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Ma bohème

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.


Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Introduction
Sylvain Tesson déclare à propos des textes d’Arthur Rimbaud : « Ses poèmes sont des
projectiles. Cent cinquante ans plus tard, ils nous atteignent encore ». Cahiers de Douai est
un recueil de jeunesse. En 1870, Rimbaud a 16 ans. « L’homme aux semelles de vent »
comme le surnommera Paul Verlaine plus tard, fugue à plusieurs reprises. Durant ses
vagabondages, il écrit 22 poèmes. Il les recopie à Douai sur deux liasses de feuilles d’écolier :
une première comportant 15 poèmes, une seconde avec 7 sonnets alors qu’il s’est réfugié
chez son professeur de rhétorique : Georges Izambard. C’est à Paul Demeny, poète et
éditeur, qu’il confie ses poèmes qui seront publiés 18 ans plus tard sans que Rimbaud le
sache. Ma Bohème » est le dernier poème du recueil. Dans ce sonnet en alexandrins,
l’adolescent célèbre le voyage, la liberté, la nature mais aussi son amour pour la poésie. De
la sorte, nous allons voir comment Rimbaud enchante l’errance dans ce poème ? Alors que le
poète vagabonde au sein d’une nature protectrice et inspirante dans les deux quatrains, il
montre la liberté de création qui est la sienne dans les deux tercets.

I/ Le vagabondage du poète en harmonie avec la nature (v 1 à 8)

 Le vagabond est un personnage qui, en raison de sa liberté, enthousiasme les artistes


de la fin du XIXème siècle.Lorsque Rimbaud fugue, il goûte au bonheur de l’errance.
 En effet, la répétition du verbe de mouvement : « aller » au vers 1 : « Je m’en allais »
et au vers 3 : « J’allais » esquisse le portrait d
 ’un poète voyageur.
 L’errance lui offre une grande liberté, visible dans le premier vers. En effet, il s’agit
d’un alexandrin dont la césure est irrégulière.
 Ici, nous pouvons observer qu’elle se fait après la quatrième syllabe : « Je m’en allais,
// les poings dans mes poches crevées ». C’est dans ce premier vers, également, que
nous remarquons la dimension autobiographique de ce sonnet.
 Deux marques de la première personne du singulier sont visibles : le pronom
personnel : « je » qui ouvre le poème et le déterminant possessif « mes » : « mes
poches ».
 La pauvreté qu’a connue l’auteur, en outre, transparaît grâce à l’adjectif : « crevées »
(v 1) et au substantif « paletot » (v 2).
 Si le lecteur comprend que ce poème évoque le vagabondage de Rimbaud, il ignore
l’itinéraire de l’auteur.
 Effectivement, le CC de lieu « sous le ciel » (v 3) est extrêmement vague.
 La liberté physique est totale pour le poète. Ce sentiment est tellement intense qu’il
se met au service de la muse qu’il interpelle via une apostrophe : « Muse ! » Il semble
entretenir une forme d’intimité avec elle comme le suggèrent le tutoiement et
le substantif « féal ».
 (Les 9 Muses sont les filles de Zeus et de Mnémosyne, fille de Gaïa (Terre) et Ouranos
(Ciel) Chaque muse représente et protège une forme d’art. Terpsichore est la muse de
la poésie lyrique et de la danse) Ce vagabondage paraît, à mesure que les vers se
succèdent, offrir une liberté langagière à Rimbaud.
 L’interjection : « Oh ! là ! là » du vers 4, plutôt orale, est inhabituelle.
 Toutefois, elle traduit son enthousiasme, sa joie de vivre, son désir sensuel : «
amours splendides » (v 4) Il faut comprendre que l’errance au sein de la nature ouvre
le champ de tous les possibles.
 Ce n’est sans doute pas un hasard si l’adjectif : « crevées » (v 1) rime avec le participe
passé « rêvées », sous-entendant que c’est le vagabondage qui donne accès au rêve.
 Le vers 5 fait écho aux vers 1 et 2 puisque Rimbaud montre, à nouveau, son
dénuement via le champ lexical de la pauvreté : « unique culotte » et « large trou »
Néanmoins, le poète est exalté, désireux de découvrir le monde et, à ses côtés, tout
tourne à l’enchantement.
 Dans le vers 6, il se compare à un personnage de conte merveilleux grâce à
une métaphore, mise en exergue par un tiret : « – Petit-Poucet rêveur ». Mais, plutôt
que semer des cailloux, Rimbaud sème des rimes et c’est bel et bien la poésie qui lui
montre le chemin à suivre.
 Le rejet : « Des rimes » (v 7) : « j’égrenais dans ma course / Des rimes » (v 6-7) met en
exergue cet amour incommensurable pour la poésie qui l’accompagne pas à pas.
 De plus, le mot « course » rend compte d’une course physique : une envie de fuir, de
partir mais aussi une couse poétique dans le but de repousser les limites de la poésie.
 La nature tient un rôle essentiel dans ce sonnet puisqu’elle est synonyme de liberté.
 Les vers 7 et 8 mettent en lumière la relation particulière que le poète entretient
avec elle.
 Les déterminants possessifs : « mon auberge » et « mes étoiles » indiquent qu’elle
semble lui appartenir.
 Les sonorités douces : allitérations en m, assonances en ou : « rimes / mon / mes /
doux frou-frou » miment la douceur, la protection de cette nature qui offre un toit à
Rimbaud. Elle met ses sens en éveil l’ouïe : « doux frou-frou », le toucher : « je
sentais des gouttes », le goût : « comme un vin de vigueur ».
 Ce sonnet peint un jeune homme qui vagabonde sans contraintes et ce sentiment de
liberté gagne le poème tant sur le fond que sur la forme.
 En effet, dans un sonnet traditionnel, les quatrains et les tercets doivent être
grammaticalement indépendants. Ici, pourtant, le second quatrain se prolonge dans
le premier tercet : « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou / et je les écoutais
assis au bord des routes » (v 8-9) On parle de sonnet libertin, un choix poétique très
audacieux qui montre l’émancipation créatrice de Rimbaud.

II/ La fugue permettant la création poétique (v 9 à 14)

 Après être parti et avoir erré dans les 2 quatrains, Rimbaud s’arrête et admire la
nature qui apparaît comme une mère pour lui. Elle le nourrit, tout d’abord, comme
l’indique l’enjambement : « je sentais des gouttes / De rosée à mon front ». (v 10-11)
 De plus, la comparaison : « comme un vin de vigueur », renforcée par l’allitération en
v : « vin / vigueur » montre à quel point cette nature lui transmet sa force.
 Les trois vers de ce premier tercet, d’ailleurs, respectent la césure de l’alexandrin à la
6e syllabe, renforçant cette harmonie.
 Le dernier tercet témoigne d’un amour intense et profond pour la poésie.
 Nous pouvons noter un écho entre le vers 7 et le vers 12 : « Des rimes » / « rimant »
puisque la poésie accompagne chaque étape de cette errance.
 L’adjectif : « fantastiques » nous ouvre un monde vaste et inspirant.
 Après avoir été un Petit-Poucet, il devient le père de la poésie via la comparaison, au
vers 12, entre les élastiques abîmés des souliers et les cordes de la lyre, permettant
un rapprochement entre Rimbaud et Orphée.
 Il rappelle que le vagabondage est synonyme de créativité grâce à la rime insolite
entre : « fantastiques / élastiques ». Rien ne peut entraver son amour de la poésie. Il
détourne cette chose banale qu’est l’élastique pour la métamorphoser en lyre. Le
vagabondage, la nature et même sa pauvreté deviennent matière à créer de la
poésie.
 Le dernier vers d’un sonnet constitue habituellement une chute nommée concetto
mais pas ici.
 Rimbaud célèbre une dernière fois son amour du voyage grâce à une métonymie : «
un pied près de mon cœur ».
 En effet, il s’efface derrière ses souliers, symboles d’errance, et les associent au cœur
c’est-à-dire à l’amour.

Conculsion

Rimbaud célèbre, dans « Ma Bohème » le bonheur : celui du bohémien. La nature lui offre
une liberté : physique, intellectuelle qui se mue en liberté poétique. Ce poème, qui se trouve
à la fin du recueil, traduit bien ce désir d’émancipation de la part de Rimbaud entre respect
de la forme traditionnelle du sonnet et subversion des règles poétiques. Ce texte n’est pas
sans évoquer « Au Cabaret-vert » où le jeune poète, en plein vagabondage, s’arrête dans un
cabaret et goûte aux bonheurs du voyage.

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