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Étude linéaire n°4

« El Desdichado »
Gérard de Nerval, Les Chimères
Introduction

Ce poème se situe dans un court recueil de douze sonnets intitulé Les Chimères. Il
est situé à la fin du recueil de nouvelles Les Filles du feu, publié en 1854.
Cette œuvre exprime la nature du mal qui hante le poète et qui multiplie les
tentatives pour l'exorciser. Ce mal est celui d’ « El Desdichado », c’est-à-dire le «
déshérité », « le malheureux. C’est un personnage sombre qui ne vit que des traces de
ses exploits et de ses amours perdus. Dans ce sonnet en alexandrins, le poète
apparaît tout d’abord comme un être égaré suite à la mort de la femme aimée.
Cependant, il tente de se reconstruire et finira par triompher grâce au pouvoir de la
poésie.
Nous verrons quelles sont étapes empruntées par le poète pour lui permettre de
sortir victorieux de son mal-être.
Mouvement 1 : Le portrait du poète, un être mystérieux et malheureux.

Mouvement 2 : Quête du bonheur, le poète chercher à sortir de son mal être.

Mouvement 3 : Quête identitaire du poète.

Mouvement 4 : Le poète sort victorieux de son mal être.


Mouvement 1 : Le portrait du poète, un être mystérieux et malheureux. (vers 1 à 4)

• Vers 1 : Pronom personnel « Je ». Le poète se définit à travers la gradation « le


ténébreux, - le veuf, - l’inconsolé » = ces 3 adj permettent de dresser le portrait du
poète > homme mélancolique et malheureux.
On apprend également qu’il a perdu l’être aimé avec l’adjectif « veuf » et que cette perte
est l’origine de son mal être.
La présence de tirets cadratins est énigmatique. Il est possible de voir une discussion du
poète avec lui-même. Sachant que Nerval était psychologiquement instable et qu'il a
connu des crises de folie, on peut pencher pour cette interprétation. D'ailleurs, sa
dernière crise en 1854 le conduira au suicide.

• Vers 2 : Le portrait du poète se poursuit : comparaison implicite au « prince


d'Aquitaine à la tour abolie » = l'image créée, la tour abolie, évoque l'idée de la perte
et de la destruction et peut ainsi être interprétée comme une métaphore du poète qui
est détruit par la perte de sa femme.
• Vers 3 – 4 : Le terme « étoile » (v.3) : métaphore de la femme aimée perdue >
adjectifs « abolie » et « morte ». Si l'on rapproche l'idée de la femme aimée
perdue et du « luth constellé » on peut voir le mythe d'Orphée qui a perdu
Eurydice + référence directe au poète Orphée à la fin du poème aux v. 12-13.
Enjambement v. 3-4 : peut symboliser l’idée de cassure due à la perte de l'être aimé
puisque le rythme s'en voit ainsi perturbé.
Oxymore « soleil noir » = accentue cette idée de rupture par l'opposition > on
retrouve l'image d'Orphée dévasté par la perte d'Eurydice et qui ne composera plus
que, par la suite, des mélopées (chants mélancoliques) et donnera par la suite son
nom au lyrisme.
Enfin, la strophe se termine avec le terme « mélancolie » qui signifie un état de
profonde détresse et tristesse ce qui accentue l’image du poète malheureux.
CONCLUSION MOUVEMENT 1

Cette première strophe permet donc de dresser un portrait très sombre du


poète. On retrouve la figure du poète romantique qui est un homme meurtri par
la vie, vivant dans la solitude et qui souffre.
On peut aussi trouver une référence à l'alchimie puisque la couleur dominante
dans cette strophe est le noir. Ainsi, on peut penser à l'un des processus du
Grand Œuvre : l'œuvre au noir.
Mouvement 2 : Quête du bonheur, le poète cherche à se sortir de son mal être. (vers 5 à
8)

• Vers 5 – 6 : On retrouve l'atmosphère sombre du premier quatrain dans le


premier vers avec la métaphore « la nuit du tombeau ».
On remarque que le poète semble s'adresser à quelqu'un à travers la présence de la
deuxième personne : le pronom tonique « toi » + l'emploi de la 2e personne du
singulier de l'impératif présent.
Pour comprendre qui est ce « tu », il faut aller chercher la référence dans le recueil
de Nouvelles Les Filles du feu. Dans la nouvelle intitulée « Octavie », l'écrivain
raconte comment une rencontre avec une jeune femme à Naples, sur la colline du
Pausilippe, le sauve du suicide grâce à l’amour.
• Vers 7 – 8 : Progressivement la lumière prend place au sens propre, tout d'abord,
puisque le dernier mot du v.5 est l'antonyme du dernier mot du v. 1 « inconsolé » /
« consolé », puis au sens figuré puisque les couleurs et les images évoquées
deviennent beaucoup plus claires et mélioratives : « La fleur » (v. 7) et « la treille »,
« le pampre » (v. 8).
Périphrase vers 7 « la fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé » = image de la femme
aimée. Mais si l'on associe les couleurs claires et la fleur, on peut voir une référence à
l'alchimie avec l’œuvre au blanc, qui est le deuxième processus du Grand Œuvre.
Le dernier vers de la strophe tend définitivement vers le positif puisque la végétation
est fortement évoquée. On peut aussi voir le symbole de l’amour avec la métaphore de
l'enlacement de la rose qui représente le féminin et de la vigne qui représente le
masculin
CONCLUSION MOUVEMENT 2

Dans cette strophe, nous pouvons voir que la lumière revient


progressivement et le poète tente de vaincre sa mélancolie.
Désormais, le poète va tenter de se reconstruire et va se lancer dans une
quête identitaire.
Mouvement 3 : Quête identitaire du poète. (vers 9 à 11)

• Vers 9 : Dans la troisième strophe, le poète débute par des interrogations qui
donnent au poème une tournure plus positive. Il semble se questionner sur son
identité : « suis-je ».
Les personnages auxquels il se compare sont plutôt mélioratifs : on retrouve des dieux
de la mythologie comme « Amour » qui renvoie à Éros (Cupidon en latin) et « Phébus »
qui est le nom grec d’Apollon.
On retrouve également des hommes valeureux et légendaires de l'époque médiévale
« Lusignan » qui est le fondateur d'une grande lignée (issue de la fée Mélusine) et
« Biron » qui est un grand chef catholique des guerres de religion.
Le poète semble progressivement sortir de sa mélancolie et reprendre confiance en lui
en prenant pour référence des figures mythiques et légendaires.
• Vers 10 : Dans le vers 10 la couleur rouge domine et fait ainsi référence à l'Œuvre au
rouge qui est le troisième processus du Grand Œuvre. La couleur peut aussi être
associée à l'amour dans ce vers puisqu'il peut renvoyer au « baiser de la reine ».
• Vers 11 : Les aposiopèses « ... » sont à associer au rêve dont le verbe conjugué au
passé composé « j'ai rêvé » fait référence. Il s'agit de quelque chose de flou,
d'incertain et d'inachevé.
« Reine » et « sirène » riment ensemble et renvoient à deux figures féminines qui
peuvent rappeler la légende médiévale de la fée Mélusine qui était mi-femme, mi-
poisson (ou dragon selon les légendes). C’est elle qui est à l'origine de la grande lignée
des Lusignan. Elle a promis à son mari Lusignan gloire et richesse à la seule condition
d'un amour basé sur la confiance. Celui-ci n'a pu tenir promesse et il perd Mélusine à
jamais. C'est encore une référence à un amour perdu.
CONCLUSION MOUVEMENT 3
Cette strophe marque l'espoir du poète qui renaît à travers le rêve d'un amour.
L'emploi du passé composé montre que ce fait, même appartenant au passé, a
encore une incidence au moment où l'on en parle.
L'amour et la passion amoureuse occupent une place importante dans ce
premier tercet.
Le poète semble refaire surface et se prête à rêver d'amour. Il se relève
progressivement de sa blessure.
Mouvement 4 : Le poète sort victorieux de son mal-être. (vers 12 à 14)

• Vers 12 : Le dernier tercet évoque le succès du poète qui se dit « vainqueur


». Ce vers peut être mis en lien avec la vie de Nerval qui a traversé deux
crises de folie importantes.
La conjonction de coordination « Et » exprime la consécution,
l'enchaînement : ainsi il évoque avec fierté son succès dans la difficulté. Il a
su accomplir les épreuves qui se sont imposées à lui.
Le défi à relever semble être une tâche douloureuse et difficile puisqu'il le
transcrit par la métaphore « traversé l'Achéron » qui un des fleuves des
Enfers dans la mythologie.
• Vers 13 – 14 : Le vers 13 est une référence explicite à Orphée qui est le premier
poète et qui grâce à sa lyre réussit à pénétrer et sortir vivant de ce lieu terrible
(les Enfers).
Par analogie, c'est de la poésie dont le poète parle puisque le lyrisme poétique tient
ses origines d'Orphée. On retrouve d'ailleurs le champ lexical de la musique et des
sons à travers les termes « modulant », « lyre », « soupirs » et « cris ».
On retrouve dans cette strophe le mysticisme de Nerval qui mêle légendaire et
religieux par les termes « sainte » et « fée » au vers 14. Cette fée en question est
encore une référence à Mélusine.
Après avoir assisté à l’œuvre au noir dans le premier quatrain, puis l’œuvre au
blanc dans le deuxième quatrain et l’œuvre au rouge dans le premier tercet, la
poésie devient la pierre philosophale dans le dernier tercet et permet ainsi au poète
de transformer sa douleur et son mal en quelque chose de précieux et de beau : c’est
l’or poétique.
CONCLUSION

À travers ce sonnet, Nerval définit le poète romantique. Il s'agit d'un être à


part qui parvient à se servir de sa douleur pour mieux la sublimer à travers son
art. En effet, le poète se compare aux figures majeures telles qu'Orphée ou
Mélusine qui ont toutes deux triomphé du mal et des ténèbres.
Le poème « El Desdichado » évoque ainsi le passage de l'ombre à la lumière, de
mort à la vie, de l'ignorance à la connaissance, du plomb à l'or. Il marque la
naissance du poète qui triomphe de sa douleur grâce à la poésie.
L'allusion à l'alchimie est ici forte : Gérard de Nerval était un grand lecteur des
traités d'alchimie. Il est un des poètes qui illustre très bien la branche obscure et
sombre du romantisme.

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