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INTRODUCTION

1- Contextualisation

Dans l’histoire : Arthur Rimbaud est surnommé « l’homme aux semelles de vent » par Paul Verlaine en raison de son amour
pour le voyage, pour la vie de bohémien. En août 1870, Rimbaud épris de liberté, il fugue et rédige durant son vagabondage 22
poèmes qui deviendront les Cahiers de Douai.

Au sein du recueil : Le poème « Ma Bohème » se trouve dans la 2nde partie du recueil de Rimbaud Cahiers de Douai. Il clôt le
recueil. Ce poème relate, au premier abord, une fugue, un vagabondage en pleine nature du poète : il constitue un éloge de la
vie libérée de toute entrave. Mais il propose également un art poétique de Rimbaud, càd un ensemble de règles et de critères
esthétiques utilisés par un auteur pour créer ses œuvres. Le poème proposé prend la forme d’un sonnet.

2- Composition de l’extrait

- L’errance du poète : Vers 1 à 5


- Le basculement dans la fantaisie : vers 6 à 8.
- Le poète à l’arrêt : vers 9 à 14

3- Projet de lecture : Quelle image de la liberté ce sonnet nous propose-t-il ?

4- Lecture expressive du passage.

5- Explication linéaire.
Texte : Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, 1870.

1
Ma Bohême
(fantaisie)

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot2 aussi devenait idéal3 ;
4
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.


– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

1
La Bohême est avant tout une région de la Tchéquie. Elle désigne ensuite un mode de vie de liberté, au mépris
des règles établies.
2
Vêtement du dessus.
3
Il était tellement usé qu’il devenait une idée, un concept.
4
Au Moyen-Âge, le féal est celui qui jure une fidélité sans borne à celui ou celle à qui il se voue.
Citation Analyse Interprétation

1er mouvement : l’errance du poète

Un poète voyageur

« Je m’en allais … », « j’allais », vers Répétition d’un verbe de mouvement. Verbes qui expriment l’errance. Ils sont dépourvu de complément, ce qui indique que le mouvement est recherché pour lui-
1 et 3 Verbe employé intransitivement. même. (ce n’est pas la destination qui compte) = volonté de vie nomade. (Vb. Qu’on retrouve dans le poème Sensation).

Césure irrégulière au vers 1 Forme de liberté qui peut renvoyer à cette liberté même de l’errance.

Verbes à l’imparfait itératif Impression d’une fugue sans cesse recommencée.

« paletot », « idéal », « féal » Répétition du son /al/ Son reprend en écho le mouvement initié par le verbe « aller ».

« sous le ciel », vers 3 CC de lieu Assez imprécis (ne désigne pas une direction ou une destination). Montre la liberté physique totale pour le poète
ð Le poète est presque un chevalier errant (suggéré avec le nom médiéval « féal »). Il s’oppose à la quête du
Un poème lyrique ? confort bourgeois.

« Je m’… », « j’étais … », « mes Marques de la P1 (pronoms et déterminants possessifs) Le poème prend ici une forme autobiographique. Le poète se met en scène. Présence surabondante de la P1 (excès)
poches », vers 1 à 4

« Muse ! j’étais ton féal » Vers 3 Apostrophe +P2 Topos romantique. Idée d’invocation et d’allégeance du poète à sa Muse. L’expression « féal » est hyperbolique = marque de
Tutoiement dérision du poète (renvoie au fin’amor). Le tutoiement, quant à lui, marque une forme d’impertinence du poète.

« j’allais sous le ciel » Image cliché du lyrisme + évocation du ciel montre une quête d’absolu. Cette image contraste avec d’autres images triviales (comme la « culotte ».

« Oh ! là ! là !, que d’amours … ! » Interjections / modalité exclamative Révèle une forme d’enthousiasme, de fougue (un élan vital) du poète. Exprime ses sentiments. Toutefois, l’interjection a un
vers 4. + marqueur d’intensité « que d’amour » aspect très oral (et relâché) qui l’éloigne d’un lyrisme traditionnel.
ð Ironie de Rimbaud qui abuse des procédés lyriques. + usage du pluriel « d’amours » (on s’éloigne de l’idéal
amoureux unique).
Un poète misérable ?

« mes poches crevées », vers 1 Métaphore + Hypallage ? Métaphore révèle qu’il est désargenté et sans bagage. Adj « crevé » peut aussi renvoyer au poète, fatigué de son errance.
« unique culotte … large trou », vers 5 Champ lexical de la pauvreté. Insiste sur l’indigence du poète. On note, toutefois, le refus du pathétique.

« mon paletot devenait idéal » Polysémie de l’adjectif Révèle dénuement du poète : Montre la réduction à néant du manteau. + référence à Platon pour qui le monde des idées
domine le monde réel des formes. > Misère matérielle permet une certaine élévation.

« avait un large trou » , « était à la Entrecroisement des auxiliaires être et avoir. Poète montre le prédominance de l’être sur l’avoir. Il préfère être libre dans le dénuement plutôt qu’opprimé dans
Grande Ourse » l’opulence.

« crevées / rêvées », vers 1 et 4 Rime embrassée Montre que c’est bel et bien le vagabondage qui permet le rêve. Le pouvoir de l’imagination remplace les contraintes
matérielles : ses poches crevées sont remplacées par les amours dont il rêve.

But de ce mouvement Le poète se montre dans le plus grand dénuement. Loin d’être Rimbaud mêle ici lyrisme et trivialité dans ce premier mouvement ; son invocation à la Muse côtoie l’expression de son
mal vécue, la pauvreté constitue une entrée vers l’inspiration dénuement et crée ainsi un fort contraste, signe d’une émancipation poétique.
poétique.
2ème mouvement : Le basculement
dans la fantaisie
-------------------------------------------- ------------------------------------------------------------------------- ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
De l’indigence à l’enchantement TIRET MARQUE UN DECROCHAGE (mise à distance de lui-même)

« Petit Poucet rêveur », vers 6. Métaphore Image mise en valeur par le tiret. Métaphore file le thème de la pauvreté et l’abandon du poète ; mais elle ancre le poème
dans le merveilleux. (tout en inversant le conte de Perrault, puisqu’il ne cherche pas à rentrer chez lui).

POLYPTOTE (rêveur / rêvées). Répétition d’un même Cela confirme l’inscription du sujet dans l’imaginaire (dans la fantaisie, pour reprendre le titre).
mot sous des formes différentes.

« j’égrenais / des rimes », v 6-7. Métaphores Alliance du réel et de l’onirique (association du concret et de l’abstrait) qui crée cet aspect enchanteur.
« Mon auberge était à la Grande
Ourse », v 7. Rejet « des rimes » Effet d’attente et rupture du réalisme. On bascule dans l’enchantement créé par le poète.
Met en exergue le terme et ainsi son amour pour la poésie qui l’accompagne pas à pas. > Poésie montre le chemin à suivre,
elle est son guide.
ð Cet enchantement annonce aussi sa créativité débordante (que l’on verra plus bas).
Un lien particulier à la Nature

« mon auberge », 7. Déterminants possessifs Donne l’impression que la Nature semble lui appartenir ; idée de familiarité. Idée qu’il forme une harmonie / communion
« mes étoiles » avec le ciel. Le nom « course » renvoie à la course du poète mais peut-être aussi à la « course des astres » = cela montre le
lien entre le poète et les éléments.

métaphore auberge. + allitération en /m/ Métaphore montre que la Nature est un hôte agréable. Image protectrice de la nature. (la Grande Ourse est l’étoile qui guide
les voyageurs)

« Petit-Poucet » « Grande Ourse » Antithèse Effet de contraste entre la petitesse du poète et la grandeur de la Nature. > Il est absorbé par cette entité, fait partie de ce tout
et, elle le protège.

« avaient un doux frou-frou », v 7. Synesthésie Evocation des étoiles non plus par la vue, mais par l’ouïe et le toucher. Les sens se mélangent (même chose pour les rimes
qui deviennent solides). Cela montre que Rimbaud perçoit et ressent la Nature différemment. = position privilégiée du poète
face à la Nature. Entend la musique des étoiles (l’harmonie des sphères, concept de l’Antiquité).

Césures à l’hémistiche Montrent une véritable harmonie entre le poète et la Nature.

Ø La Nature évoquée dans cette strophe semble être sa Muse, celle qui inspire son travail poétique.
Le poète tout en présentant son dénuement et son errance,
bascule dans le merveilleux. Son errance prend une tournure
imagée et elle est intimement liée à sa création poétique.
3ème
mouvement : Le poète à l’arrêt ð Le 2nd quatrain se poursuit dans le 1er tercet.
-------------------------------------------- = audace poétique.
MOMENT DE PAUSE ð La création poétique se nourrit aussi du dérèglement des sens évoqué plus haut.

Une Nature inspiratrice

« Je les écoutais… je sentais » vers 9 Verbes de perception Cela montre la disponibilité du poète qui est réceptif au langage de la Nature.
et 10 ð Cela permet une inspiration au poète.

« je sentais des gouttes », vers 10 Symbole Les gouttes sont une forme d’eau. Elles suggèrent une régénération (symbolise le baptême ?)

« Ces bons soirs », v 10. Adjectif mélioratif Révèle le bonheur/satisfaction du poète en ce moment où les rimes semées portent leur fruit.

« Comme un vin … », vers 11 Comparaison Cette comparaison montre que la rosée – comme le vin - nourrit le poète. Par extension, la Nature lui transmet sa force, sa
vitalité et l’inspire ; cela confirme l’aspect régénérateur.
C’est presque un processus de fermentation qui est décrit : comme un vin qui est distillé, l’inspiration se distille en acte
poétique.

La transfiguration de la réalité ð De la perception à la création : passage du verbe « écouter » au verbe « rimer ».

« Un doux frou frou » Personnification Les étoiles sont comme des belles dames avec des robes qui froufroutent.

« comme un vin de vigueur … » v 11 Comparaisons Rosée est assimilée à un vin enivrant. Les élastiques de ses souliers deviennent les cordes de sa lyre poétique.
« Comme des lyres … » v13 Rimbaud modifie, transfigure la réalité et montre les pouvoirs de l’imagination, permis par son errance.

« fantastiques »/ « élastiques » Rimes suivies Rime insolite qui montre que Rimbaud refuse toute forme de sérieux. La légèreté et la spontanéité priment.

Un nouvel Orphée ?

« au milieu des ombres fantastiques », Registre fantastique Cette évocation du surnaturel peut renvoyer au mythe d’Orphée : comme celui-ci, Rimbaud est entre deux mondes (ce qui
vers 12 était déjà évoqué avec l’onirisme du terme « rêveur »)

« comme des lyres », vers 13 Comparaison + Référence littéraire Évocation d’Orphée, lorsqu’il enchante le monde en jouant de sa lyre. Mais le poète ne se prend pas au sérieux, puisqu’on
rappelle que sa lyre sont ses souliers et les cordes sont de simples élastiques.

« mes souliers blessés », vers 14 Hypallage Adjectif devrait compléter le nom « pied ». L’errance laisse des stigmates, des douleurs, comme c’est le cas d’Orphée. Idée
d’un sacrifice de soi pour la poésie.

Une lecture multiple


LECTURE CONCRÈTE Le poète, penché sur ses souliers, renoue ses lacets, si bien que son pied est près de sa poitrine.
« De mes souliers blessés, un pied
près de mon cœur », vers 14 LECTURE METONYMIQUE Pied désigne la marche, l’errance. Le cœur désigne l’affection. L’expression signifie alors son amour pour le vagabondage.

LECTURE POLYSEMIQUE Le pied est aussi le pied métrique. L’expression signifie son amour pour la poésie.
But de ce mouvement. Ainsi, Rimbaud éclaire le sens du sous-titre de son poème. Rimbaud, dans son poème, montre son amour pour l’errance et pour la poésie, les deux étant fondamentalement liés. La
En transfigurant la réalité, on intègre un univers fantaisiste, liberté que lui permet la vie de bohème et la liberté poétique qu’il met ici en œuvre lui sont chères.
dont les prémisses étaient déjà posées dans le 2nd
mouvement.
Dans ce poème, une triple image de la liberté est esquissée : celle de l’individu qui trouve son bonheur dans l’errance mais aussi dans l’harmonie avec la nature.
On perçoit également une liberté poétique qui se voit dans la manière de retravailler le sonnet ou de tutoyer la Muse (ou encore dans son détachement du
lyrisme traditionnel).
Enfin, on constate la liberté du poète de reconfigurer le réel ; le poète laisse sa perception guider son écriture. Il remodèle le monde à sa façon, sans contraintes.
L’expérience de la bohême est donc la cristallisation de toutes ces libertés.

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