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LL « Vénus anadyomène », Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai (1870)

Sylvain Tesson déclare à propos des textes d’Arthur Rimbaud : « Ses poèmes sont des projectiles.
Cent cinquante ans plus tard, ils nous atteignent encore ».
Cahiers de Douai est un recueil de jeunesse. En 1870, Rimbaud a 16 ans. « L’homme aux semelles
de vent » comme le surnommera Paul Verlaine plus tard, fugue à plusieurs reprises. Durant ses
vagabondages, il écrit 22 poèmes. Il les recopie à Douai sur deux liasses de feuilles d’écolier : une première
comportant 15 poèmes, une seconde avec 7 sonnets alors qu’il s’est réfugié chez son professeur de
rhétorique, Georges Izambard. C’est à Paul Demeny, poète et éditeur, qu’il confie ses poèmes qui seront
publiés 18 ans plus tard sans que Rimbaud le sache
« Vénus anadyomène » fait partie des poèmes recopiés à Douai par Rimbaud entre septembre et
octobre 1870. Ce sonnet est daté précisément du 27 juillet 1870 dans un manuscrit autographe confié à
Georges Izambard. Il traite du thème de Vénus, déesse de l’Amour, abordé dans un autre poème de Cahiers
de Douai : « Soleil et chair » (v.10). Mais Rimbaud opte ici pour une autre tonalité et traite du sujet
mythologique et littéraire de façon parodique, propre à surprendre et déstabiliser le lecteur. Le poème
convoque une triple tradition culturelle et littéraire qu’il se plaît à détourner : la représentation de la
naissance du Vénus, l’art du blason et son pendant parodique, le contre-blason, et enfin la reprise de la
forme fixe qui était en vogue à la Renaissance : le sonnet.

Problématiques possibles :
- En quoi ce sonnet est-il une réécriture parodique ?
- Dans quelle mesure ce poème joue-t-il avec les attentes du lecteur et avec les codes de la
représentation poétique ?
- En quoi cette réécriture parodique est-elle un signe d’émancipation créatrice ?

Le mouvement du poème est mis en évidence par le découpage des strophes, chacune s’attachant
à un aspect particulier de la description de Vénus.

§1 (1er quatrain) : L’émergence de la tête.


§2 (2nd quatrain) : Du cou aux reins.
§3 (1er tercet) : Une description sensorielle de l’ensemble du corps.
§4 (2nd tercet) : La chute audacieuse du sonnet.

Le titre « Vénus anadyomène »


« Anadyomène » est un adjectif qualificatif signifiant « sortant des flots ». Le titre désigne le noble
sujet mythologique de la naissance de Vénus et renvoie à une longue tradition picturale se référant en
particulier au tableau de Sandro Botticelli. Le XIXème siècle a d’ailleurs réactualisé cette représentation,
notamment avec Ingres et Cabanel. Le titre semble donc annoncer une œuvre des plus classiques dont
l’enjeu sera de mettre en valeur l’incroyable beauté de la déesse. Évidemment, Rimbaud, d’emblée,
s’attache à d é g r a d e r cette représentation et s’inscrit dans le registre burlesque.
§1 (1er quatrain) : L’émergence de la tête.
1 Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
2 De femme à cheveux bruns fortement pommadés
3 D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
4 Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Le début du v.1 « Comme un cercueil » rappelle le poème « Comme un chevreuil » de Ronsard qui est le
représentant du lyrisme de la Pléiade. Rimbaud détruit ce lyrisme en pervertissant ses mots.
Le ton parodique utilisé par Rimbaud est audible dès le premier vers. Dans la mythologie, la naissance de
Vénus a lieu au milieu de l’eau et, le plus souvent, la déesse est posée sur un coquillage. Ainsi, lorsque le
lecteur découvre le titre du poème : « Vénus anadyomène », il s’attend à un texte célébrant la naissance de
cette incroyable divinité. Pourtant, si le poète reste fidèle à une venue au monde dans l’eau, la Vénus de
Rimbaud émerge d’une baignoire. Cet objet, bien moins poétique qu’un coquillage, est, de plus, comparé
à un cercueil :
Au v.1 : comparaison entre « un cercueil vert en fer blanc » et « une vieille baignoire » = comparaison
déroutante et inattendue par rapport au titre du poème. Le bleu de la mer attendu laisse place au vert, il peut
cependant rappeler la couleur de l’écume. Le cercueil renvoie quant à lui à la mort alors que le lecteur
s’attend au récit de la naissance de Vénus dans un coquillage. Le tableau que nous propose Rimbaud se
présente dès le départ comme une parodie du motif original.
La description de Vénus commence par cette « tête / De femme » dont l’apparition est mise en valeur à
la rime grâce à un enjambement. Le choix du mot si courant « tête » et l’utilisation de l’article indéfini
« une » suggèrent la banalité de cette tête.
Rimbaud détourne ici les caractéristiques du mythe de la naissance de Vénus.
Dans la tradition, Vénus est représentée comme portée sur une coquille blanche. La fameuse coquille est
ici une « vieille baignoire ». Mais encore faut-il attendre le vers 3 pour le comprendre. Au vers 1, on ne
trouve que le comparant péjoratif de cette « baignoire » : « un cercueil vert en fer blanc ».
La mention des couleurs (présentes également dans la suite du sonnet avec « gris » au vers 5 et « rouge »
au vers 9) inscrit le poème dans la tradition picturale, mais force est de constater l’absence de nuance
et de détails. L’adjectif « blanc », même s’il rappelle la couleur de la coquille Saint- jacques de Botticelli,
est détourné de son sens habituel pour ne désigner qu’un simple matériau, courant et peu esthétique, le «
fer blanc ».
La vétusté de la « vieille baignoire » renforce l’aspect trivial du décor. La comparaison de la baignoire à un
« cercueil », le fait qu’elle soit « vieille » opèrent un renversement du mythe. L’apparition de Vénus est
associée à la mort, et non à la naissance.
Le verbe « émerger » a u vers 3 rappelle par son étymologie le mythe de Vénus qui est née de la mer,
réceptacle du membre coupé d’Ouranos. Mais ici, en guise de mer, comme nous l’avons vu, il ne s’agit
que d’une simple « baignoire ».
La vulgarité et la laideur de cette Vénus contrastent avec la blondeur et la pureté traditionnelle de Vénus.
Par la description détaillée d’éléments physiques, Rimbaud amorce le contre-blason de cette Vénus
repoussante :
• Elle a des « cheveux bruns » au lieu d’être blonde. Alors que dans les tableaux, ses cheveux flottent au
vent, ils sont ici « pommadés », c’est-à-dire enduits d’une pommade qui les plaque en une coiffure rigide.
• L’utilisation du mot « déficits » suggère des défauts physiques, presque à la façon d’un euphémisme. Ne
seraient-ils pas dus au temps ? De là à considérer que l’expression « vieille baignoire » est une hypallage,
il n’y a qu’un pas : ce n’est pas (seulement) la baignoire qui est vieille, c’est aussi la femme qui s’y baigne.
• Elle tente de dissimuler ses défauts par des artifices en matière de coiffure (« cheveux bruns fortement
pommadés ») et de maquillage (« assez mal ravaudés »). Mais l’ensemble est maladroit et peu convaincant,
comme le suggère, à chaque fois, l’utilisation d’adverbes péjoratifs.
• Le regard traditionnellement pensif et doux de la déesse est remplacé par un air « bête ». D’ailleurs, les
mots « tête » et « bête » sont associés à la rime, ce qui renforce encore plus l’impression que cette femme
manque d’intelligence.
 La multiplication d’éléments dépréciatifs contribue à dresser un portrait inhabituel de la déesse de la
beauté puisque le poète insiste en réalité sur sa laideur. La mer laisse également sa place à une vieille
baignoire, désacralisant ainsi la scène peinte à de multiples reprises pour l’inscrire dans un cadre trivial :
celui d’une vieille maison.
Le blason de cette curieuse Vénus débute par une description clairement péjorative de sa tête, dans laquelle
Rimbaud s’amuse à prendre le contre-pied de toutes les caractéristiques de la représentation traditionnelle
de Vénus. Il commence dans ce premier quatrain à opérer un détournement analogue de la forme fixe du
sonnet. Certes, il respecte l’alternance attendue des rimes féminine et masculine, mais il remplace les rimes
embrassées traditionnellement attendues par des rimes croisées.

§2 (2nd quatrain) : le buste

1 Puis le col gras et gris, les larges omoplates


2 Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
3 Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
4 La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

D’emblée, on constate de nouvelles atteintes à la forme fixe du sonnet. La tradition veut que les rimes
et leur disposition soient identiques dans les deux quatrains. Or ici, Rimbaud change de rimes (« ête » /
« dé » dans le 1er quatrain puis « plates » / « sor » dans le second) mais également de disposition (croisées
puis embrassées).
Le blason (ou plutôt le contre-blason!) se prolonge avec une énumération des diverses parties du corps au
fur et à mesure qu’elles émergent de la baignoire, selon une organisation par conséquent rigoureuse, du
haut vers le bas. L’organisation chronologique du propos est soulignée par la répétition du connecteur
« puis » placé au début des vers 5 et 7 ; la répétition, lourde et maladroite, contribue à la dimension
parodique de la description. Le choix des parties du corps mentionnées est étonnant. Les « omoplates » ne
sont guère évoqués dans les blasons. Quant au « col », qui désigne le cou, il relève soit du vocabulaire
anatomique utilisé en médecine, soit du vocabulaire animalier.
La description de chacun de ces éléments est clairement péjorative. La coordination de deux paronymes,
« gras et gris », est peu harmonieuse. La couleur « gris » s’oppose à la blancheur que l’on attend
habituellement et suggère bien davantage la crasse que la propreté.
La femme est caractérisée par son embonpoint qui, même si la mode du XIXème siècle apprécie les formes
généreuses, est vu ici de façon négative. On peut en relever l’abondant champ lexical. Le rejet « les larges
omoplates / Qui saillent » donnent l’impression que ce corps déborde littéralement des vers qui lui sont
consacrés. De même la comparaison de la « graisse » à des « feuilles plates » décrit sans aucun doute la
cellulite de cette femme.
On observe également une absence d’harmonie, les proportions de ce corps semblant totalement
déséquilibrées : les « omoplates » sont « larges » tandis que le « dos » est « court ».
Le mouvement même de ce corps semble maladroit. « Le dos court qui entre et qui ressort » semble ne pas
parvenir à s’extirper de cette baignoire tant il est lourd. Cette même idée est reprise au vers suivant : « les
rondeurs des reins semblent prendre leur essor » comme si elles devaient prendre leur élan pour parvenir
enfin à sortir de la baignoire.
La rime riche entre « ressort » et « essor » amplifie la disgrâce du mouvement.
L’allitération en [r] est récurrente dans ce quatrain. Cette sonorité rugueuse semble donner à entendre le
mouvement peu gracieux de la femme dans l’eau.
 Le poète poursuite sa description en insistant sur ce qu’a de laid le corps de Vénus, à savoir son cou, ses
omoplates, son dos et sa graisse. Ces éléments de description sont inhabituels et contrastent vivement avec
le portrait attendu.

§3 (1er tercet) : Une description sensorielle de l’ensemble du corps.


Les tercets reprennent le schéma traditionnel des rimes dans le sonnet italien : CCD EDE. L’aspect
transgressif du sonnet vient ici essentiellement du découpage anarchique des vers de façon à multiplier les
enjambements. Le poème semble être aussi bancal et difforme que la femme qu’il dépeint.

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût


Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

La femme est ici déshumanisée.


V.9 : le terme d’échine pour désigner le dos d’un humaine est familier, il contribue à animaliser Vénus.
Tout au long du poème, le champ lexical animalier est récurrent : si la polysémie du mot « bête » (v.3)
pouvait d’abord passer inaperçue, si le mot « col » (v.5) était encore ambigu, l’animalisation est très claire
avec « l’échine » (v.9) et plus loin la « croupe » (v.13). L’expression « le tout », qui désigne ici l’ensemble
du corps, contribue à réifier la femme : elle devient un simple objet que l’on décrit.
La couleur « rouge » tranche avec le vert et le blanc précédents et enlève toute sensualité au tableau.

Le rejet de l’adjectif « horrible » au vers 10 permet au poète d’insister sur ce qualificatif, ce que permet
aussi son association à l’adverbe « étrangement ». Il est d’autant plus étonnant que la femme sort de son
bain, elle devrait donc être propre et sentir bon.
V. 10 : le pronom impersonnel « on » permet au poète d’intégrer le lecteur en tant que spectateur lui aussi
de la scène décrite. La vue est sollicitée.
Les termes « sent » et « goût » appartiennent au vocabulaire des sens et permettent au poète de rendre
compte de la mauvaise odeur qui émane de ce corps, alors même qu’il sort d’une baignoire, lieu censé
rendre propre le corps qui s’y plonge. Odorat + goût + vue sont sollicités ou plutôt agressés. Cette femme
dégoût le poète au niveau de tous les sens.
La description relève toujours du contre-blason. Elle suscite bien davantage le dégoût que la traditionnelle
admiration déclenchée par les représentations de la déesse de la beauté.
Les sens se confondent en une synesthésie perturbante pour le lecteur : « le tout sent un goût » mêle en effet
les sens olfactif et gustatif.
V. 11 : le terme de « singularités » rend compte là encore du caractère inhabituel de ce qui est décrit. Le
pluriel quant à lui rend compte du nombre important de ces défauts. L’enjambement conclut une
énumération d’imperfections physiques à tous les niveaux, la laideur de cette femme est totale.
La femme est énigmatique. Rimbaud cherche à piquer la curiosité du lecteur en évoquant ces « singularités
qu’il faut voir à la loupe ». Les points de suspension à la fin du tercet matérialisent cet effet d’attente.
 Le poète insiste sur la puanteur qui se dégage du corps de Vénus et mobilise deux sens : l’odorat et la
vue. Plusieurs ruptures et enjambements sont perceptibles dans ce tercet, ce qui rend compte de la rupture
du poète avec la célébration de la beauté traditionnelle de Vénus. La lecture est ainsi peu harmonieuse tout
comme le corps décrit est disgracieux.
§4 (2nd tercet) : La chute audacieuse du sonnet.

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;


- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.

Le vers 12 éclaire le sens du poème, reprenant la mention de la déesse évoquée dans le titre. L’expression
latine « Clara Vénus », que l’on pourrait traduire par « l’illustre Vénus » est mise en valeur par la
ponctuation forte, les deux points, et contraste vivement avec la réalité décrite car la femme décrite par
Rimbaud n’a rien d’illustre et n’a rien non plus de la Vénus antique.
Si la femme est associée à Vénus, c’est à cause d’un tatouage qu’elle porte sur les reins. Or les tatouages
sont rares et mal vus au XIXème siècle. Ils sont vus, entre autres, comme un signe de reconnaissances des
prostituées. À la lumière de ce tatouage, d’autres indices préalables font sens : cette femme se baigne coiffée
et maquillée comme si elle ne faisait qu’une rapide toilette entre deux clients.
Le rapprochement de cette prostituée avec Vénus est évidemment ironique et il se crée un contraste flagrant
entre cette femme laide et vulgaire et la déesse de la beauté.
La laideur réapparaît avec l’adverbe « hideusement » qui prolonge le champ lexical amorcé par le mot
« Horrible » au vers 10, mais également avec le mouvement disgracieux de cette femme qui « remue » et
« tend sa large croupe ».
L’adjectif dépréciatif « large » qui évoque l’embonpoint, vient qualifier le terme familier de « croupe »
d’ailleurs plus souvent utilisé pour parler d’animaux tels que le cheval, ce qui contribue une fois de plus à
l’animalisation de la prétendue déesse.
Le v.14 début par un oxymore (figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires) qui permet
au poète d’associer un adjectif mélioratif (« belle ») et un adverbe dépréciatif (« hideusement »), associant
ainsi dans un même vers beauté et laideur.
Ce dernier tercet fonctionne donc comme l’aboutissement du contre-blason dont il reprend les principales
caractéristiques. À la laideur s’ajoute enfin la maladie : elle souffre d’un « ulcère à l’anus ».
La découverte finale de cet « anus » indécent est mise en valeur par le tiret qui débute le vers 13,
l’enjambement et l’oxymore « Belle hideusement » qui s’étend sur tout un hémistiche : il s’agit bel et bien
de la chute du sonnet.
La rime finale antithétique entre les mots « Vénus » et « anus » (mise en valeur par la reprise des sonorités
[u] et [s]) renforce la figure d’opposition entre beauté et laideur, entre « Vénus », symbole d’amour et de
beauté, et « anus », appartenant au vocabulaire scatologique, vocabulaire très rare en poésie, signe de
l’audace de Rimbaud, et porte à son paroxysme la parodie proposée de Vénus.
 La description de ce corps nu est presque clinique et peut susciter la répulsion par son caractère obscène.

Conclusion : Dans ce sonnet, Rimbaud parodie la naissance de Vénus et fait le portrait d’une femme vieille,
difforme, détournant l’image mythique de la déesse de l’amour et de la beauté. Il s’approprie plusieurs
traditions littéraires et artistiques : le thème de Vénus sortant des eaux, la forme du blason et celle du sonnet.
Mais le choix d’une femme laide, rapprochée d’un animal, et la chute sur la partie du corps la plus triviale
transforment le poème en une provocante parodie et en un contre-blason. En cela, Rimbaud se distingue
des Parnassiens qu’il cherche pourtant à séduire à cette époque de sa vie : il rejette l’idéalisation du corps
féminin et met les moyens poétiques au service de la laideur. C’est toute la conception de la beauté selon
Rimbaud qui transparaît ici: l’alliance du Beau et du Laid, l’affirmation d’un Beau bizarre. Grâce à ce
poème, il dévoile l’émancipation créatrice qui est la sienne Il s’inscrit ainsi dans la lignée de poètes
provocateurs comme Charles Baudelaire à qui il voue d’ailleurs une réelle admiration.
La naissance de Vénus, Sandro Botticelli, 1485

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