains
avec de la terre jusqu’à m’écorcher les doigts.
Depuis que Benayoun m’avait révélé qu’ils étaient juifs,
je me disais bien que maman n’avait peut-être pas eu tort de
me raconter qu’ils ne nous aimaient pas nous, les Arabes.
En tous les cas, monsieur K. se donnait bien du mal pour
ça. Cependant la raison profonde de cette inimitié restait
mystérieuse pour moi et, quand bien même il y en avait
une, je n’arrivais pas lui trouver d’explication. Au fond de
moi, je m’efforçais de me prouver du contraire en pensant à
mon pauvre ami Benayoun et à sa maman. Bah ! ils étaient
sans doute l’exception qui confirme la règle…
Un jour que nous venions de finir une dictée, il me de-
manda de passer au tableau pour la correction pendant que
lui déambulait entre les tables, inspectant un cahier d’élève
par ci, un autre par là, tout en me dictant le texte. Tout à
coup, il me dit :
« Elève Hamdaoui, où est ton plumier ?
Je me retournai. Monsieur K. était assis à ma place, les
bras posés sur mon cahier.
- Je n’ai pas de plumier, monsieur.
- Tu n’as pas de plumier.
- Non, monsieur.
- Et ta règle ? Tu n’as pas de règle aussi, de double-déci-
mètre ? dit-il d’une voix calme.
- Si, j’ai une …, j’ai un double décimètre.
- Tu as un double-décimètre. Alors pourquoi tu n’as pas
souligné la date et le titre de la dictée ?
- Je vais le faire, monsieur.
- Termine d’abord ce que tu as à faire au tableau.
- J’ai fini, monsieur. »
Il allait se lever pour me céder ma place quand je le vis

99
se pencher et farfouiller dans mon casier. Il y trouva ma
trousse, que je cachais de crainte des moqueries de mes ca-
marades. Il s’en saisit et ricana :
« C’est quoi ça ? c’est ta bourse du nouvel an ? Le En-
nayyer est encore bien loin? C’est quoi ça ? »
Le Ennayyer est la fête du nouvel an qu’on célébrait le
12 janvier de chaque année. La veille on se partageait un
plateau de fruits secs : amandes, cacahuètes, glands, noix,
noisettes, dattes et figues sèches et quelques bonbons : dra-
gées, caramels, etc. Les enfants en gardaient une partie dans
une bourse confectionnée à cet effet et se pavanaient en la
faisant tournoyer devant les yeux des autres enfants. C’était
à qui avait la bourse la mieux fournie…
Il souleva ma trousse bien en haut tout en pivotant sur
place pour la faire voir à toute la classe et, de sa main libre,
il la palpa puis la tapota. Mes bouts de crayon et de règle et
mon double-décimètre lui répondirent du fond de ma
trousse.
-C’est quoi ça ? répéta-t-il.
-C’est mon plum… , c’est mon…, c’est ma…, c’est un
sachet où je mets mon porteplume, mes crayons…
Je n’avais pas terminé ma phrase qu’il avait déjà tiré sur
la ficelle et vidé sur le sol tout le contenu de ma ‘’trousse’’.
Mes petits bouts de crayons et quelques billes d’agate rou-
lèrent sous les tables. Seul resta accroché au fond du sachet
mon double-décimètre. Il le sortit doucement et l’examina
longuement. Je vis son visage se détendre et un sourire
d’étonnement, où je crus déceler de l’émerveillement, illu-
mina son regard. Il se débarrassa de ma trousse qu’il jeta
sur son bureau et dit calmement :
« C’est ingénieux, ça. Une planchette transformée en
double-décimètre. C’est intelligent, ça ! C’est vraiment in-
telligent …

100
Il prononça ces mots tout doucement tout en serrant les
dents. Ce qui était souvent chez lui annonciateur d’une per-
fidie cachée.
Et se tournant vers l’élève le plus proche :
- N’est-ce pas que c’est intelligent ? Hein ?
-Qui t’a fait ça ? me demanda-t-il. Il tenait mon double-
décimètre du bout des doigts.
- C’est moi, monsieur.
- C’est quoi, ça ?
- C’est une petite planche…
-Tu l’as trouvée où, ta planchette ?
-Dans une boite de dattes, monsieur.
-Une boite de dattes !
Il répéta cette phrase encore une ou deux fois. Je croyais
que la partie était gagnée et qu’il allait me laisser en paix.
-Et pour nous fabriquer un plumier, tu vas nous sortir
quoi ? Un cageot de légumes ou un cageot de sardines ?
Et il partit d’un ricanement d’hyène.
Alors, je posai le bout de craie que je tenais encore à la
main, pris ma trousse et entrepris dignement de ramasser
mes bouts de crayons. Je n’avais subitement plus aucune
honte. Toute gêne avait disparu. J’étais même fier de moi,
de ma trousse, de mon double-décimètre et de mes minus-
cules bouts de crayons de couleurs. Tant pis, il l’avait cher-
ché. Il me laissa faire, surpris par ma réaction. Il était sur-
tout décontenancé de constater que la classe ne le suivait
pas dans son délire.
Monsieur K., pourquoi cette haine, gratuite et sans rai-
son ? Je n’ai rien fait de mal. Je travaille bien en classe. Où
sont vos belles leçons de morale ? Ne nous disiez-vous pas
que la pauvreté n’est pas un vice ? Alors pourquoi cher-
chez-vous à m’humilier ainsi parce que je suis pauvre. Oui,
c’est vrai je suis pauvre. J’habite dans une baraque en tôles.

101
Vous, vous avez sans doute une belle maison comme celle
des parents de Benayoun et celles des autres roumis. Oui je
suis pauvre. Je ne porte pas de beaux vêtements comme
vous ; ma veste et mon pantalon sont rapiécés mais ils sont
propres. Oui, je suis pauvre. Je n’ai pas de cartable, je n’ai
pas de plumier mais cela ne m’a jamais empêché de tra-
vailler en classe, de m’appliquer et d’avoir de bonnes notes.
Au fond de moi je bouillonnais, mais je ne dis rien de
tout cela. J’avais fini de ramasser mes affaires. Je saisis ma
trousse et la posai sur mon pupitre, bien en vue de tous. En-
suite, je plaçai mon double-décimètre à coté de mon vieux
porteplume sur la rainure prévue à cet effet sur la table. Je
repris ma place et croisai les bras. Instinctivement, j’avais
relevé la tête et bombé le torse. Monsieur K. me regardait
faire en silence. Il me lança un regard sensé me faire peur.
Je soutins son regard. Nous restâmes quelques secondes
ainsi à nous défier dans un silence pesant. Occupés à nous
toiser, nous ne remarquâmes même pas que tous les élèves
s’étaient levés pour saluer, monsieur Bernard, notre direc-
teur qui venait d’entrer tenant nos cahiers de compositions
ouverts sur le plat de ses deux mains.
« Alors, monsieur K., que se passe-t-il ? dit-il simple-
ment.
-Rien, monsieur le directeur, rien… Il n’y a rien, on ne
vous a pas entendu entrer…
Monsieur Bernard sourit et d’un hochement de la tête si-
gnifia aux élèves de se rasseoir. Un élève se précipita de le
débarrasser des cahiers et alla les déposer sur le bureau de
notre maître.
« Merci, mon petit. »
Quel contraste avec l’attitude de monsieur K. ! Notre di-
recteur avait toujours une gentillesse dans la bouche et il ne
se départait jamais de son sourire…

102
Monsieur Bernard allait sortir quand il se ravisa et revint
vers ma table. Il se saisit de ma trousse et de mon double-
décimètre.
« C’est bien toi Hamdaoui Dahri ?
Comme à son habitude, il avait prononcé mon nom
Am’daoui Dari.
- Oui, monsieur.
- Félicitations, tu es encore premier de ta classe. Mais
cette fois-ci, tu as encore fait mieux : tu as des dix sur dix
partout.
- Merci, monsieur.
- A la fin de la leçon, tu passeras par mon bureau tout à
l’heure.
- Oui, monsieur. »
Et il sortit, il n’avait pas jeté un seul regard à notre
maître lequel ordonna à l’élève de la semaine de distribuer
les cahiers de compositions. Nous avions à les faire signer
par nos parents et les ramener en classe le lendemain.
Un quart d’heure plus tard, nous avions fini la correction
de la dictée. La cloche annonçant la fin de la journée à
l’école sonna. Nous sortîmes en silence. Je demandai à
quelques élèves qui faisaient le même chemin que moi pour
rentrer à la maison de m’attendre quelques instants le temps
que j’aille voir ce que me voulait notre directeur. Je n’avais
aucune appréhension en me dirigeant vers le bureau de
monsieur Bernard : je savais que je n’avais rien à craindre
de sa part, bien au contraire.
Cet après-midi-là, il me réitéra ses félicitations et me
promit une surprise avant la fin de la semaine. Je le remer-
ciai et lui promis à mon tour de continuer à bien travailler.
J’étais fier de moi mais quand il me demanda de lui montrer
mon double-décimètre, je ressentis une certaine gêne. Notre
directeur n’était pas comme monsieur K. et je n’avais pas à

103
pavoiser et encore moins à craner devant lui. Je sortis donc
mon double-décimètre et, penaud, je tentai de lui expliquer
que j’avais perdu ma règle et que j’avais peur de demander
à mon père de m’en acheter une autre. Tout en souriant, il
m’écoutait m’empêtrer dans mon mensonge. Mais il ne fit
aucun commentaire en ce moment-là. Il m’autorisa ensuite
à rentrer chez moi. Je le saluai et sortis sur le champ. Deux
ou trois camarades m’attendaient. Pressé de questions, je
leur racontai mon entrevue. Ils voulaient tout savoir mais je
n’avais rien d’autre à dire. Comme à mon habitude, je ne
dis rien aussi à ma mère…
Le lendemain, alors que nous venions à peine d’entamer
notre première leçon, monsieur Bernard fit irruption dans
notre classe. Il avait encore son énorme cartable pendu à
l’épaule. Il s’excusa auprès de monsieur K. et s’adressa à
nous en ces termes.
« Bonjour mes enfants !
Toute la classe répondit à son salut :
-Bonjour monsieur.
-Mes enfants, je suis venu féliciter les élèves qui ont
bien travaillé ce mois-ci et aussi encourager les autres à
faire davantage d’efforts. Vous le savez, depuis hier, que
votre camarade Am’daoui Dari a encore bien travaillé cette
fois. Il a si bien travaillé qu’il a obtenu dix sur dix à toutes
les compositions. Aussi ai-je décidé, avec l’accord de mon-
sieur K. , votre maître, de l’encourager à persévérer en lui
offrant ce plumier et ces quelques cahiers.
Et il exhiba un magnifique plumier en bois. Ensuite, il
sortit de son cartable un paquet d’une dizaine de cahiers. Il
fit quelques pas et déposa ces affaires sur ma table devant
moi. J’ouvrai grand mes yeux et sous le coup de l’émotion
je ne pus prononcer un mot. Toutes ces belles choses étaient
pour moi. Le plumier était superbe : c’était un double plu-

104
mier, c'est-à-dire un plumier à étage.
« Vas-y, ouvre-le ! C’est ton plumier ! Il est à toi, m’en-
couragea monsieur Bernard. »
Et comme je ne réagissais toujours pas, il prit le plumier,
l’ouvrit et dévoila son contenu : deux porteplumes, des
crayons de couleur ‘‘caran d’ache’’, un crayon noir à mine
de graphite et un magnifique double-décimètre en bois. Les
yeux me sortaient de la tête. J’avais la gorge tellement
nouée que même si je l’avais voulu je n’aurais pu émettre
un seul son.
-Alors, il te plaît, ton plumier ?
- Oh oui, monsieur ! Merci, monsieur… parvins-je à dire
tout en acquiesçant fortement de la tête.
- Tu l’as mérité, mon petit.
Et se tournant vers les autres.
-Travaillez bien, vous aussi. Et vous serez récompensés.
Maintenant, je vous laisse à votre maître. »
Il salua monsieur K. et sortit.
Je restai un long moment à regarder mon plumier, mon
joli plumier, comme absent. Lorsque je relevai la tête, je re-
marquai que tous les yeux étaient braqués sur moi. Mon-
sieur K. aussi me fixai du regard. J’y lus une haine sourde.
A ce moment-là et sans aucune préméditation de ma part, je
décidai de répondre à son animosité par le plus beau de mes
sourires. Alors le visage fermé, il prit le livre de classe et
dit :
- Lecture. Ouvrez votre livre page…
Je me dépêchai de ranger mes cahiers dans le casier et
sortit mon livre de lecture : ‘‘Le nouveau livre unique de
français, cours élémentaire ’’ de Dumas et Collin. Je l’ou-
vris à la page 32. Le texte de la lecture du jour avait pour
titre : ‘‘Notre nouvelle maison’’…
Quelques jours plus tard en cet automne de l’année

105
1959, on quitta notre baraque et on déménagea dans une
nouvelle cité : la cité ‘‘La fourmi’’. On s’installa, nous aus-
si, dans ‘‘notre nouvelle maison’’. Et je dus, encore une
fois, changer d’école. Je n’ai plus revu depuis Monsieur K.

,,
;
Un plumier identique à celui que m’a offert Monsieur Bernard.

106
107
Village De Gaulle.

Le jour où nous avons emménagé dans notre nouvelle


maison, notre chat disparut. C’était plutôt encore un chaton
que son petit frère avait éborgné en jouant avec lui. Ma
sœur les avait trouvés, un jour, égarés, transis de froid et
miaulant dans une ruelle, les yeux encore clos. Elle supplia
ma mère pour qu’elle consentît à les garder dans la maison.
Quelques jours plus tard, son petit frère disparut. Ma sœur,
qui avait quatre ans, le chercha partout et, ne le trouvant
pas, se consola en cajolant celui qui restait chez nous. Son
œil était encore malade et il guérissait lentement sans aucun
soin autre que l’attention qu’elle lui portait.
En ces temps, on habitait encore la baraque dans le bi-
donville de Sidi Djilali qui courait le long du chemin de fer
qui mène à la gare de Sidi Bel Abbès. Cette baraque fut
notre premier ‘‘domicile citadin’’. Avant de nous installer
définitivement à Sidi Bel Abbès, on habitait à Lamtar, à une
vingtaine de kilomètres à l’ouest de la grande ville. Père
s’était juré que ses enfants iraient à l’école et je venais de
faire mes six ans, l’âge d’être scolarisé. Quelques années
avant ma naissance, il avait reçu une lettre qui lui annonçait
la maladie de ma grand-mère, maladie qui devait l’emporter
quelques jours tard, et il avait passé plusieurs jours à cher-
cher une personne pour la lui lire. Et c’est ainsi qu’il n’avait
même pas assisté à l’enterrement de sa mère. De rage il
s’était promis : «je jure devant Dieu que mes enfants iront à
l’école, même si je devrai les y traîner par les cheveux.» Et
c’est grâce à cette promesse que je vais à l’école depuis mes
six ans.

108
Nous avions vécu plus de deux ans dans cette baraque.
Puis nous emménageâmes dans notre nouvelle maison
dans la cité ‘’La fourmi’’. Une maison toute neuve comme
les deux cents autres maisons de la cité. Une vraie maison
construite en dur au toit de tuiles rouges et avec une chemi-
née comme les maisons que dessinent spontanément les en-
fants dès qu’on leur donne un bout de feuille blanche et un
crayon. Cette maison, ce n’était pas le tout confort, mais
quel dépaysement avec la baraque de Sidi Djilali. Le buffet
se tenait enfin droit sur le parterre cimenté et maman
n’avait plus à le caler avec une feuille de papier journal
pliée pour le maintenir en équilibre. Nous avions même
acheté une serpillière, c’est vous dire. Dans la courette,
nous avions un robinet et un coin toilettes. Le coin toilettes,
c’est l’œuvre de mon père. Nous n’avions plus à attendre le
soir pour aller nous soulager dans le noir, la peur et la honte
d’être surpris par quelqu’un, derrière quelque buisson au
sommet de la colline. Mais surtout avec un robinet dans la
maison, la corvée de l’eau était finie…
Notre maison se composait d’une pièce éclairée par une
petite lucarne et où l’on dormait tous ensemble à même le
sol et d’une petite cuisine où l’on prenait nos repas. Une
cheminée occupait un coin de cette dernière. Père construi-
sit une deuxième pièce dans la cour, il lui a suffi pour cela
de dresser un seul mur. Cette pièce abritait le bois et par-
fois, quand les temps étaient plus cléments, un ou deux sacs
de grains de blé ou d’orge, des pommes de terre sur le sol et
un tonneau en bois dans lequel des olives glanées en au-
tomne et patiemment tailladées et salées par ma mère ache-
vaient de mûrir. De gros ognons et des gousses d’ail étaient
accrochées par leurs tiges à des clous sur l’un des murs.
Quand il pleuvait, elle servait aussi de séchoir. Et de
chambre d’amis, à l’occasion.

109
Nous avons vécu trois années dans cette maison. De
l’automne 1959 jusqu’à celui de l’année 1962. Ce furent de
belles années. Sans doute les plus belles années de notre en-
fance, ma sœur et moi. Nous y avions connu un certain bon-
heur. Aujourd’hui, chaque fois que je me rends à Sidi Bel
Abbès, je trouve toujours une petite heure pour aller revoir
notre maison. C’est une sorte de pèlerinage : j’essaye de re-
vivre cette période bénie, le temps de retrouvailles avec
Bouazza, mon ami d’enfance. Et je suis à chaque fois tout
troublé de le trouver vieilli.
La cité ‘‘la fourmi’’ s’appelait ainsi parce qu’elle fut
construite par ses propres locataires mais pour tout Sidi-
Bel-Abbès, elle était le ‘‘village De Gaulle’’. L’état, ayant
pris la décision de raser les bidonvilles, décida de loger la
population en échange d’une participation à la construction
d’une cité. Et c’est le préfet d’Oran en personne qui, en une
journée d’une chaleur étouffante, avait donné le lancement
des travaux. Je m’en souviens : j’étais, pour ainsi dire, aux
premières loges parmi quelques écoliers alignés le long du
chemin qui menait au chantier. On portait une tenue trico-
lore qu’on nous avait donnée pour l’occasion : une chemi-
sette bleue, un short blanc et des bas rouges qui nous arri-
vaient jusqu’aux genoux. J’en ressentis une vive humilia-
tion et je gardais la tête baissée de peur d’être reconnu par
un de mes camarades. Heureusement pour moi, il n’y avait
parmi nous aucun élève de mon école ni même du baraque-
ment où nous habitions. Un orage avait éclaté et, en
quelques minutes, tout trempés, nous pataugions dans la
boue au bord de la piste à attendre l’arrivée des officiels.
Certains disaient que Dieu nous punissait d’avoir porté les
couleurs du drapeau français. Moi, pour me donner bonne
conscience, je me disais que cette eau qui tombait du ciel
lavait notre faute et nous purifiait. Elle nous absolvait en

110
quelque sorte…
La semaine qui suivit l’inauguration du chantier, tous
les bras valides parmi les habitants des différents bidon-
villes de la ville furent mis à contribution et, en quelques
mois, notre cité vit le jour. Notre nouvelle cité n’avait pas
d’éclairage - ni public, ni domestique - ; elle n’avait pas
non plus de rues goudronnées, ni d’école, ni de square, ni
de jardin. Mais on avait mieux : une solidarité qui se mani-
festait à chaque épreuve. Tous nos voisins du bidonville
avaient bénéficié d’une maison au village De Gaulle. Nous
étions pour la plupart dans le même pâté. La famille de Ba-
néno occupait maintenant la maison mitoyenne à la nôtre.
Seul l’oncle Talha, le marchand de légumes, habitait deux
ruelles plus loin. Mais au village De Gaulle, tout le monde
connaissait tout le monde. Les deux cents familles, soudées
par la précarité et l’adversité ne tardèrent pas à constituer
un seul foyer.
Notre maisonnette portait le numéro 105. Elle se trou-
vait au centre de la cité et faisait coin d’un pâté de huit mai-
sons adossées l’une à l’autre. Devant notre porte, il y avait
un grand terrain découvert qui devint rapidement la proprié-
té exclusive des enfants. Il accueillait tout aussi bien nos in-
terminables parties de billes, de toupies ou de football.
Mais ce qui faisait notre délice, c’était la campagne en-
vironnante. La cité ‘‘La Fourmi’’ était construite sur le flanc
d’une petite colline rognée à mi-pente par une profonde et
longue crevasse, vestiges d’une ancienne carrière. Cette
crevasse formait une large corniche qu’abritait du vent un
escarpement haut d’une dizaine de mètres. Quelques habi-
tants y construisirent des baraques pour garer leurs char-
rettes et une, plus grande, pour leurs ânes et leurs mulets.
En contournant la crevasse, on arrivait au sommet de la col-
line et à partir de là, s’étendaient à perte de vue, jusqu’aux

111
monts du Tessala, des vignobles et des champs de blé sépa-
rés par des lignes d’oliviers ou d’amandiers. Des taches
d’un vert plus sombre signalaient, çà et là, les quelques
fermes environnantes. Une piste sinuait entre les champs
avant de se perdre dans un virage derrière un bouquet
d’arbres ; elle menait au mausolée du marabout de Sidi
M’hamed Ben Ali, le contournait et poussait plus loin jus-
qu’au barrage Sarno.
Les dimanches, quand il faisait beau, les familles
louaient une charrette tirée par un âne, ou, pour les plus
nanties, une calèche et allaient passer la journée sous les
arbres qui entouraient le mausolée du saint homme. Sur le
chemin et selon les saisons, on descendait chaparder un me-
lon, une pastèque ou quelques grappes de raisin pour agré-
menter nos frugaux repas champêtres.
En été, la lune éclairait nos incursions dans les vignobles
et les champs environnants. On revenait les couffins char-
gés du produit de nos rapines et on chantait en arabe : « El
aassas klèh eddib, walaanba walle tzbib » (Le chacal a
mangé le garde et les grains de raisin ont séché.) Les lende-
mains de ces maraudages, on avait ainsi du raisin, le plus
souvent, ou, parfois, d’autres fruits au dessert.
On allait aussi par famille entière glaner les épis de blé
ou d’orge derrière les moissonneurs qui avançaient dans le
champ, courbés et ruisselants de sueur sous le soleil de
juillet. Ils portaient un tablier et avaient aux doigts de la
main qui ne tenait pas la faucille une espèce de mitaine fa-
briquée avec des bouts de roseaux. Des mdals, larges cha-
peaux de paille, les protégeaient du soleil. Ils s’interpel-
laient, blaguaient, riaient sans arrêter leur lente progression.
Parfois l’un d’eux se relevait, repoussait son chapeau vers
l’arrière et d’un geste de la main s’essuyait le front avant de
se remettre au travail.

112
De retour à la maison, on battait les épis, ensuite on sé-
parait les grains des feuilles en les éventant avant de les en-
granger dans des sacs entreposés dans un coin de la maison.
Ce travail nous prenait parfois plusieurs journées. Chaque
famille avait donc une certaine quantité de blé à la maison.
Ainsi nous avions, bon an, mal an, deux ou trois sacs de blé
ou d’orge dans la pièce construite par mon père. Parfois, on
avait un ou deux seaux pleins de fèves ou de pois chiches
qui achevaient de durcir jusqu’à devenir aussi solides que
des galets. Chez les voisins, les sacs étaient entassés dans
un coin de l’unique pièce où ils dormaient. Plus tard, les
grains étaient lavés, séchés puis envoyés au moulin. Pour
préparer leurs galettes de pain, les femmes tamisaient
quelques poignées de farine, suffisantes pour la journée.
En automne, nous allions ramasser les olives après le
passage des ouvriers agricoles. Les olives étaient préparées
à la maison et mis à mûrir dans des fûts en bois. Parfois,
quand on en avait suffisamment, les enfants étaient chargés
d’aller vendre le surplus ou l’échanger contre de l’huile
d’olive à un monsieur qui tenait une presse sur la route
d’Oran. Et j’en profitais pour rester quelques minutes à ad-
mirer l’ouvrier qui actionnait un antique pressoir.
En hiver, les femmes et les filles partaient dans les vi-
gnobles ramasser les sarments qui jonchaient le sol après le
passage des élagueurs. Elles partaient toujours en bandes et
revenaient ployant sous d’énormes fagots. Ces longues
tiges de bois étaient entassées dans les cours. Elles étaient
ensuite découpées en petits tronçons et servaient à faire du
feu dans les cheminées.
De la vie à la cité La Fourmi j’ai retenu plusieurs le-
çons. La première et la plus importante est la solidarité
entre les pauvres gens : un misérable est toujours prêt à par-
tager ce qu’il possède avec un plus misérable que lui. Ma

113
mère me répétait souvent qu’il faut être pauvre pour ressen-
tir la détresse d’un autre pauvre. J’ai eu à le constater plu-
sieurs fois par la suite. Cette proximité avec la campagne
m’a aussi appris, sur un tout autre plan, à reconnaître, en-
core aujourd’hui, quelques plantes et racines comestibles et
autres baies sauvages.
Ces années passées à la cité La Fourmi m’ont tellement
charmé que je rêve aujourd’hui de finir ma vie dans un petit
village. Le village De Gaulle est mon paradis perdu à moi.

114
115
Innocence enfantine

On dit souvent que l’enfance est l’âge de l’innocence et


de l’insouciance. Et beaucoup s’accordent à dire que cette
période a été la plus belle de leur vie. Pour moi, elle restera
globalement une période cruelle. Certes la guerre d’indé-
pendance, qui embrasait le pays, avec toutes ses douleurs
quotidiennes n’était sans doute pas l’époque propice pour
vivre son enfance dans un bonheur même relatif, mais elle
allait incidemment et pernicieusement ternir à jamais le ciel
de mon existence.
Lorsque les soldats français, pour une raison ou une
autre, encerclaient notre quartier et faisaient sortir les
hommes, tous les hommes, ils relâchaient parfois quelques
uns d'entre eux. Mon père était toujours parmi ces hommes
rendus à leurs familles. La raison était toute simple : mon
père était un ancien combattant. Il avait fait les campagnes
du Rif et de Syrie et une bonne partie de la deuxième guerre
mondiale jusqu’à sa démobilisation pour blessure. Le pays
était en guerre et je ressentais cela comme une trahison.
Quelques enfants de mon âge ne me le cachaient pas.
Pour eux, j'étais le fils d'un traître. Et il n’y avait, à cette
époque, pire insulte. Chaque fois que je voyais mes cama-
rades de jeu se concerter et chuchoter entre eux, je vivais
cela comme une terrible humiliation. Mon père était un col-
laborateur, un mouchard, un ‘’vendeur’’ comme on disait en
arabe alors. Ce qui n’était pas vrai, bien au contraire.
Comme presque toutes les familles, la mienne aussi a souf-
fert de la guerre. Une rue de la ville d’Oran porte aujour-
d’hui le nom de mon oncle Djelloul qui a été fusillé le

116
trente juillet 1960. Plusieurs de mes cousins ont pris le ma-
quis et mon oncle, le frère benjamin de mon père, ainsi que
sa fille aînée ont fait de la prison.
Une fois, j’entendis clairement l’un d’eux dire après
m’avoir jeté un coup d’œil dédaigneux : « Son père est un
traître.» Le comble était que le père de celui qui disait ces
cruelles paroles était harki depuis plusieurs années. On ne
l’avait jamais vu dans la cité, et son fils nous racontait qu’il
était au maquis avec ceux qui combattaient la France. Au
lendemain de l’indépendance du pays, il disparut avec sa
famille. On sut plus tard qu’ils s’étaient installés dans la ré-
gion de Lyon. Ils y habitent toujours.
Mais, à cette époque, j'en souffrais. Probablement que
j'en souffre encore aujourd’hui. Pour pouvoir jouer avec les
gamins de mon âge, j'acceptais tous les sacrifices, et leurs
méchancetés. Deux grands, en particulier, me rackettaient :
si l'un d'eux avait faim, je devais lui rapporter un morceau
de pain, quelques olives ou même une poignée de sucre que
je prenais à l'insu de ma mère. Je payais la même rançon
pour pouvoir jouer avec eux. Et dans chaque jeu, j'avais le
rôle le plus infâme. Et c'est ainsi que je n'ai jamais appris à
bien jouer au football. Un jour j'ai marqué un but contre
notre équipe. Quelle catastrophe ! Tous s'abattirent sur moi.
J'étais le traître, le digne fils de mon père. Depuis, plus ja-
mais je n’ai essayé de taper dans un ballon.
C’était du moins ce que je pensais, ce que je ressentais.
Sans doute, que mes camarades, profitant de ma sensiblerie
devant le méchant jugement de ces deux aînés, avaient trou-
vé le moyen d’asseoir un ascendant sur moi. Ma faiblesse
devant eux provenait de mon émotivité excessive. Je reste
toujours sans réaction devant une méchanceté et je suis en-
core plus désarmé devant une mesquinerie. Je le sais au-
jourd’hui. Comme je sais qu’enfant, j’avais exagéré la

117
chose et qu’en vérité seuls ces deux grands gaillards me
tourmentaient parce qu’ils allaient dans la même classe que
moi. Ils étaient de médiocres élèves et j’étais premier de la
classe. Je sentais confusément qu’ils me reprochaient sur-
tout ma passion pour l’école. Dans leur esprit une telle pas-
sion était le comble de la trahison. C'était la guerre et je
comprends aujourd’hui l’attitude de ces enfants, j'aurais
peut-être fait la même chose qu'eux.
Et tout cela parce que les soldats français ne traitaient
pas mon père comme les autres habitants du quartier. Et
Dieu comme je lui en ai voulu ! J’aurais tellement aimé le
voir un jour accepter de partager le sort des autres habitants
du Village de Gaulle et accepter les mêmes vexations. Mais
non, à chaque rafle, il ressortait ses médailles et les arborait
fièrement sur sa poitrine. Les lendemains, je n’avais plus
qu’à me taire devant mes camarades ou à me terrer dans la
maison à attendre que l’on oublie le dernier passage des
soldats français.
J'avais dix ans et je ressentais cela comme une exclusion
du monde des enfants de mon âge. La guerre, cette mons-
truosité créée par les adultes, m’a volé l’innocence de l’en-
fance. Et c’est encore heureux : elle aura été plus cruelle
avec des milliers d’autres… Je crois que plus jamais je n’ai
montré de l’insouciance. Et même quand j’essayais de pa-
raître plus enjoué, je savais, au fond de moi, qu’il me fallait
rester grave...
Bien sûr, j’avais quelques compagnons de jeu qui sont
devenus par la suite de vrais amis. Bouazza dont la famille
avait déménagé en même temps que nous à la cité La Four-
mi et deux frères, Mokhtar et Djilali. Bouazza boitait légè-
rement de la jambe droite et avait un défaut de langue te-
nace. Il n’est jamais arrivé à prononcer correctement le son
k, il disait gue. Ainsi corde devient dans sa bouche gorde.

118
On le surnomma donc ‘‘gourdète’’, parce qu’il s’était excla-
mé ainsi, en arabe algérien, devant de vulgaires cordes de
chanvre. Il vivait seul avec sa mère, son père qui travaillait
dans une ferme aux alentours de Baudens était souvent ab-
sent. Mokhtar, l’aîné des deux frères, était un gentil gros qui
avait toujours faim. Il était tout le temps en train de grigno-
ter quelque chose qu’on le surnomma ‘‘Boukerch’’ – le ven-
tru-. Djilali, lui, était maigre comme un clou et comme il
n’arrêtait pas de courir en imitant le bruit d’un frelon, on
l’appela, allez savoir pourquoi, ‘‘zernane’’, c'est-à-dire le
hanneton. Mokhtar, Djilali et leur père vivaient seuls, reclus
dans leur maison. Leur maman répudiée les avait quittés et
se prostituait dans une rue célèbre à Sidi Bel Abbès. Aucun
garçon de notre âge n’acceptait de jouer avec eux. Et c’est
tout naturellement que je me rapprochais d’eux et que je de-
vins leur ami. Mokhtar et moi allions dans la même classe,
même s’il était plus âgé que moi d’une année.
Parfois se joignaient à notre groupe Mohamed dit
‘‘Tchato’’, à cause de son nez écrasé et un autre Mohamed
dit ‘‘La rafle’’, déformation de son nom de famille Laaraf.
Ce dernier avait une passion : l’élevage des oiseaux. Il
n’avait pas son pareil pour tendre des pièges avec de la glu
ou même avec un bout de ficelle et attraper les oiseaux, vi-
vants. Il imitait leur chant et reconnaissait au vol n’importe
quel oiseau qui passait. Sur un mur de leur courette étaient
accrochées plusieurs cages de toutes dimensions. Mais
question intelligence, je crois bien que son cerveau n’avait
guère plus de poids que celui des objets de sa passion.
En y repensant aujourd’hui, je crois que mes amis
étaient eux aussi, en quelque sorte, des parias du monde de
l’enfance. Chacun d’eux avait aussi sa tare. Comme moi.

119
Le four des arabes.

La belle-fille de Khalti Hlima était malade. Les femmes


lui rendirent visite. Ma mère et quelques unes restèrent tard
chez elle. Nous les enfants, on craignait le pire et on cher-
chait Mohamed, dit "Tchato" à cause de son nez camus, son
fils, pour qu'il nous dise ce qui se passait. Il ne savait rien
ou ne voulait pas parler. Quand on l'envoyait aux nouvelles,
il revenait bredouille en disant que la maison était pleine de
femmes, uniquement de femmes, et que même son père,
Boudjémaa, n'avait pas le droit d'entrer à la maison... Ma
mère ne rentra que très tard le soir à la maison pour nous
préparer un dîner tardif : quelques pommes de terre
bouillies, puis repartit chez Khalti Hlima. Père n'était pas
content, comme à son habitude : il était toujours irrité de
voir ma mère sortir, et, dans ces cas-là, il ne fallait pas trop
l'approcher.
Très tôt le matin, nous fûmes réveillés par des you-yous
stridents. Quelques minutes plus tard, ma mère rentra à la
maison.
Elle dit à mon père :
« Ça y est, elle est délivrée. Elle a eu un garçon. »
Père grommela quelque chose et se retourna sur sa
couche en rabattant la couverture sur la tête.
Le lendemain matin, nous comprîmes la maladie de la
mère de Tchato. Sa mère avait accouché cette nuit. Il avait
un petit frère de plus dans la maison.
C'est durant les jours qui suivirent que les femmes, qui
se rencontraient plus souvent chez Khalti Hlima pour le tra-
ditionnel plat de gros grains de couscous fortement épicé
qu'on appelle "berkoukès", se concertèrent et décidèrent de

120
construire un four au bout de notre ruelle. Ainsi, les enfants
n'auraient plus à porter chaque jour le pain jusqu'au four ba-
nal qui se trouvait à près d'un kilomètre de là… Elles atten-
dirent que les beaux jours revinssent pour passer à l'exécu-
tion de leur décision.
Elles réquisitionnèrent tous les enfants du pâté de mai-
sons. D'un commun accord, les hommes s'étaient dégagés
de l'opération. La cuisson du pain n'était pas leur affaire.
Pour eux, même dehors, le four n'était qu'une excroissance
de la cuisine. Ils regardaient de loin les femmes et les en-
fants qui s'activaient.
Khalti Hlima prit le commandement des opérations, se-
condée par une vieille folle surnommée Zguiria. Cette der-
nière était experte en construction. Chaque année, elle fai-
sait le rêve qu'un saint homme lui avait demandé de bâtir un
marabout en son nom. Et des jours durant, elle concrétisait
son rêve en bâtissant son marabout à l'aide de quelques
pierres qu’elle entassait l’une sur l’autre sans aucun mortier
dans un équilibre précaire : quatre murets, avec une petite
ouverture. Ensuite elle les blanchissait à la chaux. Elle était
la seule à visiter ces marabouts, d'ailleurs. Ce qui la cour-
rouçait et attisait davantage sa folie : pour elle, nous étions
tous des païens bons pour les feux de la géhenne.
Khalti Hlima et Zguiria nous ordonnèrent de ramasser
des cailloux. Pas plus gros que ça, disaient-elles en nous
montrant leurs poings fermés. Ce que nous fîmes pendant
toute une matinée. Les cailloux du coin étant tous ramassés
et entassés, elles nous envoyèrent en chercher plus loin,
toujours plus loin. A midi, nous nous reposâmes une petite
heure, et nous fûmes contraints de nous remettre au travail.
Le manège dura donc toute la première journée. Au soir,
nous étions éreintés et nous dormîmes profondément. Le
matin, malgré nos courbatures, nous, les enfants, étions les

121
premiers levés. Naïvement, nous avions cru que le four se-
rait prêt à fonctionner dès ce deuxième jour. Non, nos
cailloux étaient toujours là. Les femmes sortirent douce-
ment, une à une, et se mirent à apprécier les tas de pierres.
Il y en avait même qui jugeaient que c'était insuffisant. En-
suite, elles se mirent enfin au travail. Elles rassemblèrent
tous les cailloux pour en faire un immense tas. Sa base était
un cercle de presque deux mètres de diamètre, et il avait un
mètre et demi de haut. Le tout avait la forme d'un dôme.
Ensuite avec des seaux et des couffins, nous partîmes rame-
ner de l'argile et de la terre. Un homme vint déposer une
botte de paille près du tas de cailloux et s'en alla. L'argile, la
terre et la paille furent pétries à la main. Quelques femmes
se déchaussèrent et foulèrent le mortier ainsi obtenu. Elles
retenaient le bas de leurs robes et semblaient danser sur
cette “pâte" ocre. Ensuite, des deux mains jointes, elles sai-
sissaient un peu de cette pâte qu'elles appliquaient sur le tas
de cailloux. Elles faisaient ça avec force et avec d'infinies
précautions. Le mortier devait rester accroché sans pour au-
tant faire dégringoler aucun caillou. Les cheftaines ma-
çonnes supervisaient l'opération. Elles prirent bien soin de
rappeler aux " manoeuvres" de ne pas couvrir entièrement
le tas : il fallait, en effet, laisser un grande ouverture à la
base qui servirait à enfourner le pain et trois autres, plus pe-
tites, deux sur les côtés et une au sommet du dôme. C'était,
disaient-elles, pour que le four respirât.
Le travail fini, il ne restait plus qu'à attendre tout en
priant Dieu que la pluie ne tombât pas. Nous attendîmes
deux jours. Au matin du troisième jour, KhaltiHlima et
Zguiria décidèrent qu'il était temps de retirer les cailloux à
travers les ouvertures. La boue avait séchée et le dôme tien-
drait tout seul. Nous retirâmes les cailloux, un à un. Seuls
ceux qui étaient solidement accrochés à la voûte furent

122
épargnés.
Notre four était debout, sans armature ni piliers. Il avait
fière allure. Un enfant de trois ou quatre ans pouvait facile-
ment s’y tenir debout et même s’allonger à l’intérieur s’il le
désirait. A cette époque, tout était ou arabe ou roumi. Les
rues et les routes goudronnées étaient nsaras, les rues et
ruelles non bitumées des quartiers arabes, les pistes, les
chemins, les sentiers, étaient arabes. Le pain cuit à la mai-
son était du pain arabe, les baguettes, les gros pains blancs
qu’on admirait dans les vitrines des boulangeries étaient
nsaras. Et c’est tout naturellement que, par opposition à la
boulangerie qu’on appelait le four des nsaras, notre four fut
baptisé four des arabes.
Notre four des arabes nous épargna les longs allers et
retours avec nos plateaux sur la tête et les attentes devant le
four banal jusqu’à la fin de la cuisson de notre pain. Le
boulanger prenait notre plateau, découvrait la pâte, y enfon-
çait un morceau de carton avec un numéro et nous délivrait
un autre bout de papier avec le même numéro avant de l’en-
fourner. Quelques minutes plus tard, il sortait les plateaux et
criait nos numéros. On lui remettait un douro, une grosse
pièce de cinq francs, et il nous donnait notre pain tout
chaud. Et on reprenait le chemin du retour. Depuis la
construction de notre four, nous fûmes débarrassés de la
corvée du pain. Et nos mamans économisèrent ces précieux
douros bien utiles à d’autres choses. Notre four des arabes
fut inauguré pendant le mois de ramadhan et nous fumes
tout contents de mordre dans des galettes de pain tendre et
encore tièdes à l’heure de la rupture du jeun. Le jour de
l’aïd, ma sœur brûla sa belle robe neuve qu’elle venait
d’étrenner pour la fête avec quelques braises qui étaient res-
tées accrochées à la galette que maman venait de retirer du
four.

123
Le match interrompu

Ma nouvelle école se trouvait dans le quartier de Gam-


betta, situé au nord du village de Gaulle. Il y avait deux
écoles dans ce quartier : une vieille bâtisse de quelques
classes, datant du début du siècle offrant la plus haute fa-
çade de la grand-rue du quartier et au fronton de laquelle on
lisait les mots ÉCOLE COMMUNALE et une nouvelle
construction juchée au sommet d’une petite colline. C’est
dans cette dernière que les enfants de la cité La Fourmi
furent tous inscrits.
Entre notre cité et le quartier de Gambetta, il y avait une
piste carrossable, rectiligne, longue de quelque cinq cents
mètres, qui coupait à travers champs. Sur notre droite en al-
lant à l’école s’étendaient des jardins potagers, un champ
cultivé autour d’une grande ferme. Il y avait aussi, à mi-
chemin, une maisonnette isolée, loin de toute construction,
au milieu d’un vignoble. A côté de cette maison où vivait
un vieux couple de français, il y avait un puits d’où l’on
puisait une eau toujours fraîche à l’aide d’une pompe ma-
nuelle. En revenant de l’école, pendant les journées
chaudes, ce puits faisait notre bonheur. On faisait actionner
la pompe pour se désaltérer et on ne manquait jamais de
s’éclabousser joyeusement avec de grands éclats de rire. A
gauche, le long de la piste, courait une seguia. Au-delà de
ce filet d’eau, un terrain de terre battue où, sitôt les beaux
jours revenus, se jouaient de mémorables parties de foot-
ball. Celles-ci opposaient souvent des équipes menées par
quelques vétérans des deux grands clubs de Sidi-Bel-Ab-
bès : le SCBA etl’USMBA. Il faut vous dire qu’entre ces
deux équipes existait une grande rivalité parce que chacune

124
représentait une communauté. Le M de la deuxième équipe
signifiait tout simplement musulmane.
Et si la communauté roumie vibrait aux exploits de
Aber, de Dias dit ‘‘Piou’’, de Domingo, les Arabes, eux, ne
juraient que par les dribbles de Benyamina, des frères Ama-
rouche, des frères Bendimered et d’un joueur dont je n’ai
retenu que le surnom : ‘‘Cheikh el Matrag’’. Et si les joutes
officielles, qui se déroulaient au stade Paul André, étaient
inaccessibles pour beaucoup d’entre nous à cause du prix
du billet d’entrée, il nous restait, heureusement, ces matchs
opposant les ‘‘Arabes’’ aux ‘‘Nsaras’’ (les chrétiens) qui du-
raient bien au-delà du temps réglementaire parce qu’ils
étaient souvent interrompus par de longues palabres les-
quelles dégénéraient parfois en bagarre générale pour
mieux reprendre le lendemain. Ces parties épiques, où les
joutes verbales et les échanges de noms d’oiseaux rivali-
saient avec les prestations footballistiques, avaient lieu au
champ de manœuvres, derrière la gare, au quartier Mâcon-
nais, lorsque l’équipe des Nsaras recevait. D’autres matchs,
tout aussi mouvementés, se déroulaient sur le stade situé sur
le chemin que nous empruntions pour aller à l’école et qui
devint, de la sorte, le stade des Arabes. Quel qu’en fut l’en-
jeu, l’ambiance était toujours bon enfant et les matchs se
terminaient presque toujours par des embrassades, des ac-
colades et des tapes amicales sur le dos. Pour nous les en-
fants, c’était l’unique occasion de voir de près ces grands
joueurs, idoles de toute une ville…
Un jour du printemps de l’année 1961, toute l’école,
maîtres et élèves, trépignait d’impatience : nous attendions
la cloche de quatre heures et demi qui nous délivrerait pour
aller assister au stade arabe à un grand match qui devait
commencer vers cinq heures. Ce match, c’était la finale
d’un tournoi qui avait tenu en haleine pendant plusieurs

125
jours toute une partie de la ville.
Un quart d’heure avant le début du match, une foule ba-
riolée et bruyante était déjà massée tout autour du terrain.
Les écoliers arrivés en dernier lieu grimpèrent aux arbres
pour mieux profiter du spectacle. Tout le monde chantait les
mérites de son équipe. On dansait aux rythmes des bendirs-
sorte de tambourins- et des trompettes. Les spectateurs vi-
braient déjà.
Soudain, la foule poussa une grande clameur pour ac-
cueillir l’entrée de l’équipe arabe menée par Cheîkh el Ma-
trag. Celle de l’équipe desNsarasse fit, quant à elle, sous
les huées et les sifflements : normal, elle n’était pas dans
son fief et le public, majoritairement arabe, était d’emblée
acquis à leurs adversaires. L’arrivée de l’arbitre souleva un
remous dans la foule. Certes, c’était un arbitre arabe mais il
était notoirement connu pour sa partialité avec les roumis.
Certains racontaient même qu’il était un mouchard au ser-
vice de l’armée française. Les spectateurs criaient leur
désappointement et huaient l’arbitre. D’autres, dépités,
firent semblant de quitter les lieux. Pour ces derniers, l’is-
sue du match était déjà connue : avec un tel juge, jamais les
Arabes ne gagneraient. Puis le calme revint et le match
commença.
La première mi-temps, qui se termina par le score d’un
but à zéro en faveur de l’équipe des arabes, ne connut pas
d’incident majeur. Bien sûr, les roumis avaient bien essayé
de rouspéter lorsque le but fut inscrit mais l’arbitre avait dû
le valider : il n’était entaché d’aucune faute. Le buteur,
ayant remarqué que le goal adverse était loin de ses bois,
avait décroché un tir qui avait fait mouche.
La deuxième mi-temps était largement entamée lorsque,
sur une contre-attaque bien menée, l’avant-centre roumi se
présenta seul face au gardien de but arabe. Ce dernier plon-

126
gea et lui subtilisa le ballon des pieds. Alors l’attaquant rou-
mi, furieux, donna un coup de pied rageur au visage du gar-
dien qui se tordit de douleur et lâcha le ballon. Le joueur en
profita pour pousser la balle au fond des filets. Et alors que
tout le monde s’attendait à ce que l’arbitre sanctionnât le
joueur fautif, l’homme en noir siffla et désigna le rond cen-
tral validant ainsi le but.
Les centaines de spectateurs poussèrent des hurlements
de dépit. Les joueurs de l’équipe arabe se précipitèrent sur
l’arbitre, le bousculèrent mais celui n’en démordait pas : il
continuait de siffler tout en reculant vers le milieu du ter-
rain. Des insultes fusèrent : l’arbitre était traité de tous les
noms d’oiseaux. Trois ou quatre spectateurs s’enhardirent
sur le terrain. Le match dégénérait lentement en une empoi-
gnade générale. Quelques joueurs s’étaient déjà échangé
des coups de poing. Les dirigeants des deux équipes allaient
d’un groupe à l’autre essayant de rétablir le calme, retenant
un joueur par-ci, grondant un autre par-là. Et, peu à peu,
après une grande cohue et un quart d’heure de palabres, le
calme revint et il fut décidé de reprendre le match. Il restait
une demi-heure encore et, disaient les spectateurs arabes in-
dignés devant cette injustice flagrante, on allait leur en faire
voir à ces tricheurs. Il faut vous dire que nos matchs étaient
souvent ainsi et que cette finale ne dérogeait nullement à la
règle.
Les joueurs qui se disputaient tout à l’heure se serraient
la main maintenant et rejoignaient leur camp. Un attaquant
arabe se saisit du ballon et se dirigea vers le centre du ter-
rain. Il le posa par terre. Un spectateur cria : « montrez-leur
que vous êtes les meilleurs ! »
L’arbitre s’apprêtait à siffler la reprise du match quand
un coup de feu éclata et il s’affala sur le sol. Un instant de
stupeur s’en suivit, qui dura quelques secondes, puis sou-

127
dain on comprit : on avait tiré sur lui.
Aussitôt, tout le monde se mit à courir dans une panique
indescriptible. Bouazza et moi, qui étions perchés sur un
arbre, dégringolâmes à toute vitesse. Je ne saurais vous dire
comment nous avons fait pour descendre de notre arbre,
tout ce dont je me souviens aujourd’hui c’est que, moins
d’une poignée de secondes plus tard, je courais comme un
dératé au milieu de ces gens apeurés. Ceux qui fuyaient
vers la cité La Fourmi croisaient ceux qui détalaient vers le
quartier de Gambetta. Les plus petits et les faibles étaient
écartés et poussés sans ménagement. Quelques uns tom-
bèrent, ils furent piétinés malgré leurs cris. D’autres cou-
raient dans la seguia pour ne pas être retardés par cette
foule qui se bousculait dans la piste étroite. Quelques témé-
raires choisirent de couper à travers champ…
J’arrivai à la maison le souffle court et ruisselant de
sueur. Ma sœur, qui jouait devant la porte, s’était levée et
regardait, étonnée, toutes ces personnes qui couraient à en
perdre haleine. Quand elle me vit, elle cria :
« Qu’y a-t-il Dahri ? Pourquoi tout le monde court
comme ça ?
- Le match … On a tiré sur l’arbitre ! Tu n’as pas enten-
du le coup de feu, lui répondis-je en la poussant à l’intérieur
et en refermant la porte derrière nous ?
- Mon Dieu ! s’écria maman. Nous allons encore passer
une mauvaise nuit. Et votre père qui n’est pas encore ren-
tré ! Viens vite, toi. Combien de fois devrai-je te répéter
qu’il ne faut pas traîner en rentrant de l’école. »
Elle me saisit par l’oreille et d’une bourrade me poussa à
l’intérieur de la maison.
On frappa violemment à la porte.
« Mon Dieu ! répéta maman. Les soldats sont-ils déjà
là ? Aurais-tu fait quelque chose, petit garnement ?

128
- Mais non maman, je n’ai rien fait… »
Je n’allais pas plus loin. La porte vibra sous une autre
volée de coups.
« Ouvrez, c’est moi Bouazza ! Maman n’est pas à la
maison. Aujourd’hui, elle travaille chez la roumia. Elle ne
rentrera que tout à l’heure. Ouvrez-moi ! »
Maman lui ouvrit. Dans ma fuite, je l’avais complète-
ment oublié. J’avais oublié qu’il ne pouvait courir comme
les autres. Il avait visiblement peur, il n’arrêtait pas de jeter
des coups derrière son dos comme s’il avait peur d’avoir été
suivi. Maman referma la porte et nous poussa à l’intérieur
de la maison.
« Alors ? lui demandai-je.
« Les soldats sont venus ? Tu as vu quelque chose ?
s’enquit maman.
Son regard alla de l’un à l’autre et il balança lentement
et plusieurs fois la tête dans un signe de dénégation :
« Non, rien. Je n’ai rien vu. Les soldats, non. Ils ne sont
pas venus. Pas encore…
Puis, son côté crâneur reprenant le dessus, il ajouta :
« Je suis resté avec les derniers. Tout le monde fuyait.
On aurait dit un troupeau de moutons attaqués par une
meute de chacals. Ça courait dans tous les sens mais je n’ai
pas vu de soldats.
- Ils ne vont pas tarder, reprit ma mère. Mon Dieu ! Mon
Dieu ! Ils vont sans doute arrêter beaucoup de gens. Venez,
rentrons. Ne restons pas dans la cour.»
Nous pénétrâmes dans la grande pièce. Sur la petite
table basse, la cafetière toute noircie de fumée nous atten-
dait. Maman sortit du buffet une tasse pour mon ami et nous
servit un café froid avec un morceau de galette de semoule.
D’habitude, je ronchonnais un peu quand maman me servait
du thé ou du café froid mais, cette fois-ci, je ne dis rien.

129
Nous prîmes en silence notre goûter.
Dehors tout bruit avait cessé. On aurait dit que le village
De Gaulle retenait son souffle dans l’attente d’un malheur.
Et les soldats arrivèrent.
Ce fut tout d’abord un grondement indistinct et lointain.
Puis le bruit se rapprocha. C’était une voiture munie d’un
haut-parleur. Une voix répétait la même phrase, d’abord en
français puis trois à quatre fois en arabe : « A tous les habi-
tants de la cité La Fourmi, hommes, femmes et enfants,
vous avez cinq minutes pour sortir de vos maisons et venir
vous rassembler dans la grande place ! »
Vite maman se précipita vers la cheminée d’où elle retira
la grosse marmite ronde posée sur les braises et dans la-
quelle notre repas cuisait lentement. Elle retira dans un coin
de la cheminée les bûches que le feu avait épargnées. En-
suite, et tout en grommelant, elle mit son voile sur la tête.
« Mon Dieu ! Aie pitié de nous ! Aie pitié de tes pauvres
créatures sans défense, ô puissant, ô clément, ô miséricor-
dieux ! »
Puis revenant à des choses plus terre à terre :
« Et votre père qui n’est pas là. Où est-il encore passé ?
Il n’est jamais là quand on a besoin de lui ! »
Nous sortîmes. Sur la place centrale arrivaient, par petits
groupes, les habitants de la cité. En quelques minutes, toute
la population était là. Un camion militaire apparut sortant
d’une ruelle. Il fit le tour de la place et s’arrêta brusque-
ment. Des soldats en képi en sautèrent. L’un d’eux tenait en
laisse un chien. Un murmure parcourut la masse compacte :
«Laligeou !» - La Légion. C’était en effet des soldats de la
Légion Etrangère. Des soldats qui avaient une très mau-
vaise réputation parmi la population indigène. Ces hommes
n’avaient aucune pitié, ni aucun égard pour personne. Pour
eux, vieillards, femmes, enfants ou hommes, malades ou en

130
bonne santé, tous avaient le même traitement. Tous les
arabes étaient pareils et aucun n’avait de valeur à leurs
yeux. De tous les Français, soldats ou civils, c’était ceux de
la Légion qu’on craignait le plus.
Il y avait parmi eux un sous-officier, sergent ou adju-
dant, que la population de Sidi-Bel-Abbès avait surnommé
Boulahya, l’homme à la barbe. Rien qu’à l’évocation de son
nom, on se mettait à trembler. Et ce jour-là, c’était lui qui
commandait cette escouade. Il ouvrit la portière du camion
et, debout sur le marchepied, il resta quelques secondes à
observer cette foule craintive. Il tenait une cravache à la
main droite avec laquelle il battait ses rangers luisants. Il fit
face à la foule et, lentement et en prenant soin d’articuler
chacun de ses mots, il dit :
« Vous me connaissez, tous. Je suis Boulahya. Si celui
qui a tiré sur Monsieur …, conseiller municipal de notre
ville, se trouve parmi vous, je le trouverai. Avec ou sans
votre aide. Je vous en donne ma parole.»
Il se tourna vers ses hommes et aboya ses ordres. Une
dizaine de légionnaires levèrent vers nous leurs armes, prêts
à tirer. Les autres s’avancèrent menaçants. Des gémisse-
ments retentirent, d’abord isolés, faibles et plaintifs puis de
plus en plus forts. Les cris des femmes se mêlèrent aux
pleurs des enfants. Alors un gradé lança un ordre et aussitôt
deux ou trois soldats commencèrent à nous bousculer. Les
femmes et les enfants furent séparés des hommes. Un soldat
s’approcha de nous. Il tenait au bout d’une tige métallique
un appareil plat et rond qu’il nous passait sur le corps. Un
autre nous poussait sur le côté dès que le premier avait fini
son travail. En un quart d’heure, l’inspection du groupe des
femmes et des enfants était finie. Toute cette manœuvre
n’avait d’autre but que de terroriser ces pauvres gens. Car
enfin, celui qui avait tiré sur l’arbitre n’était pas bête au

131
point de garder sur lui son arme et de venir ainsi se jeter
dans la gueule du loup. Son premier réflexe aurait été de
s’en débarrasser le plus tôt possible et de fuir le plus loin
possible. Mais non, les soldats de la Légion étaient là et ils
n’allaient pas rater l’occasion de faire l’étalage de la puis-
sance de l’armée française devant ces malheureux.
Et on intima l’ordre au groupe des femmes et des en-
fants de rentrer chez eux :
« Vous, vous pouvez rentrer chez vous ! Allez les mou-
jères ! A la maison, fissa, fissa !»
A ce moment, un vieillard, qui poussait devant lui une
espèce de petit chariot monté sur une vieille poussette, sor-
tit de la ruelle par où était arrivé tout à l’heure le camion.
C’était ammi Amar, un vieil homme à moitié sourd, vendeur
de bonbons de son état, qui rentrait chez lui. Il tenait bou-
tique devant l’école Marceau, sur la route d’Oran. A cause
de sa surdité, il ignorait tout de ce qui s’était passé. Aussitôt
le chien s’élança dans sa direction. Surpris, le vieil homme
recula d’un bond. L’animal sauta sur lui. L’homme trébucha
et tomba à la renverse entraînant dans sa chute la poussette.
Les boites et les bocaux se renversèrent et les bonbons se
répandirent sur le sol. Ammi Amar tenta de se redresser
mais le chien, tout en grognant férocement, le maintenait au
sol, les pattes de devant posées sur la poitrine du vieillard.
Le soldat se dirigea très lentement vers le vieil homme qui,
de peur, se protégeait le visage maintenant et criait des mots
inintelligibles où l’on ne distinguait que le mot ‘‘el kelb’’, le
chien en arabe. Et l’on ne sut jamais s’il demandait qu’on le
débarrassât du chien ou s’il insultait son maître. Ce dernier
rappela les enfants qui n’avaient pas encore quitté les lieux
et leur demanda de ramasser les bonbons et les caramels
éparpillés sur le sol. Nous obéîmes en silence et au moment
où le premier d’entre nous, qui avait les mains pleines de

132
friandises, s’apprêtait à les déposer dans une des boites
tombées du chariot, le soldat lui intima l’ordre de déguerpir.
Et se retournant vers les autres enfants, il aboya :
«Ramassez-moi tous ces bonbons et fichez-moi le camp
d’ici ! Ça apprendra à ce vieil abruti à obéir aux ordres !
Quand on dit rassemblement, c’est rassemblement !»
Nous fourrâmes les bonbons dans les poches et nous re-
gagnâmes nos maisons. Nous étions attristés par le spec-
tacle de ce vieillard terrorisé par cet énorme chien.
La plupart des hommes furent relâchés tard dans la nuit
après qu’ils eurent subi plusieurs fouilles et maintes vexa-
tions. Les travailleurs et quelques retardataires, comme mon
père, ne furent pas inquiétés : ils avaient de solides alibis.
Mais les soldats emmenèrent quand même trois ou quatre
jeunes hommes. Ils ne furent relâchés que trois jours plus
tard.
Au matin de cette triste journée et avant de partir à
l’école, les enfants de la cité se présentèrent un à un à la
maison de Ammi Amar pour lui rendre les bonbons qu’ils
avaient ramassés et gardés sous la contrainte. Le vieil
homme ému récupéra son bien et quand il voulut les remer-
cier en leur offrant un bonbon à chacun, ils refusèrent tous.

133
‘‘El ouaada’’ (la fête)

Les voisins faisaient la fête cette semaine-là. A l’époque,


je ne savais pas quelle en était la cause mais tout ce que
nous savions, nous les gosses, c’est que, chaque année et à
la même période, il y avait fête chez les Ouhibi, une fête
qui durait plusieurs jours. Tout le quartier le savait plusieurs
semaines à l’avance et s’y préparait. Et chacun aidait
comme il le pouvait. Les femmes, dirigées par Khalti Hlima
et la vieille Zguiria, avaient roulé le couscous, préparé les
grosses marmites, lavé les tapis alors que les hommes
avaient acheté les légumes, l’huile, le beurre, le thé,
quelques pains de sucre, bref tout le nécessaire pour la réus-
site d’une grande ‘’ouaada’’...
Ma mère, comme tous les habitants de notre cité, profi-
tait de ces jours de réjouissances pour oublier la grisaille de
la vie. Comme toutes les voisines, elle collaborait aux pré-
paratifs. Par contre ma sœur et moi, nous appréhendions
cette fête parce que père n’appréciait guère de la voir sortir
et rentrer à la maison comme bon lui semblait. Il se fâchait
pour un rien et sa colère amplifiait au fur et à mesure que la
fête approchait.
Enfin, les festivités commencèrent. Tôt le matin, une im-
mense tente fut dressée. Des moutons bien gras furent égor-
gés. A la mi-journée, la ‘‘ouaada’’ battait son plein. Par pe-
tits groupes, les hommes affluaient de tout le quartier et
même de plus loin. Ils s’installèrent à l’intérieur de la tente.
Des meïdas – petites tables basses - furent dressées. « Met-
tez-vous à cinq par meïda, les hommes, s’il vous plaît ! »
Et ce fut la ronde des plats : de grands plateaux de cous-
cous sortaient de la maison des Ouhibi. Du couscous tout

134
fumant, doré, avec du beurre et des grains de raisin sec, de
gros morceaux de viande de mouton, des pois chiches et
des légumes. Il y avait aussi des dattes et des brocs de lait et
de petit lait.
Des cris fusaient de partout. « De l’eau, apportez de
l’eau par ici ! », « Ajoutez encore un plat, il y a d’autres
hommes qui arrivent. », « Tenez les cuillers, qui a demandé
les cuillers ? » « Qui a demandé la sauce ? Passez-leur le
broc de bouillon, là, à côté de vous, sur votre gauche, mer-
ci. »
Les enfants allaient d’un groupe à l’autre. Les doigts
tout poisseux et se pourléchant les babines, ils braillaient :
« Moi, j’ai mangé un morceau de viande gros comme ça ! »
« Moi aussi, même que le morceau que j’ai mangé est bien
plus gros. » Et ils couraient quérir une autre ration de
viande, la main tendue et la salive à la bouche. A ce jeu, les
filles avaient plus de chance : elles pouvaient entrer et sortir
de la maison où toutes ces merveilles se préparaient. Bien
avant la valse des plats de couscous, elles étaient déjà re-
pues.
Les hommes continuaient d’arriver de tout le quartier.
On avait l’impression qu’ils s’étaient donné le mot. Les re-
tardataires posaient un genou à terre et se glissaient dans un
groupe autour d’une table et ils plaisantaient : « Eh ! Appor-
tez-moi un morceau de viande pour moi, tout seul, ces
ogres ont tout dévoré ! »
Et pour ces gens frustes dont certains ne mangeaient de
la viande que deux à trois fois par an et pour qui un plat de
haricots avec quelques morceaux de tripes de vache était un
festin, la ‘‘ouaada’’ était une occasion propice pour se ga-
ver. Et, des jours et des semaines après la fête, ils disaient :
« Ce qu’on a bien mangé, chez les Ouhibi, la dernière
fois ! » Parfois, des mois plus tard, et à la première occa-

135
sion, l’un d’eux ne se priait pas d’évoquer : « Ah ! La
‘’ouaada’’ des Ouhibi, Dieu !, qu’on y a bien mangé ! » et
les autres de lui rappeler le vieil adage qui disait qu’il est
vrai qu’un homme ne se souvient que de deux choses :
d’une bombance ou d’une bonne raclée. Et tout se terminait
dans un énorme éclat de rire et de secrètes prières de vivre
encore assez longtemps pour être convié à la prochaine
‘’ouaada’’.
Cependant tous ne se mêlaient pas aux hommes qui arri-
vaient de loin. Quelques voisins proches recevaient leur
part du festin chez eux dès que le dernier des convives était
reparti. Et après le bal des grands plats, arrivaient les na-
vettes des grandes assiettes creuses que de jeunes enfants se
chargeaient de distribuer aux hommes qui avaient attendu
patiemment que toute cette cohorte de joyeux ripailleurs se
dispersât. Ma sœur et moi, nous apportâmes à notre père sa
ration. Notre maison était mitoyenne à celle des Ouhibi,
notre tache n’était pas difficile. A moi, l’assiette de cous-
cous toute fumant et à ma sœur, le broc de lait et les dattes.
Comme à son habitude, père feignit d’abord de ne pas
s’intéresser à notre manège. Il était allongé sur une natte et
faisait mine de dormir. Ma sœur s’approcha de lui et lui ta-
pota l’épaule :
« P’pa, réveille-toi, voici ton déjeuner.» Sans se retour-
ner, il grommela quelque chose comme :
« Foutez-moi la paix, je ne mangerai pas de cette salope-
rie.
- Allons p’pa, ne dis pas ça, c’est du bon couscous avec
du beurre et de la viande de mouton. Le plus beau morceau
de la ouaada. C’est maman qui l’a choisi pour toi.
- Justement… ta maman, il est heureux qu’elle se sou-
vienne qu’elle a un mari. Et puis, je ne lui ai rien demandé.
Un moment puis il ajouta :

136
- Posez ça là. Je mangerai plus tard. Et allez dire à ma-
dame que puisque ce cirque est terminé qu’elle a une mai-
son et des obligations ici.
- D’accord, je le lui dirai, mais lève-toi et mange un peu
tant que c’est chaud, le couscous est délicieux, dis ma sœur
tentant de l’amadouer.
- Je mangerai tout à l’heure, j’ai dit. »
Et il jeta un coup d’œil furtif mais plein d’envie au pla-
teau qui fumait sur notre petite table basse, témoin muet de
la frugalité de nos repas et de tant de privations. Père bou-
dait dans son coin et, comme un enfant gâté, il luttait contre
l’envie de se jeter sur ce gros morceau de viande et cette as-
siette de couscous. Ce n’est pas tous les jours qu’on man-
geait ainsi. Notre couscous à nous était toujours sans lé-
gumes et sans viande. Juste un peu d’huile. Parfois, luxe su-
prême : du lait bouilli et quelques grains de poivre noir
moulus qui piquaient très fort et qui nous brûlaient la
bouche.
Ma sœur sortit. Il se redressa et tira vers lui la table
basse. Il était en colère mais il n’était pas idiot à laisser pas-
ser une aussi belle occasion de se rassasier. Et comme j’al-
lais rejoindre ma sœur, il me héla : « Tiens ! je ne peux pas
manger ça tout seul. » et il me tendit une grosse part de sa
ration de viande. Je refusai et je sortis en courant.
Je pressentais que la journée de fête allait mal finir.
J’étais sûr que toutes ces belles journées préparaient un
violent orage. Et en ces moments-là, un sentiment de colère
incontrôlable me submergeait.
Les hommes repus s’en étaient allés. C’était les femmes
qui déjeunaient maintenant en toute hâte : elles allaient pas-
ser tout l’après-midi à chanter et à danser. Ce n’était que
juste récompense car elles s’étaient démenées pour réussir
la ‘’ouaada’’.

137
Quelques instants plus tard, les premiers coups de tam-
bourins et de derbouka fusèrent intermittents. Des you-yous
suivirent. La fête des femmes pouvait commencer. La cou-
rette de la maison des Ouhibi grouillait de femmes et d’en-
fants qui reprenaient en chœur de vieilles chansons du ter-
roir et qui battaient la mesure en claquant des mains pour
encourager quelques jeunes femmes dansant au milieu de la
ronde.
Ayant volontairement perdu quelques minutes pour as-
sister aux premiers moments de la fête des femmes et pen-
sant qu’elle avait largement le temps de revenir tout à
l’heure pour en profiter et y participer, ma sœur s’approcha
de ma mère pour lui dire que mon père la demandait. Peu
après, ma sœur suivie de ma mère rentrèrent à la maison.
Maman ne portait pas le voile puisqu’elle n’avait que
quelques pas à faire. De surcroît et hormis quelques gamins,
la rue était maintenant déserte. Elle avait recouvert sa tête
d’un foulard seulement.
Moins d’une minute après, des cris aigus retentirent ve-
nant de notre maison et ma sœur sortit, l’air effaré, en
criant de toutes ses forces : « venez vite : mon père est en
train de battre ma mère. » Aussitôt, les portes des maisons
avoisinantes s’ouvrirent tandis que ma sœur entrait en
trombe dans la maison des Ouhibi. Elle bouscula les dan-
seuses à la recherche de la vieille Khalti Hlima. Elle n’arrê-
tait pas de crier : «mon père est en train de battre ma
mère.»
Les femmes se précipitèrent vers notre maison, quelques
hommes accoururent. Dans notre courette, maman, accrou-
pie dans un coin, les bras en avant pour essayer de se proté-
ger, criait de douleur à chaque coup de bâton. Khalti Hlima
fut la première à s’interposer ; elle courut, les bras en éven-
tail, se mettre entre mon père et ma pauvre maman qui se

138
releva pour se cacher derrière le dos de la vieille femme.
Suivirent quelques secondes d’une danse horrible : mon
père, aveuglé par une rage bestiale et nullement rebuté par
cette interposition voulait encore porter quelques coups que
ma mère essayait d’esquiver s’abritant derrière la coura-
geuse veille femme. Ma sœur et la vieille Zguiria tentaient
de repousser mon père avant que Boudjémaa, le fils de
Khalti Hlima, ne réussît à lui retenir le bras et à lui arracher
le bâton de la main. Père, furieux, s’écriait : « elle voulait
retourner danser, et bien qu’elle danse maintenant ! »
On fit sortir mon père en le traînant de force dans la rue.
Les voisins essayaient de le calmer.
« Elle verra bien qui commande ici et que c’est moi qui
porte le pantalon. » répétait-il.
Les larmes aux yeux, j’avais observé la scène, craintif et
abattu. Comme devant une fatalité. Je n’avais même pas fait
un geste pour retenir mon père. Ma sœur, elle, n’avait pas
hésité un seul instant : elle avait couru avertir les voisins,
crié après mon père, tenté de le retenir. Moi, rien, pas un
geste. J’en avais honte. Et je courus me cacher pour pleurer
dans un coin. Je ne saurais dire si les larmes que je versais
étaient sur ma lâcheté ou sur la condition de ma mère. La
réalité était que j’ai toujours détesté la violence et que je
craignais, par-dessus tout, les colères de mon père. Je les
craignais tellement que j’arrivais à les prévoir. Je sentais
l’orage qui naissait. Comme un paysan qui, regardant le ciel
le soir, savait le temps qu’il ferait le lendemain.
Je ne comprenais pas ce qui poussait mon père à réagir
ainsi, mais je me disais que ma mère, aussi, devait y être
pour quelque chose. C’était mon père qui se comportait mal
mais j’accablais ma mère et je lui faisais porter la responsa-
bilité. Il lui aurait été facile de moins s’absenter car elle sa-
vait les conséquences de ses sorties répétées. Même les voi-

139
sins auraient compris. C’était dans la nature des choses que
la femme fasse bon dos ou comme on dit chez nous ‘’donne
son dos au vent’’. C’était du moins ce que je croyais. Mais
on aurait dit qu’elle le défiait. Comme si son émancipation
devait passer par là…
Cette nuit-là, père découcha. Il rentra le lendemain vers
midi et sans dire un mot, il prit ses papiers, sa musette et
sortit. On ne le revit pas pendant plus d’un mois. Au lende-
main de sa fugue, un de mes oncles vint à la maison et nous
apprit que mon père était allé chercher du travail du côté de
AïnTémouchent. Ma mère garda le lit pendant deux jours
encore. La vieille Zguiria lui tenait compagnie. Elle lui pro-
diguait des soins en lui appliquant des cataplasmes faits
d’herbes qu’elle cueillait elle-même et dont elle seule
connaissait les vertus. De temps à autre et à tour de rôle,
les voisines lui rendaient visite. Elles ne venaient jamais les
mains vides. Elles restaient quelques instants à bavarder
avec maman et à blâmer la conduite de mon père et ensuite
elles rejoignaient leurs maisons. Au troisième jour, maman
put se lever. Tout fut vite oublié et la vie reprit son cours…
Je n’avais jamais entendu mon père dire un mot affec-
tueux à ma mère. Et jamais, non plus, ma mère n’avait ap-
pelé mon père autrement que par son nom. Toute forme
d’affection était absente de leurs discours. Elle était sa
femme, il était son homme et cela suffisait. Il était, lui, l’au-
torité, le seigneur et elle, sa servante, corvéable et soumise.
« Femme, j’ai soif », et elle se levait pour lui apporter une
carafe d’eau. Même au beau milieu de la nuit. Ou lorsqu’il
rentrait, le soir : «femme, ôte-moi mes chaussures» et elle
s’exécutait. Toute tendresse semblait absente.
Mon père n’était pas le seul à se comporter ainsi avec
ma mère, il ne faisait pas l’exception. J’eus à remarquer en
grandissant que les hommes de ma communauté se sen-

140
taient toujours obligés d’affirmer leur supériorité sur les
femmes de leur entourage. Et il revenait à chacun de le
montrer comme il le pouvait : à coups de trique ou de
poings ou par une morgue et un dédain sans limite. A tel
point que l’évocation malencontreuse de la femme ou de la
fille de telle ou telle famille dans une discussion entre
hommes pouvait aboutir à une bagarre ou à une bataille ran-
gée. Et on en vint naturellement à faire comme si nos ma-
mans et nos sœurs n’avaient pas de consistance ni même
d’existence. Ou à se retourner contre elles en les accusant
de tous les maux.
De mon côté, j’essayais de trouver une explication à
cette situation. J’accablais la misère. L’amour n’habite pas
chez les pauvres gens, me disais-je. Il n’avait pas sa place
dans le dénuement ambiant. Néanmoins, je trouvais vrai-
ment que les grandes personnes se donnaient beaucoup de
mal pour s’empoisonner la vie…

141
La neige

Quelque chose m’a réveillé. Je ne savais quoi. A travers


la petite lucarne, je vis un ciel assez clair pour un ciel d’une
nuit d’hiver. Il était presque aussi lumineux qu’un ciel de
pleine lune. Puis je me rappelai que mon père avait dit la
veille :
« Le ciel est clair ce soir et il fait plus doux que d’habi-
tude. Il neigera cette nuit ou je ne m’y connais pas. Femme,
bouche bien cette fente sous la porte, sinon nous allons cre-
ver de froid. »
C’est peut-être pour cela, pensai-je. Il a donc neigé cette
nuit. Puis me rappelant que nous étions un jeudi, jour où on
n’allait pas à l’école, je décidai de me rendormir. J’allais ra-
battre la couverture sur ma tête quand j’entendis des chu-
chotements venant de notre courette. Je reconnus la voix de
ma mère qui demandait, anxieuse :
« Ils sont partis ? »
La voix de mon père répondit quelque chose que je ne
saisis pas. Quelques instants et ils rentrèrent en prenant
mille et une précautions pour ne pas faire de bruit.
Intrigué, je demandai doucement :
« M’ma, qu’est-ce que c’est ?
-Ce n’est rien… Rendors-toi.
Un silence puis elle ajouta :
- Les soldats ! »
Les soldats ! Mais alors, si les soldats sont là, je ne vais
pas voir la neige. Je ne jouerai pas avec la neige parce
qu’ils nous interdisent de sortir dans la rue tant qu’ils y res-
teront. Et parfois, ils y restent toute la journée. «Ce n’est
pas juste me disais-je : hier, pourtant jour de classe, nous

142
pouvions jouer après l’école et aujourd’hui, jour de repos,
nous ne pouvons pas sortir nous amuser. »
Je n’avais jamais vu la neige auparavant. Sinon dans
mes livres de lecture. Dans tous nos livres de lecture, qui
portaient tous le même titre : ‘‘Le livre unique de français’’
de Dumas et Collin, il y avait des textes sur l’hiver qui arri-
vaient à point, juste avant les vacances de Noël. Chaque an-
née, vers la mi-décembre, on avait toute une série de leçons
sur l’hiver, la neige, le bonhomme de neige avec sa pipe,
son chapeau et son écharpe, père Noël et sa hotte de ca-
deaux, les souliers devant la cheminée… Et je passais des
heures à admirer ces jolies images coloriées de ces pay-
sages dénudés, de ces villages ensevelis sous un manteau de
neige toute blanche, de ces enfants, emmitouflés dans de
gros chandails et aux visages roses, qui s’amusaient à se
lancer des boules de neige et à courir autour d’un gros bon-
homme de neige. La neige, cette chose blanche qui tombe
du ciel en flocons et qui illumine les nuits d’hiver, cette
chose glacée qui s’entasse sur le sol jusqu’à le recouvrir
complètement et qui, parait-il, crisse sous les pas ! Je ne la
verrai pas aujourd’hui à cause des soldats qui ont encerclé
la cité.
Mes parents revinrent se coucher. J’entendais mon père
qui répétait inlassablement : « Dieu préserve-nous de la mé-
chanceté des hommes. » C’était sa prière préférée et je le
soupçonnai de n’en connaître pas d’autres. Je fis de même
et, la tête sous la couverture, j’ajoutai silencieusement : «
Mon Dieu, fasse que les soldats partent et que je pourrai
voir la neige et la toucher au moins une fois. » Je ne deman-
dai rien d’autre. Je voulais seulement toucher la neige, la
toucher de mes doigts et voir comment elle est faite. Bercé
par la voix de mon père qui n’avait pas arrêté de prier, je fi-
nis par m’assoupir…

143
Des coups violents à la porte de la courette, qui ébran-
lèrent toute la maison, me réveillèrent en sursauts. Ma sœur
se réveilla, elle aussi. Et quelque chose que je comprenais
pas se déclencha en elle : elle se leva d’un bond et se mit à
pleurer. Ma mère, déjà debout, la tira brusquement vers elle
et me lança : « lève-toi, Dahri. Les soldats vont entrer. Tu
répondras à leurs questions en français, comme tu l’as ap-
pris à l’école. Et surtout, n’aie pas peur. »
Maman, à cet instant, je n’avais pas peur des soldats. Je
ne pensais qu’à une seule chose. Qu’ils fassent vite ce
qu’ils avaient à faire et qu’ils retournent à leur caserne pour
qu’on puisse jouer avec la neige comme les petits Français
de nos textes de lecture. Je me disais si je serai gentil avec
eux et si je répondais poliment à toutes leurs questions
peut-être que cela hâterait leur départ.
Mon père qui s’était précipité pour ouvrir la porte fut
bousculé et trois soldats entrèrent. Le premier alla inspecter
la petite pièce construite par mon père dans la cour. Les
deux autres poussèrent la porte de celle où nous dormions
et piétinèrent avec leurs gros souliers pleins de boue nos
pauvres couches. Pendant que l’un deux s’était mis à four-
rager un peu partout dans la maison, l’autre, apparemment
un gradé, demanda à mon père :
« C’est toi le chef de famille ? où est la fiche des décla-
rations ?
- La voici, dit mon père, en décrochant une fiche carton-
née qui était fixée par une punaise derrière la porte de notre
chambre. »
Cette fiche, que nous les arabes appelions ‘‘diclari’’,
portait au recto les noms des membres de la famille et au
verso les noms de toutes les personnes qui devaient, pour
une raison ou une autre, passer la nuit chez nous et que le
chef de famille était obligé d’aller déclarer au poste de po-

144
lice. D’où son nom qui venait de la déformation de « quel-
qu’un à déclarer ? » Chaque famille avait son diclaricollé
derrière la porte. Elle permettait de contrôler les déplace-
ments des habitants et de savoir à tout moment le nombre
exact de personnes qui passaient la nuit sous le même toit.
Le chef jeta un rapide coup d’œil sur la fiche, la retourna
puis releva la tête et nous compta mentalement. Ensuite,
dans un large sourire, il dit à mon père :
« Tout est en règle. Veuillez excuser notre intrusion,
mais on nous a signalé des fellagas dans la cité. Vous, qui
êtes un ancien combattant, vous comprenez…»
Puis, s’adressant à ses soldats :
«Allez les gars, on sort ! C’est pas ici qu’on va trouver
ce qu’on cherche.»
Ils sortirent et bientôt on les entendit qui cognaient vio-
lemment à la porte des voisins. Père et moi, nous sortîmes
derrière eux dans la courette pour refermer la porte qui don-
nait sur la rue. Je me glissai devant lui et risquai un coup
d’œil dehors. La neige était là : elle était tombée cette nuit.
C’était magnifique : tout était blanc, la ruelle, les toits en
pente des maisons, les arbres au loin sur la colline de Sidi
Amar. A l’autre bout de la ruelle, notre four arabe disparais-
sait sous une épaisse couche de neige d’une blancheur im-
maculée. J’étais aux anges. Mon père m’agrippa par le col
de la chemise et me tira à l’intérieur.
« Rentre vite, ce n’est pas le moment de s’attarder de-
vant la porte ! »
Je rentrai à contrecœur.
Maman était en train d’allumer un feu dans la cheminée.
Ma sœur était déjà assise sur une peau de mouton et, les
mains tendues, attendait que les bûches s’embrasent. Je pris
place à ses côtés et je lui soufflai :
« Dehors, c’est tout blanc. La neige est tombée cette

145
nuit. C’est beau, tu sais.
- C’est quoi la neige ? me dit-elle.
- C’est comme de la pluie, ça tombe du ciel mais ça reste
sur le sol et tout devient blanc. Les maisons, les arbres, les
rues, tout quoi… Et c’est beau, c’est très beau !
- Et c’est aussi très froid, m’interrompit maman en ap-
puyant très fort sur le dernier mot. Et on ne peut rester long-
temps dehors quand il a neigé…
- Mais maman, en France, il neige chaque hiver et les
enfants jouent même avec… Ils se jettent des boules de
neige et ils …
- Peut-être mais la neige c’est pas ce qu’il y a de mieux
pour les pauvres comme nous.
- Mais maman, qu’est-ce que la pauvreté a à voir avec la
neige ?
- Il faut porter des vêtements chauds, de gros souliers,
d’épaisses chaussettes, un bonnet sur la tête et des gants, si-
non… J’ai vu des gens et même des bêtes mourir de froid
lorsqu’il avait neigé. Et toi, tu n’as même pas un manteau
ou une djellaba et tu veux aller jouer dehors. Avec ce
froid… ?
- Moi, je sortirai tout à l’heure quand il fera jour et je
jouerai avec la neige. Et si j’aurai froid je viendrai me ré-
chauffer devant la cheminée…
Des flammes commencèrent à s’élever dans la cheminée
et maman vint accrocher une bouilloire à la crémaillère. En-
suite elle sortit une moitié de galette de semoule qu’elle en-
treprit de réchauffer. Père déposa quelques bûches à côté de
la cheminée.
« Il faut que le feu reste allumé toute la journée. Ne sor-
tez sous aucun prétexte, il fait un froid glacial…
- C’est à ton fils qu’il faut dire ça. Sidi veut sortir jouer
avec la neige, dit calmement maman.

146
- Jouer ? Avec la neige ? répéta mon père. Tu veux avoir
des engelures ou quoi ? Mais qui t’a mis cette idée dans la
tête ?
Et il me lança un regard incrédule.
- Il veut faire comme les petits Français…
- Il n’en est pas question, dit fermement mon père.
- Mais papa…
- Il n’y a pas de mais qui tienne. Personne ne sortira, j’ai
dit, dit-il d’un air bourru.
- De toutes façons, les soldats sont encore là. Et avec
eux dans la rue, il est interdit de sortir, ajouta ma mère, en
me jetant un regard sardonique.»
Je me renfermai derrière une moue de dépit. Je soupçon-
nai ma mère de tirer un certain plaisir de me voir contrarié.
Je savais que ce qui l’irritait n’était pas tant que je prenne
froid. Chez elle, c’est instinctif : son côté rabat-joie refaisait
surface à la moindre manifestation de joie. Et je m’en vou-
lus d’avoir montré combien je serais heureux de jouer avec
la neige.
Elle prépara rapidement du café pendant que mon père
barricadait la porte de la maison. Nous prîmes notre petit
déjeuner dans un silence troublé seulement par le crépite-
ment du feu dans la cheminée. Je pensais que si les soldats
terminaient rapidement leur besogne, papa sortirait sûre-
ment et je trouverais bien le moyen de fausser compagnie à
ma mère. Ma sœur, qui, jusque-là, avait gardé le silence,
posa sa tasse et demanda timidement :
« P’pa, qu’est-ce que c’est ‘‘des engelures’’ ?
- Des engelures ? C’est comme des brûlures. Tu as froid
et puis, tu ne sens plus rien : tes pieds, tes mains et même
tes oreilles ou le bout de ton nez meurent…Tu te souviens
de l’arbre que j’ai planté au printemps dernier comme le gel
l’a tué cet hiver. C’est pareil… Lorsque j’étais soldat, j’ai

147
connu des camarades qui ont perdu leurs orteils à cause des
engelures, répondit mon père.
Et il se lança dans une longue histoire où il était ques-
tion de neige, de froid, d’engelures, de mains et de pieds
coupés. La chaleur qui rayonnait de la cheminée envahissait
la cuisine et bientôt ma sœur, qui avait posé la tête sur le
genou de ma mère, s’endormit.
« Allez vous mettre sous la couverture. Le jour n’est pas
encore levé. »
Père souleva ma petite sœur et la déposa à sa place. Je
me glissai, moi aussi, sous la couverture et m’endormis ra-
pidement.
Quand j’ouvris les yeux, le jour était levé. J’entendis un
soldat qui parlait avec mon père dans la cour. Je sortis sur le
pas de la porte de la pièce qui donne sur la cour et me mis à
écouter leur conversation. Le soldat, un rouquin aux yeux
clairs, resté en faction dans notre ruelle, était revenu de-
mander à mon père quelques bûches. Les sarments entassés
près du four au bout de la ruelle et qui servaient à la cuisson
du pain étaient gorgés d’eau et refusaient de brûler. Père lui
donna quelques bûches sèches. Ensuite le soldat demanda
du papier pour amorcer le feu et comme papa lui expliqua
que nous n’avions pas de papier à la maison, il s’enquit :
« Le petit là, il va à l’école ?
- Oui, monsieur, je vais à l’école, je suis en CM1, répon-
dis-je fièrement.
- Alors arrache une feuille d’un de tes cahiers.
- Mais monsieur, le maître me punira…
- Il ne dira rien ton maître, c’est pour la bonne cause, ri-
cana-t-il. Montre voir ton cartable.
Je retournai dans la pièce et pris mon cartable. Je ressor-
tis dans la cour et me mis à farfouiller dans ma sacoche.
J’hésitai à me saisir d’un cahier. Alors le soldat, ne tenant

148
plus, m’arracha le cartable et le vida sur le sol mouillé. En-
suite il saisit un cahier, l’ouvrit, en arracha un bon paquet
de feuilles et le rejeta sur le sol avec mes autres affaires. Et
il sortit en claquant la porte. Personne n’avait dit un mot.
Maman fut la première à se précipiter pour ramasser mes
affaires et les remettre dans le cartable. Mon père fulminait
maintenant :
« Fils de chien ! dit-il entre ses dents.
- Qu’il brûle en enfer ! ajouta ma mère.
- Il est déjà en enfer : c’est un harki.
Devant notre étonnement, mon père nous expliqua qu’il
avait eu le temps de discuter avec lui tout à l’heure. Le sol-
dat était un arabe originaire de la région de R. à quelque
deux cents kilomètres à l’est de Sidi-Bel-Abbès. Son teint
blanc, ses yeux clairs et surtout sa maîtrise de la langue
française nous avaient trompés.
Au milieu de la journée, les soldats s’en allèrent et nous
pûmes enfin sortir. Le ciel s’était éclairci, le soleil avait re-
paru et la neige avait fondu. Seuls les sommets des monts
du lointain Tessala étaient encore couverts de petites ca-
lottes blanches.
Il ne neigea plus cet hiver, ni l’hiver suivant et je ne vis
pas la neige. Une dizaine d’années plus tard, j’allais sur
mes vingt ans, j’eus l’occasion de voir la neige. J’effectuais
alors mon service national à Batna, dans les Aurès. Maman
avait raison : la neige, ce n’est vraiment pas ce qu’il y a de
mieux pour les pauvres.

149
L’attentat

Hiver 1960. La ‘‘Tahtaha’’, la grande place au milieu du


vieux quartier arabe d’ ‘‘El Graba’’ -pluriel de gourbi -
grouillait de monde. Comme on n’avait pas classe ce jour-
là, nous avions décidé Mokhtar, Bouazza et moi d’aller ga-
gner quelques piécettes avec nos talents de cireur. On s’ins-
talla en face des cafés qui diffusaient de la musique et des
chants bédouins des cheikhs Hamada et Abdelmoula el Ab-
bassi. L’atmosphère était bon enfant et les gens souriaient,
ravis sans doute par cette belle journée au ciel bleu imma-
culé. Les clients, tous des arabes, se parlaient à voix haute
tout en sirotant un thé à la menthe. Les plus fortunés
avaient commandé quelques beignets tout chauds qui fu-
maient sur la table.
Je n’aimais pas ce moyen de gagner un peu d’argent.
Faire le cireur était pour moi la pire des humiliations mais,
encouragé par la présence de mes deux camarades, je fai-
sais contre mauvaise fortune bon cœur. De plus, mon père
n’avait pas travaillé depuis les dernières vendanges et sa
maigre pension ne suffisait même pas à payer AmmiBouas-
ria, l’épicier de notre cité qui nous vendait à crédit huile,
sucre, café, thé, pâtes, farine, riz et légumes secs malgré
l’unique affiche, toute jaunie, collée sur la porte de son ma-
gasin et qui proclamait : ‘’A crédit, pas un radis ; au comp-
tant, toujours content’’…
Vers onze heures, nous avions chacun déjà récolté
quelques douros, grandes pièces de cinq francs, et nous
nous estimions assez satisfaits de notre matinée quand un
silence déférent se fit parmi les personnes attablées. Un
nouvel arrivant, vêtu d’un splendide burnous blanc et coiffé

150
d’une ‘‘amama’’, sorte de turban doré que ne portaient que
les caïds ou les riches musulmans qui avaient effectué le pè-
lerinage à la Mecque, se frayait un chemin jusqu’à une table
sur la terrasse d’un des cafés. Il était de grande taille, large
d’épaules et avait le visage rouge. Tout en lui respirait
l’opulence et la bonne santé. Le garçon de café et le cafetier
lui-même se précipitèrent vers lui et l’accueillirent avec
empressement et force courbettes. Le garçon essuya énergi-
quement la table tandis que le propriétaire du café lui pro-
posait une chaise plus confortable, la sienne.
« Vous êtes le bienvenu, sidi. Nous sommes honorés.
Cela fait bien longtemps que vous ne nous avez fait cet
honneur.»
Hautain, le monsieur ne répondait même pas à ces solli-
citations. Il se contenta de s’asseoir tout en allongeant ses
jambes. Il sortit un porte-cigarettes doré, l’ouvrit et choisit
une cigarette qu’il porta à ses lèvres. Aussitôt, le cafetier
s’empressa de lui donner du feu d’un briquet à essence. Le
garçon posa un plateau avec une théière, deux verres à thé
dont l’un contenait quelques feuilles de menthe et un cen-
drier. Le marchand de beignets arriva, lui aussi, et offrit au
monsieur une pyramide de beignets au sucre encore tout
chauds.
Intrigués par ce manège, nous nous demandions qui
pouvait être cet important personnage. Bouazza et moi,
nous nous tournâmes vers Mokhtar parce qu’il était plus
âgé que nous. Il nous souffla : « cet homme est le caïd de la
tribu des … » Et alors, me disais-je, il aurait été un roi ve-
nant des lointains pays de l’Inde, il ne méritait pas autant
d’égards et, surtout, le cafetier n’avait pas à le traiter mieux
que les autres clients.
Un quart d’heure plus tard, le brouhaha coutumier de la
Tahtaha avait repris le dessus. Cheikh Hamada continuait

151
de louer la beauté de sa bien aimée tandis que cheikh Ab-
delmoula chantait les vertus de la sagesse et de la bien-
séance. Je continuais d’observer le caïd qui, ignorant com-
plètement toute l’animation autour de lui, buvait son thé et
mangeait délicatement ses beignets. De temps en temps, il
s’essuyait les doigts dans une petite serviette qu’avait posée
sur la table le garçon de café avec un « tenez, sidi, la ser-
viette est propre, je l’ai lavée moi-même ». Il avait déjà bu
deux verres et s’apprêtait à se verser un troisième quand il
se ravisa, héla d’un geste le garçon et lui dit quelque chose.
Aussitôt, celui-ci prit la théière et pénétra à l’intérieur de la
salle après un « tout de suite, sidi ! » ; quelques instants et il
revint avec une nouvelle théière : « voilà, ce thé est chaud,
et j’y ai mis moins de sucre, sidi. »
Midi approchait. Quelques clients s’acquittèrent de leurs
consommations, se levèrent et lancèrent des salutations à la
ronde avant de quitter les lieux. Les terrasses se vidaient
peu à peu. Le caïd jeta un coup d’œil à sa montre à gousset
qu’il avait tirée de la poche de son joli gilet brodé et il haus-
sa la tête comme s’il se parlait à lui-même. A ce moment,
un client âgé d’une trentaine d’années et l’air vigoureux
sortit de l’intérieur du café et passa derrière la table du caïd.
Arrivé à son niveau, il releva de la main gauche la tête en-
turbannée de ce dernier et de la main droite lui trancha la
gorge. Le caïd essaya de se relever, son sang gicla sur la
table. Il porta les mains sur sa gorge béante dans une vaine
tentative de retenir la vie qui s’échappait de lui. Et fait in-
croyable, un gargouillis sortit de sa bouche comme s’il vou-
lait menacer de quelques représailles son assaillant avant de
s’écrouler lourdement sur la table. Et alors que toutes les
personnes présentes commençaient à fuir les lieux, le jeune
homme dit à voix haute : «Yah ! Mes frères ! Vous avez vu :
c’est ainsi que meurent les traîtres ! » et il disparut en cou-

152
rant vers l’une des ruelles. L’action n’avait pas duré plus
d’une poignée de secondes.
Bouazza s’écria : « Le voilà ! il s’enfuit ! C’est lui, c’est
l’homme qui a tué le monsieur ! » Une claque l’empêcha de
prononcer un mot de plus : c’était un des derniers clients
qui la lui avait donnée. Mokhtar se pencha sur lui et lui chu-
chota : « tais-toi, crétin, tu ne comprends pas que cet
homme est un frère, un fidaï. » La Tahtaha était quasi vide
maintenant. Quelques badauds hagards couraient dans tous
les sens semblant hésiter sur le chemin à prendre. Et en pas-
sant devant le corps de l’homme abattu qui avait roulé sur
le sol en renversant sa table, ils ne pouvaient s’empêcher de
jeter un coup d’œil sur lui comme fascinés. Rapidement
nous ramassâmes nos boites de cirage, nos brosses et nos
chiffons et nous nous empressâmes de quitter les lieux. Ar-
rivés à la première ruelle, nous dûmes rebrousser chemin.
Une foule dense apeurée et pestant contre tous les saints de
la région revenait vers la Tahtaha. Des autres ruelles, les
mêmes flots humains rejoignaient la place. Nous nous ren-
dîmes à l’évidence : toutes les issues étaient bouchées. Le
quartier était bouclé. Quelques hommes s’empressèrent de
se délester de leurs couteaux et même de leurs canifs dans
les bouches d’égouts. Un camion militaire s’avança vers le
milieu de la place. Peu après, une ambulance frappée d’une
immense croix rouge sur les côtés se fraya un chemin jus-
qu’au café et les ambulanciers emportèrent sur une civière
le corps inerte du caïd recouvert d’une espèce de bâche
grise. Des ordres fusèrent et les soldats nous signifièrent
qu’il fallait nous aligner contre un mur. Ensuite, nous fûmes
systématiquement et minutieusement fouillés l’un après
l’autre. Quelques malheureux furent embarqués brutale-
ment dans le camion. Les autres furent rassemblés au mi-
lieu de la place et on leur ordonna de s’asseoir.

153
Vers deux heures de l’après-midi, les soldats libérèrent
les enfants et les vieillards après une seconde fouille…
Ce soir-là et les jours qui suivirent nous eûmes à racon-
ter plusieurs fois ce tragique événement.
Et si durant le jour on tirait une certaine gloriole d’avoir
été témoins d’un tel spectacle devant nos camarades qui
nous écoutaient fascinés, la vision de cet homme la gorge
tranchée, par contre, hantait nos nuits. Longtemps, un
homme gigantesque, sans tête, se présentait à mes yeux dès
que mon père soufflait sur la flamme du quinquet et que
l’obscurité envahissait notre maison. Je me cachais vite
sous la couverture.

Inventaire

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Tente,
Gourbi,
Baraque,
Taudis,
Tel est l’inventaire
De mon enfance première.

L’école indigène,
Sales ratons,
Echos de la gégène,
Et les coups de bâton
L’école buissonnière,
Et la mort avant l’heure.

La faim tenaille
Le ventre creux
Et la mitraille
Sous mon ciel bleu.
Injustice sans pareille
La conscience s’éveille.

Les deux collèges,


Le mépris dans les yeux
Et le sacrilège
Des gens et des lieux.
Tous les privilèges
Rien que pour eux

Mais, quand ce peuple de gueux


Rencontre ses fiers aïeux
Ce jour de cinquante quat’
L’inventaire
De misère
Vole et éclate.

155
La ‘‘basura’’

Dès le retour des beaux jours, on allait à la basura


chaque jeudi et dimanche, jours où on n’avait pas classe. La
basura, c’est le mot espagnol qui désigne la décharge pu-
blique de la ville. On prononçait alors bassoura. On y allait
toujours à bicyclette et toujours en groupe car elle se trou-
vait à quelques kilomètres de la ville, sur la route du village
des Amarnas. Le noyau de notre groupe était invariable-
ment composé de Mokhtar, de son frère cadet Benamar, de
Bouazza et moi. Parfois se joignaient à nous Mohamed La
rafle et Mohamed Tchato, le fils de Boudjémaa, notre voi-
sin.
Chacun de nous avait une raison d’aller à la basura. Mo-
khtar et son jeune frère étaient tout le temps à la recherche
de vieux souliers : leur père était cordonnier. Il était plutôt
savetier : il réparait les chaussures usées, assis dans un coin
juste à l’entrée de la ruelle qui menait au marché. Et il avait
besoin pour cela de semelles un peu moins abîmées que
celles que lui présentaient tristement ses pauvres clients gê-
nés d’avoir à étaler ainsi au grand jour leur pauvreté. Un
jour, Bouazza trouva une sorte d’enclume en forme de pied
sur laquelle les cordonniers ressemellent les vieilles chaus-
sures. Il la leur échangea contre un pantalon cousu dans une
grosse toile solide qui pouvait servir à son père qui tra-
vaillait dans une ferme avoisinante.
Si tous mes camarades allaient à la basura à la recherche
d’un quelconque objet de valeur qu’il pouvait revendre, de
vêtements qui pouvaient encore être portés, moi, je m’y
rendais pour tout autre chose. Seuls m’intéressaient les
livres. Les magazines, les revues, les bandes dessinées, les

156
manuels scolaires, les livres d’histoire, de géographie, les
romans, enfin tout ce qui pouvait être lu, constituaient mon
butin le plus précieux. La basura était pour moi ma librai-
rie, la décharge publique était la bibliothèque d’où je pui-
sais à profusion mes lectures.
On passait une grande partie de la journée à la basura.
On ne songeait à rentrer que vers le milieu de l’après midi.
Pour notre déjeuner, on se débrouillait comme on pouvait.
On guettait un camion militaire qui arrivait chaque jour peu
avant midi. Il y avait toujours quelque chose à manger dans
les détritus qu’il déchargeait : des boites de conserve, des
biscuits, des tablettes de chocolat, parfois des boites de ra-
tions de repas froid, complètes ou à peine entamées. Quand
je songe maintenant à tout ce que nous avons ingurgité ces
jours-là, je me dis qu’on a eu bien de la chance de ne pas en
mourir. Parfois, les conserves de corned-beef, de sardines
ou de thon étaient largement périmées. Quand on les ouvrait
avec le canif dont Mokhtar ne se séparait jamais, elles lais-
saient échapper un bruit pareil à un bref sifflement. Cela ne
nous avait jamais découragés. Et jamais l’un de nous ne
s’en était plaint, à croire que nos estomacs étaient blindés !
Et jusqu’à aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de sourire
quand je vois un client se plaindre à l’épicier qui lui a ven-
du un produit qui a dépassé la date de péremption. Maman
me disait souvent qu’on ne mange bien que lorsqu’on a
faim. Elle disait aussi que le repas le plus frugal était un
festin pour un affamé, et elle avait raison.
Nous n’étions pas les seuls à fouiner dans la basura. Des
enfants, comme nous, il y en avait chaque jour plus d’une
dizaine. Pour quelques uns, elle était même leur quotidien.
C’étaient des enfants à la peau tannée et qui avait fini par
prendre la couleur même de cet endroit, des garçons dont
les cheveux étaient de longues boucles brunes et sales et qui

157
portaient toujours les mêmes vêtements recouverts d’une
croûte de crasse luisante, usée ou troués aux coudes et aux
genoux. Ils s’y rendaient parce qu’elle était pour eux un
moyen d’aider leur famille. Ils ramassaient tout ce qui pou-
vait encore servir et le revendaient aux chiffonniers et
autres marchands de vieilleries. En courant et en prenant
tous les risques pour être aux premières loges, ils ac-
cueillaient bruyamment les camions qui venaient à la dé-
charge. Des sacs à l’épaule, lourdement chargés parfois,
leur battaient le dos à chacun de leurs brusques mouve-
ments. Et de leurs mains libres qui tenaient un bâton ou un
gros fil de fer tressé, ils se mettaient à fureter dans les or-
dures.
Les camions qui arrivaient des quartiers français étaient
les plus convoités. Ils venaient décharger de véritables tré-
sors. Des vêtements propres, des ustensiles de cuisine qui
pouvaient servir, des jouets encore intacts, bref des objets
de toutes sortes qui faisaient notre bonheur. Et on se deman-
dait sincèrement si les roumis n’étaient pas un peu fêlés.
Mes amis disaient que c’était parce qu’ils étaient très riches
et qu’ils ne savaient que faire de leur argent. Ce qui n’était
pas totalement faux. Et secrètement on enviait ces gens qui
pouvaient se permettre de jeter toutes ces belles choses à la
basura.
Un vieillard édenté, rescapé de la guerre 14-18, à la
barbe toute blanche et hirsute, toujours vêtu d’une chemise
sans col sous un gilet crasseux, d’un pantalon de grosse
toile qui avait dû être kaki autrefois et traînant aux pieds de
lourdes godasses militaires, vivait dans une cabane tout
juste à coté. Tout le monde l’appelait Kabrane, déformation
de caporal. Il avait fait de son taudis une caverne d’Ali
Baba où s’entassaient des objets de toutes sortes. Il s’occu-
pait la matinée à fouiller dans la décharge et l’après midi,

158
après un frugal déjeuner et une petite sieste, il ouvrait bou-
tique et accueillait toutes sortes de clients en quête d’une
pièce pour leur voiture, d’un sommier métallique ou d’une
lampe de radio. On y trouvait de tout dans son capharnaüm.
Et il gagnait sa vie ainsi. Certains disaient même qu’il ca-
chait une fortune dans sa cabane.
Kabrane nous avait pris en sympathie et il nous avait ini-
tiés à certains secrets de la basura. Un jour, il nous expliqua
que les lourdes piles de forme parallélépipédique rejetées
par les soldats pouvaient encore servir à alimenter les
postes radio pendant des mois. Une fois, j’ai ramené à la
maison une demi-douzaine de ces piles que les militaires
utilisaient pour faire fonctionner leurs téléphones de cam-
pagne et leurs grosses radios. Mon père en garda une pour
notre radio et vendit les autres aux voisins.
Un matin, Kabrane nous accueillit avec un large sourire,
autant que lui permettaient ses chicots et sa barbe dont les
poils partaient dans tous les sens, et s’adressant à moi, il me
dit : « j’ai quelque chose pour toi » et il me tendit un grand
livre. Je m’en saisis et me mis à le feuilleter : c’était un at-
las, tout en couleurs. C’était la première fois que je tenais
dans les mains un livre pareil. Je le remerciai et courus
m’installer à l’ombre d’un arbre. Je passai ainsi plus d’une
heure à regarder les jolies cartes et à calculer mentalement
les distances entre les pays. C’était l’année où on avait étu-
dié à l’école les échelles. Et lorsque je trouvai le nom de
notre ville de Sidi Bel Abbès sur l’une des cartes, je courus
le montrer à mes camarades. Kabrane vint à ce moment me
demander de chercher un endroit en France du nom de ‘‘la
marne’’, et quand je l’eus trouvé et le lui eus montré, il sou-
pira et me dit : « c’est là, à La Marne que j’ai perdu ma
main. » et il retroussa sa manche et exhiba un crochet qui
prolongeait son bras gauche. Je fus terrifié car je ne l’avais

159
jamais remarqué auparavant. Les jours suivants et chaque
fois que l’occasion se présentait, il nous racontait sa version
de la grande guerre…
A chaque retour de la basura, j’étais heureux. J’avais
hâte de m’installer dans un coin de notre courette pour dé-
vorer les livres que je ramenais avec moi et qui alourdis-
saient les sacoches accrochées au porte-bagages de ma bi-
cyclette, enfin ! la bicyclette de mon cousin Abdelkader.
C’est que je lisais beaucoup jusqu’à m’esquinter les yeux.
De cette époque, naquit en moi la passion de la lecture et
jusqu’à aujourd’hui je suis heureux, comme un écolier la
veille des grandes vacances d’été, lorsque j’ai quelque
chose à lire. J’aimais - et j’aime toujours - lire. Au tout dé-
but, je ne savais pas comment m’y prendre et j’ouvrais un
livre, ensuite je l’abandonnais pour reprendre un autre que
je refermais aussitôt pour commencer un troisième. J’étais
pareil à l’âne de la fable qui mourut de soif et de faim parce
qu’il n’avait pas pu se décider à choisir entre le seau d’eau
et la nourriture qu’on lui présentait, j’allais d’un livre à
l’autre. Puis je me suis organisé. J’ai appris à commencer
d’abord par les illustrés, ensuite les revues, les journaux et
les manuels scolaires et enfin les romans.
C’est grâce aux bandes dessinées, on disait alors les
illustrés, que j’ai appris à manier la langue française et à
maîtriser son orthographe. Les aventures de Blek le roc, de
Miki le ranger, de Kit Carson, de Tex Tone, de Buck John,
de Davy Crockett et de tant d’autres ont été mon école. Tin-
tin, les Pieds Nickelés, et tant d’autres personnages ont été
mes amis et je suivais leurs pérégrinations sur mon atlas. A
onze ans, je connaissais les vedettes de la chanson et du ci-
néma grâce à des revues comme Paris-Match ou l’Express.
Et avant d’atteindre ma douzième année, j’avais aussi lu
plusieurs romans de Jules Verne, d’Emile Zola, de Victor

160
Hugo, de Flaubert, de Mérimée, de Maupassant, de Conan
Doyle, de H. G. Wells, de F. Cooper, de Daniel Defoe, de
R.L. Stevenson, de Eric Maria Remarque et aussi des ro-
mans policiers d’Agatha Christie, de Leslie Charteris et de
Georges Simenon. ‘’L’île mystérieuse’’ de Jules verne
m’avait alors si bien captivé que j’ai conservé le livre, un
grand volume illustré, pendant plusieurs années. Et plus
tard, pendant les leçons d’histoire en classes de sixième et
de cinquième, les héros de la mythologie grecque, les Dieux
des Egyptiens et les empereurs et généraux romains et car-
thaginois ne m’étaient plus des inconnus.
Il faut vous dire aussi que ma soif de lecture me poussait
jusqu’à me fâcher avec les camarades qui refusaient de me
prêter un de leurs livres que je convoitais. De plus, j’ai, de-
puis ces temps-là, considéré qu’un livre, c’est fait pour être
lu par le plus grand nombre de personnes et non pour trôner
sur un rayon de bibliothèque. Aussi je prêtais facilement
mes livres et je ne tolérais pas qu’on ne me rende la pa-
reille.
Cette boulimie de lecture a tout naturellement débouché
sur un amour immodéré de la langue française. Et pour ne
pas m’en éloigner, j’en ai fait mon gagne-pain : j’ai ensei-
gné le français pendant plus de trente cinq années. J’ai es-
sayé de toutes mes forces à faire aimer cette belle langue à
mes élèves et je crois modestement avoir eu quelque réus-
site. Je crois que je peux dire que j’ai bâti ma vie dans et
autour de cette langue. Grâce un peu à la décharge publique
de la ville de Sidi-Bel-Abbès, la basura.

161
Ya ouled !

« Debout ! Il est l’heure de te lever.»


La voix de ma mère me tira du sommeil. J’ouvris les
yeux. Une lueur pale et tremblotante arrivait de la minus-
cule cuisine. Je me levai et tout en me frottant les yeux, je
me dirigeai vers la lumière. Un feu de bois crépitait dans la
cheminée.
« Bonjour ! dis-je à ma mère qui préparait une galette de
‘‘mbesses’’.
- Bonjour ! Y a de l’eau chaude dans la bouilloire.
Un silence, puis elle ajouta :
« Dépêche-toi, tu es en retard. Le temps de te laver et
j’aurai fini de cuire cette galette. Tu la mangeras en route.
Ça te réchauffera. »
Depuis quelques temps, c’était toujours les mêmes pa-
roles, le même rituel. Mais cette fois-ci, la dernière phrase
acheva de me réveiller. Elle était inhabituelle dans sa
bouche. Elle a dû dire cette phrase machinalement car, dans
la bouche de ma mère, une gentillesse est aussi rare que
l’eau dans un désert.
Je versai un peu d’eau chaude dans une large boite de
conserve en fer blanc, y ajoutai une louche d’eau fraîche
puisée du seau et sortis dans la courette. L’air glacial et le
ciel dégagé où brillaient encore quelques étoiles retarda-
taires auguraient d’une journée froide. Normal, nous étions
en hiver…
Cela faisait presque quatre mois qu’on était sans nou-
velles de père. Il avait disparu au début de l’automne et de-
puis aucun signe de vie. Si ma soeur et moi n’allions pas à
l’école, mère aurait pu partir à sa recherche et l’aurait sans
doute rejoint. Mais, cette fois-ci, elle était clouée…alors

162
nous vivions de ce que je rapportais des halles. Mais pour
cela, il fallait se lever tôt et arriver avec les premiers ca-
mions. Là, je proposais mes services aux marchands et
autres mandataires moyennant quelques piécettes. J’avais
avec moi un couffin que je remplissais tant bien que mal
avec tout ce qui me tombait sous la main ou ce qui tombait
des cageots. Ensuite, il me fallait retourner à la maison,
prendre mon cartable et aller à l’école. J’avais parfois le
temps de passer au local de l’armée du salut où je prenais
un bol de lait chaud avec une tranche de pain. Les premiers
jours furent terribles. Je manquais de sommeil et la chaleur
du poêle de la classe m’engourdissait et, peu à peu, m’enve-
loppait dans une douce torpeur. Je suivais les gesticulations
de Monsieur L., notre maître, comme dans un rêve…
« Alors, tu te dépêches. Tiens ta part de la galette. Et
n’oublie pas le couffin. Et ne le ramène pas vide comme la
dernière fois. Si tu ne peux pas le porter, laisse-le chez Am-
miMellouk. Je vais sortir aujourd’hui et je passerais par le
marché pour le prendre. Tu as compris !
- Oui, dis-je. »
L’oncle Mellouk -qui n’était pas mon oncle mais, chez
nous, oncle et tante sont des marques de politesse- était un
voisin qui tenait une minuscule boutique dans une des
ruelles du populeux quartier d’El Graba - pluriel de gourbi
- en plein centre de la ville de Sidi-Bel-Abbès.
Je pris mon morceau de galette dure et brûlante, le couf-
fin et sortis. Aujourd’hui, j’étais content : l’armée de salut
distribuait des bâtons de chocolat au petit déjeuner.
Devant la porte, Bouazza m’attendait déjà.
« Qu’est-ce que tu manges ? Donne m’en un peu ! Je
n’ai rien mangé, maman dort encore ! m’accueillit-il.
- Du mbessess. Moi aussi, c’est tout mon petit déjeuner !
Je cassai le morceau de la galette en deux et lui tendit un

163
morceau.
- Tiens, mais tu pourrais dire bonjour.
- J’ai oublié, me répondit-il en se saisissant du mor-
ceau…
Il mordit dedans et la bouche pleine, il baragouina ;
- Fu as enfendu, chette nuit. Çha n’a pas arrêfé de firer.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Avale d’abord ce que tu as
dans la bouche.
Il déglutit.
- Cette nuit, j’ai entendu des goups de feu. Ça a duré
presque une demi heure. Vous n’avez pas entendu, vous ?
- Non, moi je n’ai rien entendu. Maman, non plus, sinon
elle m’en aurait parlé.
- Il y avait même le bruit d’explosions. Des grenades,
sans doute, ajouta-t-il en prenant ses airs de connaisseur.
Sur le coup, je prêtais peu d’attention à ses propos car
Bouazza était un affabulateur impénitent. Mais peu à peu,
alors que nous approchions du marché central, des sil-
houettes courant dans tous les sens, me firent penser que,
peut-être, cette fois-ci, il n’avait pas rêvé. Lorsque nous ar-
rivâmes à la rue de l’abattoir, nous ralentîmes notre allure et
continuâmes d’avancer prudemment.
« Halte ! Qui fa là ? Afanzez bar izi ! ».
C’était des soldats. Nous nous dirigeâmes vers l’endroit
d’où avait fusé l’ordre. Un soldat gigantesque sortit de
l’ombre. Il avait des épaules larges et une barbe rousse
taillée en carré. Il tenait en laisse un chien énorme au poil
fauve avec quelques taches sombres sur le dos. C’était un
soldat de la Légion Etrangère.
« Z’estzeulement des gamins ! cria-t-il.
- Bon sang, des gamins ! Mais qu’est-ce qu’ils viennent
foutre ici à pareille heure ? répondit une voix dans l’ombre
de la ruelle.

164
- Fais venir par ici les mioches, cria une autre voix.
- Afanzez et resdezcondre le mour. »
Nous avançâmes tout en gardant l’œil sur le chien qui
grognait. Bien que solidement tenu en laisse, il nous faisait
encore plus peur que le soldat.
« Restez sous le porche de cette porte, là sur votre droite
et ne bougez surtout pas.»
C’était le porche du cinéma l’Alhambra. Le cinéma des
pauvres. Nous obéîmes en silence et nous allâmes nous
mettre sous l’affiche du film de la semaine où Randolph
Scott en tunique bleue et révolver à la main semblait nous
protéger de la menace du chien et de son maître.
Quelques minutes passèrent et un autre soldat, d’une
taille aux proportions nettement plus humaines, sortit de
l’ombre. Il portait des lunettes et avait les yeux clairs. Il ne
tenait aucune arme à la main. C’était sans doute un chef.
« Vous parlez français ?
Nous répondîmes en chœur :
- Oui.
- Qu’est-ce que vous faites ici, à pareille heure ? Et
qu’est-ce qu’il y a dans vos couffins ?
- Rien, monsieur, nos gouffins sont vides, répondit mon
ami, me devançant.
On ouvrit tout grand nos couffins et on les retourna pour
montrer qu’ils étaient vides.
- On vient aider les commerçants et ramasser ce qui
tombe des cageots, dis-je. Ou ce qu’ils veulent bien nous
donner …
- Des pommes de terre, des ognons, des tomates,…
ajouta Bouazza.
- Bon, posez vos couffins par terre et asseyez-vous des-
sus. Ne bougez pas d’ici. Surtout ne bougez pas avant
qu’on vous le dise, compris ?

165
- Oui, monsieur. »
Et il disparut dans l’ombre. Le géant et son molosse ré-
apparurent.
« Tu vois, maintenant. Je t’ai dit qu’il y a eu des tirs,
cette nuit, dis Bouazza à voix basse.
- Oui, tu as raison. Je me demande s’ils vont nous laisser
partir avant huit heures, m’inquiétai-je.
- Et pourquoi nous retiendraient-ils ? me chuchota mon
ami. On n’a rien fait, nous. Et puis, nous sommes des ga-
mins.
- Pourvu qu’ils nous laissent partir avant l’heure de
l’école. »
J’avais déjà mis une croix sur la glanure de fruits et lé-
gumes et même sacrifié le bol de lait chaud de l’armée du
salut. Ce matin-là, la soldate de cette sympathique armée
devait nous distribuer des bâtons de chocolat ‘‘le bambin’’
avec le lait. Mais je ne m’en faisais que pour l’école.
J’avais peur que mon père n’eût vent de mon absence et de
recevoir une tannée comme celle que j’avais reçue quelques
années auparavant. Nous restâmes silencieux quelques mi-
nutes plongés dans nos réflexions puis soudain Bouazza me
demanda :
« Tu crois qu’ils peuvent nous mettre en prison ?
- Je n’en sais rien. Pourquoi nous mettraient-ils en pri-
son ? »
Il se rapprocha de moi et me souffla à l’oreille :
« C’est que … Mon père nous a raconté, la dernière fois
qu’il est venu à la maison, que les soldats ont emmené son
cousin qui n’a même pas vingt ans. Ses parents ne savent
même pas où ils l’ont emmené. »
Le père de mon ami travaillait dans une ferme du côté de
Baudens, un village à quelques kilomètres à l’est de Sidi bel
Abbès.

166
« Dites monsieur, laissez-nous rentrer chez nous, de-
manda mon compagnon. »
Il avait pris son ton le plus plaintif.
Ce qu’il venait de dire réveilla en moi de nouvelles ap-
préhensions. La peur de la fessée fut reléguée au second
plan. Je nous voyais en prison. Et rien qu’à l’évocation de
ce mot, je me mis à trembler. J’avais écouté, bien malgré
moi, le récit des tortures qu’avaient subies mon oncle, le
plus jeune frère de mon père, et sa fille, à peine âgée de
vingt ans, lorsqu’ils ont été en prison, il y avait à peine une
année. Jusqu’à leur libération, je n’avais jamais vu aupara-
vant cet oncle, ni même su que mon père avait d’autres
frères. Il était brouillé avec eux et ils ne se parlaient plus
depuis des années. Quand mon oncle et ma cousine sont
sortis de prison, mon père avait organisé une petite fête en
leur honneur. Cette fête avait scellé leur réconciliation.
- Zilenze, les zenfants ! nous intima le colosse barbu. »
Nous nous le tînmes pour dit. Des pensées folles cou-
raient dans ma tête. Si jamais les soldats se mettaient à tirer
maintenant, on fera sûrement les frais de la fusillade. On
peut mourir ici. Je reculai de façon à me tasser contre la
porte du cinéma. Bouazza, ayant sans doute lu la peur sur
mon visage, en fit de même.
Cela faisait déjà près d’une heure que nous étions assis,
là sur nos couffins vides, crispés par la peur et le froid.
J’éprouvais une grande envie de me lever pour étirer mes
jambes ankylosées. Le jour commençait à poindre. L’heure
de l’école n’était plus très loin maintenant. Tout à coup,
Bouazza me donna un coup de coude.
« Regarde ! là, à gauche, chuchota-t-il. »
Je jetai un coup d’œil dans la direction qu’il m’indiquait.
Un homme enturbanné avec un enfant aux cheveux ébourif-
fés arrivaient sur une charrette tirée poussivement par un

167
vieil âne décharné. L’enfant s’était tassé du mieux qu’il
pouvait dans une djellaba tout élimée.
« Halte !cria le soldat.
- Echcha, ech… Echcha ! dit l’homme en tirant sur les
brides.
La charrette s’immobilisa et l’homme sauta à terre. Un
autre soldat accourut.
- Les marchands ambulants commencent à arriver. Il y a
déjà deux charrettes et une voiture dans l’autre rue. Et sûre-
ment qu’il y en a d’autres dans les autres ruelles.
- Et quels zont les zordres ? s’enquit le géant.
- Rien n’a changé. Il faut toujours empêcher quiconque
essayera d’approcher du marché, répondit-il.
Et, s’adressant à l’homme et à l’enfant qui était mainte-
nant debout, près de l’âne.
- Hé ! Vous deux ! Approchez. Qu’est-ce que c’est ça ?
L’homme portait un sac tout plat en bandoulière. Il s’en
débarrassa et le tendit au soldat. C’était une musette cousue
dans une grosse toile. Le soldat la retourna et un morceau
d’une galette de pain tomba sur le sol. L’homme se baissa
pour le ramasser mais le soldat l’en empêcha. Ensuite, il le
fouilla rapidement avant de s’en détourner. Une voix venant
d’une autre ruelle cria quelque chose et le soldat repartit en
courant.
- Meddez-fous là-bas, avec zeszenfants et azzéyez-fous,
allez fite, leur dit le barbu en faisant un geste avec son
arme, une mitraillette qui paraissait minuscule dans ses
énormes mains velues.
Ils vinrent se mettre à côté de nous. On se serra un peu
pour laisser au garçon un peu de place sur nos couffins.
L’homme s’accroupit pour ne pas poser ses fesses sur le sol
glacé. La djellaba de l’enfant était si usée qu’elle s’effilo-
chait de partout. Il avait de vieilles espadrilles d’où dépas-

168
saient ses gros orteils. Il était crasseux et n’arrêtait pas de se
gratter. L’homme était de petite taille et portait une espèce
de gabardine luisante de crasse qui l’enveloppait presque
entièrement. La gabardine était boutonnée jusqu’au col.
Bouazza me donna un autre coup de coude et d’un mou-
vement de sourcils, il me désigna le morceau de pain sur le
sol. C’était une moitié d’une ‘‘matlouaa’’, sorte de galette
de semoule de blé tendre. Je haussai les épaules comme
pour lui signifier que le morceau de pain ne nous apparte-
nait pas mais mon ami continuait de le fixer des yeux. Il sa-
livait presque. Il n’était pas le seul à convoiter le pain, le
chien aussi tirait sur sa laisse en grognant. Tout à coup, le
petit garçon plongea la main sous sa djellaba et sortit l’autre
moitié de la galette. Il en coupa un morceau qu’il tendit à
Bouazza. Celui-ci me regarda comme pour chercher une ap-
probation. Je haussai les épaules une seconde fois et il s’en
saisit. Le garçon me tendit alors l’autre morceau. Il souriait
et, se penchant vers nous, il découvrit sous sa djellaba une
autre petite musette. Il l’ouvrit et exhiba sous nos yeux éba-
his des figues et des dattes sèches. Il en déposa quelques
unes dans le creux de nos mains et nous nous mîmes à mas-
tiquer silencieusement. On avait oublié notre situation.
Bouazza souriait maintenant. Et bientôt, tous les trois nous
nous mîmes à pouffer, la main devant la bouche autant pour
cacher nos bouches pleines que pour dissimuler nos rires.
Tout à coup, la charrette s’ébranla : l’âne avait vu le gros
morceau de pain. Arrivé devant la moitié de la galette,
l’animal la happa avec ses grosses lèvres et l’engloutit
presque aussitôt. Nous ne pouvions plus alors retenir nos
rires.
« Yacoul ha hmari ou ma yacoul hache calbhoum ! (que
mon âne la mange plutôt que leur chien), dit sentencieuse-
ment l’homme accroupi à côté de moi. »

169
Nous nous esclaffâmes.
« Zilenze ! Qu’est-ze qui zebazze ? s’écria le géant.
- C’est l’âne, monsieur dis-je. Il a mangé tout le mor-
ceau de pain … en une seule bouchée. »
Et devant l’air ahuri du soldat, nous nous mîmes à
glousser bruyamment.
« Zilenze ! j’ai dit zilenze !
- Qu’est-ce qui se passe là-bas ? cria quelqu’un, de
l’autre bout de la rue.
C’était la voix du chef de tout à l’heure. Il s’approcha de
notre petit groupe.
- Qu’est-ce que c’est que ce ramdam ?
Puis s’adressant à nous :
- Vous les enfants, prenez vos couffins et foutez-moi le
camp. Et toi, prends ta charrette et ton âne et rentre chez toi,
il n’y a pas de marché aujourd’hui. Il n’y a rien à acheter
aujourd’hui. Et si vous crevez de faim, allez vous plaindre
aux fellagas. Allez ouste ! Débarrassez-moi le plancher. »
Il n’avait pas encore fini de parler que nous étions de-
bout. Le garçon aida son père à manœuvrer la charrette et
bientôt nous avions disparu au bout de la rue de l’abattoir…
Nous n’allâmes pas en classe ce matin-là. Vers la fin de
l’après-midi, nous apprîmes que les soldats avaient désa-
morcé une bombe qu’un homme, qui s’était infiltré la nuit,
avait déposée au marché. Surpris par une patrouille, il a été
abattu après un bref échange de tir. La bombe aurait sans
doute fait un carnage.
Ce n’est que le lendemain, lorsque l’information fut
confirmée, que je réalisai que mon ami et moi, nous
l’avions sans doute échappé belle.

170
La maison de la presse

Dès ma deuxième année scolaire j’avais remarqué que


mon père rentrait saoul au moins une fois par mois. C’était
le jour où il percevait sa pension militaire. Ma mère, à cette
époque, craignait les hommes ivres parce qu’il lui semblait
qu’ils étaient possédés par quelques démons. Quand elle
voyait mon père dans cet état, elle nous parlait à voix basse
en jetant des coups d’œil craintifs dans sa direction et nous
disait : « Chut ! Votre père est habité ! » qu’il nous fallait
comprendre par habité par les djinns.
Elle n’osait lui adresser la parole et encore moins lui
faire le moindre reproche et pourtant elle savait que cet ar-
gent gaspillé aurait mieux servi à d’autres dépenses. Elle at-
tendait patiemment le lendemain que mon père eût cuvé son
vin pour lui faire de timides reproches.
Lorsque j’eus dix ans, je découvris fortuitement un autre
moyen de lire quelques illustrés. Je les achetais tout simple-
ment avec de l’argent que me donnait mon père. Un jeudi,
je passai par une rue du centre de la ville et je vis mon père
qui sortait d’un bar, situé à côté du cinéma ‘‘Empire’’. Il
était légèrement éméché. Il en eut tellement honte qu’il me
fit jurer de n’en rien dire à ma mère. Je lui en fis la pro-
messe et, en récompense, il m’emmena dans une librairie
tenue par une européenne et là il m’acheta un ou deux illus-
trés avant de prendre le chemin de notre maison. La librai-
rie portait le nom de ‘‘La maison de la presse’’. Elle se trou-
vait en plein centre de la ville, à une dizaine de mètres de la
place Carnot.
Depuis j’accompagnais le matin mon père à la poste le
jour où il percevait sa pension militaire. Et sitôt sortis de la

171
poste, il me glissait quelques francs dans la main et il me
disait : «Va t’acheter des livres chez la roumia.» Pendant
qu’il regagnait quelques amis au bar, juste en face de la
poste. Je courais aussitôt à ‘‘La maison de la presse’’ où il
me semblait que la libraire m’attendait. Elle m’accueillait
toujours avec un mot si gentil que j’avais l’impression
d’être devenu un ami de cette grande dame. Et quand
j’avais classe et que je ne pouvais accompagner mon père,
le soir, quand il rentrait, il me prenait à part et me chucho-
tait à l’oreille : « Tiens, prends ça, et ce jeudi tu iras chez la
roumia.»
Et c’est ainsi qu’alors que ma mère, qui n’a jamais eu
vent de notre complot, appréhendait ces jours de soûlerie,
moi, au contraire, je les attendais avec impatience car je sa-
vais que c’étaient les occasions où je courais chez madame
la roumia de ‘‘La maison de la presse’’ pour pouvoir fouiner
dans les rayons de sa librairie. Une joie immense et un plai-
sir tout aussi grand me submergeaient alors que je feuille-
tais ces livres qu’il me semblait qu’ils étaient là pour moi.
Qu’ils m’attendaient. Et vous ne pouvez deviner ma frustra-
tion lorsque je réalisais qu’il me fallait encore plus d’argent
pour pouvoir acheter tout ce que je désirais. J’appris donc à
économiser le moindre sou pour assouvir ma boulimie de
lecture. Comme j’appris à revendre, chaque samedi soir,
quelques illustrés devant le cinéma Vox. L’argent que je ga-
gnais allait dans ma tirelire, une simple boite de lait concen-
tré ‘‘gloria’’, que je cachais sur une des poutres qui soute-
naient le toit de la pièce construite par mon père. Un jour je
gagnais cent douros, c’est-à-dire cinq cents francs en ven-
dant un seul livre : ‘‘Ben Hur’’. C’était un prix de fin d’an-
née scolaire. Et jamais prix ne fut si bien arrivé, le grand ci-
néma ‘‘Le Versailles’’ programmait le film du même nom
cette semaine-là. Mon seul regret fut que je n’eus même pas

172
le temps de lire le livre. Je l’avais à peine feuilleté que déjà
il ne m’appartenait plus. Mais je me précipitai aussitôt ce
jour-là chez la roumia qui fut étonnée de me voir entasser
des illustrés sur son comptoir, de lui demander : « et avec
celui-ci, cela fait combien ? » avant de retourner aux rayons
en choisir un autre et de revenir avec ma question jusqu’à
ce qu’il ne me restât plus un centime. Elle me fit un joli pa-
quet tout en s’assurant que les pièces que je lui donnais
étaient honnêtement gagnées. Devant mon regard à la fois
étonné et blessé, elle me fit un joli sourire et me souhaita
bonne lecture.
A la fin de la guerre et après le départ des Français, je
me suis rendu plusieurs fois à ‘‘la maison de la presse’’
dans l’espoir de revoir la roumia et je fus déçu de ne l’y
plus retrouver. Un monsieur, un homme rébarbatif qui
n’avait pas arrêté de me surveiller en m’épiant du coin de
l’œil et qui m’avait interdit de toucher aux livres, tenait
boutique à sa place. Je n’y ai plus remis les pieds.

La carte de visite de la librairie.

173
174
Slimane

« Mon dieu, je suis un assassin ! J’ai tué un enfant. » Il


est vrai que je ne l'avais jamais voulu mais Slimane est en
train de le répéter partout.
Slimane ne m'a jamais porté dans son cœur pour la
simple raison que nous étions dans la même classe, que lui
était bon dernier et que moi j'étais le premier. Mais je crois
qu'il n'aimait personne : il était de ces gens antipathiques et
méchants comme une teigne. Il était petit de taille mais il
avait des épaules très larges et d'énormes poings pour son
âge. Il était bagarreur et il cognait dur. Personne dans la
classe ne l'aimait mais on le craignait. Et cela suffisait pour
qu'on l'écoutât. En plus pour mentir, il savait mentir. Il avait
deux grands frères tout aussi, sinon plus, querelleurs que
lui. Et sa mère ! Aïn en Ness, qu'elle s'appelait. Aucune
femme de village De Gaulle n'osait lui tenir tête ! Et encore
moins un homme, c'est vous dire ! Seul son père, qui s'ap-
pelait Boudjelal, semblait perdu dans cet océan de méchan-
ceté et d’agressivité jamais contenues. Mais c'était un
homme sans grande autorité, un oisif qui traînait à longueur
de journée.
Un jour, alors que je ne connaissais pas encore assez
bien Slimane parce que nous venions d'emménager, j'avais
osé me moquer de lui. Il avait, d'un mouvement furtif de la
langue, léché la morve qui lui pendait au nez, une morve
jaunâtre que son teint basané faisait ressortir encore plus
grande qu'elle ne l'était. J'ai esquissé une moue de dégoût et
j'allais ouvrir la bouche pour le dire aux camarades qui
jouaient sous le préau de l'école :
« Eh ! Slimane vient de lécher sa... »

175
Je reçus un coup de poing dans l'œil. La violence du
coup fut telle que je vis des "étoiles" et que mon œil se mit
à saigner. Avant qu'un des maîtres ne s'aperçût de ce qui
s'était passé, Slimane me glissa doucement à l'oreille :
« Si tu me dénonces, gare à toi dehors ! »
On me guida jusqu’au bureau du directeur, monsieur
Bernard. Là, monsieur L., notre instituteur me soigna tant
qu'il put. Ensuite, il me mit un pansement sur l'œil. A ce
moment, survint monsieur Bernard. Monsieur L. lui expli-
qua que ce n'était pas grave et que j'en serais quitte pour un
joli bleu. Rassuré, le directeur me demanda :
« Qui t'a fait ça ?
Je ne lui répondis pas. J'étais tellement terrorisé que j'ou-
bliai la douleur. Il revint à la charge :
- Voyons petit, qui t'a fait ça ? Il sera puni, je te le pro-
mets...
Je m'enfermais dans mon mutisme. Je voulus lui racon-
ter sur le champ une quelconque histoire. Mais rien, mon
esprit était tout accaparé par la menace de Slimane... Je sup-
pliai du regard, avec le seul œil valide qui me restait, mon-
sieur L. qui s'approcha de moi. Il me mit un bras autour des
épaules et me dit :
- Allons mon petit ; ce n'est pas grave. C'est sûrement un
camarade qui ne l'a pas fait exprès. Vous jouiez et...
- Oui, c'est ça monsieur ! C'est un peu de ma faute, bal-
butiai-je, saisissant au vol la perche qu'il me tendait. »
Et je me mis à inventer une histoire. Ma langue se délia.
Je poursuivais un camarade dans la cour et sans faire atten-
tion, je reçus la main d'un deuxième garçon dans l'œil...
- Oui, monsieur, c'est comme ça que ç'est arrivé! je le
jure, crus-je bon d'ajouter. »
L'incident était clos... C'était au mois de décembre 1961.
Pendant les vacances de Noël qui suivirent, j'ai renversé

176
un petit garçon. Je dévalai sur une bicyclette la grand-rue
qui menait de notre cité au quartier de Gambetta et je ne
l'avais pas vu qui sortait en courant d'une épicerie. J'ai es-
sayé de l'éviter mais j'allais si vite, et la bicyclette n’avait
pas de freins, que je ne le pus. Le choc fut violent. J'avais
les coudes écorchés à vif et mon genou droit saignait. Le
garçonnet, âgé de deux ou trois ans, gisait inanimé la tête
sur le rebord du trottoir. Je me relevai péniblement, à moitié
étourdi. J'avais conscience de la gravité de l'état du petit en-
fant : du sang coulait de sa tête. Je restais là quelques se-
condes, debout, hébété. Des cris de femmes retentirent :
c'étaient la vieille madame Laumet et sa belle-fille. Elles se
précipitèrent sur l’enfant. Il gémit de douleur.
« Mon Dieu, il est vivant ! » me dis-je, soulagé un peu.
La jeune femme prit son petit dans les bras et lança à sa
belle-mère :
- Appelle André, maman ! Fais vite : le petit est mal en
point, il faut l'emmener à l'hôpital ! Fais vite maman, je t'en
prie.
- Oui, oui, j'y vais. Oh mon Dieu ! André ! André ! où
est-il encore ? André !... »
Quelques secondes plus tard, André et sa femme avec
l'enfant dans ses bras montaient dans leur voiture, une Ci-
troën onze chevaux, noire. Avant de claquer la portière, il
cria à sa mère :
« Eh ! Dis maman, tu le surveilles, le petit. A mon re-
tour, je l'emmènerai au poste. Et vous, dit-il aux badauds
qui étaient accourus dès les premiers cris, foutez moi le
camp d’ici, il n'y a plus rien à voir ! »
La voiture démarra en trombe. Je ne bougeai pas. La
vieille madame Laumet que les arabes appelaient "madame
Lomète" se retourna vers moi et me prit par la main.
« C'est toi qui as fait ça ? C'est ton vélo ?

177
Je jetai un coup d'œil à la bicyclette : elle était en piteux
état. La roue avant était curieusement cabossée, elle avait
presque la forme d'un huit. Mais c'était le dernier de mes
soucis en ce moment-là.
- Oui, c'est moi, madame. Je ne l'ai pas vu : il est sorti si
vite..
- C'est ce que tout le monde dit en ces cas-là... Elle se
pencha sur le vélo et arracha la plaque d'identification - une
plaque en aluminium où étaient gravés le nom et l'adresse
du propriétaire. Abdelkader, c'est bien toi ?
- Non madame, c’est le vélo de mon cousin. Il travaille
chez vous, à la ferme. C'est le boiteux...
- Ah ! Abdelkader "lakjaa”. Tu dis que c'est ton cousin.
On verra ça. Et toi, tu t'appelles comment ?
- Dahri, je suis le fils de Aïssa. C'est lui qui vous a de-
mandé d'embaucher mon cousin, madame. »
Elle me fit entrer à la maison. A partir de ce moment,
elle me parla en arabe. Madame Laumet était la petite fille
d'un des premiers colons. Son grand-père possédait deux
des plus grandes fermes de la région. Elle était née et avait
vécu toute sa vie ici. Elle avait la réputation d'être bonne et
gentille avec les arabes. Ce jour-là, elle ne démentit pas sa
réputation.
« Ecoute, me dit-elle, mon fils est très fâché. J'espère
pour toi qu'il n'est rien arrivé de grave au petit sinon.
J'eus des frissons dans le dos et je me mis à pleurer.
- Madame, je vous jure que je ne l'ai pas vu. "Ouallah",
je ne l'ai pas vu.
Je répétai plusieurs fois cette dernière phrase. Je m'ex-
primai tantôt en arabe, tantôt en français. Je ne trouvais rien
d'autre à dire. Je savais qu’André était aussi dur et méchant
que sa mère était tendre et gentille. Tous les habitants du
quartier le craignaient. Il était gras et se promenait souvent,

178
en été, en short, sa grosse bedaine en l'air. Il avait des bras
adipeux et la poitrine velue. De plus, il était mauvais bu-
veur et colérique..
Madame "Lomète " me calma :
- Ca va !Ça va, mon petit! Moi, je veux bien te croire.
Ecoute, voilà, ce que nous allons faire.
Je cessai de pleurer et me mouchai avec un pan de ma
chemise.
- Voilà, tu vas me donner ton adresse et je te laisserai
partir chez toi. Le vélo, je le garde : ton cousin viendra le
reprendre ce soir, après le travail.
- Oui, sanglotai-je.
- On ne te fera aucun mal si le petit n'a rien. On ne t'em-
mènera pas au poste de police, inch'Allah!
Elle ouvrit la porte et me demanda de traîner la bicy-
clette dans un coin d'une petite cour qui se trouvait derrière
la maison. Je pensai sur le champ à lui donner une fausse
adresse mais je m'en dissuadai devant tant de gentillesse. Il
faut vous dire aussi que je suis un piètre menteur : je n'ai ja-
mais su comment faire depuis une certaine raclée. Elle me
laissa sortir... Dans la rue, quelques enfants m'entourèrent
rapidement.
« Il est mort le petit ? Tu l’as tué. », me lancèrent
quelques uns.
D'autres, moins pessimistes, me crièrent :
« Non, il n'a rien, on l'a vu qui bougeait dans la voi-
ture. »
J'arrivai difficilement à me dégager de cette cohorte. Je
répétais à qui voulait l'entendre :
« Ouallah, je ne l'ai pas vu ! »
L'épicier sortit de sa boutique et dispersa les enfants qui
m'entouraient. Il me calma. Ensuite, voyant que ceux-ci
étaient partis, sans doute pour retourner à leurs jeux ou pour

179
colporter la nouvelle, il me dit :
« Rentre chez toi, petit. Dis à ta mère de te soigner. Ils
n’ont pensé qu'à leur enfant. Toi aussi, tu es blessé. Allez
va ! »
Je rentrai chez moi. Ma mère m'attendait devant la porte.
La nouvelle m'avait précédé. Ma mère me reçut avec une
claque magistrale qui, curieusement, ne me fit aucun effet.
Des voisines s'interposèrent. Khalti Hlima, me prit dans ses
bras :
« Laisse-le. Tu ne vois pas qu'il saigne lui aussi ! »
- Oui, oui, il saigne lui aussi, renchérirent les autres.
Khalti Hlima m'enveloppa dans ses bras et me retira
dans un coin de la courette. Elle me lava les coudes et de-
manda si quelqu'un avait du mercurochrome. Comme per-
sonne ne répondait, elle demanda à sa fille aînée, Rokeyya,
de lui donner un peu d'alcool. Ensuite, elle arracha une
touffe de laine d'une peau de mouton qui traînait là par terre
et, l'ayant imbibée d'alcool, elle me frotta les écorchures. Je
grimaçai de douleur mais ne dis pas un mot...Je passai le
reste de la journée chez elle.
Au soir, mon père rentra. Il savait tout. Mais curieuse-
ment, il ne fit rien. Ma mère vint me ramener à la maison.
Je me terrai dans un coin, attendant la punition. Comme elle
tardait à venir, je finis par m'assoupir. Tard dans la nuit,
j'eus conscience que ma mère me mettait au lit.
Le lendemain et les jours qui suivirent, je ne sortis pas
de la maison. Je restai dans notre courette à lire, ou à jouer
avec ma soeur. Parfois, j'aidai ma mère... Je ne voulais pas
sortir : j'avais peur. Je m'imaginais les pires choses. Les
nuits, je ne pensais qu'à l'accident. Et, chaque jour qui
s'achevait, j'étais heureux qu'on ne vînt pas me chercher.
Les vacances finirent. Il me fallut bien retourner à
l'école. Je partis très tôt ce jour-là. J'étais terrorisé à l'idée

180
de rencontrer quelqu'un qui me dirait que le petit était
mort...
En classe, tous mes camarades me lançaient des regards
réprobateurs. Tout au fond de la classe, Slimane jubilait. Il
avait son plus beau ricanement. Je n'osai lever la tête. Perdu
dans mes pensées, j'entendais à peine notre instituteur. A la
récréation, tout le monde s'approcha de moi.
« Slimane dit que tu as tué le petit de monsieur André.
Tu l'as tué, hein ? D'ailleurs le petit, on ne l'a pas vu ces
derniers jours. C'est vrai ce que dit Slimane ? »
Comme je ne disais mot, ils finirent par se lasser et bien-
tôt allèrent chercher une autre occupation. Seul Slimane
resta en face de moi. Il m'observait. Il me dit calmement :
«Je sais que tu l'as tué : j'étais présent ce jour-là. »
Ensuite, il courut rejoindre les autres. Je restai dans mon
coin. Je me répétai : « Mon Dieu, j'ai tué un enfant, je suis
un assassin. »
Je me mis à pleurer. Je tremblai de tout mon corps. La
cloche sonna mais je ne bougeai pas : je ne l'avais pas en-
tendue. Monsieur L. s'approcha de moi.
« Alors, on n'a pas entendu la cloche ? me dit-il. »
Ses paroles me réveillèrent. Je rejoignis les rangs. Et,
une fois en classe, notre instituteur nous demanda de ré-
soudre un problème de calcul. C'était un problème simple
sur "les intérêts" mais je n'arrivai pas à trouver la solution.
Je butai sur une simple règle de trois. Monsieur L. allait
d'un élève à l'autre pour vérifier notre travail. Quelques mi-
nutes plus tard, tout le monde avait fini. Il ne restait que
moi : je m’échinais toujours à trouver la solution.
« Y a quelque chose qui ne va pas ? me demanda note
instituteur. »
Je posai mon porte-plume et je fis semblant d'avoirs fini.
Intrigué, le maître s'approcha de ma table. Je glissai subrep-

181
ticement le buvard sur le cahier cachant ainsi mon travail
inachevé. Rien n'y fit, il retourna le cahier vers lui et ôta le
buvard. Ce qu'il y lut ne dut pas le satisfaire.
« Je vous ai toujours appris à dire la vérité et voilà que
mon meilleur élève me ment. Il triche, votre camarade : il
fait semblant d'avoir fini alors qu'il n'en est rien. »
Honteux, je me taisais. J'attendais que l'orage passe.
Mais il était écrit que monsieur L. ne s'arrêterait pas.
« Il se passe quelque chose. Je veux savoir. Qu'as-tu au-
jourd'hui ? Quinze jours de repos ne t'ont pas suffi ? »
Il était en colère. Il devinait que quelque chose n'allait
pas. Il n'était pas fâché du fait que je n'avais pas su résoudre
le problème. Il savait que j'en résoudrais de plus ardus...
Soudain, il se calma. Sa voix se fit plus douce.
« Est-il arrivé quelque chose à un membre de ta
famille ?
- Non, monsieur.
- Alors, bon Dieu, qu'est-ce qui se passe ? Vas-tu parler à
la fin.
- Je ... je ne peux pas vous le dire, monsieur !
- Tu ne ... Ah ! que si que tu vas me le dire. Et sur le
champ.
- Non, monsieur, je ne peux pas.
Il se tourna vers la classe.
- Vous savez, vous, ce qui se passe ?
- ...
- Ah ! Je vois. C'est la conspiration du silence. Il n'y a
que moi, ici, qui ne sait rien.
Il s'adressa alors directement à un élève.
- Toi, tu sais ?
- Oui, monsieur, répondit l'élève.
- A la bonne heure ! Eh bien, toi, tu vas me le dire. Si-
non, tu auras un zéro.

182
La menace fit mouche.
- Monsieur, Slimane dit que ... C'est Slimane qui ra-
conte...
Il s'arrêta et me jeta un coup d'oeil. J'étais terrifié. Il
n'osait plus continuer.
- Que dit Slimane ? Continue !
- Rien...Donnez-moi un zéro, si vous le coulez, mon-
sieur. Je ne peux pas parler.
- D'accord, tu l'auras ton zéro.
Il se dirigea vers son bureau, ouvrit son carnet de notes
et fit mine d'écrire dessus. Vous l'aurez, tous, votre zéro. Il
se tut un instant. Il y eut un silence de mort. Enfin, il dit :
« Slimane ! au tableau !
Slimane se leva, comme à son habitude, tout pénible-
ment et traîna les pieds jusqu'au tableau. Là, il prit un mor-
ceau de craie et écrivit : solution.
- Je ne t'ai pas demandé de passer au tableau pour ça.
Non ! Tu vas me dire, toi, ce qui se passe. Je sais, je sais.
Ce n'est pas le zéro qui te fera parler, tu en as déjà assez, et
un de plus ou de moins..
Quelques rires fusèrent, vite comprimés.
- Taisez-vous ! Ce n'est pas le moment. Alors, Slimane,
tu vas parler ?
- Il a tué le petit garçon de monsieur Laumet, monsieur,
lâcha-t-il.
- Non ! Ce n'est pas vrai ! Je n’ai tué personne…
Le cri était sorti de ma bouche sans que je m'en rendisse
compte.
- Si, je l'ai vu. Il l'a tué avec sa bicyclette, répéta-t-il
avec véhémence.
Monsieur L. se leva brusquement.
- Que dis-tu, petit inconscient ? Viens, approche !
Il saisit Slimane par l'épaule et, doucement, lui dit :

183
- Tu sais qu'on ne lance pas une accusation aussi grave
comme ça ...?
Il se tut un instant ne sachant que dire ni que faire. Sou-
dain, il prit une décision.
- Viens, dit-il à Slimane, tu vas me raconter ça dehors.
Et il l'entraîna vers la porte. Il se retourna vers nous.
- Vous autres, sortez vos livres et faites-moi le problème
qui suit celui que vous venez de terminer. Je suis devant la
porte, menaça-t-il.
Ils sortirent. Curieusement, ce jour-là, les élèves res-
tèrent calmes. Quelques instants plus tard, Monsieur L. pas-
sa la tête par l'entrebâillement de la porte et me demanda de
les rejoindre. Là, il me demanda de lui raconter tout ce qui
s'était passé. J'avais peur : je savais que notre maître était
juste et je me disais qu'il allait me livrer à la police. Je sa-
vais aussi qu'il m'aimait bien mais de là à couvrir un assas-
sin. Il m'écouta jusqu'à la fin.
- Ce ... Cet accident, ça s'est passé quand ?
- Le premier jour des vacances, monsieur, répondis-je.
Un large sourire illumina son visage. Je ne comprenais
pas ce qui arrivait. Il prit Slimane par l'oreille et lui dit :
- J'ai rencontré André plusieurs fois pendant les va-
cances. Je l'ai même vu hier avec sa femme et son enfant au
barrage Sarno. Il pêchait. Alors monsieur Slimane, quand
on porte une accusation pareille, on doit au moins s'assurer
de ce qu'on raconte. On a mis des gens en prison pour
moins que ça...
J'étais soulagé et c'est peu dire. Mon cauchemar était
fini. Je n'avais tué personne. On rentra en classe. Je repris
ma place.
« Ce que vous a raconté Slimane est faux. C'est encore
un de ces mensonges. Le fils de monsieur Laumet est vi-
vant. Je peux vous l'assurer... Quant à toi, dit-il à Slimane,

184
puisque tu t'es proposé pour corriger le problème, reste au
tableau, on t'écoute ...
Quelques minutes plus tard, et alors que la leçon tirait à
sa fin, un doigt se leva.
- Oui, dit monsieur L. ?
- Et mon zéro, monsieur ?
C'était l'élève qui avait refusé de répondre tout à l'heure.
Monsieur L. le regarda, sourit et :
- Tu n'auras pas de zéro, mon petit. Tu auras même un
bon point car il est vilain de colporter des mensonges. »
Sur cette bonne parole, la cloche annonçant la fin de la
matinée sonna et on sortit.
Sur le chemin du retour à la maison, quelques camarades
m'entourèrent. J'étais heureux. Je me sentais léger, si léger
que j'aurais pu voler ce jour-là, si je l'avais voulu. Ce n'est
pas tous les jours qu'on apprend qu'on n'est pas un assassin.
J'étais libre...
Quelques jours plus tard, les événements se précipi-
tèrent. Le 19 mars 1962, un cessez-le-feu fut décrété.
L'école ferma ses portes. Madame "Lomète" et sa famille
quittèrent la ville. On ne les revit plus jamais. Et, trois mois
plus tard, le pays tout entier, lui aussi, prenait son envol
pour une vie nouvelle.

185
186
La fin de la guerre

Quelle année que celle du CM2 !


Une grande joie, je travaillais bien et Monsieur L. disait
que je n’avais rien à craindre quant à mon admission en
classe de sixième. Mais aussi et surtout beaucoup de tris-
tesse. Durant les mois qui suivirent la proclamation du ces-
sez-le-feu du 19 mars 1962, notre école fut épargnée par la
vague d'attentats commis par l'OAS, parce qu'elle était si-
tuée dans un quartier musulman. Monsieur L., notre institu-
teur, fut l'un des rares Français qui continuait à braver la co-
lère des siens en venant chaque jour dispenser à ses élèves
des cours qu'il jugeait encore nécessaires. La plupart des
écoles indigènes de la ville avaient été les cibles d'attentats
racistes. La première bombe placée devant l’école Marceau
fit une quarantaine de blessés, presque tous des écoliers.
Chaque jour qui passait apportait son lot de victimes de tout
âge tandis que sur les murs apparaissaient de nouveaux slo-
gans avec les mots FLN, OAS, les généraux Jouhaud et Sa-
lan.
La ville fut, pendant cette période, coupée en deux : une
partie pour les roumis et l'autre pour les arabes. Plusieurs
familles ont dû tout abandonner pour regagner la partie de
la ville qui leur convenait. Dans notre cité, il était rare de
trouver une maison qui n'abritait deux, trois familles, voire
plus quelquefois. Dans tous les quartiers musulmans, les
gens s'entassaient dans des pièces exiguës dans un formi-
dable élan de solidarité. Bien que notre maison ne fût com-
posée que de deux minuscules pièces, nous reçûmes, nous
aussi, une famille comprenant une veuve et ses deux en-
fants. Leur père était mort depuis quelques années au ma-

187
quis.
A cette époque, tout manquait : on n'avait ni semoule, ni
huile, ni café, ni sucre...Les épiceries, elles-mêmes, avaient
fermé parce qu’il n’y avait plus rien à vendre.
Le soir, les grandes personnes se rassemblaient. Chaque
îlot de maisons, chaque rue avait son responsable. Un
groupe était chargé de la surveillance pendant la nuit et
éventuellement de la riposte à une attaque toujours possible
des terroristes de l’OAS. Les hommes valides, passaient la
nuit sur les toits de leurs maisons, barricadés derrière des
sacs de sable et avec à portée de main des tas de gros
cailloux pour se défendre. Avec des armes dérisoires, gour-
dins, frondes, couteaux et même faucilles ou faux, les "vi-
giles" patrouillaient dans les ruelles de la cité quand ils ne
se réunissaient pas autour d'une pleine "guessaa" – grand
plat en bois ou en fer blanc- de couscous fort épicé et sans
viande. Pris à ce jeu, les enfants tentaient de participer, tout
contents de calmer leur faim avec quelques cuillerées ava-
lées dans le noir et la peur.
Un autre groupe était chargé du ravitaillement. Dès le
coucher du soleil, des hommes munis de sacs, qui à vélo,
qui à pied, sortaient du quartier par petits groupes et pre-
naient la direction des fermes voisines. A leur retour, les
responsables partageaient le butin entre les familles : des lé-
gumes surtout, quelques fruits parfois. Comme plus per-
sonne ne travaillait, on survivait grâce à ces rapines noc-
turnes. Remarquez que cela ne changeait en rien à nos habi-
tudes, ou presque. Seulement, cette fois, ces razzias étaient
beaucoup plus dangereuses : parfois, on attendait vainement
le retour d’un de nos ravitailleurs, jusqu’au matin, et quand
il ne revenait pas, on savait que les assassins de l’OAS
l’avaient tué.
Heureusement l'eau ne manquait pas : vieux puits réou-

188
verts pour la nécessité, fontaines publiques... Une grosse
marmite, des légumes, de l'eau, parfois du sel ou, luxe rare,
quelques boulettes de graisse de mouton épicées, un joli feu
de bois, suffisaient à notre bonheur. On redécouvrit la vertu
de certaines plantes sauvages et autres racines que je ne
saurais nommer. Mais il ne faut pas croire qu'on mangeait à
notre faim. Notre plat quotidien se composait invariable-
ment d’un morceau d’une galette d’orge toute chaude qu’on
aspergeait de quelques gouttes d’huile d’olive. Et, mon
Dieu ! Que de restrictions ! Il nous arrivait souvent d'aller
au lit sans avoir rien mangé de la journée. Ou si peu. Le ca-
fé, le thé, le sucre et même le sel avaient depuis longtemps
déserté nos contrées. Quant au lait et à la viande, on en
avait oublié jusqu’au goût.
Je me souviens surtout d'une nuit terrible. Le quartier fut
bombardé au mortier. Ce fut une panique indescriptible :
une marée humaine déferla sur les maisons épargnées. On
parlait de dizaines de morts, de centaines de blessés. Des
hurlements, des cris de femmes et d'enfants continuèrent de
résonner dans le silence de la nuit bien longtemps après que
le bombardement eut cessé...
Une autre nuit du mois de mai, juste avant l’indépen-
dance, les habitants de la cité ‘‘La fourmi‘’ furent réveillés
vers deux heures du matin par des klaxons, des youyous et
des cris de «vive l’Algérie indépendante» lancés dans un
arabe parfait. Beaucoup de gens accoururent à la grande
place, au milieu du quartier et se mirent à crier, eupho-
riques, « Vive l’Algérie », encouragés par les haut-parleurs
de la voiture. La liesse était à son comble. Les femmes
poussaient des youyous, les enfants réveillés chantaient et
criaient à pleins poumons « vive l’Algérie ». Soudain trois
hommes armés de mitraillettes sortirent de la voiture et se
mirent à tirer sur la foule. Les gens couraient dans tous les

189
sens, se précipitaient dans les ruelles ou vers les maisons les
plus proches. Quelques uns blessés criaient en gémissant de
douleur ou se traînaient vers un endroit plus sûr. D’autres
râlaient dans les ruelles. Il y eut des dizaines de tués et de
blessés. Les habitants de la cité étaient tombés dans un tra-
quenard tendu par les terroristes de l’OAS.
C’est pendant ces jours, que Mokhtar et Bouazza me
proposèrent d’aller piller une de ces jolies maisons aban-
données par les roumis qui avaient pressenti la fin de l’Al-
gérie française. Nous décidâmes de mener notre razzia à
l’heure de la sieste pendant que les grandes personnes dor-
maient.
Nous ne nous aventurâmes pas très loin. La grande et
longue rue que nous appelions ‘‘route d’Oran’’ était déserte.
Pas âme qui vive. Et pour cause, elle constituait en quelque
sorte la frontière entre les deux communautés, une sorte de
no man’s land. Même les soldats des Forces Locales,
troupes créées pour faire respecter le cessez-le-feu,
n’osaient s’y aventurer. Les maisons aux portes cadenassées
et aux volets fermés étaient silencieuses. Notre choix se
porta sur une grande maison dont on pouvait facilement es-
calader le portail. Une fois à l’intérieur, nous nous aper-
çûmes rapidement que d’autres personnes plus téméraires
nous avaient précédés. Les portes internes et les fenêtres
qui donnaient sur la cour étaient défoncées. Partout, dans
toutes les pièces, les armoires et les placards étaient éven-
trés. Plus aucun vêtement, pas le moindre petit morceau de
tissu, tout avait disparu. Dans la cuisine, un grand réfrigéra-
teur, aux formes arrondies, était ouvert quasi vide. Un mor-
ceau de viande et un demi poulet achevaient de pourrir.
Dans les chambres, il n’y avait plus que les sommiers mé-
talliques : les matelas, les oreillers, les couvertures et les
draps avaient disparu. Même les lampes avaient été enle-

190
vées.
Dans le garage, Mokhtar découvrit une grosse caisse en
bois contenant tout un fouillis de câbles, de fiches et de
prises électriques et surtout deux jolis martelets et une pe-
tite boite en carton pleine de minuscules clous enveloppés
dans un chiffon graisseux.
« Regarde, regarde ! » me disait-il, l’air radieux.
J’allais proposer à mes camarades d’aller visiter une
autre maison quand Bouazza sortit la tête par une fenêtre
d’une pièce située au premier étage et cria :
« Dahri, viens vite. Il y a quelque chose pour toi. »
Je me précipitai vers les escaliers et pénétrai en trombe
dans une grande pièce qui avait dû servir de bureau. Et là je
restai un instant les bras ballants, la bouche ouverte, sidéré
devant une espèce de bibliothèque. Les étagères, qui al-
laient du sol jusqu’au plafond, couraient sur deux des murs
de la pièce et croulaient sous des livres. Quelques uns
étaient jetés sur le sol, sans doute par nos prédécesseurs qui
n’y avaient trouvé aucun intérêt. Alors pendant près d’une
demi-heure, je fus pris d’une envie frénétique de tout em-
porter. Je prenais un livre, l’ouvrais, lisais rapidement le
titre ou quelques lignes, et le remettais soigneusement à sa
place à l’étagère ou allais le déposer dans un coin de la
pièce. Au bout d’un moment j’avais un joli tas d’une ving-
taine de livres. Dans ce tas, il y avait un dictionnaire, un
énorme Larousse joliment illustré, et un superbe Atlas. Je
cherchai alors quelque chose qui pouvait m’aider à empor-
ter mon butin. Rien par le moindre carton. Je résolus de les
ficeler avec un câble électrique. Après plusieurs essais in-
fructueux et avoir abandonné, la mort dans l’âme, quelques
livres, j’étais enfin arrivé, avec l’aide de mes amis, à en
faire un joli paquet.
Soudain, le bruit du moteur d’une voiture et le crisse-

191
ment des pneus sur l’asphalte de la rue nous firent sursauter.
On descendit doucement et Mokhtar alla risquer un coup
d’œil à travers le trou de la grosse serrure du portail. Il re-
vint rapidement vers nous et, le doigt sur la bouche, il nous
souffla : «C’est une voiture de l’OAS. Il y trois hommes et
l’un d’eux a une mitraillette, c’est une MAT 44. Ne faisons
pas de bruit et attendons qu’ils partent. » Nous attendîmes
un bon quart d’heure. Mokhtar, qui n’hésitait pas d’aller
aux nouvelles, allait fréquemment jeter des coups d’œil par
le trou de serrure et revenait nous chuchoter quelque chose,
l’air grave. « Ils fument des cigarettes, maintenant. », « ils
sont descendu de la voiture et ils bavardent tranquille-
ment. » et, à la fin, « ils sont remontés, ils vont partir. ». En
effet, le moteur gronda et la voiture démarra. En quelques
secondes, elle avait disparu. Nous décidâmes de rentrer
chez nous avant qu’un autre danger ne se présentât. Mokh-
tar fut le premier à escalader le portail. On lui jeta pardes-
sus le portail notre butin : ses martelets et la boite de petits
clous bien ficelés dans le chiffon graisseux et mon paquet
de livres qui se défit en s’écrasant sur le sol.
« Zut ! Tes livres sont tout éparpillés, s’écria Mokhtar de
derrière le portail. »
Nous escaladâmes le portail à notre tour. Je m’apprêtais
à ramasser mes livres et à refaire mon paquet quand la voi-
ture réapparut au bout de la rue. Les hommes de l’OAS
avaient fait demi-tour.
« Vite, sauvons-nous ! cria Bouazza en s’élançant le pre-
mier.»
Des coups de feu crépitèrent. J’eus le temps de m’empa-
rer d’un livre et à mon tour je m’élançai derrière mes cama-
rades qui couraient comme des dératés. Une cinquantaine
de mètres nous séparaient du pont par lequel on accédait à
Sidi Djilali. Nous arrivâmes en bas du parapet et nous mon-

192
tâmes en flèche sur le haut du pont où nous attendaient une
vieille femme et trois ou quatre hommes. Jamais nous
n’avions escaladé ce parapet aussi rapidement. Vite les
hommes nous saisirent par la main et la vieille nous emme-
na vers la première maison. Là, elle se mit à nous gronder :
«Vous êtes fous d’aller là-bas. Vous ne savez pas que les
gens de l’OAS continuent de garder les maisons des rou-
mis. Et vous avez risqué vos vies pour ça ! » et elle dési-
gnait du doigt le livre que je tenais encore à la main, c’était
l’Atlas, et le morceau de chiffon que tenait Mokhtar. Mal-
gré notre peur, on fut pris d’un fou rire. La vieille femme
était outrée :
« Regardez-moi ces petits insensés, ils rient ! Non
mais…, ouallah c’est vrai… ils rigolent ! »
Quelques instants, la vieille nous congédia avec un « al-
lez, rentrez chez vous, et ne refaites plus jamais ça ! ».
Moins d’un quart d’heure plus tard, nous étions de re-
tour dans notre cité La Fourmi. Sur le chemin du retour,
nous nous promîmes de ne rien dire de notre aventure et
surtout de la renouveler aussitôt que nous en aurions l’occa-
sion. Mes deux camarades disaient qu’ils rendraient volon-
tiers visite à d’autres maisons dans l’éventualité d’en rame-
ner un butin plus important. Moi, je rêvais les yeux ouverts
de ma bibliothèque et de tous ces livres que j’y avais lais-
sés. Je me disais qu’ils m’attendaient et j’échafaudais des
plans pour les ramener tous, chez moi. J’emprunterais sa
charrette à ammi Mellouk et j’irais les chercher tous, s’il le
fallait…
Quelques jours passèrent et aucun de nous n’osait plus
parler d’une autre tentative : notre bravade était passée elle
aussi. Un soir pourtant, Mokhtar qui avait disparu de toute
la journée, vint me dire : «Tu sais, ta bibliothèque, elle a
brûlé. Quelqu’un y a mis le feu et toute une partie de la

193
maison est calcinée aujourd’hui.»
La nouvelle m’attrista. Et sûrement que le crétin qui
avait incendié la maison devait se considérer comme un hé-
ros. En secret, je le maudissais et, pendant des jours et des
jours, je pleurais de rage lorsque je pensais à ce gâchis. A-t-
on idée de brûler une maison qui ne contenait plus que des
livres ?
Plus tard, après le départ des Français, une rumeur se ré-
pandit : certains propriétaires auraient délibérément incen-
dié leurs propres maisons. Des colons auraient mis le feu
aux récoltes et brûlé leurs fermes. On disait qu’ils ne vou-
laient rien laisser après eux qui pût profiter aux arabes.
Dans ma petite tête, je n’arrêtais pas de penser à ce que
m’avaient appris mes maîtres à l’école : le livre est un ami,
c’est même l’ami le plus précieux. Et je me disais que celui
qui possédait tant de livres, qui leur avait réservé une pièce
dans sa maison, ne pouvait que les aimer. Et une personne
qui aimait tant s’entourer de livres ne pouvait les brûler. On
ne brûle pas des amis. Ou alors, c’est que cette personne n’a
rien retenu de ce que les livres lui disaient.

Chaque famille a son martyr

194
Les jours qui suivirent la proclamation de l’indépen-
dance furent des jours inoubliables. Jamais de ma vie, je
n’avais vu une plus grande joie, une plus grande liesse. Et
plus jamais je n’en verrai après. Tout un peuple courait les
rues criant « Tahia El Jazaïr ! » - vive l’Algérie -. Aggluti-
nés sur des bennes de camions, sur des remorques tirées par
des tracteurs, sur des charrettes ou entassés dans des voi-
tures qui sillonnaient la ville, ou massés le long des trot-
toirs, ou battant les rues, les hommes, les femmes, les en-
fants s’époumonaient pendant des jours à hurler cette petite
phrase. On découvrit de nouveaux mots comme chahid
-martyr- et fidaï. Partout on chantait, on riait, on s’embras-
sait, on se congratulait, on se donnait des tapes dans le dos.
Partout des rondes de liesse, partout des feux de joie. Et les
sourires illuminaient les visages rayonnant de bonheur. A
chaque coin de rue, sur toutes les places des quartiers des
villes, sur celles des villages, dans les plus petits hameaux,
des haut-parleurs diffusaient des chants patriotiques que
nous reprenions à pleins poumons. Nos maquisards descen-
dus du djebel se pavanaient dans les rues. Sur les toits des
maisons et aux frontons des édifices publics flottait un nou-
veau drapeau : celui de l’Algérie, enfin libre.
Le pays tout entier était beau et je finis enfin par éluci-
der une des plus grandes énigmes de mon enfance : ce pays
nous appartenait, les intrus ce n’était plus nous les arabes,
c’était les roumis. Finis les meurtrissures, fini le sang qui
coulait à flot, finis les coups de feu, finies les explosions, fi-
nis les encerclements et les rafles, finis les barbelés autour
de nos villages et de nos douars, finis les interdits, finies les
ratonnades et les injustices. Beaucoup de gens croyaient

195
naïvement que leur vie allait changer du jour au lendemain.
J’en faisais partie. Notre amour pour le pays était tel que
nous nous sentions prêts à tout pour le voir sortir encore
plus grand de cette terrible épreuve : cent trente-deux ans
de colonisation achevés par une des plus sanglantes guerres
d’indépendance. On se disait qu’on allait travailler dure-
ment, ce n’était d’ailleurs pas le travail qui risquait de man-
quer, et qu’enfin la justice allait régner. Le pays tout entier
était en ce mois de juillet une promesse. Une immense et
belle promesse.
Au quatrième jour de ces réjouissances, un drame allait
me faire sortir définitivement de l’enfance.
Il devait être près de midi. Bouazza et moi, exténués et
presque aphones, nous avions décidé de rentrer chez nous
pour nous reposer un peu. Cela faisait trois jours que, de
l’aube jusqu’au soir, nous courrions les rues de la ville à
crier notre joie parmi ces foules bigarrées. Arrivés sur la
route d’Oran, nous fûmes invités, ainsi que tous les pas-
sants, à déjeuner. C’était devenu en quelques jours une pra-
tique courante que d’offrir à manger aux gens qui passaient.
Aussitôt de grandes assiettes pleines de couscous sortirent
comme par enchantement des maisons voisines. Nous nous
assîmes sur le sol et nous nous mîmes à manger de bon ap-
pétit. Quelques personnes dansaient au milieu de la rue.
Ceux qui avaient fini de manger, les rejoignaient et bientôt
la circulation était bouchée par une foule de joyeux ri-
pailleurs. Mais qui s’en souciait en ces moments de joie !
Précédé d’un concert de klaxon, un camion de soldats
arriva. On obligea à descendre tous ses occupants malgré
toutes les tentatives de refus de leur chef. Ils furent eux aus-
si invités à déguster du couscous. Un quart d’heure plus
tard, et les jeunes soldats dansaient avec la foule au milieu
de la rue. Quelques uns sortirent leurs armes et commen-

196
cèrent à tirer en l’air. Tout à coup un enfant de deux à trois
ans s’affala sur l’asphalte de la chaussée. Une balle perdue
lui avait transpercé la poitrine. Des cris fusèrent puis sou-
dain le silence. Un silence effroyable. L’enfant était mort,
tué sur le coup, en pleine fête. Nous étions toujours debout,
figés, incapables du moindre mouvement quand une jeune
femme, sans aucun voile sur la tête, sortit d’une des mai-
sons, fendit la foule jusqu’au corps de l’enfant, le prit dans
ses bras et, se relevant de toute sa hauteur, poussa un you-
you qui déchira le silence. Aussitôt d’autres you-yous lui
répondirent. La rue toute entière ne résonnait que de ces
cris stridents poussés par toutes les femmes présentes. Et il
me semblait que toute la ville était devenue un énorme, un
gigantesque, un effroyable you-you. La jeune femme tenait
toujours le corps de l’enfant inerte sur sa poitrine quand un
jeune homme, sans doute son mari, la rejoignit et l’enlaça
devant la foule médusée. Ensemble, ainsi enlacés, ils firent
quelques pas puis soudain l’homme lui arracha l’enfant et le
porta à bout de bras. Il se mit calmement et distinctement à
crier :
« Nous aussi, nous avons un martyr dans la famille.
Merci mon Dieu, ma famille a aussi son martyr.»
Et à ce cri, la foule sortie de sa torpeur, répondit par un
immense : « Allah Akbar ! Que Dieu soit loué ! Gloire à
nos martyrs ! »
L’homme pleurait maintenant. Il tomba à genoux et tout
son corps étai secoué de sanglots. Sa jeune femme vint dou-
cement mais fermement le remettre debout. Ils se dirigèrent
vers la porte d’où elle était sortie et ils furent happés par
d’autres femmes qui les attendaient devant la maison…
J’ai longtemps porté ce drame au plus profond de mon
être. Et jusqu’à aujourd’hui, je n’en avais jamais fait part à
quiconque. Je l’ai porté comme on porte une tare secrète.

197
J’avais éprouvé comme un malaise devant un tel spectacle.
Il me semblait déjà que la noblesse de ces cris d’amour
poussés par une femme blessée dans sa chair portait en elle
les germes d’un malentendu qui allait fausser l’avenir de ce
pays. Ces youyous ouvraient une brèche dans laquelle al-
laient s’engouffrer des nuées d’opportunistes. La phrase
« mon père est mort pour la libération de ce pays. » ou
« mon frère… » ou « mon fils… » allait prendre progressi-
vement et insidieusement un seul sens : seules les familles
qui comptaient un martyr parmi leurs membres pouvaient
prétendre à tous les droits. L’avenir allait confirmer cette
prémonition.
Je n’avais pas encore douze ans et je sentais confusé-
ment que ce beau rêve de bâtir un pays neuf allait se lézar-
der. C’est que les adultes oublient rapidement leurs rêves
comme ils oublient qu’ils ont été des enfants.

L’explosion de joie du 5 juillet 1962

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Epilogue : le professeur de musique

En classe de sixième, notre professeur de musique était


si maigre et si petit que, lorsqu'il se mettait au piano, on ne
voyait plus que le sommet de son crâne. Il portait une petite
moustache qui le faisait ressembler à Hitler, disaient les
mauvaises langues. Moi, je trouvais plutôt qu'il ressemblait
à Charlie Chaplin d'autant plus qu'il flottait dans son cos-
tume gris. Mais c'était un homme de cœur, un homme admi-
rable de bonté. Il aimait ce qu'il faisait et adorait ses élèves.
Du haut de son un mètre soixante, c'était un grand homme.
Aujourd'hui, je peux affirmer que c'est grâce à ce professeur
et à monsieur L., mon instituteur, que j'avais décidé, dès cet
âge, d'être un jour un enseignant. Je n'ai jamais eu à le re-
gretter...
Quelques jours après la première rentrée scolaire de
l’Algérie indépendante, et alors qu'on attendait depuis
quelques minutes l'ouverture des portes du lycée, il se mit à
pleuvoir. Rapidement nous fûmes trempés. Je portais en
tout et pour tout une chemise, un pantalon rapiécé aux ge-
noux, une blouse d'écolier et aux pieds, sans chaussettes,
des espadrilles de toile. Comme les semelles étaient
trouées, un "splaschsplasch" accompagnait chacun de mes
pas. On ouvrit les portes et nous entrâmes. Nous nous diri-
geâmes vers notre salle. Ce matin-là, on avait musique.
Nous nous mîmes en rang devant la porte de la salle de mu-
sique et attendîmes notre professeur. je tremblais de froid
de tout mon corps et j'avais hâte de retrouver la chaleur du
poêle dans la classe. Les gouttes d'eau qui tombaient de mes
vêtements avaient formé une petite flaque sous mes pieds.
Le professeur arriva. En passant près de moi, il s'arrêta. Il

199
me regarda longuement puis nous ordonna de pénétrer en
classe. Sans dire un mot, il se mit à écrire au tableau le texte
d'une chanson de Guy Béart dont je me souviens encore du
premier couplet qui disait :
" Ma petite est comme l'eau,
Elle est comme l'eau vive.
Elle court comme un ruisseau
Que les enfants poursuivent.
Courez ! Courez !
Aussi vite que vous le pouvez !
Jamais ! Jamais !
Vous ne la rattraperez ! ...’’
Il nous demanda ensuite de recopier le texte. Nous sor-
tîmes nos cahiers et après avoir frotté nos mains l'une
contre l'autre et soufflé sur nos doigts, nous nous mîmes au
travail. Je tenais difficilement mon stylo : mes doigts étaient
engourdis. Notre professeur circulait dans les rangs. Arrivé
à ma table, il s'arrêta puis subitement s'assit à côté de moi.
Il commença à me parler :
« Comment t'appelles-tu ? » me demanda-t-il.
Je lui répondis. Je n'étais pas étonné qu'il ne se souvînt
plus de mon nom, car souvent c'était la première question
qu'il posait à l'élève qu'il interrogeait. Il faut dire aussi qu'il
ne nous voyait qu'une fois par semaine : il était l'unique
professeur de musique de toutes les classes du premier
cycle, de la sixième à la troisième. Il ajouta :
« Que fais ton père ?
- Journalier, monsieur, quand il trouve du travail, crus-je
bon d'ajouter.
- Où habites-tu ?
- A Sidi Yacine, dans les carrières, sur l’autre versant du
Mamelon.
A cette époque, on habitait dans un bidonville appelé

200
"Les carrières Berraguas" où s'entassait une centaine de fa-
milles. Père avait vendu notre belle maison de la cité La
Fourmi : il s’était encore une fois fâché avec ses frères… Il
nous acheta un taudis dans les anciennes carrières et se
paya quelques cuites avec le reste de l’argent. Le bidonville
était situé dans une ancienne carrière, d’où son nom.
- Tu as un grand frère ou quelqu'un d'autre qui travaille
dans ta famille ? ...
- Non monsieur. Je suis l'aîné de mes parents. J'ai une
sœur. Elle va à l'école, elle aussi. »
Il se tut. Je fis de même et j'essayai, tant bien que mal,
de m'appliquer à recopier la chanson. Alors, il me prit le
stylo, tira vers lui mon cahier et se mit à écrire le texte. Ra-
pidement, il avait fini.
« Vous finissez à quelle heure ce matin ?
- A onze heures, monsieur.
- Bien, c’est bien ça, attends-moi devant le grand portail,
tout à l'heure, lorsque vous aurez fini. »
Puis il se leva. Mes camarades avaient fini de recopier la
chanson. Tout occupés à leur travail, ils n'avaient pas re-
marqué ce qui s'était passé. Le reste de la séance nous le
passâmes à apprendre à chanter le texte. Bientôt la classe fi-
nit et nous sortîmes rejoindre une autre salle. Je ne me sou-
viens plus de ce qu'on avait fait entre neuf et onze heures.
J'étais intrigué et je n'arrêtais pas de réfléchir à ce que le
professeur de musique m'avait dit...
A onze heures et quelques minutes, j'étais devant le por-
tail. Il arriva rapidement. Le ciel s’était éclairci et il ne
pleuvait plus. Il commençait même à faire un peu chaud, ou
peut-être étais-je si intimidé que je ressentis une bouffée de
chaleur m'envahir.
« Viens, me dit-il, suis-moi. »
Puis il se mit à me parler en arabe, sans doute pour me

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mettre à l'aise. Il avait un joli accent tlemcénien et une voix
si fluette et si aigue que je dus me retourner et le dévisager
pour m'assurer que c'était toujours mon professeur de mu-
sique. Il me parla de lui, de sa famille, et me posa des tas de
questions sur la mienne aussi.
Bientôt, nous arrivâmes chez un commerçant de vête-
ments. Il le salua et s'approcha de lui. Il lui dit tout bas
quelques mots à l'oreille. Le commerçant me regarda puis
répondit qu'il allait s'en occuper. Il prit une grande feuille
de papier qu'il arracha d'un immense rouleau et qu'il déposa
sur le comptoir. Ensuite, il commença à poser dessus des
vêtements : un manteau, une chemise, un gros chandail de
laine, une veste, deux pantalons identiques et même deux
paires de grosses chaussettes. Il emballa le tout et ficela le
paquet qu'il remit au professeur. Celui-ci paya et nous
prîmes congé. On sortit et on se dirigea vers une autre bou-
tique, de chaussures celle-là. Là je compris que les vête-
ments m'étaient destinés parce que le commerçant, un jeune
homme encore imberbe, s'enquit de ma pointure. J'étais
confus : je voulus refuser. D'ailleurs, à l'époque, je n'aurais
su lui répondre et je ne savais pas que les souliers avaient
des numéros. Avec mon père, c'était différent : un bout de
ficelle faisait l'affaire... On me fit donc essayer plusieurs
chaussures. Le professeur paya deux paires : des souliers
que j'ai portés, par la suite, pendant presque deux ans, jus-
qu'à usure complète, et des espadrilles bleues.
« Pour le sport et pour jouer au ballon, me dit-il. »
J'étais content et c'est peu dire. J'étais submergé par tant
de bonté. Puis le professeur me dit :
« Tiens, prends ça. C'est à toi. Ne dis surtout pas à tes
camarades que c'est moi...hein, tu ne diras rien. »
Il se tut puis mit la main la poche et en sortit quelques
pièces de monnaie qu'il me glissa dans la main. Ensuite, il

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me quitta et disparut rapidement dans la foule. Je ne l'avais
même pas remercié...
A mon retour à la maison, la joie fut indescriptible. Au-
jourd'hui, encore je m'en souviens...
J'ai oublié ton nom, peut-être même que tu ne t'es jamais
présenté à nous, mais je peux t'assurer cher professeur que
je n'ai jamais oublié le couplet de cette chanson. Je le
chante souvent à mes enfants en leur racontant cette his-
toire. Je leur dis : « mes enfants, mon petit professeur était
un grand homme ! Voilà ce qu'il nous a appris :
" Ma petite est comme l’eau.
Elle est comme l'eau vive..." »
Aujourd'hui, si mon cœur déborde d'amour et si mon
seul souhait est de voir, un jour, le monde soulagé de ses
peines, c'est un peu grâce à toi... et grâce aussi à tous mes
maîtres d’école, sans distinction.

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