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1 CL 13 – Baudelaire, Les Fleurs du mal, « 

A une passante »
2
3 La rue assourdissante autour de moi hurlait.
4 Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
5 Une femme passa, d’une main fastueuse
6 Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
7
5 Agile et noble, avec sa jambe de statue.
6 Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
7 Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
8 La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
1
9 Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
10 Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
11 Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
1

1 Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !


2 Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
3 Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
4 CL 13 – Baudelaire, Les Fleurs du mal, « A une passante »
5
6 « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » lance le poète à la ville (dans son
7 « Ebauche d’épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du mal », 1861). Dans les
8 « Tableaux parisiens », deuxième section du recueil, le poète semble évoluer dans la ville
9 comme un passant en quête d’imprévu et de bizarre. Il dépeint Paris dans son quotidien et sa
10 banalité, sans masquer sa réalité triviale. A l’image du soleil qui en déployant ses rayons
11 transforme l’espace, l’écriture poétique opère sur la ville une métamorphose (cf. « Le soleil »,
12 deuxième poème de la section). Le poète semble rechercher dans l’espace de la ville des
13 symboles, or il en découvre un lorsqu’il croise le chemin d’une femme dans ce poème dédié à
14 une passante. Poème situé entre deux autres symboles, celui des « aveugles » (les aveugles au
15 milieu desquels évoluent le poète sont allégoriques, ils représentent les hommes en attente
16 d’une réponse qu’ils ne pourront pas lire, ce poème souligne la solitude du poète parmi les
17 hommes) et celui du « squelette laboureur » (où l’on devine le poète se promenant sur les
18 quais des bouquinistes, découvrant de vieilles planches d’anatomie dans lesquelles il découvre
19 le symbole effrayant et bizarre d’un squelette qui laboure la terre, memento mori moderne car
20 plus qu’un rappel de notre mortalité, il annonce que la mort conçue comme repos ne serait
21 qu’un mensonge). Dans « A une passante », le poète semble connaître un instant de grâce : au
22 milieu du tumulte de la rue surgit une apparition, une femme mystérieuse, que le poète ne
23 peut que croiser. De cette rencontre tragique qui n’aura jamais lieu naît un poème.
24 Pbq : Que symbolise cette rencontre impossible ?
25 Plan : I. Une rencontre dans la ville (v. 1 à 5), II. Le poète amoureux (v. 6 à 8), III. La
26 disparition de la passante (v. 9 à 14)
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28 I. Une rencontre dans la ville (vers 1 à 5)
29 La rue, v. 1 : premiers mots du vers, le choix de ce cadre urbain, peu poétique selon la
30 tradition, annonce la modernité du texte. Loin de se dérouler dans un cadre plaisant, la
31 rencontre a lieu dans un milieu hostile : le poète se trouve au milieu du vers, entre le sujet et
32 le verbe, comme au milieu de la rue. C’est elle qui occupe la place du sujet dans la phrase
33 alors que le « je » du poète est passif et semble perdu dans cet espace inhospitalier. Ce
34 premier vers souligne sa solitude, car la métonymie (la rue qui hurle) efface toute présence
35 humaine. Il apparaît également comme un étranger dans ce premier vers, peut-être à cause
36 de l’absence d’harmonie qui caractérise la rue : les deux hiatus (« rue assourdissante… moi
37 hurlait ») reproduisent la cacophonie ambiante, accentuée par deux hyperboles
38 (« assourdissante » et « hurlait ») et l’allitération en « r ».
39 Une apparition, v. 2 à 5 : ce sonnet relate un coup de foudre. Au vers 2 apparaît alors la
40 femme, seul autre personnage qui se distingue de la foule que l’on imagine dans cette rue
41 bruyante. Cet effacement du cadre peut correspondre au topos romanesque de la rencontre
42 amoureuse : le poète ébloui ne voit que cette femme. Mais femme et poète sont séparés par la
43 syntaxe, dans deux phrases distinctes. L’entrée en scène de la passante est mise en attente au
44 vers 2 par une accumulation de quatre appositions. Son apparition correspond à un retour à
45 l’harmonie : le rythme de ce deuxième vers suggère un balancement, peut-être celui de la
46 passante qui est en train de marcher. Ce balancement sera présent jusqu’à la fin de la phrase
47 au vers 5. En effet, un rythme binaire est instauré par un couple d’adjectifs (« Longue,
48 mince ») esquissant une silhouette élancée. Les deux voyelles nasalisées (« on, « in ») créent
49 un effet de sourdine et atténuent le tapage de la rue. Puis deux GN liés par un chiasme
50 (« en grand deuil, douleur majestueuse ») insistent sur la noblesse de la passante, comme le
51 suggère le rythme de ce vers qui est de plus en plus ample (« longue, mince » = 3 syllabes
52 puis « (« en grand deuil, douleur majestueuse  » = 3+6 syllabes). La beauté étrange de cette
53 femme évoque une fleur du mal, car ce vers et surtout le chiasme associent beauté et
54 douleur, voire mort et beauté.
55 La femme « passa », v. 3 : le passé simple tranche avec l’imparfait du premier vers et la met
56 au premier plan. Le polyptote (« passa », « passante ») associe cette femme à celle annoncée
57 par le titre et accentue son caractère fugace. Elle s’oppose à la vulgarité de la rue, comme
58 l’indique l’adj « fastueuse » à la rime avec « majestueuse ». Sa « main » est le premier
59 élément précis que l’on distingue de cette passante, après nous avoir offert un aperçu de sa
60 silhouette, du balancement et du rythme de son pas au vers précédent. On peut alors penser à
61 un blason moderne : le regard du poète s’arrêtera sur trois éléments de son corps (la main, la
62 jambe et l’œil) pour en faire l’éloge.
63 Le balancement revient, très marqué, au vers 4, qui constitue un tétramètre régulier : cette
64 femme incarne l’harmonie dans un lieu chaotique. Retour du rythme binaire avec deux
65 participes présent, retour des voyelles nasalisées (« an », « on »), nouveau balancement avec
66 le détails des deux éléments de sa tenue (« le feston et l’ourlet »). L’allitération en « s »
67 (« Soulevant, balançant, feston ») fait entendre le bruissement des étoffes, associant l’ouïe à
68 la vue. Nouveau paradoxe de la beauté incarnée par cette femme : une beauté qui conjugue
69 artifice (cf. la coquetterie de la tenue et le champ lexical du luxe), légèreté (celle de sa
70 démarche) et profondeur (gravité du deuil et de la tristesse).
71 Cette femme est caractérisée par son mouvement (verbes d’action : « passa », « soulevant »,
72 « balançant ») comme le suggère aussi la syntaxe : la phrase, comme suivant l’élan de la
73 passante, ne se termine qu’au quatrain suivant. Au cinquième vers, la phrase se referme ainsi
74 sur ce rythme binaire (deux adj mélioratifs apposés, « Agile et noble », rappelant les
75 caractéristiques de la femme, en mouvement, harmonieuse, incarnant la beauté).
76 Deuxième élément dévoilé du corps de cette femme, qui apparaît par touche, pour mieux
77 retranscrire l’apparition fugace et le coup de foudre : « sa jambe de statue ». La métaphore est
78 surprenante car elle forme une antithèse avec le mouvement qui définit la passante. Elle
79 indique peut-être que cette passante allégorique constitue un symbole de la Beauté, car l’œil
80 du poète en se posant sur elle y voit une œuvre incarnant l’idéal (= ce que symbolise la
81 « statue »). Dès lors, cette femme se charge d’ambiguïté, incarnant à la fois l’immuabilité
82 (qui caractérise l’art) et la fugacité (ce que l’art cherche à saisir et fixer), elle est à la fois
83 l’instant (une passante, un coup de foudre) et l’éternité (le poème qu’elle fait naître).
84
85 II. Le poète amoureux (vers 6 à 8)
86 Retour du poète dans une troisième phrase où il rejoint enfin la passante (la première
87 personne, « je », et la troisième personne, « son œil », sont présentes dans la même phrase),
88 mais ils sont encore séparés, dans deux vers différents. De nouveau, il apparaît comme un
89 être solitaire et étranger, cf. l’adj « extravagant » à la rime, affirmant qu’il s’écarte de la
90 norme, comme le souligne le préfixe « extra » (= en dehors de). L’effet que produit la vue
91 de cette femme sur le poète se lit dans l’adjectif « crispé » : tendu, il se fige. Son immobilité
92 est accentuée par l’imparfait du verbe dont il est sujet et crée un contraste avec le mouvement
93 qui caractérise la passante, que rappelle peut-être l’écoulement évoqué par le verbe boire.
94 Le poète est sujet d’un verbe métaphorique, « je buvais », dont l’ambiguïté est accentuée par
95 l’éloignement de son cod (« La douceur… le plaisir… »). Ce verbe connote l’ivresse suscitée
96 par la rencontre et traduit le désir du poète. Il désigne par une métaphore la fascination
97 exercée par la passante : bien qu’il se montre en train de boire cette vision, il semble tout
98 autant absorbé par elle. C’est peut-être ce que montre le passage au présent (« germe…
99 fascine… tue ») : la vision, puissante, s’actualise et tire le poète de son récit. Quant à la
100 femme, elle devient, par cette métaphore, une source où se désaltère le poète : soit un vin
101 qui lui permet d’échapper au spleen, ou du moins un instant à la bassesse de la ville (la même
102 image est présente dans « Le poison » : « Tout cela ne vaut pas le poison qui découle / De tes
103 yeux, de tes yeux verts »), soit une source d’inspiration lui permettant de créer. Le statut
104 allégorique de cette femme se confirme par sa métamorphose en microcosme : par une
105 métaphore, son « œil » se transforme en « ciel ». Le thème du regard renvoie encore au topos
106 de la rencontre amoureuse.
107 Une figure féminine ambivalente : cet œil où le poète découvre un microcosme est caractérisé
108 par sa dualité : le blanc de l’œil devient « un ciel livide », évoquant la fixité voire peut-être la
109 mort (cf. connotations de « livide »), et l’iris, plus sombre, métamorphosé en « ouragan »,
110 symbolise le mouvement et peut-être aussi la passion amoureuse. Le ciel qui évoque une
111 élévation possible pour le poète se révèle pourtant menaçant. Cette femme faite de contrastes
112 continue de rappeler le paradoxe d’une fleur du mal : cf. antithèses : ouragan/douceur,
113 plaisir/tue. Le verbe « tue » est de plus mis en valeur par la rime, et fait écho à celle du
114 premier quatrain (« majestueuse/fastueuse » : faut-il d’ailleurs entendre le mot « tueuse » ?).
115 Ce que boit le poète en regardant cette femme, est-ce un poison ou un antidote ?
116 Cette femme, à la fois silhouette et éléments disparates (« Logue, mince » / « main »,
117 « jambe », « œil »), symbole de beauté et d’harmonie dans le chaos vulgaire de la ville,
118 unissant ce qui s’oppose, ne fait ainsi que se dérober.
119
120 III. La disparition de la passante (les tercets, v. 9 à 14)
121 Le sonnet se caractérise par sa forme très concise et contrastée : le passage des quatrains
122 aux tercets offre un contraste fort : la passante a disparu, pourtant la troisième personne qui la
123 désigne dans les quatrains laisse la place à un « tu », intime, marquant un rapprochement et
124 une adresse directe à celle qui n’est plus là.
125 Premier tercet. « Un éclair… puis la nuit ! » : nouvelle antithèse qui condense l’expérience
126 amoureuse et qui souligne le choc éprouvé par le poète. La métaphore de l’éclair (qui fait
127 écho à l’ouragan en rappelant une nature déchaînée) semble résumer les deux quatrains
128 précédents en un seul mot et évoquer l’apparition de cette femme, et la métaphore de « la
129 nuit » peut traduire sa disparition. La concision de cette phrase averbale, la modalité
130 exclamative et l’aposiopèse (= points de suspension : la parole s’interrompt un instant)
131 peuvent traduire l’aspect ineffable de la rencontre amoureuse. L’apostrophe désignant la
132 femme, « fugitive beauté », rappelle qu’elle incarne l’instant insaisissable et fuyant que le
133 poète cherche à figer (cf. étymologie de « fugitive » : fugere, échapper, fuir), proposant peut-
134 être ainsi une réappropriation du tempus fugit.
135 Le regard de cette femme est ici une possibilité de renaissance, en contradiction avec « le
136 plaisir qui tue ». Le mystère incarné par la passante se poursuit donc, souligné par la question
137 du poète qui restera sans réponse. « Ne te verrai-je plus que dans l’éternité » : ambiguïté de la
138 question, l’éternité renvoie-t-elle à la mort (un au-delà dans lequel les amants pourraient se
139 retrouver comme dans « La mort des amants ») ou bien au poème qui a su capter et figer sur
140 la page la fulgurance de cet instant ? L’espoir contenu dans le futur du verbe voir semble
141 contrarié par la négation restrictive, qui oriente la question.
142 Dernier tercet : une réponse où se lit le désespoir du poète. Le 12ème vers contient une forte
143 charge lyrique, cf. modalité exclamative, phrase averbale et accumulation. Les adverbes
144 progressent de l’espace vers le temps, exprimant tous un échec. « Ailleurs » exclut l’ici,
145 « loin » accentué par l’adv « bien » insiste sur la distance. « trop tard » marque l’occasion
146 manquée, confirmée par l’adv « jamais », en italique, qui prend des accents tragiques bien
147 que nuancé par le modalisateur « peut-être ». Cette rencontre était vouée à ne pas avoir lieu,
148 la passante en tant qu’allégorie de la Beauté ne pouvant être saisie.
149 Le chiasme « j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais » réunit enfin le poète et la femme,
150 pour mieux traduire l’impossibilité de leur rencontre. La redondance « j’ignore… tu ne
151 sais » insiste sur le mystère qui ne sera jamais dévoilé, et leur deux destinées, bien distinctes,
152 sont marquées par les verbes fuir et aller qui sont allégoriques.
153 Le balancement se répète pour une dernière fois au dernier vers dans un parallélisme marqué
154 par l’anaphore de l’apostrophe « ô toi ». « Ô toi que j’eusse aimé » : le verbe au conditionnel
155 passé exprime une hypothèse qui ne s’est pas réalisée et ne se réalisera jamais. Le texte
156 souligne l’impossibilité de cette rencontre, marquant ainsi sa dimension tragique. Cet amour
157 impossible, cette quête de la Beauté vouée à échouer, semble toutefois trouver une
158 échappatoire dans l’écriture même, qui permet par la répétition de la deuxième personne du
159 singulier, personne de la présence, d’établir un lien entre le poète et ce qui lui échappe.
160
161
162 Conclusion
163 Figure féminine ambivalente, cette passante incarne à la fois la femme salvatrice mais aussi
164 fatale. Cette passante fait ainsi figure d’allégorie de la beauté et témoigne de la recherche
165 d’une beauté « bizarre », hors de l’ordinaire, mais aussi moderne. La passante nous apprend
166 que la Beauté pour Baudelaire est double, à la fois éphémère et éternelle. Cette passante
167 semble aussi être une occasion pour le poète de traduire ce qu’est la poésie pour lui : une
168 tentative de se saisir de ce qui est insaisissable, tentative désespérée car vouée à l’échec, à
169 l’image de cette rencontre manquée. L’écriture poétique est alors ce fil qui permet au poète
170 d’établir un lien entre lui et ce qui lui est impossible d’embrasser pleinement.
171
172 CL14 - Francis Ponge, Le Parti pris des choses, « Le cageot », (1942)
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174
175 Le cageot
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178 A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie
179 vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
180 Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux
181 fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
182 A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois
183 blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté
184 sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient
185 toutefois de ne s'appesantir longuement.
186 CL14 - Francis Ponge, Le Parti pris des choses, « Le cageot », (1942)
187
188 Parallèlement à la poésie traditionnelle, codifiée et rimée, le poème en prose apparaît
189 dès le milieu du XIXe siècle. Aloysius Bertrand, puis Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé
190 développeront ce genre poétique. Cette forme hybride, conservant la liberté de ton de la prose
191 et empruntant à la poésie ses images et ses sonorités a su aussi plaire à Francis Ponge au XXe
192 siècle. Dans son recueil le Parti pris des choses publié en 1942, ce poète va à contre-courant
193 du lyrisme traditionnel qui privilégie les états d’âme du sujet. Il porte sur les objets un regard
194 neuf qui leur donne une valeur nouvelle. Le travail du poète sur le langage, minutieux et
195 précis, aboutit à une nouvelle définition des objets les plus banals, tels que le pain, la bougie
196 ou le cageot. Lecteur assidu du dictionnaire, féru d’étymologie, Ponge met le travail sur les
197 mots au centre de sa poésie. Le poème consacré au cageot est composé de trois paragraphes
198 de longueur quasiment équivalente qui semblent ainsi dessiner la caissette. Comment Ponge
199 rend-il poétique la description de cet objet dénigré ? Nous procéderons à une étude linéaire,
200 suivant les mouvements du poème. Le premier paragraphe offre une définition poétique du
201 cageot. Le second insiste sur la fragilité de cet objet éphémère. Le dernier célèbre la beauté de
202 cet objet banal, abandonné mais resplendissant.
203
204 I. Une définition poétique (une définition ou un hymne poétique au cageot ? premier
205 paragraphe)
206 (Définition du cageot du dictionnaire Larousse : Emballage léger à claire-voie monté par
207 agrafage, destiné au transport de certaines denrées alimentaires périssables.)
208 Ponge semble donner une définition de l’objet qu’est le cageot, comme le suggère l’usage du
209 présent de vérité générale. D’ailleurs la mention du dictionnaire peut confirmer cette intention
210 didactique. Le sujet du verbe de la première phrase est la « langue française » : c’est dire si
211 Ponge lui accorde une place de choix, ainsi qu’au dictionnaire (dont il est d’ailleurs un fervent
212 lecteur). Le travail du langage est donc essentiel au poète, pour construire ses poèmes en
213 prose qu’il appelle aussi « objeu ». Plus qu’une définition, c’est un poème en prose qui
214 prend pour sujet poétique un objet trivial ( lien entre la forme du poème = la prose, et
215 le choix d’un sujet très prosaïque, càd banal, commun, vulgaire).
216 D’emblée, il présente en effet le « cageot » comme un mot-valise, c’est à dire un mot qui en
217 imbrique deux, ici « cage » et « cachot », jouant poétiquement sur les sonorités du mot. Le
218 choix du mot valise peut faire sourire pour un objet dont la fonction est justement de
219 transporter. Les mots « cage » et « cachot » connotent l’enfermement, le tragique, thèmes
220 qui seront repris par la suite.
221 Contrairement à ce que mentionne le complément circ de lieu qui ouvre le texte, « A mi-
222 chemin de la cage au cachot », le terme ne se situe pas entre ces deux mots dans le
223 dictionnaire. Mais il l’est bien d’un point de vue poétique et sonore. Ponge semble avoir la
224 volonté de contester l'ordre établi, celui de la langue, de jouer avec elle. D’ailleurs la syntaxe
225 qu’il utilise dans son poème en prose est révélatrice de ce jeu sur la langue et de la volonté
226 de poétiser le cageot : il inverse le schéma traditionnel de la phrase  : sujet - verbe -
227 complément, en antéposant le complément, ou du moins en retardant le sujet, dans chacune
228 des phrases du poème, ce qui crée un rythme plus musical (l.1 –4 et 7)
229 Une longue apposition suit alors le mot cageot, jusqu’à la fin de la phrase. Ponge choisit de
230 qualifier le cageot de « simple caissette » : c’est un substantif ancien et recherché, synonyme
231 de « cagette », ce qui suggère encore son goût pour les mots. On notera l’usage de l’adjectif
232 « simple » qui confère à l’objet une connotation péjorative. Et une certaine banalité, que
233 renforce le suffixe diminutif (-ette).
234 Les termes qui suivent (« vouée », « transport », « fruits », « suffocation », « maladie »)
235 peuvent faire allusion au langage de la passion amoureuse, au coup de foudre dans la
236 littérature classique du XVIIe siècle. Le vocabulaire est donc travaillé et grandiloquent
237 pour évoquer cet objet trivial, qui semble acquérir une plus grande valeur sous la plume
238 de Ponge.
239 L’allitération en k dans cette première phrase et l’assonance en a et o, qui parcourt le texte,
240 contribuent à la musicalité et à la poétisation de l’objet. Les inversions syntaxiques comme
241 l’antéposition du CC de cause (« de la moindre suffocation » placé avant « font une
242 maladie ») permettent aussi cette écriture poétique.
243 L’expression « à claire-voie » est bien caractéristique du cageot et rappelle sa volonté de le
244 définir précisément (elle est d’ailleurs employée dans la définition du Larousse et du petit
245 Robert), mais elle peut aussi faire entendre l’homonyme « à claire voix » suggérant la clarté
246 de la voix du poète et l’importance de la création poétique.
247 L’adjectif « vouée » marque une passivité de l’objet, renforcée par l’expression « au service
248 du transport » : Ponge semble peindre une destinée, une fatalité tragique qui pèse sur le
249 cageot tout au long du poème.
250 Ponge évoque les fruits transportés par le cageot, avec un déterminant démonstratif qui les
251 met en valeur : ils sont personnifiés et fragiles, le cageot a donc pour but de les protéger et de
252 leur éviter la mort. Ce thème de la maladie, de la fragilité, et de la mort se retrouvera dans
253 la suite du poème.
254 Les jeux sonores se poursuivent confirmant l’aspect poétique du texte : l’allitération en v,
255 reliant claire-voie et vouée puis l’allitération en s qui semble mimer le souffle des fruits
256 personnifiés.
257 C’est donc plus qu’une définition du cageot que nous offre Ponge, c’est un hymne
258 poétique qu’il offre à cet objet du quotidien.
259
260 II. La fragilité d’un objet éphémère (deuxième paragraphe)
261 On notera que le paragraphe commence par la voyelle a, comme chacun des paragraphes, ce
262 qui attire l’attention du lecteur.
263 Deux interprétations peuvent être formulées :
264 – cela produit une répétition : un poème joue avec les sonorités, les répétitions
265 – chaque début de paragraphe renvoie à la lettre A, première lettre de l’alphabet, ramenant
266 donc au commencement. On revient au point de départ, en quelque sorte, à l’objet de départ :
267 le cageot.
268 La polysémie du mot « terme » peut rappeler le travail sur le langage effectué dans le
269 premier paragraphe, mais aussi la fin de son usage. Ponge insiste alors sur le caractère
270 éphémère de cet objet, sur sa finitude, sa destruction programmée, par sa fragilité. Ponge
271 reprend un topos de la poésie traditionnelle de façon parodique : loin de la noble rose de
272 Ronsard qui pouvait montrer la fuite du temps, Ponge se sert d’un simple cageot !
273 Ponge rappelle que la fabrication, la construction de l’objet annoncent sa destruction : la sub
274 participiale et la sub conj circonstancielle de conséquence qu’elle renferme mettent en relief
275 sa fragilité « [Agencé [de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort]]. »
276 La rapidité de la proposition principale accumulant les monosyllabes et tranchant avec la
277 subordonnée, est en adéquation avec l’usage limité, éphémère de l’objet : « il ne sert pas deux
278 fois ». Cette litote renforce encore ce caractère éphémère.
279 Le cageot est présenté tel un sapate, un objet trivial qui contient un trésor, car il renferme des
280 « denrées fondantes ou nuageuses », périphrase qui désigne les fruits. Si la définition du
281 dictionnaire Larousse évoque bien le transport des « denrées », l’ajout de deux adjectifs
282 mélioratifs « fondantes », « nuageuses » contribue à la poétisation du texte et à la sublimation
283 du cageot : ils font appel aux sens, connotent la légèreté, évoquent poétiquement les fruits du
284 premier paragraphe.
285 Ponge rappelle ensuite la mort du cageot, détruit à la fin de la journée : « Ainsi dure-t-il
286 moins ». On retrouve le thème de l’emprisonnement amorcé avec le mot cage et l’étymologie
287 même du cageot, avec le verbe « enferme », lui conférant encore une destinée tragique.
288 C’est donc un objet voué à la mort que nous présente le poète.
289
290 III. La beauté d’un objet banal, un objet abandonné mais resplendissant (troisième
291 paragraphe)
292 De nouveau le paragraphe commence par un complément circ de lieu « à tous les coins » : si
293 le cageot est mis de côté, et présenté comme un objet rebut de l’humanité, il est cependant
294 omniprésent comme le suggère l’adjectif indéfini « tous »
295 Ponge lui confère alors une beauté sans pareille en multipliant les termes mélioratifs et les
296 métaphores : « il luit », métaphore filée par les termes « éclat », « blanc », « tout neuf ». C’est
297 un objet qui devient lumineux, resplendissant, voire sacré. La poésie peut donc magnifier les
298 objets même les plus dérisoires. Ponge sublime le réel, le transfigure, tel un alchimiste.
299 L’objet est enfin personnifié, il est humble, « sans vanité » : sans orgueil, sans futilité, (ou
300 peut-être allusion au genre pictural de la vanité), il est « ahuri », surpris et déconcerté, comme
301 le peint le poète avec humour. L’adjectif « neuf » peut aussi connoter la naïveté de l’objet.
302 Cela contribue à provoquer la sympathie du lecteur pour cet objet jeté à la voirie, rebut de
303 l’humanité. L’objet s’est humanisé, nous invitant à regarder progressivement l’objet
304 d’une façon différente, à prendre parti pour lui. Le poète est donc capable d’avoir un
305 regard différent sur les choses, à rendre poétique un objet.
306 Le trait d’union annonce une coupure, une séparation dans le texte : dans la partie qui
307 précède, le poète réhabilite le cageot, nous obligeant à le voir autrement, à le regarder tout
308 simplement ; dans la seconde partie, que l’on peut qualifier de « chute », il nous demande de
309 ne pas accorder plus d’importance que cela à ce cageot, et donc par extension au poème.
310 La chute du poème s’opère par un jeu de mot qui repose sur une syllepse, cf. la polysémie du
311 mot « s’appesantir » :
312 - au sens figuré : il ne faut pas s’appesantir sur le cageot, en parler longuement car il n’en
313 vaut pas la peine ;
314 - au sens propre : il ne faut pas peser de tout son poids sur le cageot car il va se détruire.
315 Cette fin contredit donc le reste du texte. Alors que le poète vient de consacrer plus de deux
316 paragraphes au cageot, donc de lui donner de l’intérêt, il s’interrompt brutalement pour
317 rappeler que ce n’est qu’un cageot. Il dévoile ainsi une certaine humilité : par extension, il
318 demande au lecteur de ne pas accorder trop d’intérêt à son poème, car il n’en vaut pas la
319 peine. Il suggère ainsi qu’un cageot est comme un poème, et inversement.
320
321 Conclusion
322 Ponge parvient donc à transfigurer un objet banal et trivial dans un poème en prose qui
323 multiplie les images et les sonorités suggestives. Sa volonté de définir l’objet en jouant sur les
324 mots se double d’un désir de poétiser le monde et de porter un regard neuf sur cet objet
325 dénigré. Tout en sublimant le cageot, le poète insiste sur son caractère éphémère, sa fragilité
326 et sa tragique destinée. Avec humour, il souligne l’humanité de l’objet qu’il rapproche in fine
327 du poème lui-même, qui semble osciller entre boue et or. Nous pourrions rapprocher ce texte
328 de « L’albatros » de Baudelaire, qui tout comme « Le cageot », tend à la fois vers la laideur et
329 vers la beauté. Sublime et majestueux dans les airs, l’oiseau est maladroit et honteux sur le
330 sol. Ces deux poètes confèrent ainsi à la poésie un caractère alchimique. Autre ouverture :
331 Nous pourrions rapprocher ce texte d’ « Une charogne » de Baudelaire, qui sublime
332 également la laideur en beauté, assimilant le cadavre en décomposition à une fleur qui
333 s’épanouit. Les deux poèmes proposent aussi une réflexion sur l’écriture poétique, capable de
334 transfigurer le réel, et sur la destruction des êtres et des choses.

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