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Commentaire – Une charogne

Analyse préliminaire :

Thème Genre Registre Truc en plus


- une charogne Poésie : 12 strophes, - érotique (amour) - ironie
décrite comme distiques - ironique - métatexte sur
paradoxalement alexandrins/octosyllabe (provocation) l’activité poétique
belle s = héritage du distique et le pouvoir du
- memento mori élégiaque poète (de faire vivre
- chantage Rimes croisées (qui sa belle post
amoureux du poète croisent mortem)
- souvenir éternel beauté/horreur)

Adresse à la femme
aimée

Description

Introduction

[Accroche] : Depuis le « Lac » d’Alphonse de Lamartine, le thème du souvenir


commun aux amoureux s’est fait une place de choix dans la littérature romantique.
[Présentation du texte] Dans son recueil les Fleurs du Mal, publié en 1857, Charles
Baudelaire détourne, non sans malice, ce motif de la littérature érotique : dans une adresse à
une femme aimée qui restera anonyme, il évoque leur rencontre cocasse avec un cadavre
d’animal, et la réflexion sur la vanité de la vie que celui-ci lui inspire. [Analyse de la forme]
Le texte se compose de douze strophes, composées chacune de deux distiques associant un
alexandrin et un octosyllabe et organisées au moyen de rimes croisées. [Problématique] On se
demandera ici comment Baudelaire détourne une série de codes de la poésie amoureuse au
moyen d’une ironie provocatrice tout en délivrant une réelle réflexion sur la mort et l’idéal.
[Annonce du plan] Pour ce faire, nous verrons dans un premier temps comment, des vers 1 à
8, l’auteur met en scène l’interruption d’une promenade bucolique entre amoureux par un
objet d’horreur. Nous étudierons ensuite dans un second temps la description de la charogne
qui, des vers 9 à 36, métamorphose l’abjection en un monde fascinant. Nous montrerons enfin
comment le poète conclut son poème, des vers 37 à 48, par une comparaison entre la femme
aimée et la charogne qui appartient tant à la tradition poétique des vanités qu’à une réflexion
sur l’idéal.

I – Une promenade bucolique entre amoureux interrompue par une charogne (v. 1-8)

a) Un souvenir d’une promenade entre amants

- Utilisation des codes poétiques amoureux : le distique alexandrin/octosyllabe


rappelle le distique élégiaque, qui était le vers de référence de la poésie érotique latine.
- Un poème qui commence par une adresse à l’être aimée, composée de l’impératif
« Rappelez-vous » ( lieu commun du souvenir amoureux que l’on retrouvait par exemple
dans Le Lac de Lamartine) et d’une apostrophe à une femme par un surnom affectif « mon
âme » (ce que montre le déterminant possessif). L’ironie est que cette femme ne sera jamais
identifiée et sera réduite, à la fin du poème, à un idéal dépourvu de corps, une « âme ».
- Le pronom personnel « nous » achève de désigner le poète et son accompagnatrice
comme un couple.

b) Dans un cadre bucolique

- le décor est bucolique et rappelle une campagne idéalisée :


- par le champ lexical de la promenade d’été en campagne, toujours à l’hémistiche :
matin, été, sentier
- par l’utilisation des adjectifs mélioratifs « beau » et « doux », le dernier étant même
précédé de l’adverbe intensif « si »

c) Interrompue de manière inattendue par une charogne qui se trouve étrangement


comparée à une femme
- une charogne, c’est-à-dire un cadavre d’animal mort dont nous ne connaîtrons pas l’espèce
- qui est mise en parallèle avec la femme tant par les rimes « infâme »/ « âme », que par une
comparaison directe : « comme une femme ».
- se met en place une métaphore filée de la charogne comme une femme lors d’une relation
sexuelle :
- de par sa position sur un « lit » (métaphore) où les « jambes en l’air » elle « ouvr[e]
son ventre », qu’il faut comprendre ici dans le sens propre de l’éviscération et dans le sens
figuré de l’orifice vaginal.
- de par sa personnification psychologique avec la formule « nonchalante et cynique »,
qui fait rime et fait écho à la qualification « lubrique ». Notons ici que l’adjectif cynique fait
aussi référence implicitement à la chienne.
- par l’assimilation de signes de l’excitation sexuelle de la femme avec les éléments de
la décomposition du corps animal : « brûlante » rappelle la chaleur de l’excitation, « suant les
poisons » peut être vue comme une référence à la sueur, ou à la cyprine qui marque
l’excitation féminine. Enfin les « exhalaisons » sortant du ventre font vraisemblablement écho
aux odeurs du sexe féminin.

ccl. Les deux premières strophes marquent donc le passage provocateur des codes
poétiques érotiques à un érotisme à la fois cru et répugnant, où le corps de la femme active
sexuellement est présentée comme aussi dégoûtant qu’une carcasse en décomposition. [Se
construit donc aussi implicitement une opposition entre « âme » idéale et corps matériel].

II – Une description de la décomposition de l’animal mort qui donne vie à un monde


fascinant (v. 9-36)

a) La métamorphose de la charogne en une « carcasse superbe »

- les paragraphes 3 à 7 sont tous construits autour de comparaisons utilisant la


préposition « comme », qui fonctionne comme un refrain. La charogne est successivement
comparée à un plat cuit à point, à une fleur, à un liquide d’insectes, à une vague, à « l’eau
courant et le vent » et au « grain », avant d’être un « rêve », une « ébauche ».
Progressivement, la carcasse passe donc du monde de la culture à celle de l’art en s’idéalisant.
- ces comparaisons reposent sur des éléments antithétiques qui peuvent être liés dans
un vers comme le « soleil » et la « pourriture » qui ouvrent et ferment le vers 9, ou par la
rime, comme les verbes « s’épanouir » et « évanouir » (v. 14-16). On les retrouve dans les
constructions oxymoriques : « carcasse superbe », « vivants haillons ».
- l’ensemble de ces comparaisons dressent un portrait synesthésique de la charogne : le
goût de « cuire à point » (v.10), la vue de « regardait » (v.13), l’odorat de la
« puanteur »(v.15), l’ouïe avec le son des insectes qui « bourdonnaient » (v.17) et l’ « étrange
musique » (v.25) et indirectement le toucher avec la chienne qui a « lâché » et donc tenait un
morceau de la charogne. C’est donc à travers un spectacle de tous les sens que s’opère la
transformation.

Ccl : Provocation de la longue évocation du laid dans un poème d’amour.

b) Division et recomposition : la charogne comme un symbole de la vie dans la mort

Néanmoins, la provocation n’est pas gratuite : elle porte en elle un sens plus profond.
En mourant, la charogne permet la renaissance de la vie, et elle devient par là-même un
« monde » en soi. Baudelaire détourne ainsi plusieurs codes et références littéraires
pour rappeler ce motif.
- Le thème de la génération spontanée des insectes dans les carcasses d’animaux
sacrifiés que l’on trouve dans les Géorgiques de Virgile (livre IV). Les strophes 5
et 6 sont consacrées à la vie des insectes, « mouches » et « larves » qui naissent de
la carcasse et sont comparés à un liquide débordant, comme le mime le rejet du
vers 18 « bataillons/de larves » (métaphore militaire soulignant la quantité) +
champ lexical du liquide (coulaient, vague, débordait, etc…)
- Le thème biblique de la fécondité avec « le grain » (v.27), qui rappelle le verset de
l’Évangile selon Saint-Jean : « Si le grain de blé qui est tombé à terre ne meurt, il
reste seul ; mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits » ; mais aussi avec le vers
« Vivaient en se multipliant », qui rappelle la Genèse et l’ordre de Dieu à Adam et
Eve : « Croissez et multipliez ».
- Le thème de la cosmogonie, c’est-à-dire de la naissance d’un « monde » qui
comprend à la fois le « soleil », le « ciel », mais aussi « la vague », « l’eau
courante », et le « vent », la mer étant dans la Cosmogonie du poète grec Hésiode
le lieu d’où naît le monde.
- On retrouve enfin cette idée à travers l’idée de division et recomposition du vivant
à la troisième strophe : « rendre au centuple à la grande Nature / tout ce
qu’ensemble elle avait joint », dans une perspective atomiste ; mais aussi dans la
figure finale de la charognarde qu’est la « chienne » et qui se nourrit du cadavre.

c) Division et recomposition : le travail de l’artiste

- dans une mise en abîme, Baudelaire compare aussi cette manière dont la vie se
nourrit de la mort à la démarche de l’artiste.
- On retrouve ainsi le champ lexical de l’art avec la rime « musique »/ « rythmique »
mais aussi avec « l’ébauche », « la toile » et « l’artiste » de la strophe 8.
- Baudelaire décrit un processus similaire : l’œuvre d’art ne naît pas d’une copie du
réel, mais de sa recomposition a posteriori à partir d’un souvenir (ce qu’il fait dans
ce poème). On comprend donc d’autant mieux le recours qu’il peut avoir aux
comparaisons pour reconstituer un souvenir somme toute idéalisé de la charogne.
C’est pour cela que, paradoxalement, « souvenir » rime avec « à venir » : il faut
avoir oublié pour recomposer.
III - Une comparaison entre la femme aimée et la charogne qui appartient tant à
la tradition poétique des vanités qu’à une réflexion sur l’idéal (v. 37-48)

a) Une comparaison déplaisante enfin explicite entre la femme aimée et la


charogne

Jusqu’ici, la charogne n’avait été comparée qu’à une femme « en général ». La


strophe 10 construit enfin la comparaison entre la carcasse et la femme aimée avec la
prédiction « vous serez semblable », dont la place à l’hémistiche accentue l’effet.
Cette comparaison construit un décalage important qui apparaît au premier
abord comme une provocation ironique. En effet, les deux éléments sont désignés par
des formules hyperboliques dans la beauté comme dans la laideur, que les rimes
contribuent d’autant plus à associer :
- La métaphore astrale « soleil de ma nature » rime ainsi avec « cette ordure »
et « ma passion » rieme avec « horrible infection » ; la « reine des grâces » rime avec
« l’herbe et les floraisons grasses » ; « la vermine » rime avec « l’essence divine ».
- les exclamations se font du reste plus lyriques et multiplie les exclamations
des surnoms laudatifs hyperboliques, « Étoile de mes yeux », « mon ange et ma
passion », « ô ma beauté », ce qui accentue l’idée d’exagération.
- la formule finale d’ « amours décomposés » termine du reste cette association
entre l’aimée et l’animal en décomposition.

Ccl : Tout dans cette comparaison semble donc désobligeant, d’autant qu’elle
construit un écart important entre l’aimée et la charogne

b) Qui s’inscrit dans la tradition des vanités, du memento mori et du carpe


diem

- Le texte réinvestit la tradition des vanités qui imaginent le destin des belles
femmes dépourvues de leur beauté dans la vieillesse ou dans la mort.
o Le texte se fait donc prédiction, projection dans la mort, comme le
montrent les nombreux futurs de l’indicatifs, « serez » x2, « irez »,
« mangera »
o Le retour à la 2eme personne du singulier marque d’autant plus l’adresse à
la belle et rappelle des poèmes de la tradition comme le « Quand vous
serez bien vieille » de Ronsard ou les stances à la Marquise de Corneille.
o On y retrouve le champ lexical de la mort et de la vanité : « sacrements »,
« moisir », « ordure »,« « ossements », « vermine », « décomposé », qui
tantôt est assimilée à la belle par les rimes, comme dans la dernières
strophe « vermine/divine » et « baisers/décomposés », tantôt alterne avec
celui de la vie et de la beauté : « grâce/grasse »/ « sacrements/ossements ».
o Ce thème de la vanité culmine dans la remotivation de l’expression
« manger de baiser » au vers 46 : ici les « vers » dévorent la femme de
leurs baisers pour n’en laisser plus que le souvenir dans une vision très
réaliste.

c) Et d’une promesse d’un amour éternel à une femme dont on ne retient que
qu’on l’a aimé
° au-delà de l’ironie cependant, on peut se demander s’il n’y a pas une promesse plus
profonde, celle d’un amour qui se poursuit au-delà de la mort via le souvenir et la
mémoire poétique. C’est le sens du passé composé « j’ai gardé » du vers 47.
° de la même manière que la charogne était une source de vie, la femme aimée doit
disparaître (on ne connaît du reste pas son nom) pour s’élever à une forme poétique
supérieure qui ne garde que « la forme et l’essence divine », ce qui fait écho aux
surnoms donnés à la femme tout au long du poème : « mon âme », « étoile de mes
yeux », « soleil de ma nature », « ma beauté » : seules les qualités ont été conservées,
de manière universelle.
° dès lors le poème est à comprendre comme un énoncé performatif : c’est à travers
le poème une charogne que Baudelaire conserve le souvenir de celle qu’il a aimée et
l’élève à l’universel en la dépouillant de toute singularité.
° le dernier vers est donc à double entendre : dans une lecture réaliste, « les amours
décomposés » sont les corps en putréfaction des femmes qu’il a aimé ; dans une
lecture poétique, il s’agit en fait de la manière dont Baudelaire a décomposé les
qualités des femmes qu’il aime pour les recombiner dans un poème universel, où
toutes les femmes pourraient se reconnaître.

Conclusion générale
On retient souvent le geste provocateur de Baudelaire qui décrit poétiquement
une charogne pour dire qu’il a transformé une réalité affreuse en un objet fascinant.
Mais le poème est plus complexe : il transforme la boue de la charogne en boue de la
femme lubrique, l’or de la femme aimée en charogne, et souligne surtout que la vie et
la mort sont intimement liées, dans l’existence comme en poésie. On ne compose
jamais qu’à partir de ce que l’on a décomposé, charogne, amour ou art poétique.

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