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Texte 4 : Blaise CENDRARS,

Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913.

Le jeune Frédéric-Louis Sauser, future Blaise Cendrars,


à son arrivée à Saint-Pétersbourg en janvier 1905.
Introduction

Eléments biographiques sur Cendrars : mettre l’accent sur l’adolescence, le « bourlingueur », la fascination
pour les avant-gardes artistiques (cubisme, futurisme, abstraction géométrique de Sonia Delaunay)

Fruit de la collaboration entre un poète et une peintre, la Prose du transsibérien prend la forme, à sa parution
en 1913, d’un « livre-simultané » : un accordéon de 2 m de haut sur 45 cm de large, dont la partie droite est
occupée par le texte et la gauche par l’œuvre graphique et colorée de Sonia Delaunay. Cette présentation
tout en longueur rayée des lignes horizontales (les vers) reproduit le dessin des rails !

L’extrait à l’étude introduit la figure plurielle et mystérieuse de Jeanne/Jehanne, qui accompagne Blaise tout
au long de son trajet en Transsibérien et donne lieu à plusieurs interprétations et références :
• Jehanne d’Arc ? Une allégorie de la France, de l’attachement du poète à cette terre de liberté pour
laquelle il s’engagera l’année suivante, dans la Légion Etrangère, lorsqu’éclatera la Première Guerre
Mondiale.
• Jehanne, fille de Louis XI et de Charlotte de Savoie. Une enfant humiliée, écartée très jeune de la
cour en raison de son goût sans modération pour la spiritualité. En grandissant, son corps se déforme,
elle est bossue et claudique un peu. Bien que mariée précocement, l’union est annulée. Elle fonde
alors la congrégation de l’Annonciade. Du vers 222 à 240, le poète accumule les allusions à un corps
meurtri : « Ton ventre est aigre et tu as la chaude pisse (…) / Nous sommes des culs-de-jatte de
l’espace / Nous roulons sur nos quatre plaies / On nous a rogné les ailes ». Le terme affectueux «
petite » place le poète dans une communauté de souffrance et d’innocence avec la jeune fille. La
claudication de la sainte est rappelée par les béquilles (vers 229).
• La « petite prostituée » du Lapin agile, le cabaret de Montmartre où se rencontre la bohème du début
du XXe siècle.

L’extrait à l’étude est composé de 5 quatrains de vers libres et d’un tercet. Il s’inscrit dans la tradition de
l’élégie1 (qui traverse l’histoire poétique française de Ronsard à Lamartine) et développe un thème usuel :
l’amour. Toutefois, la forme en vers libres, la rareté de la ponctuation ainsi que le caractère insolite de
certaines images témoignent de la modernité d’un poète fasciné par les avant-gardes artistiques du début
du XXe siècle.

1
Elégie : poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques.
Projet de lecture : Comment le poète renouvelle-t-il le lyrisme en brossant le portrait d’une muse
inattendue ?

Progression du texte : Le passage étudié, comme l’ensemble de ce long poème, procède par reprises, échos
et variations. C’est pourquoi, plutôt que de proposer un découpage artificiel, nous nous efforcerons de
montrer comment l’on progresse d’un vers ou d’une strophe à l’autre dans ce poème ligne droite 2 !

Les deux 1ers vers donnent le ton du passage : la mélancolie


• Les 1ers vers convient le lecteur à un voyage au cœur de l’intimité du poète : « Du fond » (v.1), repris
par « au fond » (v.4 et V.7)
• (v.1 et 2) Expression de la nostalgie, du manque :
 Nostalgie de la France pour cet adolescent à des milliers de kms de chez lui ? Jehanne = allégorie
de la France et incarnation imagée du mal du pays du jeune homme ?
 Nostalgie de son amoureuse : la petite Jeanne, avec laquelle le poète va bientôt nouer un
dialogue à distance : « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
• « Amour avec majuscule » :
 Personnification, allégorie de l’amour. La douceur et l’attendrissements sont soulignés par
l’allitération en [m] :
« Du fond de mon cœur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse »
 Mais c’est aussi le nom du grand fleuve qui traverse la Russie (cf. v.45 « Et les eaux limoneuses
de l’amour charrient des millions de charognes ») => Peut-être le poète pense-t-il à sa maîtresse
en contemplant le fleuve par la fenêtre du train, peut-être est-ce le nom de ce fleuve qui a
déclenché la réminiscence…

Le 3e vers introduit le portrait de la « petite Jeanne »


• Un portrait qui commence par mettre l’accent sur :
 sa fragilité : la restriction « Elle n’est qu’une enfant » (v.3) est reprise au vers 5 : « Ce n’est qu’une
enfant »
 ses manques : Les négations du vers 6 sont mises en relief par la position forte des adverbes
« pas » et « jamais ».
• Un portrait d’emblée paradoxal : « immaculée, au fond d’un bordel » (une âme pure en dépit de la
déchéance morale de sa condition ?), « rieuse et triste » / « Elle ne sourit pas » => la série de
contradictions rend le personnage insaisissable : existe-t-il vraiment ou est-elle une créature
fantasmatique créée par l’esprit du poète pour pallier à sa solitude ?
• La dimension paradoxale du portrait connaît un début d’explication : la jeune fille n’est pas n’importe
qui, mais une muse : « la fleur du poète »(v .8 : elle est perçue par un regard qui l’idéalise, la
déréalise. Le portrait prend ici une tournure plus familière et inscrit Jeanne dans le topos de la
« femme fleur »3
• Ainsi, l’image du lys sur un plan d’eau (« boire ») agité d’un mouvement à peine perceptible
(« tremble ») convoque celle d’une autre jeune fille au destin tragique : "Ophélie" chantée par
Rimbaud :
« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys »
• Par la subordonnée circonstancielle « quand elle vous y laisse boire », le poète suggère la pudeur et
le caractère farouche de Jeanne : si son corps est vendu au plus offrant, sa véritable beauté n’est
réservée qu’à des élus. Et c’est par les yeux, véritables fenêtres de l’âme, que l’on accède à cette
beauté intérieure.

2
Etymologie de prose : « prosa oratio » = discours qui va en ligne droite !
3
Un topos est un motif littéraire récurrent. L’analogie entre la femme et la fleur est par exemple très présent chez les
poètes de la Pléiade tels que Ronsard : "Comme on voit sur la branche..."
Les 3e et 4e quatrains marquent une intensification des émotions
• Une représentation pathétique de la « petite Jeanne »
 L’expression « long tressaillement » (v.10) qui reprend le verbe « tremble » met l’accent sur la
fragilité de Jeanne.
 De même le rythme ternaire qui décompose sa démarche au vers 12 donne l’impression d’une
grande faiblesse : « Elle fait un pas,/ puis ferme les yeux / – et fait un pas. »
 (v.15-16) La présentation d’une jeune femme dépossédée de tout (même de son corps qu’elle est
obligée de vendre pour survivre !) convoque dans l’imaginaire du lecteur des figures littéraires
célèbres (on pense à Fantine contrainte de vendre ses cheveux et ses dents pour subvenir aux
besoins de sa fille Cosette, autre figure de l’enfance martyrisée4)
« Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est toute nue, / n’a pas de corps – / elle est trop pauvre. » (Rythme ternaire qui fait écho au
vers 12)
• Paradoxalement, ce qui discrédite Jeanne aux yeux de l’opinion commune est ce qui lui donne de la
valeur aux yeux du poète
 Le portrait de Jeanne qui met l’accent sur sa misère (« toute nue », « trop pauvre ») est construit
en opposition avec « les autres femmes » dotées d’attributs habituellement valorisants « des
robes d’or sur de grands corps de flammes » mais ici dévalorisés par la tournure restrictive :
« n’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes » => Ces femmes torrides (métaphore
du feu) laissent le poète de marbre à l’inverse de Jeanne dont la beauté intérieure ne s’exhibe
pas mais émeut profondément le poète : « Car elle est mon amour » (v.13)
• Le lyrisme des deux strophes souligne l’intensité des sentiments de Blaise :
 Le poème célèbre l’union de deux solitudes (« Ma pauvre amie est si esseulée »)
« Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
Elle fait un pas, puis ferme les yeux – et fait un pas »
Le rythme se fait sautillant (v.11) et le lecteur entend 3 fois le mot « fête » => joie de l’union de
ces deux êtres, fraternité de deux solitudes.
 La musicalité renforce le lyrisme5 du passage :
La plupart des vers de l’extrait sont proches de l’alexandrin (les vers 9 à 11 sont d’ailleurs des
alexandrins, les vers 11 et 14 sont des alexandrins scindés en deux hémistiches, le vers 12
présente 13 syllabes…) et se distinguent d’autres sections de ce long poème qui présentent des
vers de longueur très irrégulière.
Certains vers riment entre eux (v.9-10 : « reproche » / « approche » ; v.13-14 : « femmes » /
« flammes »)

Le 5e quatrain produit un effet de boucle et marque la fin de la section


• Tout en renforçant le lyrisme du passage (en lui conférant une dimension incantatoire6), les reprises
agissent comme un signal auprès du lecteur et produisent un effet de clôture :
 Les vers 17-18 font écho au vers 8
 Le vers 20 « Que les larmes me viennent si je pense à son cœur » se présente comme une
variation autour du 1er vers de l’extrait : « Du fond de mon cœur des larmes me viennent »
• Reprise de la métaphore de la fleur :
 L’adjectif « fluette » (v.17) peut être perçu comme un mot-valise7 ou la contraction de l’expression
« la fleur du poète », une sorte de matrice sonore, le poème progressant de manière spontanée
par association de sonorités.
 « un pauvre lys d’argent, / tout froid, tout seul, et déjà si fané » : les adverbes « tout » et « si »
accentuent le caractère pathétique du portrait de la petite Jeanne ; la métaphore de la fleur fanée
désigne le corps souillé que la jeune fille est contrainte de vendre pour survivre.
 C’est également la réminiscence personnelle qui se fane, la strophe suivante inscrivant
l’évocation de l’amour dans une dimension plus universelle.

4
Victor Hugo, Les Misérables, 1862
5
Rappel de l’étymologie de lyrisme : la lyre, instrument d’Orphée et d’Apollon.
6
De cantare = chanter => agir avec force par l’émotion.
7
Mot-valise : mot formé par la fusion d’au moins deux mots existant dans la langue (ex : copillage : copier + pillage).
Le tercet inscrit l’expression des sentiments du poète dans une perspective universelle et permet une
transition avec l’étape suivante du voyage
• Universalité de cet amour, qui prend une dimension cosmique :
 « cette nuit » => « cent mille autres »
 Le poète et sa muse => « l’homme et la femme »
• Modernité poétique : rupture de tonalité, de rythme qui crée un effet de surprise.
• La rêverie nostalgique se perd dans la contemplation des étoiles (« Les comètes tombent »)
• Strophe de transition qui continue à développer le thème de l’amour tout en amorçant la section
suivante : « Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre… »

Ccl.
Le poème de Cendrars, quand il traite de l’amour de Jeanne, s’inscrit donc dans une filiation. Tant en ce qui
concerne la forme (une suite de cinq quatrains qui rapproche cet extrait des genres anciens comme la
chanson ou l’ode) que certains procédés poétiques : les anaphores, reprises et variations qui confèrent de
la musicalité au poème et accentuent sa dimension lyrique et élégiaque, ou encore la métaphore de la
« femme-fleur ». Toutefois, la petite Jeanne, créature méprisée et abîmée par l’existence dont le poète révèle
la beauté nous apparaît comme une muse moderne, une « fleur du mal » au sein d’un poème qui, par la
liberté de sa versification, comme par les effets de surprise créés par certaines métaphores ou ruptures de
rythme, participe également de plain-pied de l’avant-garde artistique.

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