Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Annie Urbanik-Rizk
Professeur honoraire en classe préparatoire à l’ENS de Lyon
( Académie de Créteil )
Associer ces deux termes, humour et poésie est presque un trait d’esprit, dans la mesure où la
gravité du lyrisme, le sérieux des jeux linguistiques vont mal de pair avec cette forme de sourire, à
mi-chemin entre la connivence et la dérision— qui plus est dans l’œuvre de Boris Gamaleya, où
l’on passe d’une épopée lyrique Vali pour une reine morte à Terrain Letchi ou Piton Gora, recueil
intime et feutré de l’enfance aux accents cosmiques. Le chant poétique d’un homme profondément
meurtri en résonance avec son île et avec l’Histoire recèle néanmoins dans les replis d’un
imaginaire luxuriant la pépite de l’humour.
Chez Boris Gamaleya, l’humour n’est pas un accident du discours, une distorsion momentanée de
la parole et de l’affect ni un jeu de langage provocateur ou divertissant. Il est tout le contraire d’une
pose visant à susciter le sourire ou le rire quand devrait l’emporter l’évidence décourageante de
l’injustice ou la pesanteur de la mélancolie. Il procède d’un renversement radical, qui détermine le
poème à sa source, il est posture existentielle authentique, expression renversée d’une blessure
autant personnelle que collective, et subtile relation à son public. L’humour de Boris Gamaleya
touche même au sublime lorsque, aggravant le propos tout en l’allégeant, il possède une dimension
cosmique.
Politesse du désespoir, selon la formule proverbiale reprise par maints artistes, l’humour, presque
impossible à définir, côtoie un certain nombre de catégories du comique. On se contentera de
suggérer à partir de passages exemplaires comment l’humour chez Boris Gamaleya est somme toute
inséparable d’un art poétique fait de discordance, de disjonction, d’éruption souvent qualifiée à juste
titre de volcanique.
Façon d’« être-au-monde », le regard humoristique du poète Boris Gamaleya suit bien évidemment
le devenir d’un existence multiple et d’une écriture en mouvement. Sa « quête zigzagante » ii rétive à
toute pensée systématique selon la belle expression de Dominique Ranaivoson métamorphose les
procédés, les effets et le sens de l’humour à travers les années. L’itinéraire de l’œuvre qui passe de la
revendication identitaire magnifiée en mythe à une polyphonie cosmopoïétique transforme également
les formes-sens de l’humour.
D’abord expression de la révolte, il devient dans la maturité travail sur le langage, voyage entre
les langues dont l’opacité peut déconcerter le lecteur mais qui par la grâce du calembour, des mots-
valises, des syllepses ou de la dissémination phonétique le réenchante dans sa concrétude. Les mots-
i
ii
D. RANAIVOSON, « de la fragmentation à l’unité, la quête indianocéanique de Boris Gamaleya » in « Les polyphonies de
l’extrême » Actes du colloque de Nice des 25 et 26 novembre 2004, Saint-Maur-des-fossés, éditions SEPIA, 2011, p. 29.
gonis, enfermés dans la toile de jute éclatent alors comme les paroles dégelées de Rabelais (dans le
Quart Livreiii) crépitant, claquant, sonnant… cocoriquant. Purs phonèmes, ils n’en finissant
néanmoins pas de dire le monde dans ses variations, sa multiplicité, son chatoiement. C’est
pourquoi, de révolte politique, l’humour devient révolte poétique ou linguistique— il faudrait plutôt
dire « contre-révolution poétique » iv pour reprendre la beau clin d’oeil de Boris Gamaleya au
Breton du Premier Manifeste du surréalisme de 1924v — et qui affirme la liberté du poète facétieux,
en oiseau échappé de la cage.
Constatons que les méthodes canoniques d’analyse de l’humour sont insuffisamment opérantes à
propos de Boris Gamaleya, dans la mesure où l’humour dans toute l’œuvre procède d’une posture
métaphysique originale. Ainsi ni la psychanalyse qui s’attache à la singularité d’un psychisme, ni la
linguistique qui décrit la marelle structurée des procédés, ni l’ethno-sociologie qui peut étudier
l’humour relatif à un groupe ne peuvent suffire à rendre le sel des mots d’esprit de cette œuvre
exubérante. Nous tenterons simplement de suivre quelques jalons d’un itinéraire en essayant d’être
à l’écoute des mots.
Malgré le caractère tragique de ce que le poète exprime dans sa première œuvre fondatrice Vali
pour une reine morte, une sorte d’allégresse de la révolte se manifeste dans cette épopée lyrique.
L’énergie que nécessitent le marronnage, la libération de l’esclavage, et en ce qui concerne le poète,
les combats destinés à mettre fin à l’exil politique en métropole, cette énergie se manifeste dans
une poétique du cri et du renversement. Les cris de liberté de l’esclave Cimendef font écho à ceux
de Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal qui commence ainsi : « Au bout du petit matin.Va-
t-en, […] gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de
l’espérance.»vi La formule d’André Breton à propos de Césaire pourrait s’appliquer à Boris
Gamaleya. « sa parole, belle comme l’oxygène naissant. ». Il s’agit bien de fonder un nouveau
monde et de renverser le précédent. C’est pourquoi la subversion passe par l’inversion humoristique
et le renversement burlesque. Le dialogue qui oppose Mussard et Cimendef en est l’exemple. D’un
côté le ton du maître est fait d’insultes grotesques, de l’autre Cimendef s’exprime en lyrique. Le
renversement burlesque est cri de révolte. Le burlesque peut être assimilé à l’humour, dans son
fonctionnement.
Comme le rappelle Freud, « L’humour consiste en un déplacement, qui contourne les obstacles,
qui contredit les situations épineuses en vue de substituer au déplaisir ou à l’irritation, [...] la
jouissance reconquise sur l’adversité. »vii Ruse du psychisme, en relation avec l’inconscient, elle est
chez le poète une façon de braver le tragique en le retournant et par cette inversion même une
provocation libératrice.
Dans la formule « saint bourbon à l’envers mascareigne à l’endroit », on peut lire une expression
shakespearienne, où l’on entend les sorcières de Macbeth dire que la Nature est sortie de ses gonds.
Ici, c’est l’Histoire qui inverse l’ordre des choses et venir à bout de l’esclavage, c’est remettre les
choses à l’endroit.
La noblesse du style de l’esclave et la bassesse de celui du maître apparaissent dans les vers
suivants :
Le maître :
descends bibi du diable aède d’eau sucrée
babacoute promis aux martins des letchis
ta cabosse à rouler en la bouse du maître
Cimendef
[…] je suis là pour pleurer haute larme de l’homme ( lyrique)
et pour dire ta langue histrion baille à fiente ( imitation du grotesque)
de mère cal en rut et d’ombline au mouroir »viii
En 1983, dans Le Volcan à l’envers, le procédé du renversement pour effacer le tragique est
poussé à son comble. A travers l’histoire de Mme Desbassyns, la légende qui magnifie l’Histoire est
une théologie laïque du salut. L’âme de la propriétaire cruelle est condamnée à expier ses crimes au
volcan de la Fournaise. Mais elle y trouvera sa rédemption. Cette logique du renversement se fonde
sur le socle burlesque de Vali et devient promesse d’un rachat d’ordre mystique dans Le Volcan. Mi-
sublime-mi burlesque, la pièce est reprise dans l’oratorio de 1998 qui se mêle au maloya, la danse
des esclaves et qualifié de « maloya de la dérision », l’époque de la fin de l’apartheid en Afrique du
sud et des commissions justice et réconciliation.
Retenons une expression « formidiable » qui non seulement révèle le retournement du bon dieu en
diable, mais montre le rôle quasi alchimique du diable dont le poète, à la manière de Césaire est
l’athanor.
Dans Vali, l’incantation lyrique qui célèbre l’île blessée emprunte la forme liturgique du salve
regina, prière à la Vierge. Le poète transforme ce salut à Marie, en salut à l’île-reine sur le mode
parodique. S’y mêle une ironie de décalage due à la confusion des registres religieux et politico-
lyrique. Cimendef, s’adressant à son amante Rahariane, prononce une litanie à l’île-mère et reine en
ces termes :
je te salue Marie
soit cafre ambroisie à mes safres verrats
et ta sainte famille
viii
B. GAMALEYA, Vali, p.19.
oreilles tangatis cadoques à mes doigts
l’ecce homo béni
table de frère louis y a bon quiloa
celui qui l’a occis
épaule mohély lys en fête du roy
c’est le nègre maudit
chabouc de profondis fesse de mazoumba
ô peccata mundi
piton tambi lonlair glace pilon lonla
je te salue marie
et bloc agnus dei et black et cetera ix
Il s’agit ici d’une parodie de prière, plus exactement d’une litanie. Dans la tradition chrétienne, ce
type de prière vocale est caractérisé par la répétition psalmodiée de demandes d’intercession à la
Vierge. La liturgie d’actions de grâce et de célébration est ici détournée.
Un deuxième niveau de parodie se lit dans l’origine grecque de la litanie et sa reprise au Moyen-
âge (en alexandrins et hexasyllabes) en chant royal ou en lai chez Rutebeuf, Eustache Deschamps
ou Jean Meschinot. Comme toute parodie, elle garde la forme tout en altérant le contenu. La litanie
grecque, comme ici est de forme dialoguée, soit chantée, soit parlée en une série parfois longue de
courtes invocations auxquelles il est répondu par une même formule de demande ou de louange.
On remarque ainsi une parodie à deux niveaux. Blasphématoire en ce qu’elle détourne la sacralité
religieuse pour un motif autre, elle est aussi littéraire car elle détourne de façon burlesque un genre
noble et historique. Le bas corporel rabelaisien (« fesse de mazoumba »), le grotesque pictural, la
complaisance pour la laideur en sont quelques traits.
Cette prière parodique de Boris mériterait de faire partie de l’ouvroir de litanie potentielle à la
Roubaud. La formule «Y a bon quiloa » mise pour « y a bon banania » est particulièrement
parlante. Le slogan publicitaire de l’entre-deux guerres, symbole du paternalisme occidental et du
racisme est ici transformée en éloge car Quiloa est une ville ancienne d’Afrique orientale.
Au fil des textes, l’ironie s’exerce aussi bien à l’encontre des injustices que subissent les damnés
de la terre que vis-à-vis des dogmatismes politiques. Ainsi, après son désengagement du parti
communiste, Boris dit avec humour que la Réunion ne peut pas être communiste, dans L’île du
Tsarévitch :
Que voulez-vous que ça lui fasse à cette île, les valeurs d’une Russie infinie ? Ce serait complètement
marteau ! Hé, je n’ai pas prononcé le mot de faucille… !x
Cimandef
ix
B. GAMALEYA, Ibid. p. 5.
B. GAMALEYA, L’île du tsarévitch, p. 225.
x
B. GAMALEYA,Vali, p. 24.
xi
Le défi, le cri de colère, la rage à l’encontre du persécuteur dénoncent l’imposture du pouvoir du
maître en terme de petitesse.
Dans Vali, la dérision peut devenir auto-dérision. L’image christique que l’esclave offre de lui est
une reprise du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
Un christ noir
la sagaie entre les dents
cingler la face malouine du ci-devant bourbon
rahariane
vali pour que je meure
vali pour que je naisse xiii
Il s’agit bien sûr, du détournement plaisant de l’image du communiste au couteau entre les
dents.Une révolution s’annonce qui fera renaître l’île. Révolution qui consiste aussi à détourner la
langue de l’oppresseur, du colon, et tout simplement à s’amuser du langage pour le subvertir.
Une superposition des luttes historiques est donc perceptible à travers ces éléments disséminés, et
bien que ce ne soit aucunement explicite dans Vali, Boris Gamaleya a bien en tête les problèmes
d’une réunion départementalisée.
Dans le Fanjan des pensées en 1987, dans « îles éparses », à propos des preuves de l’existence de
Dieu, on retrouve ce superbe jeu de mots « il développe un DOM Deo Optimo Maximo.xivLe statut
de département d’Outremer est promu ironiquement au rang du divin. Le jeu de mot a encore sa
fonction politique de révolte.
Deux vers de Piton la nuit que l’on pourrait prendre pour de l’écriture automatique parmi de
nombreux autres méritent une attention particulière : « Debussy cultive l’ananas en chambre »
« Une souris dans le piano » et « l’esbroufant permafrost/fait ronfler ses moulins blancs »xv
L’incompréhensible, l’hermétique et le clos qui émanent de l’œuvre sont-ils une distanciation
formelle avec le réel , à la manière de Mallarmé ou une exacerbation de techniques surréalistes?
Jouer avec les mots, produire des associations surprenantes, mêler les langues et les registres, tout
cela consiste à user du langage en le faisant flotter à l’écart du réel. Jamais entièrement descriptif,
narratif ou historique, ni même évocateur d’un paysage mental, le poème est chez Boris Gamaleya,
d’abord une polyglossie singulière. Toutes les parlures, les langues, les néologismes y sont associés
par juxtaposition et forment une « langue caméléonesque »xvi, susceptible de métamorphoses, dans
laquelle les couleurs se superposent et où le vocable trébuche, bégaie. Le mot d’esprit éclate alors
B. GAMALEYA, Ibid. p. 6.
xiii
xiv
B. GAMALEYA, Fanjan des pensées, p. 14.
B. GAMALEYA,Terrain Letchi, p.58.
xv
du magma de la pensée, communiquant, presque au sens baudelairien, cette fusée inconsciente, au
lecteur, ravi de cette interruption/ éruption/disruption.
Plutôt que d’en énumérer les très nombreux procédés formels, essayons de voir, au lieu de s’en
tenir au triomphe de la forme, comment cet hermétisme, né du sentiment d’absurdité parle à
l’auditeur ou au lecteur,—le comique résidant alors dans le non-sens à la manière de Lewis Carroll
—. Loin de refuser la communion poétique, que pourrait suggérer le lyrisme, l’humour assure une
liaison, qui commence par le jeu de mot et parle à l’inconscient. Poétique de l’interlocution, de
l’adresse, du son musical produit pour charmer, l’hermétisme est paradoxalement alors une autre
forme d’orphisme. Comme Orphée, le poète charme les bêtes sauvages que nous sommes, non par
la grâce de l’harmonie sonore mais par l’étrangeté d’une cacophonie, faisant nouvelle harmonie.
Comme le précise Bernard Hoareau à qui est dédicacé Piton la Nuit, « Gamaleya renoue avec
l’esprit nouveau, un lyrisme sans romantisme ni éloquence, déshamlétisé, dirait Max Jacob, qui
retourne le quotidien comme un gant, démultiplie le langage afin de mieux faire frissonner
l’inconscient. ». xviiIl s’agit ici d’un inconscient partagé.
Parmi les procédés de ce kaléidoscope de trouvailles, la fantaisie de l’exercice articulatoire, pure
sonorité jubilatoire, citons quelque chaussette de l’archiduchesse créole .Il s’agit de Didon, reine de
Carthage
:
[…] la jupe de Bertha qui demande où est Barthes…
ou Didon dîne encore- il n’est d’île qui tienne
du dos d’un gros diodon comme un rhododindon.xviii
Ou bien encore :
Dans Terrain Letchi, style télégraphique, affirme la certitude d’un avenir radieux, l’évidence
jubilatoire de l’enfance. « conque vivra/foi subsiste/enfant content. » xx
Sans faire le pari symboliste qui engage une sorte de préciosité du langage, où le mot est cet
« aboli bibelot d’inanité sonore » au miroitement cristallin, Boris Gamaleya tout en exerçant une
apparente jouissance du matériau sonore cache un profond désenchantement sur le pouvoir des
mots. « Une langue n’est là que pour nous dire avec parcimonie » xxi . L’hermétisme du poète n’est
donc ni pur amuissement du sens ni virtuosité formelle mais une quête de gratuité innovante, plus
vraie que la réalité et au fond de laquelle le sens se communique sous un autre régime que celui de
l’arbitraire du signe, le régime du clin d’oeil humoristique. Le signifiant est rendu à son autonomie,
sans se projeter sur le référent-monde. Et cette totale fantaisie jubilatoire fait songer à la fatrasie
rabelaisienne, aux listes de mots qui se déclinent et se savourent pour eux-mêmes. Il faut rire des
mots, ou sourire avec les mots dans une liberté totale. Pures sonorités, les phonèmes sont musique
jubilatoire.
Le poète, comme le fait le petit Poucet avec ses cailloux, sème ses idées çà et là et emploie pour
nous éclairer un terme, le charivari. Ses poèmes sont à la pointe d’une modernité extrême tout en
étant héritiers des charivaris médiévaux.
Ailleurs, dans Piton la nuit dans un méli-mélo absurde et comique, le poète revendique sa
délinquance verbale rimbaldienne :
Le jour entame sa lessive/ mais que vois-je ?d’affreux jojo mènent nos mots à la baguette
Carmina Burana/ (ce coq là me brocarde), pantomime d’Harakirixxii
Un exemple de fatrasie, qui associe des références savantes, un lexique mallarméen au ton
humoristique du dialogue familier, est celui du poème « Derrière la cuisine une lune de cirque ». La
voix poétique y est nettement burlesque :
iii
F. RABELAIS, Quart livre, Paris, éditions Gallimard, Folio classique, 1998.
iv
B. GAMALEYA, L’île du Tsarévitch, Saint-André, Océans éditions, 1997, p.56.
v
A. BRETON, Manifestes du surréalismes, Paris, Gallimard, Folio essais, 1985.
vi
A. CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, p.7.
vii
S. FREUD, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient,Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 400 et
407.
B. GAMALEYA, Ibid. p. 15 et 16.
xii
xvii
B. HOAREAU, Préface à Piton la Nuit, p. 7.
xxii
B. GAMALEYA, Piton la nuit, p. 34.
Un autre calembour nous ramène au sens : « Ile temple/ contretemps minuscule/du peuple des
vents/ dans les évis danse » xxv
La transparence de l’évidence, ici suggérée à travers la saveur du fruit, la prune de Cythère, l’évi
et la dynamique rythmique de la danse déjoue tout intellectualisme ou appartenance à une école
formaliste. Le jeu avec le langage, tout sonore qu’il est de prime abord n’exclut pas une possibilité
de sens. Observons ainsi un exemple extrait de Piton la Nuit :
Kali putain
capitalisme
Marthe dans la fosse
Communisme xxvi
Si l’inconscient est assurément tenu en éveil ici, une symbolisation permet d’en dégager un sens.
La contrepétrie qui associe le capitalisme à la déesse indienne de la destruction et de la création,
Kali, fait naître l’étrangeté du mot d’esprit. Cependant, en opposant le commerce honteux à l’espoir
de temps nouveaux— Marthe, de Béthanie étant sœur de Lazare— voici un hermétisme qui a
l’efficacité de la satire.
Par endroits, le chant poétique fait songer à la poésie orphique de l’Apollinaire d’Alcools, aux «
fées aux cheveux verts qui incantent l’été » de « Nuit rhénane »xxvii« Dans Terrain Letchi « et le
couchant...chant… s’encantamare »xxviii fait écho à l’unique vers du poème « Chantre » d’Alcools «
Et l’unique cordeau des trompettes marines. »xxix
xxvii
G. APOLLINAIRE, Alcools, Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 2011, p. 94.
B. GAMALEYA, Terrain Letchi, p. 39.
xxviii
xxix
G. APOLLINAIRE, Alcools, Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 2011, p. 36.
xxx
B. GAMALEYA, Terrain Letchi, p. 34.
B. GAMALEYA, Ibid., p. 34.
xxxi
²
Ce souffle claudélien, rythme physiologique de la respiration, s’interrompt en un chuchotement,
un amuissement. Est-ce un procédé proche du génie de la langue créole ?Ces choix poétiques ne
sont-ils pas une manière de recréer une poétique réunionnaise authentique? Une défense et
illustration de la créolité ?
Collages surréalistes ou oulipiens, parodies de genres anciens, tout ce patchwork anticonformiste
n’a qu’une fonction : par le sourire, la célébration du réel, créole en particulier.
La poésie part souvent de la proximité immédiate, de la vie de famille. Le poème « Une souris
dans le piano » renvoie à un épisode réel de la vie de la famille Gamaleya qui s’est passé en 1968
—le hamster s’étant échappé de sa cage, a trouvé refuge dans le piano, au risque de se faire écraser.
Quelques vingt cinq ans plus tard, l’épisode est revenu à la mémoire du poète. Malgré l’étrangeté
humoristique du titre, le poème magnifie la réalité. Il suit la même démarche que Michaux qui, dans
Mes Propriétés évoque un chameau déambulant dans la ville d’Honfleur xxxiii.
Si ma montagne t’accouche le jeu vaut la chandelle ? Chandelle… Tu as dit chandelle ? Moi, je dis chant
d’elle… chant de l’heure—chant de lui… dont je me délie...[…] Ouf ! Toujours là ! Fille de garce![…] Elle
en est à pinocher les enclumes et les marteaux. Bientôt les feutres...Bientôt mes neurones... xxxiv
L’humour transfigure le quotidien, en une sorte d’épiphanie, qui révèle l’infini à partir de
l’infinitésimal. Dans Piton la nuit ce terme apparaît dans un vers de « Tes yeux de clé perdue des
avatars », « Épi-fané» devient « épiphanie ».
Ce quotidien, c’est souvent l’univers créole, les êtres et les choses, les plantes, les animaux, la
mer et le ciel.
xxxiv
B. GAMALEYA, Ibid. p. 62.
xxxv
B.GAMALEYA, Ibid. p. 131.
B. GAMALEYA, Terrain Letchi, p. 45.
xxxvi
xxxvii
B. GAMALEYA, Ibid., p. 84.
B. GAMALEYA, Vali, p.44.
xxiv
xxxii
B. GAMALEYA, Piton la nuit, p. 16.
xxxiii
H. MICHAUX, Œuvres complètes, Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2013.
En évoquant l’arbre à palabres, le baobab africain et en l’associant au terme créole « ladilafé »,
le poète transfigure la trivialité des commérages en une symphonie première—on entend le babil de
l’enfant— exhaussant ainsi une scène quotidienne en quintessence de la créolité.
Il en est ainsi des expressions humoristiques, qui ramènent à l’enfance tout en élevant vers
l’éternité cosmique. Maints exemples témoignent de ce style enfantin , les sirandanes en premier
lieu, dont la simplicité des devinettes traditionnelles renvoie les objets de la réalité réunionnaise à
leur essence. Forme de poésie de l’objet, à la manière de Ponge, la sirandane fait apparaître l’objet
dans une attente de la nomination :« il pleut des éléphants/parle-pas...fait le gros dos »xxxviii
Cette poétique de l’interlocution entre en connivence avec le public créole et crée un parcours
initiatique de révélation de l’île.
Dans Piton la nuit, l’image pentecostale des langues de feu, peut être lue comme le message que
la divinité transmet par l’intermédiaire du poète. Définition religieuse et mystique de la glossolalie
Brèves effervescences. Ciel des idées : les sonorités d’un piano sous doigts de Dieu sont des coups de
langue de feu à l’éclat de pierres précieuses xli
Voici un bon dieu quelque peu félin ! Encore une fois l’humour est association de deux registres,
le familier et le spirituel en feu rimbaldien de la création.
Dans « Chantons les langevins », la figure du poète apparaît à travers le coq, dont la voix
tonitruante, est l’équivalent de la conque, de l’ancive, qui réveille les humains et les consciences
endormies (au propre comme au figuré). Dès le titre, l’invitation au chant est redoublé par le
paronyme langevin où l’on entend « l’ange » céleste, parousie du ciel, épiphanie mais aussi —
superbe redoublement comique —les langes de l’infans qui ne parle pas encore, incitant par là le
lecteur au dépouillement premier.) La créolité du nom de lieu bien connu des réunionnais est élevée
à l’échelle de l’univers.
La célébration cosmique :
xlii
L’humour de B.G. touche donc au sublime lorsque, selon la catégorie de Michel Tournier de
l’humour blanc, il « plonge aux fondements du monde et s’élève jusqu’aux étoiles. » xliii Aggravant
le propos tout en l’allégeant, il possède une dimension cosmique.
Dans un entretien faisant suite à un exposé du colloque de Nice, le poète dévoile l’origine de son
goût d’une parole célébrante, son sens de la spiritualité et du divin. « j’accompagnais enfant ma
tante à des pélerinages brûlants de vasteté »xliv Le mot poétique est l’équivalent du mot biblique, du
souffle divin qui s’exhale en un fiat lux, une nomination performative.
A la fin du Fanjan des pensées, Boris Gamaleya exprime cette forme de foi poétique, faite de
célébration de la terre, au sens originel, de rituel qui rassemble les foules, par lequel le poète est
capable de percevoir le divin dans l’immanence.
Malgré l’amplitude du propos, l’humour est encore là, le quatre étoiles faisant songer à un hôtel
très confortable, alors qu’il s’agit peut-être des quatre lettres INRI figurant au-dessus des Christ en
croix. Au cours du même entretien, lorsqu’on lui demande si sa poésie est rhizome- c’est le sens de
« fanjan »- Boris répond que ce terme est trop terrestre, et que son rhizome est dans les étoiles.
Citons pour terminer ces quatre vers elliptiques de Terrain Letchi.
Saturne ?
xlii
xliv
P. QUILLIER et DOMINIQUE RANAIVOSON, Boris Gamaleya, « les Polyphonies de l’extrême », Actes du colloque de
Nice des 25 et 26 novembre 2004, Saint-Maur-des-fossés, éditions SEPIA, 2011.
B. GAMALEYA, Fanjan des pensées, p. 174.
xlv
CONCLUSION
Le vers « une nuit ovipare a pondu un OVNI »xlvi pourrait définir une poétique si singulière qu’elle
semble surgie d’une autre galaxie. L’humour en est la marque, expression d’un désespoir existentiel
assumé et d’une intolérance aux injustices. Contrairement à l’ironie voltairienne qui assassine sa
cible, la vision d’un renversement rend possible un avenir apaisé.
Après les poèmes de révolte anti-esclavagistes qui chantent les malheurs de l’île, vient l’exaltation
lyrique de la créolité en ce feu d’artifice verbal, hermétisme facétieux qui est en réalité offrande au
lecteur, déroulé d’un imaginaire insulaire somptueux.
Le poète y révèle sa bienveillance pour les êtres et les choses qui se déploie au fil de l’œuvre, dans
la confidence voilée de blessures intimes et de restauration d’un passé transformé en mythe. La
poésie de Boris Gamaleya est dévoilement d’une réalité supérieure, une traversée du miroir où
l’infinie fragilité des choses se dit à l’échelle de l’univers : « les miroirs distillent nos
quintessences / l’élan ténu des choses »xlvii dit-il ainsi dans Piton la nuit.
BIBLIOGRAPHIE
A. BRETON, Manifestes du surréalismes, Paris, Gallimard, Folio essais, 1985.
S. FREUD, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1905.
V. JANKÉLÉVITCH, L’ironie, Paris, Flammarion, 1979.
P. QUILLIER et DOMINIQUE RANAIVOSON, Boris Gamaleya, « les Polyphonies de l’extrême », Actes du colloque de Nice
des 25 et 26 novembre 2004, Saint-Maur des fossés, éditions SEPIA, 2011.
P. QUILLIER, « Boris Gamaleya ou la poésie comme “ levain d’archive ” » dans Sigila, 2015/2, p. 103 à 112
M. TOURNIER, Le vent paraclet, Paris, Gallimard, édition Folio, 1977.
NOTES :