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Notes pour la lecture linéaire de « Ma Bohème » de Rimbaud

Sonnet qui appartient au recueil intitulé Les Cahiers de Douai (cahier recopié et remis à Paul Demeny à Douai
par le jeune Rimbaud en 1870) et qui livre le souvenir d’errances adolescentes de Rimbaud. Poème qui
restitue un certain bonheur et surtout un sentiment de grande liberté. Les images de voyages se mêlent
étroitement aux allusions à une poésie libre et pleine de fantaisie.
Comment le poète parvient-il à faire partager à son lecteur la richesse de ses émotions?
Composition du poème :
Quatrains 1 et 2 : le bonheur du vagabondage
Tercets 1 et 2 : la pause du poète

Premier quatrain :
1. inscription à la fois dans le lyrisme avec « je » et « mes » et dans le mouvement avec le verbe « allais ». Le
poète souligne l’élan par le rythme du vers : 4 -2// 4 -2. L’imparfait,à valeur itérative, montre bien que le
souvenir est celui de plusieurs vagabondages dans la nature.
L’accent est mis sur la précarité avec l’adjectif « crevées » à la rime qui choque par sa trivialité. L’image des
poings dans les poches prend une dimension symbolique et renvoie à la révolte pour donner une première
image du jeune homme.

2. Le « paletot idéal» confirme l’idée de dénuement évoquée par les « poches crevées ». Il faut comprendre
« idéal » comme une insistance sur cette caractéristique : le paletot « idéal » n’est plus que l’idée d’un
paletot. On perçoit ici l’amusement du poète à évoquer sa misère matérielle.
Les allitérations en [l] donnent une unité musicale aux vers du quatrain qui s’éloigne de tout pathos.

3. La reprise du verbe «aller » poursuit l’idée du vagabond et le CCL « sous le ciel » lui confère une dimension
cosmique. On perçoit ici une harmonie avec la nature. L’apostrophe à la Muse, mise en valeur à la césure,
associe l’image de poète à celle du vagabond déjà dessinée par les vers. Le poète insiste sur sa proximité avec
la Muse par le tutoiement et par l’image de féodalité, tout en nous plongeant dans la mythologie et la
Moyen Âge. Nous basculons dans un univers imaginaire avec le chevalier errant, cliché romantique
développé ici sur une tonalité ironique.

4. L’interjection « Oh ! Là ! Là ! » surprend par sa trivialité et marque encore le rejet de la tradition qui


impose un certain lexique à la poésie. La rime « crevées » : : « rêvées » traduit l’effet positif du vagabondage
et de la liberté : ce sont eux qui permettent de passer de la trivialité (avec le mot « crevées ») au rêve (avec
« rêvées »).
Le temps, le passé composé, sert à relater une action révolue : on voit que le poète, malgré sa prime
jeunesse, se retourne sur son passé qu’il regarde avec une certaine ironie. En effet, le pluriel du mot
« amours » s’oppose à l’amour unique des poètes romantiques qui est mis à distance. Ici, le regard du poète
sur lui-même est amusé : on note un effet d’exagération qui appuie cette idée.

Quatrain 2 :
5. Retour à la trivialité avec « culotte », à la césure, et surtout « trou » à la rime et qui bouleverse les règles
traditionnelles du sonnet (voir le schéma attendu). On devrait, en effet, avoir une rime en « ées ». Idem pour
le vers suivant qui aurait dû nous offrir une rime en « éal ». Cette enfreinte à la règle permet de surprendre le
lecteur et donc de mettre en valeur le mot qui contient la rime inattendue. (On appelle les sonnets ne
respectant pas les règles des sonnets libertins). Il s’agit d’insister sur la pauvreté, qui n’est rien, ici, à côté du
bonheur apporté par la liberté, mais aussi d’exprimer l’idée que la poésie est liberté, même vis-à-vis de ses
propres règles.

6. Le vers met en place une comparaison puisée dans le monde de l’enfance, l’univers des contes et mise en
valeur par le tiret tout à fait inhabituel en poésie. Le poète construit son image en la rattachant au monde
imaginaire. Il insiste aussi sur la vitalité, l’urgence de la fuite et de l’écriture par le mot « course », ce qui est
appuyé par les allitérations en [r] tout au long du quatrain.
7 . Le rejet du mot « des rimes » insiste sur le caractère poétique de l’errance. L’enfant poète ne sème pas des
cailloux, mais des vers. Le mot « rimes » a valeur de métonymie. Le déterminant possessif « mon » rattaché à
la constellation traduit la proximité avec la nature et renforce la dimension cosmique observée plus haut.
L’auberge à la «Grande ourse » évoque de manière poétique la nuit à la belle étoile et renforce encore l’idée
de pauvreté contenue dans les vers précédents. Mais la Grande Ourse est aussi un guide pour le voyageur qui
cherche à s’orienter. L’enfant poète est, en quelque sorte, sous la protection de cette constellation.

8. Le nouvel emploi du déterminant possessif « mes » accentue encore l’idée de proximité avec la nature. Le
poète insiste sur la douceur des sensations avec les allitérations en [m] et les assonances en [ou]. Attention
au sens du mot « frou-frou » : le dictionnaire nous apprend que c’est un ornement en tissu d’un vêtement
léger, mais c’est aussi le bruit du froissement d’une étoffe soyeuse. Les deux sens se superposent ici ;
Rimbaud joue sur la polysémie du lexique. Le « frou-frou » est presque une harmonie imitative. A la vue
correspond l’ouïe : un système de synesthésies se met en place = les sensations se correspondent et se
répondent, montrant la richesse du monde pour le poète. La rime « trou » : : « frou-frou » renouvelle le
passage de la trivialité au monde du rêve observé dans le premier quatrain.

Tercet 1
9. Le vers insiste sur les sensations procurées par le spectacle de la nature qui parvient à arrêter le poète
vagabond dans sa course. Les synesthésies se poursuivent.

10. L’adjectif mélioratif « bons » renforce l’idée d’harmonie avec la nature déjà présente dans les quatrains.
Le poète après avoir évoqué la vue et l’ouïe, fait allusion au toucher avec les « gouttes de rosée », ce qui crée
une impression de grande richesse des sensations dans la nature. Le mois de « septembre » évoque
symboliquement les vendanges et annonce le vin du vers suivant, lointaine évocation de Dionysos, dieu de
l’ivresse poétique et créatrice. Rimbaud reprend les éléments de la culture traditionnelle de la poésie tout en
en jouant.

11. Le mot « rosée » est rejeté au début du vers, ce qui a pour effet de le mettre en valeur et évoque un lien
étroit entre le poète et la nature dans la mesure où la rosée se dépose ordinairement sur les plantes. La
comparaison « comme un vin de vigueur » appuyée par l’allitération en [v] indique le rôle de la nature dans la
création poétique.

Tercet 2
12. Le mot « fantastiques » à la rime renvoie au sous-titre « fantaisie ». (La fantaisie est, en poésie, une
œuvre où l’imagination se donne libre cours, sans se soucier des règles formelles.) En même temps, l’adjectif
crée une atmosphère imaginaire et onirique. Le poète est celui qui sort du monde ordinaire pour entrer dans
un univers onirique.

13. La comparaison des « lyres » aux « élastiques » constitue une sorte de rabaissement du sublime du
lyrisme au trivial, l’élastique n’étant pas un élément poétique. D’ailleurs, on constate une nouvelle enfreinte
aux règles du sonnet, ce qui va dans le sens de cette dégradation. On devrait trouver des rimes croisées ici.
Par ailleurs, le pluriel de « lyres » altère encore l’idée du lyrisme, dans la mesure où l’instrument n’est plus un
objet unique et d’origine divine (cf. Orphée), mais un objet présent en plusieurs exemplaires. Les « ombres
fantastiques » du vers précédent, dans ce contexte, prennent un sens nouveau : le poète est bien un nouvel
Orphée qui traverse les Enfers pour en rapporter des rimes. (On comprend que les « ombres fantastiques » ,
sont alors celles des morts rencontrés dans le royaume des morts). Enfin, la césure qui détache le pronom
sujet de son verbe, très audacieuse dans la poésie de son époque, met le « je « en valeur de façon un peu
exagérée, nouvelle manière de mettre le romantisme à distance et de s’en moquer ?

14. Le vers 14 lié au précédent par un enjambement éclaire le sens des vers précédents. Rimbaud complète
ici son emprunt au mythe d’Orphée et exprime l’idée que la poésie naît de la marche et du contact avec la
nature. Il évoque aussi, par la polysémie, l’idée du « pied » de la poésie latine. Clin d’œil au lecteur et
évocation de la richesse de l’inspiration.
Rimbaud fait partager à son lecteur le bonheur et les sensations que lui procuraient les
vagabondages dans une nature perçue comme protectrice. Cependant, dans ce sonnet, il joue avec les règles
de cette forme fixe pour en tirer des effets de sens, pour exprimer sa vision très personnelle de la poésie.
L’ironie et la mise à distance ne sont jamais loin dans ces vers pour dessiner une nouvelle image du poète et
de l’écriture poétique, loin du lyrisme romantique et du respect des règles.

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