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OE 3/ L’alchimie poétique – Explication linéaire n°13 

: BAUDELAIRE, « A Une passante »

Introduction :

Charles Baudelaire publie en 1857 son recueil poétique Les Fleurs du mal qui lui vaut aussitôt un procès pour immoralité
: le titre, construit sur un oxymore, annonce le projet même du poète qui veut extraire la beauté du mal et fonder ainsi une
nouvelle esthétique, caractéristique de la poésie moderne. En 1861, paraît une nouvelle édition du recueil, expurgée des
poèmes condamnés mais enrichie d’une nouvelle section intitulée « Tableaux parisiens » où le poète se fait le peintre de la vie
moderne, fasciné par les misérables, les scènes de rue ou les rencontres éphémères. Ainsi, le sonnet «  A une passante » relate
l’apparition fugitive d’une mystérieuse passante pour laquelle le poète éprouve un coup de foudre et la nostalgie d’une
rencontre impossible.
Problématique : comment ce sonnet transfigure-t-il une scène anecdotique en un poème allégorique ?
Composition :
La forme fixe du sonnet, composé de deux quatrains et deux tercets, est mise à profit pour opposer les deux moments
antithétiques de la rencontre, de part et d’autre du vers 9 qui sert de pivot :
-Les quatrains évoquent l’apparition de la passante, décrite à la troisième personne, et la manière dont elle éblouit le
poète.
- Les tercets relatent la disparition de cette inconnue, alors invoquée à la deuxième personne par le poète qui déplore
l’impossibilité de leur rencontre.

Explication linéaire :

1ère partie : une apparition fulgurante (vers 1 à 8, les deux quatrains)

Premier quatrain : une passante majestueuse


Le vers initial, constituant à lui seul une proposition indépendante, pose le décor urbain de la rencontre. La grande ville apparaît
comme un univers hostile encerclant le « moi » : la métonymie personnifie « la rue » mais déshumanise les passants, les
assonances (en « u », « ou », « an ») et les allitérations en « r » suggèrent le bruit « assourdissant » tandis que le rythme
symétrique (2/4/4/2), le renversement des sonorités (« La rue » / « hurlait ») et l’imparfait duratif accentuent l’impression
d’enfermement du « je », individu solitaire dans l’anonymat de la foule, le vacarme de la rue.
Or, le surgissement de la passante semble magiquement éclipser tout ce qui l’environne. Son apparition est décrite à l’aide
d’une longue phrase qui s’étire du vers 2 au vers 5 : cet enjambement de vers à vers puis d’une strophe à l’autre contribue à
magnifier le passage de la passante, comme s’il s’agissait d’une solennelle entrée en scène, et comme si cet instant avait duré un
long moment.
Au vers 2, l’énumération des attributs de l’inconnue recourt à des adjectifs ou des groupes nominaux mis en apposition, ce qui
crée un effet de suspense : la silhouette de la femme est décrite avant que l’on sache de qui ou même de quoi il s’agit. Cela
permet de faire attendre la proposition principale placée au début du v. 3 « Une femme passa », expression à la fois simple et
solennelle qui fait écho au titre du poème. Qu’est-ce, d’abord, qu’une « passante » ? = Une « femme qui passe », au double
sens du verbe (= qui apparaît puis disparaît aussitôt).
Tout au long du premier quatrain, les multiples allitérations en «  s » («assourdissante », « mince », « majestueuse », « passa »,
« fastueuse », « soulevant », « balançant », « feston ») constituent également un subtil écho au titre  « A une passante » ; on
pourrait aller jusqu’à dire que ce son mime le mouvement de celle qui ne fait que passer. De même, le rythme harmonieux des
quatre vers descriptifs (v. 2 à 5) s’accorde au pas cadencé de la femme élégante : rythmes binaires aux v. 3 à 5, césures à
l’hémistiche aux v. 3 et 4.
Sa tenue de « grand deuil » et sa « douleur majestueuse » contribuent au charme fascinant de l’inconnue qui évoque
subtilement le mythe de la femme fatale si souvent représenté dans la littérature du XIX è siècle, avant d’être repris par le cinéma
au siècle suivant (on entend par « femme fatale » une femme au charme irrésistible qui envoûte les hommes mais fait leur
malheur, selon une représentation dont on perçoit aujourd’hui la part de sexisme ). On ne sait bien sûr de qui cette femme porte
le deuil, mais on peut la supposer veuve.
Son charme subjuguant tient d’abord à son élégance et à sa démarche, aussi «  majestueuse » que sa « douleur » qui font valoir
sa beauté : c’est du moins ce que souligne le poète par les mots « main fastueuse », « soulevant, balançant », et le vers 5 « Agile
et noble, avec sa jambe de statue ».
Quant à sa dimension fatale, son lien à la mort, il est souligné non seulement par sa tenue de « grand deuil » mais également
suggéré par les deux adjectifs placés à la rime des vers 2 et 3 dimension  : la diérèse « majestu - euse »/ « fastu- euse », en écho
à la « statue » (v. 6), désigne cette femme comme une potentielle tueuse, donatrice de ce « plaisir qui tue » selon le v. 8.

Deuxième quatrain : un homme subjugué


Le vers 5, mis en valeur par l’enjambement entre le premier et le deuxième quatrain, achève la description de la silhouette de la
passante en tentant de la figer dans sa beauté sculpturale : la métaphore « avec sa jambe de statue » contraste en effet avec le
champ lexical du mouvement décliné dans les vers 2 à 5, jusqu’à l’adjectif « agile ». La métaphore de la statue compare cette
femme à une œuvre d’art classique, comme si elle était une allégorie de la Beauté que tout artiste, selon Baudelaire, tente de
saisir sans toujours y parvenir (Relisez à cet égard le sonnet « La Beauté » dans Les Fleurs du mal).
Dans les v. 6 à 8, le bouleversement du poète, subjugué par cette apparition, est exprimé par plusieurs procédés :
- la mise en valeur du pronom « Moi » placé à l’initiale du v. 6.
- la dislocation syntaxique, qui sépare le sujet et le verbe métaphorique « je buvais » du complément d’objet (v. 8)
par trois incises.
- la comparaison hyperbolique « crispé comme un extravagant » qui oppose au mouvement de la femme
l’immobilité du poète, frappé de stupeur comme le serait un homme frappé par la foudre. «  Extravagant » signifie
« fou » au XIXè siècle.
- l’étrangeté de la double métaphore « je buvais […] dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan ».
- l’antithèse entre les mots « douceur » et « tue » dans le v. 8, qui rappelle l’ambivalence de la passante et son
pouvoir de femme fatale qui enchante mais qui tue, selon une représentation très ancrée dans l’imaginaire de
Baudelaire. Par ailleurs, la rime entre les mots « statue » et « tue » fait également penser au récit fantastique de
Prosper Mérimée, La Vénus d’Ile (lisez cette nouvelle ou au moins son résumé).

On perçoit également la force du fantasme qui, en un instant, en un regard ou en un « éclair » comme il est dit au v. 9, imagine
une histoire d’amour aussi passionnée que violente. En effet, la métaphore du « ciel livide où germe l’ouragan » développe le
stéréotype romantique du coup de foudre, une expression constamment suggérée mais non formulée explicitement dans ce
sonnet.

2ème partie (les deux tercets)  : la déploration de l’impossibilité amoureuse

Baudelaire joue très habilement sur les contraintes du sonnet, qui permettent de créer une progression ou même une
opposition entre les quatrains et les tercets.
Le vers 9 sert de charnière dans cette structure antithétique : l’expérience fulgurante (= du coup de foudre) est condensée en
une phrase nominale métaphorique (« Un éclair … puis la nuit ! »), et suggère l’évanescence de la passante par les points de
suspension. L’apparition de cette femme, rapide et brillante comme un « éclair », a ébloui le poète alors que sa disparition le
fait retomber dans son humeur sombre, sa vie morose associée à « la nuit ».
La rupture entre les deux moments du poème est également marquée par le changement de l’énonciation : à l’évocation de la
rencontre, faite aux temps du passé dans les deux quatrains, succède dans les tercets une invocation à l’inconnue disparue,
apostrophée à la deuxième personne du singulier comme une « fugitive beauté » que le poète convoquerait « dans l’éternité ».
Ce sont les temps du discours (passé composé , futur, présent ) qui sont majoritairement employés dans ces deux tercets.
Autre paradoxe  très significatif : alors que la destinataire a disparu à jamais de la vue du poète, c’est à ce moment-là qu’il
s’adresse à elle et la tutoie comme pour compenser sa disparition par une intimité rêvée. On voit ici comment l’écriture
poétique peut en quelque sorte compenser la perte.
L’apostrophe « Fugitive beauté » est mise en valeur par sa place en fin de vers, ce qui constitue un contre-rejet (revoyez dans
vos fiches sur la versification la définition de ce procédé). Il s’agit en outre d’une périphrase qui fait de la passante l’allégorie de
la beauté toujours fugitive, et donc insaisissable par l’artiste.
Le vers 10 exalte l’effet d’ordre magique produit par un simple échange de regard : la passante se trouve dotée d’un pouvoir
régénérant, puisque son seul regard aurait permis au poète de se sentir « soudainement renaître » (hyperbole).
Mais la désillusion succède à l’exaltation, comme l’exprime la tournure interro-négative du v. 11 qui fait l’hypothèse
mélancolique de retrouvailles « dans l’éternité ». Ce terme, qui contraste avec la fugacité de la rencontre, est une manière de
vouer cette rencontre à l’échec, puisque toute forme de retrouvailles serait impossible dans l’anonymat de la grande ville  ; c’est
aussi une manière d’associer à nouveau la passante à la mort (« l’éternité » désignant par euphémisme la mort).
Le second tercet est construit sur une accumulation de phrases exclamatives qui intensifie l’expression du désespoir face à
l’impossible.
Dans le v.12,constitué de très courtes phrases nominales, la gradation d’adverbes de lieu et temps est d’autant plus
remarquable qu’il s’agit de mots brefs, constitués d’une ou de deux syllabes ; le rythme saccadé de l’accumulation martèle le
sentiment d’une perte irrémédiable. Un « ailleurs » indéterminé et improbable forme une antithèse avec l’ « ici » irrespirable ;
tandis que le « trop tard » et le « jamais » donnent un ton à la fois pathétique et tragique à la déploration de la rencontre
manquée.
Le vers 13 , construit sur un parallélisme, reprend en chiasme les pronoms « je » et « tu », comme pour instaurer une symétrie
entre deux êtres fatalement voués à l’éloignement.
La dimension pathétique et tragique culmine dans la chute du sonnet. L’irréel du passé (« Ô toi que j’eusse aimée ») exprime la
nostalgie d’un amour manqué et le dernier hémistiche suppose la connivence de la passante (« ô toi qui le savais ! ») qui,
consciente du coup de foudre qu’elle a inspiré, aurait délibérément esquivé la rencontre  : signe de sagesse, ou au contraire de
revanche ou encore effet de la fatalité ?  Quoi qu’il en soit, la passante se dérobe définitivement à celui qu’elle a ravi en un
instant.

Conclusion : La passante suscite diverses interprétations allégoriques : figure de la femme fatale ou de la tragique impossibilité
de l’amour et du couple, elle peut aussi représenter la « fugitive beauté » de la modernité selon Baudelaire (cf citation ds
diaporama initial).
Fort de son charme mystérieux, le sonnet offre en tout cas les éléments d’un scénario fantasmatique propice à l’élaboration
d’une sorte de mythe moderne : le désir d’éterniser une rencontre né du hasard et d’un instant, la fascination inspirée par une
inconnue idéalisée en femme fatale, la perte sublimée par l’écriture poétique.
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