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(Poésies 1841-1846) « De Ramsgate à Anvers », pp.

102-103 (jusqu’à
« dauphins bossus »)

Introduction

Il s’agit d’un poème écrit après 1841, c’est-à-dire après la première crise de folie de Nerval. En effet, 3
poésies qui précèdent seront reprises dans les Chimères : « Le christ aux oliviers », « Pensée antique », « Vers dorés ». Il
s’agit de sonnets qui seront insérés d’abord dans les Petits Châteaux de Bohême sous le titre « Mysticisme », ce qui
préfigure leur atmosphère particulière où surgissent des figures antiques, des dieux à l’identité indécidable. « De
Ramsgate à Anvers » avait déjà été annoncé par un début de récit de voyage paru dans l’Artiste le 16 août 1846 : « Un
tour dans le Nord. Angleterre et Flandre ». On sait que Nerval a gardé un bon souvenir de la Belgique car c’est là
qu’il rencontre la pianiste Marie Pleyel, qui eut un certain impact sentimental sur lui.

La totalité du poème se compose de 15 quatrains d’hexasyllabes à rimes croisées, mais nous n’étudierons
que les 10 premières strophes.

Structure du passage :

1 le paysage, bien que filtré à travers l’art, est encore réel : on est dans le présent et dans un lieu géographique
précis (les 4 premières strophes)

2 la description du tableau de Rubens (éloge de la reine) envahit celle du paysage réel (strophes 5 à 10)

Problématique :

Ce poème fait allusion au tableau de Rubens Le débarquement de Marie de Médicis à Marseille où l’artiste a peint
la Mer Méditerranée en s’inspirant de la mer du Nord. Par conséquent le peintre ne s’est pas limité à la simple mimésis,
mais a créé… comme Adoniram qui, dans Le Voyage en Orient, explique à son compagnon Benoni qu’être artiste ce
n’est pas imiter servilement la nature : le vrai génie n’a pas peur de façonner des figures qui n’existent pas dans la
réalité, ou de mélanger des éléments disparates. Comment, grâce à la transfiguration du paysage à travers le filtre de
l’art, Nerval célèbre t-il alors le génie ?

Axes : 1) La médiatisation culturelle de la réalité à travers Rubens

2) L’éloge du génie (avec une pointe d’ironie)

3) La mythologie de la reine

I Partie

Dans la 1e strophe, on trouve une personnification de la « côte anglaise » (il s’agit donc de Ramsgate) grâce au
vers 2 « j’ai donc fait mes adieux ». Nous comprenons aussi que le poète est en train de la quitter car « sa blanche
falaise/S’efface au bord des cieux » : on imagine donc le navire qui s’engage de plus en plus en avant dans la mer. Le point
d’exclamation au vers 4 nous montre l’enthousiasme du départ chez le poète. Le vers est particulièrement musical
grâce aux enjambements des vers 1et 3 et au retour du phonème « ». On sait que le thème du voyage est très
important pour Nerval et que celui-ci s’accompagne souvent aussi d’un parcours dans les souvenirs ou les rêveries du
poète (lors de l’excursion dans le Valois dans La Bohème Galante, par exemple), ce qu’on observe ici dans le quatrain
suivant.

La 2nde strophe opère une continuité avec la précédente par le retour de la tonalité affective avec le point
d’exclamation du vers 5 : « Que la mer me sourie ! ». On observe encore une fois une personnification qui assimile la
mer a un élément positif, ce qui traduit l’enthousiasme du « je ». L’expression « Plaise aux dieux » est une expression
figée : toutefois on peut se demander si avec Nerval elle n’annonce pas déjà sa fascination pour le paganisme (en

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effet, la suite du poème évoque d’autres dieux antiques). On passe au vers 7 grâce à un autre enjambement qui, en
créant un mouvement ample, mime donc l’élan euphorique, et ce vers est mis en valeur pas l’allitération en –t
(« bientôt », « ta » « patrie »). La strophe s’achève sur une adresse à Rubens par la périphrase : « grand maître anversois ».
L’adjectif « grand », unis à l’interjection «ô» insiste sur sa grandeur et l’assimile presque à une divinité : l’éloge du génie
est déjà annoncé. On retrouve l’abondance de l’assonance en –  tout le long du quatrain et le vers « Plaise aux dieux »
reprend la rime en « eu » des vers 2 et 4. On peut cependant remarquer que Nerval ne change pas de mètre pour
célébrer Rubens, ce qui peut introduire une touche d’ironie sur cet éloge : en effet, l’hexasyllabe et le quatrain sont
des structures légères et rapides qui ne semblent donc pas appropriées pour chanter les louanges du maître du
baroque, auteur de toiles officielles et monumentales.

Le thème de l’éloge éclate au vers 9 où, pour traduire son caractère exceptionnel, Nerval associe au point
d’exclamation les petites capitales pour invoquer « RUBENS ». Cette technique sera abondamment reprise dans les
poèmes des Chimères et Yves-Alain Favre (L’esthétique du sonnet) parle en effet de poème « lapidaire » pour montrer que
le poème de Nerval non seulement s’adresse à l’oreille, mais aussi à la vue car le nom du peintre se détache sur la
page. Le « à toi je songe » nous montre que le paysage est transfiguré à travers l’art, ce qui est une constante chez
Nerval (rappelons, par exemple, que Nerval perçoit le Valois à travers Watteau) : la syntaxe met en valeur le peintre
grâce au choix de placer le complément avant le verbe. Le vers 10 précise que le locuteur est « seul » et « pensif », on
peut se demander s’il ne s’agit pas là de la posture du poète mélancolique. Au vers 11 on trouve le déictique « cette »
pour se référer à la mer, ce qui fait écho au « A cette cote anglaise » du vers 1 : ainsi si Nerval semble commencer à
transfigurer le réel à travers l’art, il garde encore le sens de la réalité. Il est vrai cependant que l’adjectif « fumeux »
évoque déjà le tableau de Rubens. Encore une fois, ce quatrain est particulièrement mélodieux grâce au rythme causé
par trois enjambements, à l’allitération en –s qui semble traduire le bruit du navire glissant sur le fil de l’eau, et le
retour du son «  ».

La dernière strophe présente une syntaxe inhabituelle. On trouve d’abord « Histoire et poésie » qui est antéposé au
« tout » : on peut se demander si cela ne traduit pas le caractère désordonné des réminiscences nervaliennes : le poète
reçoit beaucoup d’impressions simultanées. De plus le vers 14 est souligné par l’allitération en –t. Le vers suivant
aussi est mis en valeur grâce à l’enjambement et surtout grâce à la rime interne (« histoire », « mémoire ») qui met en
parallèle deux termes sémantiquement proches. Au vers 16 apparaît finalement le nom de la ville d’Anvers (2e terme
du titre), même si encore la destination n’a pas été atteinte : on peut alors penser que la mémoire se souvient d’un
voyage antérieur (ou des merveilles artistiques ?). Mentionnons le retour du -v qui met en relief ce vers.

 Dans ce 1er mouvement, on perçoit déjà la transfiguration du paysage à travers l’art, même si Nerval nous
montre qu’il est encore conscient de regarder un paysage réel et pas un tableau. Toutefois l’éloge de Rubens
apparaît déjà en filigrane et certains indices comme l’adjectif « fumeux » indiquent que le milieu est déjà lu à
travers Le débarquement de Marie de Médicis ce qui annonce le second mouvement où on trouve l’éloge de la
« reine ».

II Partie

On passe à la description du tableau à la strophe 5 : « cette mer » avec ce déictique fait allusion à la Mer du
Nord, mais Nerval s’adresse alors à un « tu » (qui est Rubens) en évoquant des « jours » révolus : on abandonne la
sphère du présent pour celle du passé. On retrouve une autre personnification grâce au verbe « sommeille » suivie de
celle apportée par l’adjectif « riante » qui rappelle le « sourie » du vers 5. Nous trouvons un autre détail chromatique : la
mer est « vermeille » ce qui traduit la lumière et son éclat métallique sur l’eau. Le rouge est pour Nerval une couleur
positive et Jean-Pierre Richard dans sa « Géographie magique de Nerval » la met en parallèle avec le coucher du
soleil : sont ainsi unis deux éléments, l’eau et le feu, dans une « hauteur profonde ». Pour ce qui concerne l’aspect
musical, précisons que le dernier vers du quatrain se démarque des autres grâce à la virgule qui le précède. De plus,
on retrouve l’assonance en – et le –m est très présent dans le quatrain, ce qui contribue à forger une image de mer
calme et paisible. Cela est à mettre en parallèle avec les personnifications qui assimilent l’eau à un élément positif,
presque maternel. A partir de là commence l’éloge du génie de Rubens qui a inséré des « Amours » dans son tableau.

La strophe suivante, en effet, continue de s’adresser au peintre en insistant sur son « seul génie ». En effet,
Nerval remarque que Rubens ne s’est pas contenté de peindre la « Mer d’Ionie » (la Méditerranée) comme la Mer du
Nord : en effet si l’on retire la proposition incise qui se déploie sur les vers 22 et 23 on a « Ainsi ton seul génie lui [à cette

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mer qui sommeille] prêtait les clartés » ce qui signifie que, « froid aux réalités » de la mer Méditerranée, il lui a substitué les
« clartés » de la mer du Nord.. Le peintre a donc dépassé la mimésis, il a créé véritablement, comme le fait Adoniram
dans le Voyage en Orient. On commence donc à voir l’éloge du vrai génie, celui qui ne se plie pas aux règles. On peut
préciser en tout cas que Nerval chérit tout de même la Méditerranée dont il parlera dans certains sonnets successifs
comme « El Desdichado ». Ici le quatrain est axé sur le retour du –r.

La phrase commencée à la sixième strophe continue dans la suivante où apparaît la « reine ». Ici nous
sommes bien dans le passé, non plus dans le présent et on voit donc que la transfiguration du paysage par l’art a
atteint son comble comme nous le montre le « autrefois » du vers 26 et l’usage de l’imparfait qui s’installe
définitivement après n’avoir été que sporadiquement utilisé auparavant. Nous retrouvons un déictique dans
l’expression « cette reine », mais celui-ci ne se réfère plus au paysage, mais à la « reine » du tableau. Il est difficile,
néanmoins, de trancher sur l’identité de celle-ci car le vers 28 nous apprend qu’elle « s’unit aux Valois » : or Marie de
Médicis a été l’épouse de Henri IV, le 1er roi Bourbon. Ainsi on peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt de
Catherine de Médicis, la femme de Henri II…reine à laquelle Nerval fait allusion dans La Bohème Galante aussi. Nous
retrouvons en tout cas le terme de l’alliance, de l’union qui sera abondamment repris dans la poétique ultérieure de
Nerval. Signalons enfin que l’ambiguïté du statut de cette « reine » est renforcée par la rime entre « dorée » et « adorée »,
qui sera exactement celle du dernier tercet de « Horus » (de plus la « nef » deviendra « conque » mais on reste
sémantiquement proche) : par conséquent on passe d’une reine à une sorte de déesse. En effet, ici commence l’éloge
de « cette reine », même si on peut rester surpris en constatant que Nerval a choisi pour ce faire un vers court, sautillant
comme l’hexasyllabe qui est plus proche du chant populaire que du chant encomiastique.

La phrase continue dans la 7e strophe. On trouve d’abord une métaphore élogieuse pour désigner la
« reine » : « fleur de la Renaissance ». On sait la fascination que Nerval éprouve pour cette période dont il parle
longuement dans La Bohème Galante. Il s’agit en même temps d’une périphrase qui est redoublée par le vers suivant où
l’on trouve même une rime intérieure avec le mot « honneur » : ces deux termes élogieux (rappelons que la fleur est un
symbole positif dans la poétique nervalienne) sont donc soulignés. Le pluriel « de ses palais » confère un air
d’abondance, de luxe et de richesse qui renforce le portrait encomiastique de la « reine ». Mais cette strophe est
construite de façon binaire, la deuxième partie étant séparée par un tiret au vers 30, ce qui renoue avec le « poème
lapidaire » dont parle Yves-Alain Favre. Cette rupture correspond en effet à l’évocation de la triste fin de cette « reine »,
dont l’identité se brouille à nouveau car cette fois-ci le « coupe-tête anglais » fait plutôt songer à une autre Marie: Marie
Stuart. Ainsi cette reine condense en elle trois figures différentes : Nerval n’a probablement pas confondu les trois,
Nerval a choisi de ne pas trancher sur leur identité. Jean-Pierre Richard rapprocherait cela de la quête du même qui
semble habiter Nerval : comme dans une perspective platonicienne, Nerval part de ce qui est variable et disparate
pour remonter vers une sorte d’essence idéale (un peu comme il nous explique dans La Bohême Galante lorsqu’il veut
unir « les deux moitiés de [s]on double amour »). Du coup, cette reine devient de moins en moins humaine et acquiert une
portée quasi mythique . De plus, le vers 32 ajoute une note très pathétique (par le point d’exclamation) qui fait
presque d’elle une martyre et le rythme devient plus brusque par l’enjambement du vers 31 et le sujet postposé au
vers 32. Signalons que la longue phrase qui s’est déployée sur trois strophes s’est finalement terminée.

Toutefois le quatrain suivant propose un retour vers des temps plus fastes grâce au « Mais » adversatif. Nous
apprenons que « sa fortune/bravait tous les complots » ce qui indique presque qu’elle est protégée par les dieux (le terme
« fortune » évoque des temps païens). En effet, toute la fin de l’extrait renoue avec la mythologie antique. Aux vers 35
et 36 on trouve Neptune, mais on constate que la « cour de Neptune » est subordonnée à celle de la « reine », puisque
c’est celle-là qui la suit (cela annonce les vers de l’avant-dernière strophe de tout le poème : « Les rois sur le navire ! / Et
les dieux à leurs pieds »). On observe, de plus, une autre rime interne entre « bravait » et « suivait » ce qui insiste sur le
caractère imposant et quasi-divin de la « reine ». Ainsi on voit que ce poème annonce déjà le syncrétisme nervalien. Le
–l apparaît souvent tout le long du quatrain, comme pour mimer le liquide de l’eau qui sera développé dans la
dernière strophe que nous analysons.

Nous retrouvons Rubens par le possessif « Tes » qui indiquent qu’il est l’auteur du tableau qui s’est substitué à la
réalité : par conséquent, il est créateur du monde qui entoure Nerval. En effet les adjectifs « grasses » et « pansus » font
clairement allusion au style pictural de Rubens, célèbre pour ses femmes aux chairs abondantes. Encore une fois on
retrouve des figures du paganisme avec les « Néréides » et les « Tritons » et on assiste donc à une véritable « mythologie
de la reine », qui semble de plus en plus s’assimiler à une divinité. On voit l’éloge du génie de Rubens aussi par le fait
que l’imparfait du verbe « s’accoudaient » donne une impression de continuité à la scène : le tableau de Rubens parait
réel car il confère le mouvement à ses personnages, et la poésie de Nerval mime cet art aussi (le lecteur s’imagine
effectivement ces divinités sur les dauphins). On peut toutefois rester un peu surpris par ce terme « bossus » employé
pour qualifier les animaux (il s’agit d’un adjectif qui est souvent péjoratif) : on peut se demander s’il ne s’agit pas là
d’une façon de donner encore plus d’éclat et de magnificence aux divinités. Cependant on peut relier plus
probablement cela à la touche ironique à laquelle nous avions fait allusion en remarquant que Nerval avait choisi
l’hexasyllabe au lieu de l’alexandrin. « Bossus » et « pansus », en effet, sont des rimes burlesques et on peut se demander

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s’il faut prendre cet éloge de Rubens tout à fait au sérieux. En tout cas, ce quatrain qui décrit la cour divine,
subordonnée à celle de la « reine » présente une impression de vie encore majeure grâce aux différents enjambements
qui la composent et le –s qui revient sans cesse permet de créer un tout mélodieux.

 Cette partie, particulièrement riche, permet le basculement de la réalité au tableau. Désormais ce qui
capture l’attention de Nerval n’est plus la mer qu’il voit, mais le souvenir de la mer peinte par Rubens avec
une « reine » presque mythifiée par la cour de divinités qui la suit et son identité indécidable. Cela permet
donc au poète de faire l’éloge de Rubens qui ne s’est pas contenté de peindre la réalité, mais l’a améliorée
grâce à des images qui n’existent pas dans le monde réel, mais uniquement dans son imagination ; même si
Nerval introduit aussi une note ironique en rappelant que Rubens est célèbre aussi pour ses personnages
bien en chair.

Conclusion

Le titre de ce poème est donc plus complexe qu’il n’en n’a l’air : en réalité le voyage qui importe à Nerval
n’est pas celui vers la Flandre, pays réel dans un temps réel. « Anvers » devient une sorte de métonymie pour désigner
Rubens, ce « grand maître anversois ». En effet, bien vite le paysage réel cesse d’exister et Nerval se perd dans le pays de
sa « mémoire » où surgit une « reine » à l’identité mystérieuse et au caractère quasi divin, ce qui propose une véritable
mythologie du personnage qui annonce déjà en filigrane un procédé qui sera repris ultérieurement. Rubens devient
donc la figure du génie, celui qui se rebelle aux règles de la nature et créé véritablement, celui qui n’a pas peur
d’ajouter des éléments surnaturels comme les « Amours », les « Néréides » ou les « Tritons ». Cependant certains
éléments de cet éloge restent ambigus, comme le choix d’un mètre bref et de certain termes plutôt comiques. En fait
Nerval est surtout frappé par l’audace du peintre qui ne craint pas d’associer à un triomphe marin et mythologique
des êtres burlesques (les « Tritons pansus » annoncent le « Silène » qui va suivre) évocateurs de robustes réalités
corporelles. Si l’on ajoute à ces éléments les incertitudes historiques ou bien la « nef dorée » qui peut évoquer un
accessoire de théâtre, on se rend définitivement compte que cet éloge contient une part d’ironie, comme « El
Desdichado » .

Ainsi Nerval annonce déjà un des peintres qui sera célébré par Baudelaire dans son poème « Les phares »
dans Les fleurs du mal. On songe en effet, aux vers :

« Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,


Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer »

Ainsi ce qui frappera Baudelaire aussi seront les femmes aux formes abondantes qui peuplent les tableaux de Rubens,
bien que l’ « on ne puisse aimer », même si celui-ci insiste surtout sur le talent de Rubens qui réussit à conférer la vie à
ces créatures.

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