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Analyse préliminaire :
Adresse à la femme
aimée
Description
Introduction
I – Une promenade bucolique entre amoureux interrompue par une charogne (v. 1-8)
ccl. Les deux premières strophes marquent donc le passage provocateur des codes
poétiques érotiques à un érotisme à la fois cru et répugnant, où le corps de la femme active
sexuellement est présentée comme aussi dégoûtant qu’une carcasse en décomposition. [Se
construit donc aussi implicitement une opposition entre « âme » idéale et corps matériel].
Néanmoins, la provocation n’est pas gratuite : elle porte en elle un sens plus profond.
En mourant, la charogne permet la renaissance de la vie, et elle devient par là-même un
« monde » en soi. Baudelaire détourne ainsi plusieurs codes et références littéraires
pour rappeler ce motif.
- Le thème de la génération spontanée des insectes dans les carcasses d’animaux
sacrifiés que l’on trouve dans les Géorgiques de Virgile (livre IV). Les strophes 5
et 6 sont consacrées à la vie des insectes, « mouches » et « larves » qui naissent de
la carcasse et sont comparés à un liquide débordant, comme le mime le rejet du
vers 18 « bataillons/de larves » (métaphore militaire soulignant la quantité) +
champ lexical du liquide (coulaient, vague, débordait, etc…)
- Le thème biblique de la fécondité avec « le grain » (v.27), qui rappelle le verset de
l’Évangile selon Saint-Jean : « Si le grain de blé qui est tombé à terre ne meurt, il
reste seul ; mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits » ; mais aussi avec le vers
« Vivaient en se multipliant », qui rappelle la Genèse et l’ordre de Dieu à Adam et
Eve : « Croissez et multipliez ».
- Le thème de la cosmogonie, c’est-à-dire de la naissance d’un « monde » qui
comprend à la fois le « soleil », le « ciel », mais aussi « la vague », « l’eau
courante », et le « vent », la mer étant dans la Cosmogonie du poète grec Hésiode
le lieu d’où naît le monde.
- On retrouve enfin cette idée à travers l’idée de division et recomposition du vivant
à la troisième strophe : « rendre au centuple à la grande Nature / tout ce
qu’ensemble elle avait joint », dans une perspective atomiste ; mais aussi dans la
figure finale de la charognarde qu’est la « chienne » et qui se nourrit du cadavre.
- dans une mise en abîme, Baudelaire compare aussi cette manière dont la vie se
nourrit de la mort à la démarche de l’artiste.
- On retrouve ainsi le champ lexical de l’art avec la rime « musique »/ « rythmique »
mais aussi avec « l’ébauche », « la toile » et « l’artiste » de la strophe 8.
- Baudelaire décrit un processus similaire : l’œuvre d’art ne naît pas d’une copie du
réel, mais de sa recomposition a posteriori à partir d’un souvenir (ce qu’il fait dans
ce poème). On comprend donc d’autant mieux le recours qu’il peut avoir aux
comparaisons pour reconstituer un souvenir somme toute idéalisé de la charogne.
C’est pour cela que, paradoxalement, « souvenir » rime avec « à venir » : il faut
avoir oublié pour recomposer.
III - Une comparaison entre la femme aimée et la charogne qui appartient tant à
la tradition poétique des vanités qu’à une réflexion sur l’idéal (v. 37-48)
Ccl : Tout dans cette comparaison semble donc désobligeant, d’autant qu’elle
construit un écart important entre l’aimée et la charogne
- Le texte réinvestit la tradition des vanités qui imaginent le destin des belles
femmes dépourvues de leur beauté dans la vieillesse ou dans la mort.
o Le texte se fait donc prédiction, projection dans la mort, comme le
montrent les nombreux futurs de l’indicatifs, « serez » x2, « irez »,
« mangera »
o Le retour à la 2eme personne du singulier marque d’autant plus l’adresse à
la belle et rappelle des poèmes de la tradition comme le « Quand vous
serez bien vieille » de Ronsard ou les stances à la Marquise de Corneille.
o On y retrouve le champ lexical de la mort et de la vanité : « sacrements »,
« moisir », « ordure »,« « ossements », « vermine », « décomposé », qui
tantôt est assimilée à la belle par les rimes, comme dans la dernières
strophe « vermine/divine » et « baisers/décomposés », tantôt alterne avec
celui de la vie et de la beauté : « grâce/grasse »/ « sacrements/ossements ».
o Ce thème de la vanité culmine dans la remotivation de l’expression
« manger de baiser » au vers 46 : ici les « vers » dévorent la femme de
leurs baisers pour n’en laisser plus que le souvenir dans une vision très
réaliste.
c) Et d’une promesse d’un amour éternel à une femme dont on ne retient que
qu’on l’a aimé
° au-delà de l’ironie cependant, on peut se demander s’il n’y a pas une promesse plus
profonde, celle d’un amour qui se poursuit au-delà de la mort via le souvenir et la
mémoire poétique. C’est le sens du passé composé « j’ai gardé » du vers 47.
° de la même manière que la charogne était une source de vie, la femme aimée doit
disparaître (on ne connaît du reste pas son nom) pour s’élever à une forme poétique
supérieure qui ne garde que « la forme et l’essence divine », ce qui fait écho aux
surnoms donnés à la femme tout au long du poème : « mon âme », « étoile de mes
yeux », « soleil de ma nature », « ma beauté » : seules les qualités ont été conservées,
de manière universelle.
° dès lors le poème est à comprendre comme un énoncé performatif : c’est à travers
le poème une charogne que Baudelaire conserve le souvenir de celle qu’il a aimée et
l’élève à l’universel en la dépouillant de toute singularité.
° le dernier vers est donc à double entendre : dans une lecture réaliste, « les amours
décomposés » sont les corps en putréfaction des femmes qu’il a aimé ; dans une
lecture poétique, il s’agit en fait de la manière dont Baudelaire a décomposé les
qualités des femmes qu’il aime pour les recombiner dans un poème universel, où
toutes les femmes pourraient se reconnaître.
Conclusion générale
On retient souvent le geste provocateur de Baudelaire qui décrit poétiquement
une charogne pour dire qu’il a transformé une réalité affreuse en un objet fascinant.
Mais le poème est plus complexe : il transforme la boue de la charogne en boue de la
femme lubrique, l’or de la femme aimée en charogne, et souligne surtout que la vie et
la mort sont intimement liées, dans l’existence comme en poésie. On ne compose
jamais qu’à partir de ce que l’on a décomposé, charogne, amour ou art poétique.