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« Un hémisphère dans une chevelure », Petit Poème en Prose,

Charles Baudelaire (1869)

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,
comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir
odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes
cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes
mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus
profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure , j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes


vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et
compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure , je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un
divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots
de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure , je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans
la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta
chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux
élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Rythme ternaire : Rythme d'un vers quand celui-ci peut se couper en trois parties

Allitérations : Répétition des consonnes dans une suite de mots rapprochés

Paronomase : Figure de style qui consiste à rapprocher des termes ayant des sonorités proches mais
de sens différent

Oxymore : Figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires
INTRODUCTION

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821 et décédé en 1867, est un poète majeur du 19e.
Baudelaire est un poète au carrefour de plusieurs mouvements littéraires : le romantisme, le
Parnasse, il sera le précurseur du symbolisme. Si sa santé est très ébranlée par l’alcool, la
drogue et une vie de bohème, sa force créatrice unique, elle, a traversé les siècles et
inspiré des générations de poètes après lui, notamment Rimbaud.

Enfant et adolescent difficile, il était révolté pas le remariage de sa mère avec le général Aupick,
envers qui il ressent une franche aversion.
A partir de ses 18 ans il mène une vie dissipée dans la bohème du quartier latin.
Pour l’arracher à cette vie, sa famille l’embarque sur un voilier en partance pour les Indes. Mais il n’ira
pas plus loin que les îles Maurice et de la Réunion. Le poète se nourrit des paysages rencontrés
au cours de cette expédition et commence à écrire des poèmes.
De retour à Paris, Baudelaire mène une vie de dandy, s’éprend de Jeanne Duval, muse et grand
amour du poète et dilapide son héritage paternel. Sa famille le fait mettre sous tutelle. Contraint de
travailler, il devient critique d’art et critique littéraires. Il plonge dans les dérives de la drogue,
Son état de santé mentale se détériore. Il est interné en 1867 dans une maison de santé où la syphilis
l’emporte.

Son œuvre majeure, Les Fleurs du Mal publié une 1ère fois en 1857, lui vaut une
condamnation pour « immoralité ».

Inspiré par la lecture du « Gaspard de la nuit » d’Aloysius Bertrand, Baudelaire se libère des
contraintes du vers et de la rime pour présenter une forme poétique nouvelle. C'est ainsi
que naissent petits poèmes en prose sous le titre Le Spleen de Paris publié à titre
posthume en 1869.

D’ailleurs, ce poème « Un Hémisphère dans une chevelure » est la réécriture en prose


d’un poème versifié, « La Chevelure » qui apparaît dans la section Spleen et idéal des
Fleurs du mal.
Il s'agit d'un poème d'amour destiné à la femme aimée, dont la chevelure fait naître un
monde imaginaire et exotique.

Comment à travers ce poème en prose, Baudelaire arrive à créer un univers rêveur à partir
de la description d’une chevelure ?

Nous verrons donc que le poète invente une forme poétique moderne, puis qu'il célèbre la
femme aimée et enfin, qu'il nous invite à travers ces 7 strophes à voyager dans ses
souvenirs pour nous révéler un monde idéal.
Premier mouvement : L’invention d'une forme poétique moderne

Une structure en boucle

 divisé en 7 paragraphes de taille équivalente


 Chaque paragraphe a la même structure syntaxique :
 Impératif + verbe renvoyant à un sens + adverbe « longtemps » + COD qui évoque la
chevelure
«Laisse-moi respirer longtemps, longtemps l’odeur de tes cheveux » (sens = odorat)
« Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires » (sens = goût)

 le premier et le dernier paragraphe se font écho :


 répétition de « laisse-moi » et de « longtemps » en début et fin de poème
 répétition du thème du souvenir
« Secouer des souvenirs dans l’air » dans le 1er et de les manger « je mange des souvenirs » dans le dernier

Cette structure permet de donner un effet de cycle, de boucle au poème.


Arrivé au terme du poème, on peut repartir vers son début pour recommencer le voyage.

Une structure rythmée


Fig. de style : même mot au début de
 Nombreuses répétitions phrases successives
 Au vers 1, l’adverbe « longtemps »
 Aux paragraphes 4, 5, 6, les anaphores « dans »
 Aux paragraphes 4, 5 et 6, la répétition du groupe nominal « de ta chevelure » qui
renvoie au thème principal du poème s’impose comme une sorte de refrain.

Ces répétitions donnent rythme et poésie au texte.


Rythme ternaire :
Rythme d'un vers quand celui-ci peut
se couper en trois parties
 Un rythme ternaire à plusieurs reprises dans ce texte.
 Au paragraphe 2, l’expression « tout ce que je » répétée trois fois,
 Au paragraphe 3, les 3 compléments d’agent du verbe « est parfumée » :
« Par les fruits, par les feuilles, par la peau humaine »
 Au paragraphe 4, les 3 compléments de l’adjectif « fourmillant » :
« De chants », « d’hommes », « de navires »
 Au paragraphe 6, les 3 compléments du groupe nominal « odeurs combinées » :
« du goudron, du musc et de l’huile de coco »

 Tous ces éléments rythmiques sont des caractéristiques du poème en prose.


Une Musicalité

 Nombreuses Allitérations:
 en «m» au paragraphe 4: «fourmillant » «mélancolique» «homme» «forme» évoque
la douceur d’un chant murmuré

 en «r» au paragraphe 5 : « caresse, chevelure, retrouve, langueur, heures, sur,


chambre, navire, bercer, roulis, imperceptible, port, entre, fleurs, gargoulette,
rafraîchissante" renvoient au roulis et au bercement du bateau.

Paronomase :
Rapprochement de termes ayant des sonorités
proches mais ayant un sens différent
 La paronomase « langueur de tes longues heures » reproduit de façon sonore la sensation
d’étirement du temps, comme si sensualité et durée étaient indissociables.

 Par sa structure rigoureuse, ses rythmes et sa musicalité, le texte apparaît donc bien
comme un poème en prose, même en l'absence de rimes.

Baudelaire a bien composé une poésie d'un genre moderne au service d’une célébration de
la femme aimée.
2ème mouvement - Une célébration de la femme aimée

Un poème adressé à la femme

 L’emploi de la 1ère personne du singulier


 pronom personnel : « je »
 adjectifs possessifs : « mon, ma »

 l’emploi de la 2ème personne du singulier


 pronom possessif : « tes cheveux » (v.1, 5, 6,19), « tes tresses » (v.19)
 déterminant possessif : « ta chevelure » (v.10, 13, 16, 17,18)
 pronom personnel : «si tu pouvais savoir» (v.4)

 Dans chaque paragraphe du poème, on retrouve les marques de la première et de la


deuxième personne du singulier. Il y a un locuteur qui s’adresse à quelqu’un.
 Un interlocuteur avec qui il y a un fort degré d’intimité puisqu’on a affaire à un tutoiement.

 Au vers 1, le verbe à l’impératif « Laisse » est destiné à la femme, le COD « moi »


renvoie au poète.

De plus, le poète emploie majoritairement le présent de l'indicatif ce qui montre qu’il nous
fait partager l'intimité de l'instant présent au moment même où il rêve de cette femme.

Un portrait partiel, un blason

Baudelaire fonctionne sur le mode du blason, un court poème célébrant une partie du corps
féminin. Ici, le poète ne décrit la femme qu’à travers ses cheveux, aucun autre aspect
physique n’est évoqué. Le blason est renouvelé par une forme de poésie en prose.

 D’abord elle est évoquée par son parfum enivrant :


« Laisse-moi respirer, longtemps, longtemps l’odeur de tes cheveux »

 Puis la métaphore « la nuit de ta chevelure » (v.19) et l’expression « tresses lourdes


et noires » (v.19) permettent de comprendre que la chevelure de la femme est noire

 Les adjectifs : « fourmillant » « tresses lourdes » suggèrent le volume et


l’abondance de la toison.

 L’expression « cheveux élastiques et rebelles » tend d’ailleurs à personnifier les


cheveux. Ces cheveux désignent par métonymie la femme.
Métonymie : Fig. de style de substitution
On remplace un terme par un autre.

C’est bien un discours direct de Baudelaire à la femme aimée, et plus particulièrement


Jeanne Duval. Baudelaire la surnommait, en raison de sa peau brune, « la Vénus noire ».
Un moment de sensualité

 On note un cadre intime à travers un champ lexical de l’intimité :


« divan » « chambre ».

 Une atmosphère sensuelle avec les expressions :


« se prélasse », la « chaleur », « l’ardent foyer », les « caresses »

 Un moment d’intimité que le poète veut le plus long possible :


 les trois occurrences de « longtemps »
 la proposition «où se prélasse l’éternelle chaleur ».

 Le poète est transporté par la chevelure de la femme et plus particulièrement son


parfum.
 Un vaste Champ lexical de l'odorat et du parfum :
 « l'odeur de tes cheveux »
 « comme un mouchoir odorant »
 « le parfum »
 « parfumée »
 « je respire »
 « je m'enivre des odeurs »
 « tabac, musc, huile de coco ».

 On voit par ailleurs qu’une fois l’odorat apparu, d’autres sens surgissent, selon le
principe des correspondances baudelairiennes. On relève les Champs lexicaux de :
 La vue : « Vois, entrevois »
 Le toucher : «Main, sens, caresse, duvetés, peau »
 L’ouïe : « Entend, musique, chant »
 Le goût : « Eau de source, fruits, huile de coco, mordre, mordille, manger»

 Tous les sens du poète sont en éveil, dégageant une atmosphère intime et une plénitude
sensuelle.

A travers les sensations ressenties par le poète, la chevelure permet au poète d’accéder à
un monde idéal.
3ème mouvement - La révélation d'un monde idéal

La chevelure : point de départ du voyage

Dès le 1er paragraphe, on comprend que c’est la chevelure qui permet au poète d’accéder à un
monde idéal.

 La métaphore du « mouchoir » véhicule 2 idées :


 l'idée de départ, « les agiter avec ma main comme un mouchoir »
Évoque symboliquement le geste d'adieu lors d'un grand voyage.
C’est la chevelure qui fait débuter le voyage.
Ce que confirment les nombreux verbes de mouvement :
 dans le 1er paragraphe : « plonger », « agiter », « secouer »
 dans le 2nd paragraphe : « voyage »
 dans le 3ème paragraphe : « me portent »

 l’idée du souvenir, «mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air »
Les parfums qui s’en dégagent deviennent des souvenirs. Ce qui contribue à les
rendre palpables et que confirme l’expression « manger les souvenirs » dans le
dernier paragraphe.

 Le champ lexical de la mer et de la navigation est très présent :


« voilure » « mature » « grandes mer » « « l’océan de ta chevelure »» « bleu » « port »
« navire » « roulis » « rivage »

L’esprit du poète est alimenté par des souvenirs réels. En effet, Baudelaire ayant lui-même
voyagé en bateau jusqu'à l’Ile de la Réunion, il se remémore ce voyage maritime.

Oxymore :
Figure de style qui consiste à allier deux mots
de sens contradictoires

 L'oxymore : « Dans la nuit de ta chevelure, je vois »


Cette réunion de l'obscurité et de la lumière indique un basculement progressif du côté de
l’imaginaire.

Peu à peu ce voyage va basculer d’un souvenir réel à une rêverie plus abstraite, qui est
mentionné au vers 6 : « tes cheveux contiennent tout un rêve ».
Chez Baudelaire, une sensation engendre une autre et la conjugaison des sens aboutit à un
véritable monde.
Un monde exotique

De ce rêve surgit un monde idéal et exotique.

 Un univers paradisiaque et exotique.qui se traduit par un champ lexical de


l’exotisme :
 Evoqué à travers son ciel : « azur tropical »
 ses vents : « mousson »
 ses végétaux et ses produits : « fruits » « feuilles » « tabac » « musc » « opium » «
sucre » «l’huile de coco »
 sa chaleur : « charmants climats » « éternelle chaleur », « ardent foyer »
 la langueur et la sensualité

 Tout un monde est contenu dans la chevelure, ce que renforce l’emploi de :


 répétition : « tout ce que » est répété dans le paragraphe 2,
« tout un rêve » et « plein de » dans le 4 troisième,
 superlatifs : « plus bleu » « plus profonde »
 d'hyperboles : « grande » « fourmillant » « immenses » « Éternelle chaleur » «infini
de l’azur »

 On comprend alors le titre du poème : « Un Hémisphère dans une chevelure ». Grâce à


leur parfum enivrant, les cheveux parviennent à engendrer un univers entier.

Conclusion

Pour conclure, on peut dire que le poète Baudelaire apporte de la modernité, il n’hésite pas à
développer une nouvelle forme poétique en prose marquée par des rythmes et sonorités.
Cette forme nouvelle reste au service d'un poète qui célèbre la femme aimée, à travers un
blason, tout en révélant au lecteur un monde idéal basé sur les souvenirs mais aussi sur un
imaginaire grandiose. Ce poète en prose est typiquement baudelairien avec l’harmonie entre
les sensations et l’exotisme.
Ce poème est à rapprocher deux poèmes des Fleurs du Mal (1857). : « Parfum exotique » et «
la chevelure ».

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