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Chant II

Chant II

À nulles rives dédiée, à nulles pages confiée la pure amorce de ce chant...


D'autres saisissent dans les temples la corne peinte des autels:
Ma gloire est sur les sables! ma gloire est sur les sables!... Et ce n'est point
errer, ô Pérégrin
Que de convoiter l'aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l'exil un
grand poème né de rien, un grand poème fait de rien...
Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux!
J'ai fondé sur l'abîme et l'embrun et la fumée des sables. Je me coucherai
dans les citernes et dans les vaisseaux creux,
En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.
«A nulles rives dédiées, à nulles pages confiées la pure amorce de ce chant…»

Ce premier verset du deuxième chant comprend trois octosyllabes, à


condiPon de considérer en diérèse les deux parPcipes dédiée et confiée
(ce qui est la règle en versificaPon classique). Le rythme se fait en trois
moments égaux, correspondant aux trois octosyllabes associés en une
seule émission poéPque.
«A nulles rives dédiées, à nulles pages
confiées la pure amorce de ce chant…»
• Une première approche du verset nous permet de dire qu’une
amorce est ce qui sert à produire une explosion, c’est-à-dire, dans le
contexte, ce qui va faire jaillir le poème (amorce, au sens figuré,
signifiant commencement).
• C’est l’amorce du poème qui n’est ni dédiée, ni confiée, et non le
poème lui-même. Aussi, faut-il comprendre pure au sens valéryen,
c’est-à-dire en dehors du concret, du réel.
• « Qui n’a en soi rien d’étranger à sa propre nature ou rien qui
empêche de réaliser la perfecPon de son être ou le plein
accomplissement de sa desPnaPon, qui répond aux aspiraPons des
plus inPmes, parfois les plus indéfinissables du poète,
«A nulles rives dédiées, à nulles pages
confiées la pure amorce de ce chant…»
C’est l’immensité marine et sablonneuse qui en sera le symbole :
l’inspiraPon va naître des espaces nus, du spectacle de l’immensité
déserPque.
«A nulles rives dédiées, à nulles pages
confiées la pure amorce de ce chant…»
• Le poème s’ouvre sur deux daPfs: A nulles rives dédiée et à nulles
pages confiée, selon un procédé répéPPf très persien.
• A nulles est repris deux fois, comme les portes ouvertes du premier
chant. Il y a une grande similitude sémanPque entre dédiée et
confiée : le verbe dédier signifie ici offrir, me]re un ouvrage sous le
patronage de quelqu’un ; confier, c’est reme]re quelque chose aux
soins d’un Pers, en se fiant à lui.
En fait, si l’on examine la structure des deux premiers octosyllabes,
nous constatons qu’il n’y a de modificaPons véritables que sur les mots
rives et pages (comme, dans le premier verset du premier chant, il n’y
avait de modificaPons que sur sables et exil).
• De même que nous avions convenu qu’il y avait un rapport d’idenPté
entre les sables et l’exil, nous conviendrons qu’il y a un rapport entre
les rives et les pages sur lesquelles le poète écrit. Ce]e image raffinée
fait penser à André Gide qui écrivait avec la pointe de sa boane sur le
sable des plages.
• De ce fait, nous pouvons établir le parallélisme suivant: écrire sur une
plage correspond à écrire sur une page.
D’autres saisissent dans les temples la
corne peinte des autels :
• Ce deuxième verset est consPtué de l’associaPon de deux
octosyllabes qui assonent entre eux (temples / autels). Le jeu sonore
conPnue (après dédiée et confiée du premier verset qui riment entre
eux), et va aller en s’accentuant dans la suite du poème.
• Le verset fait allusion à une tradiPon romaine : pour jurer fidélité
éternelle, les romains saisissaient les cornes de l’autel. Cela nous
rappelle également le texte biblique dans lequel nous retrouvons, par
deux fois, le geste de saisir les cornes, geste qui signifie, dans ce
contexte religieux, la supplicaPon.
Cependant, il ne s’agit pas ici d’une référence biblique, mais plutôt anPque :
temple renvoie à l’hellénisme. La bible est certes présente, non pas comme
référence à une religion existante pour Saint-John Perse, mais comme texte
ancien.
Ce verset décrypté pourrait donc signifier :que d’autres réclament le secours
de la religion,
Ses références religieuses, c’est dans l’anPquité qu’il les cherche. Pour
signifier le refuge du croyant dans la religion, il choisit ses modèles dans une
religion anPque, symbolisée ici par l’image des cornes qu’on saisit.
Le poète refuse, par orgueil, de supplier, en dépit du tragique de la situaPon
qu’il vit.
« Ma gloire est sur les sables ! Ma gloire est
sur les sables !... Et ce n’est point errer, ô
Pérégrin ».
Cet hexasyllabe, dont la répéPPon est lyrique, traduit à la fois
l’insistance (renforcée par les points d’exclamaPon), et un senPment
de jubilaPon. Le mot sables revient, associé à un mot fort gloire, pour
mieux signifier la posiPon de Perse après son refus exprimé dans le
second verset.

Ces hexasyllabes sont prolongés par un décasyllabe au rythme


décroissant (6-4): Et ce n’est point errer, ô Pérégrin.
Le poète veut ici se démarquer. Il répond à une éventuelle objecPon :
la situaPon d’Exilé n’est pas une errance.
Le vocaPf renforcé ô Pérégrin renvoie au poète, à Perse lui-même, et à
son double, Alexis Saint-léger léger. Le mot pérégrin, qui désigne
l’étranger dans la Rome ancienne, est un archaïsme, dont le doublet
moderne est pèlerin.
« Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de
l’exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien… »

• La totalité de ce verset est l’associaPon sans disconPnuer d’un


décasyllabe (5-5), d’un deuxième décasyllabe (4-6) et de deux
octosyllabes, soit un mètre très long (trente-six syllabes) qui est la
somme d’unités métriques classiques.
• L’aire reprend le lieu du premier chant: c’est une surface, mais aussi
l’espace élevé où gitent les rapaces, d’où le renforcement de la
connotaPon d’orgueil.
• Le mot syrtes ne commence pas par une majuscule. C’est donc qu’il
n’est pas considéré comme un nom propre de lieu, mais comme un
nom commun dont les représentants sont les fameux Syrtes de
Tripolitaine, où se rejoignent les sables du désert et ceux de la mer.
Ainsi se trouve confirmée ce]e impression que nous avions eu dans le
chant I d’un décor dont on ne pouvait déterminer s’il était côPer ou
déserPque. En fait, lorsque Perse évoque maintenant, avec syrtes, une
région géographique parPculière, c’est bien la convergence, la
rencontre, la fusion des sables du désert et de ceux de la mer qu’il a en
perspecPve.
Comment ne pas songer aussi au livre de julien Gracq, Le Rivage des
Syrtes, ouvrage surréaliste et poéPque, très proche, certainement, de
l’esthéPque persienne? Toutefois, le livre de Gracq n’a été publié qu’en
1951, soit dix années après la paruPon d’Exil.

Si nous nous interrogions sur la naissance du poème, et sur sa


composiPon, nous découvririons un ordre logique et chronologique: il y
a d’abord naissance, jaillissement, concepPon de l’idée de poème,
ensuite élaboraPon, matérialisaPon, construcPon du poème lui-même.
«Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux!.»

• Deux octosyllabes, ne]ement séparés et parfaitement symétriques,


composent ce verset. Les mots sont là à la fois pour leur sens et pour
leur sonorité: frondes renvoient à monde, qui renvoie à son tour à
conques, et les trois mots réunis se rejoignent dans eaux, qui est leur
dénominateur commun.
• «Frondes» désigne bien les armes, non pas des enfants, mais des
anciens : une preuve supplémentaire que Perse prend tous ses
modèles dans l’anPquité, le passé lointain, même lorsqu’il s’agit
d’évoquer le monde contemporain, que Perse veut ignorer.
La fronde est l’arme qui catapulte. Il s’agit ici, certainement, de l’objet
catapulté (il y a donc métonymie): sifflez indique le sifflement, le bruit
du projecPle qui été lancé par la catapulte.
Etablir une correspondance avec le contexte historique contemporain
de Saint-John Perse est chose aisée : de même que sifflaient les corps
projetés par les anciens en guerre, de même sifflent aujourd’hui les
obus et autres bombes que les contemporains du poète uPlisent, en
guerre également, mais que le mépris souverain de Perse ignore. Que
les objets aient changé de nom et de nature importe peu, leur foncPon
est toujours la même, et se traduit toujours de la même façon: un
sifflement.
C’est l’idée de guerre que Perse condamne. La seule concession qu’il
fasse à l’actualisaPon du phénomène guerre est dans la précision de
par le monde, poéPque dans sa forme et par son élan, qui fait allusion
à un conflit généralisé, à une guerre mondiale.
• A propos de conques, ce mot désigne tout d’abord des trompes
(conques marines). Mais le contexte nous fait penser aux bateaux,
conques pouvant, par métonymie, désigner des vaisseaux ayant une
forme de conques.
• Lorsque ces bateaux étaient poussés par le vent, une sorte de
chuintement se faisait entendre, rappelant un chant, un sifflement.
Ce]e musique, dans sifflez et chantez, est le produit du contact avec
deux éléments : l’air pour les frondes, l’eau pour les conques.
Les deux impéraPfs traduisent une opposiPon entre le poète, seul dans
son exil, et les hommes qui s’affrontent dans des guerres meurtrières.
Perse interpelle les hommes, ils peuvent toujours envoyer leurs obus
dans leur guerre généralisée, ou fendre les eaux avec leur bateaux de
guerre, frégates, et autres, lui, il fondera… c’est l’isolement volontaire
du poète qui refuse la violence de son temps, et qui ne veut pas la voir
dans sa version moderne.
«J’ai fondé sur l’abime et l’embrun et la fumée des sables. Je me
coucherai dans les citernes et dans les vaisseaux creux,».

• Perse ne nous dit pas ce qu’il a fondé. C’est donc un verbe très fort,
de construcPon absolue, qui évoque les grands fondateurs de
l’anPquité, fondateurs d’Empires, fondateurs de Cités, fondaPons
dont ne sont indiqués que les lieux en trois paliers en triple
crescendo: sur l’abime, trois syllabes; et l’embrun, trois syllabes ; et la
fumée des sables, six syllabes.
• Le poète ne fonde ni une cité, ni un empire, mais un poème. Car c’est
de cela qu’il s’agit: « j’ai fondé mon poème… »
Les trois lieux, déjà évoqués, ont un trait commun : l’inconsistance. En
effet, l’abime, grand espace en profondeur et vide, l’embrun, poussière
de gou]ele]es formée par les vagues, d’une extrême légèreté, la
fumée des sables, impression d’évanescence, sont le décor d’un li]oral
imprécis. Ce sont les lieux mêmes de l’exil de Perse, le sable et la mer.
• La suite du verset est aussi remarquable du point de vue métrique : je
me coucherai, cinq syllabes, dans les citernes et dans les vaisseaux
creux , dix syllabes.
• Ces proposiPons conPennent un défi, la suite logique de celui formulé
dans le deuxième verset, et surtout une conPnuité, un prolongement
spaPal, une pérennité sous entendus par le passage du passé, j’ai
fondé, au futur je me coucherai. Il n’y a pas le moindre doute que
vaisseaux creux désignent des bateaux, avec une connotaPon
homérique.

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