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Explication linéaire n°20 : « 

Ma Bohème »,
Arthur Rimbaud
En août 1870, Arthur Rimbaud a 16 ans. Épris de liberté, il fugue et rédige, durant son
vagabondage, 22 poèmes qui deviendront Les Cahiers de Douai. Paul Verlaine le surnomme :
« L’Homme aux semelles de vent » en raison de son amour pour le voyage, pour la vie de
bohémien. Le titre de son poème, ainsi : « Ma bohème » annonce un texte célébrant l’errance,
la liberté. Effectivement, Rimbaud joue avec les règles du sonnet traditionnel et propose un
texte novateur, où, le vagabond qu’il est, évoque le bonheur du bohémien mais aussi l’amour
pour la poésie moderne. 

Ainsi, nous allons nous demander en quoi ce sonnet original associe-t-il liberté physique
et liberté poétique ?

            Pour cela, nous verrons, dans un premier mouvement, l’errance physique du vers 1 à 5
puis, dans un deuxième mouvement, nous considérerons que la liberté physique permet la
liberté poétique. 

I/ La liberté physique (v 1 à v 5)

A/ Le poète voyageur (v 1 et 2)

Le vagabond est un personnage qui, en raison de sa liberté, enthousiasme les artistes de la fin
du XIXème siècle. Lorsque Rimbaud fugue, il goûte au bonheur de l’errance. En effet, la
répétition du verbe de mouvement : « aller » au vers 1 : « Je m’en allais » et au vers 3 :
« J’allais » esquisse le portrait d’un poète voyageur. C’est parce qu’il est libre que le poète
s’amuse avec les règles de la poésie traditionnelle. En effet, le premier vers, qui est un
alexandrin, présente une césure irrégulière. (Dans un alexandrin classique, la césure est après
la 6èmesyllabe) Ici, nous pouvons observer qu’elle se fait après la quatrième syllabe : « Je m’en
allais, // les poings dans mes poches crevées ». Ce premier vers, en outre, nous présente la
dimension autobiographique de ce sonnet. Deux marques de la première personne du
singulier sont visibles : le pronom personnel : « je » ouvre le poème et le déterminant
possessif « mes » : « mes poches » indiquent que Rimbaud relate l’expérience qui est la
sienne. Il est vrai que la pauvreté qu’a connue l’auteur transparaît grâce à adjectif :
« crevées » (v 1) et au substantif « paletot » (v 2). Le vers 2 est à observer en raison de sa
singularité. Il contient, effectivement, un hiatus (juxtaposition de deux voyelles) : « paletot
aussi » créant une sonorité désagréable qui doit être évitée en poésie. Elle est, sans doute,
volontaire afin de montrer le refus des traditions et affirmer la modernité poétique.

B/ Un vagabondage permettant le rêve (v 3 à 5)

Enfin, si le lecteur comprend que ce poème évoque le vagabondage de Rimbaud, il ignore


l’itinéraire de l’auteur. Effectivement, le CC de lieu « sous le ciel » (v 3) est extrêmement
vague. Il se trouve dans la nature mais son emplacement demeure imprécis. La liberté
physique est, alors, totale pour le poète. Ce sentiment est tellement intense qu’il se met au
service de la muse qu’il interpelle via une apostrophe : « Muse ! » Il semble entretenir une
forme d’intimité avec elle comme le suggère le tutoiement et le substantif : « féal ». (Les 9
Muses sont les filles de Zeus et de Mnémosyne, fille de Gaïa (Terre) et Ouranos (Ciel)
Chaque muse représente et protège une forme d’art. Terpsichore est la muse de la poésie
lyrique et de la danse) Ce vagabondage paraît, à mesure que les vers se succèdent, offrir une
liberté langagière à Rimbaud. Au même titre que le hiatus du vers 2 est surprenant,
l’interjection : « Oh ! là ! là » du vers 4, plutôt orale, est inhabituelle et détone dans ce
sonnet. Toutefois, elle traduit son enthousiasme, sa joie de vivre, son envie de rencontrer
l’amour : « amours splendides » (v 4) Il faut comprendre que l’errance ouvre le champ de tous
les possibles. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’adjectif : « crevées » (v 1) rime avec le
participe passé « rêvées ». (> le vagabondage permet le rêve) Ce premier mouvement
s’achève sur le vers 5 qui fait écho aux vers 1 et 2 puisque Rimbaud montre, à nouveau, son
dénuement. Les deux adjectifs : « unique » et « large » révèlent, une fois de plus, la pauvreté
du poète. Toutefois, comme nous venons de le montrer, l’errance offre à Rimbaud une liberté
tant physique que poétique.

II/ Une liberté poétique totale (v 6 à 14)

A/ La comparaison avec le Petit-Poucet (v 6 à 7)

Nous allons étudier, dans ce deuxième mouvement, les libertés poétiques – et donc la
modernité – que Rimbaud s’octroie. S’il s’était permis quelques audaces dans le premier
mouvement, nous allons voir que ces dernières se multiplient dans la suite du sonnet. Le vers
6 s’ouvre sur une comparaison plutôt originale, mise en exergue par un tiret : « – Petit-
Poucet rêveur ».  Rimbaud devient, à son tour, un personnage de conte merveilleux mais ne
sème pas des cailloux mais des rimes, lui permettant de retrouver sa route. Pour illustrer cette
idée, il utilise un rejet au vers 7 qui met en lumière le substantif : « rimes » : « j’égrenais dans
ma course / Des rimes » (v 6-7). Le poète montre son désir de répandre de la poésie partout où
il passe. L’utilisation, en outre, du substantif : « course » révèle cette hâte, cette envie de fuir
pour découvrir les confins du monde mais aussi pour repousser les limites de la poésie.

B/ La nature synonyme de liberté (v 7 et 11)

La nature tient un rôle essentiel dans ce sonnet puisqu’elle est synonyme de liberté. Les vers 7
et 8 mettent en lumière la relation particulière que le poète entretient avec elle. Les
déterminants possessifs : « mon auberge » et « mes étoiles » indiquent qu’elle semble lui
appartenir. De plus, les sonorités douces : allitérations en m, assonances en ou : « rimes /
mon / mes / doux frou-frou » montrent la dimension maternelle et protectrice de cette nature
qui offre un toit à Rimbaud. Il est vrai qu’il l’évoque grâce à deux images poétiques : une
métaphore au vers 7 : « Mon auberge était à la Grande-Ourse » et une
personnification : « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou ». La présence du
substantif : « frou-frou » est pour le moins surprenante. Ce n’est pas un terme que nous avons
l’habitude de rencontrer dans un texte poétique. Ce choix est extrêmement moderne et surtout
intéressant d’un point de vue musical puisqu’en le prononçant, nous avons l’impression
d’entendre le bruit du tissu qui se froisse. Ainsi, le sentiment de liberté que Rimbaud ressent
gagne tout le poème tant sur le fond que sur la forme. En effet, dans un sonnet traditionnel, les
quatrains et les tercets doivent être grammaticalement indépendants. Ici, pourtant, le second
quatrain se prolonge dans le premier tercet : « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou /
et je les écoutais assis au bord des routes » (v 8-9) On parle de sonnet libertin, un choix
poétique extrêmement moderne. La dimension maternelle de la nature perdure dans les vers
10 et 11 puisqu’elle le nourrit comme l’indique le rejet : « je sentais des gouttes / De rosée à
mon front ». De plus, la comparaison : « comme un vin de vigueur », renforcée par
l’allitération en v : « vin / vigueur » montre à quel point cette nature lui transmet sa force.
C/ L’amour intense pour la poésie (v 12 au v 14)

Le dernier tercet témoigne d’un amour intense et profond pour la poésie. Nous pouvons noter
un écho entre le vers 7 et le vers 12 : « Des rimes » / « Où, rimant ». Une fois encore,
Rimbaud s’amuse avec les règles de l’alexandrin puisqu’il place la césure après la première
syllabe : « Où // rimant au milieu des ombres fantastiques » Il indique comment naît
l’inspiration poétique et l’adjectif : « fantastiques » nous ouvre un monde vaste et imaginaire.
Il montre aussi que l’objet le plus banal devient, dans son esprit, une chose merveilleuse.
Lorsqu’il use, en effet, d’une comparaison, au vers 12, entre les élastiques abîmées de ses
souliers et les cordes de la lyre, il en appelle à son statut de poète, au mythe d’Orphée.
Pourtant, il rappelle que l’errance est synonyme de créativité grâce à la rime insolite entre :
« fantastiques / élastiques ». Son amour pour la poésie est si intense qu’un rien se transforme
en instrument de musique, en inspiration poétique. Le monde est une source inépuisable de
poésie. Le dernier vers d’un sonnet constitue toujours une chute nommée concettomais pas
ici. Rimbaud perdure dans ce désir de modernité puisque le dernier vers aborde, à l’image de
tout le poème, le thème de l’errance permettant de célébrer une dernière fois son amour du
vagabondage : « un pied près de mon cœur ». En effet, ses souliers, symboles d’errance, sont
associés au cœur c’est-à-dire à l’amour. Arrêtons-nous, pour l’anecdote, sur la
prémonition présente dans ce vers 14 : « un pied près de mon cœur » puisque le poète est
mort, amputé d’une jambe.

Eloge de la liberté, du vagabondage mais aussi de la poésie moderne, voilà comment nous
devons lire « Ma Bohème ». Rimbaud célèbre, en effet, le bonheur : celui du bohémien. La
nature lui offre une liberté : physique, intellectuelle qui se mue en liberté poétique. En
vagabondant, il s’amuse des règles de la poésie traditionnelle, un brin provocateur et, ouvre,
de la sorte, la voie à la modernité poétique. C’est cette même liberté que Jacques Prévert offre
à son lecteur dans le poème « Barbara » puisqu’il va mettre le vers libre, le langage familier et
la modernité au service d’une dénonciation redoutable de la guerre.

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