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RODRIGUEZ (Christine), « Conclusion », Les Passions du récit à l’opéra.

Rhétorique de
la transposition dans Carmen, Mireille, Manon, p. 623-628

DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4052-6.p.0623

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peut-on désormais analyser la transposition d’un récit sans


distinguer le niveau précis où se situe cette opération ? L’objet
de cette thèse aura été de montrer que chacun des niveaux où
intervient la transposition - la fiction, la structure et le texte –
permet de comprendre différemment le récit, l’opéra, et le pro-
cessus même de la transposition.
dans la relation mimétique qu’entretiennent le récit et l’opéra,
nous avons voulu inverser le paradoxe qui consiste à s’enfermer
dans une histoire comme si c’était le seul plan possible d’une
transposition, dont l’horizon formel ne serait que le « méchant
ouvrage » d’un libretto irréductiblement invraisemblable. En défi-
nissant au contraire l’histoire comme un niveau instable, à repla-
cer dans un système qui l’englobe, on ne la réduit pas puisqu’elle
retrouve une fonction noble. L’action d’un livret a montré en
effet la force de l’invraisemblance, intriquée à une simplification
et à une stéréotypie indispensables au chant pour élaborer son
dispositif pathétique. Il est donc vain de répéter que l’opéra est
le théâtre des invraisemblances, l’atelier des malfaçons, puisqu’il
existe une dramaturgie de l’invraisemblable, tendue, comme
les plus respectables poétiques, entre la convention et la vérité
expressive.
Il faudrait sans doute à l’avenir examiner de plus près toutes
les formes de l’invraisemblance, les localiser précisément et en
dresser même une typologie plus complexe que la première dis-
tinction que nous avons identifiée, entre les invraisemblances
contingentes et les invraisemblances poétiques. Les unes sont
issues de divers paramètres – la scène, les chanteurs, le public –
qui obligent parfois les compositeurs à « décomposer » leur œuvre
malgré eux. Les autres, résultat d’une ellipse du temps, de la

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transformation des répétitions narratives en oppositions dra-


matiques frontales, de la nécessité d’une organisation vocale,
sont des éléments à part entière de la rhétorique pathétique de
l’opéra. Elles ne gênent en rien la compréhension du spectateur
et la facilitent même, puisqu’à la rationalité des enchaînements
du probable, celui-ci préfère de loin le surgissement irrationnel
du conflit et le spectacle du chaos intérieur.
si l’on considère maintenant la relation paradigmatique qui relie
le récit et l’opéra, établir un « schéma narratif » du récit transposé
est selon nous un préalable indispensable pour éviter de s’enfermer
dans l’aporie où l’on est conduit quand on se contente de poser
la question de la fidélité de l’œuvre à son modèle. car c’est dans
une grammaire narrative stable que l’opéra puise toutes les com-
binaisons de son invention. comme dans tout langage, c’est le
code immuable du récit qui est la source des innombrables varia-
tions de sa transposition. ainsi, toutes sortes de substitutions sont
possibles - par exemple la habanera de carmen en lieu et place
d’une description - à partir de la matrice narrative fondamentale,
d’où s’évalue toute une palette transpositionnelle.
Le plus intéressant dans un schéma, pour qu’il ne soit pas des-
séchant, est toujours sa puissance fédératrice. non seulement les
trois moments capitaux de la séduction, de la transgression et
du châtiment rapprochent ici le récit et l’opéra, mais ils rassem-
blent également les six œuvres étudiées dans la même dynami-
que transgressive. on a pu en constater la richesse pathétique,
puisque l’ambivalence profonde de la transgression, dysphori-
que et euphorique, partagée entre la peur et la joie intense de la
liberté, a clairement marqué les autres scènes de séduction et de
châtiment. ces grands stéréotypes du récit de passion tirent en
effet leur pouvoir de fascination de cette complexité : un plaisir
qui fait peur et une peur qui procure un plaisir.
Enfin, la relation poétique ouvre le champ immense des cor-
respondances, et si littérature et musique pouvaient réellement
mettre en commun leurs résultats, dans l’étude d’un même
objet, on pourrait approcher de plus près le secret des transposi-
tions ; celui qui fait dire impérieusement aux compositeurs qu’en

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transposant un récit, ils travaillent véritablement en osmose avec


leur modèle, d’homme à homme si ce n’est d’œuvre à œuvre.
à imaginer Jules Massenet voulant se cacher à La Haye dans la
chambre où l’abbé prévost écrivit Manon Lescaut, comme pour
y saisir plus intimement le secret de ses personnages, on ne sau-
rait douter qu’il s’agit là d’un lecteur artiste en pleine innutri-
tion, fasciné par le texte de l’écrivain qui lui sert de modèle et
non pas simplement soucieux d’en tirer les ficelles de quelques
bonnes situations dramatiques.
La relation poétique, défi rhétorique que nous rattachons à la
« trans-sémiotique pathétique1 », pose des questions aujourd’hui
au cœur de la recherche. comment se transpose un affect est en
effet un problème délicat, car l’émotion est une énergie qui circule
entre trois instances - le lecteur-spectateur, l’auteur-compositeur
et les personnages. Et démêler leur enchevêtrement est un champ
d’étude encore peu exploré. En outre, la compétition rhétorique
qui s’établit entre l’écrivain et le compositeur est paradoxale puis-
que le texte narratif disparaît à l’opéra dans sa forme propre. ce
retrait ne doit pas pour autant conduire le chercheur à ignorer
l’émotion du lecteur, qui précisément s’attachait à ce texte. c’est
pourquoi, nous avons voulu dépasser le simple niveau des repré-
sentations, pour retrouver ce qu’on peut appeler le désir du lec-
teur, créé d’abord par le récit et réinvesti ensuite dans le spectacle
musical. La transposition n’est pas une opération simple, la seule
réalisation du voir et du dire d’un récit, si elle tente de conserver
la puissance émotionnelle du discours ; elle n’est pas seulement
une image du récit ou son écho sonore, mais la reproduction de
son courant affectif. L’enjeu rhétorique est selon nous dans cette
bivalence, et nous n’avons pas voulu croire que musiciens et
hommes de théâtre aient oublié leur lecture, comme s’ils étaient
indépendants dans leur création, indifférents aux performances
d’autres artistes, et qu’ils aient pu être insensibles aux émotions
du discours, au talent des écrivains pour les produire.

1 Cf. Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, op. cit.

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deux critères définitoires du pathos se sont peu à peu précisés :


une composante dynamique articulée à une stase nécessaire. Le
pathétisme ne pouvant opérer dans la vitesse, il paraît issu du rap-
port entre la dynamique temporelle et sa suspension, sa cristallisa-
tion sur une image poignante. Le courant des affects circule mais
il y a des pauses respiratoires, un peu comme le spectateur retient
son souffle quand l’émotion l’étreint. Áron Kibédi Varga parle
d’ « arrêt sur image » pour commenter le paroxysme pathétique.
selon lui, une « théâtralité première1 », mobile, trouve son terme
dans une « théâtralité seconde », dont la suspension ouvre selon
nous sur le rêve. car si la phase dynamique mobilise l’attention
et la raison, la phase statique interpelle l’imaginaire : c’est l’image
de José pétrifié comme une « planche », celle de des Grieux saisi
d’horreur dans sa « langueur » amoureuse. à ce moment-là, le lec-
teur est invité à les suivre dans leur méditation secrète. de même,
l’image des parents de Mireille « atterrés » réalise un cliché de
l’émotion qui porte précisément l’empreinte de ces grands stéréo-
types du pathos. d’autres tableaux jalonnent l’histoire des émo-
tions des héros : celui de Manon enchaînée, la pietà de la mère
éplorée tenant Mireille entre ses bras, ou Manon « plus brillante
que jamais » chantant « avec des larmes » sous le crucifix du sémi-
naire. pour réussir une relation poétique, il est clair qu’il faut aussi
transposer ce tempo particulier de l’émotion.

notre méthode d’investigation du récit classe et distingue, mais


son objectif n’est pas de morceler. Bien au contraire, elle doit
aider à percevoir une unité. chaque niveau narratif est un plan
possible de l’analyse, mais au départ comme au terme de ce tra-
vail, c’est toujours une œuvre dans son unité qu’il faut compren-
dre. on travaille sur la zone intermédiaire du passage, sur le plan
de la déconstruction, mais c’est bien un principe de construction
qui est le moteur d’une telle investigation. ainsi, des trois paliers
de la mutation émerge finalement une vision unifiée de l’opéra,
du récit et de la transposition elle-même.
1 Áron Kibédi Varga, « Les paradoxes de la théâtralité » in Théâtralité et genres littérai-
res, La Licorne, université de reims, 1995.

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L’opéra est bien indissociable des passions, c’est le genre pathé-


tique par excellence, et le seul art où le corps se métaphorise dans
l’instrument sublimant qu’est la voix chantée. car rien de ce qui
est intense pour le héros, en rhétorique interne, ou intense pour
le lecteur, en rhétorique externe, n’échappe à la voix de l’opéra. Et
par le chant, qui franchit le seuil du rationnel, l’opéra ressemble
aussi au rêve : invraisemblable mais logique ; né des passions et
mettant en scène les relations du sujet au monde ; résistant, mal-
gré toutes les critiques, à une présentation rationnelle ; construit
sur la symbolisation ; mêlant une simplicité naïve à un véritable
défi à la compréhension ; enfin, ne craignant pas le ridicule ou
l’absurde mais toujours en quête d’émotion et de beauté. Lié à la
force pulsionnelle du récit comme le sujet qui rêve aux conflits du
monde réel, il en simplifie la signification, à outrance, pour que
du cadre simple du sens se libère l’énergie pathétique, complexe,
riche de toutes les nuances que peut apporter l’art des sons. Et
dans ce mélange de compréhension facile et d’impossible ratio-
nalisation, il est probable que le spectateur retrouve un rapport
régressif, non seulement au récit dont il perçoit le fonds arché-
typal, mais à ses propres conflits, en ce qu’ils ont de plus archaï-
que et de plus obscur.
Quant au récit, il a été un point de départ et d’aboutissement,
et dans l’entre-deux de la confrontation, l’opéra a servi de pôle
d’observation pour interroger la capacité de l’œuvre narrative à
résister à la déconstruction. La force du récit, source inépuisable
d’inspiration, est pour nous une constante remarquable, qui per-
met d’affirmer que tout opéra tiré d’un modèle narratif s’inscrit
dans une tradition transpositionnelle trouvant son origine dans les
pratiques culturelles les plus anciennes : qu’on songe par exem-
ple au parti qu’ont su tirer les tragiques grecs de la matière épi-
que, comme Euripide dans Iphigénie ou Eschyle dans L’Orestie.
on a pu mettre en évidence une dynamique de la transposition
qui opère en permanence, toujours du narratif vers le dramati-
que ou le scénique. Il est assez difficile de justifier cette direc-
tion des transpositions, pour nous clairement unilatérale, et le
fait mériterait sans doute des recherches plus approfondies. Mais

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on ne peut nier ce que la tradition, l’histoire et les œuvres ne font


qu’entériner : il existe bien une matrice narrative, investie d’un
rôle majeur, car toujours articulée à un médium collectif qui en
renouvelle la représentation. récit et tragédie, récit et opéra, récit
et cinéma, ne sont que quelques jalons de l’interminable ligne
imaginaire des transpositions.
Enfin, il nous paraît fondé de considérer la transposition
comme un véritable système, sans les connotations péjoratives
qui parfois s’attachent à ce terme. système ouvert, parfaitement
solidaire et cohérent, dans la mesure où ce sont les passions du
récit qui étagent l’édifice de l’œuvre, depuis les profondeurs de
sa structure jusqu’à la surface du discours. dans cette opération
de trans-sémiotique, il nous semble vain de distinguer au sein de
l’œuvre lyrique ce qui est ressemblant de ce qui serait une inven-
tion ou un écart. car rien selon nous ne s’invente vraiment, et à
travailler dans le détail, il apparaît clairement que tout se trans-
pose. à bien chercher, tout peut être relié : la transposition est
un système analogique.
nous espérons que le modèle proposé trouvera son application
dans d’autres types de transpositions – au cinéma par exemple,
dans une relative continuité mimétique, ou encore dans la cho-
régraphie, où le geste mis en musique réalise, comme le chant,
une symbolisation du corps et de ses émotions. Les passions du
récit à l’opéra pourraient ainsi présenter d’intéressantes analo-
gies avec les trans-modalisations par l’image ou par la danse. Il
est permis d’espérer que la fraternité des arts développe aussi un
champ de relations entre les chercheurs qui s’y consacrent.

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