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El Desdichado

OBJECTIFS : l'alchimie poétique dans le romantisme noir. Source d'inspiration dans la poésie
baudelairienne.

SUPPORT : G. de Nerval, Les Chimères, « El Desdichado », (1854)

Intro : Ce poème se situe dans un petit recueil de douze sonnets intitulé Les Chimères, situé à la fin
du recueil de nouvelles Les Filles du feu publié en 1854. Cette œuvre exprime la nature du mal qui
hante Gérard de Nerval et les tentatives faites pour l'exorciser. Ce mal est celui d' « El Desdichado
», le chevalier errant, anonyme, « déshérité », sans nom ni fief. Sombre personnage, il ne vit que des
traces de ses exploits et amours perdues, comme le poète, égaré dans les dédales de sa mémoire, est
condamné à la quête incessante de son identité. C'est un sonnet composé de deux quatrains en
alexandrins aux rimes croisées et de deux tercets aux rimes croisées puis suivies.

[Lecture]

Problématique : Comment le poète évoque-t-il la recherche de l'identité ? En quoi ce poème


illustre-t-il l'alchimie poétique ? Quelle image du poète et de la poésie se dégage de ce poème ?

Deux mouvements :
- 1er mvt → les deux quatrains : le portrait du poète, un être mystérieux et malheureux.
- 2e mvt → les deux tercets : la victoire du poète et la puissance de l'alchimie poétique.

***Vocabulaire***
- luth : instrument à cordes pincées de XVIe et XVIIe s. d'origine orientale. Pausilippe : colline
située dans la baie de Naples.
- Le poète de l'Antiquité gréco-romaine Virgile y repose.
- Treille : Cep de vigne que l'on fait pousser contre un support (treillage, mur, espalier), en
particulier pour la production du raisin de table.
- pampre : Branche, rameau de vigne portant ses feuilles, ses vrilles et, souvent, ses grappes de
raisin.

Analyse linéaire :

Le titre → C'est une référence au roman Ivanhoé de l'écrivain écossait Walter Scott publié en 1819.
Le personnage principal, Ivanhoé, se présente à un tournoi sous les traits d'un chevalier inconnu «
son armure d'acier était richement incrustée d'or, et la devise visible de son bouclier était un jeune
chêne déraciné avec le mot espagnol Desdichado, qui signifie Déshérité ». Ainsi, dès le départ,
Nerval propose un univers médiéval et mystérieux au lecteur.

1er mouvement : Le portrait du poète, un être mystérieux et malheureux.


→ Dans la première strophe on retrouve dès le premier vers la présence du poète à travers le
pronom « je ». Il se définit immédiatement par la gradation au v. 1 « le ténébreux, - le veuf, -
l'inconsolé ». Dès lors ces trois adjectifs permettent de dresser le portrait du poète comme un
homme mélancolique, le substantif « mélancolie » vient d'ailleurs clore la première strophe.
Le portrait du poète se poursuit au v. 2 à travers la comparaison implicite au « prince d'Aquitaine à
la tour abolie ». Difficile de savoir qui est ce prince précisément mais on pourrait voir une référence
au fameux « prince noir », Edouard Plantagenêt, qui vécut au XIVe siècle.
Toutefois, l'image créée est plus intéressante que la référence. En effet, la tour abolie évoque surtout
l'idée de la perte. Ainsi, le terme « étoile » (v.3) pourrait être une métaphore de la femme aimée à
tout jamais perdue ainsi que l'indiquent les adjectifs « abolie » et « morte ».

Si l'on rapproche l'idée de la femme aimée perdue et du « luth constellé » on peut voir le mythe
d'Orphée qui a perdu Eurydice. Références directes que l'on trouvera à la fin du poème aux v. 12-
13. En outre l'enjambement aux v. 3-4 peut symboliser une cassure (due à la perte de l'être aimé)
puisque le rythme s'en voit ainsi perturbé. La figure de l'oxymore avec l'expression « soleil noir »
accentue cette idée de rupture par l'opposition ainsi suggérée. De fait, on retrouve l'image d'Orphée
dévasté par la perte d'Eurydice et qui ne composera plus que, par la suite, des mélopées (chants
mélancoliques). La présence de tirets cadratins est assez énigmatique. Il est possible de voir une
discussion du poète avec lui-même.

Sachant que Nerval était psychologiquement très instable et qu'il a connu des crises de folie (en
1851 et 1853), on peut pencher pour cette interprétation. D'ailleurs, sa dernière crise en 1854 le
conduira au suicide. Le mysticisme du poète apparaît à travers deux références : • On retrouve tout
d'abord une allusion à la cartomancie avec « tour abolie », « étoile » et « soleil » qui sont trois
arcanes majeurs du Tarot (XVI. La Maison de Dieu / XVII. L'étoile / XIX. Le soleil) • On peut aussi
trouver une référence à l'alchimie puisque la couleur dominante dans cette strophe est le noir.

Ainsi, on pense à l'un des processus du Grand Oeuvre : l'oeuvre au noir. Enfin, la strophe se termine
avec le terme « mélancolie » qui signifie un état de profonde détresse et tristesse.

=> Cette première strophe permet de dresser un portrait très sombre du poète. C'est bien entendu la
figure du poète romantique : homme meurtri par la vie, vivant dans la solitude, celui qui souffre.

→ Dans la strophe 2 l'atmosphère est encore sombre au v. 5 avec la métaphore «la nuit du tombeau
». On remarque que le poète semble s'adresser à quelqu'un à travers la présence de la deuxième
personne : le pronom tonique « toi » et l'emploi de la 2e pers. du sing. de l'impératif présent. Pour
comprendre qui est ce « tu », il faut aller chercher la référence dans le recueil de nouvelles Filles du
feu.
Dans la nouvelle intitulée « Octavie », l'écrivain raconte comment une rencontre avec une jeune
femme à Naples, sur la colline du Pausilippe, le sauve du suicide. Mais progressivement la lumière
prend place au sens propre, tout d'abord, puisque le dernier mot du v.5 est l'antonyme du dernier
mot du v. 1 « inconsolé »/ »consolé », ensuite au sens figuré puisque les couleurs évoquées
deviennent beaucoup plus claires : « La fleur » (v. 7) et « la treille où le pampre » (v. 8).

A travers la périphrase « la fleur qui plaisait tant tant à mon cœur désolé » c'est l'image de la femme
aimée qui apparaît. Mais si l'on associe les couleurs claires et la fleur, on peut voir une référence à
l'alchimie ! L’œuvre au blanc, qui est le deuxième processus du Grand Œuvre. Qui plus est, la fleur
évoque l'ensemble des opérations du Grand Œuvre. Le dernier vers de la strophe est nettement plus
positif puisque la végétation est évoquée. On peut aussi voir le symbole des amours de Tristan et
Yseult avec l'image de l'enlacement (de la rose (féminin) et de la vigne (masc.)), symbole d'un
amour qui vainc la mort.
=> Dans cette strophe progressivement la lumière se fait et le poète tente de vaincre sa mélancolie.
On retrouve encore des images du folklore antique (Virgile) ou médiéval (le symbole de l'amour
éternel de Tristan et Yseut).

Deuxième mouvement : La victoire du poète et de l'alchimie poétique


→ Dans la troisième strophe, le poète débute par des interrogations qui donnent au poème une
tournure plus positive. En effet, il semble se questionner sur son identité « suis-je ». Les
personnages auxquels il se compare sont plutôt mélioratifs : des dieux « Amour » = « Eros » et «
Phébus » = « Apollon », des hommes valeureux et légendaires de l'époque médiévale « Lusignan »
fondateur d'une grande lignée (issue de la fée Mélusine) et « Biron » grand chef catholique des
guerres de religion. Ainsi, le poète semble progressivement sortir victorieux de sa mélancolie. Dans
le vers 10 la couleur rouge domine faisant ainsi référence à l'oeuvre au rouge, troisième processus
du Grand Ouvre. La couleur peut aussi être associée à l'amour dans ce vers puisqu'il peut renvoyer
au « baiser de la reine ».
Les aposiopèses « ... » sont à associer au rêve dont le verbe conjugué au Passé Composé « j'ai rêvé
» (v. 11) fait référence. Il s'agit de quelque chose de flou, d'incertain et d'inachevé. Cette strophe
marque donc l'espoir du poète qui renaît à travers le rêve d'un amour. L'emploi du Passé Composé
montre que ce fait passé a encore une incidence au moment où l'on en parle. « Reine » et « sirène »
riment ensemble, deux figures féminines qui peuvent rappeler la légende médiévale de la fée
Mélusine mi femme, mi poisson, à l'origine de la grande lignée des Lusignan, qui a promis à son
mari gloire et richesse à la seule condition d'un amour indéfectible, basé sur la confiance. Celui-ci
n'a pu tenir promesse et il perd Mélusine à jamais. C'est encore une référence à l'amour. L'amour et
la passion amoureuse occupent une place importante dans ce premier tercet.
=> Dans ce tercet, le poète semble faire surface et se prête à rêver d'amour. Il se relève
progressivement de sa blessure.
→ Le dernier tercet évoque le succès du poète qui se dit « vainqueur ». Ce vers peut être mis en lien
avec la vie de Nerval qui a traversé deux crises de folie importantes. La conjonction de coordination
« Et » exprime la consécution (l'enchaînement) ainsi il évoque avec fierté son succès dans la
difficulté. Il a su accomplir les épreuves qui se sont imposées à lui. Le défi à relever ne semble pas
être des moindres puisqu'il est transcrit par la métaphore « traversé l'Achéron », un des fleuves des
Enfers dans la mythologie.
Le vers qui suit évoque Orphée qui grâce à sa lyre réussit à pénètrer et sortir vivant de ce lieu
terrible. Par analogie, c'est de la poésie dont le poète parle puisque le lyrisme poétique tient ses
origines d'Orphée. On retrouve d'ailleurs le champ lexical de la musique ou des sons à travers les
termes « modulant », « lyre », « soupirs » et « cris ». On retrouve dans cette strophe le mysticisme
de Nerval qui mêle légendaire et religieux par les termes « sainte » et « fée ». Cette fée en question
est encore Mélusine qui lorsqu'elle quitte Raymondin, son mari qui l'a trahie, se transforme en
dragon et pousse un cri puissant en prenant son envol du château. => Les deux tercets semblent
baigner dans la musicalité. On retrouve de nombreux rythmes binaires « Amour ou Phébus », «
Lusignan ou Biron », « tour à tour », « Les soupirs de la sainte et les cris de la fée ». Ainsi la poésie
est la pierre philosophale permettant au poète de transformer sa douleur et son mal en quelque chose
de précieux et de beau.

Conclusion : A travers ce sonnet, Nerval définit le poète romantique. Il s'agit d'un être à part qui
parvient à se servir de sa douleur pour mieux la sublimer à travers son art. En effet, le poète se
compare aux figures majeures telles qu'Orphée ou Mélusine qui ont toutes deux triomphé du mal et
des ténèbres. Le poème « El Desdichado » évoque ainsi le passage de l'ombre à la lumière, de mort
à la vie, de l'ignorance à la connaissance, du plomb à l'or, marquant une sorte de naissance pour le
poète qui triomphe de sa douleur grâce à la poésie. L'allusion à l'alchimie est indéniable ; Gérard de
Nerval était un grand lecteur des traités d'alchimie (Pimandre de Mercure Trismégiste) et avait un
goût très prononcé pour l'ésotérisme. Il est un des poètes qui illustre très bien la branche obscure du
romantisme.

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