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Proposition de lecture linéaire des « Colchiques » d’Apollinaire

Guillaume Apollinaire est né à la fin du XIXe ; son enfance et sa jeunesse sont marqués par de très nombreuses lectures : il
s’imprègne de romantisme, de symbolisme, de littérature médiévale et de toutes les formes d’érudition qu’il peut croiser.
Entre 1898 et 1913, son histoire artistique et personnelle lui fournit de nombreuses occasions d’écrire. Ce sont ces poèmes
qu’il va réunir sous le titre Alcools, publié en 1913. « Les colchiques » est écrit vers 1902, à l’époque où Apollinaire rencontre
Annie Playden ; cet amour est source d’inspiration de nombreux poèmes écrits entre 1902 et 1905, parfois publiés (comme
c’est le cas pour « les Colchiques », paru une première fois en 1907 dans une revue) auparavant, et finalement revus et
corrigés pour la publication ultime, celle d’Alcools en 1913. Apollinaire le fait figurer au début du recueil, juste après « La
Chanson du mal aimé ». Le titre reprend un motif traditionnel du lyrisme bucolique, le thème des fleurs ; comment Apollinaire
renouvelle-t-il ce thème lyrique ? Le poème est visuellement structuré en trois strophes : la première présente le poison, la
deuxième semble l’éloigner avec l’irruption du monde sonore de l’enfance, enfin la troisième signe une forme d’effacement.

 « Les colchiques »
Le titre est certes bucolique floral, mais la connotation du colchique est double, à la fois fleur délicate et colorée et poison
toxique, qui tient son nom de la Colchide antique, patrie des sorcières dont la fameuse Médée. C’est également une fleur
d’automne, saison qui clô t la naissance du printemps et l’épanouissement estival.
Strophe 1 : le poison lyrique du colchique
 « Le pré est vénéneux mais joli en automne »
La conjonction de coordination reprend la contradiction du titre, en opposant « vénéneux » péjoratif à « joli » mélioratif
comme attributs du pré. Ce premier vers est un alexandrin, qui pose un cadre champêtre (le « pré ») prolongé par le mot
« automne » : mélancolie de la fin de l’été, avant l’hiver, symbole de mort. Le lecteur pourrait presque croire à un début très
classique, mais le hiatus des deux sons é/est poursuivi par -véné- offre déjà une dissonance. L’adjectif « vénéneux » introduit
le thème de l’empoisonnement et annonce cette ambiance morbide.
Rappel : l’automne est une saison cruciale dans tout le recueil, cf « Signe » « Mon automne éternel ô ma saison mentale ».
 « les vaches y paissant »
Passage à un hexasyllabe, peu harmonieux à première lecture (dimension peu poétique a priori de la vache + usage du
participe présent). Pourtant le lecteur érudit peut y reconnaître le cadre de la pastorale, hérité de l’Antiquité et qui a connu de
grandes heures dans la littérature française : des bergers parlent d’amour dans un « locus amoenus », un lieu où règne un
éternel printemps et où se nouent de charmantes idylles. Mais les amoureux sont désormais remplacés par des bovins
paissant. Apollinaire semble chercher à réintroduire le trivial dans un cadre littéraire idéal.
 « lentement s’empoisonnent »
Deuxième hexasyllabe, dont le mot final rime avec le premier vers => les v. 2 et 3 forment un alexandrin coupé en deux ! Cette
coupure et le verbe repoussé en fin de vers créent une forme de faux suspense, les deux mots à la rime confirment l’ambiance
morbide, appuyée par les assonances en [an]. Elles sont doublées par des sonorités lourdes (en m et n, en p), créant tout un
réseau de rimes internes. Par ailleurs, l’adverbe « lentement », rapproché du « joli » du v.1, laisse penser que cet
empoisonnement est insidieux, que les vaches sont trompées par la beauté des fleurs et la lenteur des effets vénéneux.
 « Le colchique couleur de cerne et de lilas »
Arrivée de la fleur-titre, liée au lilas qui clô t le vers par la comparaison de couleur ; mais le lilas est cette fleur délicate qui
incarne le printemps = encore une image trompeuse, tempérée par le mot « cerne » = toute zone floue circulaire entourant un
objet, notamment une auréole terne, ou la zone livide autour des yeux : du cô té du maladif + annonce la comparaison du vers
suivant.
 « Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là »
Le rejet du verbe dont le « colchique » est sujet (avec le « y » pronom adverbial renvoyant au pré) et l’absence de ponctuation
crée un flottement chez le lecteur, qui peut prendre « tes yeux » comme sujet improbable et peu grammatical du verbe ; ce flou
crée le lien fleur-yeux, suivie par une comparaison qui confirme ce lien, « comme cette fleur-là » (avec le démonstratif
d’éloignement à connotation péjorative). L’irruption d’une deuxième personne du singulier, à travers le possessif « tes » et la
mention des « yeux » fait entrer le poème dans le lyrisme amoureux.
 « violâ tres comme leur cerne et comme cet automne »
Double comparaison négative avec de plus adjectif en –â tre : à la fois effacement de la couleur et connotation péjorative ;
reprend la comparaison de couleur du v. 4, en inversé = imbrication circulaire de comparaisons du même au même. La
conjonction de coordination « et » qui lie deux éléments disparates cerne/automne par le biais de la couleur, rend tout, de
l’automne aux yeux de la femme, colorés du colchique toxique à la teinte mal affirmée.
 « et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne »
Magnifique tétramètre, très souvent utilisé chez les poètes romantiques, alexandrin parfaitement équilibré qui répond à
l’alexandrin liminaire. Répétition de « tes yeux » avec une nouvelle indépendante simplement coordonnée à la précédente :
tout s’empile sans lien logique apparent. Apparition du « je » lyrique par le possessif « ma », avec entrelacement des deux
possessifs « ma vie/ tes yeux » qui laisse entendre au lecteur la relation amoureuse. Césure à l’hémistiche avec reprise du v.3,
créant une comparaison implicite vaches/ « je » après la femme-fleur, mais le poète laisse planer une ambiguïté en employant
la préposition « pour », qui exprime le but ou la destination plutô t que la cause : est-ce la femme ou l’amour qui empoisonne le
« je » ?
 Une première strophe de 7 vers (septain, très courant au Moyen Age et délaissée ensuite) mais de 6 alexandrins, où se
mêlent des images de fin de vie (automne, poison) et d’amour, avec une sorte de désillusion autour de l’image de la
femme-fleur, présente uniquement par ses « yeux ». Le poète semble vouloir à son tour contaminer son lecteur avec une
ambiance morbide et nostalgique.
Strophe 2 : la rupture enfantine
 « Les enfants de l’école viennent avec fracas »
Le vers surprend doublement le lecteur : par son mètre boîteux (13 vers selon le décompte classique des syllabes, 12 si on
oralise) et par l’irruption dans un univers silencieux du « fracas », du bruit et du désordre des enfants. Le « de l’école » peut à
la fois se comprendre comme CDN des « enfants » et comme le CCT du verbe « viennent » (premier verbe d’action du poème,
après l’état stationnaire et la répétition du verbe « être » dans la première strophe) : ils symbolisent la vie par leur jeunesse, à
rebours de l’automne, et la liberté par leur sortie d’école. Le poète vient donc perturber son lecteur.
 « Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica »
Même vers boîteux, avec deux expansions nominales appuyés sur des participes qui qualifient les enfants, avec allitérations en
[k] à la suite du « fracas » : le poète crée la dissonance. Les « hoquetons » et l’harmonica renvoient comme les vaches à une
sorte de banalité quotidienne, mais marquée par la musique et le bruit. Ne peut-on alors voir l’image de la sortie d’école
comme une sortie des codes académiques et romantiques ? Les vêtements grossiers et l’harmonica, tout comme la syntaxe un
peu pauvre (simples coordinations) renvoient au souhait d’Apollinaire de saisir la vie même, la déstructuration de l’alexandrin
est une moquerie à l’expansion romantique, et l’expression lyrique de l’amour toxique est prise dans cette moquerie. On
pourrait voir ainsi dans le poème une sorte d’art poétique où le poète se débarrasse des habits chics et de la posture noble (les
hoquetons, les vaches), comme si c’était une métaphore de la poésie classique, pour incarner la vie et la musique.
 « Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères »
Action à la fois enfantine (bouquets) et brutale, qui pourrait être vue comme salvatrice puisqu’ils débarrassent le pré de son
poison ; mais une nouvelle comparaison désarçonne le lecteur : le lien colchique-femme par l’indéfini « des mères ». Quel sens
lui donner ? Le lecteur érudit peut dans un premier temps rapprocher le colchique de la Colchide, et donc de Médée
l’empoisonneuse (qui finit par tuer ses enfants et ainsi symboliquement tuer leur père).
 « Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières »
Inversion énigmatique des générations à la suite de la comparaison du v. précédent, mais uniquement matrilinéaires ; enfants
et femmes semblent ainsi former une ronde excluante, au son de l’harmonica, un cycle sans fin dans lequel l’homme n’a pas de
place mais qu’il ne peut s’empêcher de suivre. L’harmonica des enfants fait aussi penser à la légende du joueur de flû te de
Hamelin (conte popularisé par les frères Grimm, cf Wikipedia pour ceux qui ne le connaissent pas). En tout cas à cette lignée
féminine se rajoute le tu par une reprise inversée de la comparaison entre fleurs et yeux, désignés cette fois-ci uniquement par
« tes paupières », comme si le corps de la femme disparaissait peu à peu ; les paupières sont ce qui cache les yeux par
intermittence => reprise du terme de la tromperie, caractère éminemment féminin depuis l’Eve biblique et la Pandore
grecque. Implicitement, Apollinaire semble évoquer au lecteur une sorte de catalogue de tous les vices féminins, une galerie
négative de femmes, mais jamais nommées, tout comme la 2 ème personne à laquelle le poème s’adresse est en partie absente et
jamais nommée.
 « qui battent comme les fleurs battent au vent dément »
Nouvelle comparaison entre yeux et fleurs, nouvelle inversion, cette fois autour d’un verbe d’action ; comparaison très
explicite par la répétition de « battent », exprimant la violence (tout comme le vent est « dément » - dans lequel on entend le
verbe mentir, dans le thème de la tromperie). Mais qui est la victime de cette violence ? Le tableau bucolique et pastoral est en
tout cas complètement perverti, comme l’illustre cette strophe aux vers impairs dissonants.
 Le « je » a disparu du tableau dans cette deuxième strophe, et le « tu » est à peine présent. Strophe de 5 vers (quintil) qui
est donc décroissante après la 1 ère strophe, et avant la suivante (tercet), comme si la voix du poète allait s’éteignant. En
parallèle, deux vers qui semblent proclamer un art poétique de la vie.

Strophe 3 : la disparition
 « Le gardien du troupeau chante tout doucement »
Retour de l’alexandrin régulier en 2x6, comme un retour au calme et au silence (« doucement », à la rime avec « dément » =
opposition totale dans une forme de continuité sonore). Apparition d’une figure d’autorité, « gardien », qui dirige les
vaches/poètes ; le verbe « chante » peut faire penser à une sorte de patron des poètes, Orphée ou Apollon, qui permet
l’éloignement du bruit de la strophe précédente. Importance à nouveau, comme au début, des sons [an] et retour de la
langueur, comme une réponse ou un écho à la strophe 1.
 « Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent »
Insistance toujours sur l’allitération nasale, peu harmonieuse, à l’image des bovins. Locution conjonctive d’opposition, entre
l’harmonie du « chante tout doucement » et le « meuglant » des vaches. Dissonance interne à cause de l’accord de l’adjectif
« lentes » par rapport à la forme verbale du participe, malgré la coordination. Et Apollinaire continue à perturber son lecteur
et le vers avec le rejet du COD d’abandonnent au vers suivant, appuyant ainsi sur le verbe, qui rappelle l’absence et la mort.
 « Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne »
Un nouveau tétramètre parfait, comme au v. 7 + 3 ème reprise de la rime en [one], en écho. Le « pour toujours » sonne alors
comme un adieu définitif, le « pré fleuri » du locus amoenus idyllique, symbole d’amour, est en réalité menteur, comme le
disait déjà le v. 1 et comme le rappelle l’adverbe « mal » ; sa taille, « grand », est une fausse promesse d’abondance.
 Le dernier mot du poème (3 ème occurrence) clôt les effets de répétition et d’écho en enfermant le lecteur dans une sorte de
thème oppressant. Les répétitions donnent ainsi l’impression d’un cercle vicieux dans lequel poète et lecteur sont enclos.

Ainsi, Apollinaire offre un poème tout en paradoxe : en reprenant et en inversant le motif de la femme-fleur, devenue
vénéneuse et en l’opposant au bruit du monde de l’enfance, il tisse aussi un poème de l’effacement, celui de la voix du poète
qui s’éloigne, comme les bovins, et celui de la femme trompeuse qui peu à peu disparaît. Mais c’est aussi un poème où il se joue
de la langue et des codes métriques du sonnet et de l’alexandrin, comme une sorte d’art poétique où il dirait adieu au lyrisme
amoureux en proposant un contrepoint moderne à la célébration florale de la femme (comme a pu le faire Ronsard dans son
« Mignonne allons voir si la rose »). Enfin, le thème de l’amour déceptif et de la femme qui envoû te et trompe ponctue
l’ensemble de son recueil, de façon légère comme dans « Rosemonde » jusqu’à la mythique « Loreley » célébrée dans les
« Rhénanes ».

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