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Explication linéaire « Ma Bohème »,

Arthur Rimbaud
Sylvain Tesson déclare à propos des textes d’Arthur Rimbaud : « Ses poèmes sont des
projectiles. Cent cinquante ans plus tard, ils nous atteignent encore ». Cahiers de Douai est un
recueil de jeunesse. En 1870, Rimbaud a 16 ans. « L’homme aux semelles de vent » comme le
surnommera Paul Verlaine plus tard, fugue à plusieurs reprises. Durant ses vagabondages, il écrit
22 poèmes. Il les recopie à Douai sur deux liasses de feuilles d’écolier : une première
comportant 15 poèmes, une seconde avec 7 sonnets alors qu’il s’est réfugié chez son professeur
de rhétorique : Georges Izambard. C’est à Paul Demeny, poète et éditeur, qu’il confie ses poèmes
qui seront publiés 18 ans plus tard sans que Rimbaud le sache. Ma Bohème » est le dernier
poème du recueil. Dans ce sonnet en alexandrins, l’adolescent célèbre le voyage, la liberté, la
nature mais aussi son amour pour la poésie.

De la sorte, nous allons voir comment Rimbaud enchante l’errance dans ce poème.

Alors que le poète vagabonde au sein d’une nature protectrice et inspirante dans les deux
quatrains, il montre la liberté de création qui est la sienne dans les deux tercets.

I/ Le vagabondage du poète en harmonie avec la nature (v 1 à 8)

Le vagabond est un personnage qui, en raison de sa liberté, enthousiasme les artistes de la fin du
XIXème siècle. Lorsque Rimbaud fugue, il goûte au bonheur de l’errance. En effet, la répétition
du verbe de mouvement : « aller » au vers 1 : « Je m’en allais » et au vers 3 : « J’allais »
esquisse le portrait d’un poète voyageur. L’errance lui offre une grande liberté, visible dans le
premier vers. En effet, il s’agit d’un alexandrin dont la césure est irrégulière. (Dans un
alexandrin classique, la césure est après la 6ème syllabe) Ici, nous pouvons observer qu’elle se
fait après la quatrième syllabe : « Je m’en allais, // les poings dans mes poches crevées ». C’est
dans ce premier vers, également, que nous remarquons la dimension autobiographique de ce
sonnet. Deux marques de la première personne du singulier sont visibles : le pronom
personnel : « je » qui ouvre le poème et le déterminant possessif « mes » : « mes poches ». La
pauvreté qu’a connue l’auteur, en outre, transparaît grâce à l’adjectif : « crevées » (v 1) et au
substantif « paletot » (v 2). Si le lecteur comprend que ce poème évoque le vagabondage de
Rimbaud, il ignore l’itinéraire de l’auteur. Effectivement, le CC de lieu « sous le ciel » (v 3) est
extrêmement vague. La liberté physique est totale pour le poète. Ce sentiment est tellement
intense qu’il se met au service de la muse qu’il interpelle via une apostrophe : « Muse ! » Il
semble entretenir une forme d’intimité avec elle comme le suggèrent le tutoiement et le
substantif « féal ». (Les 9 Muses sont les filles de Zeus et de Mnémosyne, fille de Gaïa (Terre) et
Ouranos (Ciel) Chaque muse représente et protège une forme d’art. Terpsichore est la muse de
la poésie lyrique et de la danse) Ce vagabondage paraît, à mesure que les vers se succèdent,
offrir une liberté langagière à Rimbaud. L’interjection : « Oh ! là ! là » du vers 4, plutôt orale,
est inhabituelle. Toutefois, elle traduit son enthousiasme, sa joie de vivre, son désir sensuel : «
amours splendides » (v 4) Il faut comprendre que l’errance au sein de la nature ouvre le champ
de tous les possibles. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’adjectif : « crevées » (v 1) rime avec
le participe passé « rêvées », sous-entendant que c’est le vagabondage qui donne accès au rêve.
Le vers 5 fait écho aux vers 1 et 2 puisque Rimbaud montre, à nouveau, son dénuement via le
champ lexical de la pauvreté : « unique culotte » et « large trou » Néanmoins, le poète est
exalté, désireux de découvrir le monde et, à ses côtés, tout tourne à l’enchantement. Dans le vers
6, il se compare à un personnage de conte merveilleux grâce à une métaphore, mise en exergue
par un tiret : « – Petit-Poucet rêveur ». Mais, plutôt que semer des cailloux, Rimbaud sème des
rimes et c’est bel et bien la poésie qui lui montre le chemin à suivre. Le rejet : « Des rimes » (v
7) : « j’égrenais dans ma course / Des rimes » (v 6-7) met en exergue cet amour
incommensurable pour la poésie qui l’accompagne pas à pas. De plus, le mot « course » rend
compte d’une course physique : une envie de fuir, de partir mais aussi une couse poétique dans le
but de repousser les limites de la poésie. La nature tient un rôle essentiel dans ce sonnet
puisqu’elle est synonyme de liberté. Les vers 7 et 8 mettent en lumière la relation particulière
que le poète entretient avec elle. Les déterminants possessifs : « mon auberge » et « mes étoiles
» indiquent qu’elle semble lui appartenir. Les sonorités douces : allitérations en m, assonances
en ou : « rimes / mon / mes / doux frou-frou » miment la douceur, la protection de cette nature
qui offre un toit à Rimbaud. Elle met ses sens en éveil l’ouïe : « doux frou-frou », le toucher :
« je sentais des gouttes », le goût : « comme un vin de vigueur ». Ce sonnet peint un jeune
homme qui vagabonde sans contraintes et ce sentiment de liberté gagne le poème tant sur le fond
que sur la forme. En effet, dans un sonnet traditionnel, les quatrains et les tercets doivent être
grammaticalement indépendants. Ici, pourtant, le second quatrain se prolonge dans le premier
tercet : « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou / et je les écoutais assis au bord des routes
» (v 8-9) On parle de sonnet libertin, un choix poétique très audacieux qui montre
l’émancipation créatrice de Rimbaud.

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II/ La fugue permettant la création poétique (v 9 à 14)

Après être parti et avoir erré dans les 2 quatrains, Rimbaud s’arrête et admire la nature qui
apparaît comme une mère pour lui. Elle le nourrit, tout d’abord, comme l’indique
l’enjambement : « je sentais des gouttes / De rosée à mon front ». (v 10-11) De plus, la
comparaison : « comme un vin de vigueur », renforcée par l’allitération en v : « vin / vigueur »
montre à quel point cette nature lui transmet sa force. Les trois vers de ce premier tercet,
d’ailleurs, respectent la césure de l’alexandrin à la 6e syllabe, renforçant cette harmonie. Le
dernier tercet témoigne d’un amour intense et profond pour la poésie. Nous pouvons noter un
écho entre le vers 7 et le vers 12 : « Des rimes » / « rimant » puisque la poésie accompagne
chaque étape de cette errance. L’adjectif : « fantastiques » nous ouvre un monde vaste et
inspirant. Après avoir été un Petit-Poucet, il devient le père de la poésie via la comparaison, au
vers 12, entre les élastiques abîmés des souliers et les cordes de la lyre, permettant un
rapprochement entre Rimbaud et Orphée. Il rappelle que le vagabondage est synonyme de
créativité grâce à la rime insolite entre : « fantastiques / élastiques ». Rien ne peut entraver son
amour de la poésie. Il détourne cette chose banale qu’est l’élastique pour la métamorphoser en
lyre. Le vagabondage, la nature et même sa pauvreté deviennent matière à créer de la poésie. Le
dernier vers d’un sonnet constitue habituellement une chute nommée concetto mais pas ici.
Rimbaud célèbre une dernière fois son amour du voyage grâce à une métonymie : « un pied près
de mon cœur ». En effet, il s’efface derrière ses souliers, symboles d’errance, et les associent au
cœur c’est-à-dire à l’amour.

Rimbaud célèbre, dans « Ma Bohème » le bonheur : celui du bohémien. La nature lui offre une
liberté : physique, intellectuelle qui se mue en liberté poétique. Ce poème, qui se trouve à la fin
du recueil, traduit bien ce désir d’émancipation de la part de Rimbaud entre respect de la forme
traditionnelle du sonnet et subversion des règles poétiques. Ce texte n’est pas sans évoquer « Au
Cabaret-vert » où le jeune poète, en plein vagabondage, s’arrête dans un cabaret et goûte aux
bonheurs du voyage.

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