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L.L.

2
Le soleil

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures


Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,


Eveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir !

Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,


Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
Introduction :
Auteur/ œuvre (voir L.L.1)
situation du poème Dans la première édition du recueil parue en 1857, ce poème se situait dans la
section « Spleen & Idéal » en deuxième position après le poème inaugural « Bénédiction » . A partir
de la seconde édition de 1861, le poème figure dans la nouvelle section ajoutée au recueil
« Tableaux parisiens ». dans laquelle Baudelaire insère un motif de la modernité.: la ville. Dans ce
poème composé d'alexandrins distribués en 2 huitains et un quatrain, le poète évoque les effets
bienfaisants du soleil sur la ville et la campagne. A travers cette description urbaine, il évoque le
rôle du poète qui est semblable à celui du soleil.

Les mouvements du poème :

1er mvt : le 1er huitain relate l’apparition du soleil et ses effets qui se confondent avec la
déambulation du poète dans un « faubourg » malfamé.

2ème mvt : le 2eme huitain expose les actions bienfaitrices ou bienfaisantes du soleil.
3ème mvt : le quatrain consacre explicitement l’analogie du poète avec le soleil. Le poète devient
l'enchanteur de la ville

Projet de lecture : Nous chercherons lors de cette L.L. à souligner la volonté du poète de rappeler
les pouvoirs bienfaisants du soleil capable de métamorphoser la « boue » en « or » et à la
progression vers l'analogie finale entre le soleil et le poète qui donne au poète des pouvoirs encore
plus puissants.

Analyse du 1er huitain :


le 1er huitain relate l’apparition du soleil et ses effets qui se confondent avec la déambulation du
poète dans un « faubourg » malfamé.
v.1-2 Le poème s’ouvre sur une sombre évocation d’un lieu urbain remarquable par son
délabrement. L’adjectif « vieux » qualifie un espace retiré de la ville qu’est le « faubourg » et le
terme « masures » renvoie à des habitations proches de la ruine. Le verbe « pendent » donne
l’impression que les volets tiennent mal ; cet effet est accentué par le rejet du groupe nominal « les
persiennes. »
Ce rejet souligne également l'importance de la dissimulation grâce à ces volets qui cachent un
mysrère comme l'indique la périphrase « abri des secrètes luxures » et rappelant leur fonction de
cacher des activités immorales, répréhensibles. Sur le plan sonore, on retrouve une allitération en
[S] courant le long du vers « persiennes, abri des secrètes luxures » (v.2) pouvant suggérer son
aspect sournois, dissimulé. Cette allitération peut aussi faire penser au sifflement du serpent,
symbole de la tentation dans la Genèse.

v.3-4 Le soleil apparaît grâce à une subordonnée de temps d’une manière violente comme le
souligne le verbe « frappe » et l’adjectif « cruel ». Son rayonnement apparaît d’autant plus fort que
le CC de manière « à traits redoublés » souligne la puissance de sa lumière. L’aspect brutal de cette
apparition est encore accentué par l’allitération en [r] : « Quand le soleil cruel frappe à traits
redoublés ». Le poète souligne l’étendue de ce rayonnement au vers 4 grâce à un parallélisme
construit avec deux CCL qui répète deux fois la même idée : le soleil illumine aussi bien la ville que
la campagne ; cela montre sa force universelle. Le deuxième CCL est construit avec une
métonymie, les blés faisant référence aux champs et les toits à la ville : ainsi les villes sont
considérées comme des abris (cela fait écho au terme « abri » du vers 2) et les champs comme une
source de nourriture essentielle. Ainsi, les faubourgs malsains prennent une teinte positive.

v.5-8 Au vers 5, le poète apparaît en s’exprimant à la première personne. Il se trouve alors au centre
de cette strophe soulignant ainsi qu’il est au cœur du faubourg. Ce vers contient la proposition
principale qui est complétée par la subordonnée de temps où apparaît le soleil : cela montre que
l’apparition de l’astre solaire et du poète sont simultanées ; l’un ne va pas sans l’autre.
D’ailleurs, il y a une similitude entre le soleil et le poète : les deux sont combattifs comme l’atteste
le mot « escrime ». Si le poète sort c’est pour se battre ; mais ici, cet art du combat est
métaphorique : il s’agit d’aiguiser non pas l’épée mais les mots.
Le poète met en relief sa solitude « seul » en plaçant l'adjectif à la césure et met aussi en relief sa
marginalité par l’adj « fantasque » qualifiant qqch/qqn qui s’écarte d’une certaine norme et peut
donc expliquer la présence du poète dans ce lieu marginal lui-même qu'est le faubourg.

. Par le biais d’une périphrase, le poète évoque la difficulté et l’originalité de son travail poétique
évoqué comme une « escrime » qui au sens figuré signifie « lutte serrée difficile » qui s’exerce
notamment par la déambulation, la promenade en ville. Les trois vers qui terminent la 1ère strophe
débutent par trois participes présents : cela montre que la balade urbaine du poète est active : il
cherche l’inspiration en même temps qu’il marche dans les rues. Le CCL « dans tous les coins »
montre que sa recherche n’exclut aucun lieu, que les endroits obscurs ne lui font pas peur.
Cependant, les trois participes présents « flairant », « trébuchant », « heurtant » font état d’une
tâche compliquée qu’alourdit la répétition de la sonorité finale [ant].
Cette recherche d’inspiration poétique dans l’univers urbain est crée en associant le champ lexical
de la ville « coins » ; « pavés » au lexique de la poésie « rime » ; « mots » ; « vers ».
Le poète fait comprendre que la parole poétique naît bien souvent du « hasard » d’une trouvaille
miraculeuse « vers depuis longtemps rêvés » malgré un travail acharné et compliqué des mots.

2ème mvt : le 2eme huitain expose les actions bienfaitrices ou bienfaisantes du soleil.

Cette strophe marque une rupture avec les derniers vers de la première strophe qui exposent les
errances du poète et de la parole poétique ; en effet cette strophe va exposer les effets du soleil.
Elle s’ouvre sur une périphrase « Ce père nourricier, ennemi des chloroses» dont le démonstratif
« ce » désigne le soleil qui sera l’objet de l’ensemble de ce huitain et prend la place du poète.
La Périphrase méliorative est construite sur une double idée. « Ce père nourricier » : c’est une
personnification qui déifie le soleil, il est source de nourriture pour les hommes, il est source de
fertilité, d’accroissement, de vie. Ce GN est apposé à « ennemi des chloroses » qui spécifie que le
soleil élimine la maladie, il se bat contre le dépérissement c’est-à-dire contre la mort. Autrement
dit, le soleil a le pouvoir de donner la vie et de battre la mort comme un dieu.
Ensuite l’ensemble des vers constituent une sorte d'ode aux pouvoirs bienfaiteurs du soleil mis en
relief d’une part par les verbes d’action débutant chaque vers et d’autre part renforcés par une
polysyndète en « Et » (v. 12, 14 et 15) soulignant la multiplicité des actions bienfaitrices.
Ainsi chaque vers rappelle les différents talents du soleil :
– un talent créateur car il insuffle la vie à toute chose, animal ou végétal, laide ou belle
« éveille dans les champs les vers comme les roses » en exerçant une autorité indiscutable
« et commande aux moissons de croître et de mûrir ». Un talent insufflant l’imagination
dans le cœur inébranlable du poète « immortel » (v.16) en y faisant « croître » ses semences
au point de « fleurir » (vers 16). Ainsi le terme « vers » prend un double sens. L’homonyme
permet de désigner à la fois le ver de terre et le vers écrit par le poète. Le soleil permet au
poète de trouver son inspiration. C’est la raison pour laquelle le poète s’exclame au dernier
vers de cette strophe : « dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir ! » C’est un cri
d’émerveillement et de gratitude : grâce au soleil le poète ne manquera jamais de trouver
l’inspiration qu’il désire tant.

– un talent donc nourricier à la fois sur les plans intellectuel et alimentaire comme le montre
la proposition « remplit les cerveaux et les ruches de miel » → le miel connotant à la fois la couleur
dorée du soleil et l’idée d’un nectar précieux. Le soleil nourrit l’âme et le corps.

– un talent curatif puisqu’il aide les hommes à aller mieux moralement « Il fait s’évaporer les
soucis vers le ciel » (v.11)
– un talent transfigurateur et vivifiant porté par les verbes « rajeunit » (v.13) et « rend gais »
(v. 14). « C’est lui qui » est un présentatif qui construit une tournure emphatique : cela
souligne le fait que ce pouvoir lui est propre. Ce pouvoir de métamorphose positive est
illustré par des porteurs de béquilles qui se transforment en jeunes filles. Les handicapés
deviennent sains, les hommes tristes deviennent gais, les hommes colériques deviennent
doux, les hommes deviennent femmes, les vieux deviennent jeunes ; action sur la santé,
action sur les humeurs, action sur le genre, action sur le temps => Par déplacement, ce
pouvoir transfigurateur et alchimique du soleil déclenche l’activité poétique qui dans une
même rime « chloroses » (v9) / « roses » (v.10) puise dans la laideur un symbole de la
beauté ou encore joue sur la signification des mots : « les soucis » peut se comprendre à la
fois comme la référence à la fleur ou à un problème moral tout comme la présence des
« vers comme les roses » qui peuvent se lire comme l’éveil, la floraison de couleurs
poétiques.

Analyse du quatrain le quatrain consacre explicitement l’analogie du poète avec le soleil. Le


poète devient l'enchanteur de la ville

Le quatrain éclaire le sens global du poème.


« Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes » : la comparaison permet de construire une
analogie parfaite, le soleil et le poète ne font plus qu’un. Comme le soleil, le poète embellit la
laideur exposée avec force dans cette strophe :
- à la rime, le couple d’homonymes villes/viles souligne que la ville est le temple de la
laideur, le siège de tous les vices. Cela fait écho à la description des faubourgs dans la
première strophe.
- cette laideur urbaine est accentuée par l’hyperbole construite avec le superlatif « les plus
viles »
- le terme « des choses » est très générique, il est vague et imprécis : il montre que la laideur
ne mérite pas d’être nommée, désignée, elle ne mérite pas d’être considérée
L’embellissement opéré par le poète est porté par le terme très soutenu d’ « ennoblit ». Ainsi, dans
cette transmutation, il y a l’idée d’une élévation sociale : le poète permet de hisser les choses du
peuple à la plus haute sphère de la société (la noblesse)
Dans les deux derniers vers, le poète devient un roi, évocation du roi soleil à l’instar de Louis XIV,
mais aussi évocation d’un roi tel que se définit Jésus dans les évangiles : un roi qui visite les
hôpitaux et les palais, il considère les pauvres et les malades, il considère les riches et les bien-
portants. La répétition de « dans tous les » révèle l’universalité de ce pouvoir : comme un dieu, il
est partout présent. « sans bruit et sans valets » : ces deux GN forment un CC de manière qui met en
relief l’humilité de ce roi soleil : il ne se met pas en avant, ne cherche pas la gloire, ne cherche pas à
se faire servir (Dans les évangiles, Jésus dit : « je ne suis pas venu pour être servi, mais pour
servir ») Ainsi cette dernière strophe évoque l’entrée messianique du poète dans la ville.

CCL :
→ motif de l’alchimie poétique exprimée de manière positive.
→ l’évocation sommaire de la ville ainsi que la deuxième place de ce poème dans la section
« Tableaux parisiens » annoncent le projet poétique de Baudelaire : il ne s’agira pas pour lui de
proposer des descriptions réalistes de Paris, de la modernité mais d’en proposer des visions
poétiques, des métamorphoses artistiques « tableaux » afin de l’ennoblir.

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