Explication linéaire du poème « Automne malade », Alcools, Apollinaire
En quoi ce poème lyrique renouvelle la thématique de l’automne ?
Texte Analyse et interprétation Automne malade et adoré Premier mouvement (v. 1-13) Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies TABLEAU MORCELÉ D’UN PAYSAGE AUTOMNAL. Quand il aura neigé Dans les vergers Dans ce poème, apparaissent des éléments descriptifs éparpillés qui, rassemblés, peuvent composer un tableau. Dès le vers 1, le poète s’adresse directement à l’automne par une apostrophe « Automne malade et adoré » (v. 1), Pauvre automne qui reprend d’emblée le titre du poème, ainsi que le recours au pronom « tu ». Ces procédés contribuent à animer Meurs en blancheur et en richesse et à humaniser la saison. L’automne est qualifié de « malade et adoré », groupe associant un adjectif qui décrit un De neige et de fruits mûrs état de dégradation (« malade ») et un participe passé subjectif (« adoré »), révélant la dimension affective de la Au fond du ciel Des éperviers planent communication que le poète établit avec l’automne. Tout cela peut relever de la personnification et de la Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines prosopopée, qui consiste à interpeller un être inanimé, un objet ou une valeur abstraite. L’automne est considéré Qui n’ont jamais aimé en effet comme une personne à laquelle le poète s’adresse. La personnification dynamise l’énonciation poétique. Des vers 2 à 4, le poète vient annoncer la mort de l’automne, toujours en s’adressant à la saison. Le futur du verbe Aux lisières lointaines Les cerfs ont bramé mourir (« tu mourras ») présente l’action sous l’angle d’un accomplissement inéluctable. L’automne est présenté alors comme la saison de la chute et de la mort. Les deux propositions subordonnées circonstancielles des vers 2 à 4 permettent de prédire le moment où cette mort arrivera : à la venue de l’hiver. Le champ lexical de la nature associe alors des éléments antithétiques, qui évoquent d’un côté une nature féconde : « roseraies » (v. 2), « vergers » (v. 4) et de l’autre une nature destructrice : « l’ouragan soufflera » (v. 2) ou stérile : « il aura neigé » (v. 3). L’idée de mort introduite au vers 2 se matérialise dans certaines images : la neige et la couleur blanche symbolisent l’ensevelissement ; l’ouragan quant à lui représente la destruction des productions de la nature. Au vers 5, L’adjectif antéposé « pauvre » exprime la compassion que l’automne malade inspire au poète, qui invite le lecteur à partager avec lui ce sentiment. Le terme « pauvre », comme l’adjectif « adoré » précédemment, rend présent la subjectivité du poète, même si le « je » est gommé. Aux vers 6 et 7, on observe la réapparition de la mort, de la neige et des « vergers » des vers 2 à 4, comme des points soumis à variation : « Meurs en blancheur et en richesse / De neige et de fruits mûrs ». La mort emporte, avec l’automne, tout principe d’abondance. Pourtant, la place à la rime des termes connotant la fécondité de la nature, « richesse » et « fruits mûrs », revêt une certaine ambiguïté. L’automne meurt en fait d’être parvenu à son point ultime de maturité : les « fruits mûrs » (v. 7), symbole de plénitude, sont voués à la décomposition. À cela s’ajoute le rôle destructeur des éléments, tels l’ouragan ou le vent. Au vers 6, le mode choisi est l’impératif présent « meurs » : par le présent, le verbe actualise la mort de l’automne, et par la valeur injonctive de l’impératif, il impose sous les yeux du lecteur l’agonie de la saison, sorte de constat résigné soulignant le caractère irrévocable de la mort : « Meurs », telle est l’injonction. Le tableau automnal se remplit de blanc : « blancheur » (v. 6), « neige » (v. 7), comme s’il était recouvert d’un linceul. La tonalité est pathétique voire tragique. Aux vers 8 à 10, le poète se tourne vers un autre fragment du tableau automnal, le « fond du ciel », où apparaissent des « éperviers », oiseaux de proie, puis des « nixes », naïades des légendes germaniques. Ce mélange entre réalité et mythe est l’occasion de souligner, à nouveau, la présence active d’un principe de destruction : les « éperviers / Planent sur les nixes », c’est-à-dire guettent leurs proies. Le poème bascule alors dans le surnaturel, avec l’apparition étrange des « nixes nicettes […] naines », dont les « cheveux verts » rappellent les fées maléfiques des contes ou les sorcières. Le poète joue d’ailleurs sur la paronymie (= proximité des mots) de « nixes nicettes » et l’allitération en [n] pour esquisser un imaginaire enfantin. Mais le vers 11 clôt la strophe 2 sur une chute décevante, puisque ces naïades sont incapables d’amour, avec la négation « Qui n’ont jamais aimé » (v. 11), renforcée par l’adverbe « jamais ». Le passé composé, quant à lui, marque une action encore présente au moment où le poète s’exprime (énonciation), ce qui peut évoquer l’absence d’amour qu’il connaît. Le cadre du distique (v. 12-13), celui de la forêt, confirme la saison automnale dans son association aux cerfs et à leur cri (cf. « bramé »). En effet, le brame des cerfs commence à la toute fin de l’été et résonne durant les mois de septembre et d’octobre. Le passé composé « ont bramé » met en valeur l’aspect achevé de l’action. Ce temps signale aussi l’antériorité et concourt à créer un effet de durée. Les assonances en [é/è] et les allitérations en [r] donnent l’impression de faire durer ce brame, comme une plainte. Ce cri du cerf à la lisière de la forêt compose un tableau automnal presque stéréotypé. Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs Deuxième mouvement (v. 14-23) Les fruits tombant sans qu’on les cueille UNE COMPLAINTE SUR LE TEMPS QUI PASSE. Le vent et la forêt qui pleurent Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille Au vers 14, alors que, dans ce poème, le « je » se fait discret, il réapparaît, presque martelé : « Et que j’aime ô […] Les feuilles que j’aime… ». La subjectivité se fait ici explicite et lyrique, avec le pronom de première personne, ainsi que les deux Qu’on foule occurrences du verbe « aimer », mais aussi l’alexandrin classique et le « ô » lyrique. Un train Les vers 15 à 17 composent un nouveau fragment du tableau d’automne en réorchestrant les éléments descriptifs Qui roule précédemment évoqués une nouvelle et dernière fois. « Les fruits tombant » (v. 15) rappellent les « fruits mûrs » La vie S’écoule du vers 7, mais cette maturité symbole de plénitude est ici vaine, source de gâchis, souligné par la conjonction privative introduisant la subordonnée « sans qu’on les cueille » (v. 15). De plus, on retrouve le souffle de « l’ouragan » du vers 2 dans les pleurs du « vent » (v. 16) et les « lisières lointaines » du vers 12 dans « la forêt » (v. 16). L’automne est enfin explicité par la chute des feuilles : « en automne feuille à feuille » (v. 17). Un nouveau champ lexical apparaît ici, celui des pleurs : « pleurent » (v. 16), « toutes leurs larmes » (v. 17). C’est toute la nature personnifiée (« le vent et la forêt ») — et avec elle, le poète — qui pleure la fin de l’automne. La tonalité pathétique est ici généralisée. Les lexiques combinés de la chute (des fruits et des feuilles) et des pleurs explicitent la mort de l’automne : ils s’inscrivent dans la perspective d’une défaite irrémédiable. On comprend mieux dès lors la résonance symbolique attachée au verbe « pleurer » (v. 16) : le paysage d’automne est l’image d’une tristesse et d’une mélancolie profonde de la nature et du poète. Ainsi la tonalité d’ensemble du texte vient unifier ce tableau d’automne morcelé et fragmentaire, à savoir un lyrisme élégiaque, aux accents tragiques. Les derniers vers du texte (18 à 23), alignant trois propositions et particulièrement originaux, sont emblématiques de l’expérimentation formelle d’Apollinaire. La simplicité du vocabulaire révèle d’autant mieux le travail exigeant de disposition spatiale et le jeu de la simultanéité, qui juxtapose ou superpose trois actions, apparemment dissociées : la chute des feuilles, l’avancée du train, l’écoulement de la vie. Ces six vers donnent l’impression d’un calligramme, forme inaugurée par Apollinaire après Alcools, qui donnerait à voir la chute des feuilles, comme si chacun des vers était une feuille se balançant jusqu’à tomber au sol. Ce passage concentre enfin une méditation sur le temps qui passe. Le vers 18 reprend, par l’anadiplose (= reprise du dernier mot d'une phrase, d'un vers ou d'une proposition, au début de la phrase qui suit) « feuille à feuille / Les feuilles... », le thème de la feuille du vers 17, pour amorcer une gradation : « feuilles » / « train » / « vie ». Cette progression se ressent d’autant mieux que le « train / Qui roule » représente symboliquement la vie, d’autant que le verbe « roule » rime avec « s’écoule », dont le sujet est la vie. Apollinaire renouvelle donc le motif du temps qui passe, thème fondamental de l’élégie (= poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques), en introduisant le « train », signe de modernité. Il s’agit ici, par la feuille puis par le train, de représenter l’écoulement du temps : cette gradation, reprenant les thèmes du recueil, invite à lire ces derniers vers comme l’image condensée de la vie qui passe et qui s’efface.