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Eléments biographiques sur Cendrars : mettre l’accent sur l’adolescence, le « bourlingueur », la fascination
pour les avant-gardes artistiques (cubisme, futurisme, abstraction géométrique de Sonia Delaunay)
Fruit de la collaboration entre un poète et une peintre, la Prose du transsibérien prend la forme, à sa parution
en 1913, d’un « livre-simultané » : un accordéon de 2 m de haut sur 45 cm de large, dont la partie droite est
occupée par le texte et la gauche par l’œuvre graphique et colorée de Sonia Delaunay. Cette présentation
tout en longueur rayée des lignes horizontales (les vers) reproduit le dessin des rails !
L’extrait à l’étude introduit la figure plurielle et mystérieuse de Jeanne/Jehanne, qui accompagne Blaise tout
au long de son trajet en Transsibérien et donne lieu à plusieurs interprétations et références :
• Jehanne d’Arc ? Une allégorie de la France, de l’attachement du poète à cette terre de liberté pour
laquelle il s’engagera l’année suivante, dans la Légion Etrangère, lorsqu’éclatera la Première Guerre
Mondiale.
• Jehanne, fille de Louis XI et de Charlotte de Savoie. Une enfant humiliée, écartée très jeune de la
cour en raison de son goût sans modération pour la spiritualité. En grandissant, son corps se déforme,
elle est bossue et claudique un peu. Bien que mariée précocement, l’union est annulée. Elle fonde
alors la congrégation de l’Annonciade. Du vers 222 à 240, le poète accumule les allusions à un corps
meurtri : « Ton ventre est aigre et tu as la chaude pisse (…) / Nous sommes des culs-de-jatte de
l’espace / Nous roulons sur nos quatre plaies / On nous a rogné les ailes ». Le terme affectueux «
petite » place le poète dans une communauté de souffrance et d’innocence avec la jeune fille. La
claudication de la sainte est rappelée par les béquilles (vers 229).
• La « petite prostituée » du Lapin agile, le cabaret de Montmartre où se rencontre la bohème du début
du XXe siècle.
L’extrait à l’étude est composé de 5 quatrains de vers libres et d’un tercet. Il s’inscrit dans la tradition de
l’élégie1 (qui traverse l’histoire poétique française de Ronsard à Lamartine) et développe un thème usuel :
l’amour. Toutefois, la forme en vers libres, la rareté de la ponctuation ainsi que le caractère insolite de
certaines images témoignent de la modernité d’un poète fasciné par les avant-gardes artistiques du début
du XXe siècle.
1
Elégie : poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques.
Projet de lecture : Comment le poète renouvelle-t-il le lyrisme en brossant le portrait d’une muse
inattendue ?
Progression du texte : Le passage étudié, comme l’ensemble de ce long poème, procède par reprises, échos
et variations. C’est pourquoi, plutôt que de proposer un découpage artificiel, nous nous efforcerons de
montrer comment l’on progresse d’un vers ou d’une strophe à l’autre dans ce poème ligne droite 2 !
2
Etymologie de prose : « prosa oratio » = discours qui va en ligne droite !
3
Un topos est un motif littéraire récurrent. L’analogie entre la femme et la fleur est par exemple très présent chez les
poètes de la Pléiade tels que Ronsard : "Comme on voit sur la branche..."
Les 3e et 4e quatrains marquent une intensification des émotions
• Une représentation pathétique de la « petite Jeanne »
L’expression « long tressaillement » (v.10) qui reprend le verbe « tremble » met l’accent sur la
fragilité de Jeanne.
De même le rythme ternaire qui décompose sa démarche au vers 12 donne l’impression d’une
grande faiblesse : « Elle fait un pas,/ puis ferme les yeux / – et fait un pas. »
(v.15-16) La présentation d’une jeune femme dépossédée de tout (même de son corps qu’elle est
obligée de vendre pour survivre !) convoque dans l’imaginaire du lecteur des figures littéraires
célèbres (on pense à Fantine contrainte de vendre ses cheveux et ses dents pour subvenir aux
besoins de sa fille Cosette, autre figure de l’enfance martyrisée4)
« Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est toute nue, / n’a pas de corps – / elle est trop pauvre. » (Rythme ternaire qui fait écho au
vers 12)
• Paradoxalement, ce qui discrédite Jeanne aux yeux de l’opinion commune est ce qui lui donne de la
valeur aux yeux du poète
Le portrait de Jeanne qui met l’accent sur sa misère (« toute nue », « trop pauvre ») est construit
en opposition avec « les autres femmes » dotées d’attributs habituellement valorisants « des
robes d’or sur de grands corps de flammes » mais ici dévalorisés par la tournure restrictive :
« n’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes » => Ces femmes torrides (métaphore
du feu) laissent le poète de marbre à l’inverse de Jeanne dont la beauté intérieure ne s’exhibe
pas mais émeut profondément le poète : « Car elle est mon amour » (v.13)
• Le lyrisme des deux strophes souligne l’intensité des sentiments de Blaise :
Le poème célèbre l’union de deux solitudes (« Ma pauvre amie est si esseulée »)
« Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
Elle fait un pas, puis ferme les yeux – et fait un pas »
Le rythme se fait sautillant (v.11) et le lecteur entend 3 fois le mot « fête » => joie de l’union de
ces deux êtres, fraternité de deux solitudes.
La musicalité renforce le lyrisme5 du passage :
La plupart des vers de l’extrait sont proches de l’alexandrin (les vers 9 à 11 sont d’ailleurs des
alexandrins, les vers 11 et 14 sont des alexandrins scindés en deux hémistiches, le vers 12
présente 13 syllabes…) et se distinguent d’autres sections de ce long poème qui présentent des
vers de longueur très irrégulière.
Certains vers riment entre eux (v.9-10 : « reproche » / « approche » ; v.13-14 : « femmes » /
« flammes »)
4
Victor Hugo, Les Misérables, 1862
5
Rappel de l’étymologie de lyrisme : la lyre, instrument d’Orphée et d’Apollon.
6
De cantare = chanter => agir avec force par l’émotion.
7
Mot-valise : mot formé par la fusion d’au moins deux mots existant dans la langue (ex : copillage : copier + pillage).
Le tercet inscrit l’expression des sentiments du poète dans une perspective universelle et permet une
transition avec l’étape suivante du voyage
• Universalité de cet amour, qui prend une dimension cosmique :
« cette nuit » => « cent mille autres »
Le poète et sa muse => « l’homme et la femme »
• Modernité poétique : rupture de tonalité, de rythme qui crée un effet de surprise.
• La rêverie nostalgique se perd dans la contemplation des étoiles (« Les comètes tombent »)
• Strophe de transition qui continue à développer le thème de l’amour tout en amorçant la section
suivante : « Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre… »
Ccl.
Le poème de Cendrars, quand il traite de l’amour de Jeanne, s’inscrit donc dans une filiation. Tant en ce qui
concerne la forme (une suite de cinq quatrains qui rapproche cet extrait des genres anciens comme la
chanson ou l’ode) que certains procédés poétiques : les anaphores, reprises et variations qui confèrent de
la musicalité au poème et accentuent sa dimension lyrique et élégiaque, ou encore la métaphore de la
« femme-fleur ». Toutefois, la petite Jeanne, créature méprisée et abîmée par l’existence dont le poète révèle
la beauté nous apparaît comme une muse moderne, une « fleur du mal » au sein d’un poème qui, par la
liberté de sa versification, comme par les effets de surprise créés par certaines métaphores ou ruptures de
rythme, participe également de plain-pied de l’avant-garde artistique.