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Philologie et théâtre

FAUX TITRE

382

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, †M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Philologie et théâtre
Traduire, commenter, interpréter le théâtre antique
en Europe (XVe – XVIIIe siècle)

Etudes réunies par

Véronique Lochert
et
Zoé Schweitzer

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2012


Illustration couverture : « Theatrum » dans Térence, Comoediae, Paris,
Trechsel, 1493. © BnF

Conception graphique : Christophe Le Drean (pages intérieures)

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de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
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ISBN: 978-90-420-3587-4
E-Book ISBN: 978-94-012-0862-8
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2012
Printed in The Netherlands
REMERCIEMENTS
Nous adressons nos plus vifs remerciements à Françoise Lavocat, qui a
accueilli notre projet au sein du programme ANR Hermès « Histoires et
théories de l’interprétation » et l’a soutenu sous la forme d’un colloque
puis d’une publication. Notre réflexion a ainsi pu se développer dans un
environnement stimulant et bénéficier de la discussion collective.

Merci à Paul Pelckmans d’avoir bien voulu recevoir ce volume dans sa


riche collection.
Avant-propos

Larry F. Norman, University of Chicago

«C
es traductions de poètes grecs sont contre la bonne politique ».
C’est par cet avertissement menaçant qu’en 1688 Charles
Perrault conclut sa préface au premier tome du Parallèle des
Anciens et des Modernes1. Il signale en particulier les « vilaines mœurs »
dépeintes par Théocrite, qui relèvent d’« un vilain siècle bien différent du
nôtre » : une traduction fidèle de ses œuvres pourrait corrompre un public
contemporain caractérisé par sa délicatesse morale et son raffinement
linguistique. Ce n’est pas que Perrault, en bon défenseur de la supériorité
du monde moderne, rejette tout usage des sujets gréco-romains dans la
production littéraire contemporaine ; il exige en revanche que ceux-ci soient
soumis à une adaptation rigoureuse afin d’acclimater le texte étranger à un
nouveau terrain heureusement éloigné de son pays natal.

1. Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les
arts et les sciences, Paris, Coignard, 1688, t. I, non pag.
8 LARRY F. NORMAN

En insistant sur le profond clivage qui sépare le monde antique du


monde moderne, Perrault nous rappelle que malgré le prestige indéniable
accordé aux œuvres antiques dans la première modernité européenne,
entreprendre leur traduction n’est pas une évidence : il s’agit d’une opéra-
tion toujours délicate et souvent controversée. Et ce qui est vrai pour
Théocrite l’est encore plus pour Sophocle ou Aristophane. L’incivilité d’un
berger en manque de galanterie est bien anodine au regard des incestes
et parricides de la tragédie antique, ou même de la satire diffamatoire et
des grossièretés de la « comédie ancienne » grecque. Mais ce n’est pas là
le seul embarras du traducteur. Si le contenu des pièces antiques dérange,
leur forme théâtrale ne fait qu’accentuer le problème. Car l’œuvre drama-
tique sort inévitablement du cadre mental et abstrait de la lecture pour
devenir spectacle, c’est-à-dire pour se transformer en une expérience
auditive, et surtout visuelle, dont le pouvoir sensoriel est immédiat.
Comme le remarque en 1657 l’abbé d’Aubignac, « le Lieu qui sert [aux]
Représentations [dramatiques], est dit Théâtre et non pas Auditoire, c’est-
à-dire, un Lieu où on Regarde ce qui s’y fait, & non pas, où l’on Ecoute ce
qui s’y dit »2. En outre, pour d’Aubignac cette immédiateté sensorielle n’est
pas le propre des pièces destinées à être mises en scène ; on la trouve aussi
chez celles qui, comme c’était souvent le cas des traductions d’œuvres
antiques, ne visent que des lecteurs : « le Poème Dramatique est fait prin-
cipalement pour être représenté par des gens qui font des choses toutes
semblables à celles que ceux qu’ils représentent auraient pu faire ; et aussi
pour être lues [sic] par des gens qui sans rien voir, ont présentes à l’ima-
gination par la force des vers, les personnes et les actions qui y sont intro-
duites, comme si toutes les choses se faisaient véritablement de la même
façon qu’elles sont écrites »3.
Le déploiement spectaculaire du texte dramatique (que ce soit sur
scène ou dans l’imagination du lecteur) multiplie donc les défis auxquels
doit faire face le traducteur et les écarts qu’il doit combler. Comment
rendre les « vilaines mœurs » de l’Antiquité, si puissamment concrétisées
dans l’action dramatique, conformes aux attentes d’un public moderne,
ou tout au moins acceptables au vu de ses critères moraux ? Comment
traduire convenablement les spécificités lexicales, le jeu de registres et
la versification grecs et latins, tout en les façonnant pour la voix vivante
du dialogue parlé ? Comment ajuster (ou refuser d’ajuster) la dramaturgie
antique – avec ses chœurs, son absence d’entractes, ses épilogues – aux
pratiques théâtrales modernes ? Comment réconcilier les fréquentes irré-
gularités des pièces d’Euripide ou de Plaute avec les exigences modernes
et néo-aristotéliciennes des unités et des bienséances ?

2. Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, Champion


Classiques, 2011, livre IV, chap. 2, p. 407.
3. Ibid., livre I, chap. 8, p. 98.
AVANT-PROPOS 9

Le grand intérêt et la spécificité des pages qui vont suivre tiennent à


la manière dont elles allient perspectives historiques, littéraires et théâ-
trales pour répondre à ces questions – et à bien d’autres. Ce projet n’aurait
pu aboutir sans le concours de diverses approches scientifiques qui ont
connu un renouvellement au cours des dix dernières années et qui sont
ici habilement réunies : histoire de la philologie et du savoir humaniste,
théories de la traduction, recherches sur les pratiques théâtrales et édito-
riales. La mise en dialogue de ces perspectives nous révèle le nouveau
visage qu’ont progressivement pris le théâtre et la philologie depuis la
Renaissance jusqu’aux Lumières. On apprend ainsi l’attention souvent
minutieuse avec laquelle les traducteurs et commentateurs prenaient en
compte la théâtralité des œuvres antiques et s’efforçaient de comprendre
les conditions de leur représentation : il s’agit d’une « herméneutique
spectaculaire », pour reprendre la formule de Lise Michel dans son article,
où le rôle du traducteur se confond facilement avec ceux de l’acteur et
du metteur en scène, et où tout l’appareil de la mise en page (didasca-
lies, découpe en scènes et en actes, illustrations) se met au service d’une
interprétation scénique de l’œuvre. Les contributions enrichissent égale-
ment de nouvelles nuances notre compréhension de la frontière poreuse
entre traduction et adaptation, à une époque où la distinction entre sujet
mythique traité par plusieurs auteurs et œuvre individuelle (l’Œdipe de
Sophocle ou l’Œdipe de Sénèque) n’est souvent pas très marquée, et où
s’applique presque universellement la phrase de Corneille : « cette pièce
est en partie traduite, en partie imitée » de l’original 4. On découvre aussi
avec fascination le fonctionnement en vases communicants de la traduc-
tion et du commentaire, où le niveau d’adaptation au cadre moderne
est toujours égal, mais s’exprime tantôt par un important commentaire
explicatif en notes ou en marge, tantôt par une traduction qui s’éloigne
de l’original : dans ce dernier cas, la liberté prise par le traducteur rend
superflue l’interprétation du paratexte, celle-ci se trouvant pour ainsi dire
prise dans le texte même. Enfin, l’étendue transnationale de ce volume
nous rappelle que nous n’avons pas affaire à un seul transfert culturel
constitué par le passage de l’ancien au moderne, mais plutôt à toute une
série de transferts culturels – des diverses Antiquités grecques et latines
à la panoplie des modernités nationales et linguistiques du XVIe au XVIIIe
siècle – qui s’entrecroisent dans ce versant trop négligé de « la république
des lettres » qu’est celle des théâtres.
L’œuvre dramatique est toujours une invitation à interpréter – invi-
tation adressée au lecteur, au spectateur, à l’acteur, au metteur en scène,
à l’éditeur, au traducteur. Cette invitation toujours se renouvelle car le

4. Examen du Menteur, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard,


coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, p. 7.
théâtre est une forme que l’on ne saurait fixer, toujours mobile, insaisis-
sable. Georges de Scudéry qualifia en 1636 la récitation des vers de sa pièce
Le Prince déguisé de « voix qui n’est qu’un son qui meurt en naissant »5. Pas
plus que celle de Scudéry, la voix du théâtre antique ne saurait survivre
dans une éternité éthérée. Ce sont ses réincarnations concrètes et multi-
formes qui, comme nous le rappelle ce volume, constituent le miracle de
la postérité, et c’est l’imagination théâtrale à l’œuvre dans la traduction et
la philologie qui opère ces métamorphoses. ◀

5. Georges de Scudéry, Le Prince déguisé, Paris, Courbé, 1636, « Au lecteur »,


non pag.
Introduction

Véronique Lochert, Université de Haute-Alsace


Zoé Schweitzer, Université de Saint-Étienne

Écrire, traduire, jouer, mettre en scène relèvent d’une pensée


unique, fondée sur l’activité même de traduire, c’est-à-dire
sur la capacité, la nécessité et la joie d’inventer sans trêve des
équivalents possibles : dans la langue et entre les langues, dans
les corps et entre les corps, entre les âges, entre un sexe et l’autre.
Antoine Vitez, « De la traduction généralisée », Postface du
Théâtre des idées, Paris, Gallimard, 1991, p. 586.

S
i le parallèle est aujourd’hui fréquent entre le metteur en scène et l’in-
terprète, l’acteur et le traducteur, quels sont les liens qui unissent le
théâtre, la traduction et l’interprétation du XVe au XVIIIe siècle, à une
époque marquée par la redécouverte de la théâtralité des textes anciens et
la naissance du théâtre moderne ? Alors que la mise en scène n’existe pas
encore, la traduction du théâtre antique contribue à mettre en relation les
pratiques philologiques et le monde du théâtre.
À travers leur réception et leur interprétation des textes anciens, les
humanistes posent les fondements de la littérature moderne. Dans le
domaine du théâtre, la réévaluation des œuvres anciennes est d’ordre à la
fois textuel et spectaculaire. La remise au jour d’un manuscrit contenant
le théâtre de Plaute par Nicolas de Cuse en 1429 et celle du commen-
taire de Térence par Donat, grammairien du IVe siècle, en 1433 donnent
une nouvelle impulsion à la lecture des dramaturges de l’Antiquité. Ces
12 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER

derniers sont alors l’un des supports de l’enseignement du latin, de la


rhétorique, de la morale et font l’objet d’éditions à vocation didactique,
accompagnées d’un lourd appareil paratextuel 1. Les humanistes portent
également un intérêt nouveau aux conditions de la représentation. En
effet, à part quelques tentatives plus ou moins approximatives de recons-
titution des pratiques scéniques antiques2, la dimension théâtrale des
textes de Sénèque ou de Térence est largement occultée au Moyen Âge.
À la Renaissance, architectes et historiens étudient les formes et les fonc-
tions des bâtiments et des scènes du théâtre antique 3. Dans la seconde
moitié du XVe siècle, en Italie, les pièces anciennes commencent aussi
à être traduites en langue vulgaire. Désacralisant le texte latin, mis à
la portée de tous, la traduction établit de nouveaux liens entre l’œuvre
antique et le public moderne, qui passent également par la représentation
sur scène. Si des comédies et des tragédies antiques sont jouées en latin
dans les universités, les comédies de Plaute et de Térence traduites en
italien sont représentées devant un vaste public, à la cour de Ferrare, dès
les années 1480 4. De même, la première traduction française d’une comé-
die de Plaute, Le Brave de Baïf tiré du Miles gloriosus, donne lieu en 1567
à une représentation devant la cour, accompagnée d’intermèdes chantés.
Au carrefour de l’explication philologique et de l’appropriation cultu-
relle, la traduction favorise la remise au jour du potentiel spectaculaire
de l’œuvre ancienne. Ce volume entreprend de montrer comment s’éla-
bore ce nouveau rapport au texte dramatique et le rôle décisif joué par
la traduction. Rapprocher les termes apparemment peu compatibles de
« philologie » et de « théâtre », grâce à l’étude des traductions du théâtre
antique, permet d’envisager leur articulation. L’investigation est menée
dans deux directions : il s’agit, d’une part, d’interroger la traduction en
tant qu’approche herméneutique et, d’autre part, d’envisager la dimen-
sion générique de cette interprétation. Le développement de la traduction
à partir de la fin du XVe siècle propose en effet un nouveau procédé de
mise en relation du texte premier et du texte secondaire et un nouveau
guide à la lecture des textes anciens par le public moderne. À ce titre, la
traduction vient concurrencer le commentaire, qui est le lieu principal de
l’interprétation dans les éditions des textes antiques, et ses enjeux doivent

1. On peut citer à titre d’exemple le Terentius triplex publié à Lyon en 1560 par
Mathieu Bonhomme, qui rassemble les remarques de dix-huit commentateurs
différents et contient sept traités préliminaires.
2. D’Isidore de Séville à Nicolas Trevet, se développe notamment l’idée que
l’auteur lit sa pièce tandis qu’un acteur l’illustre en mimant l’action.
3. Voir notamment la lecture de Vitruve par Serlio, qui redessine les trois types
de décors associés aux différents genres, le De Amphitheatro de Juste Lipse et
le De Theatro de Jules-César Boulenger.
4. En 1486, Les Ménechmes de Plaute, traduits en italien, sont joués au palais
ducal de Ferrare devant plusieurs milliers de spectateurs.
INTRODUCTION 13

être définis par comparaison avec cette pratique philologique ancienne


et multiforme. Par ailleurs, en rapprochant la pièce antique de l’univers
mental du lecteur, la traduction contribue à la redécouverte de la théâtra-
lité qui se produit à la Renaissance ; elle invite à interroger les modalités
de la mise en relief de la dimension scénique et la nature même de cette
théâtralité telle qu’elle est conçue par le traducteur ou le commentateur.
La pleine intégration des pièces anciennes au genre du théâtre contribue
également à modifier leur statut en les faisant entrer en dialogue avec les
pratiques contemporaines de l’écriture dramatique. Le théâtre antique
peut alors devenir un modèle ou un contre-modèle dans les débats théo-
riques qui accompagnent la naissance du théâtre moderne en Europe.
Les différentes contributions réunies dans ce volume abordent ces
questions en faisant apparaître toute la diversité des pratiques euro-
péennes du XVe au XVIIIe siècle. L’intérêt des traducteurs pour le théâtre
antique se manifeste plus ou moins fortement et tardivement selon
les pays, et les échanges qui s’établissent entre dramaturgies ancienne
et moderne n’ont pas la même intensité. Les différents dramaturges de
l’Antiquité ne bénéficient pas non plus de la même faveur : les quelques
traductions d’Aristophane, qui est très peu traduit avant le XVIIIe siècle,
contrastent avec la fortune permanente de Térence ; les comédies de ce
dernier donnent surtout lieu à des éditions scolaires, tandis que celles de
Plaute sont davantage adaptées pour être portées à la scène. Puisant dans
un corpus varié sur les plans géographique et chronologique, les articles
ici rassemblés confrontent différentes pratiques interprétatives et mettent
en lumière les enjeux propres à chacun des deux grands genres drama-
tiques, la comédie, qui rend particulièrement sensible l’écart entre les
mœurs antiques et modernes, et la tragédie, dotée d’un double modèle
grec et sénéquien et dont la violence nécessite des aménagements. Ils font
également apparaître la contribution des traducteurs à la réflexion théo-
rique sur le théâtre et le rôle joué par le spectacle antique dans la querelle
des Anciens et des Modernes.

Les lieux de l’herméneutique


dans les traductions du théâtre ancien
Les traductions du théâtre antique invitent à confronter différents
types d’herméneutique. Elles offrent en effet au lecteur un dispositif
complexe, où sont généralement associés plusieurs procédés de guidage
de la lecture. Les uns, que l’on peut qualifier d’explicites, occupent un
espace déterminé dans le livre et reposent sur une longue tradition de
commentaires faisant autorité ; les autres, implicites, s’expriment directe-
ment à travers les choix du traducteur et la mise en page. Tous ces procédés
relèvent-ils d’une démarche interprétative ? Fonctionnent-ils entre eux de
14 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER

manière redondante ou complémentaire ? À travers les divers cas étudiés


par les articles, cet ouvrage esquisse une typologie des opérations de sens
qui sont à l’œuvre autour du texte, de la simple explicitation ou explication
jusqu’à l’interprétation, qui renouvelle la lecture de la pièce originale, en
passant par la correction, qui impose les normes modernes au texte ancien.
De nombreuses traductions continuent à être accompagnées des
éléments paratextuels, destinés à présenter le texte ancien et à encadrer sa
lecture, qui ont été progressivement développés par la tradition éditoriale
depuis l’Antiquité hellénistique : gloses et scolies, marginalia, préfaces,
vies de l’auteur, traités sur le théâtre antique, examens et remarques. Dès
le IVe siècle, les comédies de Térence sont accompagnées d’un traité sur le
théâtre, le De comœdia et tragœdia d’Evanthius, et de commentaires détail-
lés rédigés par le grammairien Donat : ils constituent le fondement de tous
les commentaires ultérieurs de l’auteur latin. Au Moyen Âge, la lecture des
dramaturges antiques est facilitée par les accessus portant sur l’intrigue, la
métrique et fournissant des éléments biographiques. Loin d’être un simple
élément de présentation factuel, la vie de l’auteur participe au processus
interprétatif lorsqu’elle suggère par exemple la proximité de Sénèque avec
le christianisme, invitant ainsi à une lecture allégorique de ses tragédies
(J.-F. Chevalier). Les accessus conçus au XIVe siècle par Nicolas Trevet pour
les tragédies de Sénèque préparent les premières traductions du drama-
turge en Espagne, qui prennent la forme d’une glose continue intégrant
les répliques des personnages (F. d’Artois).
Par rapport à cet appareil de textes liminaires et d’annotations margi-
nales, qu’il revient au lecteur de mettre en relation avec l’œuvre, la traduc-
tion offre un texte déjà interprété par la transposition linguistique et les
choix effectués par le traducteur. Les références au christianisme présentes
dans les accessus d’Albertino Mussato sont ainsi intégrées au texte traduit
par Evangelista Fossa, qui donne à sa traduction une résonance chré-
tienne. Cette herméneutique spirituelle implicite, qui repose princi-
palement sur le choix du mètre et sur des effets de style, rend le lecteur
sensible à la valeur éthique de la tragédie (J.-F. Chevalier). La traduction
permet aussi l’appropriation culturelle du texte original, dont la distance
est à la fois soulignée et atténuée. Contribuant à illustrer la langue alle-
mande, les traductions de Térence apprennent ainsi au lecteur les codes
de la lecture du théâtre (S. Malatrait). Accomplissant un geste interpréta-
tif et créatif plus fort que l’éditeur, le traducteur est aussi en position de
rendre acceptables certaines scènes contraires aux bienséances en usage
dans le théâtre moderne. Face au motif de l’inceste (M. Saint-Martin) ou à
la violence paroxystique du théâtre de Sénèque (Z. Schweitzer), le traduc-
teur entreprend de réinterpréter, voire de réécrire, la pièce originale, ce
qui le conduit souvent à faire œuvre de théoricien.
Autre élément issu de la pratique du commentaire, le découpage en actes
et en scènes, qui constitue l’un des aspects les plus caractéristiques de la
INTRODUCTION 15

mise en page du texte dramatique, en propose lui aussi une lecture moins
neutre qu’on pourrait le croire. D’abord distinguées dans le commentaire
et séparées par des gravures, les scènes des comédies latines commencent
à être numérotées tout au début du XVIe siècle. Après être devenu une
caractéristique du théâtre régulier, prenant précisément exemple sur le
modèle antique, le découpage en actes et en scènes se charge de prin-
cipes théoriques et impose une interprétation normalisatrice à des pièces
échappant aux canons classiques. Il permet ainsi à Mme Dacier, à la fin
du XVIIe siècle, de faire l’éloge du théâtre de Plaute en montrant sa confor-
mité à l’idéal classique : au-delà du découpage des scènes, c’est l’organi-
sation de l’action et le respect des unités qui sont en jeu (P. Letessier). De
même, l’application de la mise en page canonique du texte dramatique
aux comédies d’Aristophane, dont le petit nombre de traductions suggère
l’incompatibilité avec le goût français, apparaît comme un aspect de la
traduction, transposant l’œuvre originale dans une forme familière aux
lecteurs (C. Volpilhac-Auger).
Partageant avec la division en actes et en scènes sa fonction ryth-
mique et sa dimension visuelle, l’illustration occupe également une
place importante parmi les procédés herméneutiques à la disposition
des éditeurs et des traducteurs du théâtre antique. Des dessins ornant
les plus anciens manuscrits conservés de Térence aux élégantes gravures
du XVIIIe siècle, les illustrations remplissent des fonctions variées auprès
du texte. Souvent dotées au XVIe siècle d’une forte valeur herméneutique,
procédant à des opérations de condensation, de transposition et d’allé-
gorisation, elles permettent aussi de visualiser l’action dramatique dans
sa dimension scénique, en mettant l’accent sur les gestes, les costumes
et les décors, ou rejoignent les explications paratextuelles en offrant au
lecteur un document historique sur les pratiques théâtrales de l’Antiquité
(V. Lochert). La proximité entre illustration, traduction et interprétation
est d’ailleurs soulignée par la fréquence de la métaphore picturale dans
la théorie de la traduction, comme dans la théorie dramatique : la traduc-
tion est un tableau, où le dessin l’emporte sur la couleur selon André
Dacier ; le traducteur propose le « portrait », plus ou moins ressemblant,
de l’auteur antique.
L’accumulation et la variation au cours des siècles de ces différents
procédés herméneutiques appliqués à une même œuvre antique ont pour
effet de souligner le caractère mouvant, contingent, inachevé du texte
original, qui se manifeste sous une grande diversité de formes. Susceptible
de lectures multiples et contradictoires, donnant lieu à différents décou-
pages et illustrations, sans parler des variations linguistiques introduites
par la traduction en différentes langues, le texte grec ou latin partage avec
le texte dramatique, dont la forme écrite n’est que le point de départ de la
représentation, un statut de texte virtuel, potentiel, en attente d’interpré-
tation comme d’incarnation.
16 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER

Commentaire, traduction, théorie :


de la philologie à l’interprétation
Le geste herméneutique du traducteur du théâtre antique est-il davan-
tage du côté du commentaire, qui vise à expliquer le texte de manière
précise et objective, ou de celui de l’interprétation, qui entreprend
de substituer un texte à un autre ? Si la réponse à cette question pose
problème, c’est que philologie et interprétation ne sont pas des pratiques
opposées mais contiguës. Écartelé entre l’exigence de fidélité au texte
original et la nécessité de le réécrire pour l’adapter à l’univers du lecteur, le
traducteur peut hésiter entre deux démarches : mettre en lumière la spéci-
ficité des pratiques linguistiques et scéniques du théâtre antique, ce qui
peut contribuer à renouveler l’écriture dramatique mais risque aussi de
figer le texte en lointain objet historique, ou adapter ces œuvres aux goûts
contemporains, s’assurant ainsi de leur bon accueil auprès des lecteurs, au
risque d’une uniformisation des dramaturgies antique et moderne. C’est
pourquoi la frontière est si floue entre la traduction et l’adaptation, de la
Renaissance aux Lumières : le geste du traducteur lui-même oscille entre
approche philologique et efficacité scénique, entre critique et création.
Les rapports entre traduction et commentaire évoluent dans deux
directions. D’une part, la traduction a tendance à prendre en charge les
fonctions du commentaire en l’intégrant au texte lui-même, car, comme
l’affirme Anne Dacier en 1688, « une traduction exacte doit servir de
commentaire »5. Elle entre alors en concurrence avec le commentaire,
qu’elle tend peu à peu à supplanter. S. Malatrait observe dès le XVIe siècle
une disparition progressive du commentaire dans les traductions alle-
mandes de Térence. D’autre part, à mesure que les enjeux de la traduction
sont mieux définis et que la valeur théorique du modèle antique s’affirme,
certaines traductions qui visent un public scolaire ou des lecteurs avertis
développent un appareil philologique important. C’est le cas de la première
traduction française de l’ensemble du théâtre de Plaute par Marolles (1658),
dont les frontispices et les remarques regroupées en fin de volume rendent
le lecteur sensible à la dimension théâtrale et sont le lieu d’un débat esthé-
tique (A. Ferry). T. Karsenti constate une augmentation progressive du
paratexte, du XVIe au XVIIIe siècle, dans les traductions françaises d’Électre,
qui participent aux débats théoriques contemporains. Mais ce paratexte
prend de nouvelles formes : les remarques dramaturgiques et les considé-
rations scéniques tendent à l’emporter sur les commentaires concernant la
langue, l’histoire ou la morale. Prenant en compte les goûts et les attentes
du public, mettant l’œuvre ancienne en relation avec les débats théoriques
et les pratiques scéniques contemporains, le traducteur semble ainsi plus

5. Préface des Comédies de Térence, Paris, D. Thierry et Cl. Barbin, 1688, non pag.
INTRODUCTION 17

proche de l’interprète que le simple commentateur. Par des transforma-


tions menues et répétées, des modifications majeures ou des mises aux
normes, il oriente la perception du texte, sans expliquer nécessairement
les choix opérés. F. de Caigny montre ainsi la tension qui existe dans le
Térence de Marolles entre la préface, qui expose la difficulté de concilier
fidélité et intelligibilité, et la traduction elle-même qui procède par corres-
pondance, équivalence ou actualisation, sans que cela soit toujours signa-
lé. Certaines « traductions », comme celle que propose Brumoy des pièces
d’Aristophane, apparaissent davantage comme une interprétation conti-
nue, qui analyse le texte tout en le narrativisant. Le traducteur n’est alors
« plus seulement celui qui met en français le texte : c’est celui qui en révèle
le sens caché » (C. Volpilhac-Auger). De l’effacement à la concurrence
de l’auteur, nombreuses sont les positions adoptées par le traducteur. Ce
dernier a cependant tendance à se faire de moins en moins invisible : le
paratexte sert alors à justifier ses choix et ses intentions, par exemple afin
de favoriser l’accueil du texte antique (Z. Schweitzer). Faisant entendre
une voix singulière, il n’est plus seulement le passeur d’une langue à une
autre, mais un auteur secondaire, inscrit dans une démarche interpréta-
tive, qui propose un texte original. Le retour du traducteur sur sa pratique
confère à son entreprise une importante dimension théorique. Les
préfaces proposent des éléments de théorie de la traduction, et les pièces
traduites elles-mêmes vont parfois jusqu’à esquisser une théorie de l’in-
terprétation, comme c’est le cas dans les versions modernes de l’Œdipe
roi de Sophocle et de l’Œdipe de Sénèque, étudiées par E. Zanin, qui sont
moins conçues comme la scène d’une représentation que comme le lieu
d’une quête herméneutique.
À ces divers enjeux théoriques s’ajoute le plus souvent une contri-
bution importante à la théorie du théâtre. Les pratiques des traducteurs
posent en effet deux questions importantes qui concernent aussi bien
l’histoire du théâtre que celle de la traduction. La première porte sur l’im-
pact des traductions du théâtre antique pour la constitution d’un théâtre
moderne et, inversement, sur l’évolution des pratiques de la traduction
en fonction des attentes suscitées par les différents genres dramatiques
auprès des contemporains. La seconde concerne la portée normative de
ces textes. Le commentaire philologique aide à découvrir et à connaître
le théâtre antique à la Renaissance, mais il contribue aussi à le figer en
objet d’étude et en modèle ; inversement, que la traduction s’émancipe
de la tutelle du texte original peut refléter une perte d’autorité du texte
antique. À travers les remarques consacrées à la dramaturgie et au spec-
tacle, les traducteurs mettent en relation le théâtre antique avec les débats
esthétiques contemporains. Les Remarques d’André Dacier sur l’Œdipe
de Sophocle (1692) peuvent ainsi être analysées comme une réponse à
Perrault dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes. L’intérêt
porté dans les commentaires à la dimension spectaculaire de la tragédie
18 VÉRONIQUE LOCHERT & ZOÉ SCHWEITZER

antique témoigne du clivage entre les deux positions. Il peut être révé-
lateur d’un geste de Moderne ou bien, comme dans le cas de Dacier,
rejoindre la défense de la littéralité : le but est alors de « restituer le plus
fidèlement possible le spectacle original » afin de convaincre le lecteur de
la supériorité des Anciens (L. Michel). Qu’il se définisse par la proximité
ou par la distance, le rapport au théâtre antique est omniprésent dans la
dramaturgie française au XVIIe siècle. J.-Y. Vialleton montre que même des
pièces antiques disparues peuvent influencer la pratique des dramaturges
à travers les différentes conceptions de la tragédie qu’elles représentent.
Dans ce contexte marqué par les débats et les querelles, la traduction peut
devenir une « arme polémique » (T. Karsenti) et le choix du texte antique
ainsi que la manière de le traduire doivent être interprétés comme des
prises de position critiques 6.
Dépassant les enjeux de l’explication philologique, la traduction
s’inscrit donc dans une démarche interprétative dans la mesure où elle
implique une prise de position théorique dans les débats contemporains
sur le théâtre. Après avoir été longtemps analysées dans une perspective
exclusivement linguistique ou morale, les pièces antiques voient leur
appartenance au genre dramatique affirmée, et les traductions sont de
plus en plus attentives à rendre sensible leur potentiel scénique.

Interpréter le théâtre : de la philologie à la scène


Du XVe au XVIIIe siècle, commentateurs et traducteurs semblent mani-
fester un intérêt grandissant pour la théâtralité du texte ancien. Mais de
quelle nature est cette « théâtralité » restituée par la traduction et quels sont
ses liens avec les pratiques scéniques contemporaines ? Relevant d’abord
d’une « didactique générique » (S. Malatrait), les explications fournies par
le traducteur indiquent comment lire un texte de théâtre. Dans la conti-
nuité du commentaire de Donat, le traducteur livre des informations sur la
dramaturgie, mais aussi la gestuelle et les conditions de la représentation
antique. Il s’agit également de rendre sensible le plaisir propre au théâtre,
la didactique devenant la condition de possibilité d’une satisfaction esthé-
tique. Tel est le projet de Dacier et de Brumoy, dont les notes doivent
permettre au lecteur d’accéder à la beauté du texte antique. Théoriciens
et traducteurs interrogent ainsi les effets produits par le texte dramatique.
Au XVIIe siècle, la théâtralité que dessinent les commentaires s’avère
plus théorique que pratique, plus rhétorique que spectaculaire. En

6. La traduction rejoint alors l’interprétation dans sa dimension polémique, telle


qu’elle a été étudiée lors des journées « The Battleground of Interpretation in
Early-Modern Europe », organisées par Larry Norman et Sophie Rabau les 8 et
9 avril 2011 à l’Université de Chicago.
INTRODUCTION 19

Espagne, Gonzalés de Salas, traducteur des Troyennes de Sénèque (1633),


est le seul à « mettre réellement en relief la dimension théâtrale du texte de
Sénèque par un travail d’adaptation proche de celui que requérait la repré-
sentation de pièces contemporaines ». Il s’inspire de l’écriture dramatique
contemporaine pour produire un effet de théâtralité dans sa traduction,
qui n’aura cependant aucune influence sur le théâtre moderne et ne
sortira pas du champ traditionnel du commentaire humaniste (F. d’Ar-
tois). De même, la théâtralité tragique restituée par les traducteurs fran-
çais d’Électre reste de nature virtuelle ou théorique : il s’agit de réfléchir au
mode d’action du spectacle sur le spectateur et non d’indiquer comment
jouer le texte ancien. De Dacier à Brumoy, T. Karsenti observe cependant
l’évolution d’une théâtralité de la représentation vraisemblable, de nature
rhétorique et dramaturgique, à une théâtralité de l’effet esthétique, centrée
sur les impressions sensibles produites sur le spectateur. Le XVIIIe siècle
interroge en effet plus concrètement l’efficacité du théâtre antique. Si les
traducteurs français sont fréquemment des théoriciens, les traducteurs
anglais et allemands sont plus souvent des enseignants ou des drama-
turges, privilégiant une approche pragmatique du texte dramatique. Dans
les deux cas, les traductions contribuent à un mouvement de « réforme du
théâtre qui revalorise la part accordée à la représentation et qui privilé-
gie l’effet produit par rapport au respect des règles » (L. Marie). Il semble
que s’opère, à la faveur de cette évolution, un enrichissement de la notion
d’interprétation qui ne désigne plus seulement l’activité intellectuelle du
traducteur qui maîtrise la langue antique, mais sa capacité à imaginer la
représentation théâtrale, voire à en régler le déroulement comme le ferait
un metteur en scène, qui décide de la scénographie et guide les acteurs.
C’est également au XVIIIe siècle que le jeu de l’acteur est pour la
première fois mis en parallèle avec la démarche du commentateur,
suggérant ainsi de nouveaux liens entre philologie et théâtre. Les théo-
riciens du théâtre rapprochent le jeu de l’acteur du geste explicatif du
commentateur. Rémond de Sainte-Albine envisage en effet le jeu comme
le « supplément » ou le « commentaire » du texte, tandis que d’Hannetaire
invite à faire « des notes, ou commentaires, sur chaque pièce qu’on joue,
afin de recueillir et de conserver, par ce moyen, la meilleure façon dont
chaque personnage aurait été rendu par les plus habiles comédiens »7.
De même, les Anglais font l’éloge de l’acteur Garrick qui apporte plus
de lumière au texte shakespearien que les meilleurs exégètes (L. Marie).
Mais si la scène et le commentaire sont alors rapprochés pour l’évidence
qu’ils confèrent au texte, ils ne relèvent pas pour autant d’une démarche

7. Rémond de Sainte-Albine, Le Comédien (1749), Genève, Slatkine Reprints,


1971, p. 231 ; d’Hannetaire, Observations sur l’art du comédien (1774), dans
Écrits sur l’art théâtral (1753-1801). II. Acteurs, éd. S. Chaouche, Paris,
Champion, 2005, p. 72.
interprétative. Il faut attendre l’avènement du metteur en scène, auteur
second au même titre que le traducteur-interprète, pour que l’art du
théâtre puisse être considéré comme un « art de l’interprétation active »,
selon la formule de Daniel Mesguich8.
Sur la scène comme dans la traduction, le commentaire est intégré
au texte, l’œuvre première et l’œuvre seconde se mêlent jusqu’à devenir
indissociables. La collaboration entre une traductrice comme Florence
Dupont et un metteur en scène comme Brigitte Jaques-Wajeman évoque
la démarche de certains humanistes dans leur souci de mettre en lumière
les spécificités du matériau antique tout en restituant son efficacité théâ-
trale. L’étude minutieuse de la comédie romaine permet de revivifier sa
conception et contribue au succès de sa représentation : c’est dans la fidé-
lité à l’esprit antique qu’elle s’avère actuelle. Accompagnée de nombreux
commentaires sur le fonctionnement de la comédie romaine, la traduc-
tion du théâtre de Plaute entreprise par Florence Dupont entend en effet
« restituer les potentialités spectaculaires du texte latin », en alliant « deux
exigences qui pourraient sembler contradictoires : une extrême fidélité au
texte latin et une entière liberté »9. C’est dans le même esprit qu’Antoine
Vitez propose de dépasser le clivage entre universalisme et relativisme
auquel se trouve confronté le metteur en scène comme le traducteur d’une
tragédie grecque. Il revient selon lui à la mise en scène de superposer les
deux approches pour offrir aux spectateurs une double vision d’Électre :
« Cela dicte au régisseur et aux acteurs leur devoir : il y a deux pièces à jouer
en une »10. Loin de la traduction scolaire et des polémiques de la période
classique, la traduction théâtrale moderne serait une interprétation qui
cherche à allier la fidélité à l’invention, à restituer la vérité originale du
texte grâce à un geste interprétatif qui rappelle celui de certains traduc-
teurs de la Renaissance aux Lumières, désireux de raviver chez le lecteur
le plaisir du spectateur, voire d’inspirer une représentation. ◀

8. L’Éternel Éphémère, Lagrasse, Verdier, 2006 [1991], p. 56.


9. Voir la préface et la postface de Plaute, La Marmite suivi de Pseudolus, trad. F.
Dupont, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2001, p. 7 et 257.
10. Antoine Vitez, « Le théâtre des Idées », dans Sophocle, Électre, trad. A. Vitez,
Arles, Actes Sud, 1990 [1986], p. 5.
LES MÉTAMORPHOSES
DU COMMENTAIRE
Les lieux de l’herméneutique
dans le théâtre sénéquien en Italie
aux Trecento et Quattrocento
du commentaire philologique à la traduction poétique

Jean-Frédéric Chevalier, Université de Lorraine,


Centre Écritures

Résumé Les premières tragédies latines de l’humanisme italien étaient parfois


accompagnées d’un paratexte fonctionnant comme un accessus à l’œuvre et
à l’auteur. Les tragédies de Sénèque ont également bénéficié de nombreux
commentaires érudits depuis ceux de Nicolas Trevet et d’Albertino Mussato
jusqu’aux préfaces des éditions dès la fin du XVe siècle. La tragédie, rele-
vant de l’éthique, délivrait ainsi ses enseignements à des lecteurs souvent
persuadés que Sénèque avait éprouvé de la sympathie pour le christia-
nisme. L’une des premières traductions en vernaculaire - La nona tragedia
de Senecha dita Agamemnone, vulgare in terza rima par Evangelista Fossa
de Crémone – confirme, voire amplifie, une telle interprétation. L’analyse
stylistique de la traduction d’un certain nombre de vers montre comment
la finalité spirituelle complète l’exercice rhétorique. La traduction est ainsi,
en elle-même, une herméneutique, qui préfigure ce que sera l’imitation
des tragédies de Sénèque dans les collèges des XVIe et XVIIe siècles, notam-
ment grâce aux jésuites.

24 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

L
es premières traductions du théâtre antique se situent au Quattro-
cento, et essentiellement dans la seconde moitié du Quattrocento.
La langue latine étant la langue de la culture érudite, il n’était pas
nécessaire, au Trecento, de traduire en vernaculaire le théâtre de l’Anti-
quité. C’est seulement lorsque la culture « classique » ou « humaniste »
s’est élargie à un public de « non initiés » que sont réalisées les premières
traductions. Il s’agit d’une certaine façon de « désacraliser » le texte latin
pour le révéler à un lectorat plus vaste ; mais nous pourrions apporter
au moins une autre explication à cette absence de volonté de traduire le
théâtre latin. Celui-ci permettait avant tout, par effet de miroir, d’écrire en
latin. On écrit du théâtre sénéquien, comme on écrit progressivement du
théâtre plautinien pour s’écarter de formes littéraires jugées trop « rudes »,
c’est-à-dire pas assez façonnées. Il suffit de rappeler l’écart saisissant, en
quelques décennies seulement, entre les premières pièces comiques d’un
théâtre caractéristique des goliards comme le Janus sacerdos et les tenta-
tives d’écriture en sénaires iambiques d’Enea Silvio Piccolomini dans la
Chrysis. La langue latine, langue de l’Église et langue de l’université notam-
ment, continue de conférer au texte une dignité. Pétrarque a été couronné
poète pour avoir composé non le Canzoniere mais l’Africa, une épopée sur
le modèle de l’Énéide de Virgile. En 1441, le Certame coronario organisé à
Florence par Leon Battista Alberti pour conférer une dignité poétique au
toscan échoue, puisque les juges refusent d’attribuer la couronne.
En outre, on ne songe, semble-t-il, à traduire en vernaculaire le théâtre
antique qu’à partir du moment où se pose la question de la représentation
possible de ce théâtre. Le latin, mode de transmission des savoirs, ne doit
rien perdre de sa dignité. Or, la mise en scène théâtrale est peu prisée de
l’Église, qui éprouve, au xve siècle et au début du xvie siècle, bien des diffi-
cultés à garantir l’orthodoxie des mystères. Ainsi, la première tragédie latine
de l’humanisme italien, l’Ecerinis d’Albertino Mussato (1315), a bénéficié
d’une recitatio, ou lecture publique, pendant trois années de suite le jour de
Noël ; et il n’est absolument pas paradoxal de lire sous la plume du même
Albertino Mussato, dans ses épîtres métriques, une condamnation du jeu
des histrions de son temps1. Mettre en scène une intrigue en recourant à
une gestuelle ne relève pas de l’art de l’écrivain.

1. Pour une étude des premières comédies et tragédies de l’humanisme latin en


Italie (Trecento et Quattrocento), voir Stefano Pittaluga, La Scena Interdetta.
Teatro e letteratura fra Medioevo e Umanesimo, Naples, Liguori, 2002. Nous
remercions chaleureusement Stefano Pittaluga pour ses conseils et son amitié.
Nous tenons également à adresser à notre collègue Rosaria Iounes-Iona
l’expression de notre vive gratitude pour ses conseils de traduction des vers
italiens.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 25

Les premières traductions seront donc... en latin quand on a voulu


rendre les textes grecs accessibles2. Leonardo Bruni, puis Rinuccio Areti-
no ont traduit en partie le Ploutos d’Aristophane. La confrontation entre
Richesse et Pauvreté offrait une perspective morale saisissante et prolon-
geait le topos antique et médiéval de la Roue de Fortune distribuant aveu-
glément puis retirant tout aussi aveuglément à chacun les biens de ce
monde. À la fin du même Quattrocento, puis au début du siècle suivant,
c’est principalement grâce à l’essor de l’imprimerie et aux traductions
d’Érasme, puis de Buchanan que la tragédie grecque est progressive-
ment mieux connue3. Un double modèle tragique est ainsi proposé aux
dramaturges : le modèle grec – suivi par George Buchanan lui-même,
puis notamment par les dramaturges de l’Église réformée – et le modèle
sénéquien, relu à travers les recommandations édictées par Horace dans
l’Épître aux Pisons4. Parallèlement se multiplient les préfaces, véritables
encyclopédies de l’histoire du théâtre, comme celles de Josse Bade.

2. Maria Cecchini et Enzo Cecchini, Versione del Pluto di Aristofane : (v. 1-269),
Leonardo Bruni. Introduzione e Testo Critico, Florence, Sansoni, 1965 ;
mentionnons la translatio des vers 403-626 de la pièce d’Aristophane par
Rinuccio Aretino dans la Fabula Penia. Le texte latin a été édité par Walter
Ludwig, Die Fabula Penia des Rinucius Aretinus, Munich, Wilhelm Fink,
1975 ; le texte a été traduit en italien par Ludovica Radif, dans Soldo Bifronte,
Aristofane Aretino, Gênes, Tilgher, 2004. Sur la connaissance de la langue
grecque en Italie à cette date, voir Jean-Louis Charlet, « Quelques jeunes
italiens à Constantinople (Giovanni Tortelli, Guarino Veronese, Francesco
Filelfo) : contacts et prise de conscience linguistique », dans Oriente e
Occidente nel Rinascimento, dir. L. Secchi Tarugi, Florence, Franco Cesati,
2009, p. 37-47.
3. L’histoire de la réception des tragédies d’Eschyle a été développée par
Monique Mund-Dopchie dans La Survie d’Eschyle à la Renaissance. Éditions,
traductions, commentaires et imitations, Louvain, Peeters, 1984. Élie Borza
s’est consacré à la réception de Sophocle : Sophocles Redivivus. La survie de
Sophocle en Italie au début du XVIe siècle. Éditions grecques, traductions latines
et vernaculaires, Bari, Levante Editori, 2007. Enfin, pour la réception et la
traduction des pièces d’Euripide, nous renvoyons à Bruno Garnier : Pour une
poétique de la traduction. L’Hécube d’Euripide en France de la traduction
humaniste à la tragédie classique, Paris, L’Harmattan, 1999. Pour l’histoire de
ce que pouvait être l’idée du tragique, nous mentionnerons, dans l’ordre de
parution, trois ouvrages essentiels : Henry Ansgar Kelly, Tragedy and Comedy
from Dante to Pseudo-Dante, Berkeley-Los Angeles-London, University of
California Press, 1989 ; puis, du même auteur, Ideas and Forms of Tragedy from
Aristotle to the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ;
enfin, Le rinascite della tragedia. Origini classiche e tradizioni europee, dir. G.
Guastella, Rome, Carocci, 2006.
4. Voir Giacomo Cardinali, « George Buchanan ‘parrain’ de la tragédie française ?
La fortune de la production tragique de George Buchanan auprès des
dramaturges de langue française (1553-1573) » et Carine Ferradou, « George
Buchanan dans les pays réformés : la réception de ses œuvres dramatiques et
politiques à la lumière de sa correspondance », dans Neo-Latin Drama : Forms,
Functions, Receptions, dir. J. Bloemendal et P. Ford, Hildesheim-Zürich-New
York, Olms, 2008, p. 35-53 et p. 55-76.
26 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Nul besoin de recourir à la traduction pour rendre une tragédie latine


accessible : on disposait de nombreux accessus. Les tragédies de Sénèque
étaient peu connues à la fin du xiiie siècle. Elles ne l’étaient que dans la
tradition manuscrite appelée A et, le plus souvent, dans des florilèges qui
donnaient des extraits à finalité morale5. Le texte n’était pas perçu comme
« théâtral ». Nous savons aujourd’hui que Lovato Lovati eut entre les mains
un manuscrit exceptionnel provenant du monastère de Pomposa : l’Etrus-
cus, désigné par la lettre E 6. Ce manuscrit est aujourd’hui à la Biblioteca
Medicea Laurenziana, avec la cote plut. 37.13. Il date des xie-xiie siècles et
contient les tragédies de Sénèque à l’exception de l’Octavia. La découverte
de ce manuscrit eut une influence considérable puisque sa lecture permit
la renaissance de la tragédie latine grâce notamment aux notes marginales
explicitant des règles métriques. L’étude du trimètre iambique permet
enfin de dissocier la tragédie de l’épopée, dissociation inconnue de Dante.
Cette découverte est à l’origine de nombreux accessus dont les plus
célèbres sont ceux réalisés par Nicolas Trevet, entre 1315 et 1317 7. Le
prologue du commentaire à l’Hercule furieux de Sénèque est caractéristique
de cette ambition littéraire8 : après un résumé de l’intrigue, Nicolas Trevet

5. Voir Birger Munk Olsen, « Les florilèges et les abrégés de Sénèque au Moyen
Âge », Giornale Italiano di Filologia, n° 55, 2000, p. 163-183.
6. Voir Guido Billanovich, « Il preumanesimo padovano », dans Storia della
cultura veneta, vol. II : Il Trecento, Vicenza, N. Pozza, 1976, p. 56-62 ; Manlio
Pastore Stocchi, « Un chapitre d’histoire littéraire aux xive et xve siècles :
“Seneca poeta Tragicus” », dans Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la
Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 11-36.
7. Voir Stefano Pittaluga, « “Tamquam teterrimum pelagus”. Scuola e metodo
nel commento di Nicola Trevet alle tragedie di Seneca », Paideia, n° 53, 1998,
p. 265-279 (réédité dans La Scena Interdetta, op. cit., p. 229-243) ; Simonetta
Marchitelli, « Nicholas Trevet und die Renaissance der Seneca-Tragödien »,
Museum Helveticum, n° 56, 1999, p. 37-63 et 87-104. Dans le second volet de
son étude, S. Marchitelli insiste sur les commentaires allégoriques. Parmi les
commentaires que Nicolas Trevet a consacrés à chaque pièce, voir notamment
le commentaire à Phèdre de Sénèque, éd. Clara Fossati, Florence, SISMEL, Ed.
del Galluzzo, 2007 (notamment l’introduction, très importante, sur Nicolas
Trevet, le contexte et les caractéristiques de l’écriture du commentaire, ainsi
que sur la tradition manuscrite) ainsi que ead., « Il commento di Nicola Trevet
alle Tragoediæ di Seneca : rassegna di studi », Humanistica, vol. II, n° 1-2, 2007,
p. 153-158 ; Stefano Pittaluga, « Errori “obbligati” nel commento di Nicola Trevet
alla Phædra di Seneca », dans Syntagmatia : Essays on Neo-Latin Literature in
honour of Monique Mund-Dopchie and Gilbert Tournoy, éd. D. Sacré et J. Papy,
Leuven University Press, 2009, p. 1-8. Un autre commentaire, très important,
est celui que Coluccio Salutati, influencé par le néoplatonisme de Macrobe,
consacre au récit de la catabase d’Hercule dans Hercule furieux de Sénèque.
8. Voir Nicolai Treveti expositio Herculis furentis, éd. V. Ussani jr., Rome, Edizioni
dell’Ateneo, 1959. Cette expositio a été traduite et commentée en anglais dans
Medieval Literary Theory and Criticism c. 1100-c. 1375 : The Commentary
Tradition, éd. A. J. Minnis et A. B. Scott, Oxford, Clarendon Press, 1991 [1988],
p. 325-328 et 345-346.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 27

distingue les quatre « causes » ayant conduit à l’élaboration de l’œuvre :


causa efficiens (l’auteur), causa materialis (la folie d’Hercule), causa forma-
lis (l’écriture « dramatique » procédant par actes et chœurs), causa finalis
(le plaisir du public : delectatio). Alastair J. Minnis et Alexander Brian Scott
rappellent que la delectatio recherchée ne peut être dissociée de l’effet
moral puisque la tragédie dépend de l’éthique. On perçoit l’influence
ininterrompue de l’Épître aux Pisons d’Horace tout au long du Moyen
Âge. Le prologue se poursuit avec l’indication par Nicolas Trevet de ce que
peut être une représentation théâtrale. La dissociation entre la parole de
l’auteur (procédant à la lecture de son texte au centre de la scène) et la
gestuelle d’acteurs mimant l’action s’inspire des Étymologies d’Isidore de
Séville9. Le même type d’accessus a été réalisé, à la demande de la Faculté
des Arts de Padoue, par deux professeurs, Guizzardo de Bologne et Castel-
lano de Bassano, pour l’Ecerinis d’Albertino Mussato, leur contemporain10.
Plus d’un siècle plus tard, Gregorio Correr perçoit la nécessité de copier
sa Progne avec plusieurs brefs accessus précédant le texte de sa tragé-
die, notamment un résumé de l’intrigue et une note explicitant les règles
métriques. Vers 1441-1442, Leonardo Dati suivra cet exemple en offrant à
ses lecteurs une note explicative consacrée à l’exposition de l’intrigue. Il
imitait ainsi son ami Leon Battista Alberti qui avait fait précéder la seconde
version de sa comédie Philodoxeos fabula d’une explication allégorique.
Par le paratexte herméneutique le sens allégorique d’une tragédie est
rendu accessible au lectorat. Pour les trois tragédies précédemment mention-
nées (Ecerinis, Progne, Hiensal), le texte de la tragédie est donc accompagné
d’un commentaire issu de la tradition médiévale de l’accessus. On peut voir
là le signe d’une volonté de passer à la postérité, d’abord par le recours au
commentaire d’autrui, ensuite par son propre commentaire. Le poète affirme
son statut d’écrivain en prenant la parole. Cette forme d’accessus compense
certainement l’absence, regrettée par Nicolas Trevet, de tout accessus précé-
dant, dans les manuscrits, les tragédies de Sénèque et prolonge la tradition
de faire généralement précéder d’un « Prologue » la première scène d’une
comédie latine dans l’Antiquité. Ce prologue, d’exposition de l’intrigue qu’il
était, était devenu, entre les mains de Térence, art poétique et plaidoyer. Se
situant dans cet héritage herméneutique le poète tragique des Trecento et
Quattrocento montre ainsi son souci de la réception de son œuvre11.

9. Voir la miniature du folio 1v. du manuscrit Vat. Urb. lat. 355 (reproduite par
exemple sur la page de couverture de Stefano Pittaluga, La Scena Interdetta,
op. cit.).
10. Cet accessus a été édité par Luigi Padrin dans Albertino Mussato, Ecerinide,
tragedia, con uno studio di Giosuè Carducci, Bologne, Zanichelli, 1900, p. 69-247.
11. Antonio Loschi n’a cependant produit aucun accessus à sa tragédie Achilles
composée vers 1390.
28 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Albertino Mussato déplorait lui aussi, vers 1315, l’absence de tout


accessus aux tragédies de Sénèque. C’est la raison pour laquelle il composa
plusieurs accessus, sur l’intrigue de chaque pièce12, sur la métrique13 et
sur la vie de Sénèque14. Cependant l’herméneutique ne pouvait pas ne
pas être d’inspiration chrétienne. C’est ainsi que deux sources accréditent
l’idée que Sénèque était devenu proche des chrétiens : un passage du
De uiris illustribus de Jérôme et la correspondance, considérée comme
authentique à l’époque, entre Paul et Sénèque. Albertino Mussato déve-
loppe ainsi un accessus sur la vie de Sénèque au sein duquel il brosse même
du philosophe antique le portrait d’un chrétien devenu poète théologien,
puisqu’il exprime des vérités sous le voile de l’allégorie15. La lecture des
tragédies ne peut donc pas ne pas être orientée vers une finalité éthique,
voire spirituelle. Dante, quant à lui, faisait preuve de plus de prudence
quand il rappelait avoir rencontré Sénèque dans le premier cercle de l’en-
fer, le cercle réservé à ceux qui, quoique vertueux, n’avaient cependant pas
reçu le sacrement du baptême (Inferno, IV, vers 141)16.

À la fin du Quattrocento cette même finalité spirituelle, décelable


dans la christianisation de la vie de Sénèque, est perceptible dans l’un des
premiers essais de traduction, partielle, en italien d’une pièce du même
philosophe, précepteur de Néron. Nous prendrons l’exemple des premiers
vers prononcés par Thyeste dans Agamemnon de Sénèque17, au moment
où le damné revient des enfers pour maudire les descendants d’Atrée :

Actus primus. Thyestes loquitur.


Opaca linquens Ditis inferni loca,

12. Voir Anastasios Ch. Megas, Albertini Mussati Argumenta tragoediarum Senecæ,
Commentarii in L.A. Senecæ tragoedias, Fragmenta nuper reperta cum
præfatione, apparatu critico, scholiis edidit, Thessalonique, [s.n.], 1969.
13. Anastasios Ch. Megas dans ੘ʌȡȠȠȣȝĮȞȚıIJȚțઁȢț઄țȜȠȢIJોȢȆ੺įȠȣĮȢ (Lovato
Lovati-Albertino Mussato) țĮ੿ȠੂIJȡĮȖȦį઀İȢIJȠ૨ L. A. Seneca, Salonique, [s.n.],
1967, p. 123-130.
14. Présentation et traduction de cette correspondance par René Kappler dans
Écrits apocryphes chrétiens, vol. I, dir. F. Bovon et P. Geoltrain, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1579-1594.
15. La vie de Sénèque par Albertino Mussato a été éditée par
Anastasios Ch. Megas dans ੘ʌȡȠȠȣȝĮȞȚıIJȚțઁȢț઄țȜȠȢIJોȢȆ੺įȠȣĮȢ(Lovato
Lovati-Albertino Mussato), op. cit., p. 154-161.
16. Nous renvoyons notamment à Franco Caviglia, « Commenti di ecclesiastici a
Seneca tragico : Trevet e Delrio », dans Seneca e i Cristiani, dir. A. P. Martina,
Milan, Pubblicazioni dell’ Università Cattolica del S. Cuore, 2001, p. 351-364.
17. Pour une étude de la dramaturgie de Sénèque, nous renvoyons à Florence
Dupont, Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 29

adsum, profundo Tartari emissus specu,


incertus utras oderim sedes magis.
Fugio Thyestes inferos, superos fugo.
En horret animus et pauor membra excutit :
uideo paternos, im<m>o fraternos lares.
Hoc est uetustum Pelop[e]iæ limen domus ;
hinc auspicari regium capiti decus
mos est Pelasgis, hoc sedent alti thoro
quibus superba sceptra gestantur manu,
locus hic habendæ curiæ, hic epulis locus18.

Acte I. <L’ombre de> Thyeste


Quittant les sombres séjours de Dis l’infernal,
Me voici, du gouffre du Tartare vomi,
sans savoir lequel des deux lieux je hais le plus :
Thyeste fuit les enfers mais fait fuir ceux d’en haut.
Mon cœur frissonne et d’épouvante mon corps tremble :
je vois les lares paternels, non ! de mon frère.
Voici l’antique seuil du palais de Pélops ;
d’où les rois Pélasges sont, rite inaugural,
couronnés ; sur ce trône-ci, hautains, ils siègent
ceux qui tiennent le sceptre d’une main superbe ;
Là la salle de la curie, là des banquets19 !

L’une des premières traductions connues est La nona tragedia de


Senecha dita Agamemnone, vulgare in terza rima par le frère Evangelista
Fossa de Crémone, de l’ordre des Serviteurs de Marie, traduction éditée
le 28 janvier 1497 à Venise par Pietro Quarengi pour Giovanni Antonio de
Monferra20. Nous donnons le titre tel qu’il apparaît dans l’édition mise en
ligne par la Bibliothèque Nationale de France sur le site « Gallica ». Il ne
s’agit pas d’une entreprise unique : ce même poète a ensuite traduit les

18. Sénèque, Agamemnon, v. 1-11. Nous donnons, en modifiant la ponctuation et


l’usage des majuscules, le texte publié dans Tragoediæ Senecæ : cum duobus
commentariis Bernardini Marmitæ et Danielis Gaietani, Venise, Joannem
Tridinum de Cirreto alias Tacuinum, 1498. Il s’agit de la réédition de l’édition
publiée en 1493 (Venise, per Matheum Capeasam Parmensem). Cette édition
est contemporaine de la traduction d’Evangelista Fossa.
19. Nous proposons une traduction personnelle essayant de suivre le rythme de
l’alexandrin, mais sans le respect des rimes.
20. Nous renvoyons à la présentation de la traduction d’Evangelista Fossa par
Simona Periti, dans Seneca : una vicenda testuale, dir. T. De Robertis e G. Resta,
Florence, Mandragora, 2004, p. 197 (les pages 193-200 sont consacrées aux
traductions des tragédies de Sénèque).
30 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Bucoliques de Virgile21. Nous donnons, en gardant les graphies mais en


modifiant la ponctuation, les vers italiens correspondant à la traduction
de l’extrait précédemment cité :

Ecco ch’io uengo dal tartareo fondo,


mandato fuora da la tomba oscura
dil infernal plutone in questo mundo ;
E luna stantia elaltra parmi dura :
amaro parmi lo infernale hospitio,
ma il ciel mi dona piu crudel paura.
Lascio di dite l’alto precipitio :
fuge comme mi vede il gran motore,
che anchor patir non pole il mio flagitio ;
Vlula lalma e trema il miser core :
treman le aflicte membra di paura,
manchami il spirto e langue di dolore.
Fu destinata qui mia sorte dura ;
uedo il paterno tecto atrio anticho ;
mi gioua replichar la mia sciagura :
Ecco il uetusto foro a me nimicho :
foro del alma caxa pelopea,
foro che fusti gia cotanto apricho.
Qui le corone sacre si solea
pigliare y primi greci e lor signore :
curia hor fatta scelerata e rea [...]

Me voici revenu du gouffre du Tartare,


expulsé de la tombe obscure
de Pluton l’Infernal jusqu’en ce monde ;
Et l’une et l’autre demeures me semblent cruelles :
amer me semble le séjour infernal,
mais le Ciel suscite en moi une plus cruelle peur.
J’abandonne de Dis le profond précipice :
Il fuit à ma vue, le grand Moteur,
qui ne peut encore souffrir mon ignominie ;
Mon âme hurle et mon cœur infortuné tremble :

21. Bucholica vulgare de Virgilio, composta per el clarissimo poeta frate


Evangelista Fossa da Cremona del Ordine de Servi, Milan, Augustino de
Vicomercato, 1520.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 31

ils tremblent, mes membres abattus, de peur,


mon esprit défaille et se consume de souffrance.
Le destin a fixé ici mon sort cruel ;
je vois le toit paternel, l’antique atrium ;
il m’est bon de rejouer mon malheur.
Voici le forum d’antan, ennemi de ma personne :
forum de la bienfaisante maison de Pélops,
forum, toi qui fus déjà si ensoleillé.
Ici les premiers Grecs et leurs seigneurs avaient coutume
de s’emparer des couronnes sacrées :
curie aujourd’hui devenue criminelle et coupable.

La traduction d’Agamemnon de Sénèque est dédiée par le religieux


à son précepteur, poète et professeur de rhétorique, Niccolò Lugaro de
Crémone, qui enseignait au gimnasio de Crémone. Le choix de la « terza
rima »22, qui rappelle la Commedia de Dante, est en adéquation avec la
noblesse du trimètre iambique des tragédies de l’Antiquité. L’attaque du
vers 1 italien (« Ecco ch’io uengo ») traduit le verbe « adsum » à l’attaque du
vers 2 latin. Le complément marquant la provenance « dal tartareo fondo »
correspond au vers 1 latin à l’exception de l’adjectif « opaca » réservé au
vers 2 de la traduction pour désigner non pas l’enfer mais la tombe. On
peut cependant préciser que le nom « fondo » traduit également « opaca »
même si le choix de « fondo » s’explique par la ressemblance avec « profun-
do ». Le vers 2 italien traduit avec précision le vers 2 latin. Le vers 3 latin
reprend le complément du nom du vers 1 latin et le complément de lieu
« in questo mundo » glose, d’une certaine façon, « adsum ».
A priori, il s’agit d’une traduction dont le but relève de l’enseignement
rhétorique puisque, dans les marges de cette édition, outre les noms des
personnages, sont mentionnés des procédés d’écriture : demonstratio
(démonstration, dont la description), nota (indication attirant généralement
l’attention sur une maxime), comparatione (comparaison), similitudo
(ressemblance, dont la métaphore), nar<r>atio (récit).
Les trois vers italiens de la seconde strophe ne traduisent, en revanche,
que le seul vers 3 de la tragédie latine : « incertus utras oderim sedes magis ».
Les vers 5 et 6 fonctionnent comme une glose qui serait incorporée au texte ;
mais ne pourrait-on pas voir dans cette insistance une résonance spiri-
tuelle chrétienne ? notamment à travers le vers 6 de la traduction italienne
qui évoque inévitablement le motif de la peur du ciel ?

22. Cette structure poétique est également celle choisie par Pandolfo Collenuccio
pour sa traduction de l’Amphitryon de Plaute pour la représentation à Ferrare
du 25 janvier 1487. Voir Stefano Pittaluga, « Pandolfo Collenuccio e la sua
traduzione dell’ Amphitruo di Plauto », Res Publica Litterarum, n° 6, 1983,
p. 275-290 (repris dans La Scena Interdetta, op. cit., p. 155-175).
32 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Si maintenant nous cherchons à comparer la traduction italienne au


commentaire de Nicolas Trevet, nous ne pouvons que constater à quel
point la traduction oriente plus l’interprétation du texte que le commentaire
philologique :

adsum Thiestes linquens, id est relinquens, opaca loca Ditis, id est Plutonis,
inferni id est infernalis ; adsum inquam emissus profundo, id est de
profundo, specu Tartari, incertus, scilicet existens, utras oderim magis,
scilicet vestras sedes, qui hic in superis habitatis, an sedes inferas ; fugio
inferos, scilicet propter horrorem penalem qui ibi est, fugo superos, scilicet
qui me in tantum horrent quod me fugiunt23.

Voici maintenant le commentaire de Gellius Bernardinus Marmita


publié à Venise en 1493 : « opaca : tenebrosa inferni loca. Incertus : nescio
quam sit magis inuisa. Fugo : facio fugere »24. Ces commentaires, philolo-
giques, n’orientent pas la lecture du texte. La suite de la traduction italienne,
quant à elle, continue de conférer le même effet d’horreur religieuse.
Quinze vers (v. 7-21) traduisent huit trimètres iambiques latins (v. 4-11).
Les vers 7 à 9 de la traduction italienne traduisent le seul vers 4 latin. La
peur que Thyeste, le maudit, inspire aux dieux du ciel en revenant sur terre
provoque, dans la traduction italienne, la fuite de Dieu, appelé « le grand
moteur » à partir d’une terminologie aristotélicienne maintes fois commen-
tée au Moyen Âge, notamment par Thomas d’Aquin25. Le vers 9, totalement
inutile par rapport au texte latin, développe les raisons pour lesquelles Dieu
fuit. Or ne s’agit-il pas d’un adynaton ? Le « premier moteur » dans la pensée
d’Aristote est immobile. Sa fuite devant l’arrivée du maudit traduit donc le
bouleversement de l’ordre du monde. Si l’image n’est pas précisément dans
la pièce de Sénèque, elle traduit « fidèlement » la pensée de Sénèque.
Les vers 10 à 12 développent, quant à eux, le seul vers 5 de Sénèque.
Alors que celui-ci établit un parallèle entre l’esprit et le corps, le frère Evan-
gelista Fossa développe les effets de la peur sur l’âme, le cœur, le corps,
l’esprit. Ainsi, même s’il développe à l’excès les symptômes physiques et
psychiques de la peur ressentie par un homme, il donne l’impression de
rester fidèle à l’esprit des tragédies de Sénèque, puisque la description de
l’esprit qui défaille et du corps qui tremble s’inspire des scènes du théâtre
sénéquien où un messager est paralysé d’effroi au moment où il doit révéler

23. Nicolai Treveti Expositio L. Annæi Senecæ Agamemnonis, éd. P. Meloni,


Palerme, Palumbo, 1961.
24. Voir Tragoediæ Senecæ : cum duobus commentariis, op. cit. L’extrait se situe p.
C de la réédition de 1498.
25. Cf. Dante, De Monarchia, I, 9 ; Paradiso, chant I, vers 1 (« La gloria di colui che
tutto move »).
26. Nous remercions nos collègues Agnès Bastit et Jacques Elfassi pour
l’indication de cette source théologique.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 33

l’horreur sacrilège (v. 634-638). Pourtant cette quatrième strophe n’est pas
« sénéquienne ». Evangelista Fossa substitue, de façon saisissante, le verbe
« ulula » au verbe « horret ». Alors que, dans la pièce de Sénèque, le cœur de
Thyeste frissonne d’horreur, le religieux fait « crier » le maudit. Ce verbe situe
Thyeste dans la tradition biblique des lamentations (Jérémie, Job mais aussi
les Psaumes) et dans l’héritage des hymnes chrétiennes. En outre, la distinc-
tion entre l’âme, le cœur, le corps et l’esprit rappelle la distinction opérée par
saint Paul (1 Thessaloniciens 5, 2326) entre âme, esprit et corps, surtout si on
associe, dans la traduction, âme et cœur, réunis dans le même vers. Evan-
gelista Fossa est ainsi tributaire d’une tradition exégétique fort répandue
tout au long du Moyen Âge. Il se réapproprie le texte de Sénèque de façon à
lui donner une coloration chrétienne. En procédant ainsi, il se situe dans la
tradition de ceux qui accréditent l’authenticité de la correspondance entre
Paul et Sénèque. À son tour Evangelista Fossa présente un Sénèque sinon
converti, du moins sensible à l’inspiration chrétienne. Il faut cependant
préciser que la suite du texte de Sénèque montre un Thyeste criminel. Evan-
gelista Fossa a ainsi accentué l’atmosphère d’horreur religieuse qu’il perce-
vait dans sa lecture de la pièce de Sénèque. Ces deux derniers exemples, les
vers 7-9 et 10-12, donnent l’impression qu’un trimètre iambique est traduit
par un tercet et non par un seul vers. En outre, Evangelista Fossa est sensible
au rythme du vers sénéquien. Le double chiasme des vers 4 et 5 de Sénèque
n’est pas rendu dans les vers correspondants en italien, mais Evangelista
Fossa avait déjà structuré les vers 5 et 6 de sa traduction autour d’un chiasme.
En outre la place des verbes à l’attaque des vers 10 à 12 et l’assonance en « a »
créaient une harmonie musicale.
On retrouve la même finalité spirituelle dans la traduction du premier
chant du chœur de la pièce. Pour nous limiter à un exemple significatif, nous
ne prendrons que les vers 77 à 86 d’Agamemnon de Sénèque. Contrairement
à la précédente citation de la pièce, nous donnerons le texte (à gauche) dans
son édition actuelle, puis (à droite) le texte de l’édition de 1498 déjà mention-
née. Quelques leçons à corriger ne permettaient pas de traduire le texte :

Quas non arces scelus alternum [...] quis27 non arces scelus alternum
dedit in præceps ? Impia quas non Dedit in preceps ? Impias28 quas non
arma fatigant ? Iura pudorque Arma fatigant ? Iura pudorque
et coniugii sacrata fides Et coniugi sacrata fides fugiunt aulas ;
fugiunt aulas ; sequitur tristis [sequitur tristis
sanguinolenta Bellona manu Sanguinolenta bellona manu
quæque superbos urit Erinys Quæque supernos urit erinnis.
nimias semper comitata domos, Tumidas29 semper comitata domos
quas in planum quælibet hora Quas in planum qualibet hora
tulit ex alto. Tulit ex alto.
34 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Quelles citadelles la loi du sang


n’a plongées dans l’abîme ? Oui, lesquelles
des armes impies ne harcèlent ? Droit,
Pudeur et Foi sainte de l’union fuient
les cours ; suivent la sinistre Bellone
avec ses mains dégouttantes de sang
et celle qui consume les superbes,
l’Érinys, fidèle escorte des palais
démesurés, que tout instant renverse
à terre, du haut de leur piédestal.

Ces neuf dimètres anapestiques suivis d’un monomètre anapestique


insistent sur le topos de la fragilité des puissances : aucun pouvoir n’est
destiné à durer puisqu’il est le lieu des passions. Ce constat s’appuie sur la
peu chrétienne image de la Roue de Fortune, symbolisant les vicissitudes
d’une vie humaine dont les vertus ne sont pas récompensées.
Le commentaire de Gellius Bernardinus Marmita de Parme se
présente ici essentiellement sous la forme de gloses, mais rappelle aussi le
caractère éphémère des grandeurs (p. CI) :

‘Quas arces’ : tot scelera ueniunt inter reges qui arces habitant. ‘Bellona’ quæ
græce Enio30 dicitur, soror martis31, dea bellorum ; semper cædes et arma
sequuntur reges ; ‘erinnis’ furia inferni exagitat illos. ‘Tumidas’ : superbas et
magnas. Supernos mortales homines ‘in planum’ : ecce instabilitatem regni
quod omni hora corruere potest.

Le commentaire de Daniel Gaétan de Crémone enrichit le développe-


ment sur la fragilité des pouvoirs en citant Horace et Virgile (p. CI) :

‘Sequitur tristis bellona’ : in regibus nulla pax, nulla securitas, nullum


denique ocium. Ipsi licet metuantur a gregibus et populis, plus tamen ipsi
metuunt. Hinc illud Orat. : « Regum timendorum in proprios <greges>, reges

27. Le commentaire de Gellius Bernardinus Marmita de Parme montre qu’il s’agit


d’une coquille. Il faut lire « quas ».
28. La leçon « impias » est une coquille, puisqu’elle introduirait un crétique, au
lieu d’un anapeste, au troisième pied.
29. La leçon « tumidas » prouve que le texte est issu de la tradition manuscrite
appelée A, la plus courante. La leçon « nimias » est empruntée au manuscrit
appelé Etruscus (tradition E).
30. Ényô est la personnification de la guerre ; elle est une des Grées, les filles de
Phorkys et de Kétô. Elle est mentionnée par Homère, Iliade, V, v. 333 et 592-
593 ; Hésiode, Théogonie, v. 270-273 ; Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 45 ;
Prométhée enchaîné, v. 794.
31. On note une coquille amusante dans l’édition de 1498 : « soror matris » !
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 35

in ipsos imperium <est> iouis, clari giganteo triumpho, [et] cuncta supercilio
mouentis »32. ‘Erinnis’ : lis et contentio. ‘Tulit’ : demolita est : « Omnia fert
ætas, animum quoque [...] »33.

Evangelista Fossa christianise ce lieu commun païen en le situant dans


la tradition, illustrée par Prudence dans l’Antiquité tardive, du combat des
vices et des vertus. Cependant, à la mise en scène épique aboutissant à la
victoire des vertus fait place ici une lamentation tragique (un planctus),
habituelle aux chœurs antiques, sur les malheurs qui frappent injustement
les hommes. La tragédie perpétue ainsi la finalité éthique qui était devenue
la sienne dès la première tragédie latine de l’humanisme, l’Ecerinis d’Alber-
tino Mussato (1315). La traduction du chœur d’Agamemnon de Sénèque
aboutit ainsi, et de façon assez paradoxale, à un enseignement chrétien :

Iustitia, castita, uiuo pudore,


merce, speranza, uerita, prudentia,
dilecto, pietade, honesto amore,
Fede con carita, iusta clementia
fuge dal signorile alto palazo,
uirtu, misericordia con scientia ;
Chi meglio uiue uien tenuto un pazo,
del fidel seruo fatto e riso e scorno :
chi tende inganni e chi ci porgi il lazo.
Quanti falsi tyranni sono e forno !
portano il manto di nequitia e sangue
e circondato a focho e fiama intorno.
La pouera iustitia gemme e langue,
ulula, piange, strida e fa lamenti
che uelenata par da serpi e angue.
Iace per terra tra larme fulgenti
iustitia, uerita, uirtude e fede :
patir con patientia e un uscir di stenti !
Stane bellona sopra lalta sede
sanguinolenta e con sua destra mano
il brando gira e chiama laspra cede.
Allato Alecto stringe il pecto humano
e con pensieri inuxitati ognora
sforciali al suo uolere iniquo e strano.
Ogni sublime cade de hora in hora
ne la profonda ualle e locho basso ;
conuien che passa ogni creato e mora.

32. Horace, Odes, III, v. 5-8.


33. Virgile, Bucoliques, IX, v. 51.
36 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

Quanto e piu in alto tanto ha piu fracasso


con piu ruina dispietata e ria
dal alto scende e cade al humil sasso.

Justice, pureté, vive pudeur,


pitié, espérance, vérité, prudence,
joie, piété, amour honorable,
Foi avec charité, juste clémence,
s’enfuient du haut palais des seigneurs,
vertu, miséricorde avec science34.
Qui vit selon le bien est considéré tel un fou,
devenu objet de risée et d’humiliation même du fidèle serviteur :
les uns nous dressent des pièges35, d’autres nous lancent le lasso.
Combien nombreux les fourbes tyrans, aujourd’hui comme hier !
ils portent le manteau d’iniquité et de sang,
de toutes parts encerclé de feu et de flammes36.
La pauvre justice gémit et languit,
elle hurle, pleure, crie et se lamente,
car du poison des vipères et des aspics elle paraît victime.
Gisent à terre, entre les armes resplendissantes,
la justice, la vérité, la vertu et la foi :
souffrir avec patience et mourir de souffrances !
Se dresse Bellone au-dessus du haut séjour,
sanguinolente, et de sa dextre
elle brandit l’épée et réclame le cruel massacre.
À ses côtés Allecto étreint la poitrine des hommes
et par des pensées inouïes à tout instant
elle les soumet à son inique et étrange volonté.
D’heure en heure tout ce qui s’élève choit
dans la vallée profonde et dans les bas-fonds ;
il faut que toute créature passe et meure.
Plus on s’élève, plus on se fracasse,
dans une ruine plus cruelle et perverse
des hauteurs on tombe et on s’écroule sur le rocher à terre.

Dix tercets traduisent dix vers latins. On retrouve la condamnation de


la tyrannie (« signorile alto palazo », « falsi tyranni », etc.), l’intervention des

34. La « scientia » est la connaissance des choses divines et humaines ;


l’association « misericordia »-« scientia » prolonge la thématique foi-raison.
35. Topos dans la Bible. Voir, par exemple, Sagesse, 2.
36. On peut penser à la représentation d’Inuidia par Giotto dans la Chapelle
Scrovegni de Padoue.
L’HERMÉNEUTIQUE DANS LE THÉÂTRE SÉNÉQUIEN EN ITALIE 37

deux divinités Bellone et l’Érinys appelée Allecto. Pour le reste, force est de
constater que la traduction développe très librement le topos que nous avons
relevé dans l’extrait de Sénèque. Sont mentionnées les trois vertus théolo-
gales : foi, espérance et charité (d’après saint Paul, I Corinthiens 13, 13) ; trois
des quatre vertus cardinales (d’après Sagesse, 8, 7) : prudence (« pruden-
tia »), justice (« iustitia ») et force (« uirtu ») ; nous pouvons deviner tempé-
rance sous les appellations « castita », « uiuo pudore », « honesto amore »,
« iusta clementia ». Si de telles appellations relèvent de l’influence de
la Bible, d’autres expressions peuvent rappeler Dante : Paradiso, XX, 95
(« viva speranza ») ; Paradiso, XXXIII, 12 (« di speranza fontana vivace »
associée à la « caritate » mentionnée au vers 11) ; Purgatorio, XIX, 77 (« e
giustizia e speranza ») ; ou encore Inferno, IV, 8 (« de la valle d’abisso dolo-
rosa ») et Paradiso, XVII, 137 (« la valle dolorosa »)37. Mais de telles images
rappelant la prédication chrétienne étaient devenues des lieux communs.
On peut retrouver de telles associations entre les vertus dans un florilège
du Quattrocento comme le « codice isoldiano »38.
À l’opposé de ces vertus prennent place la fourberie et la cruauté du
tyran, associées aux flammes de l’enfer. La double référence aux serpents,
absente de l’hypotexte, ne peut pas ne pas évoquer l’image biblique. Les
cris et les lamentations sont un écho aux Psaumes, à Job et à Jérémie
notamment. La pensée chrétienne se réapproprie ainsi, par une série
d’images, le cliché de la versatilité de la très païenne Fortune.

La comparaison entre les deux principaux commentaires dont on


disposait à la fin du Quattrocento et la traduction du frère Evangelista
Fossa de Crémone montre ainsi combien l’acte même de la traduction
traduit un effort d’herméneutique saisissant, dépassant de loin les
commentaires philologiques consacrés à la même tragédie. L’emploi
de la « terza rima » dramatise et spiritualise la traduction en inscrivant
celle-ci dans un héritage poétique et religieux que l’on peut vraisembla-
blement rapprocher de l’œuvre de Dante. La tragédie de Sénèque, qui
s’ouvre sur un gouffre laissant un maudit revenir sur terre pour souiller
le monde des hommes et condamner à la malédiction le royaume des
vivants, peut être lue allégoriquement comme le voyage de l’âme enta-
mant une descente aux enfers. L’atmosphère « religieuse » de la traduction
de la scène liminaire jouant le rôle de prologue pourrait faire penser au
psaume 130 (129) : « De profundis clamaui ad te Domine. Domine, exaudi
uocem meam ». Il faut reconnaître cependant que la suite du monologue

37. Nous citons les expressions de Dante d’après l’édition de J. Risset, Paris, G.F.,
1985-1990.
38. Voir Le rime del codice isoldiano, éd. L. Frati, Bologne, Romagnoli-dall’Acqua,
1913 ; C. Montagnani, La festa profana. Paradigmi letterari e innovazione nel
codice isoldiano, Rome, Bulzoni, 2006.
38 JEAN-FRÉDÉRIC CHEVALIER

de Thyeste, loin d’être un appel aux dieux d’en haut, est tout entier consa-
cré à la jubilation effroyable du criminel qui voit sa malédiction enfin se
réaliser. L’exemple de cette traduction poétique des premiers vers d’une
tragédie sénéquienne tendrait à montrer que les tragédies de Sénèque
continuaient d’être lues, à la fin du Quattrocento, comme l’œuvre d’un
« poète théologien ». La traduction du chant du premier chœur de la pièce
confirme cette impression. Pour Evangelista Fossa, les gloses marginales
issues de la tradition des commentaires philologiques ne sont plus néces-
saires. Il souhaite, par sa traduction, rendre hommage aux leçons de son
professeur de rhétorique et expliciter le recours de cet art par Sénèque ;
mais en fait, par la recherche d’une théâtralité spectaculaire et le recours
à des images précises, sa traduction, loin d’être un exercice seulement
rhétorique, devient une forme d’herméneutique spirituelle, dans la tradi-
tion des commentaires allégoriques médiévaux ou des psychomachies. La
tragédie, par l’horreur mise en scène et l’enseignement délivré, continue
ainsi de dépendre de l’éthique. ◀
Térence en Allemagne
les traductions « didactiques » du XVIe siècle,
ou ce que cachent les gloses

Solveig Kristina Malatrait,


Institut für Romanistik, Universität Hamburg

Résumé Les premières traductions allemandes de Térence sont souvent réduites à


une entreprise pédagogique, dénuée de toute ambition esthétique. Mais la
disparition progressive du commentaire dans les traductions humanistes
invite à interroger l’appropriation culturelle et le processus herméneu-
tique qu’elles mettent en œuvre. L’étude de trois traductions allemandes,
celles de Nythart en 1486, de Grüninger en 1496 et de Valentin Boltz en
1540, permet de montrer l’évolution des fonctions du commentaire. Loin
d’être un simple outil didactique, il constitue un lieu à fonctions multiples,
illustrant les enjeux de l’appropriation de la comédie romaine. Son recul
suggère que son véritable enjeu était de transmettre des messages secon-
daires et cachés, portant sur l’objet du désir de la voix qui commente : le
statut de l’humaniste ou le plaisir du théâtre.


40 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

R
ursum inter latinos quis vtilior loquendi auctor quam Terentius ?
Purus, tersus et quotidiano sermoni proximus, tum ipso quoque argu-
menti genere iucundus adulescentiae1.
En louant ainsi le potentiel didactique de Térence, Érasme reprend la
pensée des humanistes italiens et notamment des grands pédagogues
comme Paolo Vergerio, Gasparino Barzizza ou Guarino Veronese. Térence,
admiré pour son éloquence, est le plus souvent le premier auteur latin
employé dans l’enseignement de la langue latine dans la péninsule2. Cet
enthousiasme pour l’auteur comique est « importé » en même temps
que de précieux codices et des notes prises par des étudiants allemands
pendant les cours universitaires suivis en Italie3. La réception de Térence
en Allemagne se fait donc sous le signe de l’utilité pédagogique – c’est
du moins le trait que soulignent les rares ouvrages critiques sur le sujet,
comme ceux d’Otto Francke et Max Hermann4.
En ce qui concerne les premières traductions allemandes de Térence5,
la communis opinio les réduit au seul but pédagogique et ne leur reconnaît
aucun mérite artistique6. Cet effort didactique semble pourtant s’épuiser

1. « Et qui est, parmi les auteurs latins, plus utile pour apprendre à parler que
Térence ? Pur, poli et proche de la langue parlée, et par le genre de l’argument
agréable à la jeunesse », Érasme de Rotterdam, De ratione studii ac legendi
interpretandique auctores (Paris, 1511), dans Desiderii Erasmi Roterodami
Opera omnia, éd. J. H. Waszink et al., Amsterdam, North-Holland, 1971, t. I-2,
p. 115 et suiv. Le rôle de Térence dans la pensée d’Érasme est étudié par
Howard B. Norland, « The Role of Drama in Erasmus’ Literary Thought », dans
Acta conventus neo-latini Bononensis, dir. R. J. Schoeck, Binghamton (N. Y.),
Medieval & Renaissance texts and studies, 1985, p. 549-557.
2. Pour l’Italie, il faut se référer à l’étude d’Eugenio Garin, L’Educazione in
Europa (1400-1600). Problemi e programmi, Bari, Laterza, 1957. La situation
en Allemagne est brièvement résumée par Otto Francke, Die lateinische
Schulcomoedie in Deutschland, Weimar, H. Böhlau, 1877, p. 8-15.
3. Voir Ernst Beutler, Forschungen und Texte zur frühhumanistischen Komödie,
Hambourg, Staatsbibliothek, 1927, qui démontre en détail l’influence de
l’Italie sur les humanistes allemands.
4. Voir Otto Francke, op. cit., et Max Hermann, « Terenz in Deutschland bis zum
Ausgang des 16. Jahrhunderts », Mitteilungen der Gesellschaft für deutsche
Erziehungs- und Schulgeschichte, n° 3, 1893, p. 9-12. On trouve des indications
précises concernant la place de Térence chez les grands pédagogues allemands
dans Karl von Raumer, Geschichte der Pädagogik: vom Wiederaufblühen
klassischer Studien bis auf unsere Zeit, Stuttgart, Liesching, 1857, t. I.
5. Pour une vue d’ensemble des traductions allemandes, voir Lawrence S.
Thompson, « German translations of the classics between 1450 and 1550 »,
The Journal of English and Germanic Philology, n° 42-3, 1943, p. 343-363, qui
énumère dix traductions de Térence en allemand à cette époque. Pour une
liste des éditions, voir Dennis E. Rhodes, « La publication des comédies de
Térence au xve siècle », dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, dir.
P. Aquilon et H.-J. Martin, Paris, Promodis, 1988, p. 285-296.
6. Thompson (art. cit., p. 351) constate que « very few have enduring
literary value » ; Hans Werner Mangold (Studien zu den ältesten
Bühnenverdeutschungen des Terenz, Halle, M. Niemeyer, 1912, p. 4 et suiv.)
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 41

rapidement au cours des premières décennies du xvie siècle, puisque la


traduction de l’Eunuque de Hans Nythart (1486), pourvue d’un ample
commentaire, est suivie par une traduction des six comédies moins
commentée, celle du Térence de Strasbourg imprimée par Johannes
Grüninger (1499) pour arriver en 1540 à celle de Valentin Boltz qui n’a plus
de gloses (fig. 1, page 43). Cette disparition progressive du commen-
taire en Allemagne, négligée dans la discussion scientifique jusqu’à nos
jours, nous mène au cœur du problème du lieu de l’herméneutique7. Si
le commentaire, endroit privilégié de l’effort d’exégèse aussi bien que lieu
didactique, disparaît, faut-il supposer que l’activité herméneutique cesse ou
qu’elle passe graduellement dans le texte ? Et, dans le second cas, quel effet
ce changement de lieu produit-il sur la forme et le fond de l’interprétation ?
Étant donné que l’on ne peut considérer l’œuvre sans prendre en
compte le contexte discursif, il faudra également examiner le rôle du
discours sur le théâtre, s’interroger sur le public que les auteurs visaient
et sur la relation entre texte et représentation, entre aspiration humaniste
et poids de la culture populaire. Comme la traduction d’un texte prove-
nant d’une autre civilisation implique une appropriation culturelle qui
entraîne à son tour un processus herméneutique, il est important d’obser-
ver la communication – et la distance – entre le lecteur, l’exégète et le texte.

Hans Nythart : la sacralisation de Térence


La traduction de l’Eunuque (1486) par Hans Nythart8, bourgmestre de
la ville d’Ulm, est la première traduction d’une comédie latine imprimée
et partant une entreprise novatrice. Certes, on trouve les mêmes préoc-
cupations humanistes en Allemagne qu’en Italie. On y lit, on y explique
et on y commente en latin Térence, ainsi que les comédies humanistes
italiennes, et Jakob Wimpfeling vient même d’écrire la première comoedia,
le Stylpho, en 1480. Mais toutes ces activités ne sortent jamais des milieux
scolaires et universitaires. Nythart, en revanche, s’adresse à un public
qui sait lire, mais qui ne maîtrise pas ou mal le latin : aristocrates, riches
bourgeois ainsi qu’une partie du clergé. Il s’agit du public des Volksbücher
(comme le Narrenschiff de Sebastian Brant et un grand nombre de

parle de travaux de circonstance et, selon Francke (op. cit., p. 44), les
traducteurs n’avaient pas assez de goût et de sens pour cet art.
7. Cette disparition va à l’encontre de l’évolution du commentaire des éditions
latines et semble unique pour les traductions, voir Véronique Lochert,
L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVIe et XVIIe
siècles, Genève, Droz, 2009, p. 70-78.
8. Der Eunuchus des Terenz übersetzt von Hans Neidhart, éd. H. Fischer,
Tübingen, Litterarischer Verein, 1915.
42 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

romans) et des représentations théâtrales en langue allemande, notam-


ment des Fastnachtspiele, souvent organisés par les Meistersänger qui
ne disposaient pas d’une formation humaniste, même si quelques-unes
de leurs pièces avaient des sujets empruntés à la mythologie classique9.
Selon Erich Kleinschmidt, ces groupes affichaient un certain intérêt pour
l’érudition humaniste10 ; on peut supposer que la lecture de Térence en
allemand les intéressait.
La traduction de Nythart, qui met à leur disposition le texte de Térence,
est originale de par l’ample commentaire qui l’entoure11. La forme même,
la mise en page, l’annoncent : Nythart suit le modèle du commentaire
humaniste qu’il « importe » dans la littérature allemande. Dans l’étude qu’il
consacre à cet ouvrage, Kleinschmidt souligne le fait que l’auteur fit œuvre
de pionnier, établissant le texte en tant qu’objet cryptique et qui se dérobe
à une compréhension immédiate par la complexité de sa forme12. Ceci
constitue d’abord un geste pédagogique qui invite le lecteur à prendre du
recul par rapport au texte, objet de la réflexion. Comme Donat, qu’il met
à contribution dans son commentaire, Nythart insiste surtout sur l’utilité
morale de la comédie :

Dar aus man lernet was guot ist zuogebrauchen und das boeß zemeiden.
Und spricht Cicero das Comedia menschlichs wesens ain spiegel seie und ain
pildung der warhait. Und wirt Comedia darvon gehaissen das si offenlich
vor allem volck des mitlen states oder wesens verkündt ward 13.

9. Voir la synthèse sur le théâtre en langue allemande de Hans Rupprich, Die


deutsche Literatur vom späten Mittelalter bis zum Barock, Münich, Beck, 1994,
chap. IV.
10. Voir Erich Kleinschmidt, Stadt und Literatur in der Frühen Neuzeit, Cologne,
Böhlau, 1982, p. 206.
11. Une des plus anciennes traductions, celle de deux pièces de Plaute par
Albrecht von Eyb (1471, imprimé en 1511) représente le cas « normal » : elle
se passe de commentaire, même si elle affiche un but didactique dans le
prologue des Menaechmi, où l’auteur exhorte ses lecteurs à écouter « was
solhe vnd andere nachvolgende Comedien von guoten vnd poesen sitten der
menschen sagen vnd außweisen » (A. v. Eyb, Die Plautus-Übersetzungen, éd.
P. Litwan, Bern, Peter Lang, 1984, p. 171 et 173).
12. Voir Erich Kleinschmidt, « Die Aneignung des Fremden. Hans Neidharts Terenz-
Übertragung 1486 », dans Kontinuität und Transformation im Mittelalter, dir.
W. Erzgräber, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1989, p. 346 et suiv. (Johann Baptist
Hartmann, Die Terenz-Übersetzung des Valentin Boltz und ihre Beziehung zu den
älteren Terenz Übersetzungen, Kempten, Kösel, 1911, p. 8 est plutôt critique à
l’égard de Nythart qu’il accuse de traduire même le commentaire).
13. « On y apprend à imiter le bien et à éviter le mal. Et Cicéron dit que la comédie
est le miroir de l’âme humaine, et une image de la vérité. Et elle est appelée
comédie parce qu’elle était déclamée devant un public de condition ou de
nature modeste », Nythart, Eunuchus, éd. cit., p. 7.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 43

1 - Mise en page de l’Eunuque de Nythart


[ci-dessus à gauche], du Térence de
Strasbourg (1499.3.5.) [ci-dessus à droite]
et du Terentius de Boltz [ci-contre].
44 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

L’image traditionnelle du miroir postule le réalisme de la comédie, qui


en fait un moyen pédagogique de premier choix. Nythart la dote d’un outil
didactique supplémentaire : le paratexte et le commentaire sont entière-
ment consacrés à l’explication.
Quant au contenu du commentaire, l’auteur y prend soin d’expli-
quer au lecteur tout ce qui pourrait présenter une difficulté. Quand, par
exemple, Parmeno appelle Thais « unsers ackers hagel » [« cette grêle
de notre champ »], la glose explique la métaphore en la réduisant à la
comparaison implicite : « Als ob er spraech. sie verderbt uns als der hagel
das korn »14 [« Comme s’il disait : Elle nous ruine comme la grêle ruine le
blé »]. Or, le texte latin, « nostri fundi calamitas » (v. 79), était déjà annoté
par Donat qui expliquait que calamitas était un terme technique de l’agri-
culture signifiant « grêle ». Nythart utilise le terme dans sa traduction, mais
ce qu’il explique dans le commentaire, c’est le trope inconnu à ses compa-
triotes. Ce procédé montre que Nythart tente en même temps d’enrichir
la langue allemande et de lui conférer une dignité littéraire15. Une autre
catégorie d’explication comprend des informations sur les antécédents
et les émotions des personnages. Il explique par exemple que les phrases
incomplètes de Phèdre que Parmeno cite décrivent son état enragé16. Une
autre glose note que Parmeno fait un aparté, créant ainsi une didascalie qui
manque dans le texte latin17.
Le commentaire est particulièrement original dans les passages qui
éclairent le genre du texte et la théâtralité inscrite dans les dialogues. Dans
son introduction, l’auteur explique avec soin comment lire le dialogue
avec les noms abrégés :

Sond welche person in diser Comedi reden würdet, der selben person namen
wirt mit zwai oder dreien der ersten buochstaben von kürtze wegen deß
worttes der selben rede für gesetzt.
Allso wenn Laches redt so wirt gesetzt La18.

Les gloses indiquent par exemple les monologues, ainsi que les gestes
que les personnages pourraient faire, comme dans l’exemple suivant :

14. Ibid., p. 21.


15. Voir E. Kleinschmidt (art. cit., p. 347) qui insiste sur ce but secondaire de Nythart.
16. Térence, Eunuchus, v. 65 et Nythart, Eunuchus, éd. cit., p. 20. Cette approche
psychologisante suit celle de Donat ; en effet, le code des rôles de la comédie
latine (voir Florence Dupont, Le Théâtre latin, Paris, Armand Colin, 1988, p.
123-125) échappe à Nythart.
17. Cf. Nythart, Eunuchus, éd. cit., p. 52.
18. « Et le nom du personnage qui parle dans la pièce est indiqué avant ses paroles
par ses deux ou trois premières lettres pour l’abréger. Donc, quand Laches
parle, on imprime La », ibid., p. 13.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 45

Par. O arme ich glaub (als dann beschicht) vor lieby hast in aus geslossen
§ O arme. Er sicht sie an und dütet uff Phedriam19.

On remarque cette volonté de donner au lecteur une idée de la


spatialité de la pièce et de lui rappeler que le dialogue est accompagné
de gestes. Une grande partie de son travail herméneutique concerne
donc le « code » de la pièce, et les lois génériques. Ainsi, l’Eunuque
devient l’objet d’un apprentissage exemplaire de la part du lecteur,
signe de l’appropriation culturelle de la comédie romaine. Ce procédé
se trouve également dans le paratexte qui contient ce qu’on peut appe-
ler une véritable réduction didactique : il résume d’abord l’histoire de
la comédie dans l’argumentum, puis il la raconte plus amplement dans
le prologue, pour ensuite transposer l’ordre chronologique de l’histoire
dans l’ordre du récit quand il résume le contenu de chaque acte. Le
lecteur apprend ainsi à décoder les informations sur les antécédents
données dans l’exposition.
Le lieu de l’herméneutique s’affiche donc clairement chez Nythart et il
reçoit même une voix, celle d’une instance pédagogique qui semble être à
l’origine du paratexte, ainsi que du commentaire, et qui les met au service
d’une didactique « générique », enseignant l’art de lire un texte de théâtre.
Selon Kleinschmidt, ces instructions se doublent pour ainsi dire d’un ensei-
gnement performatif, car le lecteur qui récite le texte pour les auditeurs se
trouve dans le rôle du pédagogue utilisant les gloses pour expliquer le texte
qu’il lit. Ainsi, la traduction de Nythart introduit le paradigme du savant20,
même si une bonne partie des lecteurs procédait certainement à une
lecture solitaire du texte. Si on prend en compte le caractère dialectique
du commentaire à la Renaissance qui tout en expliquant le texte renvoie
toujours au commentateur21, le double objet du commentaire, la pièce et
le genre, se trouve encore doublé d’un méta-message. Celui-ci établit la
dignité littéraire du texte allemand en même temps qu’il affirme la dignité
humaniste de son auteur en attribuant au texte allemand un Alterswert
(c’est dire une valeur liée à son antiquité). En d’autres termes, Nythart
sacralise le texte par le commentaire qui en permet l’appropriation, tout en
soulignant la grande distance qui sépare le lecteur du texte – une distance
que la seconde traduction de Térence, celle de Strasbourg, tendra à réduire.

19. « Par. O la pauvre, je pense (comme il arrive) que tu l’as mis à la porte par
amour. / § O la pauvre. Il la regarde et indique Phèdre », ibid., p. 24.
20. « Der vorlesende Benutzer des Textes schlüpft aber, wenn er sein
Lektürewissen weitergibt, in die Rolle des Lehrers. Die Übersetzung wird zum
Unterrichtsmedium. Das Paradigma des Gelehrter nerscheint hiermit in die
volkssprachliche Literatur übertragen » (E. Kleinschmidt, art. cit. p. 349).
21. Voir l’essai fondateur de Rainer Stillers, Humanistische Deutung. Studien zu
Kommentar und Literaturtheorie in der italienischen Renaissance, Düsseldorf,
Droste, 1988, p. 38-83.
46 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

Le Térence de Strasbourg :
en quête de la représentation imaginaire
Le deuxième texte, le fameux Térence de Strasbourg, est une
traduction anonyme des six comédies de Térence, issue des presses
de Johannes Grüninger qui avait déjà imprimé une célèbre édition
latine richement illustrée22. Cette traduction paraît en 1499, soit douze
ans après celle de Nythart23. La critique, toute admiratrice qu’elle
est devant l’édition latine de Strasbourg, ne s’est guère occupée de
la traduction ; pour celle de l’Eunuque, jugée supérieure aux autres,
on affirmait qu’elle reprenait entièrement celle de Nythart et qu’elle
livrait simplement une version plus concise de son commentaire24.
Parallèlement à ce verdict, la critique développa un autre topos, répété
encore par Cora Dietl :

Neben die Komödientexte stellt Grüninger einen vornehmlich


moralisierenden Kommentar; in verschiedenen Exemplaren des Drucks
heben zeitgenössische Unterstreichungen und Glossen gerade diese Lesart der
Komödien als „Spiegel der Sitten“ besonders hervor25.

Dans l’édition du texte latin, l’un des humanistes les plus connus,
Jacob Locher philomusus loue surtout l’auteur pour l’enseignement moral
que véhicule son œuvre :

Sed tibi inprimis studiosa iuventus grates gratias referre debet quod ad
communem studiosorum adolescentum commoditatem, frugemque et
dicendi et vivendi iucundissimam, hoc opus figuris, explanationibus,
Scaenisque pulcherrimis effigiatum. In quo opere quidem, ut in pantheo

22. L’édition latine, accompagnée de plusieurs commentaires et illustrée, date


de 1496 ; en 1499 paraît une seconde édition encore plus riche. Pour de plus
amples informations, voir Athanasia L. J. Dollmetsh Worley, The Renaissance
Reception of Terence : Grueninger’s editions of Terence Strasbourg 1496/1499,
PhD, Urbana-Champaign, University of Illinois, 1997.
23. Terentius der hochgelehrt und aller brüchlichest Poet von latin zu tütsch
Transfferiert nach dem text und nach der glos, Getruckt in Straßburg von Hanß
grünynger, 5.III.1499. Il n’y a pas d’édition moderne.
24. Voir M. Hermann, art. cit., p. 21.
25. « Grüninger accompagne les textes des comédies d’un commentaire plutôt
moralisant ; les soulignements et les gloses contemporaines que l’on trouve
dans différents exemplaires de l’édition mettent particulièrement en relief cette
interprétation des comédies comme “miroir des moeurs” », Cora Dietl, Die
Dramen Jacob Lochers und die frühe Humanistenbühne im süddeutschen Raum,
Berlin, De Gruyter, 2005, p. 21. Pour le topos, voir par exemple M. Hermann,
art. cit. p. 20.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 47

omnes dii spectabantur, ita mores cunctorum hominum, factaque mortalia


conspitiuntur26.

La même assertion se trouve dans la traduction, mais elle y donne


lieu à une discussion intéressante. En effet, l’éditeur affirme que ce n’est
qu’après sa troisième lecture de la traduction de Nythart qu’il a compris

das vil guots vun nutzbare ler zuo pflantzen tugent und vermydung laster
darinn begriffen was, und wurden ouch erst Therencium recht an dem
teil verston und bevor Donatum der darüber mit aller vnuersteentlicher
subtilester ler geschriben hat27.

Johannes Grüninger, qui était surtout l’éditeur d’œuvres édifiantes et


de manuels scolaires28, confirme ainsi – du point de vue du public visé
– l’enjeu principal de la traduction de Nythart : la vulgarisation et la didac-
tique. Une allusion à des réticences contre la divulgation du précieux
savoir confirme par ailleurs le but secondaire de l’entreprise, qui est de
défendre la dignité humaniste auprès d’un public moins instruit :

Wie wol etlich dem gern weren wyder gewesen sprechende foellich weltleffig
ding nit ze offnen synt dem gemeinen man / die will doch derley nun zevil
lystig und uff bübery geneigt ist / darumb er in keinen weg wyter sy zeleren29.

Le passage fait écho à un certain clivage entre les humanistes et le


peuple. Selon Kleinschmidt, les bourgeois se méfiaient des études huma-
nistes30, tandis que les érudits se montraient sceptiques à l’égard des
capacités intellectuelles du peuple.

26. « Mais surtout la jeunesse avide d’apprendre doit te remercier, parce que cette
œuvre est faite pour la commodité des étudiants, comme un très agréable
condensé de la parole et de la vie, avec des tableaux, des explications et de
très belles illustrations scéniques. Comme on voit dans le Panthéon tous les
dieux, on verra, en effet, dans cette œuvre les mœurs de tous les hommes,
ainsi que leurs actes », J. Locher, épître dédicatoire de Terentius cum directorio
vocabulorum, sententiarum, artis comice, glosa interlineali, commentariis
Donato, Guidone, Ascensio, Strasbourg, Johannes Grüninger, 1499, p. 2.
27. « que beaucoup de bons enseignements pour semer la vertu et éviter le vice
étaient contenus dans la pièce ; de plus, nous n’avons vraiment compris
Térence que grâce ce travail et [même] mieux que grâce à Donat qui l’a
expliqué de façon claire et subtile », Terentius der hochgelehrt und aller
brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A2r°.
28. Voir A. Worley, op. cit., p. 3.
29. « Même si plusieurs auraient aimé protester contre la divulgation à des gens
modestes de ces histoires mondaines, parce qu’elles sont trop coquines et
vicieuses et ne devraient pas être enseignées », Terentius der hochgelehrt und
aller brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A2r°.
30. Voir E. Kleinschmidt, art. cit., p. 350.
48 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

S’il y a eu des polémiques autour de la traduction de Nythart, il est


permis de penser que les déclarations sur l’utilité morale de la comédie
latine que l’on trouve et chez Nythart et chez Grüninger étaient plus néces-
saires que sincères, puisque dictées par le discours contemporain sur le
théâtre. Au seuil du xvie siècle, celui-ci est encore fortement influencé par
la méfiance traditionnelle de l’Église à l’égard du théâtre, jugé « immoral ».
Mais tandis qu’en Italie, le développement des représentations théâtrales
dans les cours princières fait taire la critique, en Allemagne, le théâtre est
rapproché du Fastnachtspiel, vivement critiqué pour son caractère subver-
sif, car il combine obscénités et critique sociale31. Une phalange de théo-
logiens taxe Térence d’immoralité, comme le remarque Max Hermann32.
Par conséquent, les défenseurs du théâtre en Allemagne sont amenés à
prendre un ton plus moralisant qu’en Italie, affirmant l’utilité didactique
de la comédie. C’est probablement pour cette raison que la traduction de
Strasbourg contient un index des enseignements moraux – l’édition latine
est dotée, entre autres, d’un index des adages –, dont voici un extrait :

Gab alle hertzen erweicht. in Euucho [sic] Scena X l


Gab unwilliklich geben, nit gnem ist. In Eunucho Scena III m33.

En ce qui concerne le commentaire lui-même, il est moins exhaustif


que celui de Nythart. Des mots comme « acte » et « scène » ne sont plus
expliqués, ni la structure de la pièce, ni même certains faits culturels
comme le mot « hercle », ce qui laisse deviner que la comédie latine est
déjà mieux connue du public.
Ce qui distingue la traduction de Strasbourg de celle de Nythart est
encore ce qu’on peut appeler un but secondaire qui transparaît d’abord
dans les illustrations. En effet, l’œuvre contient des illustrations de
scènes, réalisées avec une technique singulièrement économique, car
elles consistent en cinq clichés combinés (personnages, décor urbain
ou arbres, voir fig. 2, page 49). Toute fonction didactique de ces illus-
trations semble exclue, car il s’agit visiblement d’éléments purement
décoratifs34. Ce fait corrobore notre thèse qu’une visée esthétique non

31. Voir Klaus Ridder, « Fastnachtstheater. Städtische Ordnung und fastnächtliche


Verkehrung », dans Fastnachtspiele. Weltliches Schauspiel in literarischen und
kulturellen Kontexten, dir. K. Ridder, Tübingen, Niemeyer, 2009, p. 65-82.
32. Voir M. Hermann, art. cit., p. 13.
33. « Les dons font céder les cœurs. Dans L’Eunuque Scène X l / Un don donné
sans enthousiasme n‘est pas bien accueilli. Dans L’Eunuque Scène III m »,
Terentius der hochgelehrt und aller brüchlichest Poet von latin zu tütsch
Transfferiert, éd. cit., f. AIIIv°.
34. A. Worley, op. cit., attribue une valeur mnémonique (voire pédagogique) aux
frontispices des comédies, mais elle doute que les illustrations scéniques
soient de véritables illustrations.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 49

2 - Le Térence de Strasbourg, p. XXXVII.

affichée est présente dans le Terentius latin comme dans le Térence alle-
mand de Strasbourg. On la sent déjà dans une épigramme de Locher au
lecteur de l’édition latine, dans lequel il promet, au lieu d’un enseigne-
ment, un véritable spectacle :

Induat et pedibus soccos, et comica serta


Imponat capiti, non sine laude, suo.
Argutas lepidas, facundas, atque dicaces
Audiet hic voces: mellifluosque iocos.
Et simul in picto Comedos Scaemmate vafros
Spectabit, lector si sapit ista legat35.

35. « Il chaussera les soques de la comédie et se mettra la couronne sur la tête,


non sans mérite. Il entendra des voix pleines d’esprit, drôles, éloquentes et
satiriques, et des plaisanteries douces comme le miel. En même temps, le
lecteur qui lira ce livre verra les comédiens dans les décors peints », J. Locher,
Terentius..., éd. cit., f. 1v°.
50 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

Les verbes « audiet » et « spectabit » indiquent que pour Locher, la


qualité de l’édition réside surtout dans l’enargeia, dans sa vertu de faire
surgir un spectacle imaginaire devant l’esprit du lecteur36.
Une lecture attentive de la préface de la traduction confirme que les
« très érudits docteurs et maîtres »37 visent moins l’enseignement moral
que celui du spectacle. En effet, dans la troisième des cinq « règles de
lecture », ils affirment :

Sol dz buoch recht gelesen werden / so sol yeder mercken / wz personen redt.
Ist er ein alter vater als Symo […] so solman die selben red langsam / sytig /
unn schwer lesen / wie dann die alten sunst ouch reden. Ist aber die person
zornig […] so solman die wort schneller / lüter unn grasser lesen rc. Ist aber
iz ein sun mit einem vatter redt so solman die selben forchtsämlich lesen.
Ret aber der sun mit einem knecht / oder gesellen / so synd die selben red
hochmüeticlich / unn trutzlich ze lesen38.

Les auteurs souhaitent que le dialogue soit lu de façon théâtrale comme


dans les écoles humanistes, d’où provient également le terme de « Übung »
pour désigner les actes de la pièce39. Leur visée est donc surtout esthétique,
car ce mode de lecture n’est pas du tout nécessaire pour comprendre un
enseignement moral, mais il est indispensable pour s’imaginer la repré-
sentation, pour faire sentir, sans l’expliquer, la théâtralité du texte40.
Loin de réduire les comédies de Térence au seul texte dramatique et de
vouloir faire d’elles un objet pédagogique, les doctes traducteurs cherchent
à restituer leur théâtralité. C’est pourquoi le mouvement herméneutique du
Térence de Strasbourg est contraire à celui de Nythart : tandis que celui-ci crée

36. Cora Dietl (op. cit., p. 140 sq.) montre que Locher s’est intensément occupé du
théâtre et de la représentation autour de 1496. Il avait emprunté à la bibliothèque la
Naturalis historia de Pline où se trouve une description du theatrum (36, 114 sq.).
37. Dans sa préface, l’éditeur déclare que la traduction est l’œuvre de « hoch
gelerter lüt, Doctor und meister ».
38. « Le livre doit être lu de telle sorte que chacun remarque comment le personnage
parle. S’agit-il d’un vieux père comme Symo, il faut lire lentement, dignement et
gravement, comme parlent les vieux. Si le personnage est courroucé, il faut lire
ses paroles plus rapidement, plus fort et avec violence. Si un fils parle avec son
père, il faut les lire d’un ton peureux. Quand il parle avec un serviteur ou un ami,
il faut les lire sur un ton hautain et assuré », Terentius der hochgelehrt und aller
brüchlichest Poet von latin zu tütsch Transfferiert, éd. cit., fol. A6v°.
39. Ces exercices rhétoriques préparèrent en Italie le développement d’une
culture de représentation des comédies romaines (en commençant par le
célèbre Pomponius Laetus) ; en Allemagne, le théâtre d’école qui se développa
de façon analogue connut un grand succès.
40. Les arguments de J. B. Hartmann, op. cit., p. 6-8, qui affirme que Grüninger
aurait visé une récitation dans un but pédagogique, ne sont pas convaincants,
parce qu’il oublie la possibilité que l’auteur affirme le contraire de ce qu’il
pense réellement.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 51

une distance entre le lecteur et le texte sacralisé par son approche huma-
niste, les traducteurs de Strasbourg privilégient une approche empathique,
qui cherche à rapprocher le lecteur du théâtre et à lui faire sentir le plaisir
de la représentation, même si celle-ci doit rester virtuelle. L’importance
de ce but secondaire est soulignée par le contre-exemple d’une troisième
traduction, qui vise plutôt la langue que la culture latine.

Valentin Boltz, ou le texte instrumentalisé


La traduction de Valentin Boltz, pasteur protestant né à Rouffach qui
a travaillé à Tübingen et à Zurich, paraît quarante ans plus tard, en 1540
(elle connaîtra cinq éditions par la suite)41. Sa version annonce le déve-
loppement futur des traductions, car elle n’est plus accompagnée d’un
commentaire42. Deux hypothèses sont envisageables pour expliquer cette
suppression du commentaire : la vulgarisation du savoir sur la comédie
antique l’a peut-être rendu superflu ou bien l’objectif de la traduction a
radicalement changé.
En effet, entre le début et le milieu du xvie siècle, le visage politique
et religieux de l’Allemagne s’est transformé : la Réforme a divisé le pays et
les hommes. Elle déclenche également un nouvel essor dans le domaine
des traductions des comédies antiques et de la pratique du théâtre.
Contrairement à l’Église catholique, les protestants n’ont guère de réserves
contre le théâtre. Melanchthon, le plus grand pédagogue de l’Allemagne
à cette époque (reconnu même comme le praeceptor Germaniae) écrit
une Epistola de legendis Tragoediis et Comoediis en 1545, dans laquelle il
insiste sur la double utilité de la comédie :

reliquis fruamur, Plauti et Terentii fabulis, et has saepius legamus, cum ut


sermonem Latinum inde hauriamus, tum vero ut morum et voluntatum
dissimilitudines in personis consideremus43.

41. Publii Terentii Aphri sechs verteutschte Comedien, trad. V. Boltz von Ruffach,
Tübingen, Morhart, 1540. Pour des informations précises, voir l’étude de J. B.
Hartmann citée ci-dessus.
42. Les éditions latines continuent à être accompagnées de commentaires au
point de créer un « océan de commentaires » (Emmanuel Bury, « Comédie
et science des mœurs : le modèle de Térence aux xvie et xviie siècles »,
Littératures classiques, n° 27, 1996, p. 126).
43. « Savourons les autres, les comédies de Plaute et de Térence, et lisons-les plus
souvent, pour que d’un côté nous y puisions la langue latine et de l’autre que
nous considérions les différences entre les personnages au niveau des mœurs
et des intentions », Philippe Melanchthon, Epistola Phil. Mel. de legendis
Tragoediis et Comoediis, dans Opera, éd. G. Bretschneider, Halle, Schwetschke
& Sohn, 1838, p. 567-72, col. 571.
52 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

Melanchthon, qui donne des lectures de Térence à partir de 1514 à


l’université de Tübingen et fait paraître sa célèbre édition de ses comé-
dies en 1516, s’occupe des écoles protestantes dont il organise la struc-
ture dans son traité Von den Schulen, dans lequel le second auteur latin
qu’il prescrit après Phèdre est Térence44. Plus tard, ce sera son ami
Martin Luther en personne qui justifiera la lecture des comédies dans
un de ses colloques :

Komödien müssen von den Knaben aufgesagt werden, zuerst, damit sie
Uebung haben in der lateinischen Sprache; darnach werden die Menschen von
den erdichteten Personen unterwiesen, und jeder wird seines Amtes erinnert.
[…] Und wenn die Komödien wegen einiger anstößiger Sachen bei Christen
nicht aufgeführt werden sollen, so müßte auch die Bibel nicht gelesen werden45.

Le ton assez polémique de l’argument montre par ailleurs la


vigueur des réserves toujours virulentes de l’Église catholique. Dans
son étude sur les traductions allemandes de la Renaissance, Lawrence
Thompson affirme l’importance de la Réforme pour le théâtre ; il fait
aussi remarquer qu’à partir de 1525, une nouvelle génération d’huma-
nistes contribue au succès des traductions dont le nombre augmente
de 40%46. De même, le nombre de représentations semble s’accroître,
puisque les cinq traductions faites en vue d’une représentation théâ-
trale que recense Hans Werner Mangold sont réalisées après 153547.
Ceci implique un changement dans l’enseignement. Térence est appris
et représenté, mais aussi utilisé comme source de locutions, comme le
prouve le recueil Ex Terentii comoediis colloquendi formulae selectae
flosculi de Grapheus48.

44. M. Philipp Melanchthons evangelische Kirchen- und Schulordnung vom Jahre


1528, éd. K. Weber, Kurhessen, Schlüchtern, 1844.
45. « Les comédies doivent être récitées par les écoliers, premièrement, afin qu’ils
s’exercent dans la langue latine. Deuxièmement, les hommes sont instruits
par les personnages qui leur rappellent leurs devoirs. […] Et si on ne devait pas
représenter les comédies parmi les chrétiens à cause d’endroits obscènes, il
faudrait aussi interdire de lire la Bible », Martin Luther, Tischreden, cap. 72, § 2,
dans Sämtliche Schriften, éd. J. G. Walch, Groß Oesingen, H. Harms, 1987, t. XXII.
46. Voir L. Thompson, art. cit., p. 345-46. Il parle d’un « esprit de démocratie »
(ibid., p. 146). Le rôle de la Réforme est généralement souligné : voir aussi H.
W. Mangold, op. cit., p. 2.
47. Voir H. Mangold, op. cit. Pour une brève synthèse sur les traductions
allemandes, voir M. Hermann, art. cit., p. 18-28.
48. Le florilège de Johannes Grapheus, paru à Anvers en 1529, eut un succès
énorme et fut traduit en plusieurs langues. Pour une étude du premier
florilège anglais, voir Ágnes Juhász-Ormsby, « Nicholas Udall’s Floures for
Latin Spekynge : An Erasmian Textbook », Humanistica Lovaniensia, n° 52,
2003, p. 137-158.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 53

Dans sa préface, Boltz présente à son tour l’enseignement moral


comme but de la comédie, mais il donne une autre explication à son
entreprise : il jure qu’il n’a pas écrit son livre pour sa gloire personnelle,
mais seulement

das sich die armen schuelerlin, so nit allwegen moegen interpretes haben,
darinn selbs treiben vnd ueben moegen, vnn wort auff wort, Cola auff Cola,
Comata auff Comata, Periodos auff Periodos applicieren vnd vergleichen
moegen49.

L’asyndète met l’accent sur le genre d’enseignement que vise l’auteur,


à savoir celui de la langue, voire de la grammaire latine. Par conséquent,
Boltz supprime le commentaire trop « herméneutique » et qui rendrait le
livre onéreux50, et met sa traduction au service de la compréhension du
texte latin. Il n’est guère surprenant que Boltz revendique d’avoir traduit le
texte le plus fidèlement possible :

Darumb ich mich dessen auch gentzlich geflissen hab: dz ich mein Translatz,
bei gefundner eygenschafft des Lateins, so vil immer müglich was, hab lassen
bleiben. Und der Exposition oder erclaerung nach, mit der Construction
hinauß gefaren, die Tempora verborum, vnn Casus nominum in gebürlichen
außtruck gestellt. Etwen ein kleins woertlein, quod sub intelligitur, herbey
gesetzt, doch des vermitten wo es müglich was, dweil ich befunden hab, das
die Commentatores auch vndereinander vnhellig sind, vnd sich nit gleich
eben in allen sententiis vergleichen51.

Évidemment, il est impossible de ne pas interpréter en traduisant ;


l’auteur le concède en parlant d’« ajouts ». Mais rien n’indique désormais
où il a « ajouté un mot », si ce n’est parfois la parenthèse « scilicet » ou

49. « pour que les pauvres étudiants, qui n’ont pas toujours un interprète,
s’exercent tout seuls dans ce livre et puissent directement comparer mot par
mot, subordonnée par subordonnée, virgule par virgule et phrase par phrase »,
Valentin Boltz, préface de Publii Terentii Aphri sechs verteutschte Comedien,
auß eygen angeborner Lateinischen spraach auffs trewlichst transferiert durch
Valentinum Boltz von Ruffach, Tübingen, 1540.
50. J. B. Hartmann (op. cit., p. 10) suppose que Boltz voulait rendre le prix du livre
modique.
51. « C’est pourquoi je me suis appliqué à ceci : je laisse ma traduction, dès que
j’ai compris la construction latine, aussi littérale que possible, et j’exprime
selon le commentaire les temps des verbes, les cas des noms, de façon
adéquate avec la construction de la phrase. J’ai parfois ajouté un petit mot,
quod sub intelligitur, mais je l’ai évité si possible, parce que j’ai trouvé que
les commentateurs n’étaient pas d’accord sur tous les détails dans leurs
commentaires », Valentin Boltz, loc. cit.
54 SOLVEIG KRISTINA MALATRAIT

« quod sub intellegitur »52. Les rares mots en marge sont des citations du
texte latin qui doivent aider le lecteur à se repérer dans l’original.
Peu d’explications donc, et des protestations de fidélité absolue53. Si
on regarde le texte de près, on peut pourtant voir une nette tendance à
christianiser et à expurger le texte. Boltz traduit « di immortales » par
« ewiger gott » [« Dieu éternel »], et du très ambigu « pulpamentum », qui
peut être une douceur culinaire aussi bien que charnelle, il fait l’inoffen-
sif « Schleckspeis », un dessert. Il est logique que Boltz ne traduise plus la
« calamitas » mentionnée ci-dessus comme « grêle », mais dans le sens
commun du mot, « malheur, calamité ». Son premier but est de faciliter
la lecture du texte latin. L’expurgation tacite du texte et son actualisation
constituent une sorte de commentaire moral dissimulé dans la traduction,
et parfois confiné aux arguments des scènes :

In disem gsprech ist ein anzeig der person deren Cherea erzeelen will wie es
im ergangen sey. Das geschicht zum meisten umbs volcks willen / das sie
dz mit den oren vernemmen / das der Poet nit hat moegen glimpflich den
augen fürbilden54.

Mais est-ce dû au seul fait que le transfert culturel est désormais termi-
né ? Il nous semble important de prendre en compte le public auquel Boltz
s’adresse, car on y remarque une différence fondamentale : tandis que
Nythart et Grüninger mettent le modèle culturel latin à la disposition du
lecteur aisé qui ne maîtrise pas ou pas suffisamment la langue latine pour
le lire, Boltz vise des écoliers qui cherchent à apprendre le latin. Sa traduc-
tion remplace le précepteur, donnant accès au texte latin, tandis que la
théâtralité du texte, sa valeur humaniste ou l’esthétique de la représenta-
tion ne l’intéressent apparemment pas. Le commentaire disparaît donc
au moment où il n’est plus porteur de méta-messages et où la traduction
atteint le seul but annoncé dans la préface.

Notre examen a montré que le commentaire en Allemagne au


début du xvie siècle est bien plus qu’un simple outil pédagogique : il se
présente comme un lieu à fonctions multiples, illustrant ainsi les enjeux
de l’appropriation de la comédie romaine. D’abord, le commentaire est

52. Hartmann (op. cit., p. 35-37) prouve d’ailleurs par une méticuleuse analyse
que Boltz consulte Nythart et la traduction de Strasbourg ainsi que les gloses
de l’édition latine.
53. M. Hermann le croit apparemment, puisqu’il lui accorde d’avoir traduit la
pièce fidèlement et mot à mot (art. cit., p. 22).
54. « Dans cette scène, on trouve le personnage à qui Cherea racontera son
aventure. Cela est fait pour le peuple, afin qu‘il entende ce que le poète n’a pas
voulu montrer aux yeux », V. Boltz, Eunuchus, III, 4, dans Publii Terentii Aphri
sechs verteutschte Comedien, éd. cit.
TÉRENCE EN ALLEMAGNE 55

un lieu herméneutique au sens propre du terme, car il traduit des mots


et explique des faits de l’Antiquité, tout comme ses ancêtres antiques.
Deuxièmement, il constitue un outil didactique : c’est dans les gloses que
se situe l’enseignement générique, introduisant une instance narrative,
une voix qui explique au lecteur comment lire le texte dramatique et va
jusqu’à évoquer une représentation imaginaire. En même temps, elles
dégagent le sens moral du « miroir des mœurs » qu’est la comédie pour
les humanistes. Troisièmement, les gloses sont aussi la scène sur laquelle
s’affiche la dignité humaniste, l’auteur montrant son érudition et ensei-
gnant le geste humaniste lui-même au lecteur. Pour les lettres allemandes,
le commentaire est également l’indice d’une appropriation culturelle,
étant donné qu’il confère à un texte allemand une dignité littéraire et
contribue à l’illustration de la langue allemande.
Les fonctions du commentaire changent, comme nous avons pu le
constater, mais sa disparition vers le milieu du xvie siècle nous enseigne
que ni sa fonction didactique ni son rôle herméneutique n’étaient
le véritable enjeu des gloses qui visaient en réalité à transmettre des
messages secondaires et cachés, portant sur l’objet du désir de la voix qui
commente : le statut de l’humaniste ou le plaisir du théâtre. Ainsi, l’ana-
lyse du commentaire de la traduction met en évidence la négociation de
l’ordre et des représentations symboliques qu’entraîne le transfert cultu-
rel de la comédie : il en est même l’endroit privilégié, caché seulement de
façon superficielle derrière la fonction didactique des gloses. ◀
Traduire en images
les illustrations du théâtre antique

Véronique Lochert, Université de Haute-Alsace

Résumé Depuis les manuscrits les plus anciens qui nous sont parvenus, l’édition
du théâtre antique s’accompagne d’illustrations qui mettent en image les
moments forts de l’action dramatique. Du XVIe au XVIIIe siècle, les gravures
illustrant les traductions des dramaturges anciens remplissent diverses
fonctions, d’annonce, de synthèse, d’explication ou de visualisation de la
scène. Partageant avec la traduction le souci d’offrir au lecteur un accès
plus direct et plus plaisant au texte ancien, l’illustration favorise également
la mise en relief de sa théâtralité et tend à établir ainsi un lien entre inter-
prétation philologique et incarnation scénique. Le parcours à travers les
différents types d’image escortant le texte dramatique fait aussi apparaître
certaines évolutions. De la Renaissance aux Lumières, l’ambition interpré-
tative et l’efficacité cognitive de l’image tendent à se réduire pour proposer
seulement au lecteur un document historique ou une simple illustration.


58 VÉRONIQUE LOCHERT

D
ans la préface de sa traduction de Térence, Anne Dacier raconte
comment le bibliothécaire du Roi, Melchisédech Thévenot, l’a
encouragée pendant son travail à aller voir les manuscrits conser-
vés dans la collection royale :

J’avais beaucoup de répugnance à en venir là ; il me semblait que les


Manuscrits étaient si fort au-dessus d’une personne de mon sexe, que
c’était usurper les droits des Savants que d’avoir seulement la pensée de
les consulter. Mais ma Traduction étant achevée, et Monsieur Thévenot
m’ayant dit que les Manuscrits dont il m’avait parlé méritaient d’être vus
à cause des figures qui y sont, la curiosité m’a portée enfin à les voir avant
que de donner ma Préface1.

Les trois manuscrits que découvre alors l’érudite latiniste datent


de l’époque carolingienne et sont ornés de dessins qui rassemblent au
début de chaque pièce tous les masques utilisés pour la représenter et
en illustrent les différentes scènes avec vivacité (fig. 1, page 59). Mme
Dacier se réjouit de trouver dans ces figures la confirmation de ses propres
commentaires. Les dessins lui paraissent en effet conforter ses choix en
matière de découpage en actes et en scènes, ainsi que ses déductions
concernant les décors et les accessoires, la gestuelle et les déplacements2.
Cette convergence de l’illustration et de l’interprétation souligne la proxi-
mité entre les deux démarches, qui visent à actualiser certains éléments
textuels. Les figures gravées et les commentaires philologiques sont
les deux principaux apports que vantent les pages de titre des grandes
éditions du début du xvie siècle. Les Dix Tragédies de Sénèque publiées
en 1511 sont ainsi « remarquables par les gravures inédites et les annota-
tions très nécessaires » qui les accompagnent3, et les Comédies de Térence
publiées par Trechsel en 1493 proposent « le commentaire très accessible sur
Térence de Guy Jouenneaux, de la région du Mans, avec des gravures précé-
dant chaque scène »4. Il paraît donc intéressant de considérer les rapports et

1. Les Comédies de Térence, traduites en François, Avec des Remarques, Paris,


D. Thierry et Cl. Barbin, 1688, Préface, non pag.
2. Par exemple : « Dans la première scène de L’Andrienne je trouve d’abord que
la remarque que j’ai faite sur le premier et sur le troisième vers, est confirmée
par ces figures : car on voit entrer dans la maison de Simon deux esclaves,
dont l’un porte une bouteille, et l’autre des poissons ; et l’on voit Sosie qui
s’approche de Simon, et qui tient dans sa main une grande cuillère, ce qui
marque très bien que quand il dit, ut currentur recte haec, il parle en termes de
cuisine » (ibid.).
3. « Figuris antea non impressis annotamentisque admodum necessariis insignite »,
Sénèque, Decem Tragediae, Paris, J. Mercator, 1511.
4. « Guidonis Juvenalis natione Cenomani in Terentium familiarissima
interpretatio cum figuris unicuique scaenae praepositis », Terentii comœdiæ sex,
Lyon, Trechsel, 1493.
TRADUIRE EN IMAGES 59

1 - Ms latin 7899 : Térence, Andria, I, 1 (BnF)


60 VÉRONIQUE LOCHERT

les échanges entre interprétation, traduction et commentaire, qui jettent un


éclairage comparable sur le texte, comme le suggère également le vocabulaire,
puisque « interpretare » en latin signifie à la fois « interpréter » et « traduire », et
que « illustrare » veut dire « expliquer ». Face à la masse du commentaire qui
entoure l’œuvre ancienne de longs développements explicatifs, traduction et
illustration ont en commun de permettre un accès plus direct et plus plaisant
au texte. Dans le cas des œuvres dramatiques, elles ont également tendance
à favoriser la prise en compte de la théâtralité et à établir ainsi un lien entre
interprétation philologique et incarnation scénique.

En transposant l’œuvre originale du latin en langue vulgaire ou du


texte en image, la traduction et l’illustration visent à en faciliter l’accès et
à élargir son public. La traduction s’adresse en effet d’abord à ceux qui ne
maîtrisent pas, ou peu, les langues anciennes5, tandis que l’illustration
parle même aux illettrés, comme le souligne Josse Bade : « Efficimus ut etiam
illiterati ex imaginibus quas cuilibet scenae praeposuimus legere atque acci-
pere possent comica argumenta »6. Traduction et illustration peuvent être
considérées comme des imitations interprétatives7, car elles proposent
une lecture du texte en le transposant. Elles sont toutes deux rapprochées
du commentaire : Anne Dacier va jusqu’à affirmer qu’« une traduction
exacte doit servir de commentaire »8 et l’illustration fonctionne elle aussi
comme un paratexte imagé ou une « exégèse visuelle »9. La vogue de la
métaphore picturale dans la théorie de la traduction souligne la similitude
de son rapport au texte, idéalement caractérisé par la fidélité, avec celui
de la gravure. Ainsi, la traduction est « une sorte de dessin d’après nature »,
selon les termes de John Dryden10, ou la reproduction d’un premier dessin,

5. « La traduction est pour ceux qui ne peuvent lire les originaux, ou qui prennent
plaisir à juger de chaque langue. Les remarques peuvent être utiles à ceux
qui veulent étudier, et l’examen peut être d’un grand usage pour tous ceux
qui veulent apprendre à bien juger des pièces de théâtre, ou qui voudraient
travailler eux-mêmes avec succès » (Anne Dacier, Comédie de Plaute traduite
en François, Paris, D. Thierry et Cl. Barbin, 1683, t. I, Préface, non pag.).
6. « Nous faisons en sorte que même les illettrés puissent lire et comprendre les
intrigues comiques grâce aux images que nous avons placées devant chaque
scène » (Terentii comœdiæ sex, Lyon, Trechsel, 1493).
7. Nous reprenons la formule d’Eleanor Winsor Leach, « Illustration as
interpretation in Brant’s and Dryden’s editions of Vergil », dans The Early
Illustrated Book. Essays in Honor of Lessing J. Rosenwald, dir. S. Hindman,
Washington, Library of Congress, 1982, p. 175.
8. Préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.
9. Voir Thomas E. Lawrenson, « Les éditions illustrées de Térence dans
l’histoire du théâtre, spectacles dans un fauteuil ? », dans Le Lieu théâtral à la
Renaissance, éd. J. Jacquot, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 1-23.
10. « Translation is a kind of drawing after the life » (Dryden, Preface to Sylvae,
1658, cité par Eleanor Winsor Leach, art. cit., p. 175).
TRADUIRE EN IMAGES 61

puisque le théâtre de Térence


est lui-même « un tableau où
la nature est parfaitement
bien imitée »11 pour Anne
Dacier. Edward Sherburne,
qui présente sa traduc-
tion de Médée comme une
simple paraphrase, insiste
sur sa fidélité au texte de
Sénèque, restitué « comme il
fut dessiné, dans ses couleurs
d’origine »12. André Dacier
souligne au contraire l’écart
qui sépare sa traduction des
tragédies de Sophocle en la
comparant à un corps sans
âme ou encore à « l’ébauche
d’un tableau dont tous les
contours sont bien arrêtés,
toutes les parties bien dessi-
nées, et où il ne manque que 2 - Anne Dacier, Les Comédies de Térence, Paris,
l’éclat des couleurs »13. Mais D. Thierry, 1688 : portrait de Térence (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 303982)
à la différence des interpréta-
tions textuelles, l’image inter-
prète l’œuvre en l’incarnant,
en lui donnant une forme sensible. Elle joint ainsi aux fonctions informative
et explicative du commentaire la production d’une émotion et d’un plaisir
qui l’ancrent plus fortement dans la mémoire. Sa puissance de condensation
et ses effets de mise en relief lui assurent une grande efficacité pédagogique
et lui permettent de concurrencer le paratexte dans toutes ses fonctions.
À l’ouverture du volume, la gravure joue le rôle de frontispice et
possède une valeur programmatique. Plusieurs recueils de traductions
du théâtre antique s’ouvrent sur le portrait de l’auteur, qui assume une
fonction comparable à celle de la Vie de l’auteur précédant généralement
le texte de ses œuvres. À la suite des éditeurs de la Renaissance, Anne
Dacier reproduit la Vie de Térence de Suétone, qui rappelle notamment
que Térence est né esclave à Carthage et qu’il « était d’une taille médiocre,

11. « Le [rire] peut être comparé au plaisir intérieur dont on est rempli quand on
regarde un tableau où la nature est parfaitement bien imitée » (préface des
Comédies de Térence, éd. cit., non pag.).
12. « He therefore held it best to expose it as it was drawne in its owne Colours »
(Edward Sherburne, préface de Medea, Londres, H. Moseley, 1648, non pag.).
13. Préface des Tragédies de Sophocle, Paris, Cl. Barbin, 1693, non pag.
62 VÉRONIQUE LOCHERT

fort mince, et d’un teint fort brun », et elle place en tête du premier volume
de ses Comédies de Térence l’imago clipeata figurant dans les manuscrits
(fig. 2, page 61). Elle affiche ainsi le souci de fidélité et d’authenticité
qui a guidé sa démarche de traductrice : le traducteur est en effet souvent
comparé au portraitiste de l’auteur ancien, dont il doit s’efforcer de resti-
tuer la physionomie de manière vivante et naturelle. C’est également à l’art
du portrait que font référence André Mareschal, qui choisit dans son adap-
tation du Miles gloriosus de « donner la jeunesse et les traits de la mode à un
visage de dix-huit cents ans » plutôt « que de le peindre avec ses rides et ses
cheveux gris »14, et Pierre Brumoy, qui met en garde contre une traduction
froide en la comparant à un visage de cire où tout est mort et glacé15. Relais
de l’auteur antique à l’époque moderne, le commentateur et le traducteur
accèdent eux-mêmes au statut d’auteur, comme le suggère la proximité
entre le portrait du dramaturge ancien et la figuration de leur propre acti-
vité éditoriale. La gravure représentant Térence qui précède le prologue
de L’Andrie dans la traduction de Charles Estienne et celle qui ouvre la vie
de Térence dans la traduction allemande de Valentinus Boltz (1540) (fig. 3,
page 63) ressemblent ainsi fortement au portrait de Guy Jouenneaux au
travail au début du Térence de Trechsel (fig. 4, page 63) ou d’Octavien de
Saint-Gelais offrant son livre au roi au début du Térence en françois, ces deux
dernières gravures se trouvant significativement placées à proximité de la
dédicace ou de la préface, qui donnent la parole à l’érudit du xvie siècle.
En 1717, le portrait imité de l’antique dans la traduction d’Anne Dacier est
remplacé par une nouvelle gravure (fig. 5, page 63), accompagnée de la
légende suivante : « Térence esclave, présenté par Thalie, offre ses comé-
dies à la République romaine qui lui donne la liberté, figurée par le bonnet.
Apollon le couronne de lauriers. L’enfant qui joue des deux flûtes fait allu-
sion à l’usage de ces temps-là, où les représentations des pièces de théâtre
étaient accompagnées de ces instruments ». Cette image ne fait pas seule-
ment le portrait de l’auteur, mais esquisse aussi sa biographie et son éloge,
auxquels s’ajoute une évocation de la Rome antique et de ses pratiques
théâtrales, avec une insistance particulière sur l’accompagnement musi-
cal, qui fait l’objet d’importants développements dans la préface.
Ce type de synthèse est caractéristique du frontispice, qui offre au
seuil du livre une interprétation picturale de l’œuvre, exploitant pleine-
ment les pouvoirs de condensation et de symbolisation de l’image. Ainsi,

14. Préface du Véritable Capitan Matamore (1640), éd. V. Lochert, Paris,


Classiques Garnier, 2011, p. 253.
15. « Une traduction froide est un visage de cire. Il ressemble en quelque
manière : mais tout y est glacé, tout y est mort. Les traits de vie qu’emploie
si heureusement la peinture dans ses portraits, ne s’y retrouvent plus ou y
paraissent éteints » (Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin Père, J.-B. Coignard et
Rollin Fils, 1730, t. I, « Discours sur le théâtre des Grecs », p. xix).
TRADUIRE EN IMAGES 63

3 [ci-dessus]
Valentin Boltz, Publii Terentii Aphri Sechs verteuschte
Comedien, Tübingen, 1540
(Bayerische Staatsbibliothek München)

4 [ci-dessus, à droite]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493 (BnF – Gallica)
5 [ci-contre]
Anne Dacier, Comédies de Térence, Rotterdam, G. Fritsch,
1717, t. I : frontispice (Bibliothèque municipale
de Lyon – fonds ancien 345510)
64 VÉRONIQUE LOCHERT

les frontispices des traductions de Sénèque proposent une allégorie de


son théâtre – représentée au début de la traduction de Linage, par une
femme au poignard levé que l’on peut vraisemblablement identifier à
Médée (fig. 6, page 65) –, ou un emblème du genre tragique, comme
le suggère la représentation de la douleur sur celui qu’a conçu Chauveau
pour Marolles (fig. 7, page 65). En revanche, le frontispice du Théâtre
des Grecs de Brumoy (fig. 8, page 65) illustre moins l’œuvre des drama-
turges anciens que son entreprise d’édition et de traduction, vaste projet
d’ensemble mettant l’accent sur la généalogie et la comparaison. D’autres
frontispices choisissent d’illustrer une scène-clé de l’œuvre, considérée
comme représentative de l’art de l’auteur. Cette mise en relief fait écho aux
jugements formulés dans les commentaires, où l’interprétation introduit
fréquemment une hiérarchisation : Médée est ainsi considérée par Linage
comme « le chef d’œuvre de Sénèque, et où il a renfermé toutes les forces
de son esprit » et « l’abrégé des plus belles choses qui nous restent de l’An-
tiquité »16. De même, les scènes 1 et 2 de l’acte V du Poenulus de Plaute qui
mettent en scène l’arrivée d’un riche Carthaginois et figurent sur le fron-
tispice du tome III de la traduction de Marolles17, sont présentées dans
les remarques comme des scènes « extraordinaires et singulières » et « très
considérables entre toutes les autres »18. Comme ceux des autres tomes, ce
frontispice en deux parties a aussi la particularité d’offrir au lecteur l’image
d’un théâtre antique, introduisant ainsi une dimension archéologique
dans l’évocation de la comédie romaine.
La représentation du bâtiment théâtral, qui accompagne depuis le
Moyen Âge les textes dramatiques de l’Antiquité, reflète les progrès effec-
tués dans la reconstitution de ses pratiques scéniques. Le théâtre qui ouvre
le Térence de Trechsel (fig. 9, page 67) nous montre les spectateurs face
au proscenium sur lequel seront situées les scènes représentées par la suite,
ainsi que les prostituées circulant aux abords du théâtre, conformément
aux descriptions de Tertullien. Partageant avec la traduction l’ambition
de « rebâtir le Théâtre ancien de ses propres débris »19, de telles images
orientent l’imagination du lecteur en direction d’une scène. Elles l’invitent
à faire le lien avec d’autres images de l’Antiquité qui se répandent grâce
au développement des recherches archéologiques et ornent des ouvrages
comme le Liber de amphiteatro de Juste Lipse en 1584 ou Le Maschere
sceniche e le figure comiche d’Antichi Romani de Ficorini en 173620.

16. Le Théâtre de Sénèque, Paris, L. Chamhoudry, 1658, Epître à Mme la comtesse


de Rieux, non pag.
17. Voir les reproductions accompagnant l’article d’Ariane Ferry dans ce volume.
18. Les Comédies de Plaute, Paris, P. Lamy, 1658, t. III, p. 394-395.
19. Selon les termes de Brumoy, op. cit., p. xiv.
20. C’est à ce dernier ouvrage que George Colman emprunte par exemple une
gravure représentant les flûtistes qui accompagnaient la représentation de la
TRADUIRE EN IMAGES 65

6 [ci-dessus]
Linage, Le Théâtre de Sénèque, Paris, L.
Chamhoudry, 1658 : frontispice (BnF)

7 [ci-dessus à droite]
Marolles, Les Tragédies de Sénèque, Paris, P. Lamy,
1664, t. I : frontispice (BnF)

8 [ci-contre]
Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin Père et
fils, Coignard, 1730, t. I : frontispice (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 104123)
66 VÉRONIQUE LOCHERT

Un dernier type d’illustration prépare la lecture de la pièce : ce sont les


gravures qui remplissent la même fonction que l’argument, auquel elles
sont généralement juxtaposées. Elles ne visent pas à évoquer une repré-
sentation sur scène, mais à clarifier la fable et à mettre en relief ses temps
forts. Dans les Decem tragediae de Sénèque, publiées en 1511, chaque
pièce est précédée d’une gravure qui rend sensible l’enchaînement
funeste des événements à travers la représentation de plusieurs scènes
spectaculaires (fig. 10, page 67). L’ensemble des dix gravures révèle la
cohérence de l’œuvre sénéquienne et esquisse une poétique visuelle de la
tragédie à travers un certain nombre d’éléments récurrents : les costumes
et les couronnes rendent sensible le haut rang des personnages ; les épées
brandies montrent l’omniprésence de la violence. La nature passionnelle
de cette dernière est suggérée par le suicide de plusieurs héroïnes et sa
dimension politique par la présence d’armées aux murs de la cité. Les
images restituent enfin l’horreur du spectacle tragique à travers les flots
de sang de l’illustration de la Troade et le démembrement qui carac-
térise La Thébaïde et surtout Thyeste (fig. 11, page 67). Le Térence en
français publié par Antoine Vérard (Paris, vers 1500) illustre l’argument
de L’Andrie en s’inspirant de l’édition de Grüninger (Strasbourg, 1496)
(fig. 12, page 69). Cette gravure expose le substrat romanesque de la
pièce qui permet la scène de reconnaissance finale, dont Criton au centre
est l’instrument, et le mariage de Pamphile avec Glycerion, qui s’avère
être Pasibula, la fille de Chrémès, disparue lors d’un naufrage, puis
recueillie et élevée par Chrisis. L’organisation spatiale du tableau – invi-
tant à une lecture de haut en bas, de l’île d’Andros jusqu’aux personnages
de la pièce, répartis en famille, au premier plan – et les traits, qui relient,
d’une part, les différentes étapes de la vie de la jeune fille et, d’autre part,
les couples d’amoureux, Glycérion et Pamphile, Philomèle et Carinus,
rendent immédiatement sensibles les principaux éléments de l’intrigue.
Au début du Phormion, le graveur tente d’accommoder cette image à
l’intrigue de cette autre comédie, en changeant simplement quelques
noms, et dans l’Héautontimorouménos, il se contente de juxtaposer sur
la même page toutes les miniatures représentant les personnages (fig. 13,
page 69). À travers leur maladresse même, ces gravures jettent un éclai-
rage sur la dramaturgie de la comédie latine, qui repose sur une combi-
natoire de situations et de types récurrents. Un effet similaire est produit
par les gravures imitées des manuscrits dans les Comédies de Térence de
Mme Dacier, qui rassemblent au début de chaque pièce l’ensemble des
masques nécessaires aux acteurs (fig. 14, page 69). L’image n’est plus
alors une construction mentale à fonction mnémotechnique, comme

comédie à Rome (The Comedies of Terence, translated into familiar Blank Verse,
Londres, T. Becket, P. A. de Hondt, R. Baldwin, 2e éd., 1768, p. lxvi).
TRADUIRE EN IMAGES 67

9 [ci-dessus]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493
(BnF – Gallica)

10 [ci-dessus, à droite]
Sénèque, Decem Tragoediae, Paris, J. Mercator,
1511 : frontispice d’Agamemnon (BnF – Gallica)

11 [ci-contre]
Sénèque, Decem Tragoediae, Paris, J. Mercator,
1511 : frontispice de Thyeste (BnF – Gallica)
68 VÉRONIQUE LOCHERT

l’étaient les arguments visuels proposés par le Térence de Grüninger, mais


une liste d’accessoires et surtout une liste de personnages.
À la différence de ces gravures placées sur le seuil du volume ou de la
pièce, certaines illustrations entretiennent un rapport plus étroit avec le
texte, dont elles accompagnent la lecture. Au xvie siècle, les comédies de
Térence sont souvent ornées de gravures qui marquent le début de chaque
scène. Avant même que les scènes ne soient numérotées, ces images intro-
duisent un découpage scénique fondé sur la présence des personnages et
impriment à la lecture un rythme particulier. Cette insistance visuelle sur
les personnages mis en présence correspond assez bien à la dramaturgie
de Térence, qui vaut davantage, selon Mme Dacier, par l’art des figures que
par l’ordonnance du tableau21. Formulant la comparaison traditionnelle
entre Plaute et Térence en reprenant les termes du débat pictural entre le
dessin et la couleur22, Lawrence Echard considère de même que « Plaute
a les apparences les plus éblouissantes et les couleurs les plus vives, mais
[que] Térence a dessiné les figures et les postures les plus fines, et a la meil-
leure conception »23. Le théâtre de Térence semble donc tout particulière-
ment adapté à l’illustration par la gravure, qui met en valeur sa peinture
des caractères et son sens de la situation. Les gravures de l’édition Trechsel
sont remarquables à ce titre pour leur adéquation étroite avec les scènes
illustrées et pour leur attention au costume et à la gestuelle. Assurant l’iden-
tification du personnage de scène en scène, elles fournissent au lecteur
une contextualisation visuelle des répliques : en voyant Crito en costume
de voyage ou Doria portant une cassette, le lecteur comprend immédia-
tement la situation dans laquelle le personnage prend la parole. Elles
rendent également sensible l’enchaînement des scènes, en montrant des
personnages en train d’entrer ou de sortir, et mettent en relief la vivacité des
situations, qui peut également être soulignée dans la glose, comme c’est le
cas dans la scène 3 de l’acte IV de L’Andrie où Chrémès surprend Mysis en
train de donner l’enfant de Pamphile à Davus24 (fig. 15, page 71). Enfin,

21. « En un mot j’aimerais mieux Térence que Cécilius ; et je crois même que
l’on pourrait justifier ce goût par la peinture. Toutes les figures bien finies et
naturelles feront excuser dans un tableau les défauts de l’ordonnance ; mais je
ne sais si l’ordonnance la plus belle et la plus régulière pourrait faire excuser
les défauts des figures » (préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.).
22. Voir Emmanuelle Hénin, « Du structurel au pictural : la querelle du dessin et
de la couleur », Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture, de la Renaissance
italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2003, p. 188-204. Le dessin est
généralement conçu comme la partie intellectuelle de la peinture, tandis que
la couleur s’adresse aux sens et au vulgaire comme le spectacle.
23. « Plautus had the most dazzling Outside, and the most lively Colours, but
Terence drew the finest Figures and Postures, and had the best Design »
(Terence’s Comedies: made English with his Life; and some remarks at the end,
Londres, A. Swall and T. Childe, 1694, Preface, p. i).
24. Le commentaire marginal de cette scène indique : « deinde Davus subito
TRADUIRE EN IMAGES 69

12 [en haut, à g.] Therence en françois, Paris, Antoine


Vérard, [1499-1503] : argument de L’Andrie (BnF
– Gallica)
13 [ci-contre] Therence en françois, Paris,
Antoine Vérard, [1499-1503] : argument de
L’Héautontimorouménos (BnF – Gallica)
14 [en haut, à d.] Anne Dacier, Comédies de Térence,
Rotterdam, G. Fritsch, 1717, t. I (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 345510)
70 VÉRONIQUE LOCHERT

elles traduisent les émotions exprimées verbalement dans le langage des


gestes : on repère ainsi à plusieurs reprises l’expression codée du déses-
poir, représentée par les bras levés au ciel ou les cheveux tirés vers le bas.
Par rapport à ces images qui restituent le mouvement dramatique de la
comédie, les gravures du Térence en français paraissent rudimentaires et
purement informatives. Le personnage y est figé dans une attitude unique,
le même bois étant utilisé pour toutes les scènes et même pour plusieurs
pièces. L’image ne s’adapte que très ponctuellement au spectacle offert
par la scène : c’est le cas au début de L’Andrie, où Davus est représenté
chargé de victuailles, ou de l’Héautontimorouménos où Ménédème porte
son râteau sur l’épaule (fig. 16, page 71). La gravure a donc ici princi-
palement une fonction de rubrique de scène et l’argument est nécessaire
pour fournir aux lecteurs les précisions que l’image ne donne pas. Au
xviie siècle, la place de l’illustration dans les éditions du théâtre antique
a tendance à se réduire au seul frontispice, mais les gravures internes
se développent à nouveau au xviiie siècle, à la faveur, notamment, de la
réédition à Rotterdam en 1717 de la traduction des Comédies de Térence de
Mme Dacier, qui introduit plusieurs gravures par pièce en s’inspirant des
dessins présents dans les manuscrits (fig. 17, page 71).
Ce rapide parcours à travers les différents types d’images accompagnant
l’édition et la traduction du théâtre antique révèle l’existence d’un troisième
terme entre le texte et l’image : la scène. L’illustration rejoint ici encore le
commentaire, où l’attention portée à la scène se développe progressivement.
Depuis Donat, qui a rappelé que « la comédie […] est composée du geste
et de la prononciation »25, nombreux sont les commentateurs du théâtre
antique qui s’efforcent de préciser les situations dramatiques et d’imagi-
ner les décors et les jeux de scène à partir des indices fournis par le texte26.
La connaissance de l’art de la scène semble en effet aussi nécessaire que
celle de la langue grecque ou latine pour apprécier le théâtre antique27 et la
reconstitution de la représentation donne lieu aux mêmes controverses que
la traduction de tel ou tel passage. Charles Estienne juge ainsi utile d’exposer
au lecteur de L’Andrie « comment [les comédies anciennes] se faisaient et le
lieu où elles se jouaient et par quel moyen on en usait », tout en soulignant

aspiciens Chremetem venientem exclamat oh jupiter » (Terentii Comoediae sex,


Lyon, Trechsel, 1493).
25. « Comoedia vero [...] in gestu et pronuntiatione consistit », De comœdia et
tragœdia, dans Handbook of French Renaissance Dramatic Theory, éd. H. W.
Lawton, Manchester, Manchester U. P., 1949, p. 12-14.
26. Voir Véronique Lochert, « Lectures du théâtre antique : des pratiques
génératrices de didascalies », L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le
théâtre européen aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Droz, 2009, p. 69-89.
27. « There is as great necessity for the understanding of the Roman Customs and
Theatres in this case, and of the Art of the Stage, as of the Latin Tongue » (Echard,
op. cit., p. xviii).
TRADUIRE EN IMAGES 71

15 [ci-dessus]
Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493 : Andria,
IV, 3 (BnF – Gallica )
16 [en haut]
Therence en françois, Paris, Antoine Vérard, [1499-
1503] : L’Andrie, I, 1 (BnF – Gallica)
17 [ci-contre]
Anne Dacier, Comédies de Térence, Rotterdam, G.
Fritsch, 1717, t. I : L’Andrienne, V, 4 (Bibliothèque
municipale de Lyon – fonds ancien 345510)
72 VÉRONIQUE LOCHERT

que « la chose est un peu difficile, et […] pour la plupart gît en conjecture »28.
Dans une lettre ouvrant la traduction de Sénèque par Linage, Saint-Rival
blâme les Modernes qui « ne peuvent comprendre comment on peut
exécuter ce qui se lit dans les Tragédies, et sans considérer que le Théâtre
Français est bien différent et du Grec et du Romain, […] l’accusent de peu
de conduite, parce qu’ils ignorent l’art de la Scène »29. Dans son Examen
du Rudens de Plaute, Anne Dacier procède donc à une reconstitution
minutieuse du décor :

Au fond du théâtre on voit la mer, dont le rivage est fort coupé par de grands
rochers qui avancent considérablement sur la scène. Il faut se souvenir
de cette remarque, car elle est nécessaire pour la suite. L’un des côtés du
théâtre représente la ville de Cyrène, que l’on voit en éloignement ; et l’autre
représente le temple de Vénus, au devant duquel il y a comme un parvis
fermé de murailles à hauteur d’appui, et au milieu du parvis il y a un autel.
Les interprètes ont fait de grandes fautes dans cette pièce pour n’avoir pas
pris garde à ce détail30.

Ce décor garantit en effet l’unité de lieu et la vraisemblance des scènes


3 et 4 où les personnages présents sur scène ne s’aperçoivent pas. Marolles
insiste pour sa part sur le fait que le naufrage n’est pas donné à voir aux specta-
teurs, « bien que la mer qui s’offrait en perspective le long des côtes de Cyrène
parût fort émue »31. Le frontispice de Chauveau32 reflète assez fidèlement ces
interprétations, tandis que celui de Jan Goeree prend ses distances avec la
scène pour évoquer le spectacle du naufrage dans le fond (fig. 18, page 73).
La particularité de l’illustration théâtrale réside donc dans son rapport
à un double référent, comme le suggère Karl Weston à propos des dessins
ornant les manuscrits : « les gestes n’illustrent pas seulement le texte, mais
ils imitent également la scène »33. Les débats critiques au sujet des illustra-
tions des manuscrits carolingiens et des éditions humanistes de Térence
font sentir la tension qui s’établit entre interprétation du texte et représen-
tation de la scène. Longtemps considérés comme des images de nature
purement littéraires, tirées du texte et destinées à orner le manuscrit, les

28. Charles Estienne, La Premiere Comedie de Terence, intitulée L’Andrie, Paris,


E. Groulleau, 1552 [1542], « Épître du translateur au lecteur », p. 3.
29. « Lettre de Monsieur de Saint-Rival, à Monsieur Linage », dans Le Théâtre de
Sénèque, éd. cit., non pag.
30. Comédie de Plaute, op. cit., t. II, « Le sujet », non pag.
31. Les Comédies de Plaute, op. cit., t. IV, p. 318.
32. Voir fig. 2 dans l’article d’Ariane Ferry.
33. « The gestures not only illustrate the text but likewise imitate the stage » (« The
Illustrated Terence Manuscripts », Harvard Studies in Classical Philology, n°14,
1903, p. 44).
TRADUIRE EN IMAGES 73

18 Henri-Philippe de Limiers, Les Œuvres de Plaute, Amsterdam, s. n., 1719, t. VIII :


frontispice du Rudens (Bibliothèque municipale de Lyon – fonds ancien 361253)
74 VÉRONIQUE LOCHERT

dessins présents dans les manuscrits des ixe et xe siècles, qui imiteraient
un original du iiie ou du ive siècle, sont en réalité le reflet de pratiques
scéniques très anciennes selon Reginald Dodwell, qui y déchiffre un
langage gestuel original, distinct de ceux de la peinture et de la rhétorique34.
De même, Henri Rey-Flaud nuance l’analyse de Thomas E. Lawrenson qui
ne voit dans les gravures des Térence humanistes qu’une exégèse visuelle
destinée au lecteur, en décelant dans ces images les traces de pratiques
théâtrales médiévales35. À la fin du xviie siècle, Anne Dacier considère
d’emblée les dessins manuscrits comme des documents et y décèle à la
fois une illustration du texte et un reflet de la scène antique :

Les figures qui sont au commencement de chaque Scène ne sont pas


fort délicatement dessinées ; mais leur geste et leur attitude répondent
parfaitement aux passions et aux mouvements que le Poète a voulu donner à
ses personnages ; et je ne doute pas que du temps de Térence les Comédiens
ne fissent les mêmes gestes qui sont représentés par ces figures36.

Les dessins illustrent le texte dans la mesure où ils traduisent en gestes


les didascalies implicites, soulignant ainsi l’importance du jeu, « car il n’y
a pas un mot, pas une syllabe, qui ne renferme un sentiment délicat qui
a besoin d’être soutenu d’une action très fine »37. Mme Dacier souligne
également qu’ils livrent des informations précieuses sur le jeu de l’esclave,
sur les costumes des différents types et leurs masques, ainsi que sur le
décor, essentiellement constitué de portes fermées par des tentures.
La plupart des gravures illustrant les comédies de Térence du xvie au
xviiie siècle représentent les mêmes actions, décrites dans le texte : on
retrouve partout les préparatifs du banquet au début de L’Andrie, le rateau
de Ménédème à l’ouverture de l’Héautontimorouménos, les poissons
préparés par Dromon (Adelphi, III, 4) ou l’assaut lancé par Thrason contre
la maison de Thaïs (Eunuque, IV, 8). Mais les différentes illustrations se
distinguent par le type de rapport qu’elles établissent avec la scène : elles
mettent en situation les personnages de la fiction ou représentent des
acteurs sur scène ; cette dernière est tantôt une reconstitution de la scène
antique, tantôt le reflet des pratiques contemporaines. Le traitement du
costume, qui fournit une autre métaphore traditionnelle de la traduction,
est révélateur de l’évolution de ce rapport. En effet, le costume reflète à la
fois le statut du personnage et les codes de représentation d’une époque,
comme le souligne George Colman en 1768 :

34. Anglo-Saxon Gestures and the Roman Stage, Cambridge, Cambridge U. P., 2000.
35. Le Cercle magique : essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Âge, Paris,
Gallimard, 1973, p. 87-97.
36. Préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.
37. Ibid.
TRADUIRE EN IMAGES 75

19
Thrason dans L’Eunuque : à droite
dans les Comédies de Térence
d’Anne Dacier (1717) et à gauche dans le
Therence en françois [1499-1503]

As to the habits of the actors, it is plain from Donatus, as well as the reason
of the thing, that they were in general suited, according to the custom of the
times and country, to the sex, age, and condition of the several characters.
Some particulars, however, in their dress very essentially distinguish the
antient players from those on any modern stage, viz. The Buskin, the Sock,
and the Mask38.

Au xvie siècle, les gravures de Trechsel habillent les acteurs de costumes


renaissants. Le Térence en françois, dont les illustrations évoquent très
peu la scène, insiste néanmoins sur la représentation des personnages
en esquissant un parallèle avec le théâtre contemporain : « ceux qui les
narraient étaient en habits tels que les personnages dénotaient […], ainsi
qu’en France les joueurs de farce joyeuses ont habits selon leurs person-
nages »39. Au xviiie siècle en revanche, la représentation de l’acteur antique,
portant un masque et une toge, tend à l’emporter sur celle du personnage.
La reconstitution archéologique met à distance l’intrigue fictive, là où la
transposition dans l’univers contemporain du lecteur facilitait la compré-
hension. Il devient ainsi plus difficile d’identifier le soldat Thrason sur

38. « Les vêtements des acteurs étaient généralement adaptés au sexe, à l’âge, et
à la condition des différents personnages. Mais certaines particularités dans
ces costumes distinguent néanmoins très profondément les acteurs anciens
de ceux qu’on voit sur une scène moderne » (The Comedies of Terence, op. cit.,
p. xlvii-xlviii).
39. Therence en françois, trad. Octavien de Saint-Gelais, Paris, Antoine Vérard,
[1499-1503], f. iii.
l’illustration de 1717, où il porte simplement un chapeau de voyage confor-
mément au code romain reproduit par le manuscrit, que dans la gravure de
1500, où il est revêtu d’une armure renaissante (fig. 19, page 75).

Au début du xxe siècle, Pirandello propose une équivalence entre la


représentation, la traduction et l’illustration qu’il englobe dans le même
mépris : « Tout bien considéré, illustrateurs, acteurs et traducteurs se
trouvent en fait dans la même situation, lorsqu’on porte sur eux un juge-
ment esthétique »40. La comparaison est sans doute plus pertinente à
l’époque qui nous intéresse, alors que la représentation théâtrale elle-
même est davantage conçue comme une illustration du texte dramatique
que comme une interprétation. En s’efforçant de faciliter l’accès au texte
ancien, les opérations de la traduction et de l’illustration favorisent aussi
la mise en relief de la destination scénique des pièces de l’Antiquité. Le
rapprochement du texte traduit avec le théâtre moderne se manifeste
notamment à travers la mise en page, lorsque le vers l’emporte sur la
prose et que la didascalie se substitue au commentaire41, tandis que la
gravure convoque la scène, sur le modèle des pratiques contemporaines
ou en reconstituant les codes anciens. On peut formuler l’hypothèse qu’à
mesure que le texte se rapproche du lecteur – par la langue, le mètre et
la présentation –, l’image insiste davantage sur la distance historique qui
sépare l’univers scénique de l’auteur de la scène contemporaine du lecteur.
Parallèlement au recul progressif du commentaire, dont les formes tradi-
tionnelles sont critiquées par Anne Dacier comme par le Père Brumoy,
l’ambition interprétative et l’efficacité cognitive de l’image tendent à se
réduire pour proposer simplement au lecteur un document ou une illus-
tration au sens le plus restreint du terme. ◀

40. « Illustrateurs, traducteurs, acteurs » (1908), dans Écrits sur le théâtre et la


littérature, trad. G. Piroué, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990 [1968],
p. 23.
41. À la différence de la traduction en prose, qui occulte souvent la nature
théâtrale du texte, la traduction en vers est associée à la scène. Alors qu’il
traduit les comédies de Térence en prose allemande, Valentinus Boltz évoque
son projet de les traduire en vers pour en permettre la représentation. Dans
le Térence en françois, Octavien de Saint-Gelais les traduit successivement en
prose et en vers : si la traduction en prose est accompagnée du texte latin et
d’éléments de commentaire, la traduction en vers adopte une présentation
plus théâtrale, isolant le nom des personnages avant chaque réplique et
l’accompagnant parfois d’une didascalie. Quant à Anne Dacier, elle choisit
de présenter les comédies latines sur le modèle du théâtre imprimé : « j’ai
fait imprimer le texte et la version à la manière de nos Comédies » (Préface
de Comédie de Plaute, op. cit., non pag.). Elle sera suivie en cela par les
traducteurs anglais, qui sont nombreux à souligner l’efficacité de la didascalie
par rapport au commentaire, notamment Lawrence Echard et George Colman.
Las Troyanas (1633)
de González de Salas
« nouvelle idée de la tragédie antique »
ou dernier avatar du commentaire humaniste ?

Florence d’Artois, Universitat Autònoma de Barcelona

Résumé González de Salas accompagne son commentaire de la Poétique d’Aristote


(Nueva idea de la tragedia antigua, 1633) d’une traduction des Troyennes de
Sénèque qu’il présente comme une tragédie modèle (« tragedia práctica »)
destinée aux dramaturges contemporains. Au-delà des déclarations d’inten-
tion de l’auteur, l’introduction – qui rappelle la tradition des Praenotamenta
– tout comme le système de scholies dont il dote le texte apparentent ses
Troyanas à la tradition du commentaire humaniste. Après avoir resitué ce
texte dans l’histoire des très rares traductions du théâtre antique au Siècle
d’or, cet article s’interroge sur l’ambiguïté du projet de González de Salas qui
met en relief la théâtralité du texte, mais s’inscrit dans une tradition hermé-
neutique étrangère à la pratique théâtrale de ses contemporains.


78 FLORENCE D’ARTOIS

A
u sein du tout petit groupe des commentaires de la Poétique d’Aris-
tote que l’on doit au Siècle d’or espagnol, la Nueva idea de la trage-
dia antigua, publiée par González de Salas en 1633, constitue un
cas atypique : d’abord, parce qu’à la différence de ceux-ci, elle ne suit pas
la tradition italienne du commentaire d’Aristote, largement dominante
en Espagne1, mais aussi et surtout, parce qu’elle s’accompagne d’une
traduction espagnole des Troyennes de Sénèque, traduction présentée
comme une « illustration pratique » du modèle théorique élaboré dans le
commentaire. Inscrite matériellement même dans un espace dévolu au
commentaire érudit, mais élaborée, si l’on en croit son auteur, de façon
à permettre son éventuelle représentation sur la scène moderne, cette
traduction a un statut ambigu qui fait tout son intérêt du point de vue de
l’histoire de l’herméneutique du théâtre antique à l’époque moderne.
Il y a bien sûr quelque chose d’éminemment rhétorique dans la décla-
ration de Salas selon laquelle sa traduction des Troyennes est représen-
table2. Compte tenu de ce que l’on sait de l’écart, pour ne pas dire l’abîme,
qui sépare la pratique de la tragédie moderne espagnole de la tragédie
antique et de l’échec retentissant auquel ont été vouées les rares pièces
imitées du théâtre antique sur la scène espagnole à cette époque3, il est
absolument improbable qu’elle ait pu être représentée en dehors du cadre
d’une récitation privée destinée au cercle étroit des érudits proches de
Quevedo4, ni même, on y reviendra, avoir inspiré les dramaturges contem-
porains. Même les néoclassiques, au xviiie siècle, dans leur idéalisation
forcenée de tout ce qui dans l’histoire du théâtre du xvie siècle n’est pas
irrégulier, ne s’y tromperont pas, la classant non parmi les œuvres drama-
tiques, mais bien dans le groupe des traductions, au côté des traduc-
tions humanistes du xvie siècle5. Toutefois, au regard des commentaires

1. La traduction et le commentaire de Salas dépendent étroitement d’Heinsius.


2. « Quedará ya, pues, de esta forma con todos sus números perfecta la fábula,
para que, vestida de trágicos adornos, pueda sin recelo permitirse a la escena »
(« L’action sera ainsi portée, avec tous ses vers, à un point tel de perfection que,
revêtue de ses tragiques atours, on pourra sans crainte oser la représenter sur
scène », Jusepe Antonio González de Salas, Nueva idea de la tragedia antigua,
éd. L. Sánchez Laílla, Kassel, Reichenberger, 2003, p. 803).
3. Je pense en particulier à l’expérience classicisante des années 1575-1585, connue
dans l’historiographie espagnole sous le nom de tragedia filipina et qui s’est
soldée, globalement, par un échec. À ce propos voir, entre autres, Rinaldo Froldi,
« Experimentaciones trágicas en el siglo xvi español », Actas del IX Congreso
de la Asociación Internacional de Hispanistas, Madrid, Iberoamericana, 1989,
t. I, p. 457-468. et Jean Canavaggio, « La tragédie espagnole de la Renaissance :
naissance et dépassement d’une entreprise avortée », dans Rhétoriques de la
tragédie, éd. C. Hoogaert, Paris, PUF, 2003, p. 111-130.
4. Salas faisait partie de ce cercle. Il est d’ailleurs surtout fameux pour avoir édité
la poésie de cet auteur.
5. C’est le cas d’Agustín Montiano y Luyando dans son Discurso sobre las tragedias
españolas, Madrid, J. de Orga, 1750, p. 65-66.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 79

et des traductions humanistes du théâtre antique qui l’ont précédée, la


traduction de Salas montre un intérêt inédit pour la théâtralité du texte
de Sénèque, cohérent avec le poids tout aussi inédit qu’il accorde, dans
son commentaire théorique, aux parties de la tragédie qu’Heinsius, en
bonne logique aristotélicienne, considérait comme les moins essentielles,
à savoir celles qui étaient relatives à la mise en scène6. C’est cette origina-
lité du projet de Salas que j’aimerais ici mettre en relief en la resituant dans
son contexte.

Pratiques de la réception du théâtre antique en


Espagne avant González de Salas : un état des lieux
La réception du théâtre antique en Espagne avant González de Salas
– j’entends par là toute l’activité de lecture, de commentaire, d’édition,
et de traduction – se fait dans le cadre savant de la tradition scolastique
puis humaniste et soumet le texte de théâtre à un ensemble d’opéra-
tions qui tendent à masquer sa spécificité originelle de texte écrit pour la
représentation.
La glose est chronologiquement le premier de ces processus. C’est sous
cette forme qu’apparaissent les premières traductions de Sénèque dans la
péninsule ibérique à la fin du xive siècle : des traductions catalanes7 qui
descendent du grand commentaire de Nicolas Trevet8. Dans la moitié de
ces traductions9, le corps du texte s’inscrit sans rupture dans la continuité
du texte de l’argument de la pièce, les répliques des personnages sont

6. Salas consacre quatre sections de la Nueva idea (vi-ix) aux éléments de mise en
scène : musique, danse, acteurs, scène.
7. On les attribue habituellement à Antoni de Vilaragut (1336-1400). Les
témoignages manuscrits transmettent la version complète de sept tragédies
(Hercules furens, Thyestes, Phoenissae, Phaedra, Oedipus, Triades, Medea) et
des fragments de trois autres (Agamemnon, Hercules Oetaeus et Octavia). Sur
la réception de Sénèque en Espagne, voir Karl Alfred Blüher, Séneca en España.
Investigaciones sobre la recepción de Séneca en España desde el siglo XIII hasta
el siglo XVII, Madrid, Gredos, 1983. Sur ces traductions catalanes en particulier,
voir l’introduction de Tomàs Martínez Romero à son édition des Tragèdies.
Traducció catalana medieval amb comentaris del segle XIV de Nicolau Trevet,
Barcelone, Barcino, 1995 et Nicholas Round, « Las traducciones medievales,
catalanas y castellanas de las Tragedias de Séneca », Anuario de estudios
medievales, n° 9, 1974/1979, p. 187-229.
8. K. A. Blüher, op. cit., p. 128.
9. La glose est plus ou moins importante d’une traduction à l’autre, sans doute
parce que le traducteur utilisait un texte de référence différent. Une partie du
corpus se présente sous forme entièrement glosée (Hercules furens, Oedipus,
Hippolytus, Thebais et Agamemnon). Le rôle de la glose est moindre, en
revanche, dans le reste du corpus (Medea, Thyestes et Troades). Voir T. Martínez
Romero, op. cit., p. 14-16.
80 FLORENCE D’ARTOIS

intégrées à la glose sous forme de citation au discours direct ou synthé-


tisées au discours indirect dans le corps de la glose, qui peut parfois
s’accompagner de commentaires sous forme de digressions. En voici un
exemple tiré de la traduction du premier acte de l’Hercules furens :

Lo primer acte conté primerament la lamentació de Juno contra Èrcules, e


appella les Fúries infernals en sa venjanca, e après indueix lo Cor comptant
tots los ffets de Èrcules, allí on [diu] : « Tu[r]bino » [...] Juno lamentant de la
ffavor donada a Èrcules per Júpiter, pare seu ; e plany-sse dolorosament de ésser
menyspreada e desemparada e les concubines de Júpiter ésser honrades, dontant
molts exemplis en general e special. E per comencament del test, nota que
Saturnus ffon pare de Júpiter e de Juno, e Júpiter pres per muller a Juno e per tant
Juno era muller e germana de Júpiter. E per ço como Júpiter cometia adulteri ab
diversis concubines no curant-sse de Juno, muller sua, plany-sse dient axí :

« Yo, Juno, son germana del sobiran tronant Júpiter e aquest nom és solament
a mi romàs, per ço que per diverses adulteris de Júpiter he perdut lo nom
de muller, per tant com a viduada e ffembra abandonada. E Júpiter per,
tots temps de mi alienat, encara abandona lo temple del sobiran cel, ço es
a dir en lo cel, en lo qual com a propi temple yo solia ésser adorada. E yo,
foragitada, doní loch en lo cel a les concubines de Júpiter, lo qual devia ésser
mon marit. La terra deu ésser habitada de mi, e les concubines tenen lo çel! »

E posa VII exemples de VIII concubines10.

Dans l’autre moitié du corpus des tragédies catalanes, la glose est


plus discrète : le discours des personnages y est indépendant de l’argu-

10. Je cite l’édition paléographique de T. Martínez Romero, ibid., p. 111-112. « Le


premier acte contient d’abord les lamentations de Junon contre Hercule. Elle
appelle les Furies infernales pour la venger et entre ensuite le chœur, qui
rapporte les exploits d’Hercule, là où [le texte dit] : “Tu[r]bino”. Junon se plaint
de ce qu’Hercule a la faveur de son père Jupiter, et souffre d’être méprisée
et tenue à l’abandon alors que les concubines de Jupiter reçoivent tous les
honneurs. Elle en donne de nombreux exemples en général et en particulier.
Et le texte commence par rappeler que Saturne fut le père de Jupiter et de
Junon, que Jupiter prit Junon pour femme et que Junon était donc la femme
et la sœur de Jupiter. Et comme Jupiter la trompait avec plusieurs concubines
et ne s’occupait pas de Junon, sa femme, celle-ci se plaint en ces termes : “Moi,
Junon, je suis la sœur du souverain tonnant, Jupiter, et je ne porte plus que
ce nom qui est pour moi comme du chiendent, car les différentes infidélités
de Jupiter m’ont fait perdre celui de femme, de sorte que je suis comme une
veuve ou une femme abandonnée. Et Jupiter qui ne m’appartient plus, continue
d’abandonner le temple du souverain ciel, le ciel où j’étais habituellement
adorée comme un temple. Et moi, expulsée du ciel, j’ai laissé ma place dans le
ciel aux concubines de Jupiter qui est censé être mon mari. Et me voilà habitant
la terre alors que les concubines siègent dans les cieux!” Elle donne ensuite 7
exemples de 8 concubines ».
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 81

ment de la pièce et s’organise en répliques, mais à l’intérieur d’un cadre


narratif dessiné par le résumé du contenu diégétique de chaque séquence
de l’action en début d’acte ou de scène, résumé qui détaille la liste des
personnages y intervenant. Sorte d’ancêtres des didascalies, ces têtes
de « chapitre » – c’est le terme employé – sont le signe le plus évident du
processus de narrativisation qui sous-tend cette modalité de réception du
texte de théâtre appréhendé comme un récit.
Le commentaire humaniste est le deuxième des grands mécanismes
de réception du théâtre antique. Présent sous forme de digressions dans
la glose médiévale, l’explication acquiert à l’ère humaniste un caractère
plus systématique. Elle porte sur des difficultés liées à l’établissement du
texte, son contenu, son contexte et suit une méthode définie par Érasme
dans le De ratione studii ac legendi, interpretandique auctores (1513) et
reprise dans ses grandes lignes par les humanistes espagnols. Le plus
fameux des traités espagnols en la matière, le De auctoribus interpretandis
du Brocense (Anvers, 1581) organise ainsi le commentaire en trois parties :
l’exposé du sujet, l’étude des arguments et de la topique à laquelle puise le
texte, et l’analyse de sa composition logique et rhétorique. Cette méthode
s’applique de manière invariable à tous les textes, quel que soit leur genre :
Lucien, Héliodore, Cicéron, Virgile, Ovide et Sénèque seront ainsi lus de
la même manière.
Globalement, l’Espagne du xvie siècle, contrairement à l’Italie, n’a pas
donné de grands commentaires et, dans le cas précis des textes drama-
tiques, le travail d’explication s’y est presque exclusivement limité à des
annotations marginales éclairant le sens littéral du texte ou proposant
une série de variantes. Le commentaire proprement dit, quand il existe, se
fait en amont du texte et consiste presque toujours, dans le cas des textes
de théâtre, en une reformulation des Praenotamenta de Donat au texte
de Térence11. Par ce biais seulement, la spécificité générique du texte de
théâtre est partiellement mise en valeur à travers l’exposé de considérations
historiques sur la vie du dramaturge et le genre.
Sauf cas très particuliers, dus à des figures exceptionnelles comme
Hernán Núñez12, célèbre professeur de grec de l’université de Salamanque

11. Sur cette tradition et son importance dans la formation d’une théorie du
théâtre au xvie siècle en Espagne, voir María José Vega Ramos, « El arte de la
comedia en la teoría literaria del Renacimiento », Poética y teatro. La teoría
dramática del Renacimiento a la Posmodernidad, dir. M. J. Vega, Barcelone,
Mirabel Editorial, 2004 et Javier Rubiera Fernández, Para entender el cómico
artificio, Terencio, Donato-Evancio y la traducción de Simón Abril (1577), Vigo,
Academia del Hispanismo, 2009.
12. Sur la figure d’Hernán Núñez et sa bibliothèque, voir Biblioteca y epistolario
de Hernán Núñez de Guzmán. Un aproximación al humanismo español del
siglo XVI, dir. J. Signes Codoñer, C. Codoñer Merino, A. Domingo Malvadi,
Madrid, CSIC, 2001. Sur ses livres de théâtre antique, je me permets de renvoyer
à Florence d’Artois, Recherches sur la réception de la tradition dramatique
82 FLORENCE D’ARTOIS

qui, dès le début du xvie siècle, montre dans les annotations de ses
manuscrits une sensibilité pour la théâtralité du texte dramatique, les
commentaires issus de l’humanisme espagnol ignorent donc la dimen-
sion théâtrale de ces textes. Cette tendance n’est bien sûr pas propre aux
pratiques de l’humanisme espagnol, mais elle y est particulièrement plus
marquée pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin.
Ce désintérêt pour la nature spécifique du texte dramatique est plus
flagrant encore dans les éditions scolaires : le texte n’y est plus qu’un
support destiné à l’étude des rudiments des langues anciennes. L’édition
bilingue du Térence de Simón Abril se présente ainsi, sans ambages,
comme un manuel de latin offert au prince don Juan de Austria :

Buscando modo como con gran fruto y muy poco trabajo y fatiga de V. A.
pueda aprender y entender el latín [...] he traducido las comedias de
Terencio, las cuales importan mucho así para hablar bien latín como para
reformar la vida humana, en nuestra lengua, de manera que comparando
las dos lenguas entre sí, sin perder mucho tiempo ni trabajo podrá V. A. en el
conocimiento desta lengua pasar muy adelante13.

Cette ambition didactique, qui explique le choix d’un format bilingue,


est reformulée dans le prologue « de l’interprète au lecteur » où Simón
Abril prodigue une série de recommandations pédagogiques et situe la
traduction de Térence dans la lignée de précédentes traductions (Fables
d’Ésope, Verrines de Cicéron) elles aussi présentées, indépendamment de
leur nature, comme autant de supports pour l’apprentissage de la langue14.
Enfin, la pratique du commentaire humaniste prévoyait, on le sait,
la sélection de sentences qui, recueillies dans des répertoires, devaient
servir de modèles de phrases à imiter ou de lieux à amplifier. Les textes
de théâtre n’échappent pas à ce traitement et c’est principalement sous
la forme de citations fragmentaires dans le corps d’autres textes qu’ils
sont le plus amplement diffusés, probablement parce que ce mode de
transmission n’exigeait pas une connaissance directe et globale du texte.

grecque au Siècle d’or, mémoire de DEA, Paris, Université de la Sorbonne


nouvelle, 2003.
13. « Cherchant à ce que Votre Altesse puisse apprendre et comprendre le latin de
manière fructueuse et sans trop de peine, j’ai traduit les comédies de Térence
– qui importent autant pour bien parler latin que pour réformer la vie humaine –
dans notre langue, de sorte qu’en comparant les deux langues entre elles, Votre
Altesse pourra sans perdre trop de temps et sans trop souffrir progresser dans la
connaissance de cette langue » (Las seis comedias de Terencio escritas en latín y
traducidas en vulgar castellano por Pedro Simón Abril, Saragosse, J. Soler, 1577,
f. 5-5v).
14. L’édition bilingue gréco-latine de l’Alceste d’Euripide par Pedro Juan Nuñez
(1577), seule édition de texte dramatique grec due à des presses espagnoles au
xvie siècle est à rattacher au même type d’utilisation scolaire du texte de théâtre.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 83

Nombreux sont les exemples de ce type de traductions fragmentaires,


dont l’origine est douteuse, s’agissant sans doute, dans la plupart des cas,
de citations de seconde main, par l’entremise d’anthologies et de miscel-
lanées. Il faut toutefois citer deux brillantes exceptions : la traduction d’un
fragment des Bacchantes d’Euripide, sous la plume de Pedro de Valencia
dans un discours sur la sorcellerie (Discurso acerca de los cuentos de las
brujas, 161015), et surtout, les traductions de passages de l’Andromaque
de Sophocle que l’on doit à Fray Luis de Léon16. Ce type de traduction
s’accompagne d’un mécanisme de déplacement ou de reclassement qui
découle d’une décontextualisation globale du texte de théâtre et qui était
déjà implicite dans les éditions scolaires : le fragment traduit intervient
sous forme de citation dans un texte appartenant à un autre genre. C’est
évident dans le cas de Pedro de Valencia où le passage a une claire fonc-
tion illustrative ; cela l’est plus encore dans le cas de Fray Luis dont les
traductions ont été mêlées à sa propre production poétique.

La spécificité du cas espagnol et son évolution


Ces grandes tendances sont communes au reste de l’Europe huma-
niste, mais elles ont peut-être été exacerbées, en Espagne, par le fait que
la réception du théâtre antique ne s’y est pas accompagnée de la lecture
de textes théoriques susceptibles d’éclairer sa nature spécifique. Il faut en
effet attendre la fin du xvie siècle pour voir apparaître le premier grand
commentaire de la Poétique, la Philosophía antigua poética (1596) de
López Pinciano, et la deuxième décennie du siècle suivant pour les
premières traductions17, le socle théorique dominant jusque-là étant celui
des Praenotamenta de Térence18.

15. Pedro de Valencia, Discurso acerca de los cuentos de las brujas, dans Obras
completas, éd. M. A. Marcos Casquero et H. B. Riesco Álvarez, León, Universidad
de Léon, 1997, t. VII. La traduction concerne les v. 734-758, p. 260-261.
16. À ce propos, voir Lía Schwartz, « Las traducciones de textos griegos de Fray Luis
y su contexto humanista », dans Fray Luis de Léon, Historia, Humanismo y
Letras, dir. V. García de la Concha et J. San José Lera, Salamanque, Universidad
de Salamanca, 1996, p. 527-548.
17. Celle de Mártir Rizo (1623) puis celle d’Ordoñez das Seijas (1626). Sur la
réception de la Poétique au Siècle d’or en Espagne et ses rapports avec la théorie
théâtrale contemporaine, voir, entre autres, Margarete Newels, Los géneros
dramáticos en las Poéticas del Siglo de oro, Londres, Támesis, 1974 ; Luis
Sánchez Lailla, « ‘Dice Aristóteles’ : la reescritura de la Poética en los siglos de
oro », Criticón, 79, 2000, p. 9-36 et Florence d’Artois, « “Et cette douleur même
est leur plaisir” : saint Augustin contre saint Augustin pour réécrire Aristote »,
Poétique, n°153, 2008, p. 107-126.
18. Et c’est ce corpus qui sous-tend principalement le texte théorique du grand
dramaturge national, Lope de Vega (Arte nuevo de hacer comedias, 1609),
même s’il y fait mention de Robortello.
84 FLORENCE D’ARTOIS

Quant à la réception des textes dramatiques, brillamment initiée


à Salamanque dès la fin du xve siècle autour de la collection de manus-
crits d’Hernán Nuñez, leur circulation stagne dès le milieu du xvie siècle
pour décroître significativement au tournant du siècle. Le phénomène est
évident si l’on observe les inventaires de bibliothèques aussi bien univer-
sitaires que privées. À titre d’exemple, en 1611, pour toute l’université de
Salamanque, on compte tout au plus une dizaine d’exemplaires de pièces
latines et une dizaine d’imprimés et de manuscrits de pièces grecques,
c’est-à-dire, à quelque chose près, ceux légués un siècle plus tôt par
Hernán Nuñez19. Une vingtaine d’années plus tard, dans l’une des biblio-
thèques les plus riches de l’époque, celle du Conde Duque de Olivares, le
favori de Philippe IV, il n’y avait pas un seul exemplaire de tragédie ou de
comédie grecque20.
Le nombre dérisoire d’éditions21 et de traductions en langue vulgaire
dues à des Espagnols ne fait que conforter ce panorama. En 1633, la traduc-
tion de González de Salas clôt en effet la maigre liste que constituent, si
l’on écarte les cas des traductions partielles, les traductions de Pérez de
Oliva22 et celles de Simón Abril. La méconnaissance du théâtre antique
qui découle de ce contexte, malgré la médiation italienne, ne peut donc
qu’avoir aggravé la tendance inhérente, on l’a vu, à la réception humaniste,
d’ignorer la spécificité générique des textes dramatiques.
Si l’on considère en diachronie le maigre corpus des traductions et des
éditions de textes, on observe toutefois une légère évolution dans le sens
d’une attention croissante à la théâtralité du texte dramatique. Partons des
traductions catalanes du xive siècle, qui constituent, on l’a vu, une sorte
de degré zéro d’appréhension de la théâtralité. Le second jalon de l’his-
toire des traductions est marqué par les traductions de Pérez de Oliva. Ces
traductions, probablement réalisées dans les années 1520, transforment
le texte dramatique en un texte de statut indéterminé, indétermination
dont le titre de la première traduction (Muestra de la lengua castellana en

19. Voir l’Índice inventario de la Biblioteca de la Universidad en este año con


motivo de su nuevo bibliotecario Miguel de Velasco, 1611, Ms 25 f 52-82
(Bibliothèque de l’Université de Salamanque).
20. Voir Gregorio de Andrés, « Historia de la biblioteca del Conde Duque de
Olivares y descripción de sus códices », Cuadernos bibliográficos, n° 28, 1972,
p. 131-142 et n° 30, 1973, p. 5-73.
21. Le fait le plus significatif est qu’une seule pièce grecque soit sortie de presses
espagnoles pour toute la période des xvie et xviie siècles : l’Alceste d’Euripide
par Pedro Nuñez (1571).
22. À Pérez de Oliva, on doit une traduction de l’Amphitryon de Plaute, une
de l’Électre de Sophocle et une de l’Hécube d’Euripide qui datent toutes
probablement de la fin des années 1520 (la seconde, La venganza de
Agamemnón, a été éditée pour la première fois en 1528). Sur l’histoire de ces
textes voir l’édition de George C. Peale : Fernán Pérez de Oliva, Teatro, Estudio
crítico y edición, Cordoue, Real Academia de Córdoba, 1976.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 85

el nacimiento de Hércule o comedia de Amphitrion) est la preuve la plus


évidente. Le prologue de l’auteur, d’où est absent tout commentaire rela-
tif au théâtre, même par l’entremise de Donat, confirme la réinterpréta-
tion rhétorique annoncée par le titre : la comédie de Plaute est présentée
comme une source pour l’inventio et la traduction, comme un modèle pour
l’elocutio en langue espagnole. La traduction proprement dite, en main-
tenant le caractère dialogique du texte, l’assimile à la forme du dialogue,
très en vogue dans l’Espagne du xvie siècle23. Elle s’en distingue légère-
ment toutefois sur le plan de la mise en page et du paratexte. La traduction
des deux pièces est précédée d’un résumé de l’argument et d’une liste de
personnages désignés comme « personas » et non comme « interlocutores »
comme c’était le cas dans les dialogues. La division en actes et en scènes
n’est pas explicitée, mais l’entrée et la sortie des personnages, qui est à
la base de la division scénique, si. On est donc face à un texte au statut
intermédiaire : son auteur le présente comme un modèle pour le discours
en langue espagnole, la traduction le rapproche de la forme du dialogue,
mais le paratexte met en valeur des marques de théâtralité, en particulier
dans le traitement des personnages.
Les Seis comedias de Terencio (1577) de Pedro Simón Abril, marquent
le jalon suivant de cette histoire. Le statut de la traduction n’est plus
problématique même si l’intention première du traducteur, on l’a vu, n’est
pas liée à la théâtralité de ces textes. Les préliminaires, repris aux scho-
liastes de Térence, identifient clairement les pièces comme des comédies.
L’édition et la traduction sont précédées d’indications historiques sur les
circonstances de la première représentation qui occupent le lieu dévolu,
dans les éditions du théâtre moderne, aux indications initiales de mise en
scène. L’organisation de l’action en actes et en scènes est mise en relief par
la typographie et la mise en page. On remarque, de ce point de vue, une
évolution intéressante. La première édition (Zaragoza, 1577) pratique un
découpage de type narratif de l’action : en lieu et place de la didascalie
moderne, on trouve un résumé du contenu de la scène. Ce résumé dispa-
raît dans la deuxième édition (Alcalá, 1583) où le marquage scénique
s’accompagne de la seule mention du nom des personnages24. À un autre
niveau, la disparition du système d’annotations marginales savantes dans
le texte latin de la deuxième édition va dans ce même sens d’une épura-
tion progressive du texte de théâtre.
Mais la plus grande avancée dans le sens d’une reconnaissance de la
théâtralité des pièces de Térence dans l’édition bilingue de Simón Abril se

23. Pérez de Oliva est d’ailleurs surtout connu pour sa contribution à ce genre, la
plus célèbre étant le Diálogo de la dignidad del hombre.
24. Cette ambiguïté et l’évolution du traitement des didascalies ne sont pas
propres aux traductions du théâtre antique, on les retrouve également dans les
éditions du théâtre de Juan de la Cueva qui datent de la même décennie.
86 FLORENCE D’ARTOIS

situe dans la seconde dédicace de l’« interprète au lecteur » qui fait suite au
texte de Donat. Après avoir souligné le caractère répétitif du contenu des
Praenotamenta, il s’arrête sur une distinction qui, dans le contexte théo-
rique de l’époque était une nouveauté, compte tenu de la diffusion presque
inexistante de la Poétique : la distinction entre representación et narración,
soit entre les deux modes de la mimèsis définis par Aristote. Exemples tirés
des textes de Térence traduits dans le même volume à l’appui, il distingue
ainsi le statut du texte de théâtre, destiné à la représentation, de celui des
récits qui interviennent à l’intérieur du texte dramatique pour résumer l’ac-
tion non représentée, dans la mesure où, souligne-t-il à la suite d’Aristote,
l’on ne peut pas tout représenter. Rappelant ainsi que le théâtre doit recou-
rir au récit pour rapporter ce qu’il ne lui est pas licite de montrer et ce qui
rendrait la représentation trop longue, il en vient à critiquer un cas concret
tiré de la littérature nationale, celui de la Celestina, un texte au statut ambi-
gu s’il en est puisqu’il s’agit d’un texte de fiction en prose à mi-chemin entre
le dialogue et le théâtre, mais qui avait été reçu, au xvie siècle, comme un
texte dramatique. D’une façon jusque-là inédite, la traduction du théâtre
antique s’accompagne ici d’une réflexion sur la théâtralité même du texte,
qui vient nourrir le regard porté sur le théâtre moderne. Plus que la défi-
nition de la fonction du récit dans le drame, c’est bien sûr la conscience
si franchement affirmée du statut du texte dramatique comme « repre-
sentación » qu’elle présuppose, qui est particulièrement originale dans le
contexte scolaire d’où est issue cette modeste traduction.

La traduction de Salas :
l’aboutissement d’un processus
La traduction des Troyennes par González de Salas marque le dernier
jalon de l’histoire des traductions du théâtre antique en Espagne entre le
xive et le xviie siècle. Entre 1583, date de la deuxième édition du Térence
de Simón Abril (rééditée en 1599), et 1633, date de publication de la Nueve
idea de la tragedia antigua, il ne se traduit pas de théâtre antique en
Espagne. La période voit en revanche la parution d’un texte qui semble
avoir eu pour Salas une certaine importance : l’édition commentée des tragé-
dies de Sénèque par Martín del Río25, jésuite, qui fut un temps professeur de
l’université de Louvain, et ami de Juste Lipse. Il s’agit d’une édition savante,
d’une qualité sans comparaison avec les produits purement espagnols
contemporains en matière de théâtre antique (elle sort des presses planti-
niennes) et qui a la particularité de consacrer dans ses prolégomènes deux

25. Martín Del Río, Syntagma tragoediae latinae, Anvers, Officina Plantiniana, Jean
Moretus, 1593.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 87

chapitres à des questions liées à la représentation du théâtre antique26.


Cet intérêt ne va toutefois pas au-delà d’une curiosité de type archéolo-
gique. Moins qu’une réflexion sur la théâtralité de textes concrets, il s’agit
en effet d’une compilation de données historiques sur les circonstances
de représentation du théâtre antique (architecture du théâtre, acteurs,
musique, danse des chœurs). L’histoire de la scène se maintient donc
dans les limites d’une approche philologique qui ne conduit jamais à une
réflexion sur la théâtralité des textes édités.
La grande originalité de Salas, c’est qu’il combine l’intérêt archéolo-
gique de Martín del Río – qu’il cite comme l’une de ses sources – et le souci
de révéler ce qui dans un texte concret relève d’une dimension théâtrale.
Le premier aspect de ce travail s’opère dans la partie de la Nueva idea de
la tragedia antigua dévolue au commentaire de la Poétique, le second,
dans la traduction de Sénèque qui lui fait suite et lui sert d’illustration
pratique. L’ensemble présente les grandes caractéristiques de la tradition
du commentaire et de l’édition savantes, tradition que revendique Salas
dans la dédicace de l’ouvrage au lecteur savant : el estudioso27.
À l’intérieur de ce grand ensemble, le texte des Troyennes, est
commenté dans trois lieux : dans le corps du commentaire d’Aristote
où il est convoqué à titre d’exemple, dans les Observations, imitées des
Praenotamenta, qui précèdent la traduction, et dans les marges mêmes
de la traduction. Mais l’entreprise de Salas dépasse l’approche philolo-
gique pure dans laquelle ce triple cadre du commentaire ainsi que l’enjeu
de la simple traduction ad verbum, dont le principe est défendu dans la
dernière Observation préliminaire28, semblaient l’enfermer : c’est un effort
d’adaptation du texte de Sénèque aux exigences de la représentation et de
la scène moderne, dans les limites d’une fidélité au texte presque abso-
lue. Cet effort constitue le corrélat pratique d’une curiosité pour le théâtre
moderne qui affleure très discrètement dans le texte théorique : d’abord
dans le questionnement sur l’adéquation du théâtre antique à la scène
moderne – interrogation qui est un topos dans la preceptiva théâtrale de
l’époque, mais qui prend tout son sens dans le projet de Salas –, et ensuite,
dans l’allusion à des tragédies modernes29 au côté des autorités antiques,
au cœur du commentaire d’Aristote.
Loin de nous l’intention de faire de Salas un théoricien du théâtre
moderne : le théâtre antique et le théâtre moderne sont, dans l’Espagne
de l’époque, des champs séparés de manière presque étanche. La pers-
pective de Salas est bien celle de l’estudioso du théâtre antique, mais un

26. Ibid., p. 31-36.


27. Nueva idea de la tragedia antigua, p. 566.
28. Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 799.
29. Salas ne cite que des tragédies italiennes (et jamais des pièces espagnoles).
Concrètement : le Torrismond du Tasse et les tragédies de Giraldi Cinzio.
88 FLORENCE D’ARTOIS

érudit curieux de la modernité qui essaie d’éclairer d’une approche autre


que dogmatique la querelle des Anciens et des Modernes. L’époque à
laquelle cette traduction intervient, le début des années 1630, c’est-à-dire
les dernières années de la vie de Lope de Vega, rend bien évidemment
ce projet absolument vain : la formule irrégulière de la comedia nueva
lopesque s’est imposée sur la scène des théâtres au début du xviie, et
c’est cette formule que reprend Calderón dans les années 1620 y compris,
comme Lope avant lui, dans ses pièces tragiques. Si elle n’intéresse donc
pas l’histoire du théâtre national parce qu’elle propose un type de théâtre
tragique qui ne peut pas triompher sur la scène moderne – les Troyanas
sont en quelque sorte une hypothèse d’école de ce qu’aurait pu être une
tragédie espagnole imitée du théâtre classique –, la traduction de Salas
constitue en revanche un jalon essentiel dans l’histoire de l’interpréta-
tion du théâtre antique dans la mesure où c’est la première et la seule
entreprise interprétative de ce théâtre en Espagne, à l’époque, qui mette
réellement en relief la dimension théâtrale du texte de Sénèque par un
travail d’adaptation proche de celui que requérait la représentation de
pièces contemporaines.
Une partie de ce travail est détaillée et justifiée avec un scrupule très
philologique dans le Supplément aux Observations préliminaires précé-
dant la traduction. Il s’agit de modifications qui visent à la fois à améliorer
la cohérence de l’action et à ajuster le texte aux exigences de la représenta-
tion. La première intervention consiste à supprimer le texte de l’argument
pour ne pas nuire à la suspensión (le suspens) que doit susciter l’intrigue
chez le spectateur :

No prevengo su noticia con los argumentos que suelen preceder a las


comedias y tragedias antiguas pues pierden sin duda el precio de la
suspensión las que manifiestan antes el artificio de su enredo30.

L’idée que l’anticipation du contenu de l’intrigue et de sa solution


limitait la participation du public au spectacle avait déjà conduit, à la fin
du xvie siècle, les metteurs en scène de tragédies classicisantes à la même
décision : supprimer le texte de l’argument ou du prologue et le remplacer
par une loa, pièce brève indépendante de la fable et destinée à capter l’at-
tention du public. Salas choisit ainsi de faire débuter l’action in medias res,
non par le monologue d’Hécube comme dans le texte latin, mais par une
scène collective imitée des scènes de bataille de la comedia nueva31 qui se

30. « Je n’en anticipe pas le contenu avec un de ces arguments qui précèdent
habituellement les comédies et les tragédies antiques car c’est au prix du
suspens que le font celles qui dévoilent préalablement l’artifice avec lequel elles
sont nouées », Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 803.
31. Ce type de scène est stéréotypé. En voici, à titre de comparaison, un exemple
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 89

joue à moitié en coulisses et à moitié sur scène, sur fond de trompettes et


de tambours de guerre :

La primera apariencia de la escena era Troya ardiendo ; y entre el excitado


ruido de trompetas y otra mucha confusión de bélicos instrumentos, se
podrían oír dentro voces semejantes.
Uno ¡Rompe!
Otro ¡Quema!
Otro ¡Derriba!
Otro ¡Muera la inicua Troya!
Muchos ¡Grecia viva!
Otro ¡Iguala con la tierra
los altos muros!
Muchos ¡Guerra!
Otro ¡Guerra!
Otro ¡Guerra!
Otro ¡Enciende!
Otro ¡Abrasa luego
esos techos dorados!
Muchos ¡Fuego!
Otro ¡Fuego!
Salía después Hécuba sola32.

Au lieu de reconstruire, dans la didascalie initiale, les circonstances de


la première représentation, comme le faisait Simón Abril dans la perspec-
tive archéologique qui était la sienne, Salas situe d’entrée ses Troyennes
dans l’espace imaginaire conventionnel de la comedia nueva. Et la seule
trace d’un intérêt archéologique est, finalement, le temps auquel est rédi-
gé la didascalie (« la primera apariencia era »33).

tiré de la deuxième partie de La hija del aire de Calderón (éd. F. Ruiz Ramón,
Madrid, Cátedra, 1987, I, v. 535-536), de composition contemporaine de la
Nueva idea : « Cajas y trompetas, ruido dentro y vuelve Lidoro. DENTRO— ¡Armas,
armas! / Otros— ¡Guerra, guerra! / Unos— ¡Viva Semíramis! / Todos— ¡Viva! »
(« Tambours, trompettes, bruit en coulisses. Lidoro revient. En coulisses— Aux
armes, aux armes! / D’autres— Guerre, guerre! / Les uns— Vive Sémiramis! /
Tous— Longue vie! »).
32. « Le premier décor représentait Troie en flammes. Au milieu du bruit et de
l’agitation confuse des trompettes et autres instruments de guerre, on pourrait
entendre les cris suivants : Un Grec— Que tout se rompe ! / Un autre— Que tout
s’embrase! / Un autre— Que tout s’effondre ! / Un autre— Que meure l’inique
Troie ! / En masse— Vive la Grèce ! / Un autre— Recouvre ses hauts murs de
terre ! / En masse— Guerre ! / Un autre— Guerre ! / Un autre— Guerre ! / Un
autre— Des flammes ! / Un autre— Embrase immédiatement ces toits dorés! /
En masse— Du feu ! / Un autre— Du feu ! Entrait ensuite Hécube seule », Nueva
idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 811.
33. La didascalie inaugurale de l’acte V avec sa référence à la figure du
90 FLORENCE D’ARTOIS

Les deux autres modifications structurelles opérées par Salas


rappellent également le travail des metteurs en scène qui avaient essayé,
à la fin du xvie siècle d’ajuster les tragédies classicisantes aux exigences
de la scène34. Dans la première scène de l’acte I, Taltybius entame un
dialogue avec le chœur des Troyennes qui l’invitent à rapporter la cause
de ses tourments. Il s’en suit un long récit de Taltybius. Dans le texte de
Sénèque, ce récit n’est pas suivi d’une réponse du choeur. Dans sa traduc-
tion, Salas décide de refaire participer le chœur à l’action en le faisant
répondre au récit de Taltybius. Ce qui est décrit comme un problème de
cohérence dramatique35 recoupe, en réalité, le problème de la présence
du personnage muet sur les planches qui est au cœur de la deuxième
correction de Salas, qui intervient dans l’acte IV. L’acte IV est celui où
Hécube et Andromaque apprennent d’Hélène la décision qu’ont prise
les Grecs de sacrifier Polyxène. Le texte latin comporte une indication
que Salas considère comme une didascalie implicite : Hélène s’adresse
au vocatif à Polyxène (« Polyxene miseranda », v. 94436). Salas en déduit
que Polyxène est donc présente sur scène à ce moment-là, mais comme
personnage muet. Il entreprend donc de la faire participer à l’action en la
faisant répondre à Hélène.
Salas s’explique sur ces deux ajouts dans le Supplément aux Observations
qui précédent le texte de sa traduction. Il s’abstient en revanche de signa-
ler d’autres interventions qui participent d’un même effort d’adaptation du
texte à la scène mais ne concernent pas directement le texte dramatique –
raison pour laquelle, sans doute, il ne se sent pas obligé de les commenter
–, mais les indications de représentation. Dans les éditions et traductions
de ses prédécesseurs, les indications scéniques se limitaient à signaler la
présence des personnages sur scène dans une séquence donnée de l’ac-
tion, présence dont était déduit le découpage en scène et en actes explicité
par le paratexte. Salas reprend le découpage en cinq actes qu’il hérite des
éditions latines. En revanche, dans un souci de cohérence avec la pratique
de la scène moderne, il renonce au découpage scénique. En effet, dans
le système de comedia nueva, qui était polymétrique, le séquençage de

messager, habituelle dans la tragédie classique, participe de ce même intérêt


archéologique : « Sale un troyano, que es la persona trágica llamada Nuncio »
(« Entre un Troyen, qui représente la figure tragique appelée Messager », Nueva
idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 881).

34. Sur cette question, voir Luigi Giuliani dans son édition de Lupercio Leonardo
de Argensola, Tragedias, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2009,
p. clxiv-clxxix.
35. Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 803.
36. Par commodité, la numérotation des vers renvoie à l’édition moderne de la
pièce dans la collection des Belles Lettres. González de Salas ne dit pas quel
texte il utilise.
LAS TROYANAS (1633) DE GONZÁLEZ DE SALAS 91

l’action à l’intérieur de chaque acte n’était pas explicité par le paratexte et


découlait à la fois de l’entrée et de la sortie des personnages (sur le modèle
latin) mais aussi et surtout, des changements de forme métrique. Si Salas
conserve l’organisation en cinq actes du théâtre classique, sans essayer
de réduire la pièce aux trois actes conventionnels de la comedia nueva,
il s’aligne donc en revanche, du point de vue du séquençage interne de
l’action sur les pratiques des dramaturges contemporains. La mention des
personnages présents sur scène se fait d’ailleurs selon les usages de la come-
dia, non par une simple liste de personnages comme dans les éditions de
théâtre antique, mais précédée de la mention entran o salen pour signaler
la sortie et l’entrée des personnages37.
Cette même position intermédiaire entre les usages du théâtre
contemporain et ceux du livre de théâtre classique caractérise le traite-
ment qu’il fait de la métrique. La traduction de Salas est une traduction
en vers. Or Salas emploie tour à tour les formes métriques traditionnel-
lement employées pour la traduction des mètres classiques (notamment
pour les traductions des chœurs) et les grandes formes métriques de la
tragédie moderne (alternance de formes italianisantes en hendécasyl-
labes et de formes octosyllabiques), avec une préférence remarquable
pour des formes strophiques qui étaient particulièrement en vogue dans
les années 1620-1630 et qui sont celles de la dernière comedia lopesque et
de la première comedia caldéronienne (décimas, silvas et liras).
Enfin, pour revenir à la question des didascalies, Salas rajoute deux
nouveaux types d’indications scéniques : des indications relatives au jeu
de l’acteur qui résultent en fait de l’explicitation de didascalies implicites
dans le texte dramatique (la presque totalité des déictiques sont analysés
dans ce sens) et des indications relatives au décor. Les plus fréquentes
sont celles du premier type. Dans l’acte II, par exemple, quand Pyrrhus se
plaint à Agamemnon que la bravoure d’Achille ne soit pas récompensée,
le texte laisse entendre que la menace de Pyrrhus est à la fois verbale et
physique, le discours de Pyrrhus renvoyant à sa main en ces termes : « Hac
dextra Achilli victimam reddam suam »38 (v. 306), ce que Salas rend par la
didascalie « La mano en la espada »39.
À ce mécanisme d’explicitation des didascalies implicites (qui conduit
Salas à signaler les apartés, très nombreux dans cet acte), se superpose,
dans le troisième acte, qui est celui de la confrontation d’Andromaque
et d’Ulysse, l’ajout d’indications de mise en scène relatives au décor, qui
n’étaient pas prévues par le texte. Outre la représentation sur scène de la

37. Les termes espagnols sont inversés par rapport à la logique actuelle des
didascalies du théâtre français. Entrar signifie entrer en coulisses et donc sortir,
et salir sortir des coulisses et donc entrer en scène.
38. C’est nous qui soulignons.
39. « Portant la main à l’épée », Nueva idea de la tragedia antigua, éd. cit., p. 830.
tombe d’Hector qui sert de cachette à Astyanax40 et d’où sortira et entre-
ra l’enfant au cours de l’acte, le cas le plus flagrant est le recours à une
machine pour faire apparaître dans les airs le défunt Hector, entouré de
flammes, au moment où l’invoque sa veuve Andromaque : « Pasa por el aire
armado Héctor, despidiendo llamas de sí »41. Cet ajout a moins à voir avec
l’hypothétique souvenir des machines du théâtre antique (euripidéen, en
particulier), qu’avec l’essor du spectaculaire dans le théâtre directement
contemporain de l’époque de Salas : les machines, tant décriées par Lope,
triomphent à l’ère de Calderón, notamment dans un type de spectacle
qu’avait peut-être en tête Salas, compte tenu du prestigieux personnage
auquel il dédiait son œuvre – le Conde Duque de Olivares : le spectacle
de Cour.

Tous les éléments que nous venons d’analyser vont dans le sens d’une
attention particulière prêtée par Salas à la dimension théâtrale du texte
dramatique. Cet aspect de l’interprétation salasienne du texte de Sénèque
ne doit néanmoins pas occulter le souci philologique auquel il est
constamment associé et que nous avons évoqué plus haut. Réinterprété
dans un sens qui dégage sa théâtralité, le texte de théâtre ne se libère pas,
par exemple, du système d’annotations marginales érudites, aussi simpli-
fié soit-il. Le support matériel dans lequel il est publié, un commentaire
de la Poétique, l’enferme, par ailleurs, dans un cadre particulier qui est
celui de l’érudition. Enfin et surtout, si la mise en relief de la théâtralité
dans le texte de Salas se traduit parfois par l’imitation des pratiques du
théâtre moderne, ce cheminement de l’antique vers le moderne reste, et
restera, dans le cas espagnol, unilatéral. La traduction, en même temps
qu’elle révèle la théâtralité du texte de Sénèque, le modernise. Mais le
geste de Salas, aussi novateur soit-il, ne fera pas changer son cours au
théâtre moderne, qui s’est constitué à la fin du xvie siècle dans la sublime
ignorance des préceptes des poétiques néoclassiques. La traduction de
Salas, qui n’aura probablement pas eu d’autre public que le cercle étroit
des proches de Quevedo, dont elle est issue, ne fera pas d’émule. Et dans
sa pratique de la tragédie, Calderón ne s’inspirera pas plus du théâtre
antique que Lope de Vega avant lui. ◀

40. Voir la didascalie « Entra en el monumento el niño » (« L’enfant entre dans le


monument », ibid., p. 843).
41. « Hector, en armes, passe dans les airs, écartant les flammes », ibid., p. 854.
INTERPRÉTER
LA COMÉDIE
La traduction de Térence
par Marolles
Marolles, érudit, pédagogue ou théoricien ?

Florence de Caigny, CELLF 17-18

Résumé En proposant une traduction de Térence assortie d’un riche apparat


critique, l’abbé de Marolles offre à un vaste lectorat des espaces herméneu-
tiques variés au service d’une double entreprise. Pédagogue, il contribue,
par ses remarques et son exigence de fidélité au texte latin – fidélité non
exempte de distorsions –, à éclairer son lecteur ainsi qu’à rendre ces pièces
d’un autre temps compréhensibles et recevables pour un homme du XVIIe
siècle. Mais ses commentaires dépassent ce premier objectif : en érudit,
théoricien, critique ou homme d’Église, Marolles transforme ses notes en
lieu de débat et de dialogue avec les lettrés de son temps. Révélant la spéci-
ficité et la richesse de l’œuvre latine tant du point de vue théâtral que stylis-
tique, il réalise son ambition première : justifier la pleine et entière place de
ces comédies profanes au sein de la République des Lettres.


96 FLORENCE DE CAIGNY

L
orsque Marolles publie en 1659 la traduction des six comédies de
Térence, il vient d’achever un an auparavant celle des comédies
de Plaute, et est sur le point de faire paraître celle des tragédies de
Sénèque. Sa riche activité de traducteur, puisqu’il mentionne dans sa
Préface qu’il a donné « en douze années la Traduction de douze Poëtes
Latins illustres »1, le situe en plein cœur des débats qui parcourent le
siècle à propos de la traduction. Entre fidélité au texte, rejet du mot à
mot, souci de l’élégance et belles infidèles, il livre au fil des différentes
préfaces ses positions de théoricien et de praticien de la traduction. Avec
Térence, traduction rédigée en deux mois selon ses dires, Marolles offre
un travail qui se démarque de la pratique des marginalia et de celles
des commentateurs érudits des siècles précédents. Par la présentation
de nombreuses remarques d’ordre divers, cet ouvrage pose la question
de la finalité d’une telle entreprise. Au-delà de la transmission d’un
texte, Marolles nous semble chercher à le rendre « lisible » – c’est-à-
dire compréhensible et recevable – pour ses contemporains grâce à des
espaces herméneutiques multiples, à destination d’un lectorat dépassant
le cercle des érudits.
Entre les intentions énoncées en préface et leurs concrétisations, l’étude
de Marolles soulève le problème de la possible, ou impossible, autonomie
de la traduction dans la restitution du sens et invite à s’interroger, dans un
premier temps, sur la nature et la fonction des remarques. Par ses explica-
tions et remises en contexte érudites ou pédagogiques, Marolles cherche
à donner les moyens de comprendre la dramaturgie et les fondements
de la théâtralité de Térence. Mais ne va-t-il pas au-delà, lorsqu’il parle en
théoricien ? Le dialogue qu’il instaure avec les lettrés de son époque ne
contribue-t-il pas à rendre lisible pour un homme du xviie siècle un texte
antique ? Enfin, cette recherche de la lisibilité ne conduit-elle pas la traduc-
tion à prendre en charge une partie de l’herméneutique, par le choix d’une
lecture interprétative recevable, au détriment d’une fidélité stricte ?

Du projet préfaciel à sa mise en œuvre :


les espaces de l’herméneutique
Marolles, dès le début de sa préface, inscrit la traduction du théâtre
de Térence dans un projet plus vaste : il s’agit de donner accès à des textes
dont l’utilité est manifeste à ses yeux. L’entreprise pourrait paraître hardie
au regard de sa condition d’homme d’Église, lui qui avoue avoir pris beau-
coup de plaisir à la fréquentation de ces poètes latins2. Pourtant, ce que

1. Les six Comedies de Terence en Latin et en François, trad. M. de Marolles, Paris,


P. Lamy, 1659, préface non pag.
2. « Ils [les ouvrages antiques] ont esté (je l’avouë) mes delices, mes jeux, mes
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 97

Marolles qualifie de « divertissement honneste » se justifie, à ses yeux, par


les qualités qu’il confère à ces œuvres. S’il appelle en effet œuvres profanes
« les Livres qui ne sont pas sacrez », Marolles ajoute aussitôt : « quoy qu’il y
ait de fort excellentes choses en ceux-cy, & pour l’elegance de l’elocution,
& pour la subtilité de l’esprit, & pour la justesse des pensées »3. Traduire
Térence revient donc à donner accès à un texte remarquable, utile, et qui
appartient à la « République des Lettres »4, sans distinction d’une quel-
conque hiérarchie de valeur entre ses membres. Marolles poursuit en effet
sa justification par une légitimation du choix des poètes latins (et, partant,
de Térence) : le seul critère distinctif est la perfection dont un auteur fait
preuve dans le genre qu’il pratique. Varron n’est alors en rien inférieur à
Cicéron, Plaute et Térence en rien à Salluste ou Tite-Live :

Et Plaute & Terence ne sont pas moins admirables pour les Poëmes
Comiques, où ils ont excellé, que Saluste & Tite-Live pour les discours
Politiques, & les excellentes Narrations Historiques, dans lesquelles
depuis tant de siecles ils ont acquis une si haute reputation, quoy qu’à le
bien prendre, Terence n’eust gueres fait que des Traductions des Ecrits
d’Apollodore & de Menandre5.

La restriction finale, paradoxale de prime abord, cesse de l’être si l’on tient


compte, dans la suite de la préface, du développement de Marolles sur la
traduction. Cette dernière est présentée comme « quelque chose de consi-
dérable » auquel même les plus grands auteurs comme Cicéron n’ont pas
dédaigné de se livrer. Ainsi la pratique de Térence n’amoindrit-elle en rien
son excellence. Un tel raisonnement légitime indirectement le traduc-
teur : si Marolles donne accès à un auteur appartenant à la République des
Lettres, il se place lui-même dans ce panthéon – puisque les plus grands
ont traduit – et répond ainsi aux détracteurs de la traduction comme aux
critiques lui reprochant son activité prolifique.
Au-delà de la double célébration de l’auteur traduit et du traducteur,
Marolles définit théoriquement ce que doit être la traduction et expose la
façon dont il entend transmettre le théâtre de Térence. Alors que dans ses
travaux précédents, Marolles s’était montré partisan de la fidélité, allant
même jusqu’à accepter la conservation d’une obscurité du texte original
notamment chez Plaute, il adopte ici une position moins intransigeante
en privilégiant la beauté du style à l’exactitude de la lettre :

festins & mes promenades », ibid.


3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
98 FLORENCE DE CAIGNY

Le devoir d’un bon Traducteur est donc de répondre non seulement


au sens, mais encore à la grace & à la force des termes du Livre qu’il
entreprend d’expliquer : Et certes l’on peut dire que l’excellence de son art
consiste principalement dans le beau-tour. De sorte que si l’expression
est noble & relevée, on peut, ce me semble, excuser facilement une legere
béveuë dans le sens, pourveu qu’elles ne soit pas trop affectée, si ce n’est
en changeant par fois l’ordre de la construction, ou perfectionnant la
pensée de l’Autheur, comme cela mesme arrive plus souvent qu’on ne se
l’imagine, à ceux qui sçavent l’art de bien interpreter, sans toutefois qu’il
soit necessaire d’y affecter la langueur de la Paraphrase, qui ne sert le plus
souvent qu’à obscurcir le sens, lequel se recueille bien mieux dans une
expression serrée, pourveu qu’il y ait de la netteté6.

Netteté, concision, élégance viennent s’adjoindre à l’exigence de restitu-


tion du sens, au risque de faire des concessions sur le rendu de la lettre, et
ce, jusqu’à l’erreur.
Cette difficile gageure, entre une esthétique de la réception et une
éthique de la traduction, place les traducteurs en position d’interprètes :
il s’agit de rendre intelligibles les œuvres d’un auteur écrivant dans une
autre langue, tout en dévoilant leurs caractéristiques. Marolles pose
ainsi l’idée que la traduction prend en charge une partie de l’herméneu-
tique par la levée de l’obscurité de certains lieux, à la condition que cet
éclaircissement soit exprimé en termes choisis et conserve l’élégance, en
partie constitutive de l’elocutio de Térence. Ce travail permet à la traduc-
tion, espace autonome, de s’adresser alors au public le plus large, tandis
que l’apparat critique s’adresserait à un lectorat plus érudit.
À regarder la présentation matérielle de la traduction de Térence,
Marolles semble en effet délimiter plusieurs espaces aux fonctions diffé-
rentes. Avant de proposer la traduction des pièces de l’auteur latin, l’abbé
décrit le contenu de son ouvrage :

Les choses contenues en cét Ouvrage


L’Epistre Liminaire
La Preface au Lecteur
La Vie de Terence
Une petite Chronologie necessaire pour resoudre quelques difficultez
Les six Comedies de Terence en deux Parties ; trois dans la premiere, & trois
dans la seconde : Avec plusieurs Remarques necessaires à la fin de chaque
Partie.
Des fautes survenuës dans l’Impreßion, où par occasion est expliqué un
passage difficile de l’Histoire de Montmorency

6. Ibid.
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 99

La Table
Les Nottes de Peyrarede sur les six Comedies de Terence7.

La Vie de Térence, qui cite de nombreuses sources antiques, ou la Petite


Chronologie, dans laquelle Marolles discute certaines affirmations concer-
nant le contexte de création des pièces de Térence, témoignent d’une
certaine érudition, tout comme les Remarques. Dans ces dernières, l’abbé
énumère les éditions connues des comédies latines, et notamment celles
assorties d’un commentaire ; il mentionne celles à partir desquelles il a
travaillé, puis répertorie les traductions connues, dont celles de Monsieur
de Saint Aubin, qui n’est autre que Le Maistre de Sacy, et de La Fontaine.
En outre, les observations de M. de Peyrarède qui figurent en fin d’ouvrage
sont présentées comme un outil supplémentaire donné au lecteur.
Cependant, les remarques de Marolles, pour érudites qu’elles
paraissent, n’ont pas pour unique destinataire un public savant au sens
de connaisseur et lecteur des auteurs antiques. L’abbé le signale explicite-
ment dans une note de l’Heautontimorumenos :

La vieillesse de l’Aigle, C’est un Proverbe que disoient les Anciens au sujet


des Vieillards qui boivent davantage, qu’ils ne sont grands mangeurs.
Surquoi le Lecteur studieux se pourroit donner la peine de voir le 10. Livre
de l’Histoire Naturelle de Pline, & le 8. Livre d’Aristote de l’Histoire des
Animaux. Au reste, ce sont icy des paroles de Syrus, qui flatte son Maistre
qui avoit beu gayement le soir d’auparavant, comme s’il eust voulu dire
que Chremés avoit imité en beaucoup la vieillesse de l’Aigle, qui boit plus
volontiers qu’elle ne mange. Eugraphius8.

La mention d’un « lecteur studieux » instaure une distinction entre plusieurs


types de lecteurs et suggère que les remarques s’adressent à un lectorat vaste
dépassant le cercle des érudits. Sans exclure ces derniers, Marolles ne leur
destine pas spécifiquement ses notes : ses renvois à d’autres sources antiques
prennent la forme d’une invitation au conditionnel et, tout en donnant les
références de Pline et d’Aristote, il ne cite pas les passages concernés. Cette
ouverture à un public diversifié se matérialise par une présentation bilingue,
le latin faisant face à la traduction française. Tout lecteur peut y trouver son
compte : l’érudit qui voudrait s’attacher au seul texte source, ou celui qui
ne maîtrise pas la langue latine. En outre, la numérotation des vers latins,
reportée parallèlement au niveau de la traduction, permet une circulation
du texte français au texte latin pour celui qui le désire, tout en ne gênant en
rien celui qui voudrait se contenter de la traduction.

7. Marolles, Les six Comedies de Térence, op. cit., non pag.


8. Ibid., Remarques sur l’Heautontimorumenos, III, 2, p. 257 (nous soulignons).
100 FLORENCE DE CAIGNY

Si les remarques ne s’adressent pas seulement à l’érudit, leur présence


pose la question de leur fonction pour le lecteur. Elles semblent bien appa-
raître comme l’auxiliaire indispensable de la traduction pour l’intelligibi-
lité et la lisibilité du théâtre de Térence. Remettant en question le postulat
de l’autonomie de la traduction, les commentaires prennent en charge
une partie de l’herméneutique.

L’espace des remarques : rendre Térence lisible pour un


lecteur du xviie siècle et dialoguer avec son époque
Dans ses diverses remarques, Marolles manifeste le souci constant de
s’assurer de la parfaite compréhension du texte de Térence. Pédagogue, il
apporte des informations pour éclairer un lieu difficile, un trait de civilisa-
tion ou une allusion géographique. Ces précisions deviennent un moyen
d’éviter toute interprétation ou jugement erronés, liés à une méconnais-
sance d’ordre historique ou culturel. Ainsi lorsque Térence mentionne
dans les Adelphes le « dixième mois » de grossesse du personnage, Marolles
fait-il figurer dans ses remarques sur la pièce :

Le dixieme mois de sa grossesse, c’est-à-dire le dernier mois de la grossesse,


comme d’autres l’ont traduit : car les Anciens, au lieu de neuf mois de
grossesse que nous comptons à présent, en comptoient dix, comme il se
peut observer en divers lieux de Terence & de Plaute & Virgile dans sont
Eglogue 4. sur la fin9.

Il s’agit de replacer dans son contexte ce qui apparaîtrait comme une


erreur grossière aux yeux d’un homme du xviie siècle.
Cette pédagogie se manifeste aussi par le soin de Marolles à résumer
chaque scène des six pièces avant de formuler ses remarques. Le lecteur
qui ne comprendrait pas un passage (même traduit) ou aurait perdu le fil
de l’histoire trouve là une aide pour suivre correctement l’intrigue et ses
péripéties, à l’instar de ce que proposent les arguments dans les éditions
anciennes. Enfin, un tel souci est perceptible dans la pratique récurrente
de la paraphrase d’un lieu qui, à la lecture, pourrait paraître ambigu ou
peu clair. L’expression « c’est-à-dire » qui suit la citation souligne l’impossi-
bilité pour la traduction de donner une parfaite intelligence du texte latin.
De même, lorsque le texte pourrait prêter à confusion, il arrive à Marolles
d’ajouter quelques mots pour clarifier le propos du personnage, entre
paraphrase et remise en perspective par rapport aux éléments antérieurs
de l’intrigue.

9. Ibid., Remarques sur les Adelphes, III, 4, v. 29, p. 458.


LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 101

Mais, dépassant le simple objectif de compréhension, Marolles glisse


assez souvent vers une tentative d’explication qui vise à rendre recevable
un texte antique. À propos du vers 22 de la scène 1 de l’acte IV de l’Heau-
tontimorumenos, alors que Chrémès reproche à sa femme Sostrata de ne
pas avoir tué leur fille Antiphila à la naissance comme il le lui avait deman-
dé, voici ce que Marolles ajoute :

Si du commencement vous eussiez obey à mes ordres, il l’eust fallu tuer.


Chrémès dit à Sostrate que pour luy obéïr, quand elle accoucha d’une fille,
elle devoit tuer son fruit. Voila une étrange inhumanité d’un pere contre son
enfant, & en mesme temps une puissance bien absoluë d’en pouvoir user
de la sorte impunément. C’estoit néantmoins l’usage des Anciens Grecs &
Romains, qui avoient la puissance de la vie et de la mort sur leurs enfants ;
mais ce n’est pas sans quelque pretexte d’honneteté, aimant bien mieux les
tuer, que de les laisser au danger de devenir esclaves, & d’estre prostituez10.

Si l’étonnement est celui de l’homme d’Église du xviie siècle, l’explica-


tion mentionnant « l’usage des Anciens Grecs & Romains » émane du
pédagogue qui replace dans son contexte les éléments de la pièce. L’abbé
cherche également à gommer la cruauté d’une telle pratique en alléguant
que cela peut éviter aux filles esclavage et prostitution : il tente ainsi de
rendre moins choquante aux yeux de ses contemporains cette pratique en
évoquant la société et les mœurs des Anciens.
L’espace des notes révèle donc un Marolles pédagogue, soucieux de la
compréhension du texte pour son lecteur. L’abbé quitte toutefois souvent
de cette posture pour se faire théoricien de la dramaturgie et dégager les
caractéristiques de l’écriture comique de Térence : disposition, élocution,
nature des personnages font l’objet de ses commentaires, qui s’adressent
autant à un public averti qu’à un lecteur non spécialiste. Il cherche ainsi
à expliquer et à rendre lisible les fondements de la comédie chez Térence.
Pour une parfaite appréhension de ce qu’est la comédie antique,
Marolles se livre au fil de ses remarques à des considérations d’ordre histo-
rique. Il rappelle ainsi, à l’occasion du vers 7 du prologue de l’Hécyre, le statut
des dramaturges antiques, en le comparant à celui de ses contemporains :

rendre pour sa propre utilité. Il faut lire vendre : car les anciens Poëtes
aussi-bien que les Modernes vendoient leurs Comedies à ceux qui les
representoient pour en tirer du profit, ou qui les faisoient representer,
comme les Ædiles, pour donner du plaisir au peuple11.

10. Ibid., Remarques sur l’Heautontimorumenos, IV, 1, v. 22, p. 259


11. Ibid., Remarques sur l’Hécyre, Prologue, v. 7, p. 463.
102 FLORENCE DE CAIGNY

Puis, il mentionne à divers endroits les éléments constitutifs de la


comédie, par opposition avec ceux de la tragédie. Cette dernière, définie
par sa gravité, se distingue de la comédie dont Marolles souligne le carac-
tère naïf, populaire et gai, notamment lorsqu’il commente une réplique de
Syrus dans l’Heautontimorumenos :

Afin que pour ses bagues & ses juppes il…entendez-vous ? Ces sortes de
reticences sont fort Comiques ; mais il n’en faut pas trop user, & beaucoup
moins dans la Tragedie qui est un Poëme plein de gravité, où les petits
jeux ne doivent entrer, que dans la Comedie qui est un Poëme naïf,
populaire & enjoüé12.

À cette distinction de nature, il ajoute la dimension musicale inhérente


au théâtre antique présenté comme un spectacle total visant à instruire
et divertir. Enfin, dans le bref résumé précédant les remarques de la scène
4 de l’acte V des Adelphes, il reconnaît implicitement à Térence la volonté
d’instruire son public, en usant de l’expression « le dessein du Poëte dans
cette Comédie ayant esté de faire connoistre »13.
Quoique dispersées, ces considérations générales sur le théâtre et la
comédie doivent permettre au lecteur de mieux saisir la nature même
du genre pratiqué par Térence. L’essentiel des propos de Marolles porte
cependant sur la dramaturgie. Du point de vue de la disposition, Marolles,
reprenant la pratique traditionnelle des commentaires antérieurs, précise
les différents moments des pièces et les caractérise. Il utilise ainsi les mots
de « nœud » de l’action ou de la fable, de « catastrophe », de « dénouement »,
et ce, pour chacune des pièces. À plusieurs reprises, il use du terme de
« reconnaissance » pour qualifier un moment particulier qui débouche sur
le dénouement. Pédagogue et bon connaisseur de la théorie, Marolles entre
dans la fabrique des pièces et tient à ce que le lecteur puisse distinguer les
différentes phases des comédies14. Il insiste tout particulièrement sur ce
qui lui semble être spécifique de l’écriture dramaturgique de Térence. Le
prologue retient l’attention de Marolles ; à ses yeux, l’auteur comique latin
se distingue de son prédécesseur Plaute, en ce qu’il ne donne jamais à voir
l’argument de la pièce dans le prologue mais se justifie de ses comédies15 :

12. Ibid., Remarques sur l’Heautontimorumenos, v. 30, p. 262.


13. Ibid., Remarques sur les Adelphes, V, 4, p. 461.
14. Il adopte une démarche similaire dans ses Remarques sur la traduction de
Lucrèce (1659) : résumant le propos philosophique, il décortique certains
raisonnements en distinguant les différents arguments utilisés.
15. On trouve trois mentions importantes sur ce point dans l’Andrienne, Le
Phormion, et Les Adelphes. Marolles ne reprend en cela qu’un topos présent
depuis longtemps dans les commentaires.
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 103

Après qu’un vieux Poëte a connu. Il parle de Luscius Lavinius, duquel il


s’est dé-ja plaint tant de fois. Je croy qu’il l’appelle le vieux Poëte, pour
dire méchant Poëte, ou qui écrit à la vieille mode. Terence ne garde point
les Loix de la Comedie dans ce Prologue, non plus que dans les autres
qu’il a faits, pour en dire le sujet, sans toutesfois en découvrir les secrets
de l’intrigue ; ce que Plaute ny les autres qui ont parfaitement entendu
le Theatre, n’ont jamais fait. Je ne sçay si je me trompe ; mais j’avouë
franchement que les Prologues de Terence ne me plaisent nullement16.

Le prologue chez Térence ne remplit donc aucune fonction informative,


qui peut se trouver parfois prise en charge par la première scène, comme
il le souligne dans Les Adelphes17. Outre le prologue, Marolles consacre
plusieurs remarques aux personnages protatiques dont il fait ressortir le
rôle purement dramaturgique, notamment dans l’Andrienne :

Cette Scene comprend agreablement tout le sujet de la Comedie, & le


Poëte n’y admet que pour cela seul le personnage de Sosie, pour écouter
l’histoire que luy conte le vieillard Simon, & ne jouë plus dans tout le
reste de la Piece. C’est pourquoi les Anciens appelloient ces sortes de
personnages protaticae personae, quae semel inductae in principio fabulae,
in nullis deinceps fabulae partibus adhibebantur. Le Poëte en fait autant
dans le Phormion, où il introduit aussi Favus dés le commencement, & ne
paroist plus en suitte ; & dans l’Hecyre, Philotis & Syra sont la mesme chose.
Plaute n’en use pas ainsi18.

Enfin, à de très nombreuses reprises, Marolles mentionne, sur le plan de la


disposition, la pratique régulière des débuts de scène ou d’acte in medias res.
Ces remarques dramaturgiques éparses mettent en lumière les
spécificités de l’esthétique théâtrale de Térence en les replaçant dans
leur contexte antique. À plusieurs reprises, Marolles opère toutefois une
analyse contemporaine, perceptible par l’emploi de termes renvoyant
aux critères du xviie siècle, tels ceux de vraisemblance, bienséance, unité
de temps, de lieu… Térence devient alors le vecteur par lequel Marolles
dialogue avec les théoriciens de son époque : il cite notamment le Térence
justifié (1655) et La Pratique du théâtre (1657) de l’abbé d’Aubignac et
mentionne la querelle opposant Ménage et ce dernier, à propos de l’unité
de temps dans l’Heautontimorumenos. Pour autant, Marolles ne se soumet

16. Ibid., Remarques sur le Phormion, Prologue, p. 469.


17. Marolles commente ainsi le vers 3 de la première scène des Adelphes : « Toute
cette Scene est un Monologue assez long, qui tient lieu de Prologue pour
instruire les Spectateurs, du sujet de cette Comedie », ibid., Remarques sur les
Adelphes, p. 454.
18. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, I, 1, p. 215.
104 FLORENCE DE CAIGNY

pas aux avis des théoriciens : il les convoque pour les réfuter ou étayer sa
propre lecture du théâtre de Térence.
L’abbé entame ce dialogue au sujet des unités de temps et de lieu, pensées
dans leur relation avec la notion de vraisemblance. Les remarques les plus
significatives figurent dans l’Heautontimorumenos, où Marolles, discutant
du lieu de l’action, refuse de le situer aux champs. Il aborde aussi la ques-
tion de la vraisemblance interne pour certaines pièces. Marolles souligne à
plusieurs reprises que certains personnages sont sortis depuis peu de scène
et qu’ils reviennent après un temps jugé fort court au regard des actions qu’ils
disent avoir menées. Mais il ne porte aucune condamnation, s’appuyant en
cela sur la pratique des Anciens :

A ce que je puis voir, Archillis, elle a tous les signes de beauté. Lesbie qui a
paru en la Scene precedente, retourne de chez Glycerie, où elle l’a veuë
délivrée de son enfant, & parle en sortant de ce logis à une femme appellée
Archillis, qui gardoit l’accouchée, luy donnant des preceptes de regimes
pour luy conserver la santé. On pourroit dire qu’il ne s’est passé gueres de
temps depuis que Lesbie est entrée dans le logis de Glycerie, pour avoir eu
le loisir de luy parler & de la considerer en l’estat où elle estoit : mais les
Comiques en usent souvent de la sorte : & ce n’est pas seulement Plaute
dans son Epidicus, qui suppose qu’un Vieillard a donné ordre à tant de
choses en fort peu de temps, puis qu’il est bien aisé de voir par cet exemple,
que Terence en use de la mesme sorte19.

Par cette démarche, Marolles montre la relativité des critères esthétiques


théâtraux suivant les époques et répond à d’Aubignac pour qui la vraisem-
blance implique de respecter l’unité de lieu20.
Le dialogue avec d’Aubignac s’engage également à propos des apar-
tés et des monologues. Non mentionnés comme tels dans la traduction,
mais nommés sous ce vocable dans les remarques, les apartés sont pour
Marolles l’un des fondements du jeu comique chez Térence : ils sont source
de plaisir pour le lecteur, en dépit des critiques portées par les théoriciens

19. Ibid., III, 2, v. 1, p. 224-225


20. Dans La Pratique du Théâtre, d’Aubignac signalait la nécessité de la
vraisemblance à propos de l’unité de lieu : « Après le choix du lieu, il doit
examiner quelles choses sont propres pour être vues avec agrément, afin de
les mettre sur son Théâtre, et en rejeter celles qui n’y peuvent ou n’y doivent
pas paraître ; mais qui doivent seulement être récitées afin de les supposer
faites en des lieux proches du Théâtre, ou du moins qui ne soient jamais si
éloignés, que l’Acteur qui les récite ne puisse raisonnablement être de retour
sur le lieu de la Scène depuis qu’on l’en a vu sortir ; sinon il faut supposer qu’il
était parti devant l’ouverture du Théâtre ; car par ce moyen on le fait venir de
si loin qu’on veut, et même on lui fait employer tout le temps nécessaire à ce
qu’il aura fait » (Abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, éd. H. Baby, Paris,
Champion, 2001, p. 168).
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 105

contemporains au nom de la vraisemblance. Ainsi à propos du premier


vers de la scène 2 de l’acte IV des Adelphes, Marolles précise-t-il :

Sans mentir je suis bien malheureux. Demée qui est en peine de trouver
son frere parle seul entrant sur le Theatre, où il ne voit point son fils
Ctésiphon, qu’il croit s’en estre retourné à la métairie ; & tandis que
le mesme Ctesiphon parle à son valet Syrus, Demée ne l’entend point
non plus : ce que le Poëte pratique assez souvent par un agreable jeu de
Theatre quoy qu’il y ait beaucoup de Critiques qui tiennent cela contre la
vray-semblance21.

Dépassant la remise en contexte, Marolles se fait théoricien en livrant sa propre


position sur ce point lorsqu’il affirme à propos de l’Andrienne : « & quoy qu’on
en puisse dire, je suis persuadé par l’authorité ou plustost par l’usage de deux
si grands Poëtes, qu’il est difficile de s’en passer pour le jeu comique »22. Mais
cet avis de théoricien s’appuie sur la pratique des auteurs anciens.
Enfin, le dialogue théorique porte également sur la question du
nombre de personnages présents sur la scène. Au chapitre premier du
Livre IV de sa Pratique du théâtre, D’Aubignac évoque leur nombre impor-
tant sur scène chez les Anciens et l’explique par la grandeur des théâtres
antiques et la magnificence des représentations23. Sa position se veut
nuancée et fondée sur le principe de clarté pour le spectateur : trop de
personnages entraînent confusion des dialogues et des actions24. Marolles
semble avoir à l’esprit ces réflexions lorsqu’il précise dans ses Remarques
sur l’Eunuque, à l’acte III scène 2 :

Parmenon présente à Thaïs les dons de Phedrie en la présence de


Thrason qui les regarde avec mépris, & qui en fait de sottes railleries,
avec l’applaudissement du Parasite, & tous deux insultent sur Parmenon.
Puis Thaïs sort de chez elle pour aller soupper chez Thrason. Le nombre
de Personnages de cette scene y pourroit causer de l’obscurité si le
judicieux Poëte n’y avoit bien pourveu pour les faire parler distinctement
& sans confusion25.

L’objection d’obscurité renvoie à celle de confusion chez d’Aubignac, ce


que renforce l’éloge de l’habileté de Térence qui évite toute « confusion ».

21. Marolles, Les six Comedies de Térence, op. cit., Remarques sur les Adelphes, IV,
2, v. 1, p. 459.
22. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, I, 2, p. 219.
23. Voir d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 392.
24. Ibid., p. 397.
25. Marolles, Les six Comedies de Térence, op. cit., Remarques sur l’Eunuque, III, 2,
p. 239.
106 FLORENCE DE CAIGNY

Par ce biais, Marolles célèbre l’écriture dramaturgique de l’auteur latin et


refuse d’appliquer les critères esthétiques de son siècle.
L’ensemble des remarques qui touchent à la disposition ont pour
objectif de rendre compréhensible le théâtre de Térence pour un lecteur
du xviie siècle. En donnant des précisions sur le contexte antique,
Marolles contribue à la lisibilité de ce théâtre pour un public averti
ou non, et rejette toute forme de condamnation au nom des critères
esthétiques de son temps. Ce parti pris l’amène à dialoguer avec ses
contemporains et les théoriciens de son époque : il répond à d’éven-
tuelles critiques que certains établissent en s’appuyant sur les règles
d’un théâtre postérieur et œuvre ainsi pour une meilleure réception de
l’auteur antique. Cette position s’explique aussi par le fait qu’il évalue
d’abord la réussite d’une pièce au plaisir qu’elle procure, et non à sa
parfaite conformité avec des règles, a fortiori celles du xviie siècle
quand il s’agit de juger d’une œuvre antique :

Qu’à les rendre agreables au peuple. Il parle des Comedies : & certes si
les Comedies ne plaisent au peuple, on a beau dire qu’elles sont selon
les Regles, elles sont privées du fruit pour lequel elles sont composées, &
peut-estre mesme qu’elles n’ont pas cet artifice merveilleux qu’elles doivent
avoir infailliblement, quand elles plaisent extraordinairement, quoy que le
peuple & le grand monde mesme, si l’on veut, ne fussent pas capables d’en
dire la raison26.

Les réflexions proposées dans les remarques cherchent donc à faire


ressortir les spécificités de l’écriture théâtrale de Térence qui en expliquent,
pour Marolles, la réussite. Outre son étude de la disposition, ses analyses
sur les personnages se révèlent aussi importantes pour saisir les fonde-
ments de cette réussite. L’abbé tient à définir le type incarné par chacun
des personnages dont il donne les traits constitutifs. Cette démarche s’ob-
serve dès leur présentation puisque Marolles fait figurer dans la traduction
française l’étymologie des noms pour les caractériser. Il s’appuie en cela
sur les commentaires de Donat comme il le signale dans une remarque au
début de l’acte I, scène 1 des Adelphes :

Storax. C’est le nom d’un Valet, qui est tiré d’un mot Grec, qui signifie
une espece de parfum, selon la remarque de Donat, ab odore puer storax.
Surquoy cét Autheur dit que les noms Comiques se doivent donner aux
Personnages, selon leur humeur, ou leur condition, ou leur fonction27.

26. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, Prologue, v. 3, p. 214.


27. Ibid., Remarques sur les Adelphes, I, 1, v. 1, p. 454
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 107

Au-delà de la rubrique consacrée aux personnages, Marolles singularise


différents types tels ceux du valet, de la courtisane, du parasite, des jeunes
gens amoureux, du soldat fanfaron, des brus, des belles-mères et des diffé-
rentes espèces de pères. Cette typologie se voit associée à des remarques
consacrées au style : s’il justifie le choix de certaines expressions traduites,
Marolles souligne fréquemment la parfaite adéquation du langage choisi par
Térence avec le statut social du personnage de comédie. La distinction entre
écriture tragique et écriture comique n’a alors de cesse d’être mise en avant et
l’abbé insiste tout particulièrement sur le critère du naturel qui retranscrit la
peinture naïve de cette galerie de personnages propres à la comédie.
Ces éléments sur les personnages sont une clé de lecture pour
comprendre le texte de Térence et en célébrer les caractéristiques repla-
cées dans leur contexte. Mais Marolles contribue aussi à le rendre lisible
en opérant des rapprochements avec l’époque contemporaine. Dans le
cours de ses remarques, l’abbé glisse plus ou moins consciemment vers le
moraliste observant les mœurs de son temps et stigmatisant certains traits
de société. Le glissement s’observe à des signes discrets : l’emploi du « on »,
celui d’un discours général, ou bien d’adjectifs comme « poly » ou « civil ».
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, dans le Phormion, à l’occasion du
vers 9 de la scène 2 du premier acte écrit-il :

ceux qui ont le moins de bien doivent toujours donner à ceux qui sont les
plus riches. Cette pratique des Anciens n’a point changé & c’est une chose
pitoyable de voir qu’on exige toujours des pauvres, & qu’on ne leur donne
presque jamais rien28.

Tout en donnant à comprendre le dessein de l’auteur, au-delà du simple


divertissement, Marolles met en lumière l’actualité du propos de Térence,
favorisant par ce biais sa réception.
L’abbé, en position d’interprète, au sens d’intermédiaire entre deux
époques, propose aussi une lecture de la théâtralité du texte par des
remarques de type scénographique. Ce genre d’analyse souligne l’incom-
plétude de la traduction qui ne peut se suffire à elle seule, en dépit des
affirmations initiales de Marolles, et montre la nécessité des notes pour
une lisibilité plus grande des comédies de Térence. Faisant encore œuvre
de pédagogue pour le lecteur, Marolles supplée ce que le texte traduit ne
peut donner à comprendre et permet de saisir les nuances du jeu des
personnages, intraduisibles en l’absence de didascalies. Pour les apartés,
il précise systématiquement dans ses commentaires que ces paroles sont
prononcées à voix basse sans que les autres personnages sur scène ne
les entendent ; il signale également le moment où ils se terminent. Dans

28. Ibid., Remarques sur le Phormion, I, 2, v. 9, p. 470


108 FLORENCE DE CAIGNY

l’Hécyre, il note ainsi pour une réplique de Myrrhine, à la scène 1 de l’acte


4 : « Je suis perduë ! se dit tout bas, & puis Myrrhine releve sa voix tout à
coup »29. Marolles définit jusqu’aux modulations de la voix et son intelli-
gibilité pour l’ensemble des acteurs, comme à la scène 5 de l’acte IV des
Adelphes où il indique concernant les paroles de Micion au vers 18 : « Cela
me fait mourir. Ces mots sont prononcéz d’un certain ton par Æschine,
que Mition en a plustot discerné la voix que la parole »30.
Outre les apartés, Marolles indique les sentiments animant les
personnages, leurs mouvements sur scène, et, à plusieurs reprises, les
expressions de leur visage ou les gestes qui accompagnent leurs paroles.
Ces éléments, qui ne proviennent pas du texte latin et ne figurent nulle-
ment dans la traduction, doivent servir à imaginer la scène jouée. La
mention des expressions du visage renvoie à une conception moderne
du jeu de l’acteur puisque celui-ci jouait masqué dans l’Antiquité. Cette
insistance confirme qu’au-delà d’une volonté de replacer l’œuvre
latine dans son contexte de création originelle, Marolles cherche plus
profondément à le rendre lisible pour ses contemporains. Son souci
de la ponctuation du texte, qui ne relève pas du scrupule d’éditeur, en
témoigne également. Dans l’Heautontimorumenos, il indique en effet
dans une note :

De ce que vous me parliez tantost ? S’il n’y avoit icy un interrogant, le lien
ne seroit pas intelligible, de illo quod dudum ? Tant il importe de marquer
bien les ponctuations dans ces sortes d’Ouvrages, soit en les écrivant, soit
en les lisant ; sans quoy il est difficile d’entendre les Autheurs ; & ce qui est
tres-agreable en certains endroits, quand il est leu comme il faut, paroist
monstrueux, ou tout au moins dit mal-à-propos, quand il est leu, ou d’un
mauvais ton, ou sans prendre de repos31.

La ponctuation se révèle donc l’auxiliaire indispensable à la bonne intel-


ligibilité du texte, et la lecture s’entend comme une lecture à haute voix
comportant des pauses signifiées par la ponctuation, suivant des prin-
cipes propres au xviie siècle.
Ainsi de très nombreuses remarques de Marolles ne s’inscrivent-elles
pas dans le domaine de l’érudition mais dans celui de l’herméneutique :
elles sont destinées au lectorat le plus large afin qu’il puisse saisir le sens
du texte et de sa théâtralité. Outil pédagogique, elles se transforment en
lieu de dialogue entre un lettré, Marolles, son époque et les débats litté-
raires qui la traversent. Rendant lisible un auteur antique, elles témoignent

29. Ibid., Remarques sur l’Hécyre, IV, 1, v. 51, p. 466.


30. Ibid., Remarques sur les Adelphes, IV, 5, v. 18, p. 460.
31. Ibid., Remarques sur l’Heautontimorumenos, IV, 5, v. 4, p. 262.
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 109

aussi de l’impossible parti pris de l’autonomie de la traduction. Pourtant


cette dernière ne laisse pas de prendre en charge une partie de l’éclair-
cissement du texte antique, s’éloignant alors de la simple restitution pour
proposer l’interprétation contemporaine qu’en fait Marolles.

Lisibilité versus fidélité


dans la mise en œuvre de la traduction
Si Marolles a défini sa position de traducteur dans sa Préface, il la
précise à l’occasion de plusieurs remarques et souligne les difficultés qu’il
a pu rencontrer. Entre respect du texte originel et conservation du sens dans
toutes ses nuances, la restitution en français l’a amené à faire des choix qui
s’éloignent d’une fidélité scrupuleuse. En outre, il affirme pour certaines
expressions la diversité possible des traductions, s’appuyant en cela sur les
traductions antérieures – dont celle de Le Maistre de Sacy – et sur les notes
de Monsieur de Peyrarede. Il constate ainsi l’impossible perfection qui s’ex-
plique par la différence irréductible entre chaque langue. Des justifications
qui figurent dans ses remarques ressortent trois grands types de choix : trou-
ver l’exacte correspondance, proposer un équivalent, actualiser la traduction.
Lorsque Marolles s’attache à donner l’exacte correspondance, la
traduction est alors l’espace où le sens est restitué sans que l’on ait besoin
de gloses. Il commente par exemple sa traduction du mot obsequium
dans l’Andrienne :

La condescendance ou la complaisance, pour l’obsequium du Poète en


cet endroit-là : car nous n’avons point de termes en nostre Langue qui le
puissent exprimer plus justement32.

Force est de constater qu’il ne peut parvenir systématiquement à cette


coïncidence entre les deux langues. La question est centrale lorsqu’il s’agit
d’un proverbe ou d’une interjection qui relèvent de l’idiotisme. Délaissant
le mot à mot, Marolles recherche l’équivalence contemporaine pour ainsi
rendre le sens du latin et conserver l’élégance dans le texte français. Ainsi,
dans le Phormion, commente-t-il l’emploi du mot « maraut » pour traduire
le latin « carcer » :

Maraut que vous estes ? Il n’y a que carcer, comme s’il vouloit dire digne de
la prison. Mais cela ne vaudroit rien en nostre Langue. C’est pourquoy j’ai
substitué une autre injure qui veut dire la même chose33.

32. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, I, 1, v. 41, p. 215-216.


33. Ibid., Remarques sur le Phormion, v. 26, p. 472.
110 FLORENCE DE CAIGNY

De même, à propos des interjections, précise-t-il dans l’Andrienne :

Comment ? Que me dites-vous ? C’est dans ces petites particules, où il


faut chercher la naïveté et le beau tour sans s’attacher si fort à la propre
signification des mots, quoy qu’il en faille toujours conserver le sens. Il y a
au Latin hem ? quid est ? & pour le Verbe qui suit scies, je l’ay rendu par ce
mot patience, qui n’est pas le propre de scies, vous le sçaurez ; mais qui sans
difficulté vaut mieux en celuy-là par l’équivalence dans la traduction34.

C’est la lisibilité du texte qui est donc en jeu et non sa simple restitution. La
traduction, par cette transformation, se veut éclaircissement au détriment
de la fidélité la plus scrupuleuse.
Enfin, cette recherche de lisibilité est manifeste lorsqu’il choisit d’ac-
tualiser nettement la traduction, par le choix de mots s’éloignant du sens
latin ou par l’ajout de mots inexistants dans le texte source. L’une de ses
remarques dans l’Andrienne est sur ce point significative :

Seigneur Simon. Il n’y a que Simon dans le Latin ; mais j’ay adjouté le mot
Seigneur par honneur, parce que c’est un affranchy qui parle à son Patron,
ayant égard à nostre usage, sans neantmoins changer entierement celuy
des Anciens qui n’usoient gueres de ces prefaces d’honneur, comme nous
faisons à present en parlant aux gens. Au reste, si ce n’estoient point icy
des Personnages Comiques, comme s’en sont, au lieu de Seigneur Simon,
je me serois contenté de dire simplement Seigneur ; Et quoy qu’ailleurs
j’ai employé quelque fois le terme Monsieur, si est-ce que je ne trouve pas
qu’il aist assez le caractère de l’antiquité ; aussi ne l’ay-je gueres fait qu’aux
lieux où j’ay trouvé le mot herus ou here au vocatif d’où vient le minher des
Allemans, qui est le Monsieur des François, & l’el mio Senor des Espagnols
et le Seignor mio des Italiens35.

La traduction proposée reflète donc l’irréductible tension entre fidélité,


élégance et intelligibilité et les notes sont là pour défendre mais aussi
expliciter la traduction proposée.
Marolles se livre aussi à des modifications, ajouts ou suppressions
sans pour autant systématiquement s’en justifier. Le parti pris initial de
conserver la force de l’expression n’est pas systématiquement tenu : la
volonté de compréhension, présente dans de nombreuses remarques,
amène le traducteur à redoubler certaines expressions ou à les amplifier
pour mieux souligner les sentiments ou traits de caractère des person-
nages. Certes, le personnage est plus compréhensible, mais la vivacité du

34. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, I, 1, v. 89, p. 217.


35. Ibid., v. 14, p. 214.
LA TRADUCTION DE TÉRENCE PAR MAROLLES 111

texte s’en trouve affectée, alors même que d’autres remarques soulignent
la théâtralité des comédies de Térence. De telles contradictions révèlent
la très difficile gageure d’atteindre à l’autonomie de la traduction dans la
restitution des comédies de Térence.
De même, il transforme le texte latin, guidé par le souci de ne pas heur-
ter la sensibilité du lecteur, afin de faciliter la réception de l’œuvre latine.
Tandis que la traduction porte en elle la lecture actualisée ou édulcorée de
l’abbé, les notes, quand il y en a, soulignent la différence établie volontaire-
ment par le traducteur au nom de la bienséance et de la galanterie. Marolles
supprime en effet dans la traduction (mais non dans le texte latin) tous les
jurons comportant des noms de dieux. Son traitement des termes grivois
ou obscènes se révèle encore plus complexe. Lorsque le latin est équivoque,
la traduction le reste et c’est dans la remarque que le voile est soulevé36.
Lorsque l’obscénité est avérée et doublée de violence (comme pour le
viol d’une jeune fille), la traduction propose souvent une édulcoration et
un affaiblissement du terme latin par souci de bienséance. Mais les notes
déforment et adoucissent également la réalité. Marolles refuse par exemple
de traduire certains mots avec exactitude parce que qualifiés de « vilains ».
Ainsi dans le prologue de l’Heautontimorumenos, rend-il le mot latin leno
par « marchand » ; il se justifie de ce choix dans le cadre d’une remarque :

Un marchant avare. Il y a leno, que je ne rends pas par sa propre


signification, parce qu’il est vilain, & qu’en effet ces sortes de gens que les
Anciens appelloient lenones, estoient des Marchands de jeunes Esclaves de
l’un & de l’autre sexe, qu’ils vendoient sans se mettre en peine de l’usage
auquel on les vouloit destiner37.

L’homme d’Église qu’est Marolles ne souhaite pas clarifier cet « usage »


qu’il évoque à la fin de sa remarque. La traduction est moins précise et
la note peu éclairante, mais le texte ne choque pas. Dans l’Argument de
l’Andrienne composé par Sulpice Apollinaire, retranscrit et traduit par
Marolles, le verbe vitiat n’est pas rendu par Marolles qui présente les
conséquences du viol dans les termes suivants : « Cette fille estant deve-
nuë grosse des caresses de son Amant »38. Dans Les Adelphes, le même
verbe vitiare est traduit par « jouir de sa fille », et la note comporte le terme
« abuser » : « Il a jouy de sa fille, c’est-à-dire Æschine a abusé de la fille
de Simule »39. Dans le Résumé qui figure au début de cette même scène,
Marolles gomme également toute référence sexuelle :

36. C’est le cas dans l’Eunuque, à propos du vers 36 de la première scène du


troisième acte.
37. Ibid., Remarques sur l’Heautontimorumenos, Prologue, v. 40, p. 249
38. Ibid., Remarques sur l’Andrienne, Argument, p. 4.
39. Ibid., Remarques sur les Adelphes, III, 4, v. 21, p. 458
Hégion raconte à Demée que la fille de Sostrate a esté maltraitée par
Æschine, qui en avoit tiré tous les avantages qu’un homme qui se perd dans
la débauche, peut souhaiter d’une belle personne40.

Traduction comme remarques sont couvertes du voile d’une pudeur bien-


séante et Marolles ne restitue pas avec exactitude l’esprit du texte antique
mais il contribue à le rendre acceptable pour un lecteur de son temps.
L’herméneutique, qu’elle soit dans le texte ou les remarques, s’éloigne
d’une tradition humaniste érudite pour prendre la forme d’une lecture
interprétative moderne.

En proposant une traduction avec le texte latin en regard et de


nombreuses remarques, Marolles s’adressait à un vaste lectorat et tenait
à lui offrir les moyens de comprendre le théâtre d’une autre époque. Ses
notes sont alors le lieu d’une herméneutique, plus pédagogique qu’éru-
dite : celle-ci tente de replacer dans son contexte de création originelle les
comédies de l’auteur et cherche à faire ressortir leurs spécificités esthé-
tiques comme leur théâtralité, pour une parfaite compréhension des
pièces. Réfutant à plusieurs reprises les critères du xviie siècle, Marolles
ne s’en abstrait pas complètement, notamment dans la traduction elle-
même : contradictoire de prime abord, cette attitude révèle que la lisibi-
lité – objectif que se fixe Marolles – est au prix de certaines distorsions,
transformations ou atténuations. Ses remarques montrent le traducteur
pris entres les exigences de fidélité, d’intelligibilité et d’actualisation ; elles
dévoilent aussi tour à tour l’homme d’Église ou le critique qui réfléchit au
théâtre comique via l’œuvre de Térence. Loin de faire passer au second
plan le dramaturge latin, cette position contribue à légitimer sa place dans
la « République des Lettres » : Térence est digne d’attention pour ses quali-
tés théâtrales et morales qui ont fait le succès de ses pièces et qui sont
toujours d’actualité. ◀

40. Ibid., p. 457.


Commenter autrement
« l’air galant et nouveau » des comédies de Plaute
traduites et présentées par l’abbé de Marolles

Ariane Ferry, Université de Rouen, CEREdI

Résumé La première traduction française des comédies de Plaute par l’abbé Michel
de Marolles paraît en 1658 et elle constitue un moment intéressant dans
l’histoire de la réception du comique latin en France. Certaines de ses
pièces avaient certes été adaptées à la scène française auparavant, mais
cette édition bilingue a la prétention de transmettre un savoir érudit sur ce
corpus, grâce à un apparat critique développé, tout en touchant le lecto-
rat mondain : pour ce faire, Marolles donne un air « galant » à la traduction
et au commentaire critique. La conséquence la plus frappante, en termes
d’herméneutique des textes, de cette nouvelle posture du traducteur et de
l’éditeur « scientifique », est l’inscription des réflexions de Marolles, souvent
intéressantes, sur la dramaturgie latine (usage de l’aparté, métathéâtralité…)
dans les débats contemporains sur le théâtre, grâce au dialogue qu’il mène,
dans les notes et remarques, avec La Mesnardiere ou d’Aubignac.


114 ARIANE FERRY

L
a publication, en 1658, par Michel de Marolles, abbé de Villeloin, de
l’ensemble des comédies de Plaute dans une édition bilingue latin/
français constitue une première dans l’histoire des traductions en
langue française du comique latin. La notice de Madeleine Horn-Monval
signalant les quatre tomes des Comédies de Plaute avec des remarques en
latin et en français1, ouvre la rubrique « œuvres complètes ou choisies »,
« traductions imprimées » de la section qui est consacrée à Plaute dans
le volume Théâtre latin antique de son Répertoire bibliographique des
traductions et adaptations françaises du théâtre étranger du XVe siècle à
nos jours2 et, si elle indique quelques rares traductions imprimées dont
ont bénéficié trois pièces à la fin du xvie siècle (Amphitryon, 1503 ; Casina,
1564 ; L’Avaricieux / Aulularia, 1580), c’est la traduction de Marolles qui
est désignée comme première traduction en langue française et en prose
pour les autres comédies. Horn-Monval mentionne aussi des adapta-
tions françaises qui ont pu être jouées sur scène, au prix généralement de
concessions à la dramaturgie et au goût français : La Reconnue3, comédie
de Rémi Belleau adaptée de Casina en 1564 ; Le Brave, comédie de Jean-
Antoine de Baïf d’après Miles Gloriosus, jouée à Paris devant le Roi le 28
janvier 1567. Mostellaria a suscité deux imitations : Les Esprits de Pierre de
Larivey (1579) et Le Phantosme de Claude Nicole, comédie en cinq actes,
publiée en 1656, deux ans avant la traduction de Marolles4. Les essais les

1. Paris, Pierre Lamy, 1658. Je remercie Madame Tisserand, responsable de la


Bibliothèque générale du Prytanée militaire à La Flèche (72), qui a mis à ma
disposition ces quatre volumes du fonds ancien et m’a autorisée à prendre les
clichés reproduits ici. Les citations seront référencées comme suit : Mar., T. t, p. x.
2. Paris, CNRS Éditions, 1959, p. 15.
3. [Rouen, 1604], éd. J. Braybrook, Genève, Droz, 1989.
4. Paris, Charles de Sercy, 1656. Il s’agit d’une « traduction » en alexandrins mise
en page selon les normes éditoriales désormais accréditées pour les textes
de théâtre. Les interventions immédiatement perceptibles du traducteur se
limitent à la transformation du nom des personnages, à l’ajout de didascalies
– dont la dernière, précise que la comédie s’achève sans mariage (écart avec
le dénouement comique qu’il déclare « extraordinaire » au début de cette
publication) – et de deux textes liminaires, dont une adresse Au cher Amy
Lecteur où il précise ses partis pris de traduction :
Quoy qu’il y ait quelque temps que cet ouvrage soit sorty de ma plume, ce
n’estoit en nulle maniere mon dessein de le donner à l’impression, avant
qu’il eut passé par le Theatre. Il est de la nature de ceux qui y sont bien
receus, & qui ont l’art de plaire par la vivacité de l’action animée par celuy
qui le fait valoir, & qui le représente. Plaute nous l’a donné en Latin sous
le titre de Mostellaria, & cet ingenieux Autheur, qui a mon gré a mieux
reüssy dans la leçon que Terence mesme, l’a estimée comme une des plus
achevées de vingt pieces qu’il a composées pour le Theatre. Il est bien
séant à un Copiste de faire quelque éloge de son original [...] Je reviens
à la Traduction que je te donne, & pour parler premierement du titre
qu’elle porte, j’ay crû que je ne pouvois luy en donner un plus intelligible,
sans pretendre pourtant à le confondre avec celuy d’une merveilleuse
piece que j’ay veu avec plaisir representer ces derniers jours, qui est bien
COMMENTER AUTREMENT 115

plus aboutis furent ceux de Jean de Rotrou qui, peut-être conforté dans
sa démarche par le succès des reprises de Plaute en Italie ou en Espagne,
mais de façon isolée en France, mit particulièrement Plaute à l’honneur
en procédant entre 1636 et 1640 à une série d’adaptations de ses comédies
(Les Ménechmes, Les Sosies, Les Captifs5). L’introduction de Plaute comme
modèle comique s’est faite en France plus tard qu’en Italie et via les huma-
nistes italiens, pour des raisons analysées par Sofia Thellung de Courtelary
dans un article6 où elle examine les conditions de ce transfert culturel et
les réticences qui se manifestaient à l’endroit de Plaute, moins valorisé
qu’un Térence, traduit en prose française pour les classes. Autour de 1630,
le théâtre baroque français serait allé vers une recherche des actions bien
agencées et du spectaculaire, trouvant chez Plaute des thèmes et des situa-
tions qui lui convenaient. Les pièces imitées de Plaute par Rotrou furent
ainsi jouées à l’Hôtel de Bourgogne avec une certaine recherche dans la
mise en scène7. En 1650, Les Sosies furent repris sous le titre de La Naissance
d’Hercule ou l’Amphitryon, représentation spectaculaire qui profitait de la
machinerie du Théâtre Royal ; le texte fut republié à cette occasion.
Marolles connaît ces pièces : il mentionne « l’agréable imitation en
vers » des Ménechmes faite par « feu Monsieur de Rotrou8 » comme celle de
l’Amphitryon : « Il s’en voit une imitation entre les Comédies de Rotrou, qui
reüssit assez bien sur le theatre François », mais, ajoute-t-il, elle est « si éloi-
gnée d’une traduction, que l’on y voit d’autres personnages que ceux que
Plaute y avoit introduits, & commence par une Scene imitée de l’Hercule

au-dessus de la mienne, & qui est du celebre Autheur des Rivales. Il y a


quelques episodes & quelques mediocres ornemens que j’y ai apporté [sic],
mais c’est si peu de chose, que je les ay crû indifférents pour diminuer ou
pour enrichir l’original de Plaute.
Les épisodes et ornements ajoutés constituent en réalité des écarts importants
par rapport au texte original.
5. Ces trois pièces sont réunies et présentées par J.-Y. Vialleton, H. Visentin et N.
Courtès dans le volume 8 du Théâtre complet de Jean de Rotrou (dir. Georges
Forestier), Paris, Société des Textes Français Modernes, 2005.
6. « Les pièces latines de Jean Rotrou. Un exemple de comique baroque »,
Revue de Littérature Comparée, n° 2, 1990, p. 371-383. Elle note qu’en Italie
les « comédies antiques sont représentées aussi bien en latin qu’en langue
vulgaire et que Plaute figure dans les répertoires plus souvent que Térence.
En France, au contraire, Plaute semble avoir peu influencé la Renaissance
ou, du moins, celle des “lettres” ; les rares fois où on le reprend, c’est pour le
représenter, jamais pour l’étudier ou le lire » (p. 374-375).
7. Les schémas scénographiques rassemblés dans le Mémoire de Mahelot font
supposer que Les Ménechmes de Rotrou se jouèrent dans un décor unique
correspondant à ce que Pierre Pasquier appelle le « carrefour comique
vitruvien codifié par Serlio » (Mémoire de Mahelot, éd. P. Pasquier, Paris,
Champion, 2005, p. 182. Le schéma des Ménechmes est reproduit p. 306-307).
8. Mar., III, p. 335.
116 ARIANE FERRY

furieux de Seneque »9. Dans ses remarques sur Mostellaria, il évoque plus
précisément Le Phanstosme de Nicole (1656) :

Nous avons veu une imitation en vers de ce Poëme Dramatique, sous


le nom de Phantosme ; mais son Autheur n’a pas suivy tousjours fort
exactement l’œconomie, ny les pensées de son original, quoy qu’il
appelle son ouvrage une traduction, & et qu’il le soit en effet en beaucoup
d’endroits, autant qu’on en peut faire en vers : & au lieu des personnages
de Plaute, il fait joüer Strephon, Ceraste, Listan, Philise, Justine, Floris, &
quelques autres semblables10.

Ces observations prouvent son intérêt pour les réécritures de Plaute


par les poètes dramatiques de son temps. Il s’y révèle conscient de ce
qui démarque la traduction de l’imitation (amplification par ajout de
personnages qui modifient l’économie générale de la pièce, transforma-
tion des intentions) et des problèmes posés par la versification française.
Lorsque ces pièces qui visaient la représentation étaient publiées, elles ne
comportaient pas d’apparat critique, ce en quoi l’édition bilingue propo-
sée par Marolles en 1658 se distingue. Mais cet apparat critique comporte
d’autres éléments que ceux que l’on trouve habituellement dans l’édition
philologique des textes antiques : il est certes tourné vers le passé, mais
aussi vers l’actualité théâtrale du moment et la place non négligeable qu’y
tient Plaute, en particulier dans le discours des théoriciens du théâtre,
La Mesnardière11, dont La Poétique avait été publiée en 1639, et surtout
d’Aubignac qui venait de faire paraître sa Pratique du théâtre (1657), avec
lesquels Marolles entre en dialogue pour apprécier certains aspects de la
dramaturgie plautinienne.
Le projet de Marolles s’appréhende mieux si l’on se replace dans le
contexte de la vie théâtrale et culturelle contemporaine. L’abbé entend
rendre accessible à un public élargi, par rapport à celui des purs lettrés, un
théâtre antique qui exerçait son influence sur la production dramatique,
soit parce que des poètes français adaptaient des comédies latines, soit
parce qu’ils importaient des modèles comiques plautiniens via l’Espagne
ou l’Italie. Il veut aussi favoriser l’intelligibilité d’un théâtre écrit dans une
langue qui ne cessera de poser problème aux traducteurs – parce qu’elle est
productrice de comique (jeux sur les mots, sur les sons ...), parce qu’elle est
jugée triviale et parce qu’elle est référentielle –, sans pour autant évacuer
le texte original du dispositif éditorial (ce qui est le cas avec les imitations
pour la scène). À travers les commentaires dont il accompagne le texte

9. Mar., I, p. 272.
10. Mar., III, p. 328-329.
11. La Mesnardière, La Poétique (1639), Genève, Slatkine Reprints, 1972.
COMMENTER AUTREMENT 117

des pièces, Marolles manifeste enfin son souci d’expliciter les éléments
comiques des scènes qui se succèdent, du point de vue d’un public romain
qui avait des pratiques et goûts différents en matière de théâtre, tout en
insistant sur la permanence de l’efficacité de ces effets comiques.
On peut donc aborder la traduction de Marolles soit en l’évaluant d’un
point de vue qualitatif, soit en essayant de comprendre ce qu’elle a de
nouveau et d’original dans la démarche, moins d’un point de vue scienti-
fique que d’un point de vue culturel. Rétrospectivement, il faut en convenir,
les traductions de Marolles, impressionnantes du point de vue quantita-
tif, n’ont pas marqué favorablement la postérité. De son vivant, Ménage
et Chapelain12 furent critiques quant à ses talents de traducteur ; certains
tentèrent même de le dissuader de poursuivre des activités qui ne lui
valurent pas les succès escomptés dans le contexte des vives controverses
qui opposaient alors les traducteurs et qu’analyse Roger Zuber dans Les
« Belles Infidèles » et la formation du goût classique13. Joseph Naudet, lorsqu’il
commence à livrer, à partir de 1831, sa traduction du Théâtre de Plaute fait
comme si rien n’avait été fait avant lui : « Je ne parlerai point des versions
françaises de Plaute qui ont paru avant la mienne. Quand je l’ai entreprise,
on convenait généralement que Plaute n’avait point encore été traduit »14.
Plus expéditif encore est le jugement d’Henri van Hoof, auteur d’une Histoire
de la traduction en Occident parue en 1991 : Marolles se situe, rappelle-t-il,
dans la mouvance d’un Perrot d’Ablancourt (1606-1664), « chef de file de la
traduction libre, c’est-à-dire élégante et inexacte » ; dans cette conception,
traduire « c’est faire l’éducation des Anciens, c’est leur apprendre la politesse
du siècle, c’est en faire des gentilshommes »15. Il y a eu une mode de l’« infi-
délité », dont Marolles concentrerait toutes les dérives et outrances :

ce n’est rien à côté d’un Michel de Marolles (1600-1681), dont la prolixité


ne trouve d’équivalent que dans sa vanité. Il traduit Virgile en prose (1649)
et en vers (1673), Horace (1652), Juvénal, Perse, Catulle et Lucain (1653),
Plaute (1658) et Térence (1659), Lucrèce (1659), Sénèque (1660), Ovide (Les
Fastes, 1660 ; L’Art d’aimer, 1660 ; Amours, 1661 ; Métamorphoses, 1667), etc...
Au total soixante-quatre versions dont la qualité ne dépasse pas celle d’un
mot à mot précipité16.

12. Voir Philippe Moreau, « Michel ou le Traducteur », introduction à la réédition


de deux traductions de Marolles (Vie d’Adrien. Vie d’Héliogabale), Paris,
Gallimard, coll. « Le Promeneur », 1994, p. 7-8.
13. Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’Humanité », 1995 [1968], p. 136-145.
14. Voir « Sur la vie et les ouvrages de Plaute », dans Théâtre de Plaute, Paris,
Panckoucke, coll. « Bibliothèque Latine-Française », 1831, t. I, p. xviij.
15. Paris / Louvain-la Neuve, Éditions Duculot, coll. « Bibliothèque de
linguistique », 1991, p. 49.
16. Ibid.
118 ARIANE FERRY

Cette précipitation, cette rapidité d’exécution si l’on veut prendre la chose en


bonne part, Marolles n’est pourtant pas loin de s’en prévaloir : dans la Préface,
il détaille dans quelles conditions il a procédé à sa traduction de Plaute. La
posture qu’il revendique ne lui attira pas la sympathie des érudits, mais elle
éclaire sa stratégie d’ensemble, l’esprit dans lequel il travailla et sa méthode :

J’ay composé cette Traduction, à mesure que la Presse rouloit pour en faire
l’Edition : & il est certain, que de vingt Comedies de Plaute que je devois
expliquer, je n’en avois que quatre devant moy, quand le Libraire en entreprit
les frais, sur la bonne opinion qu’il conceut, que pourveu que j’eusse de
la santé, je ne luy laisserois pas manquer de copie. Il est vray qu’il ne s’est
pas trompé en cela : Et quand j’eusse employé plus de temps que je n’ay
fait, à la composition de cet Ouvrage, il n’en seroit peut-estre guère meilleur,
pource que d’ailleurs je n’y ai rien négligé. Il se trouve quelquefois des gens
qui peuvent faire en dix mois, ce que d’autres fort habiles, ne voudroient
peut-estre pas entreprendre en dix ans. Je le diray donc franchement, sans en
pretendre de la gloire, que je n’ay pas mis plus de huit ou dix jours à chaque
Comédie, & qu’il y en a mesme quelques-unes que j’ai rendües en moins de
temps. Ce n’est pas qu’il n’y eust des passages difficiles qui me pouvoient
arrester : mais les ayant prevûs auparavant par une lecture assez estudiée, je
m’y suis préparé de telle sorte, qu’ils ne m’ont point fait perdre de temps17.

Dans l’Épître au Roi qui ouvre le premier volume des Comédies, qu’il
publie donc à vive allure chez Pierre Lamy, Marolles formule l’espoir que,
dans cette traduction, la « première », paraisse « quelque chose de cét air
galand & nouveau » si bien accueilli de la Cour, « la plus belle & la plus
civile qui soit sur la terre » ; l’emploi de l’adjectif galant n’est pas neutre si
l’on songe qu’il figure alors, avec une fonction publicitaire, dans bien des
titres d’ouvrages18. Ce Plaute se présente donc comme un agrément en
accord avec l’air galant d’une Cour avide de nouveaux plaisirs qui doivent
se succéder rapidement : l’image de la presse qui roule et attend la produc-
tion du traducteur est en ce sens assez révélatrice.

Quelles sont les conséquences, en termes d’herméneutique des textes,


de la double position assumée par Marolles – traducteur et éditeur « scien-
tifique » ? L’adresse à un lectorat plus vaste, à travers la translation de ce
théâtre en langue vulgaire, une langue dont Marolles souligne qu’elle se
perfectionne « de jour en jour », et le souhait exprimé que ces comédies
antiques soient plaisantes à lire, modifient-ils la pratique du commentaire
érudit, approche traditionnelle des éditions du théâtre latin ?

17. Mar., I, Préface [n.p.] p. 7-8.


18. Voir Alain Viala, La France galante Paris, PUF, coll. « Les Littéraires », 2008.
COMMENTER AUTREMENT 119

1 La Cistellaire, dramatis personae : l’explicitation sémantique du titre


et des noms des personnages, Marolles, II, p. 50.

Après avoir fait quelques observations générales sur l’organisation


des quatre volumes de cette édition assortie de remarques, et montré
comment Michel de Marolles se pose en médiateur plus qu’en produc-
teur de connaissances érudites, je voudrais analyser quelques lieux où ses
traductions se donnent à lire et à voir comme des textes vivants, contenant
en eux une dimension scénique et comique qui avait pu être oubliée ou
minorée… avant qu’ils ne fussent traduits dans la langue du temps.
Cette édition bilingue s’inscrit dans un espace de mondanité tout en
revendiquant une dimension érudite et critique. La présentation en vis-
à-vis du texte latin et de sa traduction française comprend une numéro-
tation des vers latins qui rend commode le passage de la langue source
à la version française et la lecture des remarques ou notes, référencées
à partir du texte latin. La traduction, en prose, n’adopte pas la présen-
tation typographique du texte de théâtre la plus moderne : le nom des
personnages19 précédant les répliques est abrégé, il n’y a pas de retour

19. Si les noms des personnages ne sont pas traduits, ils sont assortis dans le
Dramatis personae d’explications sémantiques. Marolles salue l’inventivité
verbale de Plaute en la matière dans les Remarques : « N’est-il pas Comique
jusques dans les noms de ses personnages qui sont quelquesfois si longs, qu’il
y en un seul qui dure quatre vers entiers, & qu’il fait escouter comme si c’estoit
une harangue ? », Mar., I, p. 269-270. Voir fig. 1.
120 ARIANE FERRY

à la ligne quand on change de locuteur. L’adaptation de Mostellaria par


Claude Nicole parue deux ans avant se donnait, elle, à voir comme texte
de théâtre, comme texte à jouer et non à lire. Le premier tome comprend
une table qui offre une vue d’ensemble de la façon dont les pièces et
analyses se répartiront à l’intérieur des quatre Tomes sous le titre « Les
choses contenues dans cét Ouvrage ». Voici pour exemple le programme
du premier volume :

Une Epistre au Roy, pour luy demander d’escrire de petites choses,


tandis qu’il en fait de grandes.
Une Preface touchant le peu d’opinion que le Traducteur conçoit de son
labeur, & le motif qu’il a eu de l’entreprendre.
La vie de Plaute.
Une petite dissertation Chronologique, touchant le temps de la mort de
ce Poëte.
Une table Chronologique pour justifier la mesme chose, & pour faire
voir le temps qu’ont vescu devant luy plusieurs Escrivains illustres.
Des diverses Editions de Plaute.
Le nom des Anciens & des Modernes, qui ont parlé de ses Comédies avec
Eloges.
Les Comedies de l’Amphitryon de l’Asinaire, de l’Aululaire, des Captifs,
& du Curculion.
Un jugement en general de l’artifice de toutes ces pieces, et du genie de
leur Autheur, page 266.
Remarques concernant l’Analise de chaque Comedie, & l’explication de
plusieurs lieux difficiles.

Les quatre frontispices de Chauveau (fig. 2) placés en tête de chaque tome


sont emblématiques d’une démarche qui vise à communiquer au lecteur une
double perception de ce théâtre, familière à certains égards mais dépaysante
par l’architecture à laquelle il est associé. François Chauveau20, avec lequel
Marolles a déjà collaboré pour l’édition de sa traduction d’Horace en 1652,
organise chacun des frontispices en deux espaces : l’espace supérieur repré-
sente la scène d’une comédie du volume (Amphitryon, Casina, Poenulus et
Rudens) dans un style contemporain, qu’il s’agisse du décor ou de l’habit des
personnages. Le frontispice d’Amphitryon donne à imaginer la scène de l’arri-
vée de Sosie qui porte sa lanterne et va rencontrer Mercure, reconnaissable à
son chapeau : la pièce peut commencer... il suffit de tourner quelques pages.
L’espace inférieur comporte en son centre un théâtre romain reconstitué, vu
de l’extérieur d’abord et sous plusieurs angles, puis en coupe dans le dernier

20. Voir Dominique Larcena, François Chauveau. Peintre, Dessinateur & Graveur
(1613-1676), Aurillac, Éd. Gerbert, 2009.
COMMENTER AUTREMENT 121

2 Les quatre frontispices de Chauveau


122 ARIANE FERRY

frontispice, comme pour inviter le lecteur à y entrer ; deux figures, l’un mascu-
line, l’autre féminine, encadrent le dessin figurant le bâtiment.
L’ensemble du dispositif typographique et explicatif montre que
Marolles cherche à vaincre les éventuelles préventions du lecteur en
mettant en avant la proximité de ce théâtre avec celui qu’apprécie le lecto-
rat visé : il souligne la permanence des sujets comiques (« les hommes sont
toujours des hommes » ; « la Nature [...] ne vieillit jamais21 »), la justesse
des portraits, l’enjouement de la langue et les analogies dramaturgiques.
Marolles affirme ainsi que Plaute respecte les trois unités :

L’artifice des Comedies de Plaute a quelque chose de singulier : & le Poëte


admirable dans ses inventions, y conserve par tout l’unité de lieu, de jour &
d’action, sans en excepté l’Amphitryon22, ny les Captifs, bien que dans celle
des Captifs, le temps s’y trouve un peu pressé pour le retour de Philocrate23.

La défense du théâtre de Plaute se fait essentiellement dans les


Remarques, rédigées sur un ton proche parfois de celui de la conversa-
tion destiné à impliquer le lecteur mondain dans un processus de décou-
verte non scolaire du théâtre antique. Les commentaires soulignent la
dimension comique de certains passages, les évoquant presque comme
des scènes vues au théâtre. Deux types de remarques retiennent l’atten-
tion : celles qui suivent les pièces, et celles qui sont annoncées dans le
sommaire du premier volume sous le titre-programme suivant24 : « Les
Remarques plus étendues que dans le premier volume, où je défends en
divers endroits l’usage des Monologues, & des apartés dans les Poèmes
dramatiques, & maintiens que Plaute ne l’employe pas avec moins de
jugements, qu’il paraît ingénieux dans la conduite, et les conclusions de
ces fables ».
Les Remarques sur les pièces sont distribuées scène par scène, ce qui
en facilite le suivi, et s’organisent souvent ainsi : un court préambule carac-
térisant la scène et pointant sa réussite comique ; des notes numérotées où
se manifeste le sérieux du traducteur. C’est là que Marolles se réfère aux
travaux des érudits sur l’édition du texte latin ou tel point de traduction.

21. Mar., I, p. 270 ; Remarques sur Plaute.


22. Marolles revient sur cette question à propos de la naissance d’Hercule dans
ses Remarques sur la pièce ; il s’appuie sur l’autorité de d’Aubignac, mais
l’argumentation montre que les choses ne sont pas si claires que cela du
point de vue de la temporalité : « Cette representation n’est donc pas de
sept mois, comme l’ont pensé Heinsius & Vossius, mais seulement de huict
heures tout au plus entre le Minuit & le Midy d’un mesme jour, comme l’a
fort judicieusement observé Monsieur Hedelin Abbé d’Aubignac, dans le
deuxieme chapitre du second livre de sa Pratique du Theatre », Mar., I, p. 282.
23. Ibid., p. 268.
24. Dans le tome II, le titre est simplifié : « Remarques du second volume ».
COMMENTER AUTREMENT 123

Marie Delcourt, dans La Tradition des comiques anciens en France avant


Molière, considère qu’il « n’a pas mal travaillé » :

Il a étudié le texte avec Ménage ; il a lu les commentaires de tous ses


prédécesseurs : Scaliger, Dorat, Passerat, Muret, surtout Camerarius,
Taubmann et Goujet : il établit soigneusement le texte ; il connaît les
éditions qui ont précédé la sienne ; il écrit une bonne dissertation sur la
chronologie plautinienne. Voilà pour l’éditeur25.

Dans sa Préface, Marolles rend hommage aux travaux de feu Monsieur


Guiet « fort sçavant homme » dont le manuscrit lui a été remis par son
ami Ménage : « Je luy en ay beaucoup d’obligations en mon particulier :
& comme j’ay tousjours fort estimé son mérite, je luy en souhaite des
reconnoisances publiques »26. Dans ses Remarques, il ne manque pas
de signaler ce qu’il doit à cet érudit dans l’établissement du texte latin,
se montrant par là un passeur plus qu’un producteur de connaissances,
faisant en somme œuvre de vulgarisateur. Marolles serait-il alors meil-
leur éditeur que traducteur ? Il faudrait, pour répondre à cette question,
procéder à des examens plus systématique que ceux que j’ai pu mener,
mais il me semble que Marolles peut être conduit à faire des choix scien-
tifiques quant à l’établissement du texte parce qu’il comprend le mouve-
ment d’une scène et la fonction que chaque personnage y assume. Si la
traduction de Marolles ne présuppose pas le passage du texte traduit à la
scène, elle ne l’exclut pas, ou plus exactement elle donne au lecteur les
moyens de comprendre la théâtralité spécifique des comédies de Plaute,
et de considérer la succession des scènes non plus comme une succession
de répliques, mais comme des situations dramatiques à imaginer et dont
il aide son lecteur à saisir l’effet comique, souvent fondé sur l’aparté et la
double énonciation. Cette compréhension du fonctionnement comique
des scènes le conduit parfois à contester les choix éditoriaux effectués par
Monsieur Guiet et à rétablir des vers supprimés par ce dernier au prétexte
qu’il ne les comprend pas.
Prenons l’exemple significatif de la troisième scène de l’acte I d’Am-
phitryon : Jupiter, sous le masque d’Amphitryon, fait ses adieux à Alcmène
au petit matin ; Mercure assume ici le rôle du parasite, multipliant les
remarques ironiques à l’égard de son père, directement ou en aparté. Les
remarques de Marolles sur cette scène sont au nombre de quatre dont
trois justifient le rétablissement de vers supprimés par Guiet. Or ces vers
supprimés posent à chaque fois un problème d’adresse du discours :

25. Marie Delcourt, La Tradition des comiques anciens en France avant Molière,
Paris, Droz, 1934, p. 70.
26. Mar., I, Préface, [n.p.], p. 5.
124 ARIANE FERRY

Tout de bon si Junon sçavoit, etc. Monsieur Guiet efface icy deux vers, &
demande ce que le Poëte veut dire par la bouche de Mercure. Quid vult
dicere ?, dit-il. J’ay essayé de l’expliquer dans ma version, & il me semble
que la pensée en est raisonnable autant qu’elle est comique27.

La traduction se veut donc éclairante et elle y réussit parfaitement, d’autant


que deux didascalies marginales (Tout bas) font comprendre que Mercure
commente pour le public le double-jeu de son père : « Tout de bon, si Junon
sçavoit que tout ce qui se passe icy n’est qu’une feinte, je m’asseure que
vous aymeriez mieux estre Amphitryon que Jupiter »28. La note 22 concerne
un rappel à l’ordre de Mercure par Jupiter, exaspéré par ses remarques
insolentes : « Silence donc, ou bien gronde seulement ; & le vers entier est
encore osté comme superflus par M. Guiet ». Marolles rétablit cet échange
qui montre comment le brio comique de Mercure dans le rôle de parasite
s’exerce au détriment de son père. La dernière note se rapporte au moment
où Jupiter, resté seul en scène et faisant office de régisseur céleste, donne
congé à la Nuit qui s’est attardée plus que de coutume sur Thèbes : « Cecy
est une espece d’Hymne à la nuict, de laquelle M. Guiet retranche les trois
derniers vers sans que j’en puisse deviner la cause ». Dans les trois cas,
Marolles rétablit les vers supprimés et produit, contre l’érudit, un texte que
ne désavouent pas les traducteurs actuels, d’une part parce qu’il apprécie
la dimension métathéâtrale de ces interventions, d’autre part parce qu’il a
une intelligence globale des rôles comiques. Ainsi met-il en relation le jeu
métathéâtral de Mercure lors de son entrée à l’acte III de la même pièce avec
des discours du même type produits par d’autres personnages plautiniens :

Faites-moy place. Mercure sous la forme de Sosie fait icy l’empressé comme
un Serviteur de Comedie, tels ceux qui se peuvent voir dans les Captifs, le
Curcubion <sic>, la Mostellaire, les Menechmes, & quelques autres pour
dire quelque bonne ou mauvaise nouvelle29.

Ces exemples font supposer que Marolles traducteur, parce qu’il


cherche à restituer la vis comica de Plaute, se montre aussi un éditeur
critique, ne suivant ses prédécesseurs que lorsque cela lui paraît juste du
point de vue de la scène elle-même, mais fournissant au lecteur les termes
du choix à faire, et en français. Lorsqu’il explicite son projet traductolo-
gique, Marolles s’engage à respecter les « minuties » du texte : par compa-
raison avec la façon dont on traduisait/adaptait Plaute avant lui, on peut
considérer qu’il tient son engagement, en ce sens qu’il suit globalement le

27. Mar., I, p. 283.


28. Ibid., p. 26.
29. Ibid., p. 285.
COMMENTER AUTREMENT 125

texte source sans chercher à réaménager les scènes ni à trop édulcorer le


texte, comme il ne manque pas de le souligner :

je n’ay pas négligé les allusions et les équivoques dans les mots, & ce qui est
assez difficile, & ce qui n’a peut-estre point encore esté fait jusques icy. J’y ai
gardé plusieurs façons de parler proverbiales, & j’y en ay mesmes employé
quelques-unes de triviales, quand je m’y suis trouvé obligé, mais non pas
dans cette bassesse infame, qui donneroit du dégoût au Esprits les plus
mediocres, & qui ne serait capable de plaire qu’aux Ames les plus viles30.

Les remarques sont parfois le lieu d’une réflexion sur le fait que la traduc-
tion peut lever des implicites et devenir auto-suffisante, rendant inutiles
un certain type d’annotations, pour en susciter d’autres sur la scène à
imaginer. Dans la note du vers 30 de l’acte III, scène 5 de Casina se dit par
exemple le désir que la traduction puisse se substituer au commentaire :

Un Couteau : Pardalisque ne dit que ce mot-là, & n’acheve pas son discours,
tant elle [...] fait semblant d’estre troublée pour tromper Stalino son Maître.
La seule version explique assez d’elle même, ce qui donne lieu à de longs
Commentaires31.

Les remarques sont enfin le lieu d’un débat esthétique où Marolles


engage le dialogue avec les théoriciens du théâtre français, fort de sa convic-
tion que le comique plautinien se fonde sur la connivence maintenue entre le
public et la fiction jouée sur scène grâce à une catégorie de discours (apartés,
soliloques, adresses au spectateur) que pratiquent les meneurs d’intrigues.
Par exemple, dans les Remarques sur les Bacchides, il insiste sur l’importance
du discours adressé chez Plaute, tandis qu’il commente une séquence (III, 2,
3, 4) commençant par une scène de soliloque avec Mnésiloque qui revient
d’Éphèse après deux ans d’absence. Voyant arriver le précepteur et le père de
son ami, il se dérobe à leur vue pour écouter leur entretien. Il sera découvert
au cours de la scène suivante et apprendra que l’ami en question est tombé
amoureux de Bacchide alors qu’il devait la séduire pour lui. On trouve dans
cette scène de nombreux apartés du jeune homme qui a droit à un nouveau
soliloque à la scène 4 qui « marque son desespoir32 ». Le commentaire de l’un
des apartés de la scène 2, « O Dieux immortels ! », commence ainsi :

Cecy se dit separément par Mnesiloque, comme il arrive assez souvent non
seulement dans les Comedies de Plaute, mais encore dans les Comedies

30. Ibid., Préface, [n.p.], p. 4.


31. Mar., II, p. 256.
32. Ibid., p. 308.
126 ARIANE FERRY

de tous les Anciens & Modernes, ce qui me fait estoner que Monsieur de
la Mesnardière qui a tant de connoissances de l’Antiquité, & de tout ce
qui concerne les belles choses, ayt escrit dans le neuviesme chapitre de sa
Poëtique, que je viens de lire avec beaucoup de satisfaction, que les Anciens
sont exempts de cet usage, qu’il appelle à parte, mais non pas les Modernes
Italiens & Espagnols, qu’il blasme pour ce mesme sujet33.

Citant précisément La Mesnardière et l’autorité sur laquelle il se fonde,


Scaliger, Marolles se montre offensif dans sa défense de l’aparté contre
deux théoriciens de son époque, puisqu’il convoque ensuite « Monsieur
Hédelin », d’accord avec La Mesnardière pour blâmer ces « discours sépa-
rés ». D’Aubignac, dans deux chapitres de La Pratique, « Les Monologues »
et « Des A-parte34, autrement, Des Discours faits comme en soi-même en
la présence d’autrui », se montre en effet sévère envers l’usage de ces deux
types de discours que Plaute manierait rarement avec à-propos. Il n’ac-
cepte pas le principe du monologue adressé au public et condamne toute
interruption de la fiction dramatique par des adresses d’un personnage au
public, au nom de la vraisemblance : « il ne faut jamais qu’un Acteur fasse
un Monologue en parlant aux Spectateurs, et seulement pour les instruire
de quelques circonstances qu’ils doivent savoir ; mais il faut chercher dans
la vérité de l’Action quelque couleur qui l’ait pu obliger à faire ce discours ;
autrement c’est un vice dans la Représentation »35. Tout autre type de mono-
logue et en particulier ceux qui mêlent « l’intérêt des Spectateurs avec celui
des Acteurs », jouant sur la connivence avec le public et désignant le jeu
théâtral comme tel, sont « fautifs » : d’Aubignac trouve « ridicules » plusieurs
scènes de l’Amphitryon de Plaute (I, 2 ; III, 1)36, où les dieux quittent le
personnage qu’ils sont censés jouer pour s’adresser avec entrain au public
et lui raconter ce qui va se passer. Marolles voit au contraire dans ces deux
scènes des « especes de Prologues »37 qu’il trouve ingénieux.
Mais d’Aubignac n’est pas systématiquement contesté ; il est ainsi
appelé en renfort par Marolles à propos de l’usage plautinien de la narra-
tion dans Casine (IV, 1) :

Cette scène est une agréable narration de ce qui s’est passé dans la maison
de Stalino, entre le troisieme & le quatrieme Acte de cette Comedie,
laquelle est sans doute de la qualité de ces Narrations theatrales, dont

33. Ibid., p. 306-307. C’est une allusion à la critique de l’aparté par La Mesnardière.
34. Il reprend la terminologie de La Mesnardière qu’il trouve pertinente ; voir
La Pratique du théâtre [1657], éd. H. Baby, Paris, Champion, coll. « Sources
classiques », p. 373.
35. Ibid., p. 369.
36. Ibid., p. 91.
37. Mar., I, p. 282 et p. 284.
COMMENTER AUTREMENT 127

parle Monsieur Hedelin, dans le quatrieme livre de sa pratique du theatre,


pour satisfaire au dessein du Poëte, & pour ne pas ennyuer, donnant les
instructions necessaires pour entendre bien le sujet de la piece38.

Dans le chapitre sur la narration, d’Aubignac convoque quatre fois Plaute


pour son bon usage de la narration, mais dans d’autres pièces (Amphitryon,
Curculion, Poenolus), Marolles fonde donc son jugement à propos de cette
narration en soliloque non pas sur une citation, mais sur une lecture du
chapitre de La Pratique du Théâtre qui renforce ses convictions personnelles
sur l’auteur qu’il traduit.

Si Marolles se réfère à d’Aubignac, il ne s’assujettit pas à ses jugements,


mais sa défense de Plaute prend en compte la critique du théoricien.
D’Aubignac fonde sa réflexion à propos de la poétique et de la pratique
théâtrales sur sa lecture du théâtre antique et contemporain, mais aussi
sur son expérience de spectateur ; dans cette réflexion, Plaute occupe une
place importante puisqu’il se réfère de façon précise à ses comédies plus
de soixante-dix fois. Dans ses observations sur la Pratique, Hélène Baby
observe qu’il « donne à Plaute un statut de garant équivalent à celui de
Sophocle ou d’Euripide » et qu’il « semble même lui conférer une légitimité
privilégiée : en effet, Plaute est souvent le seul poète ancien cité à l’appui
d’une démonstration »39.
L’ouvrage assure ainsi à Plaute une visibilité et une importance
nouvelles dans le champ théorique – Térence est beaucoup moins convo-
qué –, visibilité dont Marolles cherche à tirer avantage pour défendre « son »
auteur. D’Aubignac témoigne un certain embarras par rapport à Plaute
dont il salue l’efficacité en termes d’action théâtrale comique, mais qui
n’est pas conforme au goût du temps sur le plan de la langue et plusieurs
points de poétique – « Térence est plus agréable à lire, que Plaute, parce
que son discours est plus élégant » note-t-il avant d’ajouter : « mais Plaute
a mieux réussi sur le Théâtre, parce qu’il est plus Actif »40. Marolles préfère
mettre en avant l’idée d’une lecture rendue agréable par sa traduction et
prend ouvertement le parti de Plaute contre les délicatesses théoriciennes,
dès lors qu’elles vont contre l’agrément, prouvant peut-être ainsi l’auto-
nomie d’un goût galant : « D’ailleurs, est-il à propos de faire concevoir de
vains scrupules, sous prétexte de je ne sçay quelle délicatesse, pour des
choses très-agréables que l’usage à receuës ? »41 Il défend à ce moment-
là l’usage de l’aparté dans Mostellaria, usage admis par les « Esprits bien

38. Mar., II, p. 258.


39. La Pratique du théâtre, op. cit., p. 597.
40. Id., IV, 2, p. 410.
41. Mar., II, p. 331.
faits », et si proche de la façon dont il s’adresse à son lecteur sur le ton
de la confidence afin de lui communiquer son admiration pour les trou-
vailles de Plaute. Marolles est bien conscient que les « esprits sévères »
trouveront à redire à sa traduction, les « lieux difficiles » ne manquant pas
chez Plaute ; mais il ne traduit pas pour eux : le public auquel il adresse
cette traduction galante est le public des honnêtes gens qui apprécieront
l’aisance du ton, le respect des usages de la conversation et l’art de parler
d’un Ancien sans pédanterie. ◀
La division en actes
et son commentaire
dans les comédies de Plaute traduites par Mme Dacier

Pierre Letessier, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle

Résumé Alors que les études les plus récentes indiquent que les comédies de Plaute
sont structurées par le mètre, les éditions contemporaines de ce théâtre
continuent à faire apparaître un découpage en actes et en scènes. Après
avoir montré que ce découpage des comédies romaines constitue, depuis
Donat, une impasse théorique et méthodologique, et que celle-ci prend
une manifestation particulière dans l’édition des comédies de Plaute par
Madame Dacier, on réfléchit au geste herméneutique que constitue cette
mise en forme du texte dramatique. Car, quand elle applique et justifie cette
division en actes et en scènes, Madame Dacier ne se contente pas de décou-
per les pièces antiques, elle développe une argumentation cohérente qui
vise à défendre le théâtre de Plaute en lui prêtant une forme et un fonction-
nement dramaturgique classiques ; ce qui invite alors le lecteur, moderne et
contemporain, à interpréter ce théâtre antique de façon classique.


130 PIERRE LETESSIER

E
n 1683, Mme Dacier publie en volumes séparés la traduction de trois
comédies de Plaute : Amphitryon, Epidicus et Rudens1. Pour chacune
de ces pièces, elle applique un découpage en actes et le commente,
et ce commentaire prend une place considérable, tant quantitativement
– quasiment majoritaire dans l’examen qui précède chaque comédie, on
retrouve ce commentaire dans la préface générale aux trois pièces, ainsi
que dans les remarques qui suivent chacune d’elles – que par la valeur
qui lui est prêtée : dans sa préface aux comédies de Térence, Mme Dacier
parle de la division en actes comme de « ce qu’il y a de plus important »2.
Cette division des comédies latines en actes s’inscrit dans une longue
tradition herméneutique qui part de Donat, au ive siècle de notre ère, et
dure au moins jusqu’au xxe siècle : l’édition universitaire des Belles Lettres
est aujourd’hui encore divisée en actes et en scènes3. Mais le renouveau
récent des études théâtrales au xxe siècle, qui suppose une attention parti-
culière portée à la dimension spectaculaire du fait de l’apport des études
énonciatives et pragmatiques post-structurales, a apporté un autre éclai-
rage sur cette question. Depuis quelques années, différents travaux ont
cherché à structurer les comédies non plus en actes mais à partir de la
prise en compte de leur écriture métrique4. Cette dernière est, en effet,
apte à organiser le spectacle. D’abord parce qu’elle recoupe une organisa-
tion musicale : une comédie romaine est une succession de morceaux sans
musique – le diuerbium – et avec musique – le canticum –, ce qui implique
une technique d’interprétation différente pour les acteurs et un change-
ment profond de spectacle. Ensuite, parce que ces différents morceaux,
toujours enchaînés dans le même ordre, déterminent pour les acteurs une
certaine façon d’occuper l’espace et de prendre la parole, et mettent en scène
des rencontres importantes5. Ainsi, ces séquences musicales structurent

1. Comédie de Plaute, traduite en français, avec des remarques et un examen,


selon les règles du Théâtre, par Melle Le Fevre, Paris, D. Thierry et Cl. Barbin,
1683, 3 tomes.
2. Les Comédies de Térence avec la traduction et les remarques de Mme Dacier,
Rotterdam, G. Fritsch, 1717, préface, t. I, p. xxxviii.
3. Plaute, Comédies, éd. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1930-1989, 7 tomes.
On peut citer aussi deux articles qui ont fait date au début des années 1930 :
Andrée Freté, « Essai sur la structure dramatique des comédies de Plaute »,
Revue des Études Latines, n° 7, 1929, p. 282-294 et n° 8, 1930, p. 36-81.
4. Sur cette dimension structurante de la métrique, voir Timothy J. Moore,
« Music and structure », American Journal of Philology, n° 119, 1998, p. 245-
273. Je me permets aussi de renvoyer à mes propres travaux : La Comédie
musicale des années 210-180 avant J.-C. : le théâtre de Plaute, Paris, Kimé, à
paraître. Sur la prise en considération de la métrique dans les études portant
sur la comédie romaine, voir l’introduction de Pierre Letessier, Dramaturgie
et musique dans un théâtre codifié : les comédies de Plaute, thèse de doctorat,
Université Paris 3, 2004.
5. Sur cette codification métrique des rencontres, voir Pierre Letessier, « Des
didascalies pour les spectateurs : nature et fonctions des didascalies internes
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 131

l’ensemble du spectacle ; or, cette division en séquences métriques specta-


culaires ne recoupe pas la division en actes. Depuis les années 1950, cette
dernière est même généralement, en dépit de son usage persistant, envi-
sagée comme une impasse méthodologique et théorique6.
Partant de ce constat, je voudrais donc d’abord montrer la façon dont
ce découpage se manifeste dans toute sa dimension aporétique dans l’édi-
tion de Mme Dacier. Puis, considérant l’importance que Mme Dacier lui
confère, il s’agira de s’interroger sur le sens que peut prendre le découpage
en actes et son commentaire. La forme d’un texte suppose forcément un
système de significations7 et la division en actes ne peut pas constituer,
comme on le considère habituellement, une didascalie anodine, qui ne
servirait qu’à faciliter la lecture du texte8. Nous montrerons, au contraire,
qu’elle recèle une véritable interprétation du texte. Car si on réinscrit le
découpage en actes dans la dynamique argumentative du commentaire,
qui est celle de la défense de Plaute, il apparaît qu’elle représente un véri-
table enjeu herméneutique. En divisant les comédies romaines en actes
et en commentant ce geste, Mme Dacier fait plus qu’opérer des coupures
dans le texte : elle en oriente la lecture et façonne un théâtre de Plaute qui
est conforme à l’idéal classique.

La division en actes :
une impasse méthodologique et théorique
Donat est le premier à avoir entrepris la division en actes des comé-
dies latines, dans son commentaire sur Térence. Plus exactement, il est le

dans les comédies de Plaute », dans Le Texte didascalique à l’épreuve de la lecture


et de la représentation, dir. F. Calas, R. Elouri, S. Hamzaoui et T. Salaaoui, Tunis /
Pessac, Sud Éditions / Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 115-130.
6. Voir Jean Andrieu, Le Dialogue antique. Structure et présentation, Paris, Les
Belles Lettres, 1954, p. 41-44 et passim. Voir aussi William Beare, The Roman
Stage, Londres, Methuen, 1950, p. 188-210 et George E. Duckworth, The Nature
of Roman Comedy, Norman, University of Oklahoma, 1994 [1952], p. 101.
7. Voir Donald F. Mc Kenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Le
Cercle de la Librairie, 1991.
8. On oppose en général les didascalies de base (indication des sources
locutoires, indication des bornes pour marquer le changement de scène
et d’acte) aux didascalies dites de régie. Si tout le monde reconnaît que ces
dernières constituent une interprétation du texte et les rattachent à une
tradition dramaturgique, les premières sont censées ne donner accès à aucune
interprétation dramaturgique, et n’avoir pour fonction que de rendre lisible
un texte. Voir, par exemple, Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse
du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 41 et Anne Ubersfeld, article « didascalies »,
dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dir. M. Corvin, Paris, Larousse-
Bordas, 1998. Mais, dans ce cas, pourquoi Mme Dacier commente-elle autant
cette didascalie de base qu’est la division en actes ?
132 PIERRE LETESSIER

premier à avoir entrepris de corriger le texte de Térence et à essayer de réta-


blir le découpage en actes9. C’est dans son commentaire déjà qu’on trouve
formulées deux idées essentielles : premièrement, cette division en actes, et
même en cinq actes, n’existait pas à l’époque de Plaute et Térence ; deuxiè-
mement, elle serait néanmoins sous-jacente aux comédies anciennes.
Voilà donc le problème théorique et méthodologique de fond, puisqu’il
s’agit pour le commentateur de retrouver dans le texte quelque chose qui
n’y apparaît pas. Cela pose évidemment la question de la preuve. Quelle
preuve peut-on avoir que cela y était puisque cela n’y est pas ?
Donat donne une réponse, qui a fait date et qui sera ensuite reprise
par tous, dans ses grandes lignes, en établissant une correspondance
entre les épisodes du théâtre grec et les actes10 : ce découpage trouverait
son origine dans la comédie grecque ancienne qui aurait été structu-
rée en épisodes par les chœurs ; puis il y aurait eu la comédie nouvelle
(Ménandre) avec des intermèdes musicaux à la place des chœurs, et enfin
la comédie latine avec des actes sans intermèdes musicaux. Cette évolu-
tion pose donc comme originelle l’existence des actes tout en expliquant
leur disparition chez Plaute et Térence. Les Latins auraient en effet cessé
de marquer les intervalles par la musique pour éviter que les spectateurs
impatients ne quittent le théâtre11. Un autre problème théorique, encore
plus profond, apparaît donc ici. En effet, cette explication justifie certes la
difficulté à découper les textes en actes, mais elle remet en question l’en-
treprise même puisqu’il s’agit alors de retrouver dans le texte des coupures
qui n’étaient marquées ni dans le texte, ni dans le spectacle12. Ainsi Donat
est-il amené à développer la théorie de l’action continue et des actes liés
qui traduit la difficulté de l’entreprise. Il explique, en effet, que Térence lie
l’action au point qu’on a l’impression parfois qu’il n’y a qu’un seul acte13.
On se retrouve donc bien dans une impasse théorique puisqu’il s’agit
d’analyser et de chercher à diviser les comédies latines selon un précepte
(la théorie des cinq actes) que les auteurs romains n’appliquaient pas
– ou alors, qu’ils appliquaient mais en faisant en sorte que ces divisions
ne soient pas perceptibles et n’en soient pas ! Ainsi, l’étude du commen-
taire de Donat trahit sur ce point une réelle difficulté méthodologique.
Pour diviser la comédie en actes, Donat choisit un critère strict, celui de la

9. Voir Christian Nicolas, « À la recherche des fins d’acte et des fins de scène dans
les comédies de Térence lues par Donat », dans Commencer et finir dans les
littératures antiques, dir. B. Bureau et C. Nicolas, Lyon, CRGR, 2007, p. 598-601.
10. Il s’agit en fait d’Evanthius, dont Donat avait vraisemblablement annexé deux
traités au début de son ouvrage. Voir Evanthius, De fabula, III, 1. Les textes
d’Evanthius et de Donat sont consultables sur le site : hyperdonat.ens-lyon.fr.
11. Evanthius, III, 1 ; Donat, Ad Adelphos Praef., 1, 4.
12. Ou alors uniquement par un baisser de rideau ? Voir Evanthius, VIII, 8.
13. Evanthius, III, 1 : « uult poeta noster omnes quinque actus uelut unum fieri » ;
Donat, Eun. Praef., I, 5 : « actus sane implicatiores sunt ».
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 133

scène vide ; mais s’il affiche une méthode rigoureuse, ce critère se révèle
vite insuffisant pour expliquer les divisions opérées ou non opérées14 : il
pose des séparations d’actes qui ne correspondent pas forcément à des
scènes vides, sans expliquer pourquoi ; et, à l’inverse, déclare que certaines
scènes sont vides sans leur attribuer pour autant le statut d’intervalles.
Donat n’hésite d’ailleurs pas à souligner lui-même cette difficulté au cours
de son commentaire15.
Avançons dans cette tradition herméneutique. D’Aubignac, quelques
siècles plus tard, essaie de contester l’autorité de Donat sur ce point16,
mais sans parvenir à sortir de cette impasse théorique ni à prouver l’exis-
tence de la division en actes dans les comédies latines. Ainsi, après avoir
dès le début du chapitre consacré aux actes posé l’origine grecque de
cette division sous le nom d’épisode17, il essaie à deux reprises de dater,
c’est-à-dire d’envisager sous un angle historique, l’apparition des notions
d’acte et de scène. Or, les deux fois, il rejette ce mouvement au motif que
cela existait et que les Anciens nous l’ont transmis18. Peu importe, écrit-il
en substances, de chercher à savoir quand et d’où cela vient exactement
puisque tous les poètes sont d’accord pour dire qu’une division en cinq
actes est nécessaire : « La preuve en est dans l’exemple des Grecs et des
Latins, et dans la pratique générale »19 – c’est-à-dire aussi dans la pratique
moderne. Autrement dit, sa preuve n’est autre qu’un raisonnement tauto-
logique. Le découpage de Plaute et Térence en actes et scènes est prouvé
par la pratique des auteurs modernes et par le propre exemple de Plaute
et Térence, qui constituent le modèle parfait du découpage des actes
et scènes. Le système est fermé : cela existait car cela existe et existait !
Impasse, encore.
Quant à Mme Dacier, elle essaie de régler la question en affirmant que,
si les scènes n’étaient pas marquées dans les vieux manuscrits de Plaute et

14. C. Nicolas, art. cit., p. 608-612.


15. Voir par exemple And. Praef., II, 3 : « Difficile est diuisionem actuum in Latinis
fabulis internoscere, obscure editam ». J. Andrieu parle d’un « sentiment de
scepticisme » chez Donat quant à la division en actes (op. cit., p. 43).
16. Il ne le considère comme « savant au théâtre qu’à demi » (d’Aubignac, La
Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 331-332).
17. Ibid., III, 5, p. 323.
18. Ibid., III, 5, p. 324 : « Mais puisque cette division du Poème Dramatique en
cinq Parties, est venue des Grecs et des Latins, j’en parlerai sous le nom d’Acte,
sans plus particulièrement examiner en quel temps, ni comment il a passé
dans l’usage ». Voir aussi III, 6, p. 358.
19. Ibid., III, 5, p. 324.
134 PIERRE LETESSIER

Térence, les actes l’étaient20, mais elle reste vague à propos de Plaute21, ne
date jamais ces « vieux manuscrits », et ne déclare jamais qu’ils remontent
à l’époque de Plaute. Surtout, elle n’y a pas accès et traduit à partir d’édi-
tions publiées. Autrement dit, il s’agit encore – pour les scènes – de repérer
quelque chose qui n’était pas marqué dans les textes et, pour les actes, de
retrouver une division qui n’a pas été transmise telle quelle.
Le commentaire de Mme Dacier s’inscrit, comme celui de Donat,
dans la tradition herméneutique de la correction. Il s’agit de corriger le
texte de Plaute, qui a été, comme elle le répète à l’envi, mal découpé. Elle
le fait selon une méthode qui se veut rigoureuse parce qu’elle applique
un nombre limité de critères et de façon stricte. À chaque entrée, en effet,
mais aussi à chaque sortie, elle fait systématiquement correspondre une
scène, ces mouvements se repérant selon un critère qui est toujours énon-
ciatif : Mme Dacier relève l’énonciation du mouvement et aussi celle de
sa motivation, qui peut doubler la première ou même la remplacer. Et
pour délimiter les actes, elle ajoute le critère de la scène vide, de l’action
hors scène et du temps écoulé – ce qui permet de faire qu’un intervalle
soit « bien rempli ». Cela l’amène à ajouter de nouvelles scènes au texte de
Plaute, mais aussi à rectifier le découpage traditionnel du texte. Dans tous
les cas, elle affiche un ton catégorique à toutes les étapes du processus de
correction et présente ces retouches comme évidentes. Que ce soit pour
signaler une erreur ou pour apporter une correction, elle a ainsi volontiers
recours à des expressions comme « il n’en est rien », « cela se voit », « on ne
peut douter de cette vérité » ou encore à des adverbes comme « visible-
ment » et « manifestement ». Opérant selon le critère du vrai et du faux, son
commentaire présente une correction qui est systématiquement argu-
mentée et régulièrement marquée comme évidente. En somme, ce qui se
conçoit bien se découpe clairement.
Mais au-delà de cet affichage et de ces déclarations tranchées, il faut
bien reconnaître pourtant que l’impression d’évidence est souvent para-
sitée. Tout d’abord, le critère essentiel de la motivation de l’entrée et de
la sortie ne se définit et ne se repère pas aussi facilement que celui de
l’énonciation du mouvement. Ensuite, le commentaire sur le découpage

20. Examen d’Amphitryon, dans Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, non pag. Mais
dans sa préface aux comédies de Térence, Mme Dacier raconte qu’elle a eu
accès aux manuscrits de Térence de la Bibliothèque du Roi. Elle parle de leur
« antiquité » (Les Comédies de Térence, éd. cit., p. xxxix) sans jamais remettre
en doute leur version. Or, ces manuscrits comportent non seulement des
actes mais aussi des scènes – ce qui lui permet de vérifier la justesse de ses
corrections. Autrement dit, elle pose donc implicitement l’existence même
des scènes chez Térence.
21. À dessein sans doute, elle connaissait parfaitement les œuvres de Donat et
d’Aubignac, comme le prouvent les citations qu’elle en fait, en particulier du
premier.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 135

est traversé de nombreuses répétitions qui n’accréditent pas la thèse de


l’évidence. La nécessité d’argumenter et de justifier à plusieurs reprises le
même découpage, en effet, ne rend pas celui-ci exactement évident. Ainsi,
pour modifier la place d’un intervalle, Mme Dacier pointe les erreurs
et explique sa correction par deux fois : dans l’examen de la scène qui
précède l’entracte et dans celui de la scène suivante. Et cette deuxième
explication se fait quasiment dans les mêmes termes, avec renvoi au
commentaire précédent ! Des répétitions de ce type se retrouvent aussi
entre l’examen et les remarques. Dans Amphitryon, par exemple, à côté
d’une remarque qui indique : « Il ne faudrait pas faire ici de nouvelle scène,
car ce n’est que la suite de la précédente »22, on trouve dans l’examen de la
même scène un renvoi à la remarque, qui dit exactement la même chose :
« J’ai averti dans les Remarques que la Scène qui est marquée à la page 169
est une suite de la précédente, car… »23. Le caractère spéculaire que peut
prendre le commentaire, qui se fait ici commentaire du commentaire, en
rend parfois la lecture assez laborieuse. Cela tranche en tout cas avec l’évi-
dence catégorique affichée par Mme Dacier24.
Bien plus, ce sentiment de difficulté prend une acuité particulière
dans cette édition quand le lecteur se retrouve face à un décalage entre le
texte traduit et son commentaire. Prenons l’exemple de l’intervalle entre
les actes III et IV d’Amphitryon : Mme Dacier le place avant ce qui était
considéré jusque-là comme la dernière scène de l’acte III, la scène 4. Dans
la marge de l’examen de cette scène, dont elle explique donc qu’elle est en
réalité la scène 1 de l’acte IV, on trouve écrit : « Acte IV, scène I ». Or, le texte
traduit conserve pour le même passage une scène 4 de l’acte III. Le déca-
lage est étonnant. L’examen donne d’abord, en critiquant et en démon-
tant l’ancien découpage, la bonne division ; et, ensuite, le texte est donné
sous son ancienne version – c’est-à-dire le texte tel qu’il ne devrait pas être
présenté. L’examen permet à Mme Dacier de construire un bon décou-
page qui n’est finalement pas visible. Ce qui l’oblige alors à recourir à la
pagination dans ses remarques pour désigner une scène, la numérotation,
avec son caractère double, perdant toute efficacité.
Ce décalage se retrouve même à l’intérieur du texte corrigé. Prenons
encore un exemple d’intervalle entre les actes III et IV, cette fois dans
Epidicus. Dans la marge, le lecteur lit : « Acte III, scène III » (ce qui renvoie,
pour cette comédie, au découpage affiché dans le texte traduit25) ; mais

22. Amphitryon, dans Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, p. 311.


23. Examen d’Amphitryon, IV, 5, ibid. Le renvoi à la page 169 est une erreur. Le
passage se trouve p. 199.
24. On pourrait aussi relever, dans le même ordre d’idée, l’emploi du conditionnel
qui alterne souvent avec l’indicatif.
25. Dans les marges de l’examen d’Epidicus, en effet, les scènes et les actes
indiqués sont ceux du texte traduit et non, comme pour les deux autres
136 PIERRE LETESSIER

dans son examen, Mme Dacier explique comment cette scène est en fait
la première de l’acte IV. Bien plus, elle explique aussi que les grammairiens
auraient dû partager cette scène 1 de l’acte IV en trois scènes (la scène 3 de
l’acte III aurait dû être découpée en scènes 1, 2 et 3 de l’acte IV). Elle opère
donc un double mouvement de correction : elle intègre la scène à un autre
acte et la divise en trois scènes. Or, non seulement Mme Dacier ne fait
pas correspondre le texte commenté et le texte traduit en écrivant dans la
marge, pour la scène suivante : « acte III, scène IV », mais, dans l’examen de
cette nouvelle scène, on lit alors : « La scène qui est marquée la quatrième
de l’acte troisième, est la seconde de l’acte quatrième ». Ce qui signifie
que la deuxième correction qui était indiquée dans l’examen de la scène
précédente (trois scènes pour ce qui devrait être la première de l’acte IV)
n’est pas prise en compte. Non seulement le texte commenté et le texte
traduit ne sont pas structurés de la même façon, mais un tel décalage se
retrouve même au sein de la division qui est expliquée dans l’examen : le
texte redécoupé de façon virtuelle n’est pas fixe.
Le geste herméneutique de la division en actes et de son commen-
taire semble donc révéler ici ses limites méthodologiques. Non seulement
les corrections argumentées et présentées comme évidentes nécessitent
beaucoup d’explications, au risque de la répétition et de la circularité,
mais le découpage du texte traduit ne correspond pas à celui du texte
commenté : une fois le texte corrigé dans l’examen, la traduction donne
à lire le texte dans la version antérieure à la correction. Cette dernière
n’apporte pas la clarté mais la confusion, confusion même qu’elle est
censée supprimer dans les textes classiques. Plutôt qu’un texte divisé et
corrigé définitivement en actes, comme son commentaire le pose dans
des termes catégoriques, l’édition de Mme Dacier donne finalement à voir
un processus de correction en cours. Le constat de ce décalage n’invite
pas pour autant le lecteur à écarter le commentaire. Au contraire. Celui-ci
n’en paraît que plus indispensable. Qui lit le texte seul ne lit pas la bonne
version de la pièce. L’association du commentaire au texte recoupe donc
des enjeux herméneutiques. Au-delà de ses difficultés propres, ce geste
s’inscrit dans une dynamique plus large, qui est argumentative.

La division en actes et son commentaire :


dynamique argumentative et enjeu herméneutique
Le commentaire de Mme Dacier fait donc plus que commenter le
texte puisqu’il le corrige et permet d’établir une version de la pièce qui

comédies, du texte corrigé. Mais le décalage reste le même entre la division du


texte commenté et celle du texte traduit.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 137

n’est pas celle de la traduction. Il dit ce que le texte latin – et sa traduction


– n’est pas et devrait être, en expliquant comment il devrait être décou-
pé – ce qu’il n’est pas. Le commentaire de la division en actes crée ainsi
à côté du texte traduit un texte virtuel, qui est présenté comme le véri-
table. Par conséquent, le commentaire a la capacité et la fonction d’assurer
le passage d’un texte à un autre. Le problème étudié est bien celui de la
composition du texte. Le mouvement herméneutique assure ici le passage
d’un texte – traduit et édité – à un autre (texte corrigé), et pas le passage du
texte à une dimension spectaculaire. Le commentaire de Plaute par Mme
Dacier est, ainsi, clairement textocentriste26. Chez d’autres auteurs, la divi-
sion en actes s’analyse parfois comme la trace de la représentation dans
le texte. D’Aubignac ou Corneille, par exemple, associent souvent l’inter-
valle à la musique qui est censée s’y jouer27 ; et ils l’analysent sous l’angle
de la réception en précisant qu’il permet un relâchement de l’attention
du spectateur, condition qu’ils jugent nécessaire à la bonne écoute d’un
spectacle28. Chez Mme Dacier, l’intervalle ne s’envisage que sous l’angle
de la conduite de l’action – la « scène vide » ne s’analyse qu’en termes
d’écoulement du temps et d’action hors scène.
Dans la mesure où ce commentaire textocentriste du découpage
porte sur l’organisation et donc sur la composition de l’action, il dépasse
la simple question de la division. L’étude des entrées, des sorties, et donc
des motivations des personnages et du problème des actions hors scène
recoupe inévitablement la question des trois unités. Le plan de l’examen
qui précède chaque comédie est ainsi toujours le même : Mme Dacier
examine, dans l’ordre, le sujet et les incidents (ce qui pose la question de
l’unité d’action), l’unité de temps puis de lieu. Elle démontre à chacune
de ces étapes qu’il y a bien unité, avant de passer à l’examen détaillé des
scènes ; or, celui-ci a un effet démonstratif rétroactif : en examinant et en
corrigeant la division de l’action en actes et scènes, Mme Dacier apporte,
en effet, la preuve de ce qu’elle vient de dire. Retrouver le bon découpage des
comédies, c’est donc retrouver et prouver la régularité des comédies, c’est
montrer qu’elles ont été écrites et composées en conformité avec la règle
des trois unités. Ceci n’est pas anodin pour Plaute, qui a – contrairement à

26. Le commentaire est là pour compléter la traduction, pour pallier aux


insuffisances du texte traduit. Mme Dacier le dit d’ailleurs de façon claire à
plusieurs endroits : « S’il manque quelque chose à la traduction, je vais tâcher
d’y suppléer par la remarque » (Remarques sur l’Epidicus, III, 2, v. 13) ; avec
son corollaire inversé : « Une traduction exacte doit servir de commentaire »
(préface des Comédies de Térence, éd. cit., non pag.).
27. D’Aubignac, op. cit., III, 5, p. 330-332 ; Corneille, Discours des trois unités,
dans Théâtre Complet, éd. A. Niderst, Mont-Saint-Aignan, Publications de
l’Université de Rouen, 1984, t. I, p. 89.
28. D’Aubignac, op. cit., III, 6, « Des intervalles des Actes » ; Corneille, op. cit., p. 89.
138 PIERRE LETESSIER

Térence29 – la réputation d’avoir écrit des comédies irrégulières30. Ainsi, à


la fin de l’examen d’Epidicus, après avoir corrigé et établi la division de
la comédie en actes et scènes, Mme Dacier écrit : « Si l’on conçoit bien la
conduite de l’action de Plaute dans la constitution et dans la disposition
de ce sujet, on avouera que cette pièce est un chef d’œuvre, et que l’on ne
saurait y trouver le moindre défaut ». Pourquoi ? Parce que « <les> Actes
n’en pouvaient pas être plus naturellement divisés. […] Les Scènes en sont
très bien liées, et il n’y a pas un seul Acteur qui paraisse sans sujet »31.
On comprend donc pourquoi le commentaire sur la division en actes
et en scènes est si développé. Parce qu’il constitue le moyen de défendre
Plaute, en montrant la régularité sinon de son théâtre, du moins de
certaines de ses pièces, selon les critères classiques. Mme Dacier précise
en effet dans l’examen d’Amphitryon que son choix des trois comédies
de Plaute s’est fait sur le critère de leur conformité aux règles du théâtre :
« Quoique Plaute n’ait pas toujours été fort exact à observer toutes ces lois,
il est certain qu’il n’en a pas violé une seule dans les trois comédies que
j’ai traduites. C’est ce que je ferai voir avec le plus d’ordre qu’il me sera
possible »32. L’enjeu du commentaire est de montrer le texte tel qu’il devrait
être, c’est-à-dire tel qu’il est censé être conformément à la vision classique.
La « beauté » de la pièce, dont Mme Dacier parle souvent, ne désigne pas
la dimension spectaculaire mais sa composition, la conduite de l’action. Il
s’agit toujours pour la traductrice de rendre sensible la régularité du texte.
Cette visée argumentative du commentaire se retrouve également
dans la division matérielle même du texte édité. Montrer le texte de Plaute
divisé, c’est déjà rendre visible – et prouver – sa régularité33. Or, le décou-
page, précisément, est fortement marqué dans cette édition de la fin du
xviie siècle. Cela vaut pour les actes, bornés par un saut de page et par un
bandeau ornemental très large en haut de la page, sans compter l’indi-
cation de l’acte, de la scène, et des personnages présents. Mais cela vaut
aussi pour les scènes. Toute nouvelle scène entraîne également un chan-
gement de page, est doublement délimitée par un bandeau ornemental en
haut de la première page de l’extrait et en bas de la dernière ; le bandeau

29. Voir, par exemple, la préface des Comédies de Térence, éd. cit., p. xxxv :
« Térence est beaucoup […] plus réglé que Plaute ». Ce n’est pas un hasard si
Mme Dacier traduit toute l’œuvre de Térence et seulement trois comédies de
Plaute.
30. Les erreurs multiples qui concernent la division du texte en témoignent, du
moins elles accréditent cette idée d’irrégularité.
31. Examen d’Epidicus, dans Comédie de Plaute, éd. cit., t. III, non pag.
32. Examen d’Amphitryon, ibid., t. I. Elle a ainsi choisi la pièce Amphitryon parce
qu’« on peut [la] considérer comme une des plus parfaites qui nous restent de
l’antiquité ».
33. Et ce, malgré les erreurs de division du texte édité. Elles sont corrigées dans le
commentaire, et surtout, le principe même de la division est le bon.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 139

initial est suivi par un cadre qui met en relief la majuscule du premier
mot ; et enfin, la numérotation des vers recommence à zéro. En somme, si
dans un lointain passé les scènes n’étaient pas marquées dans le texte de
Plaute et si Donat a pu parler d’« actes liés », dans une édition de ce genre,
la division fait immédiatement ressortir la scène comme unité de base de
la comédie. Bien plus, ce découpage permet non seulement de présenter
un texte organisé de façon régulière – c’est-à-dire un texte débarrassé de
ce qui pouvait laisser penser à des irrégularités (les « erreurs ») –, mais il
permet aussi de présenter un texte débarrassé de toutes ses grossièretés
et ses archaïsmes.
Ainsi, dans une telle édition, la dimension métrique et musicale dispa-
raît complètement. Le contraire eût été surprenant puisque chez Donat
déjà, celle-ci n’est plus comprise. Mais cette absence est motivée par Mme
Dacier34. Dans sa préface, elle présente, en effet, la métrique, ou plutôt
la versification35 comme un élément faible de Plaute – à oublier, donc. À
l’occasion d’une comparaison attendue de Plaute et Térence, Mme Dacier
cite l’avis dépréciatif d’Horace selon lequel Plaute aurait été apprécié à
tort par les Anciens pour ses rythmes et ses plaisanteries36. Pour défendre
Plaute, encore, la traductrice s’évertue alors à minimiser la portée des
propos d’Horace. Et pour ce, elle procède en deux temps. D’abord, elle
minimise l’importance des vers et des plaisanteries en expliquant que ces
deux éléments ne sont en rien essentiels pour une comédie : « Les vers et
les railleries constituent si peu l’essence de la Comédie qu’un Poète peut
être excellent comique avec des vers durs et quelques méchantes plaisan-
teries »37. Puis elle explique que cela est étranger à l’auteur : cette « dureté »
des vers de Plaute viendrait de la satire, qu’elle présente comme un poème
grossier dans son mode de raillerie et sa composition. Plaute aurait gardé
quelques traits de la satire pour plaire à son public. Les vers et les plaisan-
teries grossières, qui auraient été associés dans la satire, seraient donc une
concession de Plaute au public de l’époque38. En somme, la versification
des comédies de Plaute constitue un trait de grossièreté et d’archaïsme,
qui n’est en rien imputable au poète latin. Par conséquent, la métrique

34. Que la dimension spectaculaire et structurante du mètre n’ait pas été repérée
pendant tous ces siècles ne signifie pas qu’on a ignoré que ce théâtre était écrit
en mètres. Mme Dacier, comme Donat, savait vraisemblablement scander
les vers, même si aucun argument n’en était tiré. On trouve en effet des
remarques sur la quantité des syllabes. Voir par exemple, Amphitryon, p. 281,
pour le vers 91 (noté 9 par erreur), avec l’exemple de malum qui change de
sens selon la valeur de sa première syllabe.
35. Mme Dacier, comme Donat, ne considère la métrique qu’au niveau du vers, et
jamais dans une dimension macro-structurale.
36. Horace, De Arte poetica, v. 270-272.
37. Préface, Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, non pag.
38. On retrouve là l’éternel argument du public grossier de Plaute.
140 PIERRE LETESSIER

ne doit pas être prise en compte. L’effacement provoqué par la division en


actes et scènes permet donc de faire disparaître la dimension archaïque
du texte pour ne donner à voir que sa beauté classique.
Un autre élément est rejeté hors de la sphère de la comédie par l’opé-
ration de la division en actes, même si cette fois il apparaît dans la traduc-
tion : le prologue. En effet, le découpage de la comédie exclut de facto
l’ouverture de la comédie, puisque celle-ci commence formellement à la
scène 1 de l’acte I. À plusieurs reprises d’ailleurs, Mme Dacier rappelle que
ce morceau ne fait pas partie de la pièce. Pourquoi ? Parce qu’il comporte
au plus haut point ce que Mme Dacier présente comme « le plus grand
défaut de Plaute »39 : les moments où l’auteur comique « mêle la repré-
sentation avec l’action théâtrale »40 – ce qu’on appelle aujourd’hui méta-
théâtralité – et qui « choque » la bienséance. Or, là encore, cette dimension
métathéâtrale est présentée comme extérieure au théâtre de Plaute :
elle viendrait cette fois non de la satire mais de la comédie ancienne et
moyenne. Le découpage en actes, dans sa matérialisation même, a donc
une valeur argumentative ; il exhibe l’extériorité du prologue au texte, il le
marginalise au sens propre, et rend sensible son archaïsme : le prologue
est un élément archaïque qui se place avant et en-dehors du texte de la
comédie, présenté de son côté selon les normes classiques.
Ainsi, par l’opération de ce découpage et de son commentaire qui lui
donne ce sens, le texte est débarrassé non seulement de ses erreurs, mais
aussi de ses « impuretés » : la métrique, le prologue et la dimension méta-
théâtrale. Revu et corrigé, le texte est rendu, pour reprendre l’expression
de Mme Dacier, à sa « beauté naturelle »41, selon des critères classiques.

Outre la manifestation particulière que prend, dans l’édition de Plaute,


ce qui a toujours constitué une forme d’impasse théorique et métho-
dologique, l’exemple de la division en actes par Mme Dacier et de son
commentaire présente un enjeu majeur : il montre comment la présenta-
tion même du texte de théâtre, dans son apparente banalité, est porteuse
de sens. La division en actes ne constitue pas une simple didascalie qui ne
permettrait que de faciliter la lecture du texte. Associée à son commen-
taire, elle permet à Mme Dacier de développer une argumentation effi-
cace et cohérente pour défendre Plaute – c’est-à-dire pour lui donner une
forme et un fonctionnement classiques. Et ce n’est pas un hasard si un
grand nombre d’études sur Plaute, jusqu’à une date très récente, ont déve-
loppé des conceptions (sur l’espace, le personnage, la morale…) directe-
ment inspirées du théâtre classique. La forme même du texte les implique.

39. Préface de Comédie de Plaute, éd. cit., t. I, non pag.


40. Ibid., t. III, Examen d’Epidicus, I, 1. Voir aussi III, 1 et IV, 1.
41. Mme Dacier, Comédies de Térence, éd. cit., Préface, p. xxxvi.
LA DIVISION EN ACTES ET SON COMMENTAIRE 141

Et si les derniers travaux insistent néanmoins sur tout ce que la division


en actes de Mme Dacier efface des comédies de Plaute (sa dimension
spectaculaire, notamment musicale, et sa dimension métathéâtrale42), les
éditions des comédies romaines, nous l’avons dit, se font encore à la façon
de Mme Dacier43, avec une division en actes (et même en cinq actes) et en
scènes. Il y a là un décalage entre le texte commenté et le texte édité bien
plus grand que celui qui se trouve chez Mme Dacier, et qui témoigne de
l’importance et de la force de la vision classique sur le théâtre antique.
Je voudrais pour finir donner un exemple de traduction qui montre
comment le texte est épuré et corrigé dans ses moindres détails. Le
commentaire et le découpage orientent, en effet, l’exercice même de
la traduction, qui participe à son tour à la révision du théâtre de Plaute.
Prenons, dans Amphitryon, l’exemple d’un vers prononcé par Mercure à
propos de Sosie : « Attat illic huc iturust ; ibo ego illi obuiam »44. Faisons-en
une lecture spectaculaire et métrique. La scène se déroule au début de la
comédie. Mercure et Sosie font des apartés, à distance, dans un canticum
polymètre. Puis il y a un changement métrique : on passe à un nouveau
type de canticum qui signale au public que les personnages vont se rappro-
cher et passer au dialogue. La réplique de Mercure est la première de ce
nouveau morceau et énonce aussitôt le rapprochement à venir, double-
ment puisqu’il énonce le mouvement de Sosie en sa direction (« il va venir
ici ») et use d’une expression habituelle au futur proche, qui marque le
rapprochement et la rencontre imminente : « ibo obuiam » (« je vais aller
à sa rencontre »). Pourtant le face-à-face n’aura pas lieu immédiatement
et les apartés vont se prolonger encore. On a donc un effet traditionnel de
suspens puisque le rapprochement imminent est énoncé deux fois – par
le changement de métrique, qui fonctionne comme une didascalie kiné-
sique, et par l’énoncé verbal qui redit ce que dit la métrique – et pourtant
retardé. Or, comment Mme Dacier traduit-elle ce vers ? « Ha, ha ! Je pense
que c’est tout de bon qu’il voudrait y [la maison devant laquelle Mercure
se trouve] entrer ; mais je vais m’y opposer de bonne sorte »45. Mme Dacier
fait donc disparaître ici par deux fois l’indication du mouvement : là où le
latin dit avec un futur proche : « il va venir ici », elle modalise : « je pense
que » et remplace le futur par un conditionnel : « qu’il voudrait y entrer ».

42. Sur la dimension métathéâtrale, voir surtout Niall W. Slater, Plautus in


Performance, Princeton, Princeton University Press, 1985 et Timothy-J. Moore,
The Theater of Plautus. Speaking to the Audience, Austin, University of Texas
Press, 1998.
43. À la façon de Mme Dacier mais sans suivre ses leçons : le découpage des trois
comédies qu’elle a traduites, dans les éditions Belles Lettres, ne suit pas les
corrections apportées par Mme Dacier dans son commentaire.
44. Plaute, Amphitryon, v. 263. Je traduis : « Mais il va venir ici ; je vais aller à sa
rencontre ».
45. Ibid.
Quant à l’expression « ibo obuiam » qui marque traditionnellement le
mouvement de rapprochement, elle la traduit donc par « je vais m’y oppo-
ser », c’est-à-dire par un verbe qui ne contient pas l’idée du mouvement et
de la rencontre. Elle donne à l’expression son sens figuré. Pourquoi cette
épuration kinésique ? Parce que précisément les deux personnages vont
finalement mettre du temps avant de se rapprocher. Or, selon son principe
même de découpage, et pour rendre facile et cohérente la lecture, toute
énonciation kinésique doit être suivie d’un mouvement. La traduction
est donc ici épurée dans la logique même qui prévaut au découpage du
texte en actes et scènes. Cette traduction de l’expression kinésique « ibo
obuiam » par son sens figuré me semble emblématique du mouvement
général qui consiste à rendre le texte « pur », « clair » et « beau », dans sa
« beauté naturelle »… au risque de le réinventer. ◀
Aristophane, « poète comique
qui n’est ni poète ni comique »
mis en pages et en français au XVIIIe siècle

Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, UMR 5037, Université de Lyon

Résumé De Madame Dacier au père Brumoy, l’histoire des traductions en français


d’Aristophane s’écrit en pointillés. Des traductions incomplètes, parfois
même remplacées par des résumés, un sentiment d’étrangeté voire d’ir-
réductibilité, renforcé par l’influence supposée du dramaturge sur les
affaires du temps (la condamnation de Socrate), palliée ou désignée mais
non compensée par un appareil de notes : tout concourt à faire d’Aristo-
phane un auteur que l’on peine à assimiler, et peut-être pour cela porteur
d’un « génie » grec que l’on refuse de considérer comme un modèle ; la
« grossièreté » d’Aristophane est un lieu commun qui aboutit au jugement
définitif de Voltaire : « Aristophane, poète comique qui n’est ni poète ni
comique » (Dictionnaire philosophique, 1764). Au XVIIIe siècle, comment
rendre représentable ce qui est si constamment désigné comme étranger et
obscène ? Telle est la contradiction interne de ces traductions.


144 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER

A
ristophane est certainement au xviiie siècle l’auteur dramatique de
l’Antiquité le moins bien traité1. Mais il revient de loin : si l’on s’en
tient aux Réflexions sur la poétique du père Rapin (1674), il est fort
décrié ; « point exact dans l’ordonnance de ses fables », sans vraisemblance
dans ses « fictions », Aristophane « joue les gens grossièrement et trop à
découvert ». De surcroît « son langage est souvent obscur, embarrassé, bas,
trivial […] ses mélanges de style, du tragique et du comique, du sérieux
et du bouffon, du grave et du familier sont fades ; et ses plaisanteries […]
sont souvent fausses2 ». Rapin est loin d’offrir une image particulièrement
noire du dramaturge athénien : Voltaire3 et l’Encyclopédie, par la plume
de Marmontel, vont dans le même sens : « Il ne faut que lire ce qui nous
reste d’Aristophane pour juger, comme Plutarque, que c’est moins pour les
honnêtes gens qu’il a écrit, que pour la vile populace, pour des hommes
perdus d’envie, de noirceur et de débauche »4. L’affaire semble donc enten-
due : Aristophane est illisible au xviiie comme au xviie siècle. Pourtant le
siècle des Lumières, tout en se défiant des « Belles Infidèles », voit se multi-
plier les traductions. Dans quelle mesure le parent pauvre du théâtre grec
profite-t-il de ce mouvement général ? Et surtout comment les courageux
traducteurs – car il y en eut – arrivent-ils à éviter, contourner ou surmonter
les difficultés d’une telle entreprise ?
J’avais traité autrefois les traductions d’Homère au xviiie siècle sous
l’angle qui me paraissait le mieux rendre compte du contexte intellec-
tuel créé par la Querelle d’Homère, à partir de 1710 : « comment rendre
Homère supportable »5. Le raisonnement vaut a fortiori pour Aristophane.
Ce qui apparaissait comme une tache en ce genre noble entre tous qu’est
l’épopée, la rudesse des mœurs, prend un tour plus « dégoûtant » encore
(pour reprendre un terme en usage à l’époque), sous la forme d’une gros-
sièreté, d’une bassesse avec laquelle le comique de l’auteur grec, iden-
tifié voire réduit à la farce, semble attaché : les femmes qui se refusent à
leur mari dans Lysistrata, les plaisanteries sur les fonctions naturelles, les

1. On ne peut guère prendre en compte le cas de Ménandre, presque inconnu


avant le xxe siècle et la redécouverte de plusieurs de ses pièces dans les
papyrus d’Oxyrinchus.
2. Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens
et modernes, seconde édition revue et augmentée, Paris, Claude Barbin, 1675,
xxvi, p. 142-143. Rapin lui préfère Ménandre…
3. Dictionnaire philosophique (1764), éd. O. Ferret, Paris, Classiques Garnier, 2008,
art. « Athéisme », p. 37.
4. Encyclopédie dite de D’Alembert et Diderot, t. III (1753), p. 667 (art.
« Comédie »), http://encyclopedie.uchicago.edu/node/142. Même son de
cloche chez La Harpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris,
Deretz, 1837, p. 121 (« De la comédie ancienne » ; 1re publication 1798-1804).
5. « Bitaubé traducteur d’Homère, ou comment rendre Homère supportable »,
dans Homère en France après la Querelle, dir. F. Létoublon et C. Volpilhac-
Auger, Paris, Champion, 1999, p. 89-104.
ARISTOPHANE MIS EN PAGES ET EN FRANÇAIS AU XVIIIE SIÈCLE 145

attaques (ou « personnalités ») contre tel ou tel homme politique, voilà


qui par définition est obscène à l’époque classique (et même moderne).
C’est donc une partie de la vis comica elle-même d’Aristophane qui paraît,
quasi ontologiquement, frappée de discrédit.
Dans un « Discours sur la comédie » qui ouvre le tome III de son
Théâtre des Grecs, publié en 1730, Brumoy rend compte des hésitations
qui furent les siennes – car y inclure la comédie ne s’imposait pas : les
raisons qui s’y opposaient étaient le petit nombre de pièces, la « licence
effrénée » d’Aristophane, et la « difficulté d’établir une idée sûre de la
comédie grecque sur les œuvres d’un seul poète »6. Les facteurs que
nous appellerions aujourd’hui scientifiques semblent primer, mais il est
évident qu’il en est bien d’autres, résumés par l’évocation sommaire de
la « licence effrénée ». Ce théâtre apparaît même comme le compendium,
pour ne pas dire le paroxysme, de toutes les difficultés suscitées par les
textes antiques : bien plus encore que la tragédie, la comédie fait mesurer
l’écart des mœurs entre l’époque ancienne et l’époque moderne. Le terme
« mœurs », dans la sphère tragique, renvoie à une nature humaine suppo-
sée constante et inaltérée et permet de désigner des relations interper-
sonnelles (d’ordre familial ou amoureux, notamment), autrement dit « le
cœur humain », les passions, ressort essentiel de la littérature et du théâtre
en particulier ; dans l’ordre du comique il prend un tout autre sens car il
dénote les usages sociaux qui sont eux, au contraire, les plus susceptibles
de changer au fil du temps et qui ne peuvent être définis que dans leur
étroite dépendance à des conditions historiques. Respecter le « costume »
devient un des maîtres-mots d’une esthétique fondée sur la perception
des différences, rendue sensible aux lecteurs des relations de voyage dès
la fin du xviie siècle. Or le « costume » athénien n’est pas des plus familiers
au public français…
De surcroît, le théâtre d’Aristophane, bien plus que celui d’un Molière
ou même d’un Plaute, se nourrit d’allusions contemporaines, incompré-
hensibles au lecteur d’aujourd’hui, au point que nos contemporains qui
les commentent s’étonnent parfois de ne voir aucune allusion à un événe-
ment supposé contemporain. La guerre du Péloponnèse est au cœur de La
Paix comme Socrate est au centre des Nuées. Nourries d’actualité, déco-
chant leurs traits contre les hommes politiques, jouant constamment de
la connivence avec un public qui les reconnaissait facilement, ces pièces
restent hors de portée de toute personne née après la mort de Périclès.
Que peut espérer en faire un traducteur ? Il semblerait donc que, loin de
s’étonner qu’il y ait si peu de traductions d’Aristophane avant le xxe siècle,
il faille s’émerveiller qu’il y en ait eu quelques-unes.

6. Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, s. n., 1730, t. III, p. I.


146 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER

Quelques audacieux
Connu par des traductions latines, Aristophane ne l’est guère de ceux
qui n’entendent pas les langues savantes, et ce jusqu’à la fin du xviiie siècle.
Il faut attendre le Théâtre d’Aristophane, traduit par Poinsinet de Sivry en
17847, pour que tout Aristophane soit « traduit en français, partie en vers,
partie en prose ». Mais des Comédies d’Aristophane, traduites en français
par Mme Dacier ne sont-elles pas publiées en 17628 ? Elles n’offrent en fait
que Plutus et Les Nuées, traduites en 1684 par Mlle Le Fèvre (mieux connue
sous son nom d’épouse) – le seul fait que la réédition en soit possible
quatre-vingts ans plus tard dit bien que le renouveau se fait attendre. Le
début du xviiie siècle offre une maigre moisson : Boivin traduit seulement
Les Oiseaux dans une publication posthume de 17299. Ainsi, il ne serait
possible de lire en français, à partir du deuxième tiers du xviiie siècle, que
trois pièces sur les onze conservées d’Aristophane10, si le père Brumoy
ne lui avait consacré en 1730 un tome entier de son Théâtre des Grecs,
déjà mentionné, bel in-quarto en trois volumes publié en 1730 et réédité
(augmenté et corrigé il est vrai) pendant presque un siècle. Ne voilà-t-il
pas réhabilité le paria de l’Antiquité ? Ce seul ouvrage ne suffit-il pas à une
époque qui montrait de telles réticences ?
Le Théâtre des Grecs illustre bien en tout cas la difficulté que les
traducteurs ne peuvent en aucun cas ignorer. Brumoy a en commun avec
Boivin et Mme Dacier de produire une masse considérable de paratexte :
les traducteurs cherchent à interposer entre l’œuvre d’Aristophane et les
lecteurs documents et jugements pour les guider et les rassurer, en expli-
quant tout ce qui semble irréductible aux usages modernes. Un tel luxe de
précautions n’est pas réservé à Aristophane, certes, mais en l’occurrence
il se déploie à longueur de pages et atteint des proportions remarquables :
chez Mme Dacier, moins de trois cents pages dévolues aux pièces elles-
mêmes, contre soixante-six à la préface, et presque cent quarante aux
« remarques », soit plus des deux tiers. Boivin est moins prolixe, avec
cent soixante-dix pages d’Aristophane contre vingt-deux d’introduction,
quelques notes de bas de page et, plus original, vingt-trois pages d’un
« Dialogue sur les Oiseaux » entre l’abbé Massieu et Aristophane, dialogue

7. Paris, Didot jeune, 4 volumes in-8, 1784. Réédité notamment en 1790.


8. Altenbourg, Paul Emanuel Richter, 1762 (« avec des notes critique et un
examen de chaque pièce selon les règles du théâtre »).
9. Paris, Nyon, 1729. L’ouvrage comporte également l’Œdipe-roi de Sophocle.
10. Le cas est loin d’être unique : ainsi Platon, dont on dit couramment que « les
œuvres » en ont été données en français par André Dacier, conformément à la
page de titre d’un ouvrage publié en 1699 ; or celui-ci contient dix dialogues,
dont quatre sont aujourd’hui considérés comme apocryphes. Platon n’est
intégralement traduit en français qu’en 1822, par Victor Cousin.
ARISTOPHANE MIS EN PAGES ET EN FRANÇAIS AU XVIIIE SIÈCLE 147

des morts qui cherche à rendre moins pédant un discours critique11. Les
traducteurs font assaut de prudence, y compris Mme Dacier, d’ordinaire
si enthousiaste au sujet des anciens : « Les deux [pièces] que j’ai traduites
sont les seules qui puissent être bien mises dans notre langue »12. Pièces
exceptionnelles, non comme quintessence du génie du dramaturge, mais
négativement en quelque sorte, comme dépourvues des défauts qui en
rendent inintéressante l’écrasante majorité, ou, si l’on veut éviter un voca-
bulaire purement normatif, des incompatibilités qui en rendent la lecture
impossible même pour un public cultivé et de bonne volonté13. C’est dire
à quel point les trois ouvrages ici considérés doivent s’entourer de précau-
tions et user de stratégies plus ou moins subtiles pour rendre aimable ce
qui paraît l’être si peu au public français entre 1680 et 1730.

Le théâtre grec à la lumière du théâtre français


De Mme Dacier à Brumoy, séparés d’un demi-siècle, des tactiques
différentes, ou au contraire tout à fait identiques, sont en effet mises en
œuvre. On ne s’attardera pas ici sur celle qui saute aux yeux du lecteur
moderne, l’application au texte d’un découpage en cinq actes, eux-mêmes
subdivisés en scènes délimitées par l’arrivée ou la sortie d’un personnage
– ce qui évidemment suscite des commentaires fâchés, car les pièces n’ont
pas toujours le bon goût de s’y plier et certains « actes » sont fort déséquili-
brés. Le phénomène n’est évidemment pas réservé à la comédie : la tragé-
die semble ne pouvoir être lue autrement (ce qui crée bien sûr par artefact
les mêmes « défauts ») et l’édition des comédies, toujours postérieure, a
toutes chances d’avoir été calquée sur ce modèle. Ce procédé, qui établit si
manifestement (si naïvement, pourrait-on dire) le théâtre classique fran-
çais comme norme14, induit un dangereux effet de familiarité puisqu’il
souligne les écarts par rapport à celle-ci ; mais il semble être un passage
obligé. En ce sens, il m’intéresse moins que d’autres : non seulement le
présent volume l’aborde plus d’une fois, mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse
d’une démarche parfaitement consciente, tant elle semble s’imposer et
faire partie des cadres qui permettent de penser le théâtre grec. Boivin a
beau noter que rien dans le texte grec ne correspond ni aux actes ni aux

11. On verra plus loin pourquoi il est difficile d’estimer de la même manière le
volume du paratexte chez Brumoy.
12. Préface des Comédies d’Aristophane, éd. cit., p. XVI.
13. Ne parlons même pas de représentation, car ce n’est pas à l’ordre du jour
pendant encore quelques siècles.
14. Même si on en trouve les principes dans le théâtre latin : voir Christian Nicolas,
« À la recherche des fins d’acte et des fins de scène dans les comédies de Térence
lues par Donat », dans Commencer et Finir dans les littératures antiques, dir.
B. Bureau et C. Nicolas, Lyon, Collection du CRGR, 2007, p. 595-620.
148 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER

scènes, l’action étant entrecoupée par des chœurs dont l’intervention


est de longueur très variable, il n’en conclut pas moins qu’« il est aisé de
réduire en actes la comédie des Oiseaux »15. Ce « découpage », répété par
les titres courants, paraît donc littéralement faire partie de la traduction,
au même titre que l’usage de la langue française.
Témoignent également de cette tentative d’acclimatation les longues
remarques de la préface de Mme Dacier sur le respect des trois unités :
comme un dramaturge qui aurait bien assimilé les leçons d’Aristote et de
l’Académie française, l’auteur du Plutus observe parfaitement l’unité de
lieu (devant la maison de « Crémyle ») et l’unité d’action : tous les incidents
« naissent naturellement du sujet ». Quant à l’unité de temps, elle est fort
difficile à justifier car Plutus passe la nuit dans un temple et la pièce se
finit le lendemain matin : cette licence caractérisée est une nouvelle beau-
té aux yeux de Mme Dacier, de par l’effet de surprise qu’elle dut provoquer
chez les Athéniens16. Ce sont autant d’arguments qui lui paraissent de
nature à introduire la pièce en justifiant Aristophane contre les critiques
esthétiques. La modernisation et la « francisation » de la comédie attique
ancienne entraînent ces justifications qui ne peuvent trouver place que
dans un appareil critique, en l’occurrence la préface – on les trouve exac-
tement sur le même mode chez Boivin à propos des Oiseaux, dont le
dernier « acte » n’est selon sa préface qu’un changement de décor. Ainsi les
préfaces, jouant pleinement leur rôle d’introduction, explicitent et confir-
ment ce qui ressort de la structuration même du texte, en mettant en jeu
les normes proprement françaises.
Dans le même sens va la présentation des dramatis personæ, qui a
pour elle, il est vrai, d’être autorisée par certains manuscrits tout autant
que par la tradition éditoriale française – il semble donc difficile de savoir
si elle est voulue, admise ou subie par les traducteurs. « Personnages de la
pièce », quelquefois aussi dénommés « acteurs » (c’est le cas chez Brumoy
pour Électre et Iphigénie, sans qu’il semble y avoir de justification à cette
dénomination, d’ailleurs banale à l’époque17), c’est ce qui inaugure toutes
les éditions, que la pièce soit tragique ou comique. On pourra bien sûr
remarquer de fines distinctions ; ainsi Boivin, ou du moins le prote de
son libraire-imprimeur18, répartit les personnages en trois catégories :
Hommes, Oiseaux et Dieux, ce qui est incomparablement plus satisfaisant
pour ceux d’entre eux qui se préoccupent de leur statut, mais pourrait bien

15. Les Oiseaux, éd. cit., p. 202-203.


16. Comédies d’Aristophane, éd. cit., p. xxviii-xxx.
17. Cf. le Dictionnaire de l’Académie (1762, reprenant les éditions antérieures) :
« Personnage. […] rôle que joue un comédien ou une comédienne » ; « Acteur.
[…] Celui qui représente un personnage dans une pièce de théâtre ».
18. Ou son éditeur anonyme, ou peut-être sa veuve Anne Lacroix, qui avait
sollicité le privilège.
ARISTOPHANE MIS EN PAGES ET EN FRANÇAIS AU XVIIIE SIÈCLE 149

ne pas être conforme à l’esprit fantaisiste de la comédie19. Mais pour l’es-


sentiel, les éditions s’accordent à présenter ainsi les personnages, ce qui
contribue à introduire le lecteur dans un univers familier.
Il en va encore de même pour la localisation de l’action (et donc la défi-
nition de ce qu’il faut appeler un « décor ») : « la scène est à… et représente… »
est propre à la tradition française20. En 1684, Mme Dacier réserve ces détails
à sa Préface (p. li), car elle préfère laisser le texte parler de lui-même, dans
sa nudité, ce qui n’est pas le cas de Brumoy21 ; c’est là que les deux traduc-
teurs se différencient considérablement, en un mouvement qu’il faut main-
tenant examiner, car il correspond à deux stratégies différentes.

Le traducteur dans le texte


Il faut pour cela revenir sur les caractéristiques de ce que j’ai dit,
sommairement, être la première traduction des onze pièces d’Aristo-
phane. Loin de les traduire intégralement, Brumoy se contente, comme
pour plusieurs tragédies, de donner une alternance de résumés ou
analyses et de passages traduits. Ainsi Les Guêpes ont beau avoir l’hon-
neur d’avoir inspiré Les Plaideurs de Racine, n’en sont présentés que deux
ou trois échanges de répliques, trois ou quatre tirades, quelques phrases
de ci, de là, le reste étant raconté plutôt que résumé. Les Chevaliers, pour
en garder le titre de l’époque22, ne sont guère mieux traités. Quant à
Lysistrata, son sort est réglé en neuf pages dans lesquelles sont traduites
seulement quatorze très brèves répliques d’un dialogue animé, tandis
que Les Guêpes occupent tout juste vingt-cinq pages. Il n’est guère que Les
Nuées pour présenter des passages offrant plus de continuité. Narrativisé
beaucoup plus souvent qu’il n’est traduit, le texte est ainsi mis à distance,
en un mouvement qui contredit le processus d’acclimatation que semblait
mettre en œuvre l’entreprise de traduction. Le traducteur n’est plus exté-

19. Je n’étudierai pas les variations des noms des personnages, qui peut provenir
de l’édition utilisée par le traducteur, ce qui amènerait à des recherches
disproportionnées.
20. Au point, il faut le signaler, qu’on la trouve également dans des éditions
beaucoup plus récentes et que l’on pourrait supposer savantes, qui adjoignent
même des didascalies au début de la pièce pour préciser la manière dont sont
habillés les personnages, les accessoires qu’ils portent et la manière même
dont ils font leur entrée : voir par exemple Les Thesmophories et Les Grenouilles
(Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les universités de France », 1942).
21. « La scène [des Nuées] est près de la maison de Socrate à Athènes » (p. 53) ; « La
scène [de Plutus] est devant la maison du bourgeois [Chrémyle] » (Le Théâtre
des Grecs, éd. cit., t. III, p. 270).
22. Rappelons que l’usage d’un titre peut être lourd de sens : ainsi L’Assemblée des
femmes n’est que le sous-titre de la pièce constamment désignée comme celle
des Harangueuses, ce qui en renforce le côté trivial, voire grossier.
150 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER

rieur au texte, il l’oriente et le juge, et semble ne pas fixer de limites à son


intervention.
Ainsi on voit évoluer l’« argument », qui se fondait sur la tradition
antique de l’hypothesis. Il serait d’autant plus utile que l’éditeur moderne
trouverait ainsi l’occasion de résumer ce qui lui semble trop foisonnant
ou obscur. Il prend en fait la forme d’une longue analyse, qui s’inscrit là
encore dans la préface chez Mme Dacier et chez Boivin, mais s’incorpore
au texte chez Brumoy. Ainsi, finalement, des pièces les plus « choquantes »,
Lysistrata au premier chef, il est possible de ne retenir que l’essentiel : « On
ne peut ni ne doit en parler beaucoup23 ». La suite offre des jugements tout
aussi vifs. Le résumé montre en effet

avec quelle hardiesse Aristophane osait parler publiquement en plein théâtre


des affaires les plus délicates de l’État, plus estimable sans doute s’il n’eût
pas dégradé sa liberté comique par une licence affreuse et par des peintures
abominables, qui le rendront toujours l’horreur et l’exécration de tout lecteur
qui aura un peu de modestie et de noblesse dans ses sentiments24.

On trouve rarement pareille charge dans une traduction : ainsi le mouve-


ment de répulsion s’inscrit au cœur même de la démarche du traducteur,
moins chargé de faire connaître le texte que d’en restreindre l’accès et d’en
proclamer les défauts sous couvert d’en exposer la teneur.
Brumoy livre donc en fait une « interprétation » continue plutôt qu’une
traduction, caractérisée par l’effacement du traducteur. Certes celui-ci est
tout relatif chez les autres traducteurs : Mme Dacier, qui n’hésite pas dans
la préface à employer le je pour se différencier de ses prédécesseurs et affir-
mer sa nouveauté, se révèle aussi constamment dans le paratexte, mais
elle prend soin de le rejeter hors de la vue du lecteur, dans ces abondantes
voire prolixes « remarques » placées à la fin du texte, qui manifestent tout
autant que la préface la nécessité d’expliquer et justifier ce qui peut passer
pour étrange, mais aussi d’en souligner et d’en faire comprendre les beau-
tés qui risqueraient de passer inaperçues – même s’il avait été lesté de
recommandations et de conseils, le lecteur pouvait ainsi avoir l’illusion de
parcourir seul l’œuvre livrée à son jugement. Boivin pour sa part, après sa
longue préface, soutenait le texte de fréquentes mais maigres notes de bas
de page. Brumoy, quant à lui, déclare n’avoir mis de notes que le moins
souvent possible et les plus réduites qui soient25 : et de fait, il n’en a guère
besoin, d’abord en raison de l’abondance des discours introductifs (« Sur

23. Le Théâtre des Grecs, éd. cit., t. III, p. 213.


24. Ibid., t. III, p. 214.
25. Voir, à propos de l’ensemble de son ouvrage, ibid., t. I, p. xx : « […] persuadé
qu’une pièce de théâtre doit être lue de suite et sans interruption, si l’on veut en
sentir le tragique et en voir l’économie. »
ARISTOPHANE MIS EN PAGES ET EN FRANÇAIS AU XVIIIE SIÈCLE 151

la comédie », « Observations préliminaires »), mais surtout parce que le


texte lui-même intègre l’annotation. Dans le Plutus, est-il question de la
tour de Timothée ou des secours envoyés aux Égyptiens26 ? Ces allusions
qui ne pouvaient être immédiatement comprises que des contemporains
sont expliquées par des additions nettement distinguées grâce à l’emploi
de l’italique, caractère d’imprimerie qui usuellement, dans les pièces de
théâtre, sert aux didascalies. Ainsi ces précisions semblent se faire entendre,
discrètement, par la voix de l’auteur, ou du moins de cet auteur second que
devient le traducteur. C’est encore ce que l’on trouve dans un passage de
la même pièce où Aristophane joue des différentes attributions d’Hermès,
ou plutôt Mercure : « par allusion à son nom de marchand », « par allusion
à un autre de ses noms, qui signifie dieu des fourbes et des voleurs », « par
allusion à son emploi de guide dans les carrefours »27. Accolée au nom du
personnage comme le serait une didascalie, l’explicitation joue pleinement
du subterfuge, à la fois discrète et impérative.

La traduction comme démonstration


Mais il est un élément du Théâtre des Grecs dont il n’a pas encore été
question, quoiqu’il occupe une place importante : l’histoire. L’importance
en est manifestée par le troisième des textes préliminaires, les « Fastes de
la guerre du Péloponnèse » dont il est bien précisé qu’ils sont destinés à
« servir aux comédies d’Aristophane ». En effet, les pièces, qui apparaissent
dans l’ordre de leur date de composition (comme Brumoy a soin de le
préciser), et qui, de ce fait, dans une certaine mesure, reflètent l’histoire
même d’Athènes, ne se comprennent bien, selon le traducteur, que si sont
rappelés les événements marquants de la guerre entre Sparte et Athènes
– aussi va-t-il jusqu’à fournir une carte. Il en est même si souvent question
chez Aristophane que la plupart des épisodes des « Fastes » sont rapportés
à un passage des pièces. Parfois il s’agit seulement de satisfaire la curio-
sité du lecteur : quand il est question de l’obole « héliastique » (reçue pour
la participation à « l’assemblée publique »), une planche vient en offrir
l’image au lecteur. Sans doute pareille représentation n’était-elle guère
utile à la compréhension de la pièce ; elle témoigne plutôt d’un intérêt tout
archéologique, qui lui-même dissimule, ou plutôt révèle, le souci d’affi-
cher une parfaite maîtrise des données historiques : données présentées
comme le meilleur moyen d’accéder au sens des pièces, ce que manifeste
encore ce qui tient lieu d’argument (ou hypothesis), une introduction
purement historique, mise en valeur par l’italique et par sa localisation,

26. Ibid., t. III, p. 276.


27. Ibid., t. III, p. 292-293.
152 CATHERINE VOLPILHAC-AUGER

juste avant le début de la pièce. Le sujet récurrent apparaît donc au fil des
pièces être le turbulent et inconséquent peuple d’Athènes. Aristophane,
ou comment une démocratie mal en point se nourrit de la pire licence…
La date de la pièce, dont on a dit qu’elle structurait l’ouvrage, est souli-
gnée par cet emplacement stratégique, et apparaît ainsi comme la clé de
lecture, preuves philologiques ou historiques à l’appui. Ainsi, selon Boivin
qui reprenait longuement la « préface grecque », il faut comprendre Les
Oiseaux comme une pièce qui de manière générale dénonce la politique
d’Athènes, à un moment crucial de son histoire. Selon Brumoy, qui réfute
l’idée selon laquelle on pourrait présenter cette pièce de manière isolée (il
ne pouvait plus directement critiquer Boivin), il s’agit d’une pièce à clés,
ou peu s’en faut : elle contient « l’allégorie la plus enveloppée et l’énigme
la plus difficile qu’Aristophane nous ait laissée »28. En effet les Oiseaux
sont les Lacédémoniens, prêts à fondre sur Athènes une fois qu’ils auront
fortifié Décélie. Le traducteur n’est donc plus seulement celui qui met
en français le texte : c’est celui qui en révèle le sens caché, et surtout qui
oriente la lecture du côté de l’histoire plus que du côté du théâtre. Ainsi se
comprend mieux la narrativisation de la matière dramatique : les pièces
d’Aristophane valent aussi en tant que récit d’une guerre.
Aussi est-ce dans une « conclusion générale »29 que le traducteur
reprend la parole, autrement dit au terme d’une démonstration dont chaque
étape s’est voulue pleine de sens. Cette conclusion entend attirer l’attention
sur des points qui avaient été annoncés comme capitaux : l’attitude poli-
tique des Athéniens, ou la manière dont Aristophane traite les dieux. Mais
c’est là que s’énonce de manière particulièrement claire la position du
traducteur, qui a pour ainsi dire permis au lecteur de juger sur pièces :

Voilà l’exposé fidèle des restes d’Aristophane. Je ne crains pas qu’on se


plaigne que je les aie déguisés. J’ai rendu compte de tout, autant que la
matière et les bonnes mœurs ont pu s’accorder. Nulle plume, fût-elle
païenne et cynique, n’oserait produire au grand jour les horreurs que j’ai
dérobées aux yeux des lecteurs : et loin d’en regretter le moindre trait, de ce
silence nécessaire on conclura aisément quel était le libertinage d’esprit et
quelle la corruption du cœur qui régnait parmi les Athéniens. Si l’on permet
au bon goût de ne pas détruire entièrement ce que le temps et la barbarie
ont épargné, la religion et la probité ne permettent pas d’en faire parade.

Ne rien dire qui soit faux, ne rien taire qui soit utile à la découverte de la
vérité : n’est-ce pas ainsi l’idéal cicéronien de l’historien qui s’énonce ?

28. Ibid., t. III, p. 142.


29. Ibid., t. III, p. 297 et suiv.
ARISTOPHANE MIS EN PAGES ET EN FRANÇAIS AU XVIIIE SIÈCLE 153

1 Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin Père et fils, Coignard, 1730, t. III
(Bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand – cote 51650)

Mais, dira-t-on pour conclure, Aristophane ne fait guère qu’exacerber


une tendance de Brumoy qu’on voyait à l’œuvre avec les Tragiques : ils
étaient loin de satisfaire aux normes du bon goût et de la décence, et de ce
fait ils recevaient des traitements différents selon qu’ils satisfaisaient ou
pas aux bienséances. Mais en poussant au plus haut point ce qu’on peut
observer ailleurs, la sélection voire la censure, en leur appliquant une
« forme » moderne qui paradoxalement souligne l’étrangeté de ce théâtre
irréductible au « bon goût », et surtout en insérant au cœur même du texte
les procédés qui permettent de donner à ce théâtre le sens et la fonction
d’une chronique ou d’un commentaire de l’histoire, Brumoy laisse voir
une tendance qui peut-être échapperait au lecteur s’il s’en tenait à la
traduction des Tragiques, qui a fait la réputation du savant jésuite.
En témoignent encore, et ce sera là mon dernier mot, quelques images.
Si les bandeaux qui ornent la page de départ des tragédies permettent
d’attirer l’attention sur le personnage principal (Électre tenant dans ses
bras l’urne censée contenir les cendres de son frère, les Amours pleurant
et se détournant de Phèdre, dans le médaillon central, mais surtout le
corps déchiré d’Hippolyte et les restes disloqués de son char), celui qui
annonce au lecteur le théâtre d’Aristophane dans son ensemble, car il est
un seul bandeau pour toutes les pièces, met à distance l’œuvre drama-
tique, et même peut-être aussi le public, tant le spectateur d’Aristophane,
cette plèbe urbaine d’Athènes si décriée, semble se confondre avec les
principaux personnages. Est-ce le brave Chrémyle du Plutus ou le naïf
Strépsiade des Nuées qui applaudissent au spectacle de ces êtres chimé-
riques, mi-hommes mi-bêtes ? Leur habit est antique, mais ils pourraient
bien faire penser aux hommes du siècle de Louis XV, sous ce dais en forme
d’ombrelle qui les surmonte en les enfermant dans des séries de volutes.
La partie droite de l’image montre sur les planches des personnages qui
ressemblent moins à des oiseaux et à des grenouilles qu’à des personnages
de la Commedia dell’Arte portant leurs masques : n’est-ce pas ainsi que
nous devrions les voir, pour rendre représentable ce qui est si constam-
ment désigné comme étranger et obscène ? Qui pourrait croire pourtant
qu’il peut exister quelque ressemblance que ce soit entre le théâtre d’Aris-
tophane et celui que peuvent voir les contemporains de Brumoy ? Chez les
Italiens et même à la Foire, on en serait fort loin.
Le rapprochement est trompeur, et les exubérants motifs décoratifs,
dans leur luxuriance, ne font que souligner les laborieuses tentatives du
jésuite pour acclimater en France la verve d’Aristophane. Sous le regard
de ces spectateurs anonymes et intemporels se déroule la comédie du
monde, celle que se joue à elle-même Athènes, où le peuple est maître
et sujet, acteur et spectateur de sa déchéance : l’espace de la page rétablit
l’ordre en restaurant les rôles, laissant au lecteur cette seule image d’une
représentation qui restera impossible pour quelques siècles encore. ◀
INTERPRÉTER
LA TRAGÉDIE
Les conceptions de la
théâtralité tragique
dans les trois premières traductions en français
de l’Électre de Sophocle

Tiphaine Karsenti, Université Paris-Ouest Nanterre

Résumé Si les trois premières traductions françaises de l’Électre de Sophocle affir-


ment un objectif commun, rendre accessible des textes dramatiques
anciens à un public moderne, leurs démarches se distinguent néanmoins
par la conception esthétique sous-jacente qui les guide. Derrière l’opéra-
tion de translation se cache un processus herméneutique : l’interprétation
de ce qui fonde l’efficacité de l’œuvre théâtrale. Pour Lazare de Baïf (1537),
la tragédie est avant tout une voix poétique dont il faut transmettre la puis-
sance. André Dacier (1692) voit au contraire dans la disposition vraisem-
blable de l’action la source du plaisir et de l’utilité dramatiques, tandis que
le Révérend Père Brumoy (1730) cherche à reproduire l’effet pathétique
de la construction tragique. L’évolution des pratiques de la traduction
théâtrale suit ainsi les mouvements d’une histoire esthétique qui, dans le
champ du théâtre comme dans celui des beaux-arts, ne cesse d’interroger
la nature et les modes de fonctionnement des œuvres.


158 TIPHAINE KARSENTI

L
es premières entreprises de translation du théâtre grec en français
portent la marque d’une époque étrangère à l’idée que ces textes,
rescapés d’un autre temps et d’une autre civilisation, puissent être
portés tels quels sous le regard de spectateurs contemporains : aucune des
traductions dont il va être question ici n’a été conçue pour la scène. Leurs
auteurs affirment dans tous les cas avoir voulu donner un accès partiel à
des ouvrages qui renferment, d’après eux, un enseignement utile pour les
hommes modernes. Selon les cas, la portée didactique déclarée des pièces
antiques sera à chercher du côté de l’histoire ancienne, de la philosophie
morale ou de la science poétique. Dans le discours explicite des traducteurs,
leurs travaux visent d’abord l’information et la formation de leurs destina-
taires. Si la dimension scénique de ces œuvres antiques intervient dans ce
corpus, c’est donc sous forme virtuelle ou théorique : à défaut de penser
leurs traductions pour la scène, ces érudits n’en réfléchissent pas moins à la
scène depuis ces traductions. Or, si certains aspects de leur réflexion drama-
turgique à partir des modèles antiques sont explicites, d’autres consti-
tuent davantage un ensemble de présupposés implicites, que nous allons
nous attacher à mettre en lumière. Nous nous intéresserons en effet ici à
ce que les textes et paratextes des traducteurs révèlent de la façon dont ils
comprennent le mode d’action du spectacle sur le spectateur. Nous verrons
ainsi comment le travail herméneutique de la traduction théâtrale s’appuie
sur des présupposés esthétiques qui évoluent entre le xvie et le xviiie siècles.
Nous traquerons les indices de cette conception de l’effet théâtral
dans tous les lieux offerts par les trois premières traductions en français
de l’Électre de Sophocle : celle de Lazare de Baïf (1537), celle d’André
Dacier1 (1692) et celle du révérend père Brumoy (1730). Chacune de ces
traductions propose un dispositif textuel et éditorial différent, multipliant
et variant les lieux possibles du commentaire. Lazare de Baïf est le seul à
proposer une traduction en vers ; Dacier se contente de la prose et Brumoy
tente un compromis en composant une prose poétique. Baïf publie
Électre seule, tandis que Dacier l’associe avec Œdipe, et que Brumoy vise
une édition complète du théâtre grec : il traduit sept tragédies – trois de
Sophocle, parmi lesquelles Électre, et quatre d’Euripide –, et compose un
résumé agrémenté de quelques extraits traduits, pour les autres pièces.
Enfin, parallèlement au nombre des œuvres publiées, la quantité de para-
texte augmente : l’Électre de Baïf est précédée d’une deffinition de tragédie,
d’un argument et d’un acrostiche adressé au lecteur ; Dacier introduit

1. L’attribution de cette traduction à André Dacier plutôt qu’à sa femme, Anne


Lefèvre-Dacier, a été mise en doute. Il s’agit plus probablement d’une
collaboration entre les deux époux. Voir sur ce point l’introduction à Les
Époux Dacier, dir. C. Dousset-Seiden et J.-P. Grosperrin, Littératures classiques
n° 72, 2010, p. 5-19. Pour plus de commodité, nous nommerons l’auteur de cette
traduction « André Dacier ».
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 159

ses traductions de Sophocle par une préface générale, suivie de préfaces


propres à chaque pièce, qu’il accompagne encore de « remarques » détail-
lées ; le révérend père Brumoy enfin publie trois discours en tête de son
Théâtre des Grecs – un « Discours sur le théâtre des Grecs », qui présente et
justifie le projet du traducteur, un « Discours sur l’origine de la tragédie »
et un « Discours sur le parallèle des théâtres » qui compare théâtre ancien
et théâtre moderne –, tandis que la traduction d’Électre elle-même est
accompagnée de notes en bas de page et suivie de « Réflexions sur l’Électre
de Sophocle ». À mesure donc que les débats sur le théâtre et sur le sort à
réserver aux modèles antiques se développent et s’amplifient, les traduc-
tions d’Électre sont inscrites dans des dispositifs plus ambitieux, plus
auto-réflexifs et plus détaillés. La forme de théâtralité qu’elles supposent
à la tragédie de Sophocle évolue également au gré de ces débats, témoi-
gnant de ce que la traduction se présente alors comme un lieu de dialogue
réciproque entre dramaturgies ancienne et moderne.

Une théâtralité du verbe :


la traduction de Lazare de Baïf ()
En proposant la première traduction française d’une tragédie grecque2,
Lazare de Baïf, qui occupe une charge importante auprès de François Ier,
s’inscrivait dans le mouvement ouvert par son monarque qui, en 1530,
avait créé un collège royal destiné à enseigner le grec, l’hébreu et le latin.
Dès le sous-titre inscrit dans la version publiée d’Électre, Baïf affiche
sa méthode de traduction qui se revendique littérale : « Ladicte tragédie
traduicte du grec de Sophocles en rythme Françoyse, ligne pour ligne, et
vers pour vers ». Ce faisant, le traducteur s’inscrit en opposition avec la
pratique médiévale, qui glose, là où il propose de se limiter à une trans-
lation sans commentaire. Dans le prologue inédit inscrit en tête d’un
manuscrit conservé à la Bibliothèque Saint-Marc de Venise, il désigne son
rôle comme celui d’un « simple truchement fidele », en précisant que cette
fidélité englobe la fidélité à la forme :

Et nonobstant que ce ne soit ma profession de composer en ryme, ce


neantmoins pour donner quelque grâce à l’œuvre, et aussy en suyvant
mon aucteur, j’ay observé les nombres de ses mestres autant qu’il m’a este
possible et j’ay adjouté rythme telle quelle3.

2. Son Électre est publiée chez Rosset en 1537, mais il existe également un
manuscrit conservé à la Bibliothèque Saint-Marc de Venise qui contient un
prologue au Roi inédit. Cette version manuscrite serait de quelques années
antérieure à celle de 1537. Voir René Sturel, Revue HLF, 1913, p. 273 et suiv.
3. Prologue Au Roy, Électre de Sophocle, 1529, manuscrit de la Bibliothèque
160 TIPHAINE KARSENTI

Il ne faut pas entendre pour autant qu’il traduit mot à mot comme nous le
comprenons aujourd’hui. Pour suivre les règles de la poétique, le traduc-
teur est souvent forcé de traduire un vers grec par un distique français,
et d’user de la figure fréquente du redoublement, conformément à la
pratique de son temps. Dans le monologue initial d’Électre, le traducteur
ajoute par exemple un vers complétant et ponctuant le rappel de l’assassi-
nat d’Agamemnon :

ainsi le test
lui ont fendu d’hache meurtrière
Par trahison, et par derrière4.

On observe également une transposition des termes faisant référence à


des réalités culturelles grecques, comme ce passage qui évoque des liba-
tions, le mot étant évité par le recours à une accumulation de termes
concrets désignant des contenants :

Le veoir boire aux vaisseaux, tasse, couppe, ou calice,


ou mon père buvoit en faisant sacrifices
le veoir sacrifier, et celebrer aux dieux ou le meurtre fut fait, et en ces
propres lieux5 ?

Le rituel antique est détourné en un geste proche de celui de la commu-


nion, et l’accumulation permet l’équilibre de la versification.
La « grâce » est donc l’objectif visé par la fidélité du traducteur qui
prend le risque du vers6 pour tenter de rendre, au-delà du sens, l’effet de
la forme de son texte source. « Simple truchement », il se veut intermé-
diaire sans intervention, passeur d’un sens et d’une expression venus du
tréfonds des âges. À la façon de Luther, qui avait publié un Art de traduire
en 1530, il s’agit de rendre possible l’accès direct de tous à une parole
antique, implicitement chargée d’une puissance quasi-divine.
Baïf tente donc un difficile exercice qui consiste à faire ressortir le
sens du texte7, à la façon des traductions sentencieuses de Sénèque, sans

Saint Marc de Venise, non pag, cité par Bruno Garnier, Pour une poétique de
la traduction : l’Hécube d’Euripide en France de la traduction humaniste à la
tragédie classique, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 43.
4. Lazare de Baïf, Tragedie de Sophocles intitulee Electra contenant la vengence de
l’inhumaine et tres piteuse mort d’Agamemnon, roy de Mycenes la grand, faicte
par sa femme Clytemnestra et son adultere Egistus, Paris, Estienne Rosset, 1537,
p. 14. Nous soulignons.
5. Ibid., p. 24.
6. Sa traduction comporte essentiellement des alexandrins, quelques vers de
huit ou dix syllabes pour les chœurs.
7. Il insiste sur la difficulté de « rendre bon sens » dans son acrostiche au lecteur,
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 161

renoncer à la forme poétique de la pièce. Il introduit ainsi des altérations


pour faire ressortir son interprétation, sa lecture herméneutique. Par
exemple, il insère une controverse entre droit et raison dans un passage
du texte grec qui ne parle que de justice. Chrysothémis se reprend après
avoir reproché à Électre d’être incapable de renoncer à son deuil et d’obéir
aux ordres d’Égisthe :

Et si scay bien pour vray, que le droict est pour toy


et pour ton jugement, mais raison est pour moy
car sil fault que vivons en libere franchise,
obéir fault aux grandz, et tout faire à leur guise8.

La tragédie apparaît à travers ce texte comme une forme didactique, portée


par une voix poétique. La traduction illustre bien la définition de la tragé-
die donnée par Baïf en tête de son édition, qui assimile la tragédie à une
moralité, et souligne l’importance du caractère d’Électre, qui « y parle tant
bien et virilement que ung chascun sen peult donner merveille », tout en
insistant à nouveau sur la « grâce » de ce genre ancien qui séduisit les plus
grands princes, et en indiquant qu’elle porte sur les « grandes calamités,
meurtres et adversités survenus aux nobles et excellents personnaiges »9.
Cette « grâce » est précisément liée, dans le cas d’une tragédie, à l’expres-
sion lyrique de la plainte. Baïf souligne justement le cri plaintif d’Électre
par des effets poétiques imités du grec :

Criant Ityn, Ityn, es boys


criant Ityn a haulte voix,
hélas Niobe misérable
il me semble bien raisonnable
que je t’extime pour déesse,
car tu dis hee, hee, hee, sans cesse10.

Avant la diffusion de la Poétique d’Aristote en France, Baïf propose une


lecture de la tragédie comme expression poétique du deuil à visée édifiante.
Or cette entreprise poétique, qui repose sur la foi dans la possibilité de
transmettre cette « grâce » du texte original, ne fera pas école. En 1549,
dans sa Défense et illustration de la langue française, Du Bellay condamne
la traduction, comme insuffisante pour « donner perfection à la langue

op. cit., p. iii.


8. Ibid., p. 27.
9. Lazare de Baïf, op. cit., « deffinition de tragédie », non pag.
10. Ibid., p. 17.
162 TIPHAINE KARSENTI

française »11, et en particulier la traduction de textes poétiques « à cause de


cette divinité d’invention, qu’ils ont plus que les autres, de cette grandeur
de style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété de
figures, et mille autres lumières de poésie : bref cette énergie, et ne sais
quel esprit, qui est en leurs écrits, que les Latins appelaient Genius. Toutes
lesquelles choses se peuvent autant exprimer en traduisant, comme un
peintre peut représenter l’âme avec le corps de celui qu’il entreprend
tirer après le naturel »12. De même qu’un tableau fidèle ne saurait figurer
l’âme de son modèle, de même la traduction, précisément parce qu’elle
se soumet à la contrainte de la littéralité13, n’atteindra jamais son but :
reproduire l’élocution de son original « avec la même grâce dont l’auteur
en a usé »14. Cette idée devient un lieu commun au xviie siècle, comme en
atteste la définition du verbe « traduire » dans le dictionnaire de Furetière,
qui précise : « Les livres des Poëtes et des Orateurs ne se peuvent traduire
avec toutes les grâces de l’original »15.
C’est bien cette elocutio, cette force de la parole habilement employée,
que Baïf place au fondement de l’effet tragique : si la tragédie vaut la peine
d’être traduite, c’est qu’elle propose une mise en forme des sentences qui
passe par la puissance de ce verbe incarné, de cette langue poétique qui
transmet la raison antique à l’âme et à l’esprit français. La condamnation
de du Bellay suppose en négatif cette conception d’un théâtre modelé
à partir du moule rhétorique, agissant d’abord par l’énergie du discours.
La traduction de Baïf, dans sa forme, parce qu’elle défend une position
de compromis entre littéralité et transmission de la force poétique, porte
témoignage d’une conception de la théâtralité fondée sur la parole, dont
le traducteur se fait le « truchement », autrement dit l’interprète. En trans-
posant la parole de Sophocle dans sa langue, le poète-traducteur se fait
acteur, limitant la glose pour faire place à l’expression d’un verbe portant

11. « [L]’office et diligence des traducteurs autrement fort utiles pour instruire
les ignorants des langues étrangères en la connaissance des choses, n’est
suffisante pour donner à la nôtre cette perfection et, comme font les peintres
à leurs tableaux, cette dernière main, que nous désirons. » (Joachim du
Bellay, La Défense et illustration de la langue française, éd. J.-C. Monferran,
chap. V, « Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la
langue française », Genève, Droz, 2001, p. 88-89. Nous avons pris le parti de
moderniser l’orthographe pour harmoniser la lecture de l’ensemble de l’article.
12. Ibid., chap. VI, p. 90.
13. « observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de
l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. », ibid.,
chap. V, p. 88. Nous soulignons. En 1540, Étienne Dolet s’était fait l’apôtre de la
non-littéralité dans La Manière de bien traduire d’une langue en aultre.
14. « il est impossible de le [tout ce qui constitue l’élocution] rendre avec la même
grâce dont l’auteur en a usé », op. cit., chap. V, p. 88.
15. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers,
1690, article « Traduire ».
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 163

le sens. Dans cette démarche entre en outre un aspect militant : il s’agit


de former une armée de fidèles à celui qui se présente comme le défen-
seur d’une nouvelle élite éclairée, le fondateur du futur Collège de France,
François Ier. Baïf se fait porte-parole de l’acteur antique dans l’espoir de
persuader et de former un nouveau public, de rallier à la cause du maître
des arts une noblesse cultivée, se distinguant des seigneurs médiévaux.

Traduire dans la Querelle :


témoignage d’une évidence poétique
Après Lazare de Baïf et les objections de du Bellay, il faudra attendre
plus d’un siècle pour rencontrer une nouvelle tentative de traduction
du théâtre grec. Au xviie siècle, c’est l’adaptation qui emporte tous les
suffrages. Lorsque, en 1692, André Dacier publie une traduction d’Œdipe
et d’Électre de Sophocle, il inaugure une période mieux disposée à l’égard
de ces entreprises. Au cours du xviiie siècle, les tentatives se succèdent, à
commencer par celle de Brumoy en 1730.
Ces nouvelles traductions interviennent dans un contexte largement
modifié par le développement de la théorie sur la dramaturgie régulière
tout au long du xviie siècle et le déclenchement de la Querelle des Anciens
et des Modernes à partir de 1687. On trouve donc dans ces deux traduc-
tions des points communs qui consistent dans un travail de modernisation
de la dramaturgie et des mœurs pour les rendre conformes à l’idéal esthé-
tique et moral de ce que l’on appellera le classicisme. Car l’un et l’autre
adressent leur traduction à un public lui aussi transformé, qui est moins
composé de « savants de profession », comme l’écrit Brumoy, que de
« gens d’esprit », ou de « toutes les personnes de bon goût » selon Dacier. La
dramaturgie classique est fondée sur un système de reconnaissance entre
un public poli et un système de conventions dramatiques qui assurent la
vraisemblance de l’action. Dans les deux cas, la tragédie est ainsi divisée
en actes et en scènes, les personnages se vouvoient et le matricide est
présenté comme choquant.
Mais l’un et l’autre traducteurs adoptent une position typique de celle
des Anciens qui consiste à défendre à la fois l’universalité du sens et de
la beauté contenus dans la tragédie grecque, et la relativité des mœurs
qui y sont représentées. Brumoy explique ainsi dans son « Discours sur le
théâtre des Grecs », que « dans le pais de l’antiquité il faut marcher avec
de grandes précautions, quand il s’agit de prononcer sur les ouvrages de
goût »16. Sans conscience de l’écart des mœurs, le lecteur-spectateur sera

16. Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, Paris, Rollin, 1730, « Discours sur le
théâtre des Grecs », p. xv.
164 TIPHAINE KARSENTI

arrêté par la bizarrerie de ce qui lui est représenté et ne pourra exercer


son jugement de goût. L’acceptation de la différence des cultures est donc
une condition de la bonne réception du théâtre antique, et rien ne sert de
tenter de la masquer dans la traduction. Le merveilleux païen est donc
maintenu, là où Baïf le gommait le plus possible. Brumoy avoue quand
même avoir choisi de traduire, parmi les pièces du corpus antique, « celles
qui [lui] ont paru avoir le moins de manières grecques, si capables de […]
choquer »17. L’entreprise de Brumoy, comme celle de Dacier, est donc
avant tout justifiée par la conviction que « la vérité et la beauté sont unes »
et que, comme l’écrit Brumoy non sans envoyer une pique aux Modernes,
« elles doivent donc faire la même impression sur tous les esprits que la
science n’a point gâtés »18.
Dans les deux traductions, les notes ont notamment pour fonction de
combler la distance entre le texte antique et le public contemporain pour
rendre possible ce jugement de goût que Brumoy appelle de ses vœux.
Dacier les rejette toutes en fin de texte, sans introduire d’appels dans la
traduction pour mieux fluidifier la lecture, tandis que Brumoy émaille son
dialogue de quelques notes, tout en précisant :

Il a fallu nécessairement des notes pour l’intelligence du texte. J’en ai mis


quelques-unes ; mais le moins et les plus courtes qu’il m’a été possible,
persuadé qu’une pièce de théâtre doit être lue de suite et sans interruption,
si l’on veut en sentir le tragique et en voir l’économie19.

De la même façon, ce dernier encadre sa translation de paratextes expli-


catifs assurant l’accès du lecteur à la tragédie : « Pour ne rien laisser d’obs-
cur, on verra à la tête de chaque tragédie le sujet expliqué autant qu’il
est nécessaire, sans prévenir le plaisir de la surprise, et à la fin quelques
observations critiques sur le tour et le goût de chacune des pièces »20.
Ces précautions indiquent que les traducteurs considèrent bien que
le texte de théâtre, tout en nécessitant d’être éclairé, mérite d’être perçu
dans sa linéarité sans obstacles : c’est toute la difficulté de l’exercice du
traducteur qui doit tout à la fois rendre accessible le texte et ne pas en
entraver la lecture. Car le texte n’agira, ne jouera son rôle que s’il est reçu
directement et sans intermédiaires par un lecteur bienveillant, acceptant
la distance sans en être gêné. C’est que, dans les deux cas, la tragédie est
bien comprise comme dispositif théâtral, appelé à être incarné dans un
espace par des comédiens et dirigé vers des spectateurs. La traduction

17. Ibid., p. xvi.


18. Ibid., p. viii.
19. Ibid., p. xx.
20. Ibid.
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 165

des premiers vers de la pièce indique d’ailleurs nettement cette compré-


hension de la nature théâtrale du texte tragique. Le pédagogue présente
à Oreste le lieu où ils arrivent, et Dacier truffe sa traduction de présenta-
tifs, supposant que l’acteur dessine l’espace par la parole : « cette ville qui
paroît à vôtre droite, c’est l’ancienne ville d’Argos avec le bois sacré de la
fille d’Inachus, […]. Voilà la place du Lycée […], et ce que vous voyez à
votre gauche, c’est le célèbre temple de Junon. La ville où nous arrivons,
c’est la riche Mycènes ; et ce palais, c’est le malheureux palais des fils de
Pelops »21.
La traduction vaut bien comme témoignage d’une évidence22 qu’il
s’agit de permettre au lecteur de retrouver, évidence à la fois éthique et
poétique qui constitue un argument majeur dans le cadre de la Querelle
des Anciens et des Modernes. Les commentaires de Dacier insistent sur
les vérités morales contenues dans la fable, de même que Brumoy dans
ses textes liminaires affiche la volonté de donner accès à la « vérité » des
textes antiques. Mais nous nous concentrerons sur l’aspect poétique. En
proposant une version française de cette tragédie grecque, les deux traduc-
teurs veulent défendre par l’expérience ce que d’autres, dans le cadre de
la Querelle des Anciens et des Modernes, ont défendu par les mots. Il
n’en est pas dans le domaine des arts comme dans celui de la science : si
cette dernière a fait des progrès au fil des siècles, l’art a atteint un point
de perfection dans l’Antiquité. En lisant directement le théâtre antique, le
public doit être frappé de sa beauté, de sa perfection dramatique et conve-
nir avec eux de cette vérité d’évidence. En ce sens, pour l’un comme pour
l’autre de ces défenseurs de la thèse des Anciens, la traduction est une
arme polémique dans le combat contre les Modernes.

D’une théâtralité de la représentation vraisemblable


à une théâtralité de l’effet esthétique
Pour autant, la conception de la théâtralité proposée par leurs traduc-
tions diffère, nous semble-t-il. La tradition critique a eu tendance à assi-
miler Dacier et Brumoy, faisant du second le continuateur du premier23.

21. André Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, Paris, Cl. Barbin, 1692, acte I,
scène 1, p. 260.
22. J’emprunte cette expression à Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées »,
dans La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001, p. 192.
Les réflexions qui suivent s’appuient en partie sur ses analyses.
23. Marie Delcourt écrit ainsi : « Brumoy, qui continue, en l’étendant, l’œuvre de
Dacier, part de la même poétique et s’exprime dans une prose analogue, qui
consent à être terne, mais qui tient à être fidèle », Étude sur les traductions des
tragiques grecs et latins en France depuis la Renaissance, Bruxelles, Maurice
Lamertin, 1925, p. 5. On retrouve la même assimilation chez Bruno Garnier,
166 TIPHAINE KARSENTI

Malgré les points communs évoqués plus haut, il y a néanmoins une


évolution de l’un à l’autre, et elle concerne en premier lieu leur conception
du fonctionnement théâtral.
Un premier écart transparaît dans leur rapport à la question de la traduc-
tion des vers. Dacier défend l’impossibilité de transmettre la force poétique :

Un poème épique peut se soutenir en prose, car, comme Aristote le dit fort
bien, il fait son imitation par le discours seul, au lieu que la tragédie, faisant la
sienne [son imitation] par le discours, le nombre et l’harmonie, ce qu’Aristote
appelle un stile agréablement assaisonné, elle ne doit être qu’en vers24.

Notons au passage qu’ici Dacier transforme le texte d’Aristote, dont il a


pourtant proposé une traduction la même année. La différence entre
l’épopée et la tragédie tient bien, dans la Poétique, à leur mode d’imitation,
mais, précisément, alors que l’épopée imite par le moyen de la narration,
la tragédie imite par celui de l’action. En substituant une distinction entre
prose et poésie au couple narration/action, Dacier propose une définition
rhétorique du théâtre, qui passe davantage par la parole, éventuellement
soutenue par la musique et le vers, que par le jeu des acteurs sur la scène.
Il s’inscrit alors dans toute une tradition théorique, inaugurée par Aristote
lui-même, et prolongée au xviie siècle, notamment chez d’Aubignac, qui
valorise la réception intellectuelle du texte au détriment de l’opsis, sa
lecture par rapport à son interprétation sur un plateau. Si le théâtre est
bien pensé comme lieu d’une mise en espace et en voix du texte, son effi-
cacité doit être tout aussi sensible à la lecture, comme le suggère cette
remarque portant sur la quatrième scène du premier acte d’Électre :

Filles de Mycenes, vous venez pour me consoler. Électre fait connaître par
ces paroles que ces filles qui composent le Chœur sont des filles de la ville,
qui ne viennent que d’arriver ; car autrement ceux qui ne font que lire la
pièce, pourraient croire qu’elles étaient sorties du Palais avec Électre ; or
il faut que les personnes du chœur soient connues des lecteurs aussi bien
que des spectateurs25.

Le discours n’a pas besoin d’être incarné pour s’adresser à l’imagination


d’un lecteur, puisque ce dernier voit se dessiner un espace virtuel dans
son esprit, plus vraisemblable que celui que les décorateurs de théâtre
pourraient façonner pour une scène.

« La traduction de la tragédie grecque en France : le tournant décisif de la


période 1660-1780 », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 11, n° 1,
1998, p. 33-64.
24. André Dacier, op. cit., Préface, non pag.
25. Ibid., « Remarques sur la iv. Scene du I. Acte », p. 424.
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 167

Plus loin, Dacier présente le caractère fragmentaire de son entreprise


par le détour topique d’une comparaison avec la peinture :

On doit regarder ces pièces comme l’esquisse, ou comme l’ébauche d’un


tableau dont tous les contours sont bien arrêtez, toutes les parties bien
dessinées, et où il ne manque que l’éclat des couleurs26.

En considérant comme légitime une traduction qui laisse de côté « ce qui


flatte l’oreille et le sentiment » et qui présente « dans un souverain degré,
ce qui plaît à l’esprit, et à la raison »27, Dacier assimile sa démarche à ceux
qui, à l’Académie Royale de Peinture, défendent le dessin contre la couleur.
L’articulation entre les enjeux des deux débats contemporains, sur le
théâtre et sur la peinture, est ainsi formulée par Emmanuelle Hénin :

Chez les partisans du dessin, proposer une lecture de l’œuvre privilégiant la


structure sur les éléments singuliers, en particulier l’ornement rhétorique ;
et, du côté des coloristes, définir la mimèsis à partir du plaisir du spectateur,
fût-ce aux dépens des contenus conceptuels ou moraux de la fable28.

Chez Dacier, en effet, la structure l’emporte : c’est en tant qu’exemple de


« tragédie double, qui a une double catastrophe, une catastrophe heureuse
pour les bons, et funeste pour les méchans »29 que le traducteur choisit de
la proposer en français au public. Ce projet est explicitement lié, dans la
préface, à la publication de la Poétique d’Aristote : il doit permettre de voir
en même temps « la règle et les exemples »30. Électre est un exemple qui
illustre une règle qu’il s’agira ensuite, pour les dramaturges français, d’imi-
ter. Poursuivant la comparaison de sa traduction avec l’esquisse d’un tableau,
Dacier précise d’ailleurs que « ces sortes de desseins ne plaisent qu’à ceux qui
sont savans dans la peinture »31. Les savants auxquels s’adresse sa traduction
ne sont pas les doctes, fins connaisseurs de la langue grecque, mais bien les
savants dans l’art de composer le théâtre, les poètes « de bon goût »32, comme
il l’indique ensuite. La tragédie grecque n’est donc pas offerte au public
comme une œuvre autonome, mais comme un canevas sur lequel on pour-
ra prendre modèle. Le type de catastrophe illustré par Électre est d’ailleurs
annoncé comme inférieur au premier, celui que l’on trouve dans l’Œdipe.

26. Ibid., Préface, non pag.


27. Ibid.
28. Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum : théâtre et peinture de la Renaissance
italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2003, p. 204.
29. André Dacier, op. cit., Préface, non pag.
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid.
168 TIPHAINE KARSENTI

Dacier inscrit ainsi dans sa traduction, ses notes et son paratexte


une théâtralité qui gît entièrement dans la construction dramaturgique,
concentrée sur l’imitation de la nature. L’enjeu est de représenter avec
le plus de vraisemblance l’action et les caractères, ce pour quoi les règles
ont été conçues. Dans la préface à sa traduction de la Poétique, Dacier
indique justement sa dette envers d’Aubignac, dont La Pratique du théâtre
lui apparaît comme « une suite et un supplément »33 de la théorie d’Aris-
tote. Le concept de vraisemblance, qui fonde le système dramaturgique
de l’abbé, est repris par Dacier, dont la traduction souligne et accentue la
coïncidence entre la tragédie de Sophocle et l’esthétique régulière. C’est
ainsi par exemple qu’il justifie la présence d’Électre sur scène pendant le
premier stasimon :

Je vais me jetter ici devant cette porte. Sophocle fait dire cela par Electre, afin
que le spectateur ne soit pas surpris de voir la principale Actrice demeurer
sur le Theatre, et se mêler avec le Chœur dans les Intermedes des Actes.
C’est une nouveauté dont il n’y avoit point d’exemple, mais Sophocle tire de
son sujet des raisons si naturelles, et si vraisemblables d’en user ainsi, que
bien loin que cette nouveauté puisse être condamnée, on voit que Sophocle
ne fait que s’accommoder à la necessité de l’action qui ne souffre pas
qu’Electre rentre dans un lieu qui est si odieux, et où elle ne sauroit vivre.34

La mimèsis est au cœur de cette théâtralité qui se pense comme repro-


duction d’une nature idéale et vise avant tout un effet moral, qui passe
moins par les sens que par la compréhension intellectuelle. Car, plus
encore que La Pratique du théâtre de d’Aubignac, Dacier prise le Traité du
poème épique du père Le Bossu (1675), qui prône une lecture allégorique
de la fable35 : l’enjeu de sa conception dramatique, qui tente une synthèse
paradoxale entre théorie aristotélicienne et théorie platonicienne36, est
d’utiliser l’efficacité de la dramaturgie vraisemblable au service d’un
projet didactique, d’exploiter la capacité de séduction d’une dramatur-
gie mimétique tout en autorisant un recul critique face aux situations
représentées37. Le dispositif théâtral est d’abord un dispositif textuel, dont

33. André Dacier, La Poétique d’Aristote traduite en français avec des remarques,
Paris, Cl. Barbin, 1692, Préface, p. xvi.
34. André Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, op. cit., « Remarques sur la iii.
Scene de l’acte II », p. 464.
35. « Le Traité du poème épique du père le Bossu est au-dessus de tout ce que les
Modernes ont fait dans ce genre », André Dacier, La Poétique d’Aristote, éd. cit.,
Préface, p. xvi.
36. Sur ce point, voir Volker Kapp, « Poésie, imitation et morale : A. Dacier et le
P. Le Bossu », dans Les Époux Dacier, op. cit., p. 123-144.
37. C’est le chœur qui, dans le projet de Dacier, constitue la clé d’un dispositif
permettant cette mise à distance critique au sein d’une dramaturgie
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 169

l’efficacité entière provient de la composition vraisemblable qui encadre


son propos et son dispositif édifiants. Le plaisir provoqué par le spectacle
provient alors en partie d’un mécanisme de reconnaissance, engendré par
la conformité de la représentation avec ce que les spectateurs considèrent
comme « naturel ».
Le projet du révérend père Brumoy se distingue à cet égard radica-
lement de celui d’André Dacier. Il prend d’ailleurs soin de marquer ses
distances par rapport à son illustre prédécesseur, qui avait été nommé
secrétaire perpétuel de l’Académie Française en 1713. Dans son Discours
sur le théâtre des Grecs, il fait ainsi une critique implicite des traductions
de Dacier, trop littérales à son goût : « la peur de ne pas traduire avec assez
d’exactitude a empêché deux tragédies de Sophocle d’avoir le succès
qu’elles méritaient »38. Il s’emploie donc à rendre possible ce « succès » des
tragédies antiques, autrement dit leur effet sur un public contemporain.
Pour cela, il opte pour une prose poétique, capable de rendre la poésie du
vers antique :

Voici ma pensée sur la traduction des poètes. Les défigurer, ce n’est


pas les traduire. Il faut donc prendre un milieu entre l’exactitude trop
scrupuleuse qui les déguise et la licence qui les altère. J’appelle déguiser un
auteur, l’exposer dans une langue étrangère avec une fidélité, ou folle, ou
maligne, ou superstitieuse. […] On doit à l’équité de les [les auteurs] faire
parler François (autant qu’on le peut) comme ils parleraient eux-mêmes
s’ils faisaient passer leurs pensées en notre langue. […] La versification
ancienne se rend heureusement par une prose poétique, qui joint ses
grâces à celles des vers anciens39.

S’il est impossible de rendre le feu de la langue initiale, le but de Brumoy


est d’éviter au moins la froideur qui bloque les autres effets du texte. Sans
chercher à égaler le modèle, il s’agit d’en proposer un état suffisamment
animé pour que ses autres atouts accomplissent leur ouvrage dans l’esprit
et dans l’âme du lecteur-spectateur :

J’aimerais mieux faire passer dans le style, fût-il négligé, tout


l’enthousiasme des Poëtes Grecs, que de leur donner un air froid, à force

vraisemblable : « On a vu dans la Poétique d’Aristote que la tragédie n’a été


inventée que pour l’instruction des hommes ; il faut donc qu’elle réponde
à ce dessein, ou bien elle est corrompue, et ne mérite pas même le nom de
Tragedie. L’ancienne Tragédie y répond parfaitement par le moyen du Chœur,
comme on le verra par ces pièces de Sophocle », André Dacier, L’Œdipe et
l’Electre de Sophocle, éd. cit., Préface, non pag.
38. Pierre Brumoy, op. cit., p. xviii.
39. Ibid., p. xvi-xviii.
170 TIPHAINE KARSENTI

d’être concerté. Une traduction froide est un visage en cire. Il ressemble


en quelques maniere : mais tout y est glacé, tout y est mort. Les traits
de vie qu’emploie si heureusement la peinture dans ses portraits, ne s’y
retrouvent plus ou y paroissent éteints40.

La comparaison avec la peinture revient, mais cette fois au profit d’une


défense de la force expressive. Plutôt que de rendre accessible, par le biais
d’une ébauche, le dessin de la pièce, sa structure, Brumoy préfère tenter
de traduire les effets sensibles de la tragédie, fût-ce au prix d’inexacti-
tudes ou de maladresses.
Il exprime encore son désaccord avec Dacier à propos de la valeur
dramaturgique d’Électre. La catastrophe double est, selon lui, aussi belle
que la catastrophe simple, dans la mesure où elle agit sur le spectateur :

Si l’ordonnance et la conduite sont égales de part et d’autre, les impressions,


quoique différentes, n’en sont pas moins agréables au gré du cœur humain41.

Si l’attente du spectateur est remplie, l’un et l’autre ouvrages ont atteint


leur but. La tristesse tragique n’est pas vraiment la même. Mais le plaisir
n’est ni moins vif, ni moins exquis d’une et d’autre part42.
Il s’agit bien chez Brumoy de défendre une dramaturgie de l’effet
esthétique, de l’impression sensible produite chez le spectateur, son
plaisir étant le critère premier de la qualité d’une pièce. L’imitation de la
nature doit provoquer selon lui à la fois un effet de reconnaissance – qui
se traduit par une impression de vérité – et un effet esthétique – qui se
manifeste par un jugement en matière de beauté :

J’entends par vérité et beauté, en fait de productions d’esprit, telles que sont
les tragédies, une imitation de la nature qui saisit l’âme, et qui fait dire, suivant
les idées reçues dans une nation polie, cela est vrai, cela est beau43.

En 1730, Brumoy témoigne de l’inflexion apportée dans la réflexion


esthétique par l’ouvrage de l’abbé Du Bos, les Réflexions critiques sur
la poésie et sur la peinture parues en 1719. Ce dernier, qui a précisé-
ment succédé à Dacier au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie
Française, fonde le jugement esthétique sur le sentiment et oriente la
création vers la recherche de l’effet plutôt que de l’imitation parfaite de
la nature.

40. Ibid., p. xix.


41. Ibid., « Réflexions sur l’Électre de Sophocle », p. 195.
42. Ibid., p. 196.
43. Ibid., « Discours sur le théâtre des Grecs », p. viii.
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 171

Brumoy distingue ainsi la réception du lecteur de celle du spectateur,


soulignant l’effet produit par l’incarnation du texte dramatique : « Lire et
voir une action sont deux choses fort différentes. Un Acteur touche plus
les hommes qu’une simple lecture »44. Cet écart dans les conceptions de la
théâtralité chez Dacier et Brumoy se lit donc dans les paratextes, mais il se
retrouve dans les traductions. Brumoy multiplie ainsi les marques de l’af-
fectivité, là où Dacier se limite à la mise à plat du sens. Par exemple, dans
la première scène, lorsque Oreste s’adresse à son pédagogue, Dacier écrit :

O le plus fidele, et le plus cher de ceux qui ont suivi ma fortune, vous me
donnez tous les jours de nouvelles marques de votre attachement pour moi,
et de vôtre tendresse45,

tandis que Brumoy traduit :

O le plus cher de ceux qui sont attachés à ma fortune, que ces marques de
votre tendresse me sont précieuses46 !

Brumoy ajoute également des développements dans la traduction qui


soulignent les effets de retournement, de contradiction, de surprise qui
vont provoquer le plaisir du spectateur. Ainsi, dans la même scène, quand
Oreste présente son plan à Pylade et au pédagogue, Dacier, fidèle au texte
grec, lui fait dire :

Nous reviendrons avec l’urne d’airain que nous avons cachée près d’icy
sous des brossailles, et que nous porterons entre nos bras, afin qu’en cet
état nous puissions facilement tromper ces assassins en leur confirmant
l’agreable nouvelle de ma mort, et en leur faisant voir mon corps brûlé et
reduit en cendres47.

Brumoy découpe la phrase, évite les connecteurs logiques, ramasse les


informations, allégeant le rythme et l’expression, insufflant de la convic-
tion dans le discours d’Oreste. Surtout, il développe l’explication en intro-
duisant une corrélation antithétique entre le plaisir pervers des assassins
et la violence de la punition qu’ils subiront :

Vous sçavés en quel endroit nous avons caché le vase d’airain au milieu
des brossailles. Nous l’irons chercher, et nous le porterons comme un

44. Ibid., « Discours sur l’origine de la tragédie », p. lxv.


45. André Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, éd. cit., Électre, I, 1, p. 261.
46. Pierre Brumoy, op. cit., Électre, I, 1, p. 126.
47. André Dacier, op. cit., p. 264.
172 TIPHAINE KARSENTI

témoignage authentique de ma mort. Nos barbares assassins jouiront du


plaisir de me croire réduit en cendres. Mais ils paieront chèrement cette
cruelle satisfaction48.

Les sentiments des personnages sont ainsi soulignés, ajoutés au texte,


pour attiser dans l’âme du spectateur le plaisir de la vengeance, lié à celui
de l’inversion des destins. De Dacier à Brumoy, il y a donc bien une évolu-
tion, qui ne relève pas seulement de l’histoire de la traduction, mais aussi
de celle de l’esthétique et de la dramaturgie. Derrière les choix du traduc-
teur et leur justification se dessinent des interprétations de la dimension
théâtrale du texte.

Si nos trois traducteurs s’accordent pour reconnaître dans Électre


quelques traits admirables communs – le caractère d’Électre, l’agôn entre
la mère et la fille et la scène de reconnaissance entre le frère et la sœur –,
tous ne justifient pas leur admiration à partir des mêmes arguments.
Baïf souligne la fermeté virile du caractère de la jeune princesse49, là où
Brumoy évoque plutôt sa dimension touchante50 ; le premier reconnaît
l’art avec lequel sont menées les scènes de confrontation ou de reconnais-
sance51, là où le second rappelle une anecdote racontant que la reconnais-
sance d’Oreste et Électre a déclenché « des cris et des pleurs véritables »52.
Sur un terrain commun, qui vise à proposer une œuvre ancienne comme
modèle à partir duquel ériger une langue et une dramaturgie françaises,
pour la promotion d’un roi ou contre les attaques des Modernes, les trois
traducteurs se livrent à une interprétation différente. Baïf interprète au
sens propre, en substituant à l’elocutio grecque une poésie française. Son
art se rapproche de celui de l’acteur, qui transmet le génie du texte-source
par sa voix propre. Dacier renonce à cette interprétation pour ouvrir sur
une théâtralité de l’action, conçue comme la structure de la pièce, primant
sur les caractères, dessinant le cadre à partir duquel pourra naître, chez le
spectateur, un plaisir de l’illusion, de la reconnaissance des codes attendus
du genre. Chez Brumoy enfin, l’effet touchant l’emporte sur la recherche

48. Pierre Brumoy, op. cit., Électre, I, 1, p. 127. Nous soulignons.


49. « Sophocle en a écrit six vingts [tragédies] : entre lesquelles est cette présente,
intitulée Electra, pource qu’elle y est introduite, et y parle tant bien et
virilement, que un chacun s’en peut donner merveille », Lazare de Baïf, op. cit.,
« définition de tragédie », p. ii.
50. « La douleur d’Électre est la plus belle et la plus touchante », Pierre Brumoy,
op. cit., « Remarques sur l’Électre de Sophocle », p. 197.
51. « Mais qui voudra voir une chose très artificiellement [entendre artistiquement]
faite, voie et contemple la reconnaissance de Orestes et dicelle Electra, et devant
les arguz et réprehensions de Electra, et de sa mère la royne Clytemnestra. »,
Lazare de Baïf, op. cit., « argument et matière de la présente tragédie », non pag.
52. Pierre Brumoy, op. cit., « Remarques sur l’Électre de Sophocle », p. 198.
LA THÉÂTRALITÉ TRAGIQUE DANS LES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’ÉLECTRE 173

de l’illusion, et il s’agit de transmettre à l’acteur une partition capable


d’éveiller chez le spectateur français les mêmes émotions que celles du
public athénien. Dans tous les cas, la traduction apparaît comme un lieu
d’élaboration théorique – et donc comme un outil de controverse – parce
qu’elle fait dialoguer entre elles les conventions éthiques et esthétiques
de deux époques. En se confrontant aux premières formes de théâtralité
européennes, les traducteurs de la France moderne confirment et justifient
leurs propres conceptions du théâtre, ajoutant une pierre à l’édifice polé-
mique à partir duquel s’établissent et évoluent les normes esthétiques. ◀
Électre et les bienséances
au XVIIIe siècle
de la traduction à l’adaptation

Marie Saint Martin, Université Paris IV-Sorbonne

Résumé La réception des textes antiques est largement conditionnée par l’usage de
traductions qui en permettent l’accès à un public non spécialiste. La mise en
relation de ces traductions avec les adaptations assumées – et alors même
que la frontière entre ces deux modes d’inspiration est peu claire avant le
XIXe siècle – souligne des points de résistance parfois inattendus à l’égard
des textes originaux. Dans le cas de l’Électre de Sophocle, la comparaison
entre quatre traductions, échelonnées sur une période de deux cents ans,
met en évidence, à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle et jusqu’à la
deuxième moitié du XVIIIe siècle, en France, une opposition grandissante
au matricide, élément pourtant fondamental de l’intrigue grecque. Cela
n’empêche pas les traducteurs et les dramaturges, après Dacier, de faire de
cette pièce l’un des modèles de l’aristotélisme, et l’une des sources impor-
tantes pour la scène moderne.


176 MARIE SAINT MARTIN

D
es trois Électre grecques, celle de Sophocle est dès l’Antiquité
grecque la plus commentée – et la plus traduite par la suite. Cela
tient sans doute au statut de modèle qu’Aristote lui confère, aux
côtés d’Œdipe-roi : si Électre ne possède pas les perfections de l’Œdipe,
elle n’en est pas moins le modèle d’une seconde espèce de tragédie,
moins parfaite par essence, la « tragédie double, qui a une double catas-
trophe, heureuse pour les bons et mauvaise pour les méchants »1. Malgré
ses défauts de nature, elle tire une « grande beauté » de sa reconnaissance
et de sa péripétie. La valeur de la pièce semble consacrée par la traduc-
tion qu’en donne Dacier en 1692 en illustration à son commentaire de la
Poétique d’Aristote. Après lui, l’Électre de Sophocle est l’une des pièces
grecques les plus en vogue à l’époque moderne, et elle efface presque
complètement celles d’Eschyle et d’Euripide, jugées bien inférieures et
traduites ou jouées très rarement.
Toutefois, choisir de traduire ou d’adapter ainsi l’Électre de Sophocle
ne va pas sans difficultés car dans cette pièce, le problème moral que
pose le matricide n’est jamais résolu, alors qu’il est justifié chez Eschyle
par l’ordre des dieux et remis en question chez Euripide comme crime
d’une religion cruelle et archaïque. Sophocle s’entend, les commenta-
teurs modernes le soulignent, à faire régner le silence autour de cet événe-
ment grâce à trois procédés qui en diminuent la portée : Clytemnestre est
fortement condamnée, le meurtre d’Égisthe se voit accorder une impor-
tance majeure car il intervient après celui de Clytemnestre, enfin les deux
enfants ne se posent aucune question concernant la légitimité de leur acte.
Une telle configuration d’intrigue, reposant sur un matricide assumé de
la part d’Électre et d’Oreste, impliquant donc la barbarie de la mère ou/
et celle du fils qui la tue, ne pouvait manquer de susciter l’embarras d’une
époque moderne qui voit naître depuis la fin du xviie siècle un mouve-
ment de revalorisation de la maternité, appuyé sur un appel constant aux
bienséances et au concept de nature.
Certains adaptateurs se livrent à une réécriture libre, comportant de
nombreux bouleversements dans la configuration de la pièce. Ceux qui
préfèrent se présenter comme des traducteurs plus fidèles au texte, eux,
n’ont pas cette possibilité : il leur faut suivre pas à pas le déroulement du
texte source. J’aimerais montrer ici qu’ils peuvent toutefois eux aussi, par
d’autres moyens, jouer avec le texte et le mettre au goût du jour ; les traduc-
tions constituant souvent les sources directes des réécritures, il s’agit ici
d’étudier un maillon essentiel dans la réception de l’Électre : comment
le travail des traducteurs engage-t-il un processus que les réécritures
achèvent, et comment met-il en contexte les phénomènes que nous

1. André Dacier, Préface à la traduction de l’Électre de Sophocle, Paris, Cl. Barbin,


1692, non pag.
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 177

voyons ensuite fermement établis dans les adaptations. L’étude des glis-
sements sémantiques qui émaillent les multiples traductions d’Électre
nous permet d’identifier et de dater avec précision ces résistances, élabo-
rées au fil du temps, à l’égard d’une intrigue jugée « barbare ». Ces traduc-
tions constituent un relais incontournable pour nombre d’auteurs qui ont
voulu adapter la pièce de Sophocle mais ne comprenaient pas le Grec : on
constate, de la traduction à l’adaptation, une même ligne de lecture qui
oriente le texte vers un idéal plus conforme au goût d’un public nouveau.
Mes remarques concerneront quatre traductions de l’Électre de Sophocle :
je voudrais mettre les textes de Dacier (1692) et de Brumoy (1730)2, très
représentatifs de ce nouvel esprit, en parallèle avec un texte plus ancien,
la première traduction d’Électre en français par Lazare de Baïf (1537)3,
et avec un texte datant du milieu du xviie siècle anglais, celui de Wase
(1649)4, afin de confirmer la spécificité des traductions du xviiie siècle
français. Mon étude s’appuiera également sur les premières réécritures
d’Électre en France, notamment celle de Voltaire, pour tenter de définir ce
que les adaptateurs ont retenu des leçons des traducteurs.
J’aimerais dans un premier temps relever quelques procédés par
lesquels les traducteurs donnent une couleur « moderne » au texte antique,
c’est-à-dire propre à plaire à des lecteurs du xviiie siècle. Cette nouveauté
va de pair avec un mouvement de reconsidération de la figure maternelle,
dont les textes portent la marque : c’est ce que nous étudierons dans un
second temps, avant de montrer comment le commentaire prend le relais
de ces résistances pour orchestrer l’opposition frontale au matricide que
l’on peut lire dans les réécritures.

Les traductions rendent compte, par leurs choix sémantiques, des


modes et changements de représentations propres à chaque époque. C’est
particulièrement évident lorsque l’on considère les traductions de Dacier
et de Brumoy en regard de celles de Lazare de Baïf ou de Wase : la simple
lecture du texte permet, dès le premier abord, de repérer un vocabulaire
typique de la tragédie classique française, mais également des traces de
plus en plus affirmées d’une philosophie fort représentative de l’époque
des Lumières5. De nombreux ajouts permettent de « sentimentaliser »

2. Pierre Brumoy, Théâtre des Grecs, I, Paris, Rollin, 1730, p. 419-525.


3. Lazare de Baïf, Tragédie de Sophocles intitulée Electra, contenant la vengence
de l’innumaine et trespiteuse mort d’Agamemnon Roy de Mycenes la grand,
faicte par sa femme Clytemnestra, et son adultere Egistus, Paris, E. Rosset, 1537.
4. Christopher Wase, Electra of Sophocles, La Hague, S. Brown, 1649.
5. La comparaison entre le vocabulaire utilisé, notamment, par le père Brumoy,
et le vocabulaire de l’Encyclopédie, est révélatrice : s’il est évident que le
père jésuite n’appartient pas au clan des encyclopédistes, il n’en partage pas
moins avec eux une série de représentations répandues dans l’ensemble de la
communauté littéraire à cette époque, et qu’un travail comme celui de Jean
178 MARIE SAINT MARTIN

le propos, comme en témoigne la traduction du vers 2386 : là où le Grec


ne comporte qu’une question simple agrémentée d’une image végé-
tale, Brumoy propose « est-il un cœur assez dur pour effacer un si doux
souvenir ! » On retrouve la même émergence du sentiment chez Dacier :
« Pourroit-on être assez dénaturé pour avoir ces sentimens ? », avec, de
surcroît, l’intervention de l’idée de nature.
C’est sur ce concept que je voudrais revenir, après avoir remarqué que,
dans la suite de l’extrait, Brumoy met un nom sur ses motivations : « ce
n’est pas par grimace et par pure bienséance, que je me livre à mon afflic-
tion ». De fait, ce qui est intervenu entre-temps, de Baïf à Brumoy, c’est
bien cette notion de bienséances, que l’on peut retrouver également dans
les cris de joie de Chrysothémis se hâtant vers sa sœur pour lui annoncer
la bonne nouvelle (vers 872 et suiv.) : au grec ȉާțިıȝȚȠȞȝİșİ߿ıĮ7, Lazare de
Baïf répond « ay laissé le decent », de manière très juste – faisant référence
à un ordre, une tenue régulière qui sied aux jeunes femmes8. C’est cette
idée, précisément, dețંıȝȚȠȞ, que Dacier déjà, puis Brumoy derrière lui,
traduiront par « bienséance », terme qui déplace, me semble-t-il, la ques-
tion du champ moral dans lequel Lazare de Baïf l’avait placée pour en faire
un problème de représentations sociales. « Passer la bienséance », c’est
pour Chrysothémis s’exposer au regard critique de la société, plus qu’agir
en discordance avec un idéal intériorisé moralement.
Si dans le decet comme dans le seyant on trouve l’idée de convenance,
d’ajustement9, le non decet renvoie à un crime, tandis que ce qui n’est pas
bienséant ne pèche pas contre la morale, mais contre les bonnes manières,
l’étiquette – c’est bien une question d’image, celle que l’on renvoie de soi-
même à la société. Le mot possède également une résonance littéraire : le
caractère de Chrysothémis risque, en péchant contre les bienséances, de
nuire à la vraisemblance de son personnage, et de s’exposer au reproche
d’inconstance et d’inégalité dans les mœurs. Elle contredirait alors la règle
du vraisemblable édictée par Aristote10, qui veut que le poète montre,
plutôt que le vrai particulier, le général vraisemblable11. On est ainsi passé

Ehrard a parfaitement élucidées (L’Idée de nature en France dans la première


moitié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994 [1963]).
6. Sophocle, Électre, v. 238 : ‫ݑ‬ȞIJަȞȚIJȠࠎIJ¶‫ݏ‬ȕȜĮıIJ¶ܻȞșȡެʌȦȞ; « Est-il des gens en
qui l’idée a pu germer ? », trad. P. Mazon, dans Sophocle, II, Paris, Les Belles
lettres, 1985 [1958].
7. « Au mépris de toute tenue » (trad. cit.).
8. « Quitting all decent gate », dit également Wase, p. 33.
9. Cette hâte est un costume mal taillé pour une jeune fille, et en ce sens les deux
traductions sont judicieuses pour rendre l’idée d’ordre et de modération, mais
aussi d’ornement présente dans țިıȝȚȠȞ.
10. Poétique 14 51b10, trad. B. Gernez, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
11. « Le type de choses qui convient à un certain homme de dire ou de faire,
conformément à la vraisemblance ou à la nécessité » (ıȣȝȕĮަȞİȚ, toujours
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 179

du champ moral à la notion de représentation, parfaitement soulignée par


l’usage de ce mot dans la pratique théâtrale, grâce à ces bienséances que
la fin du xviie, puis le début du xviiie siècles mettent à l’honneur.

Au fondement, me semble-t-il, de ces bienséances dont Dacier et


Brumoy se réclament, l’on trouve la notion de nature. Les personnages qui
dans le texte grec sont qualifiés de țĮțȠަ deviennent chez Dacier et Brumoy
« dénaturés » ; or aller contre la nature conduit à refuser cet ordre que les
bienséances prescrivent, en harmonie avec le naturel de chacun – c’est
ainsi la nature, ou plutôt l’idée que l’on s’en fait à l’époque, qui sert d’éta-
lon aux règles de la bienséance. Ce qui était un jugement moral devient
un critère du vraisemblable : une mère dénaturée comme Clytemnestre
est une mère qui pèche contre les bienséances – et qui choque de la sorte
les spectateurs comme les commentateurs. Cette notion revêt une impor-
tance considérable dans les réécritures du mythe au xviiie siècle, ce qu’an-
nonce déjà sa large présence dans les traductions.
Voyons ce que traduit « dénaturé » : il s’applique sans surprise presque
toujours à Clytemnestre, pour traduire l’adjectif grec țĮț‫ ޣ‬dans sa nuance
morale12 – traduit très exactement chez Lazare de Baïf par « maulvaise ». À
l’opposition grecque entre l’homme bon, le țĮȜާȢܿȞșȡȦʌȠȢ, et l’homme
mauvais, țĮțިȢ, Brumoy substitue l’opposition entre celui qui suit la nature,
l’homme naturel, et celui qui est sorti de la voie de la nature, le dénaturé.
Là encore, nous quittons le contexte moral et l’opposition binaire entre le
bien et le mal, pour tracer une nouvelle ligne de partage entre ceux qui
suivent la voix de la nature, et ceux qui ne la suivent pas. Si ces deux oppo-
sitions paraissent se recouvrir (l’homme mauvais est devenu l’homme
dénaturé), l’on peut toutefois remarquer qu’avec l’idée de nature, le xviiie
siècle situe la frontière bon/mauvais dans le sentiment, celui qui attache
un homme au reste de sa famille. Un rapide sondage chez trois auteurs
du xviie et du xviiie permet de préciser l’usage de ce mot : qu’il s’agisse
de Rodogune s’adressant à ses fils chez Corneille13, de Créon à propos
de son fils chez Racine14 ou bien de César à Brutus chez Voltaire15, nous
sommes quasiment toujours en contexte familial, et même filial. Le mot

cette idée d’accord, de bonne harmonie ou de règle, ce qui se rencontre


adéquatement, ce qui arrive, selon IJާİ‫ݧ‬țާȢ‫ݙ‬IJާܻȞĮȖțĮ߿ȠȞ).
12. Sophocle, Électre, éd. cit., v. 1289.
13. Corneille, Rodogune (1647), dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, IV, 3, v. 1325 : « Et je
pourrais aimer des fils dénaturés ! »
14. Racine, La Thébaïde ou les Frères ennemis, 1664, éd. G. Forestier, Paris,
Gallimard, . « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, III, 4, v. 854 : « Serai-je
sacrilège ou bien dénaturé ? »
15. Voltaire, Mort de César (1736), Paris, Beuchot, 1736, II, 5 : « Ah ! cœur dénaturé
qu’endurcit ma tendresse ! »
180 MARIE SAINT MARTIN

de « dénaturé », dans ces trois exemples, s’applique de manière révélatrice


à la relation entre les enfants et leur père ou, chez Corneille, une mère
aussi terrible que Clytemnestre : une mère ordinaire n’entretient pas avec
ses enfants des rapports « dénaturés ». Le dénaturé se place à l’opposé
de l’homme naturel, l’un au-delà, l’autre en-deçà de l’homme civilisé : la
dénaturation est bien une maladie d’homme policé, une barbarie au-delà
de la civilisation, comme le montre Rollin lorsqu’il évoque la discordance
qu’il y a à voir des « nations très policées » se conduire avec « des senti-
ments si dénaturés, si barbares »16.
Dacier et Brumoy ne se contentent pas de faire de l’adjectif « dénaturé »
une traduction commode d’un terme fort courant et relativement vague tel
que peut l’être țĮțިȢ : l’usage qu’ils font de ce mot devient presque systé-
matique, pour traduire les adjectifs moraux à connotation négative, en
contexte familial : c’est ainsi qu’on le trouve chez les deux traducteurs pour
traduire le superlatif įȣıIJĮȞȠIJ‫ޠ‬IJȘȝ‫ޠ‬IJȘȡ17, qui comporte l’idée de misérable
moralement18. Toujours pour un superlatif moral, on retrouve le même
adjectif un peu plus loin (v. 439) traduisant IJȜȘȝȠȞİıIJ‫ޠ‬IJȘ ȖȣȞ‫ޤ‬19. Ce vers
montre que si l’on peut être une mère dénaturée, on peut aussi être une
femme dénaturée : le mariage appartient à l’intimité de nature, au même
titre que le lien de mère, et il est intériorisé comme la communauté de sang
– ce que l’on peut rapprocher du statut de parricide que le meurtre de son
mari confère à Clytemnestre (en particulier parce qu’elle a tué son roi).
La fille qui ne rend pas à son père les devoirs qu’elle lui doit encourt
également le risque d’être appelée dénaturée : nous avons déjà rencontré
la réflexion d’Électre concernant la honte qu’elle encourrait en négligeant
son père. La fille dénaturée est celle qui a le cœur endurci, dont les senti-
ments ne répondent pas aux attentes de la société – une société qui veut
que l’on révère son père mort. Le grec faisait appel à la notion d’huma-
nité, demandant si celui qui oublie son père peut encore être considéré
comme un être humain ; au xviiie siècle, le concept de nature vient recou-
vrir cette idée – nature humaine, nature de fille surtout : la nature chez
Brumoy, c’est le sang qui lie Électre à Agamemnon. C’est ainsi que l’on
peut retrouver parmi les reproches qu’Électre adresse à Chrysothémis
ce terme de dénaturée, venu encore une fois chez Brumoy se substituer
à « méchant », mauvais ou țĮțިȢ20. La composition du terme nous incite

16. Rollin, Histoire ancienne, Œuvres I, éd. Letronne, Paris, Firmin Didot, 1821,
Livre second, Première partie, § 2, p. 150.
17. Sophocle, Électre, éd. cit., v. 121, « La plus misérable des mères » (trad. P. Mazon).
18. Bien rendue chez Lazare par l’expression de « male mère », ou très près du texte
mais avec un sens peut-être un peu inexact chez Wase, « unlucky’st mother ».
19. « La plus impudente de toutes les femmes » (trad. P. Mazon).
20. Sophocle, éd. cit., v. 367-368 : Ƞ‫ވ‬IJȦȖ‫ޟ‬ȡijĮȞ߲ʌȜİަIJȠȚȢțĮț‫ޤ‬ĬĮȞިȞIJĮʌĮIJ‫ޢ‬ȡĮțĮ‫ޥ‬
ijަȜȠȣȢʌȡȠįȠࠎıĮıȠުȢ, rendu classiquement chez Lazare par « tres maulvaise »,
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 181

cependant à nous interroger plus précisément sur le rapport du dénaturé


à la nature.
Le dénaturé, pour Électre, ce n’est pas celui qui a renié la nature,
mais celui dont le naturel a changé. C’est ce que nous montre la traduc-
tion des vers 308-309, qui semblent confirmer l’équivalence entre nature
et bonté chez Dacier : « Des maux si terribles changent notre naturel et
nous forcent malgré nous à être méchans » (ܻȜȜ¶‫݋‬ȞIJȠ߿ȢțĮțȠ߿Ȣ / ʌȠȜȜ‫¶ޤ‬ıIJ¶
ܻȞ‫ޠ‬ȖțȘ țܻʌȚIJȘįİުİȚȞ țĮț‫)ޠ‬. Si Lazare de Baïf comme Wase se contentent
de reproduire l’écho țĮțȠ߿ȢțĮț‫ޠ‬21 du texte grec, Dacier ajoute le segment
« changent notre naturel ». Il modifie la portée du texte en personnalisant
le propos (« nous ») et en mettant en jeu la nature même des actants qui
deviennent « méchants », quand en grec il ne s’agissait que d’entreprendre
des actions mauvaises, sous une forme impersonnelle. Le dénaturé n’est
pas un homme qui agit contre la nature, mais contre sa nature première,
et en conformité avec une seconde nature, acquise celle-ci…22 À propos
d’Agamemnon, l’adjectif dénaturé peut aussi venir compléter un champ
lexical soulignant, chez Dacier, la « barbarie » d’un père qui laisse sacri-
fier sa fille : « dénaturé » vient alors traduire deux adjectifs très différents,
ܻȕȠࠎȜȠȢțĮ‫ޥ‬țĮțંȢ, dont l’un faisait référence à l’imprudence presque poli-
tique du roi23. La Clytemnestre de Brumoy nous instruit également, par
contrepoint, de ce que devrait être un père selon la nature – ce que fut
Agamemnon selon Électre : deux simples participes grecs sont rendus

amplifié chez Dacier en « lâche, et méchante ». Brumoy reprend à Dacier sa


réduplication, en ajoutant un vocatif : « Allez, cruelle, vous méritez de passer pour
une fille dénaturée, puisque vous trahissez un père qui a dû vous être si cher ».
21. « Car force est en malheur faire male entreprise », « For deep afflicting evils
burden forces / The best that are to fall on evil courses ».
22. On peut trouver des réflexions du même ordre, notamment au sujet de
l’inceste, chez Lessing par exemple (Nathan der Weise, 1779), dont certains
personnages font remarquer le caractère acquis des liens de nature, et donc
leur caractère culturel et contingent.
23. Sophocle, Électre, v. 530-546, ‫݋‬ʌİ‫ޥ‬ʌĮIJ‫ޣ‬ȡȠ‫ފ‬IJȠȢıާȢ‫ݺ‬ȞșȡȘȞİ߿Ȣܻİ‫ޥ‬IJ‫ޣ‬Ȟı‫ޣ‬Ȟ
‫ݼ‬ȝĮȚȝȠȞȝȠࠎȞȠȢ‫ݒ‬ȜȜ‫ޤ‬ȞȦȞ‫ݏ‬IJȜȘșࠎıĮȚșİȠ߿ıȚȞȠ‫ރ‬ț‫ݫ‬ıȠȞțĮȝޫȞ‫݋‬ȝȠ‫ޥ‬ȜުʌȘȢ‫ݼ‬IJ¶
‫ݏ‬ıʌİȚȡ¶‫ޔ‬ıʌİȡ‫ݘ‬IJަțIJȠȣȢ‫݋‬Ȗެ / […] ‫ݡ‬IJࠜʌĮȞެȜİȚʌĮIJȡ‫ޥ‬IJࠛȞȝ‫ޡ‬Ȟ‫݋‬ȟ‫݋‬ȝȠࠎȆĮަįȦȞ
ʌިșȠȢʌĮȡİ߿IJȠȂİȞ‫ޢ‬ȜİȦį¶‫݋‬Ȟ߱Ȟ ; / ȅ‫ރ‬IJĮࠎIJ¶ܻȕȠުȜȠȣțĮ‫ޥ‬țĮțȠࠎȖȞެȝȘȞʌĮIJȡިȢ ;
« Car enfin, ce père sur lequel tu gémis toujours, c’est lui qui a eu le front, seul
de tous les Grecs, d’immoler ta sœur aux dieux, lui qui n’avait pas eu pourtant
la même peine à l’engendrer que moi à la mettre au monde. […] Ou serait-ce
encore que, dans l’âme de cet abominable père, la tendresse s’était éteinte
pour les enfants qu’il avait eus de moi, tandis qu’elle existait toujours pour les
enfants de Ménélas ? N’était-ce pas alors le fait d’un père bien léger et bien
peu raisonnable ? » (trad. P. Mazon), que Dacier traduit comme suit : « car
ce père que vous pleurez est le seul de tous les Grecs qui a eu la barbarie de
sacrifier aux Dieux votre sœur Iphigénie, ne comptant mes douleurs pour rien
et ne daignant pas se souvenir que la tendresse des mères pour leurs enfans
est infiniment plus grande que celle des pères. [...] ou plutôt ne dira-t-on pas
que votre malheureux père n’aimoit pas ses enfans, et que Ménélas aimoit les
siens ? ah ne sont-ce pas là les sentimens d’un père dénaturé ? »
182 MARIE SAINT MARTIN

par une amplification étonnante « au désespoir, après avoir longtems


inutilement résisté, lutté, combattu », résistances vaines d’un père dont le
comportement fut exemplaire à l’égard de ses enfants24.

L’ensemble de ces traductions très éloignées du texte original pose la


question, essentielle, de ce que devraient être des parents selon la nature.
Sur ce point, les réflexions de Clytemnestre (v. 770-771) peuvent nous
éclairer : à l’annonce de la mort de son fils, elle constate ǻİȚȞާȞIJާIJަțIJİȚȞ
‫݋‬ıIJަȞǜ Ƞ‫ރ‬į‫ ޡ‬Ȗ‫ޟ‬ȡ țĮțࠛȢ  Ȇ‫ޠ‬ıȤȠȞIJȚ ȝ߿ıȠȢ ‫ޖ‬Ȟ IJ‫ޢ‬ț߯ ʌȡȠıȖަȖȞİIJĮȚ25. Alors que
Lazare de Baïf et Wase traduisent de manière très juste là encore26, et que
Brumoy introduit un raccourci un peu inexact27, Dacier, lui, développe
une série de considérations sur cette Nature un peu mystérieuse : « C’est
une chose bien forte que la Nature ; quand nous avons mis des enfans
au monde, quelque mauvais traittemens que nous en recevions, nous ne
saurions les haïr »28. Cette traduction semble sans contredit confirmer
l’idée que la Nature, ce sont les liens du sang, la voix des entrailles d’une
mère qui a donné naissance à un fils détesté et pourtant regretté. Dacier
traduit directement le mot grec désignant l’acte d’enfanter par le mot de
Nature, ce qui explique pourquoi la mère se situe au cœur de ces problé-
matiques, et pourquoi c’est elle, notamment, qui se trouve sans cesse taxée
de dénaturée. Si la Nature recouvre l’enfantement, doit-on pour autant
ne voir qu’un pléonasme dans l’expression de « mère selon la Nature » –
comment dès lors comprendre l’oxymore « mère dénaturée », et comment
concevoir un tel personnage ?
Intéressons-nous à cette figure maternelle présente, dans le mythe
d’Électre, en négatif sous les traits de Clytemnestre : cette étude permettra
d’esquisser une définition de la maternité pour le xviiie siècle. Sophocle
explicite ce que devrait être l’enfant pour sa mère (v. 775-776) : IJ߱Ȣ ‫݋‬ȝ߱Ȣ
ȥȣȤ߱Ȣ ȖİȖެȢ  ȂĮıIJࠛȞ ܻʌȠıIJ‫ޟ‬Ȣ țĮ‫ ޥ‬IJȡȠij߱Ȣ ‫݋‬ȝ߱Ȣ29, celui qui est né de sa
vie même, qui a tété son sein et a bénéficié de ses soins (IJȡȠij‫ޤ‬, la nour-
riture mais aussi l’éducation transmise par la mère ou la nourrice avec le

24. Vers 575, ǺȚĮıșİ‫ޥ‬ȢʌȠȜȜ‫ޟ‬țܻȞIJȚȕ‫ޠ‬Ȣ, « contre son gré, après avoir lutté longtemps »
(trad. P. Mazon).
25. « Chose étrange que d’être mère ! Quelque mal qu’ils vous fassent, on ne peut
haïr ses enfants » (trad. P. Mazon).
26. « Avoir porté enfans, cest ung terrible ouvraige, / Car lon ne peult hayr cil
qu’on a procree, / Bien qu’à nous faire mal se soit fort effraye. » (trad. Baïf,
non pag.) ; « Child-birth is sharp, and though he prove ungrate, / A Mother yet
caanot her own pangs hate » (trad. Wase, p. 29).
27. « Je suis mère, et par là malheureuse. Une mère, quoiqu’outragée, ne sçauroit
haïr son sang » (trad. Brumoy, p. 471).
28. André Dacier, op. cit., p. 328.
29. « Un enfant né de ma propre vie, un oublieux de mon lait, de mes soins » (trad.
P. Mazon).
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 183

lait). On retrouve le sens de ce mot dans la « nourriture » de Lazare, mais


également dans la « maternelle cure », quand l’idée de sein est redou-
blée par « sein et tetins ». Chez Dacier comme chez Brumoy intervient,
en plus de ces « soins » et de l’idée d’allaitement, pour traduire ȥȣȤ‫ޤ‬, le
mot d’entrailles : nous ne sommes plus dans le siège du souffle vital, l’âme
grecque (au demeurant fort mal rendu par la « nourriture » de Lazare de
Baïf, bien mieux chez Wase par « soul »), mais dans le lieu physique où
se fait la conception de l’enfant, la matrice ou le sein au sens de giron30.
L’utilisation de ce mot déplace de nouveau le propos : loin de l’abstraite
psyché grecque ou de la matérielle tout autant qu’intellectuelle nourri-
ture que l’on peut trouver chez Baïf, la référence aux entrailles permet aux
traducteurs de recentrer le discours sur le sentiment, par un mot unissant
la référence physique la plus triviale à des connotations sentimentales
qu’il porte depuis au moins un siècle.
Ces traductions soulignent un fait : bien plus que dans l’Antiquité, la
maternité a désormais à voir avec le sentiment, la « tendresse des mères
pour leurs enfans ». Ce sont les mots de Dacier pour traduire des vers où
il est question de la peine que la mère a eu à enfanter, ȜުʌȘȢ (v. 532-533).
Brumoy rend l’expression par « ce qu’il en coûte à une mère ». Deux vers
déjà cités (v. 770-771) confirment le flou mais également le remplacement
du physique par le sentiment dans ce que recouvre le mot de mère : là où
Sophocle, Lazare ou Wase comprennent la maternité comme l’enfante-
ment (IJާIJަțIJİȚȞ, « Avoir porté enfans », « Child birth »), Brumoy se contente
du nom de « mère », bien vague, et Dacier d’une simple référence à « la
Nature », encore plus floue. L’acte physique d’être mère est ainsi occulté
au profit d’un appel à une idée commune de la maternité, idéale et non
explicitée. Ce constat se confirme avec la seconde partie de la phrase :
‫ޖ‬Ȟ IJ‫ޢ‬ț߯, « cil qu’on a procree » chez Lazare de Baïf ou les enfants que
nous avons « mis au monde » chez Dacier, devient tout simplement chez
Brumoy « son sang » – nouvelle métonymie usant d’une notation concrète,
référant à une partie du corps, mais chargée d’une dimension symbolique
et métaphorique très sentimentale (qu’on pourrait appliquer également à
l’expression utilisée chez Wase, « her own pangs »).
Clytemnestre, déjà en défaut de maternité dans le texte antique,
soulève des difficultés pour les traducteurs. La scène de confrontation
entre Électre et Clytemnestre, notamment (v. 520-550), suscite le commen-
taire suivant de la part de Brumoy : « Toute cette scène d’une mère avec sa
fille, est tellement dans les mœurs Grecques, qu’il n’y a point d’art capable
de la rendre exactement et agréablement pour nous. Je crains que le trop

30. On trouve le mot « sein » en ce sens dans la traduction très libre que Brumoy
propose du v. 1147, « vous dormiez dans mon sein. Je vous tenois lieu de
mère en effet » pour Ƞ‫އ‬ș¶Ƞ‫ݨ‬țĮIJ¶Ƞ‫ݭ‬țȠȞ‫ݝ‬ıĮȞܻȜȜ¶‫݋‬ȖޫIJȡȠijިȢ, qui souligne
effectivement ce lien entre l’aspect nourricier et le sein accueillant.
184 MARIE SAINT MARTIN

d’exactitude ne fasse tort à l’agrément ». Au nom du placere, Brumoy justi-


fie les libertés qu’il prend avec le texte, notamment en minimisant dans la
bouche de Clytemnestre l’opposition entre la mère et la fille et en ampli-
fiant les torts du père. Toutefois, malgré leur répugnance, les traducteurs
conservent plus ou moins la dureté de la Clytemnestre antique : mais ils
profitent des commentaires pour préconiser de modifier ces données pour
une éventuelle adaptation au théâtre. Dans les adaptations modernes, si
Clytemnestre s’oppose à ses enfants, c’est à cause de l’ancienne passion
qui l’a unie à Égisthe et dont elle se repent. Elle est tout à fait sensible aux
sentiments de la nature, comme le montre son monologue chez Voltaire
(I, 4), et cherche à aider ses enfants pour les préserver : « Électre qui m’ou-
trage et qui brave mes lois / Dans le fond de mon cœur n’a point perdu ses
droits » (I, 3) Si Électre peut poser la question « Ai-je encor une mère ? »,
la réponse est positive : « Ce nom jadis si saint [le nom de « mes filles »
que Clytemnestre donne aux deux sœurs] redouble encor mes larmes ».
La phrase signale certes un relatif soupçon à l’égard de cette mère, mais
marque que le divorce n’a pas eu lieu. Électre peut encore pleurer en
imaginant possible le retour de l’harmonie familiale.

L’étude de détail des traductions souligne le manque d’enthou-


siasme des Modernes à l’égard de l’acte commis par Oreste ; c’est dans les
commentaires, principalement, que la résistance s’organise : si le traduc-
teur est contraint par son texte à conserver les données mêmes qui le
gênent, il peut, en note, laisser libre cours à sa condamnation à l’égard de
l’auteur qu’il traduit.
Il est possible de déceler une relative timidité, dans la traduction de
Brumoy, à l’égard des références au meurtre de la mère. Là où Lazare
comme Dacier traduisent, avec précision, IJࠛȞ ijȠȞİȣı‫ޠ‬ȞIJȦȞ31 par « les
meurtriers de mon père », en référence personnelle aux deux assassins,
Égisthe et Clytemnestre, Brumoy évite l’évocation directe du meurtre de
Clytemnestre grâce à la traduction « la mort de mon père ». De la même
manière, à l’évocation violente et directe de l’arrivée d’Oreste et de la
punition qu’il doit adresser à ses ennemis que nous propose Sophocle32,
traduite de façon très colorée chez Lazare33 et encore chez Dacier avec
une image relativement forte34, Brumoy substitue une prière presque
pacifique où seule demeure la vengeance d’Agamemnon, sans qu’Oreste

31. V. 34.
32. Sophocle, Électre, v. 455-456, țĮ‫ޥ‬ʌĮ߿į¶‫ݽ‬ȡ‫ޢ‬ıIJȘȞ‫݋‬ȟ‫ބ‬ʌİȡIJ‫ޢ‬ȡĮȢȤİȡާȢ‫݋‬ȤșȡȠ߿ıȚȞ
Į‫ރ‬IJȠࠎȗࠛȞIJ¶‫݋‬ʌİȝȕ߱ȞĮȚʌȠįަ.
33. « Prie aussi qu’Orestes viengne le cunctateur, / Si quil ayt la main forte, et
puisse conculquer / Ses ennemys, sans dieu a ire provocquer. »
34. « Demandez lui qu’Oreste vienne fondre sur eux, et les terrasser ».
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 185

en soit l’agent déterminé35. On trouve le même évitement quelques vers


plus loin36, au sujet d’Oreste qu’Électre aurait élevé en vengeur contre sa
mère : si Lazare traduit bien le pronom personnel datif par un rejet expres-
sif (« Lequel tu diz que jay nourry vindicateur / Contre toy»37), Dacier le
rend de manière plus discrète38 et Brumoy l’abandonne complètement :
« Vous me reprochez souvent que je l’ai sauvé pour me servir de vengeur. »
Seule reste l’image de vengeur, et l’on ne trouve plus de mère ennemie
contre laquelle exercer sa colère. La répartition des répliques à l’annonce
du dénouement39 permet d’adoucir la dureté du personnage : les deux
vers sont attribués par les traducteurs à Oreste, en un mouvement pour
tranquilliser sa sœur, dont le sens n’est plus « la misérable est-elle enfin
morte ? », mais « la malheureuse est morte, et vous n’avez plus à craindre ».
Là encore, le personnage de fille y gagne en sympathie.
La dureté d’Électre au moment du matricide, et les encourage-
ments qu’elle prodigue à son frère, sont, eux, conservés ; toutefois, ils ne
manquent pas d’être fort critiqués en notes chez Dacier. Il constate que
si ces paroles sont cohérentes avec le « caractère d’Électre » (règle du vrai-
semblable, le personnage conserve un caractère constant), « ce caractère
est trop outré », et les efforts de Sophocle pour nous le « faire trouver vray-
semblable », n’empêchent pas le spectateur de ressentir de « l’horreur » à
la vue d’une « fille qui exhorte si inhumainement son frère à plonger le
poignard dans le sein de sa mère »40. Ce qui choque Dacier, c’est la discor-
dance entre le comportement d’Électre et sa nature de fille – fille de son
père, elle ne le rappelle que trop, mais également fille de sa mère, ce que
Dacier, à la fin du xviie siècle, ne peut oublier. Dacier conclut sur l’idée de
nature : « C’est ce que la Nature ne peut souffrir », et regrette que Sophocle
n’ait pas su « adoucir » ce caractère en lui donnant « d’autres sentimens ».
On s’achemine vers la question du matricide : lorsque le carac-
tère d’Électre est critiqué, c’est en fait le sujet de la pièce qui est en jeu.
Sophocle, nous l’avons vu, avait évité d’aborder directement le problème
moral que posait le matricide. Corneille déjà (qui explique l’absence des
Électre sur la scène française à son époque par l’atrocité de l’acte qu’elles
représentent) constate en 1660 : « Je ne puis souffrir chez Sophocle que ce

35. « Que du moins elle envoye son fils, triste reste de son sang ; qu’il montre à nos
Tyrans qu’il vit encore ; qu’enfin, désormais vengé, Agamemnon… ».
36. V. 603-604 : ‫ݺ‬ȞʌȠȜȜ‫ޟ‬į‫ޤ‬ȝİıȠ੿IJȡ‫ޢ‬ijİȚȞȝȚ‫ޠ‬ıIJȠȡĮ‫݋‬ʌ߯IJȚ‫ޠ‬ıȦ.
37. Je souligne.
38. « Vous me reprochez toujours que je l’ay sauvé afin qu’il pût un jour vous punir
et vanger mon père » (je souligne).
39. Aux v. 1426-1427 : selon le texte établi par A. Dain, Oreste répond positivement
à la question d’Électre qui demandait confirmation de la mort de
Clytemnestre.
40. Dacier, op. cit., p. 500.
186 MARIE SAINT MARTIN

fils la poignarde de dessein formé » et suggère qu’Oreste « n’eût dessein


que contre Égisthe, […] qu’elle se mît entre son fils et lui si malheureuse-
ment, qu’elle reçût le coup que ce prince voudrait porter à cet assassin de
son père. Ainsi elle mourrait de la main de son fils, comme le veut Aristote,
sans que la barbarie d’Oreste nous fît horreur »41. À son tour Dacier avoue :
« Je suis persuadé que le sujet de cette pièce paroîtra aujourd’huy trop
horrible, et que l’on ne pourra souffrir un fils qui tue sa mère, et une fille
qui exhorte son frère à ce meurtre. En effet il y a une trop grande atrocité
dans cette action. […] Au lieu d’exciter la terreur et la compassion, elle
donne de l’horreur, ce qui passe le tragique. […] il est certain que cette
action seroit trop atroce pour notre théâtre, et qu’elle ne réussiroit point
du tout »42. Pour corriger cette entorse aux bienséances, Dacier suggère
une solution empruntée à Aristote. Chez ce dernier, il existe quatre procé-
dés permettant de montrer le meurtre d’un parent43. Dacier en retient
deux : « Si on mettoit ce sujet sur le théâtre il faudroit ou qu’Oreste tuât
Clytemnestre sans la connoître, et qu’il la reconnût après, ou bien qu’elle
s’enferrât elle-même en voulant secourir Egiste, et c’est la méthode que
tout poète doit suivre, quand il traitera de pareils sujets »44.
Ce commentaire de Dacier précède toutes les pièces françaises qui
nous sont parvenues sur le sujet d’Électre (puisque l’on ne trouve au
xviie siècle que l’Électre de Pradon, représentée en 1677, jamais éditée
et non localisable). Il est frappant de remarquer que les Électre écrites
au xviiie siècle sur ce sujet suivent ces conseils : nous sommes bien face
à un tropisme collectif lié aux convenances et à ce qui devient, au xviie
et au xviiie siècles, les « bienséances ». Il est possible d’objecter que ce
phénomène est simplement tributaire de l’une des premières traduc-
tions sérieuses du texte grec en français, ouvrage qui a orienté toutes les
lectures suivantes du mythe, pour des dramaturges comme Voltaire, dont
la connaissance du grec était très fragile. Effectivement, c’est la traduc-
tion de Dacier qui constitue la source directe du rejet du matricide, et l’on
pourrait n’y voir qu’un phénomène de réécriture. Pourtant, il faut remar-
quer l’absence quasi-totale d’Électre en France aux siècles précédents, et
la floraison de ce thème au xviiie siècle : il semble que Dacier a débloqué
une situation dans laquelle, comme le suggérait Corneille, le refus du
matricide empêchait la reprise du mythe sur la scène ; les solutions propo-
sées par le critique ont permis aux auteurs français, enfin, de s’approprier
le mythe45. Notons que dans les quelques Électre antérieures en Europe

41. Corneille, Discours de la tragédie (1660), dans Œuvres complètes, éd. cit., t. III,
1987, p. 161.
42. André Dacier, Électre, op. cit., p. 253.
43. Voir Aristote, Poétique, 14 53b.
44. Dacier, op. cit., p. 498.
45. On peut donner d’autres explications de cette absence : comme le remarque
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 187

qui nous sont parvenues et que j’ai pu consulter jusqu’à présent, l’acte
du matricide volontaire n’est absolument pas remis en question (aucun
remords dans la Tragedy of Orestes de Goffe (1633), dans la pure tradi-
tion sophocléenne ; à l’inverse, critique du personnage d’Oreste dans le
goût d’Euripide pour l’allégorie de Pickering, The Interlude of Vice (1567) ;
l’Oreste anglais, s’il est critiqué par les auteurs qui le mettent en scène,
ne semble pas gêné lui-même par l’acte du matricide). Le xviiie siècle
semble ensuite majoritairement dominé par la France, et notamment la
figure de Voltaire dont s’inspirent les dramaturges après 1750 en France
comme dans les autres pays (Shirley en Grande-Bretagne (1765), Gotter
en Allemagne (1772), Alfieri en Italie (1783), etc.). On s’accorde donc
ensuite, sur le modèle voltairien, à transformer le matricide en accident46 :
soit Clytemnestre s’interpose entre Oreste et son amant et reçoit un coup
involontaire, soit Oreste, pris de folie, tue sa mère croyant tuer son ennemi.
Soulignons l’existence d’un jalon supplémentaire entre les textes
grecs et les auteurs : si les dramaturges ne possèdent pas tous l’ouvrage
un peu trop érudit peut-être de Dacier dans leur bibliothèque, ils ont
presque tous, après 1730, lu le Théâtre des Grecs de l’abbé Brumoy. Cet
ouvrage confirme ce que Dacier suggérait ; là où ce dernier rappelait l’im-
portance de juger les Grecs selon leurs propres canons, Brumoy en tire
une preuve de la supériorité des Modernes sur les Anciens : si l’on peut
excuser Sophocle en relevant le soin qu’il met à dédouaner Oreste de son
acte, grâce à l’ordre d’Apollon, et la manière dont il transforme le meurtre
en « acte de religion et d’obéissance aux Dieux », la faute n’en retombe que
plus gravement sur l’obscurantisme païen. De fait, cette manière de justi-
fier « l’horreur de voir un fils et une fille plonger le poignard dans le sein
d’une mère » en alléguant l’ordre divin constitue « une horrible impiété
contre les Dieux », que les Grecs supportaient parce que leur foi reposait
sur les « idées bizarres d[u] Paganisme ». Cette tolérance à l’égard de dieux
inhumains n’est plus acceptable à l’époque des Lumières :

Enrica Zanin dans sa thèse (Fins tragiques. Poétique et éthique du dénouement


dans la tragédie pré-moderne en Italie, France et Espagne, université Paris IV-
Sorbonne, 2010), la vogue des dénouements heureux est relativement tardive
et n’acquiert ses lettres de noblesse en France qu’avec Corneille, qui doit
encore affronter de nombreuses querelles pour l’imposer ; or, le dénouement
de la pièce de Sophocle, avec le chant triomphant du chœur qui célèbre la
victoire, peut être considéré comme heureux.
46. On peut relever à ce sujet les ambiguïtés du dramaturge Voltaire : si sa
Correspondance comme le choix de ses sujets soulignent la fascination de
l’auteur pour un matricide très efficace théâtralement, il s’agit malgré tout
de préserver la sensibilité du public et la sienne propre. Voltaire doit donc
résoudre la tension qui consiste à montrer l’acte terrible, tout en préservant la
bienséance par des adoucissements multiples.
188 MARIE SAINT MARTIN

Mais nous ne sçaurions la supporter suivant les principes de la véritable


Religion, et les vûes d’une raison plus épurée. […] Ni tout son art, ni
l’énormité des crimes d’une mère, ni les mauvais traitemens, ni la mort, ni
même l’ordre absolu d’un Dieu, ne peuvent étouffer les cris de la nature
dans des spectateurs qui ont de l’humanité. On voudroit qu’Oreste fût
vengé, mais par une autre main, ou s’il tue sa mère, qu’il le fît sans le
sçavoir et malgré lui47.

Le dénouement de Sophocle va contre les principes qui fondent la supé-


riorité du xviiie siècle éclairé sur le barbare ve siècle avant J.-C. : la religion,
la raison et l’humanité. L’idée de « cris de la nature » est d’ailleurs promise à
une grande fortune autour des années 1750, et joue un rôle grandissant dans
les intrigues liées à Électre, à l’intérieur des scènes de reconnaissance48.
Brumoy, tout en retenant la solution proposée par Dacier de faire tuer
Clytemnestre de manière involontaire, donne ainsi à sa réflexion un tour
qui devait convenir à un Voltaire tributaire des traductions pour son accès
au texte antique, puisqu’il ne lisait pas le grec. Or l’adaptation de Voltaire
constitue le pilier des réécritures d’Électre au xviiie siècle, et la source
de presque toutes les œuvres consacrées à ce sujet après 1750 : sa lecture
influence à tel point la réception du mythe que, après Voltaire, il devient
presque impossible de trouver un matricide « assumé ».

Le corpus des traductions et des commentaires qui les accompagnent


oriente ainsi les auteurs qui décident d’adapter l’Électre de Sophocle vers
des solutions plus modernes, dans lesquelles la brutalité du matricide
est occultée. Ces solutions reposent sur le rôle de cette nature en vogue
aux xviie et xviiie siècles : nature, qui empêche de montrer le meurtre

47. Pierre Brumoy, Réflexions sur l’Électre de Sophocle, dans Théâtre des Grecs, I,
Paris, Rollin, 1730, p. 542. Je souligne.
48. Ces commentaires de Brumoy sont de nouveau commentés par Rochefort
et par Cubières, dans la préface qu’il écrit pour son texte très moralisateur,
Oreste et les furies (1786), dont le propos est de corriger les discours anciens
comme modernes en montrant les conséquences du crime sur le coupable.
Selon Cubières, le jugement du père Brumoy est trop indulgent : « Eh quoi !
un fils poignarde sa mère, sur la foi de je ne sais quel oracle ; ce fils parricide,
est absous ensuite par un tribunal que préside la divinité de la sagesse, et par
conséquent tout composé de sages : et il sera permis à un père jésuite, de ne
trouver que bizarre le jugement de ces sages prétendus ? » À propos des pièces
modernes qui cherchent à corriger cette cruauté, Cubières convient qu’« on
doit savoir gré à ces auteurs d’avoir pieusement jetté [sic] un voile sur un
spectacle qu’il est impossible que des yeux mortels soutiennent sans verser
du sang, au lieu de larmes. » Mais ce voile est, notamment chez Crébillon, « un
peu diaphane », et ne suffit pas à cacher « l’horrible nudité du crime. » Les
solutions proposées par Brumoy ne suffisent pas pour Cubières : il faudrait ne
pas adapter l’Électre, et choisir plutôt, comme il le fait, un sujet qui montre les
conséquences du crime sur le criminel.
ÉLECTRE ET LES BIENSÉANCES AU XVIIIE SIÈCLE 189

d’une mère par son fils, et permet également de l’expliquer. En effet, le


crime d’Oreste est fondé, chez Voltaire – qui imite en cela Longepierre et
Crébillon, en donnant plus de cohérence à l’idée de punition des dieux –,
par la reconnaissance qui le voit dévoiler son identité à sa sœur. Électre,
une fois informée du retour de son frère, ne peut s’empêcher de révéler
l’information à sa mère lorsqu’elle le voit aux mains d’Égisthe. Dès lors,
Clytemnestre, prise entre son époux et son fils, ne peut que tomber sous
leurs coups lors de l’affrontement final. Un meurtre, donc, par accident, un
dommage collatéral qui a lieu en même temps que le meurtre d’Égisthe, et
non plus un acte accompli pour lui-même, en l’absence du tyran. Or, au
fondement de la reconnaissance d’Oreste par Électre, on ne trouve plus
les célèbres indices grecs énumérés par le frère à une sœur qui ne veut pas
y croire, mais la voix de la nature, qui révèle à sa sœur un frère désireux
pourtant de se cacher (sur l’ordre des dieux, qui envoient comme puni-
tion ce matricide provoqué par les révélations de la sœur…). La nature,
puissance quasi divine au siècle des Lumières et qui, nous l’avons vu,
gagne progressivement les traductions de la modernité française, grâce à
l’usage de mots composés qui en dérivent, devient également maîtresse
dans les adaptations qui en découlent, et constitue le procédé qui permet
d’échapper à l’horreur de ce matricide qui choquait déjà Corneille. ◀
Traduire des crimes,
interpréter la tragédie
les versions du Thyeste de Sénèque (XVIe-XVIIIe siècles)

Zoé Schweitzer, Université de Saint-Étienne

Résumé Les traductions du Thyeste de Sénèque en Angleterre, en France et en Italie


oscillent entre fidélité, censure et commentaires du XVIe au XVIIIe siècle. La
violence paroxystique des crimes du personnage latin sollicite l’inventi-
vité des traducteurs qui recourent à des pratiques d’adaptation variées, et
soulève des questions génériques qui rejoignent celles posées à la même
époque dans les théories du théâtre. Cas limite pour la scène moderne,
Thyeste invite les traducteurs à un discours critique qui concerne aussi bien
la théorie de la traduction que celle du théâtre, le texte que sa représen-
tation. L’étude montre que le paratexte croît et se diversifie à mesure que
l’exigence de fidélité augmente, parce qu’il lui revient de justifier les choix
du traducteur et d’orienter la compréhension du lecteur susceptible d’être
choqué. L’interprétation s’y trouve distinguée de la traduction, parfois
celle-ci est présentée comme une pratique qui fait écho à celle du comé-
dien et celle-là comme préparant le travail de la mise en scène.


192 ZOÉ SCHWEITZER

L
es tragédies de Sénèque sont considérées depuis l’Antiquité comme
un paroxysme de violence et constituent de ce fait un parangon
pour les théoriciens, a fortiori Thyeste et ses crimes extraordinaires :
comment traduire la violence paroxystique ? quelles sont les possibili-
tés de la langue et quelles sont celles du traducteur ? Cette violence, qui
suscite des réactions et des commentaires, est bien souvent censurée,
canalisée par des ajouts et des commentaires, ou bien édulcorée, de façon
plus ou moins subtile, par les traductions qui en proposent une inter-
prétation. Le texte traduit s’écarte donc à des degrés divers de la version
originale. Les traductions s’apparentent à des réécritures de la pièce latine
considérée comme une source1, à des versions comprenant des modifica-
tions d’importance variable, le plus souvent non commentées2, ou encore
à des transpositions fidèles, accompagnées le plus souvent d’un impor-
tant paratexte3. La deuxième solution est prépondérante jusqu’au milieu
du xviie siècle puis cède progressivement la place à la dernière.
Laissant de côté les réécritures4, je me demanderai pourquoi les
traducteurs de Thyeste continuent de recourir au paratexte, alors que la
tendance dominante est à sa diminution progressive dans les traduc-
tions du xviiie siècle. Il faut à la fois analyser les traductions proposées
et le paratexte et comprendre leurs relations. Les deux exigences de la
traduction – fidélité à la source et lisibilité pour la réception, respect de
l’auteur et intérêt du lecteur – entraînent deux écueils : conservation de la
violence au risque de rendre la traduction illisible ou atténuation de celle-
ci aux dépens de l’intégrité de la version originale. Quelles interprétations

1. C’est le cas du Thyeste de Monléon (1633), de l’Atrée et Thyeste de Crébillon


(1709), de la Pélopée de Pellegrin (1733) et des Pélopides de Voltaire (1772).
Les dramaturges adaptent le sujet au goût de leurs contemporains et, en
proposant un traitement singulier d’un matériau connu, ils mettent en valeur
leur talent.
2. Il peut s’agir de menues modifications peu visibles comme chez Dolce
(1543), Brisset (1590) ou Bauduyn (1629), ou bien plus substantielles, par
exemple lorsque Heywood (1560) ou Dolce changent le dénouement. Les
transformations les plus importantes se trouvent dans les traductions les plus
anciennes.
3. On pense aux traductions du théâtre de Sénèque par Michel de Marolles
(Les Tragedies de Seneque en latin et en francois, de la Traduction de M. de
Marolles Abbé de Villeloin. Avec des remarques necessaires sur les Lieux difficiles,
Paris, P. Lamy, 1659 et 1660 ; Thyeste est dans le t. II) et par Jean-Marie-
Louis Coupé (Théâtre de Sénèque. Traduction nouvelle, enrichie de Notes
historiques, littéraires et critiques, et suivie du texte latin, corrigé d’après les
meilleurs manuscrits, Paris, Honnert, 1795 ; Thyeste est dans le t. I). Dans les
deux ouvrages, la traduction est accompagnée d’un important paraxtexe, qui
confère au volume l’aspect d’un ouvrage savant, tout en abordant parfois des
questions liées au genre et à la théâtralité des œuvres.
4. Elles sont au demeurant peu nombreuses, peut-être parce que le sujet ne
convient pas aux goûts modernes ou parce qu’il n’existe pas de tragédie
grecque dont pourraient s’inspirer les dramaturges.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 193

de la violence proposent les traductions ? Inversement, quelles concep-


tions de la traduction sont induites par les pratiques mises en œuvre dans
ces traductions d’un paroxysme de violence ? Mon hypothèse est que
la violence exacerbe les tensions inhérentes aux tragédies de Sénèque :
ouvrage destiné à la lecture ou à la représentation, texte savant et drama-
tique, sentences et dialogue, poésie et théâtre. Dans des paratextes de
formes variées, outre la traditionnelle captatio benevolentiae, le traduc-
teur donne parfois des indications culturelles et historiques, explique sa
méthode et ses choix, si bien que le propos glisse vers l’interprétation litté-
raire, voire aborde des questions de poétique. Le propos théorique peut
ainsi concerner aussi bien la traduction que le théâtre.
Après l’étude des différentes postures des traducteurs de Thyeste, on se
demandera comment la violence de la tragédie est théâtralement prise en
charge et s’il en résulte une interprétation générique.

Les différentes versions de ce parangon de violence sur la scène


tragique fonctionnent comme un révélateur de la conception du traduc-
teur, voire suscitent une démarche réflexive. Le traducteur peut concurren-
cer l’auteur, jusqu’à se confondre avec lui ou, au contraire, s’en différencier
pour revendiquer une place spécifique.
Le traducteur se veut parfois poète et auteur, comme Brisset dans
sa traduction en alexandrins parue en 1590 et il faut attendre l’adresse
au lecteur pour comprendre que Le Premier livre du théâtre tragique de
Roland Brisset est en fait composé de traductions. Certains termes ou vers
du texte original sont modifiés ou supprimés, ces opérations très discrètes
ne sont pas signalées au lecteur ; la dernière scène, où Thyeste découvre
successivement la mort de ses enfants puis son propre crime, en donne
un aperçu. La solution la plus discrète est la modification d’un vers. Ainsi,
Brisset traduit « Epulatus ipse es impia natos dape » (v. 1034), qui est sans
difficulté linguistique, par « Tu les as engloutis, / Toy père malheureux tu
as mangé tes fils »5. Le sens d’impia est atténué par le déplacement en
malheureux qui qualifie non plus le fait mais son auteur. Le spectateur est
ému par ce père criminel malgré lui, et indigné par celui qui le raille, non
choqué par le festin cannibale. Certains vers peuvent aussi être supprimés
comme cette sentence d’Atrée : « Sceleri modus debetur ubi facias scelus, /
non ubi reponas »6. Certes une sentence ralentit le cours de l’action, mais

5. Roland Brisset, Le Premier Livre du theatre tragique de Roland Brisset,


gentilhomme tourangeau, Tours, Cl. de Montr’œil et J. Richer, 1590, p. 130. La
traduction de F.-R. Chaumartin dans l’édition Budé (1999) est : « Tu t’es toi-
même repu de tes enfants en un festin impie ».
6. Il s’agit des vers 1052-1053, que F.-R. Chaumartin traduit par : « On doit
observer une mesure dans le crime lorsqu’on le commet, mais non lorsqu’on
le rend ».
194 ZOÉ SCHWEITZER

le contenu du vers et son énonciateur invitent à proposer une autre expli-


cation : le propos, qui a la structure énonciative d’une vérité générale,
risque d’être compris comme une caution donnée au crime d’Atrée. Cette
seconde explication paraît confortée par la modification des vers au cours
desquels Atrée exprime la joie que lui procure le crime. Brisset traduit
« Nunc meas laudo manus, / nunc parta vera est palma. Perdideram scelus,
/ nisi sic doleres. Liberos nasci mihi / Nunc credo, castis nunc fidem reddi
toris » par : « Je vous donne mes mains la louange & la gloire / De m’avoir
obtenu ceste belle victoire. / J’avoy perdu mon temps si de mes propres
yeux / Je n’eusse vu ton mal & ton cœur soucieux »7. Les vers 1098-1099
où le personnage énonce une affirmation surprenante et susceptible de
choquer, puisqu’il fait de l’infanticide une naissance et du sang répandu
le moyen d’une pureté retrouvée, sont supprimés. L’expression singulière
« Perdideram scelus » est affadie en une formule très banale (« J’avoy perdu
mon temps »). Se trouve ainsi évacuée l’idée, affirmée pourtant par Atrée,
qu’un crime aussi terrible serait inutile hors de l’effet produit sur le desti-
nataire. Tout en amplifiant la description des effets de la douleur (« ton mal
& ton cœur soucieux »), Brisset efface le scandale : Thyeste peut ainsi être lu
comme une œuvre morale8. Le traducteur agit en auteur avec ces modifi-
cations indécelables sans une confrontation avec la version originale. En
terme de contenu, elles changent le sens de la tragédie en atténuant le
scandale, sans toutefois gommer la violence elle-même qui semble bien
contribuer au plaisir du lecteur auquel Brisset destine son texte.
Heywoood9 oscille entre la posture d’un auteur et celle d’un traducteur
fidèle. Sa version est même si fluide que l’on pourrait croire Sénèque anglais,
écrit un traducteur contemporain10. Il s’avère alors particulièrement

7. Brisset, op. cit., p. 133. F.-R. Chaumartin traduit : « À présent, je loue mes
mains ; à présent, j’ai vraiment conquis ma palme. J’aurais perdu mon crime,
si tu n’endurais pas une telle douleur. À présent, je crois que des enfants me
naissent, à présent, j’ai la certitude que ma couche nuptiale a retrouvé sa
pureté » (v. 1096-1099).
8. C’est d’ailleurs conforme avec le but que Brisset assigne à ces tragédies toutes
cruelles (non pag.).
9. Jasper Heywood, Thyeste, 1560, rééd. 1581; rééd. moderne, Jasper Heywood and
his translations of Seneca’s Troas, Thyestes and Hercules furens, edited from the
octavos of 1559, 1560 and 1561, éd. H. de Vocht, Louvain, A. Uystpruyst, 1913.
10. Studley dans la préface de sa traduction de l’Agamemnon : « the other Tragedies
which are set furthe by Jasper Heiwood and Alexander Neuyle, are so
excellently well done that in reading of them it semeth to me no translation, but
even Seneca hymselfe to speke in englysh. », cité par Evelyn M. Spearing, The
Elisabethan Translations of Seneca’s Tragedies, Cambridge, W. Heffer & Sons,
1912, p. 14. Cette remarque est d’autant plus intéressante que la conception
et la pratique d’Heywood évoluent au cours des trois tragédies de Sénèque
qu’il traduit dans le sens d’une littéralité croissante, au risque d’ailleurs
d’une syntaxe peu compréhensible. Voir H. de Vocht, préface à l’édition des
tragédies de Heywood, op. cit., p. xxvii-xxx.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 195

intéressant d’analyser l’unique passage ajouté dans son Thyeste. Invisible


d’un lecteur non averti, tant le style est parfaitement homogène avec le
reste de la pièce, cet ajout modifie de manière très importante le dénoue-
ment qui ne s’achève plus sur une brève réplique d’Atrée mais sur une
tirade de cent vingt vers prononcée par sa malheureuse victime. Thyeste
réclame aux dieux une juste vengeance pour le crime inique de son frère,
rappelant les faits et soulignant leurs terribles conséquences. Appel aux
dieux, ce monologue permet de ne pas laisser le dernier mot à Atrée, ce
qui risquait de renvoyer dos-à-dos les deux protagonistes, et de conclure
sur l’espérance d’un châtiment. Si on le considère comme un récit des
violences passées et des souffrances présentes, il constitue une variation
sur un crime déjà connu qui en ravive les effets auprès des spectateurs.
Le monologue ajouté par Heywood évite les incertitudes interprétatives
qui découlaient du dénouement latin, tout en soulignant le scandale d’un
crime sans égal que seuls les dieux peuvent punir.
Dans ces deux versions aux pratiques divergentes, le traducteur
concurrence l’auteur. Le choix du vers s’y trouve peut-être moins motivé
par le souci de la correspondance avec la version originale que par celui
d’une conformité avec le reste de la production tragique contemporaine.
Le traducteur peut aussi se distinguer de l’auteur et donner à voir son
activité ; cette seconde posture se développe à partir du xviie siècle. Le
corpus illustre trois façons de procéder pour une traduction.
L’une d’elles consiste à placer des commentaires explicatifs à la fin de
l’ouvrage. Le premier à y recourir dans ce corpus est Linage, en 1651, qui se
présente comme traducteur dans la préface11. Il adjoint des « remarques »
didactiques (préciser un lieu, une référence), comme pour une édition
savante. Sa pratique ne fait pas l’objet d’un discours réflexif.
En composant une édition bilingue, cas unique dans notre corpus,
Marolles met en œuvre une solution propre à souligner la rigueur scienti-
fique dont il se réclame en tant que traducteur puisque le lecteur est invité
à comparer de lui-même la version originale à la traduction. Il apparaît
comme un érudit, soucieux de valoriser son travail12 et de justifier certains
choix de traduction13 ou d’expliquer les caractéristiques principales du

11. Pierre Linage de Vauciennes, « Épître » de Thyeste, dans Le Théâtre de Sénèque


divisé en dix tragédies, Paris, J. Paslé, 1651, t. 7, non pag.
12. Michel de Marolles, op. cit., t. I, « Preface », non pag. Le début de la préface
vise à démontrer que la rapidité du traducteur (« on traduira les dix Tragedies
de Seneque en trois mois, & les six Comedies de Terence en six semaines »)
ne nuit pas à la qualité de la traduction, loin s’en faut. Pour une étude
approfondie de M. de Marolles, voir dans ce même volume les articles de
Florence de Caigny et d’Ariane Ferry.
13. Marolles, op. cit., t. I, préface, non pag. Il s’agit par exemple de la traduction de
Nutrix et Nuncius.
196 ZOÉ SCHWEITZER

théâtre de Sénèque14. L’ajout de nombreuses remarques en fin de volume


et la présence dans le paratexte de références à d’autres traducteurs, philo-
logues et théoriciens15 procèdent de la même démarche scientifique. Fort
de son expérience, Marolles définit le bon traducteur comme celui qui
n’entreprend pas d’« expliquer », ce qui relève de la « paraphrase », ou de
faire un « mot-à-mot », qui n’est qu’une « fidelité bien infidele », mais s’at-
tache à « suivre » l’auteur ancien avec humilité, conscient de ne proposer
« qu’une Version »16.
L’italique, utilisé par Linage et Coupé (1795), est une troisième
manière possible qui fait du traducteur un interprète réservé, proposant
un commentaire muet dont l’interprétation revient au lecteur. Dans cette
réplique de Thyeste : « Tous les miserables ont ce deffaut qu’ils ce deffient
tousjours des succez les plus heureux, quoy que la fortune les flatte, il semble
que ce n’est qu’à regret qu’ils souffrent des caresses »17, l’italique met en
relief la sentence, tout en soulignant l’ironie tragique du propos dans cette
situation précise, puisque la cruauté d’Atrée en démentira peu après la
pertinence. De même, pour les vers 1053-105418, la typographie met en
lumière la dimension problématique de la maxime dans le contexte énon-
ciatif puisqu’elle permet à Atrée de légitimer son crime.
Désireux d’être considéré comme un auteur à part entière ou, à l’in-
verse, soucieux de se placer en retrait du texte antique qu’il se contente de
rendre accessible en en proposant une version en langue vernaculaire, le
traducteur glisse parfois vers l’interprète lorsqu’il invite le lecteur à s’in-
terroger sur le sens d’une réplique. C’est qu’entre les deux postures envi-
sagées jusqu’ici, il en existe une troisième, plus complexe à définir, où le
traducteur ne veut ni concurrencer l’auteur ni lui être inféodé.
Bauduyn, comme Marolles, recommande d’éviter la littéralité et la
paraphrase, et de n’accorder de primat ni à la lettre ni à l’esprit, mais de
choisir la distance adaptée au texte original qui permette de conserver
l’une et l’autre. La traduction est du côté de l’« interprétation »19. Il incombe

14. Ibidem.
15. Une citation de la Poétique de Scaliger (un extrait non traduit du livre V,
chap. 6 où Sénèque est loué) est placée avant la préface (ibid., t. II, non pag.).
Les jugements de différents commentateurs sur les pièces sont rapportés dans
les notices placées à la fin de l’ouvrage qui portent sur chacune d’elles ; pour
Thyeste, il s’agit d’Heinsius et de Delrio (t. II, p. 327).
16. Ibid., « Preface », t. I, non pag. La présentation adoptée nous semble également
révélatrice puisque la présentation dialoguée est réservée au texte original
latin.
17. Linage, Thyeste, dans op. cit., III, 2, v. 938-941, p. 145.
18. Ibid., III, 3, v. 1053-1054, p. 163 : « On doit borner sa malice quand on outrage
quelqu’un, mais pour venger nos affronts nos desseins doivent estre excessifs ».
19. Benoît Bauduyn (Les Tragédies de Luc. Ann. Seneque, traduites en vers Françoys,
Troyes, N. Moreau, 1629, Avis au lecteur, non pag.) énonce les deux écueils :
« […] quand d’un costé on veut de trop pres s’attacher à la lettre de celuy qu’on
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 197

ainsi au traducteur de veiller à la conformité de la version traduite avec


l’original sans néanmoins que le texte proposé soit illisible. Cette position
moyenne semble mise en œuvre dans la traduction qui n’atténue ni ne
renforce la violence du texte latin20. Pourtant, la traduction s’écarte parfois
du texte latin. Ainsi l’expression « Epulatus ipse es impia natos dape » au
vers 1034 pourrait paraître gommée par la traduction en « Toy mesme tu
as pris tes enfans en viande » qui supprime la notion d’impiété. Le déve-
loppement de la brève interrogation du vers 1101 (« Gnatos parenti ? ») en
« Quoy ? que ta cruauté / ait au pere exposé ses enfans en viande ? » invite
à une autre lecture. La répétition des termes réalistes souligne le scandale
du crime mythologique. Cette amplification manifeste l’incompréhension
de Thyeste qui pose pour la seconde fois21 la question de la culpabilité
des victimes. Dans ce contexte, il s’agirait non d’une paraphrase amplifica-
trice mais d’une mise en lumière de la construction du dialogue, qui aide
à pallier l’absence de représentation scénique. La traduction de Bauduyn
est conforme à la théorie décrite et, de ce fait, à la version originale.
Linage justifie avec soin son projet lors d’une dédicace qui sollicite
l’indulgence pour une traduction qui, sans « égale[r] […] l’original », ambi-
tionne néanmoins de faire « découvri[r] mille beautez ». Il convient de
donner le primat à l’esprit sur la lettre afin de « conserver les suites [du]
raisonnement » de Sénèque, tout en évitant l’écueil de l’adaptation au goût
du public, qui ne serait qu’un travestissement, et de l’explication, qui dimi-
nue le « prix »22 de l’œuvre. « J’interprete trop grossièrement de si delicates
pensées », « je m’exprime sans art » déplore Linage, qui reconnaît l’infério-
rité de sa traduction en prose, mais affirme avoir privilégié le « sens » de
l’œuvre. La déperdition induite par le transfert linguistique est explicite-
ment posée et les différentes conceptions de la traduction décrites pour
justifier celle choisie. En adéquation avec ce préliminaire théorique, la
traduction de Thyeste privilégie la clarté du texte dramatique. Toutefois,
toutes les modifications lexicales ne semblent pas motivées par cette
exigence. En témoigne la traduction des problématiques vers 1096-1099 :
« Ah ! que maintenant j’estime mon action ; certes je puis aujourd’hui dire
que je suis victorieux, j’aurois creu mon entreprise vaine, si je ne voyois ton
desespoir ; il me semble qu’il me n’aist maintenant de veritables enfans :
j’ay chassé les soubçons de ma famille par cette action »23. Les difficultés
sémantiques ou stylistiques n’expliquent pas le choix de termes abstraits

traduit ; Ou bien lors que d’un autre on s’estudie de si bravement parler en son
langage, que la traduction tient plutost lieu d’une paraphrase, que d’une pure
interpretation ».
20. Voir par exemple la traduction des v. 1095-1099 non pag.
21. Au v. 1100, Thyeste demande « Quid liberi meruere ? ».
22. Linage, Thyeste, dans op. cit., « Épître », non pag.
23. Ibid., p. 169.
198 ZOÉ SCHWEITZER

ou généraux pour des mots latins très précis comme manus, scelus ou castis
toris. Or, comme cela conduit à édulcorer la violence d’Atrée et à atténuer
l’âpreté crue du texte, on peut penser que le traducteur a préféré l’adapter
au goût contemporain. La conception défendue par Linage est mise en
œuvre sauf lorsque le propos risque de choquer les contemporains et de
rendre la tragédie illisible. Le traducteur est un interprète masqué.
Ettore Nini, connu pour avoir publié une traduction des tragédies de
Sénèque, souligne également la difficulté du transfert linguistique dans
l’avis au lecteur, jugeant la langue latine plus « resserrée » et « signifiante »
que l’italienne24. Aussi s’est-il agi de « transposer » Sénèque, que Nini
« interprète », en privilégiant la force des sentiments sur celle des paroles25.
La complexité et la richesse de la langue amenant à privilégier l’esprit sur
la lettre, il revient au traducteur de choisir parmi la pluralité des inter-
prétations. Nini propose une traduction assez littérale de la tragédie, qui
gomme parfois sa poéticité mais sans en atténuer la violence.
Comme Nini, Dolce juge qu’il est difficile de traduire, non seulement
parce que chaque langue est singulière, mais aussi parce qu’il faut avoir
saisi toute la pensée de l’auteur pour la rendre sensible et compréhensible
au lecteur d’une manière qui respecte l’œuvre : « Onde fa di bisogno, che
l’interprete sia non pure intendentiss[imo]& accompagnato da un buono
& perfetto giudicto; ma ornato & eloquente nel dire26 ». C’est donc aussi
à un travail stylistique que doit procéder « l’interprète » s’il veut restituer
l’œuvre originale fidèlement. Fort de cette conception qui affirme vouloir
transposer les sujets ainsi que les couleurs et les figures, Dolce fait une
traduction de Thyeste qui souligne la férocité d’Atrée, tout en diminuant
la violence de la tragédie, et évite les ambiguïtés27. Atrée met l’accent sur

24. Ettore Nini, Le Tragedie di Seneca trasportate in verso sciolto, Venise, Marco
Ginami, 1622, rééd. Tragedie di Seneca, volgarizzate, Pise, N. Capurro, 1822,
p. viii : « per essere la Lingua Latina : molto più stretta, e significante della
nostra ».
25. Ibid., p. ix : « Mi son bene ingegnato di parer più tosto trasportatore di Seneca, che
interprete, obbligandomi ad spiegare più la forza de’sentimenti, che delle parole ».
26. Dolce, Épître, Thyeste tragedia di Lodovico Dolce tratta da Seneca, Venise,
G. Gioli di Ferrarii, 1547 [1543], non pag. : « Il faut ainsi que l’interprète ne
soit pas tant connaisseur et doué d’un juste et parfait jugement que raffiné et
éloquent dans son propos ».
27. Je cite ici le dénouement qui me paraît révélateur de la pratique de Dolce,
faite d’ajouts et de modifications importantes, soulignés en romain, (ibid.,
f. 31r-32r) : « Atreo – Hor lodo le mie mani : hor bene acquisto / Di quanto far
dovea la vera palma. / L’opra poco valea ; s’io non vedeva / Il tuo grave dolor, che
m’e presente. / Hor duolti pur homai, quant’io m’allegro. / Gia non sicuro, ch’a
me nasceranno / Veri & certi figliuol del sangue moi : / Et saranno i miei letti
interi & casti.
Thieste – Non meritavan questi / Miei innocenti figliuoli. / Me sol punir dovevi
/ De l’offesa a te fatta.
Atreo – Meritavano in quanto / Erano tuoi figliuoli.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 199

la cruauté dont il fait preuve tandis que son frère la condamne avec une
vigueur accrue et le chœur assure qu’elle vaudra au coupable d’être châtié.
Les modifications apportées par la traduction détiennent plusieurs visées.
Elles accroissent la monstruosité du crime et la condamnation morale et
confèrent aussi davantage d’émotions à cette dernière scène, contribuant
à cet égard à la vraisemblance des caractères. On peut aussi se demander
si ne se trouve pas une certaine forme de sadisme avant la lettre dans la
dernière réplique d’Atrée qui insiste sur le tourment des chairs et rappelle
à son frère son cannibalisme. Terminer sur une réplique du chœur, comme
dans les tragédies grecques, permet de ne pas laisser le dernier mot au
criminel et d’évoquer la toute-puissance des dieux. Si le crime d’Atrée est
le paroxysme du péché, en revanche les torts de Thyeste sont passés sous
silence avec la suppression des vers relatant ses méfaits passés (v. 1102-
1103). La logique de vengeance ainsi écartée se trouve évitée une discus-
sion sur les torts respectifs des deux personnages. D’autres modifications
vont dans le sens d’une atténuation des ambiguïtés du texte. En suppri-
mant l’alternative lacrimas/voluptas, alors qu’est conservé le balance-
ment dolor/metus (v. 969-970), traduit littéralement, le traducteur éloigne
une manifestation de l’incapacité du personnage à interpréter le réel et
récuse une association de sentiments qui pouvait surprendre.
Cette traduction manifeste une fidélité paradoxale puisque, sous
couvert de suivre la pensée de l’auteur et d’être au plus près du projet de
Sénèque, Dolce procède à un travail de réécriture important et indéce-
lable en l’absence d’une édition bilingue. Un traducteur défini comme
l’interprète de l’auteur est donc autorisé à procéder à de nombreuses
modifications. Dès lors, la conformité de la traduction à la théorie
explique et justifie les différences entre les versions traduite et originale
qu’on a pu observer.
Le paratexte peut proposer au lecteur plusieurs interprétations ou

Thieste – Come soffrir potesti / O scelerato Mostro, / Di far, ch’i suoi figliuoli /
Fosser vivanda al padre ?
Atreo – Fatto ho quel, ch’i deveva : & piu mi giova / Quanto so, ch’eran tuoi certi
figliuoli.
Thieste – Non si dee crudeltade / Punir con crudeltade.
Atreo – Io ben m’accorgo, che la doglia nasce / In te maggior ; perch’io con la
prestezza / T’ho levato di man l’alto lavoro / Che volevi, tu pria de le mie carnio
/ Apparechiar a me vivande tali ; / E occider miei figliuoli col fiero aiuto / De
l’empia e indegne genitrice loro : / Ch’io non le vo dar titoli di conforte. / Ma forse
t’impendio, che non lo festi, / Il creder, ch’essi anchor fossero tuoi.
Thieste – Le mie degne vendette / Faranno tosto i Dei.
Atreo – Io lasciaro, che ti puniscan sempre / Con eterno supplicio i tuoi figliuoli
/ Inghiottiti & sepoliti nel tuo corpo.
Choro – L’almo fattor del mondo / Giusto & pietioso Dio, / Non lasciarà giamai
/ Senza giusta vendetta / Questo peccato rio, / Ch’ogni peccato altrui vince
d’assai. / Sia pur l’empio Tiran lieto & giocondo, / Degno castigo aspetta ; / Se
ben ira dal ciel tardo s’affretta ».
200 ZOÉ SCHWEITZER

versions, en son absence, le processus interprétatif demeure souvent


inconnu du lecteur. Plus le traducteur est visible, plus la traduction est
perçue comme une interprétation par les lecteurs, et, inversement, l’invi-
sibilité du traducteur concourt à gommer le travail de traduction.
On est alors amené à se demander ce qu’il en est de la théâtralité et
de la représentabilité de ces Thyeste. Le texte avec annotations est-il exclu-
sivement destiné à la lecture et, inversement, celui sans annotation jugé
plus à même d’être porté à la scène ? La fidélité des traductions à l’égard
de l’original traduit-elle une confiance en la dramaturgie sénéquéenne ou,
au contraire, un désintérêt pour la représentabilité ? Le choix de la prose
signifie-t-il que les traducteurs n’ont pas d’ambition scénique28 ?

Il existe depuis longtemps un débat sur la représentation des tragédies


de Sénèque qui se nourrit en partie de l’extrême violence scénique, soule-
vant le problème de sa mise en scène et de sa réception. Dans ce contexte, on
peut se demander dans quelle mesure traduire un paroxysme de violence
comme Thyeste conduit à interpréter le genre tragique, en particulier parce
que cela induit un positionnement sur le sujet du spectaculaire, envisagé
du point de vue du degré de violence supportable et de la concurrence
de l’audible et du visible. Il s’agit de réfléchir aux problèmes théoriques et
pratiques que soulève la représentation de la violence pour Marolles, ou au
plaisir qu’elle procure aux spectateurs pour Coupé. Il faut alors se demander
si ces traductions sont le reflet de conceptions existantes du théâtre ou bien
si elles expérimentent des solutions originales, voire proposent des idées
qui leur sont propres, ce qui permettrait d’envisager ce corpus comme un
laboratoire.
Marolles émaille son ouvrage de remarques critiques sur la théâtralité
du texte. Dans la préface générale se trouve une discussion théorique où
est contesté implicitement Horace, principale autorité dans ce domaine29 ;
la réflexion se poursuit dans l’argument de l’acte IV30 et dans quelques
commentaires de vers choisis, où Marolles décrit la situation et la scène,
dont il souligne la théâtralité à la manière d’un metteur en scène :

Thyeste, je te voy assis à table avec un visage trop gay. Cecy fait connoistre
deux choses : la premiere, que tout le discours que prononce Atrée, lequel
est de 34 vers, n’est point entendu de Thyeste, qui paroist neanmoins sur
la mesme Scene ; & qu’ainsi, c’est un assez grand à parte, pour parler aux

28. Voir le commentaire de Marolles sur le choix de la prose : « il eust esté bon de
le rendre en Vers : mais cette Traduction ne s’est pas faite pour estre portée
sur le Theatre » (« Remarques sur le Thyeste » dans Marolles, Les Tragédies de
Sénèque en latin et en francois, Paris, P. Lamy, 1664 [1660], t. II, p. 348).
29. Michel de Marolles, op. cit., t. I, « Preface », non pag.
30. Ibid., « Remarques sur le Thyeste », t. II, p. 342.
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 201

termes de l’Art : la seconde, qu’il faut que le Palais s’ouvre pour faire voir
Thyeste à table, qui se tient obligé à son frere pour la bonne chere qu’il
luy a faite : ce qui n’empesche pas neantmoins l’unité de Scene, […]. Pour
moy, je serois d’avis, & pour l’importance de l’action, & pour la beauté du
Spectacle, que la Scene s’ouvrist du costé du Palais, pour en donner la veuë
au peuple, de qui la curiosité se satisfait merveilleusement par toutes ces
choses-là : & le peuple, je n’entens pas seulement les petites gens, mais
tous ceux qui sont sur le Theatre, aussi bien les personnes de condition, &
ceux qu’on peut appeller les beaux Esprits, que les personnes vulgaires31.

Pourtant, assure le traducteur, cette « version » de Thyeste n’est pas destinée


à la scène32. Faut-il en déduire qu’il n’est pas envisageable de jouer une
traduction en prose ou que Thyeste est irreprésentable ? Plus largement, le
paratexte de Marolles met en lumière les questions soulevées par la mise
en scène des crimes. Dans la préface, l’irreprésentabilité matérielle est
considérée comme le seul argument valable pour proscrire la représenta-
tion sur scène d’un crime, l’infanticide de Médée s’avère donc parfaitement
montrable, au contraire de ce qu’affirme la doxa horatienne ; rien n’est dit,
en revanche, du festin de Thyeste alors qu’il s’agit aussi d’un exemple cano-
nique pour cette question. Il semble que la violence paroxystique de cette
scène modifie la présentation matérielle de l’édition, voire contrevienne
à la théorie du traducteur. En effet, conformément à la tradition antique,
chaque acte est précédé d’un argument qui résume les principaux événe-
ments à venir, mais l’argument du quatrième acte de Thyeste se conclut par
un propos critique de facture horatienne : « Un personnage éloquent qui
paroist sur la Scene, raconte la cruelle action d’Atrée, & comme il a trait-
té son frere Thyeste, d’une façon horrible, luy faisant manger ses propres
Enfants, ce qui eust esté indigne d’exposer aux yeux du peuple »33. L’action
tragique semble modifier la conception théorique.
Le « Discours préliminaire » de Coupé mêle propos sur le théâtre,
éloge de Sénèque et commentaires sur la traduction. Il y est affirmé, entre
autres, que les tragédies latines sont didactiques et que les beautés du
poème compensent les horreurs de l’énoncé. La traduction ne gomme
donc rien de la violence du texte désormais légitimée. Une certaine théo-
rie du théâtre justifie de traduire Sénèque et ce sans censurer ni édulcorer
la version originale. On relève toutefois deux ambiguïtés. Si Coupé loue
un théâtre de l’horreur visible, il juge néanmoins que Sénèque écrit pour
des lecteurs34, ce qui confère à ces tragédies une position ambivalente, à

31. Ibid., p. 346-347, à propos du vers 900.


32. Voir le commentaire du v. 922, ibid., p. 348.
33. Ibid., p. 99.
34. Coupé, op. cit., t. I, « Discours préliminaire », p. 14-15 et p. 64.
202 ZOÉ SCHWEITZER

moins que ce ne soit Coupé lui-même qui oscille entre deux approches.
Cette ambiguïté est renforcée par la présence de didascalies qui aident le
lecteur à visualiser la scène et dont certaines semblent des indications de
jeu données à l’acteur35. De nombreuses remarques du traducteur, telles
que les didascalies et les notes sur l’acte V, ne concernent pas le style ou
la morale mais soulignent la violence, comme s’il s’agissait de mettre en
lumière ce que le lecteur pourrait ne pas comprendre. De plus, invoquer
des fins didactiques et morales pour justifier l’abondance des détails
cruels ou le raffinement macabre des personnages dans les tragédies de
Sénèque, semble topique et de peu de poids face au déploiement du texte.
En s’appuyant sur ces deux ambiguïtés, on pourrait être tenté de renverser
la perspective et considérer que la préface sert en fait à cautionner une
traduction qui n’atténue pas l’horreur latine, mais la fait ressortir par les
notes36 ou certains choix de traduction37. Cette hypothèse semble confor-
tée par l’argument de Thyeste qui condamne la cruauté d’Atrée tout en
soulignant combien elle est exceptionnelle et choquante38. Sous couvert

35. Citons par exemple : « Atrée, jettant les trois têtes aux pieds de Thyeste » (op. cit.,
t. I, V, 3, p. 192).
36. Ibid., n. 1, p. 200 : « Il est à présumer que Thyeste n’eut jamais cet infernal dessein,
et il n’est point dans la nature qu’Érope s’y fût prêtée. Si Progné et Médée se sont
portées contre leurs enfans à ces affreux attentats, c’est qu’elles vouloient se venger
de leurs époux. Érope n’avoit point de vengeance à exercer contre Atrée ; elle seule
avoit des torts. Pourquoi auroit-elle assassiné ses fils Ménélas et Agamemnon ? Il
nous paroît donc ici qu’Atrée, à la manière des méchans, attribue à Thyeste tous
les crimes dont il est capable ».
37. L’amplification est un procédé fréquent. Voir, par exemple, la traduction de la
réplique de Thyeste découvrant qu’il a mangé ses enfants (Ibid., p. 195) : « Voila
l’abomination qui a fait fuir les Dieux, qui a forcé le soleil de retourner sur sa
carrière…. Qui me donnera des expressions, des cris, des gémissemens qui
répondent à ma calamité ! … Je ne vois plus de mes fils innocens que les têtes, les
mains, c’est-à-dire tout ce que leur père avide ne pouvoit manger…. le reste est
dans mes entrailles…. Ô ciel ! que cette affreuse nourriture me pèse ! Frère cruel ! au
moins donnez-moi votre épée ; elle a déjà versé la plus pure partie de mon sang.
Donnez, et qu’en me perçant le sein, j’ouvre une issue à mes enfans….. Vous
me refusez…. ma poitrine du moins retentira de mes coups…. Ô malheureux
Thyeste ! arrête ta main ; ce sont tes enfans que tu frappes ; épargne leurs mânes….
Qui vit jamais un tel forfait ! Sur le Caucase, le plus mortel ennemi de l’hospitalité,
dans l’Attique, le farouche Procuste, ont-ils jamais exercé de pareils supplices ?
J’oppresse mes enfans, ils m’oppressent à leur tour. Ce grand crime, qui tombe
sur moi, n’aura-t-il donc pas de bornes » [je souligne].
38. Coupé, argument de Thyeste, op. cit., t. I, p. 201-203 : « La mythologie nous offre
beaucoup d’atrocités dans le genre des Pélopides ; elle nous en offre de plus
grandes encore, telles que Saturne décorant ses propres enfans, et Progné
égorgeant, non ses neveux, mais son fils unique, pour en préparer aussi un festin
à son époux. » Mais nous sommes « moins révoltés » par ces horreurs car elles
ne sont pas « développées, détaillées, approfondies ». « Sa main [de Sénèque]
hardie a reculé les barrières du crime, pour nous peindre un monstre beaucoup
plus abominable que le Polyphème d’Homère, ou le Cyclope d’Euripide. Aussi
sa tragédie n’est arrivée jusqu’à nous que comme l’ouvrage le plus triste et
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 203

de moralisation, Coupé montre ce que le crime a de proprement scanda-


leux, c’est moins la vengeance que le plaisir pris par Atrée à cette macabre
cuisine et à se jouer d’un frère. Le lecteur est amené à se délecter de la
souffrance des protagonistes, comme l’y invitait la préface : « c’est une
autre jouissance que Sénèque ménage à ses lecteurs : quand l’imagination
et les sens sont satisfaits, la critique a peu d’empire, et la raison elle-même
perd une grande partie de ses droits »39.
Choisir de traduire Sénèque serait une façon de prendre position pour
un théâtre de l’horreur et la traduction en elle-même constituerait une
défense et illustration de la poétique qui en découle.
Les traducteurs de Thyeste s’interrogent sur ses effets scénique et en
imaginent la représentation, du point de vue de la mise en scène voire du
jeu de l’acteur. La traduction du texte théâtral est aussi interprétation de
sa théâtralité ; cette préoccupation paraît, dans le cas de Thyeste, moins
tributaire de l’époque que de l’œuvre elle-même.
Linage et Coupé insèrent des commentaires qui portent sur l’énon-
ciation du texte ou la gestuelle de l’acteur, invitant ainsi le lecteur sur une
scène imaginaire dont ils dirigeraient la représentation. L’italique dans la
traduction de Linage (v. 938-941, 1053-1054) sert bien sûr à la compré-
hension du lecteur, mais il semble également concerner un acteur virtuel,
dont les gestes et la diction devraient restituer cette interprétation du texte
qui prend la forme d’un soulignement typographique. L’acteur prendrait
ainsi en charge l’indication du traducteur, dont il se ferait le passeur en
devenant à son tour un interprète du texte original.
Les didascalies ajoutées par Coupé sont à l’intention du lecteur,
qu’elles aident à imaginer la représentation en renseignant sur l’expres-
sion du personnage, ou d’un acteur virtuel dont elles guident le jeu40.
L’italique met en valeur un mot ou un syntagme de manière très localisée :

Atrée seul : je suis heureux, très heureux ; je suis content de moi-même….


Mais pourquoi content ? Non, il me faut encore remplir de deuil un père que
je déteste. […] Tous les appartements sont éclairés. Mon ennemi, brillant
de tout l’éclat de la pourpre et de l’or, reste couché à table, soutenant de la
main gauche sa tête appesantie par le vin. Il est temps…..

le plus laborieux à lire, […]. Mais quel que put être le but de Sénèque dans la
composition de cette Tragédie, on ne peut voir sans indignation le tableau de
l’horrible repas qu’Atrée prépare à son frère. Cependant, il faut convenir qu’il
y a de grandes beautés dans cette pièce. […] Que l’on suive la marche de cette
tragédie dans sa belle simplicité antique, il est impossible de ne pas voir par-tout
l’horreur du sujet compensée par des beautés réelles ».
39. Coupé, op. cit., t. I, « Discours préliminaire », p. 64.
40. Voir, par exemple, « Thyeste, reconnoissant les têtes de ses enfans, mais ne se
doutant pas encore de l’horrible repas. » ou « Thyeste, instruit enfin de tous ses
malheurs » (ibid., p. 193 et p. 195).
204 ZOÉ SCHWEITZER

Thyeste seul : Éclaircissons les ombres de ma cruelle destinée. Effaçons


jusqu’à la trace de mes longs malheurs du temps41.

Le lecteur se trouve ainsi invité à rapprocher les tirades et à comparer


les protagonistes. L’italique concerne également le jeu des deux acteurs,
susceptibles de faire entendre aux spectateurs cet écho entre leurs
personnages42.
Dans l’épître qui précède sa traduction de Thyeste, et qui est supprimée
dans l’édition de 1560 réunissant plusieurs traductions, Dolce cherche à
revaloriser le travail du traducteur, dont il montre combien il est difficile
et subtil :

Non é dunque di si poca importanza, come alcuni istimano l’officio


di tradurre un libro d’una lingua in un’altra in modo, che si possa
comportevolmente leggere. […] Percioche i soggeti bene o male, che si
trasportino, pure in gran parte sono compresi : ma i colori & le figure del
dire ; & le grandezze & purità de gli stili del tutto si perdono, se da maestro &
giudicioso ingegno non vengono conosciuti & distesi43.

Le terme d’interprète est employé d’une manière qui n’est pas dénuée
d’ambiguïté car si le terme désigne le traducteur, le propos pourrait aussi
qualifier l’acteur, me semble-t-il, d’autant que « dire » est également poly-
sémique. Est-ce à dire que les gestes de la traduction et de la représenta-
tion sont superposables, voire analogues ? L’acteur est-il à la tragédie ce
que le traducteur est à la version originale ?

Différentes stratégies sont adoptées pour restituer la violence ou, au


contraire, la gommer, si bien que le corpus retenu propose un éventail
des diverses façons de transposer un texte. Les solutions mises en œuvre
montrent combien le traducteur procède à une interprétation du texte
original, qui met en jeu des notions esthétiques aussi bien qu’idéologiques.
Les difficultés soulevées par la traduction de Thyeste sont représentatives
de celles posées par la notion de traduction et les réponses apportées

41. Ibid., V, 1, p. 186-187 et V, 2, p. 188.


42. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’une invitation à un jeu légèrement
distancié qui permettrait à l’acteur de rendre audible un aspect qui
échapperait à son personnage.
43. Dolce, op. cit., 1547, « Épître », non pag. : « Ce n’est donc pas une tâche de si
peu d’importance, comme l’estiment certains, que de traduire un livre d’une
langue à l’autre afin de pouvoir aisément la lire. […] C’est la raison pour
laquelle les sujets, qu’ils soient bien ou mal transposés, sont néanmoins
largement compris ; mais les colorations et les facettes du propos ainsi que
les grandeurs et la pureté du style se perdent complètement, s’ils ne sont pas
connus et élaborés par une mise en œuvre maîtrisée et judicieuse » [je traduis].
TRADUIRE DES CRIMES, INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE 205

montrent que le traducteur rejoint le théoricien du théâtre parce que la


violence exacerbe les questions génériques. La violence radicale du texte
de Sénèque oblige le traducteur à une double démarche réflexive, portant
à la fois sur le genre du texte et sur l’activité traductrice.
Ces traductions peuvent être considérées comme un laboratoire pour
la tragédie parce qu’elles mettent en lumière les enjeux scéniques et le rôle
déterminant de l’acteur, soulignant ainsi la forte théâtralité de cette tragé-
die latine jugée irreprésentable. ◀
LECTURES
DE L’ŒUVRE ANTIQUE
ET THÉORIES
DU THÉÂTRE MODERNE
Le théâtre pré-moderne
comme quête herméneutique
le cas d’Œdipe

Enrica Zanin, Fondation Humboldt, Université de Göttingen

Résumé L’interprétation est un enjeu important de la fable d’Œdipe, qui questionne


les signes pour découvrir son identité. Les traducteurs français et italiens
des pièces de Sophocle et de Sénèque sont ainsi appelés à considérer le
pouvoir de l’herméneutique, et à définir ainsi leur propre travail. Si, au
XVIe siècle, dell’Anguillara semble affirmer l’impuissance de l’herméneu-
tique, au XVIIe siècle Corneille souligne la primauté de la déduction sur
l’interprétation. À la même époque, dans une Italie « baroque », Tesauro
montre en revanche que seule l’interprétation est en mesure de rendre
compte de la complexité du réel.


210 ENRICA ZANIN

J’
entends analyser les premières traductions françaises et italiennes
d’Œdipe roi de Sophocle et d’Œdipe de Sénèque, pour comprendre
en quoi elles expriment une quête herméneutique. La critique a
largement relevé que l’intrigue des pièces anciennes relate une quête inter-
prétative1. En m’appuyant sur ce constat, j’entends montrer qu’en tradui-
sant les tragédies anciennes, les auteurs modernes doivent reprendre à
leur compte les enjeux herméneutiques qu’elles posent. Leur travail est
alors doublement herméneutique : non seulement, pour traduire le texte
ancien, ils sont amenés à l’interpréter, mais aussi, pour l’interpréter, ils
sont appelés implicitement à considérer le travail de l’herméneute. En
écrivant une version moderne de la quête herméneutique du héros, les
traducteurs expriment leur conception de l’interprétation et de son
pouvoir de découvrir la vérité2.
Je développerai mon propos en considérant d’abord quels sont
les enjeux herméneutiques que posent les textes anciens. J’analyserai
ensuite les réponses qu’apportent implicitement quatre interprètes
dans leurs traductions. Je chercherai enfin à comprendre en quoi ces
interprétations contribuent à une meilleure compréhension de la
poétique pré-moderne de la tragédie qui, par sa structure, entraîne une
démarche herméneutique.

La trame d’Œdipe :
source de questionnement herméneutique
Si les tragédies anciennes peuvent être interprétées comme des quêtes
herméneutiques, c’est en raison de leur structure et des choix particuliers
que font Sophocle et Sénèque dans leurs adaptations du mythe.
Tout d’abord, en ce qui concerne la structure des tragédies, leur
intrigue relate une quête interprétative qui aboutit à la découverte des
origines d’Œdipe. Tel un détective, Œdipe expose dans le nœud l’enquête
qu’il entend poursuivre – rechercher le meurtrier de Laïos3 – et découvre,

1. Notamment à partir du modèle du roman policier, voir Klaus Reinert,


Detektivliteratur bei Sophokles, Schiller und Kleist oder das Rätsel der Wahrheit und
die Abenteuer des Erkennens, Kronberg, Scriptor Verlag, 1975 ; ou à partir d’une
interprétation sémiotique de la trame d’Œdipe, voir Walter Burkert, Oedipus,
oracles, and meaning: from Sophocles to Umberto Eco, Toronto, Toronto UP, 1991.
2. Évidemment, la traduction aux XVIe et XVIIe siècles a un statut particulier, qui a
été analysé par la critique (Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation
du goût classique, Paris, Albin Michel, 1995 [1968] ; Henri van Hoof, Histoire de
la traduction en Occident, Paris / Louvain-la Neuve, Éditions Duculot, 1991).
Les traductions de l’époque s’apparentent davantage à des versions ou à des
adaptations de sujets anciens.
3. Sophocle, Œdipe roi, éd. J. Bollack, Lille, P. U. de Lille, 1990, p. 197, v. 220-250 ;
Sénèque, Œdipe, éd. F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 20,
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 211

dans le dénouement, qu’il est lui-même l’objet de sa quête4. Œdipe inter-


prète des signes textuels – les oracles, les propos de Tirésias, les récits des
messagers – et en découvre enfin la signification : le meurtrier de Laïos,
l’amant incestueux et le fils sacrifié du roi ne sont autres que lui-même.
La structure des deux pièces antiques présente donc, dans le nœud, les
recherches du héros, et se dénoue par une péripétie et une reconnaissance.
Or, cette reconnaissance a une double fonction. D’une part, elle clôt à la
tragédie en accomplissant la quête du héros : Œdipe découvre le coupable
qu’il cherchait et il s’exile, en mettant fin à l’épidémie qui accable Thèbes.
D’autre part, la reconnaissance suscite le pathétique en montrant la vanité
de la quête du héros : en apprenant qu’il est lui-même le coupable recher-
ché, Œdipe découvre que ce qu’il croyait savoir était faux. La découverte
de la vérité est en même temps la découverte de l’ignorance du héros. La
reconnaissance qui clôt la tragédie est donc à la fois le lieu d’un succès
interprétatif – Œdipe découvre ce qu’il cherche – et d’une déception
herméneutique – Œdipe comprend qu’il s’est trompé jusqu’à présent sur
son identité. Le dénouement des tragédies antiques pose donc à l’inter-
prète la question de la valeur de l’interprétation : la démarche herméneu-
tique permet-elle d’accéder à la vérité et au sens ou bien découvre-t-elle
l’impossibilité de reconstituer la totalité de la vérité recherchée ?
Sophocle et Sénèque traitent différemment l’enjeu herméneutique
au cœur de la pièce. Dans l’Œdipe roi de Sophocle, Œdipe refuse d’assu-
mer une démarche interprétative. Cela apparaît en particulier dans son
dialogue avec Tirésias. Quand Tirésias affirme ouvertement et clairement
que c’est lui, Œdipe, qui a tué Laïos5, Œdipe refuse de le croire. Cette réac-
tion d’Œdipe a donné lieu à nombre d’interprétations psychanalytiques ;
toutefois, l’on peut aussi supposer qu’Œdipe refuse de croire ce que dit le
devin parce qu’il n’en interprète pas les propos. Ce manque d’interpréta-
tion s’explique, dans la tragédie de Sophocle, par deux raisons. D’une part,
Œdipe considère que ce qui est évident ne requiert pas d’interprétation.
C’est ainsi, qu’après avoir reçu l’oracle qui lui annonçait ses crimes, il ne
pense pas à s’enquérir de son origine, mais fuit loin de Corinthe, comme il
le relate à Jocaste6. D’autre part, s’il rejette les propos du devin, c’est qu’il
considère que la déduction rationnelle est supérieure à tout savoir issu de
l’interprétation. C’est ce qu’il dit en effet à Tirésias7 : quand Thèbes était

v. 240-275.
4. Pour cette raison, la critique a souvent rapproché la progression de la trame
d’Œdipe de celle d’un roman policier. Voir Yves Reuter, Le Roman policier,
Paris, Armand Colin, 1997, chap. 6.
5. Sophocle, Œdipe roi, éd. cit., v. 9-40, p. 207.
6. Ibid., v. 770-790, p. 239.
7. « Pourquoi, quand cette chienne de rhapsode était là, ta voix n’a-t-elle pas
indiqué aux gens de cette ville un moyen de s’en tirer ? Et pourtant le mot
212 ENRICA ZANIN

opprimée par le Sphinx, ce n’est pas Tirésias, par son savoir tiré de l’inter-
prétation des signes (ek theôn tou gnôtóu), qui a su résoudre l’énigme, mais
c’est Œdipe qui, sans aucune science des signes, a su, par la simple raison
(gnômè), répondre à la question du monstre. C’est ainsi que nombre de
traducteurs contemporains, et notamment J. Bollack, mais aussi O. Longo,
F. Blaydes et R. Dawes, comprennent ce passage8. Cette critique de l’inter-
prétation est évidemment mise à mal quand Œdipe découvre, au dernier
stasimon, que les propos de Tirésias étaient justes mais qu’ils demandaient
à être interprétés. C’était bien lui le meurtrier de Laïos, car l’homme qu’il a
tué à la croisée des chemins était le roi de Thèbes9. La tragédie de Sophocle
pose ainsi la question du statut de l’herméneutique et de la déduction
rationnelle : la raison, qui a permis à Œdipe de vaincre le Sphinx, est-elle
plus efficace de l’herméneutique dans la recherche de la vérité ?
L’Œdipe de Sénèque pousse plus loin la réflexion sur le pouvoir de
l’herméneutique. Sénèque multiplie les récits et les images énigmatiques
et présente un héros qui ne se dérobe pas à la tâche interprétative mais
qui cherche d’abord à comprendre les propos des oracles. En effet, dès
la première scène, Œdipe raconte à Jocaste l’oracle qui l’a fait fuir de
Corinthe10, Créon relate ensuite l’oracle de Delphes qui est ici plus déve-
loppé que chez Sophocle11. Enfin, Sénèque rend compte du sacrifice d’un
taureau et d’une vache qui font référence au destin d’Œdipe, de Jocaste
et de leurs enfants12. Mais Œdipe ne parvient pas à interpréter les signes
du sacrifice. Tirésias évoque alors, en coulisse, l’ombre du roi mort, et
Créon relate à Œdipe les propos de Laïos qui l’accusent explicitement13.
C’est seulement ici qu’Œdipe refuse d’interpréter les propos de l’ombre
et accuse Créon et Tirésias de comploter contre lui14. Sénèque, par cette
multiplication de récits et d’images énigmatiques, fonde la progression de

de l’énigme, un passant ne pouvait pas le dire, il y fallait la divination. Tu


as montré publiquement que tu ne l’avais pas, ni par les oiseaux ni comme
une connaissance (tou gnôtóu) reçue d’un dieu. C’est moi qui suis venu, moi,
Œdipe, qui ne suis pas un homme de l’art, je l’ai fait taire, j’ai trouvé, par la
réflexion (gnômè), sans rien savoir par les oiseaux » (ibid., p. 209, v. 390-400).
8. Ibid., t. II, p. 208.
9. Ibid., t. I, p. 241, v. 810-820.
10. Sénèque, Œdipe, éd. cit., p. 13, v. 15.
11. En effet, l’oracle affirme non seulement qu’il faut chasser le coupable de la
souillure qui infecte la ville, mais que ce dernier s’est rendu coupable d’un
parricide et d’un inceste (ibid., p. 20, v. 232-239).
12. Manto relate le sacrifice à son père Tirésias : le feu de la flamme se divise en
deux (ibid., p. 23, v. 314-320), le taureau se détourne pour fuir la lumière, la
génisse et lui tombent sous le glaive (ibid., p. 24, v. 335-345). Les entrailles
des animaux sont inversées et dans le ventre de la génisse se trouve un fœtus
ensanglanté (ibid., p. 25, v. 370-380).
13. Ibid., p. 34 v. 625- 655.
14. Ibid., p. 35, v. 668-670.
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 213

l’intrigue sur les tentatives et les difficultés d’interprétation que rencontre


le héros de la tragédie. Œdipe ne refuse pas d’interpréter les oracles, mais
il se trompe. La tragédie de Sénèque pose ainsi la question de la méthode
interprétative. Quelles sont les difficultés qui risquent d’égarer l’interprète ?
Comment rendre l’interprétation efficace ?
On relèvera comment les traducteurs modernes répondent à ces
trois enjeux présents dans les tragédies anciennes. Il s’agira donc moins
de comparer l’héritage de Sénèque et celui de Sophocle15, que de se
demander comment leurs versions modernes prennent implicitement
position dans le débat qui concerne à la fois la valeur de l’interpréta-
tion – est-ce que l’interprétation permet de découvrir la vérité ? – le statut
de l’interprétation par rapport à la déduction rationnelle et la méthode
interprétative – quelles sont les difficultés qui empêchent l’interprète de
découvrir le sens qu’il recherche ?

Les traductions modernes des tragédies anciennes :


pour une définition implicite du travail interprétatif
La réception moderne des tragédies anciennes suppose un travail
d’interprétation. En amont, ce sont les lecteurs et les traducteurs qui
mènent une herméneutique du texte ancien ; en aval, ce sont les drama-
turges et le public qui interprètent les images de la représentation16. Les
tragédies anciennes, et notamment la version de Sénèque, programment
ce travail d’interprétation en montrant à la fois des textes énigmatiques –
les propos des oracles – et des images mystérieuses – les sacrifices – que
le héros ne parvient pas à interpréter correctement. Les traducteurs des
pièces anciennes, en particulier, en traduisant les efforts interprétatifs
d’Œdipe, sont appelés à adopter une conception de l’herméneutique et
de son pouvoir. Parmi le nombre relativement important des traductions

15. Ce sujet a fait l’objet d’importants travaux critiques. Voir notamment l’édition
de Frederick Ahl, Two Faces of Oedipus : Sophocles’ Oedipus Tyrannus and
Seneca’s Oedipus, Ithaca, Cornell UP, 2008.
16. Hans-Georg Gadamer considère la conception aristotélicienne de la tragédie
comme le modèle de la relation herméneutique qui lie le spectateur à l’œuvre
d’art, voir Vérité et méthode (Wahrheit und Methode), Paris, Seuil, 1996 [1960],
p. 146-152.
214 ENRICA ZANIN

de l’Œdipe roi et de l’Œdipe de Sénèque, publiées en Italie17 et en France18


entre 1500 et 1660, je ne considère que quatre pièces qui me semblent
mieux rendre compte des diverses positions théoriques concernant l’in-
terprétation et de leur évolution, de la scène renaissante à la scène clas-
sique. Ces quatre pièces traduisent l’Œdipe de Sénèque, mais empruntent
souvent des traits à l’Œdipe roi et à la Thébaïde de Stace. Il s’agit de l’Edip-
po d’Andrea dell’Anguillara (1565), de l’Edipe de Jean Prévost (1613), et
cinquante ans plus tard, de l’Œdipe de Corneille (1659) et de l’Edipo
d’Emanuele Tesauro (1661).

L’Edippo de dell’Anguillara, ou l’interprétation impossible

L’Edippo de Giovanni Andrea dell’Anguillara19 est la première version


italienne de la pièce antique à être jouée en 1556 à Padoue et publiée en
1565. L’auteur traduit et associe des passages de l’Œdipe roi de Sophocle,
de l’Œdipe de Sénèque, ainsi que de la Thébaïde de Stace. Ce procédé
lui permet de donner une interprétation originale de la trame ancienne.
Son Œdipe se trompe dans l’interprétation des oracles. En effet, Tirésias,
Manto et plus tard Créon sont au courant des méfaits du roi, alors
qu’Œdipe les ignore. La pièce s’ouvre par un long dialogue entre Manto et
Tirésias qui raconte à sa fille l’histoire du roi. Tirésias constate l’ignorance
paradoxale du héros et déplore la cruauté du sort, qui permet les crimes

17. Alessandro Pazzi de’ Medici, Edipo principe, 1526 (manuscrit) ; Guido Guidi,
Oedipus, 1532 ; Giovanni Andrea dell’Anguillara, Edippo, 1556 ; Orsatto
Giustinani, Edipo Tiranno, 1585 ; Pietro Angeli Bargeo, Edipo tiranno, 1589 ;
Geronimo Giustiniano, Edipo re, 1610 ; Emanuele Tesauro, Edipo, 1661. Edipo
principe de Bernardo Segni ne sera publié qu’en 1778. Voir Paolo Bosisio, « Il
tema di Edipo nella traduzione della tragedia italiana », dans Edipo in Francia,
dir. E. Balmas et al., Florence, Olschki, 1989, p. 87-123.
18. Citons les traductions de l’Œdipe roi de Sophocle par Tallemant des Réaux
(manuscrit de la première moitié du xviie siècle), André Dacier (1692) et
Voltaire (1718), et de l’Œdipe de Sénèque par Jean Prévost (1613), Benoist
Bauduyn d’Amiens (1629), Pierre Linage (1651) et Michel de Marolles (1659).
Voir Christian Biet, Œdipe en monarchie, tragédie et théorie juridique à l’âge
classique, Paris, Klincksieck, 1994 et Mitsutaka Odagiri, Le Mythe d’Œdipe
dans le théâtre français du XVIe siècle à nos jours, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2001, p. 710-819.
19. Giovanni Andrea dell’Anguillara est un noble de Sutri, diplômé en jurisprudence.
Il fonde un théâtre à Rome en 1549 mais, après un an de succès, il fait faillite
et est emprisonné pour dettes. Il est libéré grâce à l’intercession d’Alessandro
Farnèse, qu’il suit alors à Parme et enfin à Paris, où il réside de 1553 à 1556. C’est
peut-être là qu’il compose son Edippo, qui ne sera publié qu’après le succès de sa
traduction des Métamorphoses, une fois l’auteur rentré en Italie et établi à Venise.
Voir Beatrice Premoli, Giovanni Andrea del l’Anguillara, accademico sdegnato
ed etereo : 1517-1572, Rome, Fondazione Marco Besso, 2005, et Fabrizio Richard,
« The Two Œdipuses : Sophocles, Anguillara, and the Renaisance Treatment of
Myth », Modern Language Notes, n°110, 1995, p. 178-191.
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 215

et les dissimule à son auteur20. Le dernier chœur explicite ce paradoxe :


Œdipe ne peut pas interpréter correctement les oracles parce que la grâce
divine lui a refusé son secours. Il faut donc prier le ciel, pour qu’il nous
permette d’interpréter correctement nos actes21.
Œdipe, chez dell’Anguillara, ne peut pas interpréter son sort car
il est privé de la grâce divine. La découverte de son identité, lors de la
reconnaissance, n’entraîne donc pas la compréhension du sens de son
existence, mais davantage la découverte de l’incohérence apparente du
sort et de l’impossibilité de comprendre sa logique. Les personnages et
le chœur, en effet, soulignent le fait qu’Œdipe est à la fois innocent et
coupable de ses crimes22. Si Œdipe, comme chez Sophocle, rejette les
propos de Tirésias et déplore l’inefficacité de l’interprétation prophé-
tique23, c’est qu’il refuse d’accepter l’aveuglement où il est plongé malgré
lui. Dell’Anguillara fait précéder le dialogue entre Œdipe et le devin,
tiré de Sophocle, de la scène du sacrifice, tirée de Sénèque. Le sacrifice
permet ainsi de comprendre la démarche d’Œdipe. Le bœuf sacrificiel
se détourne de la lumière, comme blessé par les rayons du soleil, et se
jette sur le glaive sacrificateur pour s’aveugler24. Dell’Anguillara manipule
le récit du sacrifice, en associant refus de la lumière et aveuglement du
taureau, pour expliquer l’attitude du héros. Œdipe refuse les lumières de
Tirésias, car les propos du devin ne font que lui dévoiler l’incohérence de
son sort et son aveuglement.
Dell’Anguillara semble ainsi suggérer, dans sa version d’Œdipe, que
toute interprétation est impossible sans le secours de la grâce divine.
Tirésias, lui, connaît la vérité car il est un « prophète » 25 et son rôle est de
révéler au roi que la grâce divine l’a abandonné. Les premières versions
italiennes de la trame d’Œdipe ont en effet tendance à interpréter le
sort du roi thébain à partir des récits du Livre des Rois, où un roi – que
ce soit Saül, David ou Nabuchodonosor – est averti par un prophète de
sa déchéance et de son aveuglement et connaît enfin la punition du ciel.

20. Manto commente ainsi les propos de son père : « Chi può fuggir quel che
destina il cielo ? » ; « Perché condanna il Fato un innocente ? » (dell’Anguillara,
Edippo, Padoue, L. Pasquatto, 1565, fol. 3v et 4v).
21. « Quindi si può veder, che’l sommo Dio / Non sol dispon, che i volontarii eccessi
/ Condannin l’huomo al debito castigo : / Ma quei peccati anchor, ch’alcun
commette / Per ignoranza, e contra il suo volere, / Vuol, che condannin l’huomo
a penitenza ; / E la debita pena ne riporti. / Si che preghiam la maiestà divina, /
Ch’apra talmete a noi l’interno lume, / Che non ne siano i nostri eccessi ascosi »
(ibid., chœur de l’acte V, fol. 62v-63r).
22. « Ciascun di lor la mente have innocente, / E pecca, e nulla sa del suo peccato »
(ibid., I, 1, fol. 2r).
23. Ibid., II, 5, fol. 20r, traduction des v. 390-395 de l’Œdipe roi de Sophocle.
24. Ibid., II, 2, fol. 12r, adaptation des v. 335-340 de l’Œdipe de Sénèque.
25. Tirésias est appelé « profeta » au début de la pièce : I, 1, fol. 1v.
216 ENRICA ZANIN

Cette interprétation est également suggérée par le texte et la mise en scène


de l’Edipo principe de Orsatto Giustiniani (1585)26 et par la traduction de
l’Œdipe roi par Bernardo Segni (composée avant 1558)27.

L’Edipe de Prévost, ou le dévoilement par l’allégorie

L’Edipe de Jean Prévost est la première traduction française de l’Œdipe


de Sénèque, publiée, avec deux autres pièces de l’auteur, en 161328.
Prévost suit de près le texte de Sénèque et représente ainsi un héros qui se
trompe et ne parvient pas à interpréter les propos des oracles. Mais, dans
la version de Prévost, la découverte de l’identité d’Œdipe, lors de la recon-
naissance, permet au héros de comprendre son histoire et le sens de son
destin. Œdipe ne découvre pas seulement son ignorance, mais parvient
à interpréter la signification cachée de son sort, qui se révèle par l’allé-
gorie. En effet, Prévost amplifie certains passages du texte de Sénèque et
intègre ainsi dans le texte une lecture allégorique du sort d’Œdipe, qui
était courante au Moyen Âge et qui apparaît dans l’Ovide moralisé. Œdipe
représente le Christ, car il a subi un supplice analogue à la passion : on lui a
en effet percé les pieds et on l’a suspendu à un arbre. Prévost ajoute ce récit
aux propos du messager de Corinthe29. Un autre détail de la traduction
permet de montrer qu’il s’inspire autant de Sénèque que du récit médié-
val. Dans sa version, le messager de Corinthe a recueilli l’enfant lors d’une
chasse, alors que dans le texte de Sénèque le messager de Corinthe était
un berger30. Or, dans le récit de l’Ovide moralisé, Œdipe est aussi recueilli

26. Dans la mise en scène d’Angelo Ingegneri, le personnage de Tirésias est habillé
comme un prêtre juif et il est d’ailleurs appelé « profeta » lors de son échange
avec Œdipe (voir La Représentation d’Edipo tiranno au teatro olimpico, éd.
L. Schrade, Paris, CNRS, 1960, p. 110 et 113). Œdipe défend « l’acutezza sola del
proprio ingegno » (p. 110) et discrédite ainsi le savoir que le prophète tire de Dieu
au nom de son mérite personnel. En soulignant, par sa traduction, l’orgueil
du personnage, Giustiniani rapproche le dialogue entre Tirésias et Œdipe des
affrontements entre les rois d’Israël et les prophètes.
27. « Edipo : Ma dimmi un poco, o buon profeta e saggio, / Dov’è lo tuo saver ? dov’è
‘l tuo senno ? » (Bernardo Segni, Edipo Principe, Florence, N. Carli, 1811, p. 50,
traduction du v. 390 de l’Œdipe roi de Sophocle).
28. Sur Jean Prévost et son œuvre, voir Edipe, éd. S. Sandrone, Alessandria,
Edizioni dell’Orso, 2001, p. 5-42.
29. « Un fer chaud et flambant vos deux pieds traversoit, / Quand fortune aux
rameaux pendu vous aperçoit, / Vous descend du supplice, et de la mort vous tire
/ Qui certaine attendoit apres ce brief martyre / De trancher vostre vie au point
qu’elle naissoit, / Faut qu’un Roy vous recueille, et pour fils vous reçoit » (ibid.,
p. 107-108). Le texte de Sénèque affirme seulement : « Forata ferro gesseras vestigia,
/ Tumore nactus nomen ac vitio pedum » (« Tu avais les pieds percés par un fer et
tu devais ton nom à l’enflure et à la difformité de tes pieds », v. 812-813, p. 40).
30. Chez Prévost, le messager affirme : « J’estoy là d’avanture allé pour y chasser »
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 217

par un chasseur31. Le sens allégorique du texte est réactivé par les derniers
propos d’Œdipe, qui amplifient encore une fois le texte de Sénèque : en
quittant Thèbes, Œdipe cherche le salut des siens qui pourront recouvrer
la santé grâce à son sacrifice32. Enfin, Prévost adapte le chœur de l’acte III
pour exprimer la foi en la résurrection des morts et en la juste rétribution
dans l’au-delà33. À l’image du Christ, Œdipe est appelé à se sacrifier pour
le salut de tous, car, enfant innocent, il a reçu un supplice semblable à
celui du fils de Dieu.
Les premières traductions des pièces de Sophocle et de Sénèque
christianisent ainsi les enjeux herméneutiques du texte. Les oracles mani-
festent que le monde et l’histoire sont des signes de la gloire de Dieu et ne
peuvent être connus, si ce n’est par l’interprétation. Les textes de dell’An-
guillara et de Prévost adhèrent donc à la doctrine néo-platonicienne de
la procession des êtres. Mais ils prennent des positions radicalement
différentes : si, pour Prévost, l’interprétation est possible et donne accès
à un sens univoque, via l’allégorie, pour dell’Anguillara l’interprétation est
impossible sans le secours de la grâce et l’interprète risque à tout moment
de s’égarer devant l’incohérence apparente des injonctions divines.
Cette conception de l’interprétation change avec le temps. Les pièces de
Corneille et de Tesauro manifestent d’autres conceptions de l’interpréta-
tion et de son pouvoir de découvrir la vérité du texte et du monde.

L’Œdipe de Corneille, ou le triomphe de la raison

Corneille, dans son Œdipe qu’il compose et qu’il fait représenter en


1659, s’inspire du texte de Sénèque pour s’en écarter à plusieurs reprises,
comme il l’avoue lui-même dans l’avis au lecteur34. Son Œdipe ne se trompe
pas dans sa démarche interprétative et fait même preuve de prudence35.
Simplement, il n’a pas les données nécessaires pour découvrir l’iden-

(p. 106), alors que dans le texte de Sénèque, il dit : « Illo sequebar monte
cornigeros greges » (« Sur ce mont je suivais des troupeaux de bêtes à cornes »,
Œdipe, éd. cit., v. 810, p. 40).
31. Voir Sylviane Messerli, Œdipe enténébré. Légendes d’Œdipe au XIIe siècle, Paris,
Champion, 2002, p. 324-325.
32. Il traduit par quinze vers les onze vers finaux du texte de Sénèque : J. Prévost,
Edipe, éd. cit., p. 133 et Sénèque, Œdipe, éd. cit., p. 48-49.
33. J. Prévost, Edipe, éd cit., v. 1140-1146 et v. 1151-1166, p. 98.
34. Pierre Corneille, Avis au lecteur d’Œdipe (1659), dans Œuvres complètes, éd.
G. Couton, Paris, Gallimard, t. III, 1987, p. 19.
35. En effet, quand Dircé affirme être l’assassin désigné par l’oracle, Œdipe
demande des preuves plus sûres avant de l’accuser du crime : « Il s’agit de
répandre un sang si précieux, / Qu’il faut un second ordre, et plus exprès, des
Dieux. […] La chose après tout n’est pas encor si claire » (ibid., III, 3, p. 55).
218 ENRICA ZANIN

tité du meurtrier de Laïos. Corneille, comme il le souligne dans l’avis au


lecteur, a réduit le nombre des oracles et rendu leurs propos plus obscurs.
Il fait progresser la pièce en multipliant les obstacles qui empêchent
Œdipe de découvrir le meurtrier qu’il recherche : Dymas, à l’acte I, revient
de Delphes sans aucun message36, l’ombre de Laïos, évoquée en coulisse
à l’acte II, n’affirme pas que le coupable est le roi, mais un membre de sa
famille37. Tirésias prononce un deuxième oracle, qui n’est pas plus expli-
cite38 et qu’Œdipe n’est pas en mesure d’interpréter correctement. En effet,
Phorbas, le survivant de la suite de Laïos, a menti. Il a fait croire au roi
et à la reine que Laïos a été la victime d’un groupe de brigands et non
pas d’un seul homme, car il avait peur d’être accusé de lâcheté39. Avant
la reconnaissance, donc, Œdipe n’est pas en mesure de savoir qu’il s’est
rendu coupable d’inceste et de parricide. Dans cette pièce, Œdipe ne
se trompe pas parce qu’il interprète mal les mots de l’oracle, mais parce
qu’il n’a pas assez de données pour les comprendre correctement. Il ne
manifeste aucune mauvaise foi, aucune imprudence. Œdipe recueille les
indices nécessaires et mène un raisonnement cohérent qui lui permet,
enfin, de déduire le nom du coupable. C’est par le raisonnement et non
par l’interprétation qu’il accède à la vérité.
Corneille élude ainsi l’enjeu interprétatif qui est au cœur des tragédies
anciennes. Dans la préface, il affirme qu’il est peu vraisemblable que le
roi apprenne des oracles qu’il est le meurtrier de Laïos, et qu’il ne l’en-
tende pas40. C’est que, pour Corneille, si un objet se présente à la raison
de manière claire et distincte, il est impossible qu’il ne soit pas compris et
considéré correctement. La théorie de la vraisemblance manifeste le ratio-
nalisme du classicisme naissant, qui porte Corneille à refuser les oracles et
les fausses interprétations du héros antique. Si par l’investigation ration-
nelle du monde l’homme est en mesure d’accéder à la vérité, l’interpréta-
tion n’est plus nécessaire, car, d’une part, le raisonnement est plus efficace
que l’herméneutique, et que, de l’autre, l’herméneutique est inutile. Le
raisonnement est plus efficace, car il ne s’agit plus d’interpréter un monde
qui est le signe de la gloire de Dieu, mais plutôt de connaître par la raison

36. Ibid., I, 5, p. 34.


37. Ibid., p. 43.
38. Ibid., III, 5, p. 58.
39. Ibid., IV, 5, p. 74.
40. « J’ai retranché le nombre des oracles, qui pouvait être importun, et donner
à Œdipe trop de soupçon de sa naissance ; j’ai rendu la réponse de Laïus,
évoquée par Tirésie, assez obscure dans sa clarté apparente, pour en faire une
fausse application à cette princesse ; j’ai rectifié ce qu’Aristote trouve sans
raison, et qu’il n’excuse que parce qu’il arrive avant le commencement de
la pièce, et j’ai fait en sorte qu’Œdipe, loin de se croire l’auteur de la mort du
roi son prédécesseur, s’imagine l’avoir vengée sur trois brigands à qui le bruit
commun l’attribue », (ibid, Examen, p. 20).
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 219

les lois immuables qui révèlent son fonctionnement. L’herméneutique est


inutile, car, d’un côté, si la raison peut tout comprendre, la mauvaise foi et
l’aveuglement ne peuvent pas affecter ses investigations, et que, de l’autre,
si Dieu est garant des apparences du monde, il ne s’agit pas de les interpré-
ter, mais de les comprendre.
L’Œdipe de Corneille affirme ainsi le primat de la déduction raison-
nable sur l’interprétation et la possibilité de comprendre, par la raison,
la totalité du sens. Œdipe, en effet, en apprenant ses origines, comprend
d’emblée le sens de sa destinée : si les dieux lui ont forgé une identité détes-
table, c’est pour l’appeler à conquérir la gloire en sacrifiant sa royauté et sa
personne pour le bien des siens. La tragédie de Corneille s’achève ainsi sur
un ton positif : Œdipe quitte Thèbes et la ville recouvre immédiatement
la santé41. Cette interprétation de la pièce persiste dans les versions plus
tardives du classicisme français. Voltaire, en écrivant en 1718 son Œdipe,
fait les mêmes critiques aux pièces de l’Antiquité : il est invraisemblable
qu’Œdipe entende tout ce que les oracles lui pronostiquent et qu’il ne
le saisisse pas42. C’est que, depuis Corneille, dans la poétique du classi-
cisme, la péripétie est le lieu où la vérité se découvre, et la reconnaissance
manifeste une découverte surprenante. Chez les traducteurs antérieurs,
en revanche, la vérité s’interprète : elle est déjà donnée, mais elle n’est
pas comprise et la pièce s’interroge sur la distance tragique qui subsiste
entre le dévoilement de la vérité et sa compréhension. La péripétie, depuis
Corneille, sera donc au service de la surprise, alors que, chez Prévost et

41. « La santé dans ces murs tout d’un coup répandue / Fait crier au miracle, et
bénir hautement / La bonté de nos Dieux d’un si prompt changement […]
Ses crimes inconnus avaient fait nos malheurs, / Et sa vertu souillée à peine
s’est punie, / Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie. […] L’effort de son
courage a su nous éblouir, / D’un si grand désespoir il cherchait à jouir, / Et
de sa fermeté n’empruntait les miracles, / Que pour mieux éviter toute sorte
d’obstacles » (ibid., V, 9, p. 91-92).
42. Dans sa troisième lettre sur l’Œdipe roi de Sophocle (dans Les Œuvres
complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2001 [1719], vol. 1A, p. 340-
341), Voltaire affirme : « Il était difficile de s’expliquer moins obscurément ; et
si vous joignez aux paroles de Tirésie le reproche qu’un ivrogne a fait autrefois
à Œdipe qu’il n’était pas le fils de Polibe, et l’oracle d’Apollon qui lui prédit
qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère, vous trouverez que la pièce
est entièrement finie au commencement de ce second acte. […] Allons plus
loin. Œdipe traite Tirésie de fou et de vieux enchanteur. Cependant, à moins
que l’esprit ne lui ait tourné, il doit le regarder comme un véritable prophète.
Eh de quel étonnement et de quelle horreur ne doit-il point être frappé en
apprenant de la bouche de Tirésie tout ce qu’Apollon lui a prédit autrefois ?
[…] Cependant, comme s’il avait perdu la mémoire de ces événements
épouvantables, il ne lui vient d’autre idées que de soupçonner Créon, son
ancien et fidèle ami (comme il l’appelle), d’avoir tué Laïus, et cela, sans aucune
raison, sans aucun fondement, sans que le moindre jour puisse autoriser
ses soupçons, et (puisqu’il faut appeler les choses par leur nom) avec une
extravagance dont il n’y a guère d’exemples parmi les modernes, ni même
parmi les anciens ».
220 ENRICA ZANIN

chez dell’Anguillara, la péripétie exprimait le pathétique de l’erreur et


l’inexplicable ignorance du héros.
La crise de l’épistémé analogique entraîne donc la crise de toute inter-
prétation univoque des signes, c’est-à-dire, dans le cas d’Œdipe, de toute
interprétation univoque des oracles. Le rationalisme, dont fait preuve
l’Œdipe de Corneille, constitue une réponse à cette crise interprétative.
Mais une autre réponse est possible, qui ne consiste pas à éluder l’inter-
prétation au profit de la déduction rationnelle, mais revient à assumer que,
en l’absence d’une interprétation univoque des signes, l’herméneutique
est la seule pratique qui rend compte de leur polysémie irréductible.

L’Edipo de Tesauro, ou le pluralisme interprétatif

Emanuele Tesauro publie en 1661 une version de l’Œdipe de Sénèque


qui semble montrer que la rhétorique et l’herméneutique sont les seules
techniques qui permettent au héros et au spectateur d’interpréter la réali-
té. Sa traduction, contrairement à celle de Corneille, amplifie et multi-
plie les signes et les oracles pour faire de l’enjeu interprétatif le problème
central du nœud. Premièrement, Tesauro amplifie les oracles présents
dans le texte ancien : Œdipe relate dans le détail à Jocaste, dès le premier
acte, l’oracle qui l’a fait fuir de Corinthe43, il commente mot à mot l’oracle
de Créon44 et le sacrifice de Tirésias45. Tesauro met en scène l’évocation
de l’ombre de Laïos46, ainsi que la scène où Créon reporte à Œdipe, mot
pour mot, les propos du feu roi47. Deuxièmement, Tesauro traduit des
éléments de la pièce antique sous la forme d’énigme. Le nom d’Œdipe
est traité comme un signe de reconnaissance, par un jeu de répétition
qui fait de la réplique du messager la clé du nom du héros et l’anaphore
des propos d’Œdipe48. De même, les assertions de Phorbas sont réduites
à une énigme, car le berger thébain qui a confié l’enfant au Corinthien
affirme que cet enfant était le sien et ne l’était pas, par une antithèse qui dit
l’ambiguïté de l’origine d’Œdipe, abandonné par ses parents et confié au
berger49. Troisièmement, Tesauro introduit de nouveaux signes ambigus,

43. Emanuele Tesauro, Edipo, éd. C. Ossola et P. Getrevi, Venise, Marsilio, 1987,
I, 3, p. 86.
44. Ibid., II, 3, p. 100-103.
45. Ibid., II, 5, p. 104-107.
46. Ibid., III, 5, p. 123-125.
47. Ibid., IV, 3, p. 134-138.
48. « Edipo : le cicatrici / Nelle tumide piante ancor ne serbo. / Oratore : e dal tumido
piè, t’imposi il nome » (ibid., IV, 7, p. 144).
49. « Edipo : com’era tuo, e non era ? Forbante : mio non era, / perché, grazia del ciel,
non ebbi figli. / Ma egli era mio, perché mi fu donato » (ibid., IV, 8, p. 148).
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 221

au service de la reconnaissance finale. Antigone rêve qu’elle accompagne


son père aveugle hors de la ville50, mais Jocaste croit qu’elle a pris l’image
de Tirésias et de Manto pour une vision ; Œdipe se reconnaît comme l’as-
sassin de Laïos car il découvre que l’épée qu’il ceint est celle de l’écuyer
de Laïos qu’il a tué en chemin : son épée porte en effet l’inscription « filo »
qui signifie amour, mais qui indique aussi les premières lettres du nom de
l’écuyer de Laïos, Filota51.
Cette multiplication de signes s’accompagne de la mise en valeur
du texte et de sa polysémie. Œdipe demande à Créon le papier où il a
noté les mots de l’oracle52 ainsi que les mots de l’ombre de Laïos53. Ces
textes permettent tour à tour d’innocenter Œdipe54, d’accuser Créon
d’imposture55 et de condamner enfin le roi56. Ces transcriptions consti-
tuent un objet scénique important qui passe de main en main. Enfin, le
monde et le destin sont aussi comparés à un livre que seul Tirésias est
en mesure d’interpréter57. Cette attention aux signes et à leurs signi-
fications énigmatiques est issue de la réflexion rhétorique du Tesauro,
que l’on retrouve dans son Cannocchiale Aristotelico, publié en 1654.
Tesauro y théorise la métaphore, qui rend compte d’après lui de toutes
les figures issues du rapprochement entre deux signifiants hétérogènes,
et notamment de l’antithèse, qui suscite le plaisir du public par le senti-
ment de frustration qu’il éprouve en reconnaissant son impuissance à
expliciter le signifié et le référent d’une telle association58. Le rappro-

50. Ibid., IV, 1, p. 130.


51. Ibid., IV, 8, p. 153.
52. « Dammi Creonte / questa carta divina » (ibid., I, 3, p. 101).
53. Créon affirme avoir rapporté mot à mot les propos de l’ombre car il les a
lui-même pris en note : « io stesso, / per non darne all’oblio sol un accento,
fedelmente trascrissi in questo foglio » (ibid., IV, 3, p. 134).
54. Œdipe affirme : « Pagina fortunata in tanti mali ; / nel cui candor di nere note
asperso / la mia innocenza e l’altrui macchie i’ veggio » (ibid., I, 3, p. 102).
55. Œdipe, en considérant la transcription par Créon des mots de l’ombre de
Laïos, affirme : « Questa à pur tua scrittura. Di tua mano, / senza conoscitore, o
testimone, / contra il tuo capo il tuo processo hai scritto » (ibid., IV, 3, p. 137).
56. Le messager de Corinthe rapporte, qu’après avoir appris son identité, Œdipe
lit les deux oracles qu’il a reçus de Créon devant le sénat : « dal suo lacero sen
trasse due carte, / e fè leggere ad alta e chiara voce / l’Oracolo di Delfo, e quel di
Laio. […] Allora quel silenzio in un concorde e paventoso gemito si ruppe » (ibid.,
V, 2, p. 156-157).
57. Œdipe définit ainsi Tirésias : « O interprete del ciel […] tu solo / degli oracoli
Oracolo terreno, / nel gran libro del Fato alti secreti / legga senz’occhi e senz’error
ci spieghi » (ibid., I, 4, p. 102-103).
58. La métaphore est ainsi définie par Tesauro : « parola pellegrina, velocemente
significante un obietto per mezzo di un altro » (Il Cannocchiale aristotelico, Turin,
B. Zavatta, 1670 [1654], p. 302). Sur la pensée rhétorique de Tesauro, voir
Pierantonio Frare, « Per istraforo di perspettiva ». Il Cannocchiale aristotelico e
la poesia del Seicento, Pise / Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali,
222 ENRICA ZANIN

chement entre le monde et la scène théâtrale, via l’illusion dramatique,


peut aussi s’expliquer, d’après lui, comme un procédé métaphorique59.
La scène de théâtre est le lieu privilégié de la création et de la solution de
figures énigmatiques. En effet, d’un côté, la scène tragique constitue une
première énigme qui trompe le public en lui présentant un objet faux
qu’il croit véritable, et de l’autre, la structure de l’intrigue et les propos
des personnages fournissent une deuxième source d’énigmes qui sont
résolus par le dénouement de la trame.
L’Edipo de Tesauro se noue donc autour des énigmes qui concernent
le héros de la pièce. Pourquoi Œdipe, qui a su résoudre l’énigme du Sphinx,
ne sait pas résoudre l’énigme de son identité ? Tesauro ne se limite pas à
présenter un héros qui se trompe dans sa démarche interprétative, mais
il explicite et commente les erreurs d’interprétation qu’il commet et qui
restaient latentes dans le texte de Sénèque. La première erreur d’Œdipe
est de ne pas mettre en doute son savoir. Œdipe considère en effet que
ce qui apparaît évident et raisonnable n’est pas à remettre en cause et ne
demande pas un travail d’interprétation. C’est pour cette raison qu’il ne
parvient pas à interpréter correctement l’oracle de Delphes que Créon lui
reporte. Dans le texte de Tesauro, Créon ne se limite pas à répéter les mots
de l’oracle, comme dans la version de Sénèque, mais il reprend le texte
oraculaire pour qu’Œdipe puisse le commenter parcelle par parcelle. Cette
mise en scène du travail de l’herméneute, montre qu’Œdipe ne reconnaît
pas que l’oracle dénonce en lui l’auteur de l’inceste et du parricide, et cela
parce qu’il refuse de mettre en doute que sa mère est bien Mérope et que
son père est bien Polybe. Quand Créon lit la première parcelle de l’oracle :

« Al teban regno, e alle anfionie squadre,


tornerà mite il ciel, l’aura serena,
se partirà dalla mia Dirce ismena
un tebano uccisor del proprio padre »60,

2000.
59. « Questa è la ragione, onde tanto ci dilettano etiamdio dolorosi oggetti;
rappresentati nelle tragiche scene: che nel medesimo tempo ne piange la fronte, e
gode il core. Peroché la imitation degli habiti passando all’occhio; e la imitation
della voce passando all’udito: questi due sensi non ingannati nel proprio obietto,
ingannano la fantasia: e questa delusa, muove le lagrime: le quali deluse
dall’intelletto consapevole della fittione, generano quel mescolato affetto di gioia,
e di tristezza » (ibid., p. 54). Sur la conception du théâtre comme métaphore
chez Tesauro, voir Valeria Merola, La Messinscena delle idee, Emanuele Tesauro
e il “teatro di maraviglie”, Rome, Vecchiarelli, 2007, p. 214-229, et Giovanna
Zanlonghi, « La Tragedia fra ludus e festa. Rassegna dei nodi problematici
delle teorie secentesche sulla tragedia in Italia », dans Forme della scena
barocca, dir. A. M. Cascetta, Milan, Vita e pensiero, 1993, p. 157-240.
60. « Créon (lisant) : “Dans le royaume thébain et dans les armées d’Amphion, le ciel
redeviendra serein et l’air limpide quand un Thébain qui a tué son propre père
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 223

Œdipe interprète ainsi ces propos :

Basta. Mercè de’ miei paterni Lari,


non sono io né teban, né parricida.
Nacqui in Corinto : e per fuggire un’ombra
Di parricidio, abbandonai Corinto :
E mille fiate benedico il cielo,
Che Polibo mio padre, anni felici
Nella patria si gode61.

Œdipe n’est pas un bon interprète parce qu’il n’adopte pas jusqu’au bout
la démarche interprétative : avant de rejeter les propos de l’oracle, il aurait
dû interpréter à nouveaux frais les termes de « padre » et de « parricidio »,
car ces termes apparaissent dans les deux oracles qu’il a reçus de Delphes.
Dans le premier, qu’il évoque à l’acte précédent, Œdipe se découvre sur le
point de commettre un parricide, dans le deuxième, qu’il a reçu de Créon, le
parricide apparaît comme réalisé. Or, Œdipe refuse de mettre en cause son
savoir et d’accepter que tout est objet d’interprétation. Il se trompe ainsi et
ne parvient à interpréter correctement ni le premier, ni le deuxième oracle.
La deuxième erreur interprétative d’Œdipe consiste à ne pas savoir
inférer le particulier du général. Quand le messager de Corinthe lui dit que,
même s’il épousait Mérope, sa mère ne serait pas son épouse, Œdipe ne
comprend pas les mots du messager qui constituent pour lui une nouvelle
énigme62. Si Œdipe distingue les catégories de « mère » et d’« épouse », il
n’arrive pas à comprendre que « Mérope » et « mère » n’appartiennent pas
à la même catégorie. Si Œdipe sait raisonner à partir de catégories géné-
rales, il se trompe dès qu’il faut passer du général au particulier et analy-
ser le lien qui permet de comprendre si Mérope est sa mère, si Polybe
est son père et enfin si le meurtrier de Laïos est bien lui, Œdipe. C’est en
raisonnant à partir de catégories générales (tel que « homme », « animal »)
qu’Œdipe a su vaincre le Sphinx. Mais le raisonnement ne peut pas aider
Œdipe à découvrir le meurtrier de Laïos. Dans la version de Tesauro, seule
l’interprétation peut conduire Œdipe à découvrir l’identité du coupable.
Mais Œdipe n’accepte pas les corollaires méthodologiques qu’implique la

quittera la source de Dircé, fille d’Ismène” » (Tesauro, Edipo, éd. cit., II, 3, p. 100).
61. « Œdipe : C’est assez. Grâce aux Lares de mon père, je ne suis ni Thébain, ni
parricide. Je suis né à Corinthe, et pour fuir tout soupçon de parricide j’ai
quitté Corinthe. Et je bénis mille fois le ciel car Polybe, mon père, vit des
années heureuses dans sa partie » (ibid.).
62. « Edipo : Che di’ tu ? S’io sposassi la mia madre / Ancor la madre non saria mia
sposa ? / Questo non intend’io : con tal enigma / M’avria la Sfinge avviluppato, e
vinto » (« Que dis-tu ? Que même si j’épousais ma mère, elle ne serait pas mon
épouse ? Cela je ne peux pas le comprendre : avec une telle énigme, le Sphinx
m’aurait embrouillé et vaincu », ibid., p. 143).
224 ENRICA ZANIN

démarche herméneutique.
Enfin, Œdipe n’accepte pas la contradiction. Il ne comprend pas les
mots du messager car il ne peut pas concevoir que sa mère soit aussi son
épouse, que ses fils soient aussi ses frères, que son père soit aussi son rival.
C’est ce qu’il affirme, après la reconnaissance, aux citoyens de Thèbes :

Spignetemi alla rupe, onde la Sfinge


Balzò se stessa : e su quel sasso infausto
Fatto Sfinge più fiera, a’ passaggeri
Reciterò questo implicato enigma :
« Genero all’avo io son ; rivale al padre ;
fratel de’ figli miei, padre a’ fratelli ;
e de’ nipoti miei l’avia fu madre »
Io stesso rimarrò da sì confuso
E intricato parlar, confuso e vinto63.

En découvrant son identité, Œdipe ne comprend pas le sens de sa desti-


née, comme c’était en revanche le cas dans l’Œdipe de Corneille et dans
l’Edipe de Prévost. Chez Tesauro, par la reconnaissance, le héros ne découvre
que son ignorance et son malheur. La tragédie fonctionne ainsi comme une
métaphore déceptive, qui découvre à l’interprète l’impossibilité de recons-
tituer la totalité du sens et d’éclaircir le mystère de l’énigme. Œdipe, qui a su
vaincre le Sphinx, découvre ici qu’il est lui-même ce monstre énigmatique,
car son identité même est l’objet d’une énigme insoluble.
La reconnaissance finale découvre ainsi l’impuissance de la déduc-
tion rationnelle – qui ne peut pas rendre compte du particulier et de la
contradiction – et le pouvoir de l’interprétation. Toutefois, si l’interpréta-
tion est le seul moyen de déchiffrer le livre du monde, ce n’est pas parce
qu’elle révèle, sur le mode de l’allégorie, un sens univoque et certain, mais
plutôt parce qu’elle manifeste qu’il est impossible de reconstituer un
sens certain et univoque. L’herméneutique est alors le seul instrument
en mesure de rendre compte de l’apparence polysémique du réel, car elle
met en doute tout savoir évident et permet de considérer l’accident et le
particulier et d’envisager la contradiction, le paradoxe, l’antinomie. Œdipe,
en apprenant l’énigme de son origine, devient, dans la pièce de Tesauro,
un nouveau Tirésias, c’est-à-dire un vieillard aveugle soutenu par sa fille,

63. « Œdipe : Poussez-moi vers le rocher d’où le Sphinx se précipita. Et sur ce


rocher maudit, nouveau Sphinx plus féroce, je réciterai aux passants cette
énigme compliquée : “Je suis le gendre du grand-père, le rival du père, le
frère de mes fils, et le père de mes frères, et ma mère a été la grand-mère de
mes petits-fils”. Et je resterai moi-même confus et vaincu par un propos aussi
intriqué et confus » (ibid., V, 3, p. 161).
LE THÉÂTRE PRÉ-MODERNE COMME QUÊTE HERMÉNEUTIQUE 225

comme Antigone l’avait justement prophétisé64.


Œdipe, en s’aveuglant, accepte l’énigme de Tirésias, c’est-à-dire le
paradoxe de l’herméneute, qui sait lire mieux que les autres parce qu’il
est aveugle65. En effet, l’interprète est celui qui considère que le monde est
énigmatique, inconnaissable, et que la recherche du sens découvre inévi-
tablement l’impuissance et l’ignorance de l’herméneute. L’interprète, nous
dit Tesauro, est celui qui accepte la contradiction, c’est-à-dire qui accepte
de considérer un monde en apparence antinomique, asystématique, où la
vérité se donne sur le mode de la contradiction et du pluralisme.

L’analyse de ces quatre exemples nous permet de souligner l’articula-


tion entre structure de la tragédie et herméneutique, et de relever le lien
entre évolution poétique de la tragédie et conception de l’interprétation.
Premièrement, la structure même de la tragédie implique chez le lecteur
et chez le public un travail d’interprétation. Dans les versions d’Œdipe, ce
processus est particulièrement flagrant : le nœud progresse par la recherche
d’une interprétation légitime qui est dévoilée enfin par la reconnaissance
qui clôt la tragédie. Ce procédé est en réalité présent dans la plupart des
tragédies modernes. L’importance de la reconnaissance, relevée par
Terence Cave66, montre que la structure de la tragédie repose en partie sur
des attentes d’ordre cognitif. La péripétie et la reconnaissance permettent
ainsi de clore la tragédie par une stratégie double. D’une part, la reconnais-
sance révèle une vérité que le héros ignorait et établit ainsi l’interprétation
correcte des actions du héros : Œdipe a bien épousé sa mère, Hippolyte
était bien innocent, Iphigénie est bien destinée au sacrifice. D’autre part,
la reconnaissance révèle que le savoir du héros était imparfait et qu’il ne
lui permet pas de découvrir un savoir univoque et certain. Œdipe a bien
épousé sa mère, mais pourquoi les dieux l’ont-ils induit en erreur ? Si Phèdre
aimait Hippolyte, pourquoi a-t-elle cherché sa mort ? Iphigénie est certes
destinée au sacrifice, mais pourquoi les dieux demandent-ils la mort d’un
innocent ? Le dénouement tragique à la fois rétablit l’interprétation correcte
des actions des héros et révèle l’insuffisance de cette interprétation. La
reconnaissance qui clôt généralement la tragédie suscite donc la surprise
et clôt la pièce en remplissant les attentes du public. Mais elle suscite en

64. Ibid., IV, 1, p. 130, voir commentaire plus haut.


65. C’est cette énigme qui qualifie Tirésias à l’acte II. Œdipe affirme en effet que le
devin est celui qui est en mesure de lire sans yeux : « legga senz’occhi » (ibid., II,
3, p. 103).
66. Voir Terence Cave, « “Suspendere animos” : pour une histoire de la notion de
suspens », dans Les Commentaires et la naissance de la critique littéraire, Paris,
Aux Amateurs de livres, 1990, p. 211-218 ; « Suspense and the Pre-History of
the Novel », Revue de Littérature Comparée, n° 4, 2006, p. 507-516 ; Recognitions,
a Study in Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1988, et en particulier p. 320-322,
sur l’Œdipe de Corneille.
même temps le pathétique et appelle à un travail ultérieur d’interprétation
qui engage les lecteurs et les spectateurs à poursuivre l’analyse de l’intrigue.
Deuxièmement, les versions d’Œdipe nous permettent de relever le
lien qui subsiste entre évolution poétique de la tragédie et conception
de l’interprétation. En effet, les versions de dell’Anguillara et de Prévost
affirment que l’interprétation des oracles est le seul moyen pour découvrir
l’identité d’Œdipe. La vérité, dans ces pièces, est inscrite dans les signes
du monde qui manifestent la gloire de Dieu. L’allégorie, notamment dans
la version de Prévost, permet d’accéder à la vérité univoque et certaine qui
est consignée dans les textes sacrés et se révèle dans l’histoire. Pourtant, la
grâce divine est nécessaire pour permettre à l’interprète de remonter de
la multiplicité des signes à l’univocité du sens. L’Edippo de dell’Anguillara
dramatise ainsi la difficulté, pour l’interprète, de comprendre les décrets
divins et le sens de sa destinée. Si la pièce de dell’Anguillara semble mani-
fester la crise de l’épistémé analogique, les versions de Corneille et de
Tesauro n’ont plus recours à l’analogie pour rechercher dans les signes du
monde les traces de la vérité divine67. L’Œdipe de Corneille adopte une
démarche rationaliste, qui se manifeste, dans la tragédie classique, par la
poétique de la vraisemblance68. L’interprétation est dès lors inutile, sur
une scène vraisemblable ainsi que dans un monde régi par des lois acces-
sibles à la raison. Le dénouement de la pièce de Corneille découvre donc
au héros et au spectateur une vérité raisonnable qui explique la destinée
du héros et justifie sa démarche. Le héros de Tesauro, en revanche, ne
cherche dans les propos des oracles ni une vérité analogique, ni un savoir
raisonnable, mais il est appelé à renoncer à toute vérité univoque. Dans la
pièce de Tesauro, la rhétorique, du côté de la composition, et l’herméneu-
tique, du côté de l’interprétation, sont les seuls instruments pour faire face
à un univers signifiant où la vérité se donne sous l’apparence de la contra-
diction, de l’énigme, de la polysémie. La sémiotique devient alors la seule
stratégie possible pour rechercher la vérité dans un monde signifiant qui
se dérobe à l’analogie et à l’investigation rationnelle. ◀

67. Voir Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 73 : « [à
l’âge classique] le savoir rompt sa vieille parenté avec la divinatio. Celle-ci
supposait toujours des signes qui lui étaient antérieurs : de sorte que la
connaissance se logeait toute entière dans la béance d’un signe découvert ou
affirmé ou secrètement transmis. Elle avait pour tâche de relever un langage
préalable réparti par Dieu dans le monde ; c’est en ce sens que par une
implication essentielle elle devinait, et elle devinait du divin. Désormais c’est
à l’intérieur de la connaissance que le signe commencera à signifier : c’est à
elle qu’il empruntera sa certitude ou sa probabilité. Et si Dieu utilise encore
des signes pour nous parler à travers la nature, il se sert de notre connaissance
et des liens qui s’établissent entre les impressions pour instaurer dans notre
esprit un rapport de signification ».
68. Voir Anne Duprat, Vraisemblances. Poétique et théorie de la fiction, du
Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Paris, Champion, 2009, p. 181-190.
Les pièces perdues de l’Antiquité
comme source de la création
dramatique au XVIIe siècle
Corneille et Quinault imitateurs d’Euripide

Jean-Yves Vialleton, Université Stendhal-Grenoble 3

Résumé La philologie et l’imprimerie à la Renaissance n’ont pas seulement permis


la redécouverte des pièces antiques, la diffusion de leurs gloses anciennes
et modernes et leur traduction. Elles ont permis la constitution d’« œuvres »,
c’est-à-dire de dispositifs dont les textes conservés ne sont qu’un des
éléments : y entrent aussi la « vie » de l’auteur et même les textes de lui qu’on
a perdus (et dont les éventuels passages transmis acquièrent peu à peu leur
statut moderne de fragments). C’est le savoir philologique concernant les
pièces perdues d’Euripide qui permet de comprendre la cohérence secrète
de l’« examen » d’Andromède par Corneille et de jeter un nouveau regard
sur les premiers livrets d’opéra de Quinault, sur Phaéton en particulier qui
doit être lu comme une reconstitution archéologique. Le passage par la
philologie éclaire donc deux genres dramatiques du XVIIe siècle français
pourtant considérés comme « modernes » : la tragédie à machines et la
tragédie lyrique.


228 JEAN-YVES VIALLETON

L
a question des pièces perdues de l’Antiquité et des « fragments » qui
en subsistent ne relève plus aujourd’hui que de la philologie la plus
savante. Ces pièces perdues sont pourtant une source de la création
littéraire au xviie siècle qui mériterait d’être mieux prise en compte. À titre
d’exemple, nous essaierons de montrer ici que les pièces perdues d’Euri-
pide permettent de comprendre la cohérence secrète d’un texte crucial
de l’esthétique du théâtre « orné » de musique et de machines, l’« examen »
d’Andromède par Corneille, et de jeter un nouveau regard sur la création
de la tragédie lyrique et les premiers livrets de Quinault1.

Corneille, nouvel Euripide


La question des sources de l’Andromède de Corneille ne semble pas
se poser : ce sont les livres IV et V des Métamorphoses d’Ovide2. La réfé-
rence est explicite dans l’« Argument » en tête du Dessein de 1650, dans
celui de l’édition de la pièce en 16563 et dans l’ « examen » qui en 1660 le
remplace. On notera cependant que dans tous ces textes, c’est le mythe
lui-même (la « fable », le « sujet ») qui est présenté comme la source de la
pièce, et non proprement Ovide : si celui-ci est nommé dans l’argument,
c’est qu’il donne une version du mythe (« Voilà comme Ovide raconte
cette fable », dit l’« Argument »), et sa version la plus connue (« Le sujet de
cette pièce est si connue par ce qu’en dit Ovide …», début de l’examen).
Ovide n’est donc pas vraiment désigné comme la source de Corneille au
sens où il en serait le modèle ; on peut même dire que la référence à Ovide
est surtout négative :

Voilà comment Ovide raconte cette fable, où j’ai changé beaucoup de


choses tant par la liberté de l’art, que par la nécessité des ordres du théâtre,
et pour lui donner plus d’agrément. (« Argument ») / par la nécessité

1. Si l’on observe les sous-titres originaux, la différence entre la tragédie à


machines et l’opéra lulliste n’est pas si radicale qu’on le considère souvent
aujourd’hui : ce sont deux genres du théâtre « orné ». La tragédie à machines
Circé de Thomas Corneille en 1675 est une « tragédie ornée de machines, de
changements de théâtre et de musique », dont l’avertissement nous annonce
que les machines en sont le « principal ornement ». C’est de ce théâtre orné
que relèvent les comédies-ballets de Molière, dont les intermèdes sont donnés
comme des « ornements ». L’opéra Thésée, de la même année que Circé, est
donné comme une tragédie « ornée » par sa page de titre, et c’est aussi le cas
d’Atys en 1676, de Proserpine en 1680.
2. Pour un état des connaissances actuelles, voir l’introduction de
Christian Delmas à son édition d’Andromède, Paris, M. Didier, 1974, p. llviii-
lxxi, « sources et légendes ».
3. Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, p. 529 et p. 444.
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 229

de l’ordre du théâtre, et pour lui donner plus d’éclat à la représentation


(« Examen »)4.

La référence à Ovide sert à indiquer ce que Corneille peut faire et ce qu’il


doit faire en écrivant une pièce. Ce qu’il peut faire : ce qu’il veut, puisqu’il
est artiste (« liberté de l’art » : c’est le fameux adage horatien de la quidli-
bet audendi potestas du peintre et du poète5). Ce qu’il doit faire : suivre
la « nécessité de l’ordre du théâtre », c’est-à-dire adapter pour la scène, ou
comme on dit dans le langage du xviie siècle, accommoder au théâtre, et
accommoder un sujet au théâtre, c’est, dit le dictionnaire de Furetière, le
« dispos[er] pour paraître agréable sur la scène ». Ce qu’est cet « ordre du
théâtre », Corneille le fait comprendre plus loin, avec humour, mais cela
doit être pris au sérieux :

Les peintres, qui cherchent à faire voir leur art dans les nudités, ne
manquent jamais à nous représenter Andromède nue au pied du rocher
où elle est attachée, quoiqu’Ovide n’en parle point. Ils me pardonneront
si je ne les ai point suivis en cette invention, comme j’ai fait en celle du
cheval Pégase, sur lequel ils montent Persée, pour combattre le monstre,
quoiqu’Ovide ne lui donne que des ailes aux talons. Ce changement donne
lieu à une machine toute extraordinaire, merveilleuse et qui empêche que
Persée ne soit pris pour Mercure6.

Dans ce parallèle avec la peinture, on a cru pouvoir trouver une invitation à


chercher dans les tableaux ou gravures des sources possibles de Corneille7.
C’est le lire à contresens. Ce que Corneille montre, c’est au contraire que
la représentation théâtrale a une spécificité, que l’« ordre » du théâtre n’est
pas celui de la peinture. La question de la nudité n’a rien à voir avec les trop
fameuses bienséances morales telles que le post-classicisme en a construit
le mythe, mais avec la bienséance esthétique8. L’« ordre » de la peinture
entraîne la nudité, car le peintre peut faire valoir son art dans la carnation

4. Ibid., « Argument », p. 445, « Examen », p. 448.


5. André Chastel, « Le dictum Horatii quidlibet audendi potestas et les
artistes (xiiie-xvie siècles) » (1977), repris dans Fables, formes, figures, Paris,
Flammarion, 1978, rééd. coll. « Champs », 2000, t. I, p. 363-376.
6. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, « Argument », p. 446, « Examen »,
p. 449.
7. Ibid., p. 1393, notice d’Andromède.
8. On ne pensera pas cependant que la nudité est impossible au théâtre « à
cause des bienséances ». On utilise un costume de nudité dans Les Amants
magnifiques (« habillés comme s’ils étaient nus », VIe intermède, éd. 1682)
et même un enfant vraiment nu pour jouer Cupidon dans un ballet en 1604
(Henri Prunières, Le Ballet de cour en France avant Benserade et Lully, Paris,
Laurens, 1913, p. 181).
230 JEAN-YVES VIALLETON

(« Terme de Peinture, qui se dit de toutes les parties d’un tableau en géné-
ral qui représentent de la chair, qui sont nues et sans draperie », d’après
Furetière). Chaque « ordre » a ses propres « agréments », les deux « ordres »
ne se rencontrent que par hasard : Corneille s’accorde avec les peintres
pour utiliser Pégase, mais ce n’est que parce que cela convient au théâtre,
c’est que c’est une occasion de spectaculaire et que cela participe de la
netteté sémiologique des costumes.
Quand un peintre, au xviie siècle, peint Andromède « nue au pied
du rocher où elle est attachée » pour « faire valoir son art », s’il s’éloigne
d’Ovide, il ne fait cependant que suivre un illustre modèle, un modèle
propre à son art : en effet il reconstitue un tableau perdu, un tableau qui
n’a d’ailleurs peut-être jamais existé, mais qui est bien connu, puisque
c’est celui que décrit Philostrate dans ses Images (Eikones). Une hypothèse
vient à l’esprit : et si Corneille faisait lui aussi la copie d’un modèle, dans
son « ordre », celui du théâtre.
La pièce qui est le modèle de Corneille n’est pas nommée, mais c’est
elle qui donne son sens au passage qui ouvre la deuxième et dernière partie
de l’« examen ». Ce passage est une « réfutation » de deux attaques possibles
contre la « croisure des vers » (c’est-à-dire la strophe lyrique) au théâtre, en
particulier contre les stances. La première « objection » est que c’est « trop
mendier l’acclamations populaire », que c’est une « affectation », « une espèce
de bassesse, qui ravale trop la dignité de la tragédie ». Corneille trouve au
contraire la « croisure des vers » légitime puisque le but de l’art est de plaire.
La deuxième objection consiste à trouver « irrégulier » l’usage d’un autre vers
que l’alexandrin. Corneille réfute cet argument en s’appuyant notamment
sur l’exemple des anciens qui ont mêlé les mètres au théâtre. La réfutation
de la première objection peut se résumer par ce syllogisme : le but de l’art
dramatique est de plaire, or les ornements surajoutés nous permettent d’at-
teindre ce but, donc ils sont légitimes. Le syllogisme n’est volontairement pas
exposé dans son ordre naturel. Il est suivi de deux exemples tirés du théâtre
antique qui sont censés montrer qu’un procédé littéraire surajouté est légi-
time quand il est conforme au but fixé par le genre :

Les Anciens se servaient sans scrupules, et même dans les choses extérieures
[i.e à l’art du dramaturge], de tout ce qui les y pouvait faire arriver. Euripide
vêtait ses héros malheureux d’habits déchirés, afin qu’ils fissent plus de pitié,
et Aristophane fait commencer sa comédie des Grenouilles par Xanthias
monté sur un âne, afin d’exciter plus aisément l’auditeur à rire9.

Ces deux exemples ont une valeur argumentative douteuse en ce qu’ils


semblent plutôt être une raillerie d’un « Moderne » contre la littérature

9. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, « Examen », p. 454.


LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 231

antique que des « preuves » ab auctoritate majorum. Corneille a déjà


évoqué les « habits déchirés » d’Euripide dans un texte de 1650, mais pour
s’en moquer :

Ce [i.e. Don Sanche, héros qui « soutient sa disgrâce » avec « fermeté »] n’est
point un héros à la mode d’Euripide, qui les habillait de lambeaux pour
mendier les larmes des spectateurs10.

En fait, on ne peut bien comprendre ces exemples que si l’on voit qu’ils
fonctionnent comme une allusion, une allusion à la pièce secrète
qui sert de modèle. Les deux exemples renvoient à une même source,
Aristophane en tant qu’involontaire conservateur de fragments des pièces
disparues d’Euripide, par les passages qu’il a parodiés en particulier dans
Les Acharniens et Les Thesmaphories, et par ceux qu’ont rapportés les
commentaires antiques de ses pièces. On trouve des costumes en hail-
lons dans deux pièces conservées, pour Ménélas dans Hélène (v. 544 et
suiv., v. 554) et pour Électre dans la pièce du même nom. Mais la légende
du héros d’Euripide, boiteux et en haillons, vient des attaques comiques
d’Aristophane, notamment des références faites à deux pièces dispa-
rues avec des « rois en haillons », Télèphe et Bellérophon11. Dans Les
Acharniens, Dicéopolis (Justinet dans la traduction de V. H. Debidour12)
avant de plaider emprunte comme accessoire des haillons à Euripide,
ce qui donne lieu à une liste des héros en guenilles du dramaturge
(v. 393-489). Le trait est connu, il se trouve dans le dictionnaire gréco-
latin de Pollux où il est compilé13 et repris dans bien des livres modernes.
Il est d’autant plus frappant qu’il a servi à construire les biographies :
malgré le caractère invraisemblable du personnage, Dicéopolis est
interprété comme un autoportrait d’Aristophane (scholie aux v. 379 et
suiv.) et Euripide, d’après ses vies légendaires, s’habillait de haillons14.
Euripide est aussi tourné en dérision dans Les Grenouilles, pièce qui
finit par un parallèle entre Eschyle et Euripide et dont on a pu dire que
c’est « la première Poétique conservée, un siècle avant celle d’Aristote »15.
C’est à cette pièce que renvoie Corneille en évoquant Xanthias, l’esclave

10. Ibid., t. II, p. 552 (épître à Monsieur de Zuylichem, en tête de Don Sanche
d’Aragon, non repris dans l’édition de 1660).
11. Euripide, Théâtre, t. VIII, Fragments, éd. et trad. Fr. Jouan et H. Van Looy, Paris,
Les Belles Lettres, 1998-2003, t. VIII, 1, introduction, p. xxxi.
12. Aristophane, Théâtre complet, trad. V.-H. Debidour, Paris, Gallimard, 1965.
13. Onomasticon, IV, 117, cité dans Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, p. 98,
note 18.
14. Voir Mary R. Lefkowitz, The Lives of the Greek Poets, Londres, Gerald
Duckworth & Co Ltd, 1981, chapitre sur Euripide.
15. Paul Demont et Anne Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, LGF,
coll. « Le livre de poche », 1996, p. 183.
232 JEAN-YVES VIALLETON

de Dionysos, effectivement juché sur un âne dans le prologue de la comé-


die d’Aristophane. Dans ce prologue, le dieu du théâtre lui-même et son
esclave cherchent à savoir comment descendre aux enfers pour y récupé-
rer Euripide en vue d’une fête théâtrale. Or ce qui a donné cette admiration
irrésistible pour Euripide à Dionysos, c’est la lecture sur un bateau d’une de
ses pièces, et cette pièce, c’est justement Andromède (v. 53). L’Andromède
d’Euripide a été perdue, mais elle est fameuse. La scholie au vers 53 des
Grenouilles dit : « un des plus beaux drame d’Euripide ». Lucien raconte
que sa représentation rendit fous les Abdéritains, anecdote qui devient
classiques dans les temps modernes. La pièce est célèbre, plus encore
que pour sa beauté, pour être avec une autre pièce perdue, Sthénébée16,
les pièces où Euripide a utilisé magistralement la méchanè17. La machine
utilisée dans Sthénébée avait dû être particulièrement frappante puisque
Aristophane en donne une parodie18. Dans La Paix, Trygée (Lavendange
dans la traduction de V.-H. Debidour) chevauche un bousier géant. Un
vers d’Euripide dans la bouche d’un serviteur donne la clé de la parodie :
« Ô race de Pégase ! (qu’il dit) ô noble volatile ». Il s’agit d’une dérision du
cheval Pégase qu’Euripide utilise comme machine dans Sthénébée, puis
dans Bellérophon. C’est justement Pégase que Corneille ajoute à sa propre
Andromède, « machine toute extraordinaire, merveilleuse », nous dit-il, et
qui n’est pas dans Ovide.
Le fragment le plus long de la pièce perdue provient de la parodie
qu’en a faite Aristophane dans Les Thesmophories en le farcissant de vers
comiques : il s’agit de la plainte d’Andromède, passage qui n’est pas imité
par Corneille. L’héroïne sur le point d’être dévorée se plaint de son sort
à ses « amies virginales »19 et parle à Écho. Corneille utilise lui aussi un
chœur de jeunes filles (« de nymphes »), mais pas dans la scène correspon-
dante (III, 2), où Andromède est vue par le « chœur du peuple » et Timante
et s’adresse à sa mère Cassiope. L’Andromède de Corneille, loin de pleurer
sur son sort, « soutient sa disgrâce » avec « fermeté », selon les mots appli-
qués à Don Sanche. Dans cette scène, c’est surtout Cassiope qui parle, et
Andromède n’intervient que pour lui reprocher sa « vanité » et ses « blas-
phèmes » au sein des « malheurs extrêmes ». Mais justement un propos
analogue existe dans un fragment de l’Andromède d’Euripide : un person-
nage reproche à un autre ses paroles d’orgueil en lui faisant valoir qu’il est
réduit à l’impuissance par la divinité20. En outre, deux « sentences » sont
peut-être prises à Euripide. Le passage le plus cité de la pièce d’Euripide

16. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, p. 1-27.


17. Ibid., t. VIII, 1, introduction, p. xxxi.
18. Ibid., t. VIII, 3, notice aux fragments de Sthénébée, p. 19.
19. La plainte s’adresse à un chœur de jeunes filles (« Amies, vierges amies »), ibid.,
t. VIII, 1, n° 5 (117 Kn.), p. 169.
20. Ibid., t. VIII, 1, n° 30 (140 Kn.), p. 182.
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 233

est une sentence, déjà présente chez Homère : « Mais il est doux, vois-tu
de se rappeler de ses épreuves »21. On la trouve sans nom d’auteur dans la
Rhétorique d’Aristote, au chapitre sur le plaisir (I, 2, 1370 b 1-4) et traduite
en latin et attribuée à Euripide chez Cicéron22. Elle sera souvent imitée (par
Virgile, Dante, Musset…). On trouve des vers équivalents chez Corneille :

Seigneur le souvenir des plus âpres supplices,


Quand un tel bien les suit, n’a jamais que délices. (IV, 6, v. 1350-1351)

Un autre fragment comporte une sentence du chœur sur la volonté des


dieux : « Ne vois-tu pas de quel côté la volonté divine dirige ton destin.
D’un jour au suivant, elle fait tourner l’un dans un sens, l’autre à l’oppo-
sé ? »23. Deux vers de Corneille à l’acte IV (scène 2, v. 1144-1145) qu’Aglante
adresse à Andromède en semblent être une traduction :

[…] il n’est pas aux Dieux besoin de plus d’effort


À changer votre cœur qu’à changer votre Sort.

D’Aubignac critique l’Andromède de Corneille, à cause de la mauvaise


utilisation qui y est faite selon lui du décor verbal ; il ne peut s’empêcher
cependant de remarquer qu’elle a « une délicatesse digne du théâtre grec »24.

Quinault, auteur savant


« Rétablir » sur la scène moderne « une délicatesse digne du théâtre
grec » en rivalisant avec Euripide, c’est ce que l’histoire littéraire d’au-
jourd’hui ne concède plus qu’à Racine. C’est pourtant aussi le projet
esthétique de ses adversaires, Quinault et Lully, les inventeurs de l’opéra
français, ce qu’a empêché de voir un préjugé critique ancien et toujours
vivant, fondé sur la légende de l’ignorance de Quinault25. Cette légende est
aujourd’hui démentie : Quinault a suivi des études au Collège, il était de
la Petite Académie, il connaissait le latin et probablement même le grec26.

21. Ibid., t. VIII, 1, n° 18 (133 Kn.), p. 177.


22. Cicéron, De finibus, 2, 32, 105 : « nec male Euripides…. suavis laborum est
praeteritorum memoria ».
23. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 1, n° 35 (152 Kn.), p. 183.
24. Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, I, 8, éd. H. Baby, Paris, Champion,
2001, p. 106.
25. Nous avons essayé d’étudier cette légende dans « Quinault héritier de Tristan :
une filiation mystérieuse », Cahiers Tristan L’Hermite, n° 30, 2008, p. 62-71.
26. Jean Jacquot, « Philippe Quinault membre de la petite académie », dans
Mélange d’histoire littéraire (XVe-XVIIe siècles) offert à Raymond Lebègue, Paris,
Nizet, 1969, p. 305-320.
234 JEAN-YVES VIALLETON

L’intérêt de Quinault pour Euripide est évident dans le choix d’adapter


Alceste dans un des premiers livrets de tragédie en musique. Mais il précède
en fait la période où il abandonne le théâtre parlé pour les livrets, période
qui correspond à celle où il est académicien et auditeur à la Chambre des
Comptes27. En effet, la seizième et dernière pièce de la première partie de
l’œuvre de Quinault, Bellérophon, emprunte son sujet à une pièce dispa-
rue d’Euripide, Sthénébée.
Étienne Gros mentionnait à propos de Bellérophon cette pièce perdue
d’Euripide, mais l’écartait rapidement comme source possible28. Les
études actuelles n’en font même plus mention. C’est par exemple le cas
d’une édition critique de la pièce parue en 1990 ; la notice propose comme
sources d’obscurs mythographes, tout en remarquant que des rapproche-
ments ne sont guère possibles : « Comme toujours, Quinault ne respecte
guère ses sources. Il avait l’invention féconde, et il avait perfectionné l’art
d’introduire l’amour dans ces pièces où l’héroïsme ne suffit pas à animer
l’action et l’intérêt »29. Cette notice nie même que la pièce puisse réellement
être une tragédie : « Dix ans plus tôt, Quinault aurait désigné Bellérophon
comme tragi-comédie, mais cette classification déjà moribonde disparaît
après 1666, sauf pour quelques pièces oubliées aujourd’hui, qui ne furent
sans doute pas représentées »30.
La pièce est pourtant bien une tragédie et non une tragi-comédie :
elle utilise certes un sujet mythologique, mais le traite à la manière d’un
sujet historique. Bellérophon ne se sert pas de Pégase et le combat avec le
monstre raconté à l’acte V est soigneusement dépourvu de tout irration-
nel : l’intervention des dieux n’y est mentionnée que comme une rumeur
populaire31, exactement comme le sera la descente de Thésée aux enfers
dans Phèdre, comme on l’a souvent remarqué depuis G. Lanson.
Quinault n’est pas irrespectueux de ses sources. Il reprend l’histoire
antique de Bellérophon aimé et calomnié par Sthénébée auprès du roi
Praetos, qui l’envoie courir un péril qu’il croit mortel, histoire déjà racontée
par Homère. Dès l’Antiquité, le dénouement par le suicide de Sthénébée était
une version concurrente de son exécution par Bellérophon (qui la précipite
dans la mer de la croupe du cheval ailé). Seul ici peut servir d’argument à un
prétendu génie « tragi-comique » de Quinault le fait que ce suicide se fasse sur

27. Les dates sont un peu incertaines. Bellérophon est donnée comme étant de
1665 au xviiie siècle, on la date aujourd’hui du début de 1671.
28. Étienne Gros, Philippe Quinault, sa vie et son œuvre, Paris, Champion, 1926,
Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 329.
29. Quinault, Bellérophon, éd. E. J. Campion, Genève, Droz, 1990, introduction de
W. Brooks, p. xxxiii.
30. Ibid., p. xv.
31. « Tel assure avoir vu des dieux le secourir, / Et venir assister ses forces inégales,
/ L’un d’un cheval volant, l’autre d’armes fatales ; / Tant en des cœurs surpris
d’un grand événement, / La superstition s’insinue aisément » (V, 4).
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 235

l’annonce de la fausse mort de Bellérophon, mais les fausses morts ne sont


pas absentes de la tragédie la plus classique. On reconnaît dans Bellérophon
le motif de l’« innocence calomniée » selon l’expression de Paul Bénichou32 et
qu’on nomme parfois bibliquement « femme de Putiphar », motif sur lequel
sera construite la Phèdre de Racine. Ce motif est répandu, mais c’est un motif
cher à Euripide, qui l’utilise aussi dans Hippolyte couronné, et dans trois
pièces perdues, un autre Hippolyte, un Pélée et un Phénix. Des fragments
de Sthénébée se trouvent dans plus de dix poètes comiques et notamment
dans Aristophane, qui compare explicitement Sthénébée à Phèdre33. Chez
Quinault, Sthénébée n’est que la fiancée de Praetos, comme dans certaines
tragédies du xviie siècle sur le sujet de Phèdre.
Dans la pièce de Quinault, le héros écrit sur des « tablettes » un poème
d’amour (I, 4) qui sert à Sthénébée de fausse preuve (IV, 2). Ce trait semble
illustrer l’art de Quinault « d’introduire l’amour dans ses pièces ». Il pour-
rait cependant être fondé sur un des fragments de la pièce perdue : « Éros
enseigne la poésie, même si on était encore étranger aux Muses »34. C’est
un fragment très connu : il est repris chez Aristophane, mais aussi dans le
Banquet de Platon et dans Plutarque35.
L’Andromède de Corneille se désigne discrètement comme un défi à
Euripide, mais, malgré quelques « réemplois », elle n’en est pas une recons-
titution archéologique. La pièce d’Euripide telle qu’on peut l’imaginer
d’après les études actuelles semble ne pas raconter la même histoire que
celle de Corneille : chez Euripide, Andromède se serait enfuie de chez ses
parents avec Persée pour Argos ; c’est Athéna qui aurait accompli la méta-
morphose en étoile36. On trouve en revanche dans l’œuvre de Quinault,
une véritable reconstitution archéologique d’Euripide, son opéra Phaéton.
La source de Phaéton qui semble évidente est là encore les
Métamorphoses d’Ovide (I, v. 749-779), car c’est le texte qui, comme
souvent, fournit la version la plus développée. L’idée d’une rivalité de
Phaéton et d’Epaphus est par exemple dans Ovide. Cette source semble
indiscutable, puisque le mythe a de multiples variantes, portant sur le
récit lui-même comme sur le nom des personnages. Le nom de Clyménée
n’apparaît que dans certaines, dont celle d’Ovide. Bien plus, la mention
de Mérops est propre à Ovide. Les mêmes noms se retrouvent chez Hygin
dans sa notice sur le « Phaéton d’Hésiode » (CLIV) et des compilateurs
modernes. Mais un autre texte, quoique perdu, utilise lui aussi les noms

32. Paul Bénichou, « Hippolyte requis d’amour et calomnié », dans L’Écrivain et ses
travaux, Paris, José Corti, 1967, p. 237-323.
33. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, notice, p. 2.
34. Euripide, Théâtre, éd. cit., t. VIII, 3, n° 2 (663 Kn.), p. 24.
35. Platon, Banquet, 196e, 2-3 ; Plutarque, Amator, 17, 762b. Autres références,
Euripide, Théâtre, éd. cit., t. VIII, 3, p. 24.
36. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 1, notice p. 150-151.
236 JEAN-YVES VIALLETON

de Clyménée et de Mérops : c’est la tragédie d’Euripide. Le nom de Mérops


figure dans un fragment de la pièce connu par Strabon37.
Ovide parlait du Nil, sans préciser le lieu. Quinault situe l’action en
Égypte et non en Éthiopie, pourtant pays de l’amour. De fait, le passage
cité par Strabon où figure le nom de Mérops donne la parole à un person-
nage qui parle des « noirs voisins » (mêla’mbrotoi), ce qui situe l’action
dans un pays proche mais différent de l’Éthiopie, pays des visages noirs.
L’interprétation de Quinault est confirmée par les savants d’aujourd’hui.
L’argument qui semble le mieux illustrer l’idée reçue d’un Quinault
galant plus que classique est le fait que la pièce tourne autour d’un projet
de mariage. Ce projet de mariage est lié à la décision du roi de se trouver
un successeur :

Le Sceptre que je tiens pèse à ma main tremblante,


Je ne puis sans secours en soutenir le poids. (II, 5, v. 369-370)

Cette idée aussi, Quinault pourrait l’avoir trouvée dans un fragment du


Phaéton d’Euripide cité par Stobée : « Une seule ancre, je te dis, en général
ne sauvegarde pas un navire de la même façon que si on en jette trois. Un
seul chef, c’est un risque pour la cité, tandis qu’un second en sous-ordre,
ce n’est pas un mal »38.
Dans la scène 5 de l’acte II de Quinault, quand le choix du roi est
annoncé, on danse avec « acclamations en faveur de Phaéton ». C’est à
partir de là que Phaéton n’hésite plus à choisir la gloire plutôt que l’amour
pour Théone et qu’il va décider de démontrer son ascendance, de façon
téméraire (voir l’hybris de la scène 3 de l’acte IV). Plutarque cite un frag-
ment de la pièce d’Euripide : « La foule et ses bravos m’ont grisé »39.
Dans son opéra, Quinault imagine curieusement que l’envie d’épou-
ser Libye provient de l’ambition plus que de l’amour : il s’agit d’hériter du
royaume. Un autre fragment de la pièce d’Euripide, rapporté par Plutarque
est : « Tout en étant libre il est esclave de son lit, car il a vendu son corps
pour la dot »40. Dans le premier recueil qui réunit des fragments du théâtre
grec, avec une traduction latine, les Excerpta ex tragoediis et comoediis
graecis tum quae exstant, tum quae perierunt de Grotius (1626), c’est le
dernier des six fragments41.
Il y a un des fragments de la pièce d’Euripide, un fragment de chœur,
probablement lors du parodos, que ne pouvait pas connaître Quinault.

37. Ibid., t. VIII, 3, n° 1 (771 Kn.), p. 248.


38. Ibid., t. VIII, 3, n° 3 (773 Kn.), p. 158-159, v. 124-126.
39. Ibid., t. VIII, 3, n° 5 (778 Kn.), p. 265.
40. Ibid., t. VIII, 3, n° 3 (773 Kn.), v. 159.
41. Il est traduit : « Cum liber esses, factus est servus ibori, / Pretoisque dotis ipse
semes vendidit ».
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 237

C’est au début du xixe siècle qu’en appliquant un produit chimique on


a fait apparaître sous une copie du vie siècle de la première épître aux
Corinthiens (Codex Claromontanus) des fragments d’une tragédie perdue
d’Euripide. Goethe se sert de ce fragment pour esquisser une reconstruc-
tion de la pièce. Or, dans ce texte retrouvé, il est question de fiançailles
(sans qu’on sache avec qui). Sans bien éclaircir l’histoire racontée par
Euripide42, la découverte confirme en tout cas l’intuition de Quinault selon
laquelle la pièce se fondait sur un projet de mariage. Ce projet de mariage
n’existe que dans la pièce perdue d’Euripide : il est ignoré d’Ovide, mais
aussi des autres poètes et des mythographes43.
On pourra certes objecter que, quand Quinault reprend Alceste, il
l’adapte largement. Dans la pièce, la descente aux Enfers se situe entre
le dernier épisode et l’exodos : elle devrait être entre l’acte IV et V, selon
la vision classique. Dans le livret, elle est montrée sur scène et tient tout
un acte, l’acte IV. C’est bien sûr parce que nous sommes à l’opéra, et que
la descente aux Enfers y est un « tableau à faire », depuis les origines du
genre. La démarche de Quinault est symétriquement inverse de celle de
Bellérophon. Dans Bellérophon, il refaisait en tragédie unie, et donc vrai-
semblable et sans merveilleux, une des deux pièces d’Euripide connues
pour ses machines. Dans Alceste, il utilise une pièce d’apparence unie
pour en faire une pièce à grand spectacle. En outre, et cela a échappé,
cette descente aux enfers rappelle fortement un fragment d’une autre
pièce perdue, qui a pu être attribuée à Euripide. La scène 4 de l’acte IV de
l’Alceste de Quinault permet de mettre en musique la lutte d’Alcide contre
Cerbère. La scène 5 montre l’entrée d’Alcide chez Pluton par effraction :

Pluton
Insolent jusqu’ici braves-tu mon courroux ?
Quelle injuste audace t’engage,
À troubler la paix de ces lieux ?

Alcide
Je suis né pour dompter la rage
Des monstres les plus furieux.

Pluton
Est-ce le Dieu jaloux qui lance le Tonnerre
Qui t’oblige à porter la guerre
Jusqu’au centre de l’Univers […]

42. Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, notice, p. 236-238. On en a tiré que
Phaéton tenait à prouver son ascendance parce qu’il refusait un mariage
imposé par Mérops, avec on ne sait qui.
43. Ibid., notice, p. 236.
238 JEAN-YVES VIALLETON

Alcide le rassure et explique sa mission : ramener Alceste. Dans un frag-


ment d’une pièce autrefois attribuée à Euripide, on trouve le même
mouvement :

Éaque
Holà ! Mais qu’est-ce donc ? Qui donc ici pénètre,
Le cœur empli de zèle et d’audace enflammé ?
Je dois te demander, étranger, qui tu es
Pour oser t’introduire en ces lieux, et pourquoi ?

Héraklès s’explique alors en rappelant qu’il est fils de Zeus et qu’il a une
mission, ramener Cerbère44.
Un des traits frappants d’Alceste est le contraste entre la fête galante
initiale et le deuil qui suit immédiatement. L’effet est profondément fidèle
à Euripide. Pour expliquer l’introduction des fiançailles dans le Phaéton
perdu, les érudits actuels y voient une innovation d’Euripide par rapport
à Eschyle pour « rajeunir le sujet » et « rendre l’action plus tragique par le
contraste d’un fête joyeuse et d’une mort lamentable »45.
Mais, plus profondément, le fait que Quinault s’éloigne de son
modèle dans Alceste et se livre à l’opposé à une pure reconstruction dans
Phaéton suggère ce principe : quand la pièce est conservée, le traitement
se doit d’être nouveau ; quand la pièce est perdue, l’imiter est possible, et
même original. Or ce principe trouve sa confirmation ailleurs. Quand au
xvie siècle, par exemple, H. Estienne écrit ses Idylles latines, il imite les
Pastorales de Longus, non en le paraphrasant en latin, mais en écrivant
deux eclogae qui correspondent aux deux lacunes du texte (c’est-à-dire
aux lacunes du manuscrit alors disponible)46. Et il y a plus : ce principe
est théorisé. Ainsi, quand La Bruyère justifie le projet littéraire de ses
Caractères dans le « Discours sur Théophraste », il marque d’abord qu’il
ne refait pas les « caractères » de Théophraste. Ces derniers sont une suite
d’éthopées, qui se font sur « cette unique figure qu’on appelle description
ou énumération ». En reprenant le procédé, on risque, dit La Bruyère, de ne
pas rencontrer le même succès si l’œuvre est « traitée par un génie inférieur

44. Les Sophistes, fragments et témoignages, présentation et traduction de


J.-P. Dumont, Paris, PUF, 1969, p. 206-207 (Diels-Kranz B16). Un vers en
est cité par Hermogène et dans son Commentaire d’Hermogène, Johannes
Diaconus donne le passage en entier avec un résumé de la pièce d’Euripide
dont il est tiré, Pirithoüs. Dans la Vie d’Euripide, cette dernière pièce est
enlevée à Euripide et attribuée au sophiste Critias (Diels-Kranz B10), ce
qui fait que le passage ne se trouve aujourd’hui plus parmi les fragments
d’Euripide, mais parmi ceux des sophistes.
45. Henri Weil, article cité dans Euripide, Fragments, éd. cit., t. VIII, 3, p. 236, note 31.
46. Longus, Daphnis et Chloé, éd. et trad. G. Dalmeyda, Paris, Les Belles Lettres,
coll. « CUF », 1934, notice p. xlviii.
LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 239

à celui de Théophraste ». La Bruyère choisit donc sa forme propre « en se


ressouvenant que, parmi le grand nombre des traités de ce philosophe
rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve un sous le titre de proverbes,
c’est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions et des remarques,
que le premier et le plus grand livre de morale qui a été fait porte ce même
titre dans les divines Écritures »47. La Bruyère n’adapte pas les caractères
de Théophraste, il reconstitue pour le présent une des ses œuvres perdues
et il le fait en passant par une autre source, les « Proverbes de Salomon ».
L’œuvre d’Euripide est une référence pour qui écrit une pièce à
machines au xviie siècle. Dans les pièces conservées d’Euripide mêmes,
une sur deux se finit par un exodos avec une apparition apo mechanes 48.
Qu’Euripide soit un auteur de tragédie à machines, comment peut-on
l’oublier au xviie siècle, puisque quand Aristote prononce sa si souvent
reprise condamnation du deus ex machina, il s’appuie sur l’exemple d’une
pièce d’Euripide, celle qui traite du sujet qui sera aussi celui de la première
tragédie de Corneille, d’après Sénèque, tragédie avec machines, Médée.
Des éditeurs modernes d’Alceste ont pu opposer le classicisme d’Euripide
et le traitement spectaculaire que lui fait subir Quinault dans son livret 49.
C’est voir Euripide à travers Racine. Quinault, moins ignorant que nous,
sait qu’il y a deux Euripide, l’Euripide de Racine et du Quinault auteur de
Bellérophon, et l’Euripide du Corneille auteur de pièce à machines et du
Quinault librettiste. Cette image double d’Euripide, c’est celle que donne
Aristophane, même si chez lui les deux faces se rejoignaient dans la mise
en dérision d’un dramaturge prêt à toutes les perversions pour plaire.
Euripide est un auteur mélodramatique au sens moderne, qui cherche
d’abord à apitoyer, un auteur qui utilise pour le genre tragique élevé le
style maigre, proche de la simple conversation, de la même façon qu’il
vêt de haillons triviaux des rois qui devraient être vêtus de pourpre : en
somme, il « rase la prose ». Il est aussi l’utilisateur sans vergogne des illu-
sions et des artifices de la machine.
La querelle d’Alceste est un épisode avant-coureur de la querelle des
Anciens et des Modernes, mais elle n’est pas le combat des savants et des
ignorants, comme a pu l’imposer la préface d’Iphigénie. Elle est un débat
non pour ou contre Euripide comme l’a fait croire Perrault, mais entre
deux Euripide. Or le choix entre ces deux Euripide est lourd d’enjeu. C’est

47. La Bruyère, « Discours sur Théophraste » dans Les Caractères, éd. R. Garapon,
Paris, Garnier frères, 1962, p. 14.
48. Char de Médée dans Médée, apparition de Thétis dans Andromaque, des
Dioscures dans Électre et Hélène, d’Athéna dans Iphigénie en Tauride et Ion,
de Dionysos dans Les Bacchantes, de la Muse mère de Rhésos et son fils mort
dans Rhésos (pièce attribuée à Euripide avec des doutes).
49. Quinault, Alceste, éd. W. Brooks et B. Norman, J. Moragn Zarucchi, Genève,
Droz, 1994, p. 84.
240 JEAN-YVES VIALLETON

un choix entre plusieurs conceptions de la tragédie, c’est aussi du point de


vue rhétorique une décision concernant le meilleur style et, plus profondé-
ment, du point de vue philosophique une décision sur la nature exacte de
la parole poétique. Cet enjeu est déjà explicité dans l’examen d’Andromède
de Corneille, si on le lit bien. Quand Corneille y répond à l’objection contre
la « croisure des vers », il emploie dans la formulation de la thèse à réfuter
des termes lestés de toute une tradition : ce serait « trop mendier l’acclama-
tion populaire », ce serait une « affectation », « une espèce de bassesse, qui
ravale trop la dignité de la tragédie ». Si le vers lyrique « ravale » la tragédie,
c’est que, du style élevé, il l’a fait descendre au style moyen, celui du plai-
sir. L’« affectation » est le mot habituel pour désigner le mauvais emploi
du style élégant (ps.-Démétrius de Phalère). Les procédés de l’orateur qui
recherche les applaudissements, ce sont, comme l’explique Hermogène,
les procédés gorgianiques repris par Isocrate. Le dramaturge qui utilise
le vers lyrique est donc l’équivalent d’un sophiste ou d’un orateur asia-
niste. Pour répondre, Corneille reconnaît que la « croisure du vers » est un
« fard ». Mais ce fard selon Corneille « embellit » et il est donc légitime : c’est
reprendre la définition de la beauté pour Hermogène, qui n’est pas seule-
ment comme pour Platon harmonie de la composition, mais aussi parure,
couleur surajoutée. L’apparition de l’image du « fard » inscrit là encore
l’attaque à laquelle Corneille répond dans la tradition platonicienne de
dénonciation de la rhétorique de Gorgias et des sophistes par Platon. Il
faudrait prolonger l’analyse et l’inscrire dans la question fondamentale du
rapport étroit de la tragédie et des sophistiques : mais c’est un autre sujet
et il est temps de conclure.

Phaéton et Andromède ont un point commun : avoir eu l’audace


d’imiter et de vouloir remplacer une divinité. Quand la mère de l’héroïne
de Corneille prend conscience de l’origine des malheurs de sa fille, avoir
dépassé Vénus en beauté, elle s’écrie :

Ah ! je découvre enfin d’où provient tant de haine :


[…]
Chacun préférerait le portrait au modèle,
Et bientôt l’univers n’adorerait plus qu’elle50.

Cette réplique donne peut-être le concetto de la pièce. La question de


l’imitation est en effet au cœur de l’histoire de l’Andromède de Corneille,
comme elle est au cœur de celle du Phaéton de Quinault. En outre, les
deux pièces tentent la gageure de faire un « portrait » supérieur au divin
« modèle ». Comme dans le premier des tableaux décrits par Philostrate,

50. III, 2, v. 846, 850-851.


LES PIÈCES PERDUES DE L’ANTIQUITÉ COMME SOURCE DE LA CRÉATION DRAMATIQUE 241

qui représente Narcisse admirant dans l’eau sa propre image, et selon


un thème sophistique auquel le baroque doit beaucoup, la peinture est
supérieure à ce qu’elle représente, parce qu’elle représente son modèle, le
portrait de ce modèle et en même temps se représente elle-même. ◀
Les Remarques de Dacier sur
l’Œdipe de Sophocle (1692)
enjeux du commentaire scénique
dans le combat d’un « Ancien »

Lise Michel, Université de Lausanne

Résumé Dans la préface et le commentaire qu’il propose en 1692 à sa traduction


de l’Œdipe de Sophocle, Dacier revendique, conformément aux positions
des Anciens, une grande précision philologique et une exacte fidélité
historique. Par contraste, on est frappé par l’importance du commentaire
d’ordre scénique, qui peut sembler « moderne » dans sa manière. En réalité
ces deux types de considérations ne doivent pas être pensés en opposi-
tion. L’interprétation des effets proprement spectaculaires procède en effet
d’une volonté de restituer le plus fidèlement possible le spectacle original.
Elle vise corrélativement à convaincre le lecteur de la supériorité de ce spec-
tacle, et du texte qui le détermine. Dans ses présupposés critiques, dans sa
démarche et dans ses résultats, le commentaire scénique se révèle donc ici
lui aussi être l’un des moyens privilégiés du combat mené en faveur des
Anciens.


244 LISE MICHEL

E
n 1692, la traduction et le commentaire de L’Œdipe et l’Électre de
Sophocle1, généralement attribués à André Dacier, probablement
en collaboration avec son épouse Anne2, peuvent sembler relever
d’une démarche d’arrière-garde. Chacune des deux tragédies traduites en
français est précédée d’une longue préface, et suivie d’une centaine de
pages de remarques qui reprennent la traduction ligne à ligne en y ajou-
tant des explications et des commentaires. Certes les sujets d’Œdipe et
d’Électre sont très familiers au public et aux lettrés, autant d’ailleurs que
leur théorisation critique. Cependant, le théâtre grec, dans sa forme origi-
nale, n’a pas jusqu’alors suscité l’intérêt des contemporains. À l’excep-
tion des deux comédies d’Aristophane éditées par Mme Dacier quelques
années plus tôt3, aucune pièce de théâtre n’a été traduite directement du
grec en français au cours du xviie siècle4. Les adaptations françaises des
pièces de Sophocle et d’Euripide prennent toutes pour bases des versions
latines ou italiennes, ou des textes traduits en langue vernaculaire au
siècle précédent. La langue grecque est très peu étudiée dans les collèges.
Dans un contexte peu propice – voire hostile – à l’érudition, la pratique du
grec, plus encore que celle du latin, représente pour les milieux mondains
le comble du pédantisme5, et ce, indépendamment même des lignes de
partage entre « Anciens » et « Modernes ». La révérence que Dacier mani-
feste à l’égard d’Aristote dans les remarques qui suivent sa traduction, et
la référence constante à La Poétique, dont il vient également de propo-
ser une traduction, participent du caractère apparemment anachronique
de l’entreprise. Source et incarnation de la pensée poétique classique, la
théorisation aristotélicienne – et avec elle la terminologie dans laquelle
elle s’exprime – est en effet elle-même dévalorisée en cette fin de siècle.
Au sein d’une culture, celle de la civilité, où la grâce sociale passe par la
discrétion dans les effets de langue, un soupçon pèse sur les langages
trop spécialisés. Callières, en 1693, écrit ainsi, dans le traité Du bon et du
mauvais usage dans les manières de s’exprimer, que :

1. L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, tragédies grecques traduites en français avec des


Remarques, Paris, C. Barbin, 1692.
2. Voir Les Époux Dacier, dir. C. Dousset-Seiden et J.-Ph. Grosperrin, Littératures
classiques, n° 72, 2010, p. 10 et p. 271.
3. Le Plutus et les Nuées d’Aristophane, comédies grecques traduites en français,
avec des remarques et un examen de chaque pièce selon les règles du théâtre, par
Mlle Le Fèvre, Paris, D. Thierry et C. Barbin, 1684, nouvelle éd. en 1692.
4. Il est notamment intéressant de constater que Marolles, qui sait le grec
(il traduit en 1680 l’œuvre du rhéteur Athénée), ne traduit aucune œuvre
dramatique grecque alors qu’il livre une traduction de tout le théâtre latin.
5. « Une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre »
ironisait déjà Molière dans la Préface des Précieuses ridicules. L’usage du grec,
plus encore que celui du latin, est, chez les auteurs comiques de la deuxième
moitié du siècle, le fait des personnages de pédants (voir par exemple le
personnage de Métaphraste dans Le Dépit amoureux).
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 245

Les mots savants qui sentent le grec et le latin doivent être suspects à tous
les gens du monde, et ils attirent sur ceux qui les disent un air pédant
quand il y en a d’autres plus simples et plus connus pour exprimer les
mêmes choses6.

La référence à Aristote, incarnation du discours d’autorité, est en outre


déplacée à une époque où le bon sens et la clarté du jugement individuel
constituent les pierres de touche du jugement critique7. Si l’on ajoute – et
le point est capital – que la traduction de Sophocle se prétend ici entiè-
rement fidèle au texte original, et que le commentaire, corrélativement,
est entièrement orienté vers la restitution de l’œuvre, on peut penser que,
dans un siècle qui érige l’adaptation aux mœurs et aux pratiques contem-
poraines en art suprême, le projet est pour le moins singulier.
Pourtant, à l’encontre de ce soupçon de « passéisme » qui pèse sur l’en-
treprise de Dacier, on est frappé, à la lecture des remarques sur Sophocle,
par l’importance conférée au commentaire d’ordre scénique et à la pensée
du spectacle qui l’accompagne, aspects habituellement rapportés à une
perspective « moderne ». L’herméneute ne cesse de lire le texte de Sophocle
à la lumière de l’organisation concrète de la représentation, distinguant le
devant de la scène de l’arrière-plan, expliquant avec une précision minu-
tieuse la place des personnages, le trajet de leur regard, et leurs moindres
mouvements. Les effets qui accompagnent le spectacle sont eux aussi mis
en avant de façon particulièrement appuyée.
Cette coexistence de l’ancien et du moderne doit-elle être envisagée
comme une ambiguïté ou une tension entre deux postulations contradic-
toires ? Il nous semble au contraire que ces deux types de discours sont
parfaitement cohérents. L’herméneutique que nous appellerons « specta-
culaire » (au sens où elle fait de la restitution du spectacle l’un des lieux et
l’un des moyens de l’interprétation du texte) ne doit pas être ici comprise
comme une intrusion ponctuelle de la modernité au sein d’une entreprise
archaïsante, pas plus que le choix de la philologie et de la restitution ne
constituent des relents d’archaïsme au cœur d’une position malgré elle
engagée dans la modernité. L’un et l’autre aspects relèvent d’une même

6. François de Callières, Du bon et du mauvais usage dans les manières de


s’exprimer, Paris, C. Barbin, 1693, p. 140. Dans La Critique de L’École des
femmes, le personnage de Lysidas, qui utilisait les termes de « protase » et de
« péripétie », se voyait déjà reprendre par son interlocuteur, qui lui demandait
d’« humaniser son discours » et de « parler pour être entendu » : « Pensez-vous
qu’un nom grec donne plus de poids à vos raisons ? Et ne trouveriez-vous pas
qu’il fût aussi beau de dire, l’exposition du sujet, que la protase ; le nœud, que
l’épitase ; et le dénouement, que la péripétie ? » (sc. 6).
7. Ce décri d’Aristote concerne également les domaines autres que la poétique :
voir par exemple l’opinion de Perrault sur les théories physiques du Stagirite
dans Le Siècle de Louis le Grand (dans La Querelle des Anciens et des Modernes,
éd. M. Fumaroli, Paris, Gallimard, coll. « Folio classiques », 2001, p. 258).
246 LISE MICHEL

stratégie argumentative qui, pour montrer la supériorité des spectacles


anciens, revisite de façon originale le paradigme de la littéralité et de la
fidélité à l’œuvre.

La restitution contre l’adaptation


Pour comprendre le statut exact du commentaire d’ordre spectacu-
laire dans les remarques de Dacier, il faut, en amont, mesurer toute la
charge polémique liée en 1692 à la revendication d’une traduction litté-
rale ainsi que d’un commentaire voué à servir le texte original.
Dans un contexte où les spectacles modernes, l’opéra en particulier,
rencontrent un succès croissant, traduire, parmi les auteurs grecs, le vieux
Sophocle, n’est pas un choix anodin. La profession de neutralité de l’inter-
prète, effacé derrière l’autorité du texte, ne l’est pas davantage. L’esthétique
de la restitution contre l’imitation et celle de la fidélité contre l’adaptation
relèvent clairement d’une prise de position. Si Dacier traduit Sophocle en
langue vernaculaire, et ce, directement à partir du texte grec, c’est avant
tout dans l’idée de rendre la littérature antique accessible dans une forme
la plus proche possible du texte original : il s’agit bien d’en fonder – ou d’en
refonder – la légitimité. La question de la fidélité au texte original, dans
la traduction, est au cœur de la Querelle des Anciens et des Modernes.
Boileau, pourtant partisan d’une « honnête liberté »8 dans la traduction – il
avait à ce titre fait l’objet des critiques de Dacier lui-même en 16839 – s’em-
ploie ainsi dans ses Réflexions critiques sur Longin, à corriger la traduction
que Perrault, qui « n’a entendu ni le grec, ni le latin, ni le français »10, avait
donnée de Pindare. Changement de registre, ajout d’éléments dus à des
faux-sens, marques d’une interprétation personnelle ou affadissement de
l’original11 : la manière de Perrault desservirait son modèle au lieu de le
faire valoir. À l’inverse, la pratique littérale de la traduction semble dénuée
de sens à ceux, nombreux, qui prônent une adaptation des traductions
aux goûts et aux mœurs contemporains. On sait qu’elle fera encore l’ob-
jet, vingt ans plus tard, de la « querelle d’Homère » qui opposera Houdar
de la Motte à Mme Dacier. Pour Dacier, défendre le caractère littéral de
la traduction, c’est prendre parti contre les adaptations modernes et les

8. Boileau, Préface du Traité du sublime, cité par J.-Ph. Grosperrin, introduction à


l’éd. du ms 2419 de la BnF « Notes de feu Mr Dacier sur la traduction française
du Traité du sublime de Longin par M. Boileau-Despréaux » dans Les Époux
Dacier, op. cit., annexe I, p. 198.
9. A. Dacier, « Notes sur la traduction française du Traité du sublime de
Longin par M. Boileau-Despréaux », éd. J.-Ph. Grosperrin,, ibid., p. 199-243.
10. Boileau, Réflexions critiques sur Longin, « Réflexion VIII », dans Œuvres
complètes, Paris, Hachette, 1864, t. I, p. 89.
11. Voir ibid., p. 90-91.
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 247

pratiques de naturalisation de la littérature antique. Restituer le sens et


l’effet exacts de l’expression chez Sophocle, c’est fournir aux lecteurs le
moyen de juger par eux-mêmes d’une œuvre méconnue. De même que
Boileau attribuait le peu de succès d’Homère au xviie siècle aux mauvaises
traductions de l’Iliade et de l’Odyssée, Dacier rend ici les mauvaises traduc-
tions de Sophocle – qu’il ne distingue pas des adaptations – responsables
de graves malentendus.
Bien entendu, la prise de position théorique de Dacier sur cette ques-
tion ne correspond que partiellement à sa pratique ; en réalité son texte
reste nettement marqué par l’empreinte de sa foi chrétienne12 et par le
respect des bienséances de son temps13. Mais les écarts, conçus comme
inévitables, que ces dernières lui imposent par rapport au texte original
sont précisément ce qui justifie le discours critique : celui-ci se donne
comme outil, soutien et complément de la traduction ; il en explique les
choix. Cette conception même du commentaire comme discours palliant
les écarts nécessaires de la traduction est elle aussi idéologiquement
marquée. Perrault, réfuté par Huet, avait défendu le droit de juger les textes
d’après leur seule traduction. La dimension proprement philologique des
remarques de Dacier, qui informe sur l’établissement du texte ou sur des
nuances de sens, en montre l’insuffisance. Le rapprochement entre cette
démarche et les pratiques humanistes du siècle précédent, ou les postula-
tions positivistes de la fin du siècle suivant, ne saurait donc être que pure-
ment formel : chez Dacier, la philologie a aussi une fonction idéologique.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le lien, sans cesse repris,
que le commentaire de Dacier établit entre précisions d’ordre linguistique
et art de l’expression originale. À plusieurs reprises, la langue française est
stigmatisée comme insuffisante pour exprimer les nuances de la langue
et de la pensée grecques14. Lorsqu’Œdipe apprend que Polybe, qu’il croit
encore être son père, est mort, et qu’il se considère par là-même libéré

12. Voir par exemple L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, op. cit., p. 199-200.
13. Ainsi à l’ouverture de la pièce, la traduction littérale du texte grec serait
« Allons, vieillard explique-toi : tu es tout désigné pour parler en leur nom » (le
grec dit littéralement : « puisque tu es né avant, tu dois parler pour (ou avant)
eux »). Dacier traduit : « Mais vous, vieillards, parlez, car il n’est pas juste que
ces jeunes gens prennent la parole devant un homme de votre âge ».
14. « Il est vrai qu’il est impossible de faire connaître dans une traduction les
beautés de [la diction] et ces pièces perdent infiniment de ce côté-là. Je ne
sais même si ce n’est pas trop hasarder que de les présenter en cet état à notre
siècle. […] Quelques efforts que j’aie fait pour donner en quelque manière à
ma prose cet agréable assaisonnement, en la rendant la plus poétique qu’il
m’a été possible, il faut avouer qu’auprès de l’original, elle est presque comme
un corps sans âme ; mais si ces pièces perdent du côté de la diction, j’espère
qu’elles ne perdront rien pour les autres parties, et que si l’on n’y trouve pas ce
qui flatte l’oreille et le sentiment, on y trouvera dans un souverain degré ce qui
plaît à l’esprit et à la raison » (Préface, non pag., [p. 1-3]).
248 LISE MICHEL

de ce que l’oracle lui avait annoncé, Dacier traduit ses propos de la façon
suivante : « Polybe s’en va dans les Enfers, et emporte avec lui l’accomplis-
sement de tous ces oracles » (v. 972). Il commente :

Ce passage est infiniment plus beau dans le grec que dans la traduction,
car Œdipe se sert d’un mot équivoque qui avec le sens que j’ai marqué en
a un autre tout contraire, et explique toute la vérité ; car il fait entendre que
cette mort réunit et concilie les oracles. Notre langue n’a point de terme qui
présente ces deux sens15.

Plus bas, il va même jusqu’à citer une traduction concurrente, signée de


Boileau, qui lui paraît rendre mieux que la sienne la beauté des vers origi-
naux. Et il s’explique : « Il ne s’agit pas de faire paraître ma traduction, il
s’agit de faire honneur à Sophocle »16. Les faiblesses imputées à la langue
française sont souvent d’ailleurs étroitement engagées par une certaine
conception de la bienséance :

Vous avez élevé sous une figure humaine un monstre qui est l’opprobre de la
nature. Le grec dit mot à mot : vous avez nourri sous une belle apparence
un abcès de maux. Sophocle a fait de cela le plus beau vers du monde, mais
dans la traduction il a fallu prendre un autre tour, et dire la même chose en
d’autres termes17.

Les explications d’ordre culturel, extrêmement nombreuses dans le


commentaire, doivent se comprendre elles aussi comme un argument
contre ceux qui, par ignorance, ont commis des erreurs en adaptant le
texte en fonction de mœurs modernes. Dacier expose dans leurs moindres
détails les éléments qui lui semblent appeler un éclaircissement contex-
tuel. Il s’appuie largement sur d’autres œuvres antiques pour soutenir son
discours. Il traite par exemple de façon approfondie de la signification et de
l’origine des rameaux sacrés que les suppliants portent à l’ouverture de la
tragédie. Il mobilise alors notamment une citation d’Homère en grec et une
citation du premier livre des Macchabées en latin18. Ailleurs, à propos d’un
passage où sont mentionnés deux temples de Pallas, Dacier explique ce
qu’étaient ces deux temples à Thèbes19, et s’appuie notamment sur Eschyle.
Le texte – c’est ce que soulignent les remarques critiques – ne saurait se
comprendre transposé dans une autre culture : les erreurs commises par

15. A. Dacier, L’Œdipe et l’Electre de Sophocle, op. cit., p. 208.


16. Ibid., p. 235.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 151-152.
19. Ibid., p. 155.
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 249

Sénèque, moderne parmi les Anciens, dans son adaptation de la pièce, sont
condamnées au même titre que le sont les aberrations de Corneille. Chez
Sophocle, le témoin du meurtre de Laïos, lorsqu’il en rapporte le déroule-
ment, précise qu’il était accompagné de cinq personnes. Dacier s’en prend
violemment à l’adaptation que Sénèque a proposée de ce discours :

Sénèque, trompé par les mœurs de son temps, et méprisant la simplicité


des temps héroïques, a cru qu’une si petite escorte ne convenait pas à un
roi : c’est pourquoi il a mieux aimé faire une impertinence que de suivre
cette simplicité, car il dit que Laïus était parti avec une nombreuse suite,
mais que presque tous ses gardes s’étant égarés, il ne s’en trouva près de lui
qu’un très petit nombre. […] Voilà une belle invention ! de faire égarer les
gardes dans un voyage de Thèbes à Delphes, c’est-à-dire dans un chemin
aussi connu que celui de Paris à Versailles, et presque aussi fréquenté20.

C’est également le goût du public athénien que Dacier invoque contre


celui des modernes. Chez Sophocle, Jocaste fait entendre qu’elle n’a pas
eu d’autres enfants de Laïus ; Dacier commente :

s’il y avait eu des filles déjà grandes, il aurait fallu les faire paraître, ce qui
n’aurait pas été goûté d’un peuple aussi délicat que les Athéniens ; car de
quels yeux une fille de Laïus aurait-elle pu regarder Œdipe, qui aurait été
en même temps son frère et le mari de sa mère ? M. Corneille n’a pas connu
cette sagesse de Sophocle, ou il n’a pas jugé à propos de l’imiter. Bien loin
de supprimer des enfants de Laïus et de Jocaste, s’il y en avait eu, il leur a
donné une fille qu’il appelle Dircé, et dont il fait que Thésée est amoureux.

La posture d’exactitude historique, comme celle de précision philologique,


s’explique donc ici dans (et par) le contexte polémique de la querelle des
Anciens et des Modernes.

Effets du spectacle, effets du texte


Les nombreuses considérations d’ordre scénique ne doivent pas être
comprises d’une autre façon : loin d’être une concession à la modernité et
à son goût pour le spectaculaire, elles en constituent une réappropriation.
Elles participent en réalité, au même titre que le commentaire philolo-
gique ou contextuel, de l’argumentation en faveur des Anciens.
En premier lieu, ces indications scéniques visent elles aussi à resti-
tuer la forme exacte de la production originale. À la manière d’un récit de

20. Ibid., p. 194-195.


250 LISE MICHEL

représentation, pratique en vogue dans la seconde moitié du xviie siècle,


Dacier analyse ce que les spectateurs de Sophocle pouvaient avoir sous
les yeux et ce que chaque personnage était censé voir. Le commentaire
sur l’ouverture de la pièce témoigne, par exemple, de cette volonté de
rendre avec la plus grande précision le tableau vivant que les spectateurs
pouvaient contempler, tableau auquel Dacier ajoute la description sonore
des gémissements des suppliants :

Mes enfants, jeune postérité de l’ancien Cadmus. Le Grand Prêtre de Jupiter,


suivi de beaucoup d’autres prêtres, et de l’élite de la jeunesse thébaine,
est prosterné devant l’autel qu’on avait élevé à Œdipe, au milieu de
la place devant son palais ; les cris et les gémissement de ces enfants
obligent ce prince à sortir pour en savoir le sujet ; et c’est ce qui fait
l’ouverture de la scène21.

Ce type de commentaire procède également d’une démarche pédagogique


liée à la volonté de rendre le texte accessible et compréhensible à un public
non averti, voire, dans le contexte des années 1690, hostile à ce type de litté-
rature. On le comprend par exemple en lisant les remarques qui expliquent
la configuration de la fin de la première scène :

Vous venez, Seigneur, de parler de Créon fort à propos, ces enfants m’apprennent
son arrivée. Le grand prêtre qui était tourné du côté d’Œdipe ne pouvait voir
ce qui se passait derrière lui, mais les enfants qui étaient à genoux autour
de l’autel le voyaient fort bien. C’est pourquoi ils avertissent de l’arrivée de
Créon. Car il ne faut pas s’imaginer que Sophocle ait fait découvrir Créon par
ces enfants parce qu’ils ont de meilleurs yeux que les vieillards22.

Le commentaire scénique a ici pour fonction de rendre raison des propos


du personnage et de soutenir leur vraisemblance. Dans sa traduction,
Dacier marque en outre, conformément à l’usage de son temps, les sépa-
rations, inexistantes chez Sophocle, entre actes et scènes ; il développe et
explicite également la liste des personnages. Ce souci de la diffusion et de
l’accessibilité éclaire de même le fait que le statut et la fonction de chaque
personnage soient précisés dès la liste des personnages, ainsi que les rela-
tions qui les lient : Œdipe est « roi de Thèbes », Créon « frère de Jocaste »,
Jocaste « veuve de Laïus et femme d’Œdipe », etc.
En outre, le caractère spectaculaire du théâtre de Sophocle, mis en
lumière dans les commentaires, est lui-même constitué en argument. En
montrant à quel point la pièce antique est source d’effets, il s’agit, sans

21. Ibid., p. 149.


22. Ibid., p. 161.
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 251

aucun doute, de montrer que le théâtre des Anciens ne le cède en rien, sur
le plan du plaisir des spectateurs, aux spectacles modernes :

Toute la ville est pleine de fumée d’encens, elle retentit partout de


gémissements et de prières. Non seulement ces enfants et ces vieillards
sont assemblés dans cette place, mais on voit au loin des troupes de gens
qui sacrifient et qui chantent des hymnes. On ne saurait voir une plus belle
ouverture de scène, ni un plus grand appareil : cela doit donner une assez
grande idée d’un Théâtre où l’on pouvait représenter des pièces de cette
nature, et de la dépense qu’on faisait en ces occasions. Aussi les Anciens
ont-ils parlé des sommes prodigieuses que les représentations de cette
pièce coûtaient aux Athéniens23.

Dans la traduction elle-même, Dacier mentionne systématiquement


comme personnages les suites présentes sur scène, y compris lorsqu’elles
sont muettes. Les mouvements de foule sont également toujours indiqués.
Ils prennent même à l’ouverture la forme d’une didascalie ajoutée :

ŒDIPE, SUITE D’ŒDIPE, LE GRAND PRÊTRE, UNE TROUPE D’ENFANTS.


À l’ouverture de la scène on voit au milieu de la place, devant le palais, un
autel qui a été élevé à Œdipe. Au pied de cet autel sont prosternés une troupe
d’enfants, qui sont l’élite de la jeunesse thébaine, et le grand prêtre de Jupiter
avec plusieurs sacrificateurs. Dans l’éloignement on découvre les deux temples
de Pallas, l’autel d’Ismenus, et une foule innombrable de peuple qui les
environne24.

Le plaisir du spectateur est bien ici encore la pierre de touche de la réussite


du spectacle.
L’analyse dramaturgique très détaillée à laquelle se livre Dacier relève
du même projet. Avec ce type d’analyse, il s’agit certes pour Dacier de propo-
ser au lecteur les modèles originaux et fondateurs de la véritable drama-
turgie tragique. « Ce sont des coups de maître, que ceux qui travaillent
pour le théâtre ne sauraient trop étudier », précise-t-il ainsi à propos de
la scène initiale qui montre la fortune d’Œdipe et prépare par contraste
l’effet que produira sa chute25. Mais le commentaire dramaturgique, en
rendant compte des moyens par lesquels l’auteur parvient à produire de
puissantes émotions sur le spectateur, est aussi et surtout par excellence
le lieu où montrer la supériorité, en termes d’effets, du spectacle antique
sur ses imitations modernes. Ce type d’analyses ne relève donc pas tant

23. Ibid., p. 152.


24. Ibid., p. 3.
25. Ibid., p. 157.
252 LISE MICHEL

d’une volonté de montrer la conformité de la pièce aux critères légèrement


dépassés de « régularité » que du désir de mettre en lumière le principe de
la construction des effets, donc du plaisir du spectateur. L’argumentation est
ici au cœur même de l’analyse poétique. Avec une grande rigueur, Dacier
passe quasiment chaque réplique au crible des critères de nécessité et de
vraisemblance. Il met sans cesse en lumière les raisons d’ordre poétique
qui éclairent les discours des personnages26, construisent la cohérence des
caractères, servent à éclaircir des malentendus possibles chez le specta-
teur27 et plus généralement, fondent la vraisemblance28 de l’action. « Il ne
doit pas y avoir », affirme-t-il « dans toute la pièce la moindre particularité
dont le poète ne jette les fondements, et dont il n’explique la cause »29.
Il note ainsi que la scène qui précède la reconnaissance finale tire son
efficacité d’une organisation dramaturgique remarquable : Jocaste recon-
naît Œdipe, mais quitte la scène sans attendre que lui-même ne se soit
entièrement reconnu. La vraisemblance, qui aurait interdit que les deux
personnages soient ensemble en scène après que la reconnaissance a eu
lieu, est donc respectée, mais le spectateur éprouve tout de même le plai-
sir lié à la scène de reconnaissance. L’analyse dramaturgique est un moyen
de fonder en raison l’efficacité de ce spectacle et, par contraste, la faiblesse
des adaptations qu’en ont proposées Sénèque et Corneille :

On admirera davantage cette sagesse de Sophocle, si l’on prend la peine


de voir le méchant effet que produit le dialogue de Jocaste et d’Œdipe
dans la pièce de Sénèque. Il est impossible de le lire sans en être choqué.
M. Corneille n’est pas tombé dans ce défaut de Sénèque, mais il n’a
pas non plus imité l’adresse du poète grec, car Jocaste n’assiste pas à
la reconnaissance d’Œdipe, et elle quitte le théâtre avant que de l’avoir
reconnu, ce qui fait perdre une très grande beauté à sa pièce30.

Le plaisir lié aux effets d’ironie tragique fait l’objet de commentaires parti-
culièrement nombreux. À propos d’Œdipe, qui jure de libérer la terre de
Thèbes de la souillure qui y règne, Dacier note ainsi :

il le fera aussi, mais d’une manière bien différente de celle dont il


l’entendait. Tout ce discours est très tragique, et fait un fort grand plaisir au
spectateur31.

26. Voir par exemple ibid., p. 157.


27. Voir ibid., p. 206.
28. Ibid., p. 160-161.
29. Ibid., p. 176.
30. Ibid., p. 215-216.
31. Ibid., p. 165-166.
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 253

Ou encore, commentant une réplique d’Œdipe (« moi qui n’avait jamais


entendu parler de ce meurtre, et qui ne peut être soupçonné d’y avoir
aucune part ») à l’ouverture de l’acte II : « Plus il est innocent, plus on est
surpris qu’il se trouve enfin seul coupable »32.
Comme dans les scènes de reconnaissance, la fabrique des effets
d’ironie tragique est analysée comme relevant d’une dialectique calculée
entre le savoir et l’ignorance. Œdipe annonce que son voyage à Thèbes
ne lui a pas été malheureux ; Dacier commente : « Ce petit mot fait grand
plaisir au spectateur »33. Ailleurs, lorsque le chœur proclame que « les
oracles des dieux sont toujours immortels et inévitables » : « Cette vérité
s’accomplira sur Œdipe, contre l’attente du chœur, et c’est ce qu’il y a de
terrible »34. Bien entendu, le travail poétique, conformément à sa fonction
originelle, est analysé comme le moyen de produire chez les spectateurs
les émotions de terreur et de pitié. Ces émotions ne sont cependant pas
conçues ici comme l’effet ultime de la tragédie. Elles sont présentées – ce
qui est plus propre à rivaliser avec la tension des spectacles modernes –
comme des effets disséminés dans toute la pièce. « Il est bon de remarquer
que le tragique n’est pas reculé jusqu’à la catastrophe » commente ainsi
Dacier dès l’ouverture de la pièce35. Au moment où Œdipe prononce les
imprécations contre le meurtrier de Laïus, il note encore :

je laisse à penser la terreur et la compassion que ces imprécations prononcées


par Œdipe faisaient sur l’esprit d’un peuple qui en avait tant d’horreur36.

En réalité, la démarche dramaturgique de l’auteur est souvent assi-


milée à la préparation technique d’une performance scénique. De fait,
les émotions produites par la pièce sont indifféremment abordées par
Dacier comme un effet du texte et comme un effet du spectacle. Dans la
scène initiale, les sujets d’Œdipe s’adressent à lui comme « au plus grand
de tous les hommes ». La terreur et la compassion sont ici, selon Dacier,
produites à la fois par ces paroles adressées à Œdipe, et par l’autel, présent
et visible sur la scène, qui lui a été dressé et devant lequel sont prosternés
les suppliants :

Mais nous nous adressons à vous comme au plus grand de tous les hommes.
Voilà une adresse bien merveilleuse pour augmenter le tragique de cette
pièce. Sophocle trouve un moyen très naturel de faire admirer la fortune

32. Ibid., p. 172.


33. Ibid., p. 208.
34. Ibid., 183.
35. Ibid., p. 150.
36. Ibid., p. 174.
254 LISE MICHEL

éclatante d’Œdipe. C’est le plus grand de tous les hommes ; tous ses sujets
le regardent comme leur libérateur ; on voit là un autel que ses sujets lui ont
élevé à cause de sa grande sagesse, et ce même homme tombe ensuite par
sa faute dans les plus épouvantables de tous les malheurs, ce sont des coups
de maître que ceux qui travaillent pour le théâtre ne sauraient trop étudier37.

Ces deux éléments concourent tout ensemble à produire de grandes


émotions en montrant la position éminente du roi et en préparant de ce
fait le plaisir du retournement final.
Cette contamination du dramaturgique par le spectaculaire se lit
encore dans la notion, récurrente sous la plume de Dacier, de « visibili-
té ». Curieusement, la visibilité de l’action, c’est-à-dire le fait que toutes
les actions doivent être données à voir aux spectateurs, relève selon lui
d’une exigence dramaturgique. Il avait déjà expliqué ce point dans ses
commentaires sur La Poétique38. À maintes reprises39, il souligne dans
ses remarques sur Œdipe que si les personnages n’agissent pas de façon
visible, il n’y a pas de tragédie. En outre, la visibilité des actions parti-
culières conforte pour le spectateur la vraisemblance et la nécessité
de l’action globale. La visibilité de l’action constitue aussi la première
condition du spectaculaire : c’est tout autant dans un contexte de
commentaire scénique que dans un contexte proprement poétique que
Dacier y a ici recours. Donner à voir des rois et des princes sur la scène
serait, par exemple, le fait d’une nécessité d’ordre dramaturgique (s’ils
consultent dans leur cabinet au lieu de venir sur la place publique, il n’y
aurait selon lui pas de tragédie), mais c’est aussi le moyen de provoquer
le plaisir du spectateur :

On ne saurait prendre trop de précaution quand on fait sortir les rois de


leur palais. Œdipe aurait fort bien pu envoyer savoir d’où venait ce bruit
qu’il entendait ; mais ce prince ne sortant point, voilà qui est fait, il n’y
a point de tragédie. Il faut donc trouver dans son caractère une raison
naturelle pour le faire sortir […] Il dit lui-même ce qui l’a obligé de sortir, et
cela fait un très bon effet dans sa bouche40.

Les commentaires sur le chœur – sa fonction, mais aussi la question


même de son existence – relèvent de cette même stratégie argumentative.
Le chœur, selon Dacier, est indispensable à la tragédie. Il adopte pour le
prouver une démarche d’ordre poétique :

37. Ibid., p. 156-157.


38. Voir ibid., p. 153.
39. Voir notamment ibid., p. 162-163, p. 166 et p. 203.
40. Ibid., p. 153
LES REMARQUES DE DACIER SUR L’ŒDIPE DE SOPHOCLE (1692) 255

On a vu dans les Remarques sur la Poétique d’Aristote que la tragédie


étant la représentation d’une action publique et visible, et qui est faite
par des personnages illustres et de la plus grande élévation, il n’est ni
vraisemblable ni possible que cette action se passe en public sans qu’il y ait
beaucoup de gens autres que les acteurs, qui y soient intéressés et dont la
fortune dépende de celle de ces premiers personnages ; et voilà les gens qui
composent le chœur41.

Ce faisant, il lie la tragédie antique, dans ses paramètres mêmes (dont le


chœur fait partie), aux effets de foules. Le chœur permet en outre d’assurer
la continuité de l’action pendant que les personnages entrent ou sortent
de scène : à ce titre, il remplit une fonction spectaculaire aussi bien que
dramaturgique42. La conclusion est explicite :

sans chœur on ne réussira jamais à bien conduire ce sujet comme Sophocle


y a réussi ; les actions qui commencent par l’assemblée du peuple, avant
que les principaux personnages paraissent, ne sauraient subsister sans
chœur, et c’est ce qui a privé notre théâtre de ces sortes d’action qui sont les
plus surprenantes et les plus touchantes par conséquent. Pour sentir cette
vérité on n’a qu’à comparer l’ouverture de scène de cette pièce avec celle
de M. Corneille. Celle de Sophocle est plus tragique sans comparaison43.

Plus loin, visant directement l’opéra, il affirme ne jamais comprendre que


l’on puisse préférer les violons à des scènes aussi grandioses que celles qui
impliquent des choeurs. Le chœur, dont l’effet procède aussi bien du spec-
tacle que du texte et de l’organisation de l’action, constitue donc un enjeu
et un argument très importants pour faire pièce aux spectacles modernes44.

Au terme de ce parcours, il apparaît clairement que le commentaire


d’ordre scénique, s’il peut nous sembler « moderne » dans sa manière, ne
doit pourtant pas être pensé en opposition avec l’approche « ancienne »
orientée vers la littéralité du texte antique. Les remarques de Dacier
montrent bien que l’un et l’autre types de considérations s’inscrivent
dans la même perspective. Comme les analyses poétiques et comme le

41. Ibid., p. 166-167.


42. Voir ibid., p. 167-168, et p. 182.
43. Ibid., p. 170.
44. Ajoutons que l’insistance sur le rôle et la fonction des chœurs relève
également d’une volonté de revaloriser la fonction morale du théâtre : « et
voilà une des grandes utilités du chœur, il sert à inspirer aux peuples les
sentiments qu’ils doivent avoir, et à leur faire connaître ce qu’il y a de vicieux
ou de louable dans les caractères qu’on introduit. Si l’on retranchait le chœur,
tout ce que la reine a dit serait d’un exemple pernicieux aux peuples. Ce
chœur est parfaitement beau » (ibid., p. 198-199).
commentaire d’ordre dramaturgique, qu’elle contamine souvent, l’inter-
prétation des effets proprement spectaculaires procède d’une volonté de
restituer le plus fidèlement possible le spectacle original. Elle vise corré-
lativement à convaincre le lecteur de la supériorité de ce spectacle, et du
texte qui le détermine. Le commentaire scénique possède donc une forte
valeur argumentative : dans ses présupposés critiques, dans sa démarche
et dans ses résultats, il se révèle ici être l’un des moyens privilégiés du
combat mené en faveur des Anciens. ◀
« Deviner l’action dramatique »¹
les traductions françaises, anglaises et allemandes
de Plaute et de Térence, laboratoires de la revalorisation
du spectacle au XVIIIe siècle ?

Laurence Marie, Université Paris IV-Sorbonne/CRLC

Résumé L’article analyse la place prise par le spectacle au sein des traductions
françaises, anglaises et allemandes de Plaute et de Térence parues au
xviiie siècle. Après les traductions de la Française Mme Dacier (1688) et du
Britannique Laurence Echard (1694), les deux dramaturges latins font l’objet
d’un regain d’intérêt dans la seconde moitié du xviiie siècle, au moment
même où la comédie est prise comme modèle par les théoriciens favo-
rables à un théâtre plus visuel. Au commentaire philologique centré sur la
langue se substitue peu à peu un commentaire dramaturgique adoptant le
point de vue de la réception. En creux, se dessine une réforme du théâtre
qui revalorise la part accordée à la représentation et privilégie l’effet produit
par rapport au respect des règles. La traduction n’apparaît pas seulement
comme la caisse de résonance des débats théoriques en cours, mais aussi
comme le lieu d’une expérimentation sur la théâtralité.

1. Gotthold Ephraïm Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, XVI, 23 juin 1767,


trad. É. de Suckau, revue par L. Crouslé, Paris, Didier, 1873, 45e soirée, janvier
1768, p. 332 : « Mais peut-être s’imagine-t-on que les poètes anciens, pour
s’épargner ces parenthèses, cherchaient à indiquer dans le dialogue même
chaque mouvement, chaque geste, chaque jeu de physionomie, ou chaque
changement de ton ? C’est une erreur. Dans Térence, on peut citer des
passages innombrables où il n’y a pas la moindre indication de ce genre, et où
cependant l’on ne peut saisir le vrai sens qu’en devinant l’action dramatique »
(Die Hamburgische Dramaturgie, éd. K. L. Berghahn, Stuttgart, Reclam, 1999
[1981], 71, Stück, p. 366 : « Wenn man sich aber einbildet, dass die alten Dichter,
um sich diese Einschiebsel zu ersparen, in den Reden selbst, jede Bewegung, jede
Gebärde, jede Miene, jede besondere Abänderung der Stimme, die dabei zu
beobachten, mit anzudeuten gesucht: so irret man sich. In dem Terenz allein
komme unzählige Stellen vor, in welchen von einer solchen Andeutung sich nicht
die geringste Spur zeiget »).
258 LAURENCE MARIE

L
e théâtre comique exerce une influence importante sur la forte
promotion du spectacle scénique qui se produit en France, en
Angleterre et en Allemagne au xviiie siècle. Sans toujours mettre en
avant leur dette à l’égard d’un genre jugé inférieur, théoriciens et prati-
ciens du théâtre s’inspirent de ses effets, centrés sur le corps du comédien,
pour renouveler la représentation tragique, dont la déclamation hiéra-
tique ne satisfait plus les spectateurs.
Ce n’est pas un hasard si au cours de la même période, les deux
maîtres de la comédie latine, Plaute et Térence, font l’objet d’un regain
d’intérêt dans les trois pays. Outre les nombreuses rééditions des deux
traductions phares du siècle précédent, publiées par Mme Dacier en 1688
et par le Britannique Laurence Echard en 1694, des traducteurs d’hori-
zons divers s’essaient à traduire Plaute et Térence en français, en anglais
ou en allemand.
En quoi la valorisation du spectacle et de la présence scénique du
comédien a-t-elle pu avoir une incidence sur les choix opérés par les
traducteurs ? Et dans quelle mesure, réciproquement, la difficulté à
traduire la théâtralité propre au comique a-t-elle alimenté la réflexion
contemporaine sur la relation unissant le texte et la représentation ?

En Angleterre, en dehors de quelques rares tentatives de traduction


(les Ménechmes de Plaute par Warner en 1595, L’Andrienne de Térence
par un anonyme en 1588 et deux comédies de Térence par Newman en
1627), la première traduction complète des œuvres de Plaute et Térence
est publiée par l’homme d’Église Laurence Echard en 1694. Elle continue à
faire autorité au xviiie siècle, alors que les deux dramaturges latins attirent
l’attention des traducteurs : paraissent alors trois traductions de Térence
(une anonyme en 1734 et deux autres par les dramaturges William Cooke et
George Colman, publiées respectivement en 1755 et 1765)2, et trois traduc-
tions de Plaute (par William Cooke en 1750, qui publiera en 1775 un essai

2. Terence’s comedies made English, with his life, and some remarks at the end,
by several hands, Londres, A. Swall et T. Childe, 1694 [par Laurence Echard] ;
Terence’s Comedys translated into English, with Critical and explanatory
Notes. To which is prefixed a Dissertation on the Life and Writings of Terence,
containing an Enquiry into the Rise and progress of dramatic Poetry in Greece
and Rome, with remarks on the comic Measure, Londres, Battley, 1734 ;
Terence’s comedies translated into English, together with the original Latin, from
the best editions, on the opposite pages : also, Critical and explanatory notes, to
which is prefixed, a Dissertation on the life and writings of Terence, containing,
An Enquiry into the rise and progress of dramatic poetry in Greece and Rome,
with remarks on the comic measure. The whole adapted to the Capacities of
youth at school, as well as for the entertainment of private gentlemen, in two
volumes. The second edition. By Mr. Cooke, Londres, Ware, Longman, Hitch
et alia, 1755 ; The Comedies of Terence, translated into familiar blank verse, by
George Colman, in 2 vol., Londres, Becket / De Hondt / Baldwin, 1765.
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 259

sur le théâtre où il fait l’éloge de la pantomime3 ; par le poète et critique


dramatique Bonnell Thornton en 1769, puis par un anonyme en 1779)4.
En France, les traductions érudites de Térence sont très nombreuses
aux xvie et xviie siècles, les plus connues étant celles de l’abbé Marolles
en 1659 et de Mme Dacier en 16885. Térence continue à jouir du même
succès au xviiie siècle : il est traduit en 1771 par l’abbé Le Monnier (dont
son ami Diderot a revu le travail), par le maître de pension et éditeur de
sermons Pierre Chompré en 1778 et par l’ecclésiastique Antoine-Hubert
Wandelaincourt en 17796. Plaute, qui n’avait été traduit qu’une seule fois
en français au xviie siècle, suscite un intérêt nouveau au siècle suivant,
avec deux traductions publiées en 1719 par le journaliste et écrivain
Nicolas Gueudeville et par l’historien Henri-Philippe de Limiers, avant
celle de Pierre Chompré en 1746, puis une autre, anonyme, parue en 17617.
En Allemagne, après les traductions didactiques de la Renaissance8,
les traducteurs s’intéressent à nouveau au théâtre comique latin dans
le dernier tiers du xviiie siècle, à une période de grande effervescence
traductrice. Paraissent alors cinq traductions de Térence : outre les
extraits traduits par Lessing dans La Dramaturgie de Hambourg en 1768,
on trouve une traduction libre de L’Andrienne, intitulée L’Anglaise à Berlin
(Die Engländerin in Berlin, 1777), un recueil anonyme de 1782, un autre

3. William Cooke, The Elements of Dramatic Criticism, Londres, Kearsly, 1775,


chap. 20 : « Of pantomime ».
4. Plautus’s Comedies, Amphytrion, Epidicus, and Rudens, Made English, with
critical remarks upon each play, Londres, A. Swall et T. Childe, 1694 [par
Laurence Echard] ; Mr. Cooke’s Edition and translation of the comedys of Plautus,
Londres, Purser, 1750 ; Comedies of Plautus, translated into familiar blank verse,
by Bonnell Thornton, Londres, Becket et P. A. de Hondt, 1769.
5. Les Comédies de Térence, traduites en français, avec des remarques, par
Madame D.*** [Dacier]..., Paris, D. Thierry, 1688.
6. Les Comédies de Térence. Traduction nouvelle, avec le texte latin à côté et des
notes, par M. l’abbé Le Monnier, t. I, Paris, Jombert, 1771 ; Traduction des
extraits des comédies de Plaute et de Térence, à l’usage des élèves de l’Ecole
royale militaire, Paris, Nyon aîné, 1778 [par Pierre Chompré] ; Comédies
choisies de Térence, mises à la portée des jeunes étudiants par le retranchement
de certains endroits et par une traduction propre à en faire connaître toutes
les beautés, par M. Wandelaincourt,... Paris, Durand neveu, 1779.
7. Les Comédies, nouvelle traduction en style libre, naturel et naïf, avec des notes
et des réflexions enjouées, de critique, d’antiquité, de morale et de politique,
par M. de Gueudeville, enrichi d’estampes en taille douce à la tête de chaque
tome et de chaque comédie, Leide, Vander, 1719 ; Les Œuvres de Plaute en latin
et en français, traduction nouvelle, enrichie de figures, avec des remarques
sur les endroits difficiles et un examen de chaque pièce selon les règles du
théâtre, par H.-P. de Limiers, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie,
1719 ; Traduction des Modèles de latinité, tirés des meilleurs écrivains (par
P. Chompré), Paris, L.-F. Delatour, 1746-1751 ; Essai sur une traduction libre des
comédies de Plaute, Amsterdam / Paris, Duchesne et Cuissart, 1761.
8. Voir, dans ce volume, l’article de Solveig Malatrait.
260 LAURENCE MARIE

du recteur du collège luthérien de Halle, Benjamin Friedrich Schmieder


(1790), puis un volume publié par le professeur de philosophie Johann
Friedrich Roos en 17949. Plaute est également traduit à trois reprises : par
le directeur d’école Steffens en 1765, par Georg Leo Lipsius en 1768 et par
un anonyme en 178410.
L’identité des traducteurs informe en profondeur la manière de
traduire et de commenter les pièces. Il s’agit principalement d’amateurs
de théâtre en France, de dramaturges en Angleterre et d’enseignants en
Allemagne, de sorte que si l’approche pratique prévaut chez les Anglais et
les Allemands, le point de vue théorique l’emporte chez les Français.

Ces traductions ont toutefois un point commun : dans la continuité du


siècle précédent, elles sont destinées à la lecture et affichent, souvent dès le
titre, une vocation pédagogique. Certaines visent à faciliter l’apprentissage
du latin ; et la plupart, se dispensant de présenter le texte latin en regard, ont
pour objectif de faire connaître la comédie latine aux amateurs de théâtre et
aux dramaturges, conformément à l’imitation des modèles antiques.
Pour autant, elles ne sont pas de simples prolongements de la tradition
philologique des siècles précédents. Plusieurs traducteurs prennent expli-
citement leurs distances par rapport aux notes habituellement centrées
sur les difficultés linguistiques, le contexte historique et les sentences
morales. Dès 1694, Laurence Echard reproche aux philologues de s’être
contentés des « éléments superficiels, tels le style, la langue, l’expression et
autres ; ils n’ont pas accordé beaucoup d’attention à l’appareil du théâtre,
à la conduite des scènes, aux intrigues, aux caractères, etc. »11. Lessing

9. Die Engländerin in Berlin : eine moderne Übers. der Andria des Terenz Berlin,
Meyer, 1777 ; Terenz : zum Lehrbuch für Schauspieldichter und Schauspieler,
mit Donats Commentar übersetzt und mit eignen Anmerkungen begleitet,
St Petersbourg, Logan, t. I, 1782 ; Der sich selbst Strafende ! Ein Lustspiel des
Terenz ; welches metrisch verteuscht, und mit philologischen und moralischen
Anmerkungen begleitet hat M. Benj. Friedr. Schmieder, Rector des luth. Stadt-
Gymnas. zu Halle, Drittes Lustspiel des Terenz, Halle, Hendel, 1791 ; Terentius
Afer, Publius, Die Lustspiele, metrisch verteutscht und mit philologischen und
moralischen Anmerkungen begleitet hat M. Benj. Friedr. Schmieder, Halle,
Hendel, 1790-1793 ; Terenzens Lustspiele übersetzt und commentirt von Johann
Friedrich Roos ordentlichem Professor der Philosophie auf der Ludwigs-
Universität, s. l., Gietzen, 1794.
10. Der Geld-Topf, ein Lustspiel von einem Aufzuge nebst dem lateinischen Text,
aus der Aulularia des Plautus zusammen gezogen von J. H. Steffens, Rector der
Zellischen Schule, Zelle, George Conrad Gsellius, 1765 ; Eclogae Plautinae :
Oder Vier Lustspiele aus dem alten Römer Marcus Accius Plautus ; ins Deutsche
in Prosa übersetzt von Georg Leo Lipsius, s. l, 1768 ; Lustspiele : aus dem
lateinischen übersetzt, Berlin, Kellstab, t. I, 1784.
11. Laurence Echard, Plautus’s Comedies (1694), Los Angeles, The Augustan Reprint
Society, 1968, Préface, p. 1 : « the superficial ones, such as the Stile, Language,
Expression, and the like, without taking much notice of the Contrivance and
Management, of the Plots, Characters, etc. ».
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 261

va plus loin en 1768, appelant de ses vœux l’association complémentaire


entre une traduction fidèle de Térence et des commentaires centrés sur
la théâtralité. Il préconise de reprendre, en retranchant « tout ce qui ne
regarde que l’interprétation des mots », les notes du grammairien Donat,
auteur au ive siècle de commentaires prolixes sur Térence. Ceux-ci, par
leur proximité temporelle avec l’Antiquité, sont considérés comme les
fidèles dépositaires des conditions originelles de représentation12. Un
traducteur anonyme met en pratique l’idée de Lessing en 1782, dans un
Manuel à destination des dramaturges et des acteurs, accompagné d’une
traduction des commentaires de Donat et de quelques remarques. Il affiche,
comme le Français Gueudeville avant lui13, une désinvolture ironique
à l’égard de la qualité de sa traduction et des commentaires érudits qui
accompagnent habituellement ce type d’exercice14. Son dessein est moins
de traduire Térence avec exactitude que de rendre son théâtre accessible
non seulement aux auteurs, mais aussi aux comédiens qui en tireront
profit pour leur performance scénique.

Les traducteurs justifient l’ajout de notes et/ou d’indications scéniques


dans un texte original qui en est totalement dépourvu en mettant en
avant deux spécificités propres à ces pièces : leur appartenance au genre
comique et le fait qu’elles ont été écrites pour être jouées.
Le premier argument mis en avant est d’ordre générique. À la diffé-
rence de la tragédie, dont la lecture suffirait à appréhender l’intégralité du
sens, la comédie ne prendrait sa pleine signification qu’à la représenta-
tion. Pour les traducteurs, voilà qui rend nécessaire d’adopter le point de
vue du spectacle, afin d’aider le lecteur à visualiser la scène pour appré-
cier, et même pour comprendre, Plaute et Térence. Le dramaturge anglais
George Colman explique en 1765 avoir voulu « montrer au lecteur l’image
de l’effet produit par la pièce à la représentation »15. De même, à la suite
de l’abbé Dubos, qui affirmait en 1719 que « si ceux qui trouvent les comé-
dies de Térence froides, les avaient vu représenter par des comédiens, qui
mettaient du moins autant de vivacité dans leur action que les comé-
diens italiens, ils changeraient de sentiment »16, Lessing précise qu’il « est

12. G. E. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, 45e soirée, janvier 1768, éd. cit.,
p. 340.
13. Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, « Préface du traducteur », non
pag. : « Je m’attends bien de passer chez la nation pédantesque pour un
téméraire et pour un étourdi. […] ma traduction est fort libre. […] vous croyez
apparemment que je vais alléguer la Battologie, la redite continuelle de mon
original ? ».
14. Terenz : zum Lehrbuch…, op. cit., t. I, « Ouverture », p. 5.
15. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, Préface, p. 25 : « to present the
reader with some image of its effect in the representation ».
16. Abbé Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris,
262 LAURENCE MARIE

souvent nécessaire, pour saisir toutes les finesses de Térence, de savoir se


représenter le jeu de l’acteur »17.
Plusieurs caractéristiques du genre comique invitent en effet à porter
une attention plus forte à la théâtralité, à ce qui excède la dimension pure-
ment textuelle18. D’abord, les comédies mobilisent le corps de l’acteur au
moins autant que sa voix : l’auteur du Manuel à destination des drama-
turges et des acteurs se targue en ce sens d’avoir trouvé plus d’« action »
(« Handlung ») chez Térence que n’en avait repéré Mme Dacier ; il affirme
avoir veillé à indiquer soigneusement tous les passages mobilisant le
corps du comédien19.
En outre, les comédies fondent un bon nombre de leurs jeux de scène
sur le décalage entre les répliques et les gestes du comédien. Lessing
montre que chez Térence, « dans beaucoup d’endroits, les paroles
semblent dire précisément le contraire de ce que l’acteur doit exprimer »20.
C’est le cas selon lui de cette scène des Adelphes, où Déméas paraît bruta-
lement changer d’humeur (acte V, scène 3). Aussi indique-t-il : « ne regar-
dez pas aux paroles, mais aux gestes qui les accompagnent. […] Déméas
dit bien : “je me modère, je me possède”, mais son visage, ses gestes, sa voix
montrent assez qu’il n’en est rien »21. De même, selon Schmieder, « pour
bien comprendre un comique, il est indispensable de repérer précisément
non seulement qui prononce chaque parole, mais aussi pour qui et avec
quel sentiment »22. C’est à ce type d’exercice que se livre un traducteur
français de Plaute en 1761. Sans ajouter la moindre note de bas de page, il
intercale entre les répliques des didascalies portant moins sur la gestuelle
et le ton des personnages que sur leurs nombreux apartés, leurs déplace-
ments, leurs entrées et leurs sorties : en éclairant la situation d’énonciation,

Mariette, 1719, t. I, p. 435.


17. G. E. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, éd. citée, p. 332 / Die
Hamburgische Dramaturgie, éd. cit., p. 366 : « Nur ist öfters, um hinter alle
Feinheiten des Terenz zu kommen, die Gabe sehr nötig, sich das Spiel des
Akteurs dabei zu denken ».
18. Sur la notion de théâtralité, voir Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire »
(1954), dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1981, p. 41.
19. Terenz : Zum Lehrburch, op. cit., « Ouverture », p. 5.
20. G. E. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, éd. cit., p. 335 / Die Hamburgische
Dramaturgie, éd. cit., p. 366-368.
21. Ibid. : « ja in vielen scheinen die Worte gerade das Gegenteil von dem zu sagen,
was der Schauspieler durch jene ausdrücken muss [...] “Non qui dicatur, sed quo
gestu dicatur, specta” […] Demea sagte zwar : Ich mässige mich, ich bin wieder
bei mir : aber Gesicht und Gebärde und Stimme verraten genugsam, dass er sich
noch nicht gemässiget hat, dass er noch nicht wieder bei sich ist ».
22. Terentius, Die Lustspiele, trad. Schmieder citée, t. I, Préface, p. 17 : « Zum
richtigen Verständnisse eines Comikers ist es unentbehrlich, genau zu bemerken,
nicht nur, wer jedes Wort spricht ? Sondern auch, zu wem ? Und, in welchem
Affekte ? ».
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 263

il permet au lecteur de repérer les moments, fréquents, où un personnage


parle sans être entendu du ou des autres personnages sur scène23. Les
indications scéniques sont directement intégrées à la traduction, comme
si elles étaient partie prenante du texte original, qui n’est pas donné au
lecteur dans l’édition.
Deuxième justification mobilisée par les traducteurs : le fait que les
dramaturges antiques écrivaient en vue de la représentation et prépa-
raient le spectacle en étroite collaboration avec leurs comédiens. Colman
souligne ainsi en 1765 que Térence « semble avoir entièrement eu à l’esprit
la pantomime et lui avoir prêté une attention constante dans ses compo-
sitions, même s’il ne l’a pas mise en mots »24. L’Allemand Roos, traduisant
Térence à la fin du siècle, rappelle que les dramaturges antiques étaient
aussi acteurs et qu’ils donnaient oralement à leurs comédiens des indi-
cations sur la déclamation et le geste : « les rôles étaient étudiés sous la
houlette du poète, qui était aussi directeur de jeu »25. Lessing, parti-
san d’un jeu naturel, centré sur le geste, la physionomie et le ton de la
diction, élève la représentation antique au rang de modèle pour des
acteurs allemands dont il juge la gestuelle trop mécanique et artificielle :
selon lui, dans l’Antiquité, « la déclamation formait un art particulier ; et le
poète pouvait, sans aucun doute, s’en remettre à la sagacité des acteurs qui
faisaient une étude très sérieuse de leur profession »26. Le succès rencon-
tré par les pièces antiques ne serait donc pas redevable aux seuls drama-
turges, comme dans la conception classique, mais aussi au savoir-faire des
acteurs. Il est significatif que Gueudeville, traducteur de Plaute, choisisse,
quoiqu’il destine son travail à la lecture, d’ouvrir sa traduction par un long
et vibrant plaidoyer en faveur des acteurs, ces « médecins de l’âme »27.
Le traducteur britannique Colman cite De la poésie dramatique, où
Diderot affirme que la pantomime doit être « le tableau qui existait dans
l’imagination du poète, lorsqu’il écrivait ; et qu’il voudrait que la scène
montrât à chaque instant, lorsqu’on le joue »28. L’acteur antique apparaît
ainsi comme un « traducteur » du poète, comme celui qui, selon la défini-
tion donnée par le chevalier de Jaucourt dans L’Encyclopédie, « tourne [le

23. Voir Essai sur une traduction libre des comédies de Plaute, Amsterdam / Paris,
Duchesne et Cuissart, 1761.
24. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, p. 7, note : « Terence seems plainly to
have had it always in his view, and to have paid a constant attention to it in his
compositions, though he has not set it down in words ».
25. Terenzens Lustspiele, trad. Roos citée, t. I, Die Schwiegermutter, p. 333, note : « So
wurden die Rollen unter Anleitung des Dichters, der zugleich Schauspieldirector
war, einstudirt ».
26. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, éd. cit., p. 333.
27. Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, « Préface du traducteur », non
pag.
28. The Comedies of Terence, trad. Colman citée, p. 7, note.
264 LAURENCE MARIE

texte] d’une langue dans une autre », transpose le dialogue dramatique en


langage corporel et donne à voir son esprit originel, avec une marge de
liberté qui n’est pas synonyme d’infidélité. Jaucourt évoque ainsi le travail
du « traducteur » en des termes renvoyant aux arts visuels : « la représen-
tation scrupuleuse de tous les membres d’un poète, n’offre qu’un corps
maigre et décharné ; mais la représentation libre ne doit pas être infidèle »29.
Visualiser la représentation offre ainsi une clé de compréhension
au lecteur du xviiie siècle dérouté par le texte antique. L’acteur antique
fait figure d’« interprète » du texte théâtral, au sens où il est « celui qui
fait entendre les sentiments, les paroles, les écrits des autres, lorsqu’ils
ne sont pas intelligibles »30. Il restitue fidèlement le sens perdu, sans
pour autant présenter de vision personnelle et singulière, comme dans
le sens moderne accordé à l’interprétation. Le traducteur et l’acteur ont
en somme pour mission commune de rendre compte de l’esprit originel
dans lequel a été écrit le texte. C’est ce que répètent les commentateurs
britanniques à propos de l’acteur shakespearien David Garrick : celui-ci
surpasserait les exégètes en rendant sa clarté à un texte shakespearien
obscurci selon eux par les nombreux commentaires successifs. Selon le
romancier Robert Lewis, « le Macbeth de Shakespeare est à peine intelli-
gible aux personnes cultivées ; le Macbeth de Garrick vit et est intelligible
au Vulgaire. Cela prouve, par une Démonstration incontestable, que jouer
une Pièce vaut mieux que la lire »31.
Trois éditions allemandes de Plaute et Térence vont plus loin dans la
valorisation de la théâtralité : mobilisant les comédies latines au service
d’exercices théâtraux destinés à des élèves de collèges, elles offrent
incidemment une réflexion sur le jeu contemporain. Publiées par des
précepteurs jésuites en vue de faciliter l’apprentissage du latin par une
appropriation personnelle du texte, elles se situent dans la lignée des trai-
tés d’actio jésuites publiés au xviie siècle, où le geste est considéré comme
secondaire par rapport à la déclamation, et où l’orateur est donné en
modèle à l’acteur. Le traducteur de L’Héautontimoroumenos de Térence,
adressant en 1790 son texte aux élèves du lycée de Halle, affirme ainsi
dans la préface que pour « mieux exprimer le sentiment » de son rôle,
l’élève doit « se mettre dans la situation »32, en jouant avec ses camarades

29. « Traducteur », dans Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie,


ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson,
David, Le Breton, Durand, t. XVI, 1765, p. 510.
30. « Interprète », ibid., t. VIII, p. 833.
31. Robert Lewis, The Adventures of a Rake in the Character of a Public Orator,
Londres, 1759, t. II, p. 116 : « Shakespeare’s Macbeth is scarcely intelligible to the
Learned ; Garrick’s Macbeth lives, and is intelligible to the Vulgar. This proves to
an evident Demonstration, that acting any Piece is preferable to reading it ».
32. Der sich selbst Strafende ! Ein Lustspiel des Terenz , trad. Schmieder citée, Vorrede,
p. iv : « Auch den Affect wird er besser ausdrücken […] er denkt sich in ihrer Lage ».
« DEVINER L’ACTION DRAMATIQUE » 265

les dialogues traduits en prose, langue du quotidien. Il préconise l’identi-


fication au personnage, conformément à la tradition de la lectio divina à la
manière de saint Ignace, méthode d’approfondissement des Écritures qui
invite le fidèle à imaginer la scène pour en devenir acteur. Le traducteur
estime cette identification d’autant plus nécessaire que selon lui, la comé-
die implique davantage de variations de ton que la tragédie33.
Deux autres éditions latines de Plaute, Térence et Sénèque, données
en 1790 par le directeur de collège allemand Schulze, répondent au même
objectif pédagogique : faire représenter les pièces par les élèves, mais en
langue originale cette fois. Les répliques non traduites sont complétées par
de nombreuses didascalies en allemand précisant le décor, les accessoires,
les déplacements des personnages, leurs sentiments et le jeu muet34. Ces
trois ouvrages font écho à une approche diffusée par les premiers traités
de jeu, qui paraissent dans la seconde moitié du xviiie siècle en Angleterre,
en France, puis en Allemagne : la plupart des théoriciens préconisent que
le comédien ressente les sentiments de son personnage et valorisent un jeu
plus naturel, fondé sur la gestuelle silencieuse du comédien. Ces éditions
constituent toutefois un cas singulier dans notre corpus et renvoient à
des exercices scolaires, qui ont pour but l’apprentissage du latin et non le
perfectionnement du spectacle.
De fait, la grande majorité des traducteurs estime que ces pièces ne
sauraient être représentées telles quelles sur la scène du xviiie siècle, à
cause de la différence des mœurs, mais aussi des ruptures de l’illusion
dramatique, fréquentes surtout chez Plaute, avec ces longs prologues où
l’acteur parle en son nom propre35. Les traducteurs ne préconisent pas
non plus d’adapter ces pièces. Ils se montrent particulièrement critiques
à l’égard des tentatives existantes qui, selon eux, dévoient l’esprit du texte
original36. En creux, se dessine une redéfinition du statut des modèles
antiques qui renouvelle l’approche classique de l’imitation. Pour les
traducteurs, il s’agit moins d’inciter à accommoder un sujet pour la scène
comme c’était le cas au xviie siècle, que de tirer les enseignements de la
théâtralité propre à la comédie latine. Ainsi Plaute est-il exploité comme
une source d’inspiration pour une comédie aux effets comiques renfor-
cés ; de même la comédie noble de Térence devient la matrice du nouveau

33. Ibid., p. v.
34. Ausgesuchte Schauspiele aus dem Terenz, trad. Schulze citée : voir notamment,
sur le jeu muet, la note de la p. 15 pour l’acte II, scène 2 de Der Geldtopf. Voir
aussi Ausgesuchte Schauspiele aus dem Plautus und Seneca, zum Gebrauch auf
Schulen zweckmässig abgekürzt von Schulze und Heusinger, Braunschweig, in
der Schulbuchhandlung, 1790.
35. Voir notamment Plaute, Les Comédies, trad. Gueudeville citée, Préface non
pag.
36. Le plus critique est le dramaturge-traducteur George Colman : voir The
Comedies of Terence, op. cit., notes pour L’Andrienne, notamment p. 19, 80, 92.
genre sérieux, chez Diderot comme chez Lessing, qui s’inspirent à bien
des égards de la caractérisation contrastée de Plaute et de Térence donnée
dans de longues préfaces par Mme Dacier et Laurence Echard37.

Au commentaire philologique centré sur les difficultés de la langue et


sur la poétique textuelle, se substitue peu à peu un commentaire drama-
turgique qui adopte un point de vue esthétique, celui de la réception, souli-
gnant l’effet produit par le spectacle pour guider le lecteur. Le phénomène
fait écho à la réforme du théâtre, qui revalorise la part accordée à la repré-
sentation et privilégie l’effet produit par rapport au respect des règles.
L’attention portée aux conditions matérielles du spectacle dans les
traductions et dans les notes n’est pas seulement symptomatique de l’inté-
rêt nouveau porté au spectacle et aux comédiens au cours du xviiie siècle.
Elle contribue à enrichir la réflexion sur le spectacle en présentant une
collaboration exemplaire entre le dramaturge et ses acteurs, pour l’écri-
ture des pièces, les répétitions et la représentation elle-même. La traduc-
tion n’apparaît pas seulement comme la caisse de résonance des débats
théoriques en cours, mais aussi comme le lieu d’une expérimentation sur
la théâtralité. Le texte comique est jugé foncièrement hétéronome, dépen-
dant de la représentation, puisque pour être pleinement compris, il doit
être accompagné de la gestuelle et de la mimique adéquates. ◀

37. Mme Dacier loue la « peinture des mœurs » présentée par les comédies de
Térence : « on dirait que c’est la nature seule qui agit » (Les Comédies de Térence,
Rotterdam, G. Fritsch, 1717, Préface, p. ix). Pour Echard, ses « intrigues sont si
limpides, si naturelles, qu’elles pourraient représenter un événement qui s’est
réellement produit » (Terence’s Comedies, op. cit., Préface, p. vii : « these Plots are
all so very clear, and natural, that they might very well go for a Representation
of a thing that had really happen’d »). Pour Mme Dacier, Plaute est plus vif et
plus animé que Térence et donc davantage destiné à l’action (op. cit., p. vi).
Selon Echard, c’est chez Plaute que se trouve la véritable comédie : « si la
comédie consiste plus en action qu’en discours, alors Térence doit laisser
la prééminence à Plaute : et bien que Térence doive être estimé comme un
homme qui parlait admirablement, Plaute doit être admiré comme un poète
comique » (Plautus’s Comedies, op. cit., Préface, p. 1 : « if Comedy consists more
in Action than Discourse, then Terence himself must be oblig’d to give place to
our Author; and as Terence ought to be esteem’d as a Man who spoke admirably,
Plautus is to be admir’d as a Comick-Poet »).
ÉLÉMENTS DE
BIBLIOGRAPHIE
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE 269

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TABLE DES MATIÈRES
7 Larry Norman
Avant-propos

11 Véronique Lochert et Zoé Schweitzer


Introduction

21 LES MÉTAMORPHOSES DU COMMENTAIRE

23 Jean-Frédéric Chevalier
« Les lieux de l’herméneutique dans le théâtre sénéquien en Italie
aux Trecento et Quattrocento : du commentaire philologique à la
traduction poétique »

39 Solveig Kristina Malatrait


« Térence en Allemagne : les traductions “didactiques” du XVIe
siècle, ou ce que cachent les gloses »

57 Véronique Lochert
« Traduire en images : les illustrations du théâtre antique »

77 Florence d’Artois
« Las Troyanas (1633) de González de Salas : “nouvelle idée de la
tragédie antique” ou dernier avatar du commentaire humaniste ? »

93 INTERPRÉTER LA COMÉDIE

95 Florence de Caigny
« La traduction de Térence par Marolles : Marolles, érudit,
pédagogue ou théoricien ? »

113 Ariane Ferry


« Commenter autrement : “l’air galant et nouveau” des comédies de
Plaute traduites et présentées par l’abbé de Marolles »

129 Pierre Letessier


« La division en actes et son commentaire dans les comédies de
Plaute traduites par Mme Dacier »

143 Catherine Volpilhac-Auger


« Aristophane, “poète comique qui n’est ni poète ni comique”, mis
en pages et en français au xviiie siècle »
155 INTERPRÉTER LA TRAGÉDIE

157 Tiphaine Karsenti


« Les conceptions de la théâtralité tragique dans les trois premières
traductions en français de l’Électre de Sophocle »

175 Marie Saint Martin


« Électre et les bienséances au xviiie siècle : de la traduction à
l’adaptation »

191 Zoé Schweitzer


« Traduire des crimes, interpréter la tragédie : les versions du
Thyeste de Sénèque (xvie-xviiie siècles) »

207 LECTURES DE L’ŒUVRE ANTIQUE


ET THÉORIES DU THÉÂTRE MODERNE

209 Enrica Zanin


« Le théâtre pré-moderne comme quête herméneutique : le cas
d’Œdipe »

227 Jean-Yves Vialleton


« Les pièces perdues de l’Antiquité comme source de la création
dramatique au xviie siècle : Corneille et Quinault imitateurs
d’Euripide »

243 Lise Michel


« Les Remarques de Dacier sur l’Œdipe de Sophocle (1692) : enjeux
du commentaire scénique dans le combat d’un “Ancien” »

257 Laurence Marie


« “Deviner l’action dramatique” : les traductions françaises,
anglaises et allemandes de Plaute et de Térence, laboratoires de la
revalorisation du spectacle au xviiie siècle ? »

267 BIBLIOGRAPHIE

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