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LL 18

Baudelaire, « À une passante », section


Tableaux Parisiens, XCIII, 1861
Intro :
Charles Baudelaire est un écrivain, poète du XIXème siècle qui faisait partie
de la génération des poètes maudits, c'est-à-dire non compris par les gens de
son époque. Les fleurs du mal est un recueil de poème paru en 1861 au
carrefour de différents genres littéraires comme le romantisme, le Parnasse,
le réalisme ou encore le symbolisme. Baudelaire y décrit l'angoisse
existentielle, la souffrance, la mort et la déchéance, en explorant les thèmes
de la solitude, de la maladie et de la dépression. Le spleen désigne une
profonde mélancolie née du mal de vivre, que Charles Baudelaire exprime
dans son recueil Les fleurs du mal et cherche ainsi à transformer l’horreur en
beauté et la boue en or.

 En quoi ce sonnet renouvelle-t-il le thème de la rencontre amoureuse ?

I. Vers 1 à 8 : L’apparition de la passante et la fascination du poète

Le vers 1 installe le décor d’un paysage urbain. Le poète se trouve dans la


rue, qui confirme le cadre esquissé par le titre, avec l’adresse « À une
passante ». Il s’agit d’une ville bruyante et, on le devine, moderne,
probablement une rue de Paris, célébrée dans plusieurs poèmes de son
œuvre et en particulier dans cette section, comme l’évoque le premier vers :
« La rue assourdissante autour de moi hurlait » (v. 1). Ce vers souligne la
modernité de Baudelaire, un des premiers poètes à faire entrer la ville en
poésie.
Le poète se décrit entouré par la rue, comme le montre le groupe
prépositionnel « autour de moi ». Le « moi », qui apparaît au milieu du
second hémistiche, est en effet le centre focal, point autour duquel la
description et le récit s’organisent, installant d’emblée une dimension lyrique.
Mais le sujet semble cerné par l’agitation du lieu et envahi par l’extérieur. Il
décrit un environnement hostile, en faisant entendre la dissonance de la rue :
la suite de sons voyelles et les hiatus en début (« rue-a ») et fin de vers («
moi-hurlait ») semblent recréer la cacophonie urbaine ([a], [u], [ou], [i], [o],
[oi]), tandis que les allitérations en [r] et [s] évoquent des sonorités
rugueuses qui miment le fracas de la rue. La rue est personnifiée de manière
hyperbolique (« hurlait »), composant un décor menaçant pour le poète, avec
des accents fantastiques. Le sujet poétique semble perdu jusqu’à la confusion
(antithèse entre « assourdissante » et « hurlait »).
 
Les vers 2 à 4 décrivent l’apparition d’une inconnue, qui, dans le cadre
installé par le vers 1, semble d’abord inespérée. Les vers suggèrent la
progression de l’apparition : simple silhouette au départ, elle semble se
rapprocher. Son apparence et son expression sont d’abord esquissées dans la
succession d’appositions au vers 2, puis elle apparaît (« une femme », v. 3).
Le regard du poète, irrémédiablement attiré par cet être dont il suit le
mouvement, s’immobilise sur des détails (la main à la strophe 1, la jambe la
strophe 2), comme pour faire durer l’apparition de l’être admiré. Son
approche est comme enveloppée de mystère.
 
Le vers 5 et le second quatrain se rattachent à la strophe précédente par
l’enjambement (qui était généralisé des vers 2 à 4), mais aussi le thème : la
description de la passante. Dans ce vers « rejeté », le poète continue de
suivre, fasciné, l’élan de la passante. À nouveau, le vers s’ouvre par deux
adjectifs mélioratifs, ici coordonnés : « Agile et noble ». L’élégance de la
démarche esquissée strophe 1 est ici confirmée par les mots choisis et par le
rythme binaire. La noblesse connote un milieu social élevé et semble inscrire
ce poème dans le genre du blason, poème rendant hommage à une partie du
corps féminin, hérité du xvie siècle et cher à Baudelaire (voir « La chevelure
», « Un hémisphère dans une chevelure »). La deuxième partie du vers 5, qui
suit à nouveau une cadence majeure (4-6), révèle une contradiction entre le
mouvement souple (« agile ») et la dimension immobile et figée de la «
statue », qu’elle soit en pierre ou en marbre. La métaphore « sa jambe de
statue » exprime un idéal à l’antique, le fantasme d’un corps sculptural. Le
lecteur retrouve ici la comparaison, fréquente chez Baudelaire, entre la
femme et la statue, allégorie l’œuvre d’art. La référence implicite au mythe
de Pygmalion donne à cette scène de rencontre l’impression d’une rêverie ou
d’un fantasme. La passante apparaît comme un être surnaturel et
inaccessible, associé à l’idéal : elle bascule du souvenir au fantasme et
devient presque une œuvre d’art.
 
Le vers 6 fait réapparaître le poète : il s’ouvre sur une présence redondante
de la première personne, « Moi, je » (« Moi » placé en début de vers et
redoublé par le pronom personnel sujet « je »). Ce retour du « je » qui s’était
effacé auparavant face au spectacle qui se proposait à lui, fait signe vers une
réapparition du lyrisme. Le portrait glisse donc vers l’autoportrait. Le poète se
représente au cœur de la scène, en train de dévisager la passante avec
intensité. Le verbe « boire » est en effet à prendre au sens figuré (« boire du
regard »), il est à la fois métaphorique et hyperbolique : il connote l’avidité.
L’imparfait « buvait » souligne la durée de la scène pour le poète fasciné.
Celui-ci exprime l’effet de bouleversement qu’a créé sur lui cette rencontre
aussi soudaine qu’inattendue, comme le confirme la suite du vers, avec
l’apposition « crispé comme un extravagant ». Le poète apparaît comme
fasciné par cette apparition jusqu’à l’éblouissement, mais aussi apeuré
jusqu’à la paralysie (voir le participe passé « crispé ») et presque menacé par
l’errance mentale (voir la comparaison « comme un extravagant », qui ajoute
à l’idée de stupéfaction celle de la folie). Vers 7 et 8, le poète donne une
nouvelle vision de la passante, qui confirme ce que le portrait physique faisait
pressentir : elle intimide par ce qu’elle dégage et représente pour le poète. Le
poème rappelle à nouveau le genre du blason, resserré ici sur « l’œil ». Celui-
ci est particulièrement sombre, avec sa couleur de plomb (sens du mot
« livide » ici), qui donne l’impression d’un œil noir, sans tendresse, mais aussi
fait écho à l’œil de la tempête ; il est à la fois fascinant et inquiétant. En
effet, la métaphore « son œil livide où germe l’ouragan » annonce une
violence — celle du poète projetant son désir ? — et une capacité de
destruction ou d’autodestruction. Le lecteur retrouve la connotation morbide
et la tonalité pathétique suggérées par le « grand deuil » et la « douleur »
aux vers 2 : « livide » (v. 7), adjectif qui connote la mort, et « ouragan » (v.
7), « douleur » et « tue » (v. 8). Le vers 8 est d’ailleurs marqué par un
parallélisme de structure (nom + proposition subordonnée relative) et
dominé par l’antithèse (douceur/fascine/plaisir s’opposent ici au verbe « tuer
», à la rime), qui soulignent l’ambivalence de cette apparition pour le poète
— dualité qui était perceptible dès le vers 2 (« douleur majestueuse »). Ils
rendent présent le motif de la femme fatale, dans les deux sens du mot : la
passante est impressionnante et son apparition pourrait être dévastatrice
pour le poète. En effet, celle-ci est ici représentée par les sensations qu’elle
fait indirectement naître chez le poète : la douceur et le plaisir, l’espoir et la
peur. Son passage suscite certes le désir, mais sous la forme d’une
fascination douloureuse, source de pétrification morbide.
 
II. Vers 9 à 14 : La disparition de la passante et la désillusion du
poète
 
Dans les deux tercets, les modalités d’énonciation changent : la narration
laisse la place au discours. Au vers 9 (« Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive
beauté »), la ponctuation est expressive et originale : points de suspension,
point d’exclamation, tiret. Les points de suspension créent une coupe dans le
récit, avant l’accélération soudaine de la suite de l’hémistiche. Ils marquent
une ellipse et insistent sur l’idée que ce qui s’est produit relève de l’indicible :
ils semblent aussi figurer la disparition de la passante. Ils expriment enfin le
mystère que la passante représente pour le poète et l’émotion de celui-ci
devant cette apparition, une sorte d’effet de choc. Ensuite, le point
d’exclamation confirme son agitation émotionnelle et la vive impression
qu’elle crée chez lui, avant de laisser en lui le sentiment d’une absence et
d’un vide, représentés par « la nuit ». Le tiret marque alors une nouvelle
étape, amorçant le deuxième mouvement du poème. Les points de
suspension marquant une ellipse insistent sur l’idée que ce qui s’est produit
relève de l’indicible. Le poète donne ici une image à la fois de la jeune
femme et de la rencontre, à travers la ponctuation expressive mais aussi le
lexique choisi. Les termes « un éclair » et « fugitive beauté » peuvent être
interprétés comme des périphrases renvoyant à la passante : le poète insiste
sur la fugacité du passage de la femme, comme s’il s’agissait d’une
apparition. L’adjectif dans le groupe « fugitive beauté » peut aussi donner
l’impression qu’il s’agit d’une apostrophe désespérée à la passante disparue.
Par ces termes, le poète exprime son regret de n’avoir pu la rencontrer
réellement. Les termes « éclair » et « nuit » soulignent une antithèse et une
gradation de la lumière à l’obscurité : ils révèlent toute la puissance et la
densité de la vision son caractère, son caractère violent et éphémère. L’éclair
est une représentation conventionnelle du « coup de foudre », qui connote à
la fois l’illumination et la destruction. Il s’agit d’un topos romanesque de la
rencontre amoureuse. Le poète a entrevu fugitivement l’amour, le bonheur
d’aimer et d’être aimé. Mais la « nuit » figure la disparition de la passante, la
perte, la désillusion du poète, le retour brutal au réel et à la solitude.
 
Au vers 10, la proposition subordonnée relative « dont le regard m’a fait
soudainement renaître » complète l’antécédent « fugitive beauté » qui
renvoyait à la passante. Cette proposition est synonyme de renaissance,
après le vers 9 qui était marqué par le regret, comme le montre le verbe «
renaître », en fin de vers 10. Par ce verbe, le poète dote la passante de
qualités maternelles (« re-naître ») voire divines. Tout passe par la puissance
du « regard ». La vision de tout son être, puis le « regard » échangé, ont
revigoré en un instant (« soudainement ») le poète, ici complément du verbe
donc destinataire de son énergie. Alors qu’il était jusqu’alors cerné par le
vacarme et l’agitation de la rue, la médiocrité et la laideur de la ville
moderne, il a pu entrevoir, par cette vision, la promesse d’un amour partagé.
Le passé composé insiste sur l’aspect accompli de l’action et montre l’effet
encore actuel de cette apparition dans le présent de l’énonciation. Dans le
climat intérieur de spleen qui est le sien, le narrateur perçoit donc la
rencontre avec la passante comme un événement salvateur, une
représentation terrestre de la Beauté ou de l’Idéal.
Au vers 11, au moment où la jeune femme disparaît du champ de vision du
poète, celui-ci s’adresse à elle à la deuxième personne : « Ne te verrai-je plus
que dans l’éternité ? ». L’utilisation de la deuxième personne tend à pallier
l’absence de la femme « aimée » et à créer entre le poète et cette femme
une intimité. Cette interrogation est une question rhétorique. Le choix du
futur permet au poète de se projeter dans l’avenir, mais un avenir bien
incertain. En effet, il n’a aucune chance de retrouver cette femme, sinon «
dans l’éternité » : une hypothétique communion des âmes après la mort, telle
que certaines traditions religieuses proposent d’imaginer la vie éternelle. La
dimension inaccessible de la femme aimée est ici confirmée, apparue et
disparue, statufiée voire divinisée. Cette apparition, qui était source de
renaissance, confronte maintenant le poète à une absence définitive,
synonyme de mort. Le poète, désespéré, est réduit à parler à la passante
dans ses pensées, à défaut de l’avoir abordée dans le présent.
L’interrogation, sans réponse, résonne ici comme un échec de rencontre, d’où
l’accent pathétique de ce vers.

Le vers 12 repose sur une énumération d’adverbes ou de locutions


adverbiales : « Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! ». Cette
accumulation d’adverbes de temps (« trop tard », « jamais ») ou de lieux («
ailleurs », « loin loin d’ici ») souligne la distance et l’éloignement, à la fois
dans le temps et l’espace. Elle est marquée par une gradation, jusqu’à
l’adverbe de temps « jamais », ici à valeur d’intensif, d’autant qu’il est
souligné par l’italique. L’adverbe « peut-être » a une valeur modale, sur
laquelle se termine le vers : il exprime l’incertitude, le doute et le regret,
confirmée par la ponctuation expressive (trois points d’exclamation). Ce vers
résonne comme le cri de désespoir du poète, que la douleur rend incapable
de formuler des phrases verbales.
 
Les deux derniers vers du poème sont marqués par des verbes au
sémantisme fort : deux verbes de mouvement évoquant la séparation
physique, l’éloignement ou la fuite (« tu fuis » v. 13, « je vais » v. 14), deux
verbes synonymes évoquant l’ignorance (« j’ignore » v. 13 / « tu ne sais » v.
13, le verbe « savoir » à la forme négative) et un autre antithétique évoquant
le savoir (« toi qui le savais ») ; enfin un verbe de sentiment (« eusse aimé »
v. 14). S’exprime ici l’ignorance de chacun au sujet de la destinée de l’autre.
En creux, se confirme l’intuition que cet amour est impossible, puisque
chacun est attiré ailleurs (verbe « fuir ») et poursuit sa vie sans l’autre. Les
temps des verbes le confirment : le présent d’énonciation des verbes «
j’ignore » v. 13, « tu fuis » v. 13, « tu ne sais » v. 13, « je vais » (v. 13)
montrent que le poète est en train de revivre la « séparation » dans le
présent de l’écriture. Ensuite, le conditionnel passé deuxième forme (ou plus-
que-parfait du subjonctif) « Ô, toi que j’eusse aimée » v. 14 a une valeur
d’irréel du passé, qui inscrit explicitement l’amour dans l’impossible : le poète
semble se complaire dans la supposition d’une relation amoureuse dont
l’issue ne peut être que tragique. Enfin, par l’imparfait final (« savais »), le
poète semble accuser la passante d’une forme d’indifférence, voire de
cruauté : il souligne dans l’exclamation finale (« ô toi qui le savais ! » v. 14)
sa lucidité — elle avait conscience des sentiments naissants du poète — et lui
reproche en creux son indifférence. Il laisse entendre que cette apparition
aurait pu donner lieu à une rencontre, mais que l’histoire d’amour a été
avortée à cause d’elle : s’est-elle détournée par indifférence, par pudeur, par
fierté ou par cruauté ? Les deux derniers vers du poème donnent donc une
image largement pessimiste de la rencontre amoureuse. Sur la base d’un seul
bref regard échangé, le poète construit le mythe d’un amour partagé : la
réciprocité est soulignée au vers 14 par les parallélismes de construction.
Mais la séparation du couple est en même temps figurée par le chiasme des
pronoms personnels : je/tu, tu/je. La tonalité est à la fois lyrique et
élégiaque, avec la double interjection à valeur incantatoire « ô » (au début de
chaque hémistiche du dernier vers), mais aussi pathétique voire tragique.
Dans un cadre urbain, les destins se croisent, mais l’échange est placé sous
le signe de l’éphémère et du non verbal. Au-delà du caractère anecdotique, le
lecteur perçoit l’intention démonstrative et allégorique : la passante peut être
considérée comme une allégorie de la Beauté ou de l’Idéal, que le poète peut
seulement entrevoir, sans jamais véritablement l’atteindre. Le contact avec
celle-ci, par le regard, est vivifiant, mais éphémère.

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