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« Alchimie de la douleur » est un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal, plus

précisément de la section « Spleen et idéal » publié en 1861 après un long procès pour outrage à la
morale. Ce sonnet en octosyllabes reflète la double tendance du titre et le déchirement du poète :
s’élever vers une beauté transcendante ou se tourner vers le mal dans la mélancolie du spleen. Dans
une intensification du spleen, le poète exprime dans ce poème son désespoir morbide et évoque
également le pouvoir de l’alchimie poétique.
Comment ce poème exprime l’incapacité du poète à dépasser son spleen ?

Premier mouvement : Un poète partagé entre la vie et la mort

-Le premier quatrain débute par un parallélisme antithétique entre la vie et la mort aux v 1
et 2 : « l’un t’éclaire avec son ardeur/ L’autre en toi met son deuil ».

-Les pronoms indéfinis « l’un » et « l’autre » ne permettent pas d’emblée de cerner le sujet du
poème. On s’interroge sur leur identité mais on suppose que le poète évoque les deux principes
antagonistes de la nature, la pulsion de vie d’un côté ou celle de la mort de l’autre ou
encore l’idéal et le spleen.

-Le mystère est renforcé par la concision des vers : octosyllabe et l’apostrophe de la
« Nature » à la modalité exclamative. La nature est personnalisée et sacralisée.

-Ce premier quatrain met ainsi en scène l’opposition entre la vie et la mort.

-Cette opposition est basée sur une série d’antithèses « éclaire », « ardeur » /Deuil,
« sépulture »/ « splendeur », « L’un »/ « l’autre ».

-L’allitération en « r » présente dans le premier et le quatrième vers restitue la puissance vitale


de l’énergie qui guide vers la vie et vers l’idéal. Alors que les deux vers suivants mettent en
scène la mort avec son champ lexical « deuil », « Sépulture ».

-De même, les rimes embrassées, la répétition des pronoms « l’un » et « l’autre » et du verbe
« dit » prolongent cette tension et présentent un poète prisonnier de sa condition.

-Le poète est déchiré, tiraillé entre la vie et la mort, le spleen et l’idéal comme en témoigne la
ponctuation très forte : 3 modalités exclamatives.

-L’émotion et la vivacité du discours sont mis en évidence et rapportés par le discours direct
annoncé par la ponctuation « : » aux v 3 et 4.

-Dans le deuxième quatrain, le poète semble changer de sujet.

-Il s’adresse au dieu avec l’apostrophe « Hermès ». On pense d’emblée au dieu messager mais
l’emploi de l’adjectif « inconnu » qui qualifie Hermès nous fait plutôt penser à Hermès
Trismégiste, nom donné par les Grecs au dieu égyptien Thot, fondateur de l’alchimie et des
sciences occultes, divinité obscure et mystérieuse.

-La proposition subordonnée relative, complément du nom « qui m’assiste » à valeur


explicative nous informe que le poète dont c’est la première apparition mise en évidence par
le pronom personnel « m’» de la relation qui unit le dieu et le poète. Le poète s’inscrit
dans la tradition des poètes inspirés des dieux.

-La deuxième proposition subordonnée relative coordonnée à la précédente « et »


poursuit la fonction informative « qui toujours m’intimidas ». Notion de respect et de crainte.

-La comparaison avec le roi « Midas » : souligne à la fois l’idée de bénédiction puisqu’il avait le
pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait. Cette analogie fait référence au pouvoir du
poète alchimiste. Baudelaire affirme en s’adressant à la ville de Paris « Tu m’as donné ta boue, et
j’en ai fait de l’or ».
-Cependant cette analogie souligne également la malédiction du roi Midas qui par son pouvoir
est empêché de vivre. Il ne pouvait plus ni manger, ni boire. Le poète est touché par cette même
malédiction. Son pouvoir le plonge dans le désespoir le plus absolu comme le révèle
l’hyperbole avec l’emploi du superlatif qui précède l’adjectif « triste » et qui en fait « Le plus triste
des alchimistes ». Le revers de la médaille de l’alchimie poétique consisterait ainsi dans l’éloignement
de la réalité, et dans un pouvoir illusoire fait de mots.

-La plainte et la souffrance du poète sont mises en évidence par l’allitération en s « hermès »,
« assistes », « Midas », « triste », « alchimistes » et l’assonance en i « assistes », « qui »,
« intimidas », « Midas », « triste », « alchimistes » qui sonne comme un cri.

-Les rimes embrassées mettent en évidence la notion d’enfermement. Le poète est prisonnier
de son désespoir.

Dans le premier mouvement, Baudelaire évoque sa condition malheureuse du fait de son pouvoir.
Dans le second en continuant son adresse au dieu Hermès, il explique les causes de son désespoir.
Par cette analogie Baudelaire annonce la chute des deux tercets : rien n'est vivant sous les doigts
du roi, et, pareillement, les êtres et les émotions se figent dans les vers du poète maudit.

Deuxième mouvement : Le poète, un alchimiste maudit/ inversé

-Il va expliciter la nature de la malédiction.

-Prolongement de l’adresse au Dieu par l’emploi du pronom personnel de la deuxième


personne du singulier « toi ».

-Le pronom personnel de la première personne du singulier « je » permet au poète de décrire


son pouvoir « je change l’or en fer ».

-On peut noter les deux antithèses « or/fer » « paradis/enfer » qui traduisent l’échec du poète. Il y
a donc inversion du pouvoir poétique. Renversement de l’idée d’alchimie. Le poète décrit une
expérience déceptive de l’alchimie poétique. On a une image tragique du poète. Bien qu’il
tente d’atteindre l’idéal, Baudelaire ne fait que sombrer dans le spleen.

-La métaphore « dans le suaire des nuages » est aussi paradoxale puisque le poète associe la
notion de mort avec suaire et du ciel et de l’idéal avec « nuages ».

-Le présent de l’indicatif « change » à valeur de vérité générale suggère qu’il ne pourra pas en
être autrement. Baudelaire est condamné à ce sort.

-L’enjambement au v 12 prolonge le premier tercet dans une métaphore filée du travail du poète.
-Travail poétique présenté comme un travail mystique qui se réalise dans le « céleste rivage » (figure
du ciel et du royaume des morts). Travail spirituel : « je découvre un cadavre cher ». Travail
artistique : « Je bâtis de grands sarcophages ».
-La création/le travail poétique, est mis en évidence par des verbes d'action tels que «
découvre » et « bâtis ».

-La déstructuration du sonnet montre que le poète ne parvient plus à atteindre l’idéal poétique.
Il est condamné à la souffrance.

-Champ lexical de la mort qui est omniprésente qui s’oppose au champ lexical de la création.

-L’oxymore « cadavre cher » montre l’autodérision du poète et son humour. C’est comme si la mort,
la souffrance à force d’être côtoyés sont devenus des êtres chers.
-La pointe du sonnet a une connotation négative et de mort « je bâtis de grands sarcophages » où il
enterre tous ses espoirs d’idéal. On trouve ici une référence directe à l'Antiquité qui vient rappeler les
origines de l'Alchimie et de Thot.

-Dans ces sarcophages, de fait, s'enterrent tous ses espoirs d'idéal, qui toujours s'échappent, qu'il ne
rencontre jamais.

-Cependant, on pourrait y percevoir un espoir. Baudelaire tend vers la rencontre avec


l'infini de l'Idéal. L'utilisation de l'octosyllabe, qui renvoie au chiffre huit, symbole de l'infini
(8), tout autant que la conclusion sur le mot « sarcophages », promesse égyptienne de l'éternité
et qui signifie « maître de la vie », annonce, quelque part, que le poète est toujours agité
par l'espoir d'atteindre cet Idéal qu'il ne trouve pas

« Alchimie de la douleur » exprime parfaitement l’horreur du spleen baudelairien. Malgré ses espoirs
d'Idéal, c'est, fatalement, le Spleen qui l'emporte et le désespère. Cependant, sa condition de
poète moderne et maudit lui offre de créer une nouvelle esthétique, précisément fondée sur
le désespoir, et dont son sonnet est la preuve. Une esthétique et une beauté nouvelle tirée du
spleen.

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