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Pratiques : linguistique, littérature,

didactique

L'écriture théâtrale au présent : Texte et mise en scène


Jacques Kraemer

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Kraemer Jacques. L'écriture théâtrale au présent : Texte et mise en scène. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°15-16, 1977. Théâtre. pp. 146-153;

doi : https://doi.org/10.3406/prati.1977.1022

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1977_num_15_1_1022

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L'ECRITURE THEATRALE AU PRESENT
Texte et mise en scène

Jacques KRAEMER

TEXTE

1963, le premier spectacle du « Théâtre Populaire de Lorraine » :


«Paolo Paoli» d'Arthur Adamov (A. A. en initiales). Partons et parlons
d'A. A. : sa pièce fait fonctionner à vue, sans transposition symbolique, les
mécanismes économiques et idéologiques du système capitaliste. Le choix
de la plume et du papillon comme objets des trafics par leur caractère
surréaliste et en même temps CONCRET crée une contradiction productive entre
une forme théâtrale « légère » et le réfèrent historique horrible : les
cheminements vers la grande boucherie de 14/18. « Paolo Paoli » est une pièce
importante dans le répertoire contemporain par le difficile équilibre qu'elle
instaure entre l'individuel et le social, entre l'art populaire dans sa capacité de
communication avec le public non initié et l'élaboration artistique savante.
A ce point de vue, elle est peut-être la pièce la plus aboutie d'A. A. ;
elle réalise une des premières tentatives d'une écriture théâtrale dialectique
éclairant sur l'histoire ET les comportements humains, mais sans didactisme ;
une des premières avancées dans des domaines abordés ultérieurement, par
exemple : en donnant à entendre comment les personnages tout en étant
« pris » dans leur langage ne peuvent exister que par et dans le langage qui
leur pré-existe.
Rendons à A. A. toute son importance : depuis longtemps il nous
inspire autant que Bertolt Brecht (B. B.).
Il nous faudra plus de dix ans de travail, pour rejoindre, en la
spécifiant à notre façon, la démarche novatrice d'A. A. qui n'a cessé tout au
long des saisons de nous susciter.
Beaucoup dans nos spectacles provient d'A. A., non pas sous forme
de plagiats ou copiages, mais par le cheminement souterrain en nous des
problématiques adamoviennes.
Récemment Roger Planchon dégageait dans une interview à la «
Nouvelle Critique » la quadruple exigence de la réplique adamovienne :
— la simplicité du langage quotidien,
— le contenu latent,
— l'ouverture sur l'histoire,
— la description du personnage.

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Puis-je faire mienne cette quadruple exigence ? Je prends par jeu une
réplique de « Histoires de l'Oncle Jakob » : Isaak : « il faut démonter la
vieille armoire », je vois :
1) — une phrase banale, comme on en dit ;
2) — le contenu latent : en démontant « armoire » dont les lettres
forment alors « moi rare » auquel je tente de remonter ;
3) — l'histoire tragique de l'holocauste où un peuple, une culture, une
langue vont être mis en perdition ;
4) — le personnage d'Isaak ; son attachement à la mère (contenu aussi
dans « armoire » au niveau anagrammatique), aux traditions, à
la religion (cette armoire occupe la place de l'Arche Sainte qui
renferme les rouleaux de la Thora). (Il y a quelque chose
d'appliqué, de la « formule » dans cet exercice : comment décririez-vous
le langage d'Adamov ? On peut évidemment dire ceci, on pourrait
dire autre chose. La réplique d'Adamov ne se laisse pas « saisir »
complètement. Elle est faite de telle sorte qu'elle échappe.
Pourquoi ? Comment ? Le fait que les questions demeurent donne
au théâtre d'A. A. son immense intérêt pour nous).

COMMENT VINT UNE ÉCRITURE THÉÂTRALE...

1. Fonder un répertoire adapté à nos moyens économiques, à notre


volonté d'implantation et satisfaisant nos exigences artistiques internes,
notamment le critère de popularité : cette question trouvait difficilement réponse
dans le répertoire constitué.
Les pièces à petite distribution, en général du théâtre psychologique, du
« Kammerspiel », conviennent-elles à un théâtre populaire ? Je rêvais de
spectacles brassant l'histoire, mettant en scène des groupes sociaux, de spectacles
concernant le public populaire.
2. Arrive un moment où un metteur en scène est saisi du désir
d'écrire lui-même. J'avais pris l'habitude d'établir des fiches sur les pièces
que je lisais, de lire et d'annoter tous les textes de l'auteur dont je montais
une pièce. Ce travail me familiarisait, je suppose, avec les formes d'écriture
théâtrale.
3. Une convergence de circonstances a enclenché à un certain moment
chez moi le processus d'écriture. Tout à coup le répertoire constitué fut
ressenti comme insuffisamment adapté à la relation au public.
Tout empli des événements de 68, j'ai eu l'idée de Minette la Bonne
Lorraine. L'écriture de cette première pièce s'est faite très vite dans la
jubilation.
J'avais commencé, il n'était plus question d'interrompre ce travail,
devenu un moment nécessaire, fondateur, indispensable, de mon travail
théâtral global.
• Ajustés aux moyens matériels d'une entreprise théâtrale à tout petit
budget, ajustés à une relation spécifique et circonstancielle entre une équipe
théâtrale et un public, ces textes sont nés d'une implantation théâtrale de
plusieurs années dans une région, et dans une certaine mesure, ils traduisent
diverses aspirations, ils expriment la culture, le vécu de cette population
lorraine, ses préoccupations, ses difficultés, ses particularités.

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L'enracinement régional de l'entreprise théâtrale et de l'auteur a permis
que ces textes apparaissent avant tout comme exprimant la région.
• Une des dimensions de notre répertoire est le caractère
auto-biographique de la compagnie ; mais c'est aussi auto-biographique pour moi qui
suis en plein dans la compagnie. Tout est donc lié : l'histoire, le travail
théâtral de la compagnie, la vie personnelle, tout se fusionne dans des
combinaisons différentes selon les moments pour donner naissance à une pièce de
théâtre. La « commande sociale » est à situer dans ce contexte et non pas
mécaniquement.
Les Immigrés, commande sociale bien sûr, mais pas théâtre de «
commande », correspondent à ce que je ressentais à ce moment-là comme étant
le plus proche de mon désir artistique (étant entendu qu'il est très difficile
de savoir ce qu'on désire vraiment).
L'idéal est que le désir corresponde à peu près à la commande sociale,
à peu près, car il y aurait aussi à parler sur la notion d'écart en partie
inévitable, en partie nécessaire entre le spectacle théâtral et son public.
• La spécificité tendancielle des textes écrits par des auteurs-metteurs en
scène, responsables d'entreprise théâtrale est de prendre en compte les
impératifs matériels de la réalisation scénique et de s'insérer dans un moment
de l'histoire d'une troupe. Cette écriture est celle de praticiens de la scène.
En partie, l'écriture se fait pour le metteur en scène qui va relayer l'auteur.
En ce qui me concerne, d'une part, c'est la mise en scène qui est aux postes
de commande, et d'autre part, j'ai, je crois, une écriture de comédien : quand
j'écris, je dis mon texte, je le joue. Un des critères de mon écriture est
que ce que je produis convienne au comédien que je suis. Et en même temps,
je travaille les textes pour eux-mêmes, avec la volonté de porter l'écriture
au niveau artistique le plus élaboré. Mais je sais que le texte, pour
important qu'il soit, n'est qu'un élément du spectacle ; il n'est pas l'essence du
théâtre. Aussi, les textes sont brefs, elliptiques. Ils doivent servir d'élément
de composition d'un autre discours qui va englober le texte : le discours
scénique.

MISE EN SCÈNE

La scène est le lieu où peut se tenir le discours corporel. La scène est


le lieu des corps dans l'espace. Sur un plateau, les relations sont toujours
sexualisées. La scène est apte, plus que le texte, à dire la vérité des corps.
Dans fakob j'avais tenté sans y parvenir d'écrire les relations corporelles
intimes, relations sexuelles, besoins corporels. Ce qui ne peut être dit par
le texte peut parfois être dit dans la mise en scène. La non-exhaustivité
d'un texte, son laconisme, l'ellipse sont pour moi, des vertus positives qui
libèrent le discours scénique.
La mise en scène est l'élément qui détermine le spectacle. C'est le
metteur en scène qui est l'auteur du spectacle dont le texte n'est qu'un des
éléments. Cela ne diminue ni l'auteur, ni les autres artistes du spectacle,
musiciens, décorateurs et surtout comédiens. La recherche scénique passe
obligatoirement par le comédien qui est co-metteur en scène au moins pour
la partie du spectacle qui concerne son jeu. Dans une perspective théâtrale
avancée, la mise en scène se fait avec le comédien qui est l'exact contraire
d'un simple exécutant. Toute l'élaboration du spectacle se fait dans une
circulation incessante de propositions, de contre-propositions où le comédien

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intervient non seulement quand il s'agit de son propre jeu mais aussi pour
le jeu des autres comédiens et pour les multiples éléments du spectacle, par
exemple les choix décoratifs ou musicaux.
Le spectacle réalisé, impossible de savoir de qui est tel jeu de scène,
tel élément du spectacle. Le spectacle est le produit à la fois du metteur
en scène et d'un travail d'équipe.

THÉORIE

Nous n'avons pas de théorie, arrêtée, formulée, mais nous portons une
grande attention à la théorie dans tous les domaines : histoire, économie
politique, psychanalyse, linguistique, etc.. Le domaine théorique auquel nous
sommes bien sûr particulièrement attentifs est celui de la théorie du théâtre.
Nous devons lire et relire les textes théoriques classiques d'Aristote à Brecht,
en passant par Diderot, Stanislavski, Piscator, etc..
Pour nous, Brecht a une valeur théorique matricielle ; comme Freud
pour la psychanalyse ou Saussurre pour la linguistique.
L'importance fondatrice de B. B. tient au fait qu'il est le premier à
introduire le matérialisme historique et dialectique au théâtre. Il pense le
théâtre en dialecticien. Là est la force de Brecht : le marxisme à ce niveau
de qualité politique, humaine, théorique, artistique.
Depuis B. B., personne, je crois, n'a atteint la même envergure dans
l'intervention théorico-pratique dans le champ du théâtre. La lecture récente
de son journal de travail qui couvre une période décisive (1938-1955)
confirme l'immensité du continent défriché par Brecht.
Depuis Brecht, il n'y a pas eu pour le théâtre, il ne peut y avoir peut-
être, d'avancée théorique aussi bouleversante.
Peut-on progresser aujourd'hui dans le théâtre sans en passer par
Brecht ? C'est sur B. B. que s'est fondé le principal de la démarche théâtrale
novatrice. Cet acquis brechtien : la finalité sociale du théâtre, sa fonction
dans les processus révolutionnaires, dans la prise de conscience critique ; un
théâtre qui rende compte de la réalité d'une époque, qui dévoile les
causalités sociales, qui montre les fonctionnements : un théâtre de la dialectique,
et notamment celles du théâtre et de l'histoire, du spectacle et du spectateur,
de la raison et de l'émotion ; une appropriation des arts et techniques
anciens dans une nouvelle perspective ; une « théorie » du jeu ; une mise en
doute systématique qui rend suspectes toutes les catégories « naturelles » et
innocentes, etc., cet acquis brechtien, il faut inlassablement le reprendre, le
repenser, le mettre à l'épreuve des nouvelles réalités, c'est-à-dire, le reprendre
dans une perspective brechtienne. Etre brechtien, c'est aussi critiquer Brecht.
Il s'agit de passer Brecht au crible, d'une part, de l'évolution historique
des vingt dernières années, d'autre part des nouveaux acquis théoriques et
notamment dans le domaine de la psychanalyse qui revêt pour le théâtre
une importance particulière : parce qu'elle a été massivement refoulée par
le marxisme du temps de Brecht et indique une voie que B.B. n'a pas
explorée, n'a même pas abordée.
Une pratique théâtrale ne découle-t-elle pas en partie de la philosophie
des relations entre un théâtre et son public ? Par exemple, notre ré-affirmation
constante du principe brechtien de « freundlichkheit » (être amical avec le

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public) nous conduit à rejeter une esthétique se fondant sur l'agression du
public. Nous ne visons ni à brutaliser, ni à culpabiliser, ni à angoisser le
public. Ceci explique que nous nous soyons refusé à emboîter le pas à
l'esthétique du « Living Théâter » de Julian Beck et Judith Malina comme
à celle de Jerzy Grotowsky. Toute une critique a été faite de ce que ces
théâtres charriaient de messianique et de métaphysique.
Pourtant, en poussant leurs expériences jusqu'aux limites, ils contribuent
à faire sauter un certain nombre de verrous, à lever des tabous.
Le « Living », par son action, a ré-affirmé la primauté possible de
l'idéologique sur l'esthétique ; Grotowsky a forcé à s'interroger sur le travail de
l'acteur, sur l'essence du jeu, du personnage.
Plus récemment Bob Wilson a, par le spectacle limite Le Regard du
sourd, fait sentir l'importance du silence au théâtre. Aurions-nous osé ces
séquences muettes, oniriques de Jakob sans l'expérience de Bob Wilson?
C'est dire que directement ou indirectement, beaucoup des expériences
radicales qui s'effectuent dans le théâtre contemporain nous influencent.
S'il n'y a pas de formes innocentes, il n'y a pas non plus de formes
tabous. Nous nous sentons le droit d'utiliser toutes les formes théâtrales
existantes.
De l'intérieur, nous avons le sentiment de beaucoup évoluer, de faire
des emprunts stylistiques très divers, d'être soumis à des influences qui nous
marquent fortement et qui donnent à tel spectacle une forte caractérisation
par rapport à tel autre.
Nous avons le sentiment d'avoir des critères esthétiques très complexes
qui obéissent à des séries de systèmes variables à l'infini. Nous avons le
sentiment, à l'occasion de chaque nouvelle réalisation, de démarrer à partir
d'une table rase, d'un degré zéro. Nous ne savons rien, nous ne voulons pas
des recettes antérieures. Nous voulons tout inventer.
A partir de cette impression, on pourrait être tenté de déclarer que
nous n'avons pas d'esthétique particulière. Mais cette impression n'est pas
la réalité.

LE SENS DU PLAISIR, LE PLAISIR DU SENS

a) Nous tenons à la théâtralité dans son caractère concret, matériel,


suscitant le plaisir du spectateur. Nous n'avons jamais cherché à vider nos
salles. L'ennui des spectateurs nous pose immédiatement un problème que
nous tentons de résoudre.
Cela tient-il au fait que comme notre écriture, notre mise en scène
est faite par un comédien, pour des comédiens ? En tant que comédien, je
répugne à expédier des comédiens au « casse-pipe ».
Pour concourir à cette théâtralité, tous les moyens du théâtre sont utilisés :
texte, décoration, comédien dans toutes ses potentialités (voix, corps),
éclairages, etc.. Nous faisons de notre spectacle une machine complexe qui joue
de toutes les gammes avec une position centrale donnée au JEU du comédien
dans ses diverses facettes.
b) Le sens produit dans la perspective d'une utilité sociale du théâtre.
Ceci étant d'ailleurs lié au projet de procurer au spectateur des « plaisirs
complexes » (B.B. Le Petit Organon).

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Voici la principale dialectique à l'œuvre dans notre travail : le plaisir
et la compréhension ou le théâtre et l'histoire, étant entendu que nous
comprenons « histoire » au sens le plus large possible : celle d'hier et d'aujourd'hui,
en train de se faire, histoire sociale dans sa totalité, économique et
idéologique.
Le plaisir du spectateur (et le nôtre) réside dans ce questionnement
du théâtre par l'histoire et réciproquement.
C'est dire que nous fondons de grands espoirs sur le théâtre, que nous
lui assignons une haute ambition.
Notre spectacle sera donc un spectacle riche, au sens où chaque moment
vise à être à la fois théâtralement consistant et socialement signifiant.
Dans ce théâtre riche, chaque moment ne doit pas pouvoir se mettre
en équation simple mais doit libérer le maximum de potentialités esthétiques
et sémantiques. Nous visons à contrôler au maximum les effets de sens de
chaque moment théâtral ainsi que l'effet de sens global du spectacle. Mais
comme nous visons dans le même temps à produire un nombre illimité
d'effets esthétiques et sémantiques, le contrôle devient par définition un
objectif jamais atteint. Là se trouve la liberté du spectateur dont le parcours
n'est pas étroitement balisé, mais qui est appelé à se fabriquer, face au
spectacle, son propre itinéraire.
En somme, le projet est une similitude d'attitudes du metteur en scène,
des comédiens, des spectateurs face au spectacle : il s'agit de faire tout
fonctionner : sa culture, son vécu, sa raison, ses sentiments, son imaginaire,
son désir pour être PRODUCTIFS, c'est-à-dire, pour se transformer.
J'aurais assez tendance, pour définir notre pratique, à scinder en
deux composantes : celle qui relève de la démarche « choisie ?» et celle qui
relève du désir, de l'inconscient. Et immédiatement je me rends compte de
l'interpénétration de ces deux composantes. Pourtant on peut tenter de
dégager en vrac quelques-unes de nos préoccupations les plus constantes :
• Une mise en scène non illustrative, non naturaliste, un jeu non-naturaliste-
psychologiste.
• Une praxis multiforme du « Verfremdungseffekt ».
• Le personnage : il n'y a pas une vérité de lui à rejoindre. Il faut le
construire. Le critère est ce que cela produit comme effets.
• Viser à la complexité, mais pas à la confusion (tout cela, c'est plutôt
les mots d'ordre d'une « déontologie artistique » que la description d'une
esthétique, tant pis, poursuivons).
• Un théâtre où s'affirme le grand axe tautologique (le théâtre c'est le
théâtre), où s'affirment le jeu des formes théâtrales, le plaisir du théâtre
et en même temps, le droit, le devoir qu'il a, la supériorité qu'il prend
sur lui-même à sa mise en relation à l'histoire.
Il s'agit de donner à voir la fabrication théâtrale, le processus de
production en tant que tel, et en même temps qu'il serve à éclairer l'histoire.
B. B. se gaussait de critiques d'art qui prenaient en dérision l'attitude
du public à une exposition de peintures devant une toile représentant une
maison. « Les imbéciles » disaient en substance les critiques d'art, « ils parlent
de la maison ». « Les imbéciles, c'est vous, répondait B.B., vous n'avez pas
encore compris que tout notre art est fait pour que le public parle de la
maison ».
Je ne reprendrai pas à mon compte et au pied de la lettre cette petite
histoire de B.B. . Pour moi, l'objectif serait que la forme picturale me fasse

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voir mieux ou autrement la maison, et que de voir autrement ou mieux
la maison me permette de voir autrement mieux les formes picturales.
Que jje le veuille ou non, je suis toujours poussé par mon désir à
mettre en scène certaines images. Le plus surprenant est ce « discours » des
formes dont d'abord je n'ai pas conscience, et qui peu à peu s'élucide,
sans que, jamais, par définition, je ne parvienne au bout de moi-même, au
bout de cette élucidation. Ce recul sans fin de ce que je cherche à atteindre
est la condition pour la continuation à produire encore et encore des mots
et des images scéniques. Cela va du simple au complexe.
L'esthétique, à chaque moment théâtral, est la résultante d'un ensemble
de déterminations : la signification historique, la spécification et le raffinement
de l'acte théâtral, le rapport du jeu à la lumière, au décor, la situation du
jfaiament dans son rapport à ce qui le précède et à ce qui le suit, c'est
tout cela, avec les déterminations inconscientes, qui produit une esthétique.
Le spectateur ressent probablement comme très éloigné, voir opposé
Le Retour du Graully et Jakob. Le premier lui semblera « formaliste »,
sophistiqué, esthétisant ; le second, émouvant, dépouillé, épuré, alors que la
même philosophie du travail théâtral, les mêmes procédés, les mêmes
préoccupations, la même esthétique, sont fondamentalement à l'œuvre dans les
deux spectacles.

DEPUIS B. B. ?

Y a-t-il chez B. B. une tendance scientiste ? Il veut construire un


« théâtre de l'ère scientifique ». Cette tendance ne crée-t-elle pas un théâtre
rationaliste où B. B. viserait plutôt à illustrer un mécanisme social déjà
mis à jour, par la science économique par exemple, qu'à explorer de nouvelles
voies de connaissances, qu'à découvrir ?
Cette tendance scientiste s'accompagnerait d'une tendance à réduire
le théâtre à sa dimension explicitement politique.
Or ce qui aujourd'hui nous intéresse prioritairement, ce sont ces
lieux où le politique semblait n'avoir pas de prise, les lieux des CONNEXIONS
entre ces tranches humaines découpées par les sciences mais vécues par
chacun de nous comme une totalité.
B. B. répondait, paraît-il, à une remarque sur Arturo Ui où il lui était
reproché de ne pas montrer le peuple, qu'il n'était pas possible de TOUT
montrer à la fois.
Pourtant souvent, son théâtre s'offre comme une totalité par le jeu
conjugué de la fable et du message ; l'impression est créée de communication
de certitudes globalisantes.
Avec A. A., nous avons progressivement appris à risquer une approche
plus parcellisée, à la fois plus modeste et plus ambitieuse :
— plus modeste car ne prétendant pas tout dire et surtout peu intéressée
à dire ce qui a déjà pu être formulé ailleurs autrement. Pour tenir un discours
d'historien sur l'Histoire, les comédiens sur le théâtre partent battus :
l'historien faisant une conférence en dira toujours plus et mieux.
— plus modeste aussi parce que lucide quant aux possibilités du théâtre
de provoquer chez le spectateur une « prise de conscience » politique. B. B.
incontestablement, de pièce en pièce, se nourrit de cette illusion (que nous

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avons longtemps partagée) : les spectateurs qui ignoraient les mécanismes du
système capitaliste vont les comprendre grâce au théâtre. Je suis aujourd'hui
convaincu que la compréhension politique du spectateur n'est transformée
que de manière infime par le théâtre. Assigner prioritairement cet objectif au
théâtre, c'est tomber dans une illusion dangereuse pour le théâtre, car
c'est engager l'effort principal au niveau de ses fonctions potentielles dans une
voie peu « rentable ».
— plus ambitieuse dans la mesure où ne prétendant plus rivaliser avec
les sciences (politique, économique, psychanalytique, historique, etc.), le
théâtre a à inventer sans cesse son domaine spécifique, à expérimenter sans
cesse.
Je me garderai bien par exemple d'assimiler l'identification au mal et
la distanciation au bien. Ce manichéisme esthétique est évidemment le brech-
tisme primaire que nous récusons. La distanciation n'est pas le contraire de
l'identification mais sa dialectisation.
Dialectique ! le maître-mot est à nouveau lancé. Gardons-nous de
l'entendre comme une formule-magique, le « sésame ouvre-toi » du nouveau
théâtre. De le prononcer ne nous confère aucune supériorité sur nos confrères.
La seule indication que je retiens en définitive de B. B. : apprends, il n'est
jamais trop tard. Ne sois jamais ce Monsieur K. dont parle Brecht et dont
on dit, devenant blême : il n'a pas changé !

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