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Ma Bohême (Fantaisie)

Introduction : En automne 1870, après des fugues successives, Arthur Rimbaud trouve refuge
à Douai chez son professeur, Georges Izambard. Il rencontre Paul Demeny, poète et éditeur,
qui l’encourage à recopier 22 poèmes composés les mois précédents. C’est donc l’œuvre d’un
poète de 16 ans, à la fois influencé par les grands auteurs de son temps et qui fait preuve
d’inventivité et de créativité. « Ma Bohême » est le dernier poème des Cahiers de Douai. Dans
ce sonnet, Rimbaud présente un autoportrait rêvé comme l’indique le sous-titre de
« Fantaisie ». Ce mot désigne une œuvre d’imagination ou en musique, une forme libre. Le poète
s’y montre comme un être solitaire et insouciant mais aussi libre, ce qui lui permet de créer de
la poésie. Cette vie de bohême fait écho à sa vie itinérante lors de ses différentes fugues de
Charleville vers Paris ou la Belgique. Cependant, l’errance évoquée demeure une « Fantaisie »,
un vagabondage rêvé, comme le sous-entend le sous-titre.

Problématiques possibles :
- Comment cet hymne à l’errance et à la liberté permet-il à Rimbaud de célébrer la poésie ?
- En quoi cette « Fantaisie » est-elle une émancipation poétique ?
- Comment la liberté de l’errance du poète s’exprime-t-elle dans son émancipation
poétique ?

Mouvements :
I. Le poète se présente comme un pauvre vagabond dans le premier quatrain…
II. Puis comme un « Petit-Poucet rêveur » dans le second quatrain
III. Dans le premier tercet, le poète s’intègre à son environnement
IV. Dans le second tercet, le poète se peint en train de composer des vers.

Développement :
I/ L’errance d’un poète rêveur
Rimbaud raconte un souvenir de jeunesse, même s’il n’a que 16 ans : pronom personnel « je »
(x 8 dans le poème + déterminants possessifs « mon », « mes »)
 V.1 : le poème s’ouvre sur le pronom de la 1 ère personne du singulier « je » + « mes »,
Rimbaud semble donc parler de lui et dresser son autoportrait poétique. Le verbe « s’en
aller » suggère le mouvement et l’errance dès le début du poème.
Le vers 1 présente d’emblée la pauvreté du poète : les poches sont trouées. Toutefois,
le choix de l’adjectif associé par sa sonorité aux poings suggère une colère, une rébellion.
 L’imparfait, employé tout au long du sonnet, suggère la répétition, l’habitude des actions
évoquées. Il a une valeur itérative et durative, ce qui peut à la fois insister sur la
répétition des fugues du poète mais aussi sur le temps passé à vagabonder.
 Le C.C. de lieu « dans mes poches crevées » avec l’adjectif qualificatif « crevées »
suggère très explicitement la pauvreté du poète. Pour autant, cette pauvreté ne fait pas
souffrir le poète. Il fuit les conventions sociales et s’affranchit symboliquement des
codes d’une société bourgeoise qui l’oppresse. La pauvreté a donc ici un pouvoir
libératoire.
 Ce que vient confirmer le v.2 avec l’adverbe « aussi » et l’adjectif « idéal » : on peut ainsi
comprendre que son manteau est tellement usé qu’il n’est plus que l’idée d’un manteau.
 V.3 : répétition du verbe « aller » qui évoque à nouveau le mouvement du poète. Mais
cette fois-ci, autre C.C de lieu : « sous le ciel » qui vient expliciter le titre de
« Fantaisie » puisque les rêveurs ont pour habitude de contempler le ciel.
 Rimbaud apostrophe la « Muse » au v. 3, celle de qui il tient son inspiration. Le terme de
« féal » renvoie à son asservissement à cette dernière ; le poète est dépendant de son
inspiration.
 V.4 : la locution interjective « oh là là ! » marque l’émotion du poète et peut être la
nostalgie comme semblerait l’indiquer le passé composé « j’ai rêvées » ainsi que la
tournure exclamative introduite pas « que ». Le poète se souvient ainsi avec émotion de
ses amours passées rêvées.
 La notion de rêve est ainsi bien présente dès le début du poème comme en témoignent
les termes « idéal », « ciel » et « rêvées ». L’alexandrin est ici disloqué, une suite de
monosyllabes désarticulent le trimètre. Le découpage rythmique se fait chaotique à
l’image de l’avancée du jeune homme sur les sentiers. De ces rêveries naît une certaine
exaltation perceptible à travers les adjectifs mélioratifs tels que « idéal »,
« splendides », « doux », « bons ». Mais ces nombreuses exclamations traduisent
également une certaine ironie de la part du poète qui porte un regard critique sur ses
exaltations passées. Rimbaud tourne ici en dérision la grandiloquence de la poésie
romantique amoureuse.
 Les temps du passé employés (imparfait et passé composé) rendent compte d’un souvenir
raconté par le poète, souvenir empreint d’une certaine nostalgie quand il repense à ses rêves.
La destination du voyage entrepris n’est pas mentionnée ce qui montre que le poète marche
sans but précis, qu’il erre à travers la nature et c’est ainsi qu’il se sent libre.

II/ La métamorphose du monde par l’imagination


 V.5 : dénuement dans lequel se retrouve le poète. Importance des adjectifs qui ajoutent
au dénuement « unique » + « large » et montrent la pauvreté du poète.
 V.6 : il s’identifie au Petit-Poucet = personnage du conte de Perrault, pauvre mais malin,
abandonné par son père, tout comme Rimbaud. Il y adjoint l’épithète « rêveur » qui fait
écho au premier quatrain et au titre du poème.
 Le verbe « j’égrenais » renvoie à l’image du petit poucet qui sème des cailloux ou du pain
mais cette fois-ci, il s’agit de « rimes » pour Rimbaud, comme l’indique le rejet de ce
terme en début de v.7 qui permet de mieux le mettre en valeur et de mimer le mouvement
de l’égrenage.
 Le terme de « course », puis plus tard au v. 9 celui de « routes » appartiennent au
vocabulaire du trajet et de l’errance.
 V.7 : l’euphémisme « Mon auberge était à la Grande-Ourse » permet au poète de faire
comprendre qu’il se trouve dans une situation de pauvreté mais l’image ainsi évoquée fait
à nouveau écho à l’univers du rêve et du ciel.
 V.8 : continuité du champ lexical du ciel et du rêve avec les termes « mes étoiles au
ciel ». L’utilisation du pronom personnel de la première personne ici est surprenante, le
poète possède les étoiles. La scène se fait sonore avec l’onomatopée « frou-frou »
devenue un substantif + assonance en « ou » « doux frou-frou ». Rimbaud utilise ici un
langage enfantin qui contraste avec le langage soutenu habituel dans la poésie
romantique.
 Dans ce deuxième quatrain, le poète poursuit son autoportrait de rêveur pauvre qui sème
ses rimes sous le ciel. Ce vagabondage prend alors une dimension cosmique.

III/ Dans le premier tercet, le poète s’intègre à son environnement dans une sorte de
communion avec la nature
 V.9 : le verbe « écoutais » rend compte de la sensibilité du poète face à son
environnement.
 Le complément circonstanciel de lieu « au bord des routes » qui vient compléter le
participe passé « assis » renforce le portrait de vagabond que dresse le poète.
 V. 10 : l’adjectif « bons » dans l’expression « ces bons soirs de septembre » rend compte
d’une certaine nostalgie, le poète éprouvait une certaine satisfaction à se retrouver dans
ces conditions. La seule référence temporelle précise du texte correspond à la période
où Rimbaud a fugué et s’est réfugié chez son professeur de Lettres.
 V.10-11 : la comparaison opérée entre les « gouttes de rosée » et « un vin de vigueur »
montre que la nature a un effet revigorant sur le poète, elle est également présentée
comme nourricière. De plus, l’enjambement présent entre ces deux vers contribue à
l’irrégularité du rythme et traduit l’errance physique du poète.
 Le poète trouve ainsi une certaine harmonie dans la nature qui lui fournit tout ce dont il a
besoin et notamment son inspiration. Ses sensations visuelles, auditives, tactiles du monde
naturel deviennent des vers. Si habituellement les quatrains et les tercets s’opposent au niveau
du sens, ici le premier tercet prolonge le 2ième quatrain, il n’y a d’ailleurs pas de ponctuation
entre les deux.

III/ Dans le second tercet, le poète se peint en train de composer des vers
 V.12 : répétition du pronom relatif « où » pour la deuxième fois qui prolonge le moment
où le poète se replonge dans ses souvenirs et prolonge ainsi le rêve.
 Le participe présent « rimant » témoigne du temps passé à faire cette action. La mention
des « ombres fantastiques » vient quelque peu obscurcir le tableau peint jusqu’à présent
mais peut également renvoyer à la nuit. L’adjectif fantastique peut quant à lui renvoyer
à ce qui est le fruit de l’imagination ou au surnaturel. La nature devient alors mystérieuse,
à la fois menaçante et irréelle.
 V. 13 : la comparaison entre les « élastiques de ses souliers » et des « lyres » rend
compte de la capacité du poète à transformer le trivial et le réel en poésie et en beauté
car ses souliers sont qualifiés de « blessés ». La lyre évoque par ailleurs la musicalité de
la poésie.
 La rime des vers 12 et 13 (« fantastiques/élastiques ») apparaît comme insolite et peu
appropriée pour un sonnet. Rimbaud se moque ici du lyrisme traditionnel. + emploi de
rimes insolites « trou » et « froufrou », « fantastiques et élastiques ».
 L’exclamation finale du v.14 témoigne de cette nostalgie et de l’enthousiasme du poète à
transmettre ces souvenirs. Cependant, ce dernier vers ne constitue pas une chute comme
c’est l’usage pour un sonnet, il n’éclaire en rien le sens du poème.
 Le champ lexical de la poésie est d’ailleurs omniprésent dans ce sonnet : « Muse »,
« féal », « amours splendides » (v.3-4), « rimes » (v.7), « rimant » (v.12), « lyres » et
« pied » (v.13-14), ce qui montre que la poésie est au centre du poème.
Jeu de mots sur certains termes comme « idéal » qui a un double sens, de même pour
« pied » qui peut être compris comme le pied du marcheur vagabond ou comme la mesure
du vers latin.
 Jeu phonétique entre « des lyres » et « délires »
 La métonymie « souliers blessés » désigne les pieds blessés par les heures de marche du
poète vagabond. + contraste entre le caractère prosaïque des pieds qui touchent le sol
qui s’opposent au cœur, organe symbolique de l’amour. Le poète tourne ainsi en dérision
les clichés de la poésie romantique.
 Rimbaud transmet ici à son lecteur une idée de la manière dont sa création poétique voit le
jour. Le poète célèbre cette dernière avec enthousiasme et ironie.

Conclusion :
Ce poème illustre parfaitement ses 2 titres : c’est un résumé de la vie de Rimbaud qui multipliait
les fugues, aimait communier avec la nature, et trouvait l’inspiration à la fois dans la nature et
dans la fugue. Sa pauvreté semble procurer plus de liberté que de souffrance, car la nature et
la poésie sont ses vraies richesses. En effet, la poésie a le pouvoir de transformer la misère en
quelque chose de poétique et donc de positif. Cette liberté se retrouve aussi dans son art : le
jeune Rimbaud reprend ici la forme classique du sonnet, mais de façon provocante, il en déjoue
les règles, la transforme en quelque chose de nouveau par le mélange des registres, des thèmes,
et par l’utilisation de mots peu poétiques. L’émancipation créatrice est donc double :
l’émancipation des attentes sociales et familiales d’un jeune homme qui devient poète vagabond
et s’inspire de sa marginalité et l’émancipation poétique qui se joue des modèles anciens et
notamment romantiques.
Ouverture : parallèle avec Baudelaire, « Bohémiens en voyage ».
 Analogie entre la tribu des bohémiens et la figure du poète : point commun, capables de
divination. Comme Rimbaud, ils ne cessent de se déplacer. Les Bohémiens, à l’instar de
Rimbaud, sont intégrés à la nature qui les environne. Baudelaire suggère que Bohémiens
et poètes, pour leur marginalisation de la société autant que leur rapport à la nature,
sont à une place équivalente.
Bohémiens en Voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes


Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,


Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert


Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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