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Mouchette et les paradoxes

de la langue des images

Parmi les nombreux épisodes que B resson aj oute


à La Femme douce de Dostoïevski figure une soirée
au théâtre . Le couple y assiste à une représentation
d'Hamlet. Celle-ci étale tous les vices que les Notes
sur le cin ématograph e prêtent à l ' ordinaire de la
pratique théâtrale . Les acteurs jouent à être Hamlet,
Gertrude ou Laërte . Habillés en style troubadour, ils
prennent la pose, s' agitent, forcent la voix et l'expres­
sion. Rentrée chez elle , la Douce va droit à la pièce
de Shakespeare et y vérifie que , pour pouvoir hur­
ler toute la soirée , les acteurs ont coupé le p assage
contenant les instructions du prince à ses comédiens
fictionnels : dire leur tirade du bout de la langue , au
lieu de beugler comme un crieur public. L'épisode a
valeur de démonstration. C' est de ce mauvais théâtre
que le cinéma ordinaire est la photographie . C ' est
à lui que s' oppose la langue cinématographique , où
l'image n' est plus une copie vouée à la ressemblance
mais l'élément d'un discours autonome et où le ton
égal, non-expressif, des modèles permet de faire sur­
gir, au lieu des parades de la scène , la vérité nue de
l'être intime.
La démonstration est claire . Elle est même trop
claire - de ce genre de clarté qui dispose un leurre
pour recouvrir une difficulté plus secrète . Je ne sais
pas si c ' est ainsi que l ' on j ouait Hamlet en 1 969. Je
s ais en revanche qu' avant même l a naiss ance de
47
Les écarts du cinéma

Robert Bresson, divers poètes et hommes de théâtre


avaient fait de la mise en scène des drames shakes­
peariens la pierre de touche d'une critique du réa­
lisme théâtral. Mallarmé déj à saluait en Hamlet « le
seigneur latent qui ne peut devenir » et dénonçait la
prétention des acteurs à faire exister leurs person­
nages alors qu 'ils ne devaient être que des motifs
de tapisserie3• E dward Gordon Craig représentait
un H amlet allongé , séparé p ar la barrière de l ' art
de la masse des courtisans enveloppés avec le roi et
la reine dans un même mante au d ' or. Maeterlinck
proposait, lui, d' envoyer princes et seigneurs à l'ar­
rière-plan pour faire venir à leur place au premier
plan les forces obscures qui parlaient à travers eux,
en concentrant par exemple le drame sur un vieillard
immobile sous sa lampe écoutant en silence les bruits
de l'inconnu qui l'entourent4•
Tous trois propos aient au fond la même chose :
mettre la parole théâtrale à l'heure de la littérature ,
celle de la parole muette . La parole muette , ce n'est
pas simplement la parole qui égalise dans le silence
de l'écriture la ligne continue de la narration et les
éclats de voix de l'interlocution. C ' est, plus profon­
dément , la p arole qui fait p arler ce qui est muet ,
déchiffrant les signes muets écrits sur les choses ou
se mettant, à l'inverse, au diapason de leur absence
de signification pour enregistrer les intensités muet­
tes et le bruit anonyme du monde et de l'âme. C'est,
plus généralement, la p arole qui ne cesse de déro­
ber, de reprendre en elle les prestiges de sensorialité
imaginaire qu' elle déploie. C' est cette identité d'une
puissance d'incarnation et d'une force de désincarna­
tion qui fait le fond de la littérature depuis qu' elle a
renversé les deux grands principes de l' ordre repré­
sentatif classique : le primat de l'intrigue et de son
principe d'intelligibilité - l ' agencement des actions
selon le nécessaire et le vraisemblable ; le système
48
Après la littérature

d'expression des émotions , sentiments et volontés à


travers une codification des discours et des attitudes
appropriés .
S i le cinématographe peut, avec Bresson, formali­
ser son opposition au théâtre, c ' est parce que déj à la
puissance littéraire de la parole muette a remis en
c ause , et d ' abord sur la scène même du théâtre , la
logique représentative du primat de l'intrigue et de la
codification des expressions . Le vrai problème n' est
donc pas l'opposition du cinématographe au « théâtre
filmé » mais le rapport du cinématographe à la litté­
rature . Le cinéma ne vient pas con tre le théâtre , il
vient après la littérature . Cela ne veut pas simple­
ment dire qu'il porte à l'écran des histoires tirées de
livres , mais qu'il vient après la révolution littéraire ,
après le bouleversement des rapports entre signifier
et montrer qui, sous le nom de littérature , est arrivé
à l' art de raconter des histoires. Le problème alors
n'est pas seulement d'inventer, avec les images mobi­
les et les sons enregistrés, des procédés susceptibles
de produire des effets analogues à ceux des procédés
littéraires. C ' est là un problème classique de corres­
pondance des arts . Or le régime esthétique des arts ,
auquel le cinéma appartient comme la littérature , a
brouillé , avec les rapports entre montrer et signifier,
les principes mêmes de la correspondance des arts .
Il s'en tire quelques conséquences que j e voudrais
étudier à travers un film, Mouchette, que Bresson a
adapté du récit de Bernanos intitulé Nouvelle Histoire
de Mouchette.
Le problème d'une telle « adaptation » peut se for­
muler simplement : la littérature n' est pas simple ­
ment l'art du langage qu'il faudrait mettre en images
plastiques et en mouvement cinématographique. Elle
est une pratique du langage qui comporte aussi une
certaine idée de l'imagéité et de la mobilité . Elle a
inventé elle -même un certain cinématographisme ,
49
Les écarts du cinéma

que l ' o n peut définir p ar trois grands traits . C ' est


d' abord le privilège de la p arole muette , du pou­
voir d' expression accordé à la présence silencieuse
- significative , énigmatique ou insignifiante - de la
chose . C 'est ensuite l'égalité de toutes choses repré­
sentée s . L'égale attention que Mouchette accorde à
un visage humain, une main tournant un moulin à
c afé ou le bruit d ' un verre sur un zinc de bistrot,
Bresson en trouve le modèle chez Cézannes. Mais ,
par-delà Cézanne , elle renvoie à cette grande éga­
lité des suj ets nobles et vils , des êtres p arlants et
des choses muettes, du signifiant et de l'insignifiant
théorisée et pratiquée depuis Flaubert par la littéra­
ture . C ' est enfin le traitement séquentiel du temp s .
J'appelle ainsi l e traitement qui constitue l a narration
par blocs inégaux et discontinus d' espaces-temps , à
l'opposé du modèle représentatif, celui de la chaîne
temporelle homogène de causes et d'effets , de volon­
tés se traduisant en événements et d ' événements
entraînant d' autres événements . Le temps institué
par la révolution littéraire est un temps s équentia­
lis é , divisé en blocs de présents ramassés sur eux­
mêmes qu'on pourrait par anticipation nommer des
plans-séquences. Ce cinématographisme littéraire est
particulièrement sensible dans Nouvelle Histoire de
Mouchette. C' est l'histoire d'une adolescente mépri­
sée et sauvage , fille d ' un père alcoolique et d ' une
mère poitrinaire , et qui se suicidera après avoir été
violée par un braconnier et avoir vu mourir sa mère .
Le récit de Bernanos est exemplairement séquentiel,
non seulement parce qu'il est fait de courts chapitres
mais aussi par les ruptures qu'il introduit entre eux.
J'en prends pour exemple le passage du récit du viol
à l'épisode suivant. Le premier s' achève ainsi : « Les
dernières braises croulaient dans la cendre . Il n'y
eut plus rien de vivant au fond de l ' ombre que le
souffle précipité du bel Arsène . » D e là le chapitre
50
Après la littérature

suivant saute sans raccord à un autre plan-séquence


qui commence ainsi : « Elle s' est roulée en boule dans
une touffe de genêts où elle ne tient guère plus de
place qu'un lièvre6. »
Cette image de Mouchette roulée en boule peut nous
évoquer la théorie schlégélicnne du fragment roulé
en boule sur lui-même comme un petit hérisson ou la
conceptualisation deleuzienne de l'image-temps : un
présent qui se met en boucle avec sa propre infiniti­
sation ; une coupure et un ré-enchaînement à partir
du vide , un raccord sous forme de non-raccord . La
littérature produit un certain typ e d'image -temp s,
marqué p ar deux traits : le tropisme interne de la
séquence et la coupure entre séquences. Ce tropisme
et cette coupure mettent en œuvre un principe d'iner­
tie qui s ' accorde chez Bernanos avec la donnée fic­
tionnelle : le destin des êtres voués à la résignation,
à la fois révoltés dans leur résignation et résignés
dans leur révolte . Ils sont aussi en harmonie avec la
ligne générale du récit, avec sa physique imaginaire :
la course à l'abîme d'un être obéissant aux lois de la
chute des corps.
La question se pose alors : qu'est-ce que le cinéma
peut faire de ce « cinématographisme » littéraire qui
l' anticipe ? Pour engager la réflexion, nous disposons
d'un indice . Entre le souffle précipité du bel Arsène
et la petite chose roulée en boule dans la touffe de
genêts nous pourrions nous attendre à ce que Bresson,
conformément à une certaine idée de la « modernité »
cinématographique, accentue la coupure . Or il l'a au
contraire atténuée. Ce qui termine la séquence du viol,
ce n' est pas le souffle du bel Arsène , ce sont les mains
de Mouchette se refermant autour de son cou pour
exprimer, selon un mode assez convenu, le passage
de la douleur au plaisir. Ce qui se raccorde ensuite ,
ce n'est pas le petit lièvre/hérisson Mouchette . C'est
Arsène qui ouvre la porte et appelle : « Mouchette » .
51
Les écarts du cinéma

Bresson a uni les deux plans par un fondu-enchaîné ,


procédé courant chez lui mais peu propre à marquer
le caractère traumatique de l ' événement . Entre la
donnée littéraire et son usage cinématographique il y
a donc , à première vue , non seulement un écart mais
un contre-mouvement.
Nous rencontrons là un paradoxe plus redoutable
que celui analysé par André Bazin à propos du Journal
d'un Curé de campagne. Il y remarquait que Bresson,
obligé de tailler dans la masse, avait coupé non pas le
plus « littéraire » - l' écriture du j ournal - mais le plus
visuel, le plus sensoriel. « Des deux, disait-il , c'est le
film qui est littéraire et le roman grouillant d'images7. »
Bresson soustrayait par exemple le luxe de détails
sensoriels qu'offraient la rencontre du Comte rentrant
de la chasse et la vision de ces lapins morts , tas de
boue et de poils gluants , d'où émerge ait seul un œil
très doux semblant fixer le prêtre . Art naturellement
visuel, le cinéma devait réduire cet excès de visualité
par lequel la littérature se proj etait imaginairement
au-delà de ses propres pouvoirs . D ' où le caractère
quintessencié du film, portant le récit littéraire à un
degré supérieur d'abstraction.
Or notre exemple fait apparaître que les choses
sont plus compliquées. Car le lapin n'était pas seule­
ment une image destinée à donner chair à la narra­
tion. C' était aussi, selon la logique flaubertienne , un
arrêt de la narration : l'œil de l ' animal mort, c'était
une chose inerte , un suspens au milieu du conflit de
volontés entourant le prêtre. L'excès de sensorialité
de la description et la structure discontinue de la
narration ont le même effet : tous deux retirent du
sens à l' action, du poids à ses intrigues . Ils construi­
sent ensemble cette logique suspensive par laquelle
la littérature produit en même temps de l 'incarna­
tion et de la désincarnation. En écartant l'image trop
sensuelle , Bresson soustrait donc aussi le pouvoir
52
Après la littérature

suspensif inhérent à l'hypersensorialité même de la


description. C 'est par rapport à ce pouvoir suspen­
sif de l' excès littéraire que l'hyperfragmentation du
montage bressonien prend sens. Pour comprendre
cet affrontement des logiques, il est utile de comparer
l'entrée en matière du roman à celle du film.
Voici donc c omment B e rnanos commence s o n
récit :

Mais déj à le grand vent noir qui vient de l' ouest


- le vent des mers , comme dit Antoine - éparpille
les voix dans la nuit. Il j oue avec elles un moment
puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne
sait où, en ronflant de colère. Celle que Mouchette
vient d'entendre reste longtemps suspendue entre
ciel et terre , ainsi que ces feuilles mortes qui n'en
finissent pas de tomber.
Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galo­
che s . En les remettant elle se trompe de pie d .
Tant pis ! Ce sont l e s galoches d'Eugène , s i larges
qu'entre la tige elle peut p asser les cinq doigts de
sa petite main. L'avantage est qu'en s 'appliquant
à les b alancer au b out des orteils ainsi qu'une
paire d' énormes castagnettes , elles font à chaque
p as sur le macadam du préau un bruit qui met
Madame l'institutrice hors d'elle -même .
Mouchette se glisse jusqu'à la crête du talus et
reste là en observation, le dos contre la haie ruisse­
lante . De cet observatoire , l'école paraît toute pro­
che encore , mais le préau est maintenant désert.
Après la récréation, chaque samedi, les classes se
rassemblent dans la salle d 'honneur ornée d'un
buste de la République , d'un vieux portrait jamais
remplacé de M. Armand Fallières , et du drapeau
de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine
de toile cirée . Madame doit lire en ce moment les
notes de la semaine, puis l'on répétera une fois de
53
Les écarts du cinéma

plus la cantate qui doit être l'une des solennités


de la lointaine distribution des prix8•

Ce début est une parfaite démonstration du cinémato­


graphisme littéraire . Cela commence par un plan d'en­
semble qui crée l'atmosphère : du vent, des feuilles qui
tombent, des voix indistinctes. Puis un plan rapproché
cadre le personnage en mouvement, qui va s' arrêter
et nous montrer ses galoches en gros plan . Ensuite
un nouveau plan d'ensemble nous découvre ce qu'il
regarde du poste d'observation où il s 'est arrêté . On
reconnaît là le commencement de nombreux films.
Mais toute cette richesse offerte d'images, de sons et
de mouvements est affectée d'une étrange entropie .
Le texte commence par un mais. Ce n'est pas seule­
ment l'artifice qui nous place in medias res, c'est aussi
une objection, un mouvement par lequel la main qui
nous offre cette richesse la retire en même temps.
Ce mais introduit un vent doté d'une couleur noire
manifestement empruntée par métonymie au nuage
qu'il pousse. Ce vent qui serait le vent des mers , au
dire d'un Antoine dont nous ne saurons j amais rien,
éparpille les voix dans la nuit. Et il les éparpille deux
fois : sur le mode de la description physique et sur
celui de la figure de langage : il les éparpille « comme »
ces feuilles qui n'en finissent pas de tomber. Et ces
feuille s , à leur tour, tombent dans l ' indétermina­
tion, car le démonstratif peut indiquer le fait que les
feuilles en général tournoient dans le vent ou dési­
gner des feuilles qui tombent effectivement autour de
Mouchette. Toutes les qualités sensorielles sont ainsi
mises au régime de l'éparpillement des voix et des
feuilles, au régime du comme. La boucle du comme les
fait voyager dans une zone d'indétermination entre les
mots du narrateur et les perceptions et sensations du
sujet fictionnel Mouchette , zone où elles deviennent ce
que Deleuze appelle des percepts et des affects purs.
S4
Après la littérature

Comment le cinéma peut-il répondre à cette sen­


sorialité indéterminée des voix ép arpill é e s , c ' est­
à- dire de l ' écriture ? Il est, nous dit Bresson, « une
écriture avec des images et des sons9 » . Quel rapport
cette « écriture » entretient-elle avec les voix épar­
pillées et les images soustractives de l ' art littéraire ?
La réponse nous est donnée p ar le début du film .
S e s cinq première s minute s n ' ont e n effet rien à
voir avec le début du livre . Bresson a balayé toutes
les images et sensations concrètes que le texte lui
tendait à pleines mains . Il a mis à leur place une
série d ' épisodes entièrement inventé e . Au lieu du
tourbillon des voix dispersées le pré générique nous
présente une figure statufiée , située dans un espace
indéterminé où, malgré le bruit des pas résonnant
sur le p avé , nous avons du mal à reconnaître une
é glise . C ' est l a mère de Mouchette que Bresson a
tirée du lit où le récit la confine pour en faire une
voix de prologue tragique , une voix allégorique qui
dit en substance : « Je suis la mort qui s ' avance . »
Bresson a donc mis un leitmotiv à la place d'une dis­
persion , quelque chose comme les quatre notes ini­
tiales du destin, qui frappe à la porte . Vient ensuite
un épisode totalement inventé lui aussi et également
opposé à toute dispersion, puisqu 'il est fait d ' une
série de raccords impérieux entre des regards et
des mains . Nous voyons d ' abord une main qui tient
un fusil , puis un corps au bout de cette main, celui
du garde qui va se cacher pour observer. De son
regard à travers les feuilles nous visons alors une
autre main , celle du braconnier qui pose un collet.
Nous voyons ensuite le collet qui attend s a proie ,
le perdre au qui s ' avance vers lui et s e fait pren­
dre , sous le regard du garde . Nous allons ensuite
de la main du garde qui libère la bête au regard du
braconnier qui voit sa proie lui échapper. Le garde
remonte ensuite à travers les herbes vers la route
ss
Les écarts du cinéma

où il croise la rentrée des classe s . Et c ' est là seule­


ment que Mouchette apparaît brièvement pour dis­
paraître aussitôt. L' épisode suivant se déroulera en
effet autour d 'un zinc de bistrot, de verres qu'y boi­
vent le braconnier aimé p ar la servante et le garde
éconduit et de bouteilles de contrebande apportées
par le père et le frère de Mouchette . C 'est seulement
en suivant ces derniers que nous retrouverons la
gamine à domicile .
Un trait marque ce début réinventé . C 'est l'usage
exacerbé de la fragmentation : fragmentation des
plans et des espaces et représentation de corps frag­
mentés . Nous voyons alternativement le regard du
garde et la main du braconnier ou vice -versa, j amais
les deux ensemble , alors même que les gros plans sur
ce que l'un et l'autre font et voient suggèrent la proxi­
mité . Comment penser cette fragmentation ? Dans les
Notes sur le cinéma Bresson nous dit ceci :

Elle est indispensable si on ne veut pas tomber


dans la REPRÉSENTATION.
Voir les êtres et les choses dans leurs p arties
séparable s . Isoler ces p arties . Les rendre indé ­
p endantes a fi n d e leur donner un e nouvelle
dépendance1o•

Deleuze, de son côté , voit chez Bresson un exemple


de montage « haptique » , procédant au raccordement
des espaces à l' aveugle , par tâtonnements, à l' opposé
donc de l'impérialisme optique et sensori-moteur.
Mais il n'est pas si sûr que la fragmentation prati­
quée par Bresson obéisse à un principe antireprésen­
tatif. Car le cœur de la logique représentative , c ' est
l'idée du tout où toutes les parties sont exactement
ajustées. Qu'il faille pour cela décomposer les totalités
données au regard, c'est ce que savaient déj à les pein­
tres antiques qui composaient les images de la beauté
56
Après la littérature

Mouchette, Robert Bresson, 1 9 6 7 .

avec des beautés empruntées à plusieurs modèles ou


les dramaturges classiques qui donnaient aux événe­
ments de leurs intrigues cette parfaite nécessité que
la vie ne présente j amais. Or c'est bien cette tradition
que suivent le découpage et le montage bressonien.
« Monter un film, dit Bresson, c'est lier les personnes
les unes aux autres et aux obj ets par les regardsll . »
Dans ces séquences de Mouchette , c'est le rapport de
plan à plan qui accomplit le trajet du regard. Ce mon­
tage sépare radicalement Bresson d'un de ses frères
supposés en christianisme et en modernité cinéma­
tographique : à l ' encontre de ce qui se passe chez
Rossellini, il est rare que le regardant et le regardé
soient chez Bresson dans le même plan, encore plus
rare que leurs regards s'y croisent. La fragmentation
est d'abord un principe de stricte économie narrative :
il n'y a rien à voir sur le plan du garde caché dans
le feuillage que la mobilité des yeux qui surveillent
alternativement la proie et le chasseur. Et le plan du
collet est, comme le collet lui-même , pure attente de
57
Les écarts du cinéma

l' animal qui va s'y prendre . La fragmentation inter­


dit à l'image d' être plus qu'un relais entre celle qui
précède et celle qui suit.
Bresson nous donne deux analogies pour compren­
dre cette dépendance. Il invoque d'abord la peinture :
un plan est à un autre comme la touche de couleur
que modifie la touche voisine 12 • Mais l ' analogie est
trompeuse. La première touche n' est plus sur la sur­
face quand la touche « voisine » apparaît . D ans le
récit de B ernanos les hantises intérieures venaient
colorer les sensations présente s . Chez Bresson au
contraire, chaque plan semble conçu pour ne conte­
nir rien de plus qu'un moment déterminé de l'action.
D ' où l'usage d'une autre analogie , celle de la langue :
les images sont comme les mots du dictionnaire qui
n ' ont de valeur que par leur position et relation13•
Une telle idée de la langue consonne avec l' ambiance
structuraliste de l'époque . Mais elle est bien éloignée
de celle que pratique la littérature , où le mot ne cesse
de proj eter autour de lui ce halo d'images indéci­
ses qui soutient et contrarie à la fois la marche de
l' action . La littérature cherchait à s' excéder, elle se
faisait cinématographique à sa manière . À l'inverse ,
l' idée de la langue des images tend à dévisualiser
l'image . Elle soumet chaque fragment visuel à une
double contrainte : il est un morceau d' action qui ne
retient d'un corps que la partie concernée par l ' ac­
tion - un regard, des mains , des pieds . . . Et il est un
morceau de langue comme Bresson l' entend : un mot
qui ne prend sens que par rapport à un autre . Mais ce
rapport, tel qu'il le conçoit, se ramène à un dispositif
stimulus/réponse. C ' est ce qu 'illustre un épisode du
film, celui des mottes de terre lancées par Mouchette
contre ses camarades. Il s'insère dans la narration fil­
mique à la suite d'un autre épisode : la leçon de chant
où la classe répète la fameuse cantate de distribution
des prix et où Mouchette bute obstinément sur un si
58
Après la littérature

bémol. Ces deux épisodes sont bien issus de Bernanos.


Mais ils sont traités à contre -pied du roman. Chez
B ernanos les fausses notes de Mouchette , les rires
de la classe et la fureur de l'institutrice provoquaient
chez l'adolescente « cette expression stupide dont elle
sait déguiser ses joies » . Bresson substitue au succès
de cette expression composée les larmes qui avouent
l'échec et la honte . C' est l'inverse pour les mottes de
terre. Dans le roman, Mouchette lançait de rage une
seule motte qui allait s ' é craser sur la route après
que les fillettes se soient éparpillées. Le film oppose
à cela un principe de réussite intégrale. Chaque coup
fait mouche , touchant la cible qui nous est montrée à
l'avance : une tête , un cartable , une poitrine , un dos.
Et, par un singulier raccord, c 'est seulement la partie
du corps atteinte qui se tourne dans la direction de
la coupable : la poitrine ou la tête selon que l'une ou
l' autre a été visée . Le principe de raccord n'est ni le
contraste des tons ni l' arbitraire du signe . C ' est ce
rapport impérieux où un plan est à un autre comme
le coup à sa cible .
La fragmentation n' est donc en rien un principe
d ' antireprésentation. Tout au contraire , elle annule
ces suspens de l' action, ces distensions du temps, ces
ruptures de causalité par lesquels la littérature s'était
émancipée de la logique représentative . La révolu­
tion littéraire avait brisé la logique fonctionnelle des
enchaînements narratifs . La fragmentation bresso­
nienne impose à l'inverse un principe d'hyperfonc­
tionnalité . Tout fragment visuel est équivalent à un
morceau de langage qui est lui-même un morceau de
narration. La narration filmique présente alors une
forme cynégétique qui semble épouser exactement
la donnée narrative . En aj ustant la fragmentation
visuelle au ré cit d'une histoire de traque, l' ouver­
ture du film résume déj à le de stin de Mouchette .
Pour l 'instant celle -ci est comme le perdreau que
59
Les écarts du cinéma

le garde libère . Tout à l'heure , elle sera comme les


lièvres qu'une troupe de chasseurs encercle et mas­
sacre dans un autre épisode inventé par Bresson et
placé par lui à la fin du film, juste avant le suicide de
l'adolescente .
L'insertion de ces deux scènes de chasse mérite
elle -même d ' être examiné e . Ce n ' est pas en effet
une invention ex nihilo mais le résultat d'un proces­
sus de transposition à deux nive aux . À un premier
niveau, ces deux épisodes littéralisent les métaphores
présentes dans le texte de B ernanos. J ' ai déj à évo­
qué Mouchette « roulée en b oule dans cette touffe
de genêts où elle ne tient guère plus de place qu'un
lièvre » . Chez Bresson ce quasi-lièvre devient un vrai
lièvre . L'image stylistique est transformée en élément
visuel et la traque évoquée par la métaphore devient
la structure même de l ' action filmique , structure
symbolisée par ces épisodes mais réfléchie déj à en
chacune de ses articulations . Mais la chasse aux liè­
vres est aussi une citation empruntée à la scène de
chasse de La Règle dujeu. En empruntant à Renoir les
lièvres et leur valeur symbolique , Bresson tire aussi
toute la chaîne narrative construite autour d' eux. Il
lui emprunte aussi la rivalité « professionnelle » et
amoureuse du garde Schumacher et du braconnier
Marceau qu'il projette sur le couple du garde Mathieu
et du braconnier Arsène . L'intrigue change alors de
sens. Le récit de Bernanos était entièrement focalisé
sur Mouchette dont il suivait , d' étape en étap e , le
chemin de croix. Bresson, lui, fait de Mouchette une
otage prise au piège dans la rivalité du garde-chasse
et du braconnier autour de cette serveuse de bar qui
n'existe dans le livre que par une allusion au détour
d'une phrase . Il parfait ainsi le rapport d' adéquation
entre scénario et mise en scène . En faisant de chaque
plan la cible d'un autre , la mise en scène se met au
service d'un scénario de traque . Et inversement ce
60
Après la littérature

scénario sert d' allégorie à la mise en scène . C 'est là


une des constantes du cinéma de Bresson. Chacun
de ses films raconte plus ou moins la même histoire :
celle d'un chasseur/metteur en scène - policier ou
voyou, mari j aloux ou amante délaissé e , garde ou
braconnier - disposant les apparences pour attirer
une proie dans ses filets. Bresson, par ailleurs, définit
sa mise en scène comme un dispositif de capture de
vérité . Quel est le rapport exact entre ces deux chas­
ses ou ces deux mises en scène ?
La réponse est claire pour ce qui est de l' enchaîne­
ment narratif des plans . On a vu que la fragmentation
visuelle y épousait le regard et les attentes du chas­
seur. Mais l' affaire se complique quand il s ' agit de
l'expression des corps dans le plan. Bresson en for­
mule le problème à travers une critique de l 'acteur.
L' acteur est pour lui, selon la tradition platonicienne ,
le menteur, l'être double qui n'est pas lui-même mais
Hamlet, mais n'est pas non plus Hamlet, puisqu'il ne
fait que le j ouer comme il j ouerait tout autre rôle .
Bresson met lui aussi à la porte le miméticien trom­
peur et lui substitue le modèle. Celui-ci ne j oue pas .
I l est d' abord u n corps qui se tient devant l a caméra
comme il le ferait devant un peintre . Mais l' analogie
picturale est ici aussi trompeuse . C ' est essentielle­
ment par sa façon de parler que le modèle doit se
différencier de l'acteur. Il doit dire sans y penser, sans
y mettre d'intention signifiante , les p aroles que le
metteur en scène lui dicte , accompagnées des gestes
qu'il lui commande . Ainsi, nous dit Bresson, exprime­
ra-t-il sa vérité intérieure , à l' encontre de sa pensée
consciente . La mise en scène fabrique par la répéti­
tion des paroles et des gestes un automatisme maté ­
riel destiné à en susciter un autre, celui de l' automate
non fabriqué , l 'automate intérieur dont personne ne
peut programmer le mouvement et qui, si on lui sup­
prime toute échapp atoire , doit se mouvoir selon la
61
Les écarts du cinéma

seule vérité de son êtr e . Les Notes sur le cinémato­


graphe proposent un théorème du modèle calqué sur
celui d'Archimède : « Modèle . Jeté dans l' action phy­
sique , sa voix, en partant de syllabes égales, prend
automatiquement les inflexions et les modulations
propres à sa vraie nature14. » Tout corps en mouve­
ment soumis à la loi d'égalité des éléments signifiants
exprimerait automatiquement sa vérité propre . Ce
théorème du modèle semble d'abord s'accorder avec
la logique cyné gétique du plan pour p arachever la
logique de la traque . Mais il y introduit en fait un
écart décisif. C ar la vérité attendue du modèle est
un effet tout différent de celui produit par l ' enchaî­
nement des plans-cibles. Le modèle est condamné à
dire sa vérité . Mais le metteur en scène ne peut anti­
ciper cette vérité . La mécanique ordonnée des plans
enchaînés et des volontés en conflit cède la place à la
liberté de l ' automate . L' automate n'en contrôle pas
l'e ffet . Mais le metteur en scène le contrôle moins
encore . Le savoir vient alors coïncider avec le non­
savoir, le volontaire avec l'involontaire .
Le modèle cinématographique semble ainsi appor­
ter la s olution au problème posé p ar ces hommes
de théâtre - Maeterlinck, Gordon Craig et quelques
autres - qui avaient voulu supprimer la mimique de
l ' acteur. Celle - ci était pour eux une manifestation
parasitaire , inapte à exprimer la puissance de destin
portée par les paroles du drame . À cette puissance-là,
il fallait un corps propre : un corps vierge de toutes
les habitudes qui ajustent des intonations et des ges­
tes à des sentiments définis . Mais un tel corps ne
pouvait être qu'un corps sans vie : androïde ou sur­
marionnette . Avec l' automate vivant, l' automate spi­
rituel que libère la mécanisation des gestes et paroles
du modèle , le cinématographe sort apparemment du
dilemme théâtral. Mais ce succès pose deux problè­
mes. Tout d ' abord, l ' art cinématographique établit
62
Après la littérature

sa différence propre là où il se concentre sur ce qui


est, en lui, le plus « thé âtral » , le dialogue des person­
nages. La transposition de Mouchette est à cet égard
exemplaire . Bresson a refait l'intrigue , il a rej eté les
images que lui proposait le roman et proj eté dans
la lumière provençale l' atmosphère de Nord boueux
chère à B ernanos. Il a en revanche conservé ce qui
est le moins « cinématographique » dans le roman, ce
qui était devenu depuis Flaubert la croix des roman­
ciers, soit le dialogue . Les romanciers s' étaient sou­
vent appliqués à le dissoudre dans les perceptions des
personnages. Bresson en refait des blocs de parole
qui s' affrontent. Et c 'est dans sa manière de dire un
texte littéraire que le modèle cinématographique
s'oppose à l 'acteur de théâtre filmé .
Mais ici se pose le second problème : qu' est-ce au
juste que cette « vérité » produite par l' automatisme
des syllabes égales énoncées d ' un ton neutre ? Le
Journal d'un curé de campagne nous proposait sur ce
point une démonstration troublante . Au catéchisme ,
la bonne élève Séraphita récitait parfaitement la leçon
sur l'institution de l'eucharistie . Le prêtre la prenait
à part à la fin du cours pour la féliciter et lui deman­
der si elle avait hâte de recevoir le corps de Jésus .
Non, répondait-elle : « ça viendra quand ça viendra » .
Pourquoi donc écoutait- elle s i bien l e prêtre ? « Parce
que vous avez de très beaux yeux » , répondait- elle
effrontément, tandis que l ' on entendait en coulisses
les rires des copines complices. Séraphita a fait en
somme ce que le cinéaste demande au modèle : elle
a dit exactement les mots qu'on lui a fait apprendre .
Et elle les a dits sans y mettre aucune expression, sur
ce ton absolument égal qu'on appelle le ton du caté­
chisme . Mais quelle vérité nous a-t-elle ainsi révélée ?
Ce n'est en tout cas pas la vérité de l'incarnation. Sa
réponse est au contraire un pied de nez au guetteur
de vérité incarnée . Et à supposer même que quelque
63
Les écarts du cinéma

vérité intime se cache derrière la provocation, celle-ci


nous restera inconnue . En prononçant d ' un même
ton la leçon de catéchisme et la phrase provocatrice ,
en refusant d' accorder une importance aux mots qui
disent la vérité du verbe fait chair, de les considérer
comme autre chose que les belles paroles d'un jeune
mâle aux beaux yeux, Séraphita rend indiscernables
l'obéissance à un trajet commandé des paroles et le
refus d'en livrer l'effet attendu.
L'insolence de Séraphita, cette cap acité d ' obéir à
une parole tout en refusant d'en accomplir le sens,
désespère à bon droit le serviteur de Dieu. Mais elle
prend un autre sens pour l'écrivain catholique , atten­
tif à la force de désobéissance tranquille présente chez
ceux qu' on croit le moins capables de duplicité - les
pauvres et les enfants des pauvres . Chez Mouchette
dont il écrit l'histoire deux ans après la publication
du Journal d'un curé de campagne, au cœur de cette
guerre civile espagnole qui a bouleversé ses croyan­
ces politiques, la sournoiserie de Séraphita se trans­
forme en une vertu positive de résistance . Mouchette
devient la représentante d ' une « noblesse des pau­
vres » incarnée par ces femmes et ces enfants de l'Es­
pagne républicaine envoyés à la mort par les bour­
reaux franquistes, qui font face à un destin qu'ils ne
maîtrisent pas. Bresson n'a pas la sensibilité politique
de Bernanos. Il donne pourtant à Mouchette un frère
imprévu : le petit martyr révolutionnaire Joseph Bara.
Et il relève le défi de donner à son insolence , c'est­
à- dire à la noblesse des pauvres, la voix et le corps
qui lui conviennent. La théorie du modèle livrant sa
vérité ne peut alors suffire à rendre compte de ce
qui passe p ar la voix de Mouchette. Toute sa ligne
vocale est en effet tendue vers une performance d'in­
solence, qu' accompliront le « Merde ! » lancé au dis­
cours moralisateur du père et la réponse provocatrice
aux investigations du couple Mathieu, « Monsieur
64
Après la littérature

Arsène est mon amant » . La mise en scène doit faire


naître de son corps la voix apte à cette insolence , la
voix d'un corps qui dévie par rapport à l'échange des
paroles inclus dans le scénario de la traque . Cette
puissance doit se construire à la fois dans la parole
de Mouchette et dans ses silences, dans la manière
dont son corps reçoit, absorbe ou détourne les consi­
gnes qu'il reçoit. Mouchette est souvent silencieuse .
Elle parle parfois avec s e s mains , plus encore ave c
ses pieds qu' elle aime faire claquer sur le pavé o u
frotter dans la boue pour mettre le désordre dans
l'espace civilisé de l 'institutrice ou des dévotes . Cette
mauvaise volonté doit devenir une cap acité positive
qui ne passe plus seulement par les pieds et les mains
manipulant la boue , mais s' affirme dans l'éclat d'une
parole donnant une vibration propre à la matité même
des paroles « inexpressives » . La force de résistance
de Mouchette , le metteur en scène doit la construire
comme une manière d' accorder sa voix, son regard
et son corps dans un même écart par rapport au scé­
nario, narratif et visuel, de la traque .
C ' est cette déviation que nous pouvons observer
dans la scène où Arsène , dans sa cabane, indique à
Mouchette les réponses à donner aux questions des
gendarmes . Nous y voyons en effet se différencier
deux traj ets de la parole . Il y a un premier trajet en
ligne droite où les paroles, réduites à des unités s'in­
formation minimales , sont prononcées sur le ton dit
neutre . Cela, c' est essentiellement la part d'Arsène ,
le metteur en scène qui dicte à Mouchette ce qu' elle
devra répéter et ne livre que quelques monosylla­
bes sans explication en réponse aux questions qui
lui reviennent. « Faudra parler des collets ? - Oui
- Même aux gendarmes ? - Oui. » Chez B ernanos
Arsène prenait la peine de commenter la malice de
Mouchette et de lui expliquer la raison de consi­
gne s apparemment étrange s : mieux vaut avouer
65
Les écarts du cinéma

un braconnage que de se laisser soupçonner d'un


meurtre . Chez Bresson il ne répond que p ar oui et
non. C ' est aussi pourquoi il lui est loisible de par­
ler off. La part de Mouchette , elle , est différente . Sa
voix n'est j amais off et elle se proj ette plus que les
autres. Surtout elle est touj ours rapportée à un corps
attentif. Mais il y a bien des manières d ' être atten­
tif, et celle que Mouchette adopte face à Arsène vaut
d' être observée. Arsène lance ses ordres devant lui,
face à nous . Mouchette les reçoit de biais , comme si
elle prenait la tangente , comme si son corps de profil
introduisait justement un biais par rapport à ce traj et
de l'information minimale que le film pousse parfois
aux limites de la caricature . Ce ne sont pas seule ­
ment les paroles qui font obj e ction, mais aussi son
« attention » même , sa manière d'absorber les paro­
les de l' autre sans que son visage nous dise ce qu' elle
en fait. À ce point l'égalité mécanique de l' automate
vocal rencontre la logique bien plus complexe d'un
automate-visage .
« Deux yeux mobiles d ans une tête mobile elle ­
même sur un corps mobile15 » , c' est ainsi que Bresson
définit le modèle . Et nul n'y correspond mieux que
Nadine Nortier qui réalise ici une des plus étonnan­
tes performances de l'histoire du cinéma. Le visage
de Mouchette auquel elle prête ses traits apparaît
comme une tête articulée , plantée sur un corps rendu
souvent indistinct par le tablier gris et le clair-obscur
qui partage en deux le visage et rej ette le reste dans
l' ombr e . La rondeur du vis age , acc entuée p ar les
pommettes saillantes, est soulignée par le contraste
de la chevelure noire et des deux incroyables couettes
qui pendent de chaque côté . Elle est accentuée dans
les scènes nocturnes par l'opposition du visage clair
au tablier noir, dans les scènes diurnes par l'oppo­
sition des yeux et des cheveux noirs à la chemise et
au jupon clairs . Elle est scandée enfin par la mobilité
66
Après la littérature

Mou ch ette, Hobert Bresson, 1 9 6 7 .

des yeux qui sans cesse s ' ouvrent et se ferment, se


lèvent et se baissent, se tournent vers le côté ou vers
l' arrière , en faisant j ouer le blanc de l'œil autant que
la pupille .
C'est ainsi comme un « visage en noir et blanc » qui
concentre et intensifie le noir et blanc cinématogra­
phique, un visage écran, voire même un œil écran qui
fonctionne comme surface d'inscription des signes .
Mais cette surface démultiplie l'inscription et la dis­
perse . Sur ce visage les paroles, actions ou spectacles
subissent des destinées diverses . Tantôt ils rebondis­
sent dans la projection de la parole . Tantôt ils sculp­
tent silencieusement le visage à la façon dont « le vent
invisible » est traduit par la surface de « l'eau qu'il
sculpte en passant16 » . Parfois enfin ils se trouvent
absorbés. Mouchette est représentée dans un état
d' attention constante . Mais cette attention se dédou­
ble . D'un côté, elle est un comportement d' animal aux
aguets , obéissant au scénario des chasses emboîtées
les unes dans les autres . Mais, d'un autre , Mouchette
67
Les écarts du cinéma

semble absorber simplement ce qui lui advient et le


transformer en pensée sans que cette pensée nous
soit communiqué e . La « noblesse des p auvres » se
transforme alors en capacité formelle . Bernanos sou­
lignait l'écart entre ce qui se passait en Mouchette et
ce que celle-ci pouvait en comprendre . Bresson, lui,
donne au corps de l' adolescente une capacité positive
d'opérer pour son propre compte la synthèse de ce
qui lui advient. La surface de réception des signes se
met à objecter à sa fonction, à absorber les signes
sans restitution, à affirmer une capacité positive de
ne pas dire . Le point extrême de la chasse est alors
un p oint où sa proie lui é chappe . Elle devait révé ­
ler sa « vérité intérieure » . Elle manifeste bien plutôt
une force d'opacification. Mais cette opacification ne
concerne pas seulement le statut du personnage . Elle
affecte la logique d'enchaînement du film lui-même
en engendrant un contre-mouvement qui s ' oppose
à la logique de la traque . Ce corps p arlant qui se
soustrait au trajet liné aire des é changes ruine du
même coup le proj et de la « langue des images » . Sa
contre-performance empêche l'image de s 'identifier
à un élément linguistique et le plan d'être simplement
ce morceau de langue et de narration qui s 'enchaîne
avec un autr e. Le cinéma alors fait avec la p arole
littéraire l'équivalent de ce que la littérature faisait
avec ses évocations visuelles. Chez B ernanos l'image
opacifiait la narration et contrecarrait ainsi la logique
des volontés en conflit. On a vu que la fragmentation
bressonienne des images travaillait à contresens en
rendant l ' enchaînement des images homologue à
l'intrigue de chasse . Mais la performance du corps
parlant avec les mots de la littérature vient s ' oppo­
ser à ce travail d' adéquation. Avec le corps parlant
de Mouchette , le cinéaste construit en fait une autre
histoire , celle d'une performance singulière qui vient
dédoubler la ligne narrative et inverser sa logique .
68
Après la littérature

Cette performance est tantôt de résistance ou de pro­


vocation, tantôt de virtuosité positive .
La première forme trouve sa meilleure illustration
dans la scène de la rencontre avec la veilleuse des
morts . Bresson y détourne entièrement la logique de
B ernanos au profit de Mouchette . Chez Bernanos,
c' est une scène de séduction . La veilleuse des morts
- l ' amoureuse des morts - raconte à Mouchette la
grande affaire de sa j eunesse : ses rapports de garde­
malade avec une j eune fille de bonne famille qu' elle
avait en quelque sorte vampirisée. Mouchette l'écoute
en proie à une léthargie, une « étrange douceur » qui
« tisse autour d' elle les fils d'une trame invisible17 » .
L e résultat n'en est pas seulement cet état entre vie et
mort qui pousse Mouchette vers son destin. C'est aussi
un second viol : la vieille lui arrachera son secret. La
confe ssion aura lieu hors- champ , mais la fin de la
séquence nous en fait partager la souffrance en nous
montrant la vieille pelotonnée dans son fauteuil et
agitant ses doigts comme « deux petites bêtes grises à
la poursuite d'une proie invisible » . Après quoi le récit
dresse sans transition le décor du suicide : « C'est une
ancienne carrière de s able fin abandonnée depuis
longtemps18. » Or la mise en scène de Bresson trans­
forme cette scène de capture en scène de résistance .
La léthargie de Mouchette prend un sens invers e .
Enfoncée dans son fauteuil, serrant son bidon d e lait,
les j oues gonflées, Mouchette chasse de son regard en
biais toute velléité de séduction. Son secret ne peut
plus lui être arraché . Sa seule répons e , ce sont les
pieds boueux qu' elle frotte méthodiquement sur le
tapis de la belle parleuse . Le corps est devenu une
surface impénétrable . Il ne renvoie plus rien, hors
cette boue . Et ce retrait du corps de Mouchette en lui­
même lui donnera la pleine maîtrise de son acte de
mort. Le corps victime de la machination des volontés
en conflit et des causes enchaînées, et sommé de livrer
69
Les écarts du cinéma

sa vérité , se dérobe à tout ce qu'on veut lui faire dire


et faire .
Mais l'activité d e Mouchette n e s e limite pas à ces
gestes de provocation. Mouchette affirme sa capacité
d'inventer des gestes et des comportements qui sont
proprement sa performance . L' épisode exemplaire
est évidemment celui où elle apaise Arsène victime
d'une crise d'épilepsie . Le film y suit le livre d'assez
près. Quelques petites différences pourtant creusent
l ' é cart. C ' est d ' abord l ' air que chante Mouchette .
D ans le ré cit de B ernanos , c ' est un « air de danse
nègre » qu' elle entend tous les dimanches j oué par
le phonographe de l ' estaminet, un air qui ne cesse
de la hanter alors que les « airs de Madame » fuient
aussitôt sa mémoire . Or ce qu' elle chante ici, c ' est
pré cisément l ' air de Madame , la fameuse cantate
de distribution de prix que celle-ci s' était vainement
évertuée à lui faire chanter juste . Le fameux si bémol
passe sans problème, comme si le chant était devenu
le sien. Chez Bernanos le chant était le « secret » de
sa j eunesse tout à coup révélé . Mouchette voudrait
y « plonger les mains19 » . Mais le chant s ' arrête, les
mains sont vides. Chez Bresson, il n'y a pas de mains
vide s . Ce qui vient après le chant répète ce qui le
précédait : un sourir e . C ' est le sourire d'une réus­
site . Et celle-ci est double . C'est d'abord la réponse à
une situation. La petite fille que le braconnier violera
dans quelques minutes a pour l'instant fait de celui-ci
un enfant qu' elle calme en transformant la cantate de
distribution de prix en berceuse. Mais la réussite de
Mouchette , c' est aussi une ligne de fuite plus secrète ,
l' affirmation d'une cap acité au jeu, d'une virtuosité .
L'invention propre du film est cette virtuosité secrète
de Mouchette qui a fort peu à voir avec la théorie du
modèle . On pense bien sûr à la célèbre séquence des
autos tamponneuses. La fête dominicale , entièrement
raj outée par Bresson, où se noue , entre le garde et
70
Après la littérature

le braconnier, le bras de fer dans lequel sera broyée


Mouchette , est en effet l ' occasion pour la gamine
d'un grand moment de j eu et de complicité . Mais on
peut trouver plus significative encore la scène bien
plus modeste du café qui commence la j ournée . Nous
voyons Mouchette y j ouer avec la contrainte quoti­
dienne . Elle fait des moulinets avec le moulin à café
négligemment tendu au bout de son bras . Elle j oue
à remplir les bols à la ronde à toute vitesse avec une
cafetière transformée en arrosoir, puis à faire de
même pour le lait avant de lancer d'une main experte
le couvercle qui retombe exactement sur la cafetière .
La routine est devenue un pur exercice de virtuo­
sité , un j eu pour rien : ce café au lait , personne ne
le boira sur l'écran - à la différence du genièvre qui
circule de main en main et de bouche en bouche et
fait ainsi avancer la ligne droite de la capture . De plus
le cinéaste nous montre Mouchette ici de dos, comme
si elle agissait clandestinement, comme si elle échap­
pait à son regard. Elle fredonne un air non identifia­
ble - ni 1'« air nègre » ni la cantate de Madame -, un
air qui apparaît comme la pure vocalisation de son
aisance gestuelle . Elle construit ainsi sa propre ligne
de fuite , emportée certes dans le mouvement de la
chasse , mais affirmant en même temps son indépen­
dance, mue par une autre dynamique .
Un petit écart vient ainsi diviser la chute « littéraire »
des corps en deux lignes qui tantôt se confondent et
tantôt se séparent. C' est cette ligne de fuite - ou ligne
de virtuosité - que poursuivent le plaisir des autos
tamponneuses et le succès de la chanson, mais aussi
le geste adroit par lequel elle renvoie en arrière , dans
son panier, le croissant donné par l' épicière qui vient
de l'humilier. C'est elle qui s'achèvera dans un suicide
soustrait à la pesanteur du destin, ré approprié comme
un j eu. Dans le livre le suicide était anticipé par le dis­
cours de la vieille et par la robe de la morte qu' elle
71
Les écarts du cinéma

donnait à Mouchette . On voyait l'idée de la mort gran­


dir impérieusement, dans la pensée de Mouchette et
la prose de Bernanos, pour pousser naturellement la
gamine dans l'étang. Il en va autrement dans le film.
Mouchette joue au jeu des enfants qui se laissent rou­
ler jusqu'en bas des pentes. Dans ce jeu un obstacle
la gêne : un petit buisson qui arrête le mouvement du
corps vers l'étang. Elle s' applique donc à donner au
corps un élan qui lui permette de passer l'obstacle. À
la troisième roulade son corps disparaîtra. L'héroïne
du livre , à la dernière ligne, sentait la vie se dérober
tandis que montait à ses narines « l'odeur même de la
tombezo » . À la fin du film il n'y a qu'une surface d'eau
secouée par un grand plouf et qui reprend aussitôt sa
sérénité . La mort/destin emblématisée au prégénéri­
que est devenue un jeu d'enfant - on serait tenté de
dire : le jeu de l'art.
Ce serait pourtant aller un peu vite . C ar entre la
première et la seconde roulade le cinéaste a inséré
un épisode tiré du roman. Comme l' adolescente du
livre , l'héroïne du film est attirée par un bruit : c'était
une charrette qui devient ici - modernité oblige - un
tracteur. Mouchette fait de la main en direction de
son conducteur lointain un geste furtif qui peut être
aussi bien un appel au secours qu'un salut de loin à
une connaissance . Et surtout, entre la sortie de chez la
veilleuse des morts et le suicide , Bresson a inséré l'épi­
sode inventé dont je parlais plus haut - un massacre
de lapins par des chasseurs - qui anticipe à sa manière
le dénouement en renforçant la grande logique de la
traque qui va se saisir définitivement de sa proie .
Ainsi, d'un bout à l' autre du film, les deux lignes se
seront accompagnées et les deux logiques entrela­
cées . Autour du roman le film construit non pas une
mais deux intrigues cinématographiques. D 'un côté
le cinéaste met en œuvre , par la fragmentation des
plans et la stricte détermination de leur fonction, un
72
Après la littérature

principe d'hypernarrativité . Il transforme les inerties


et les ruptures du récit littéraire en une histoire de
chasse où les procédures de la mise en scène s ' ajus­
tent exactement aux données de la fiction. Il ramène
ainsi la sensorialité littéraire en arrière d'elle-même
vers la vieille logique des enchaînements représenta­
tifs . La linéarité de l'intrigue cynégétique est redou­
blée par une logique d'enchaînement des fragments
gouvernée par un strict principe d' action et de réac­
tion. C ' est une logique de l'image -relais où rien ne
déborde du signe .
M ais , de l ' autre côté , la « chasse » du cinéaste
construit une autre logique qui radicalise à l'inverse
la puissance esthétique de la parole muette . Cette
logique se réclame de l' automatisme , de l'égalité des
éléments signifiants qui révèle automatiquement la
« vérité intérieure » des « modèles » . Mais cette « révé­
lation » est elle-même un leurre. Ce que la construc­
tion de l'automate produit est bien plutôt une logique
de l'image-écran qui rend à la surface du plan la den­
sité interne et le pouvoir de bifurcation des enchaîne­
ments que la fragmentation tendait à lui soustraire .
Ce que la contrainte imposée au modèle produit n' est
pas l ' assujettissement de sa parole et de ses gestes
à la « langue des images » . C ' est la puissance d'un
corps qui construit sa performance propre en se met­
tant en travers des enchaînements de cette langue .
La « langue des images » n' est pas une langue. C 'est
un compromis entre des poétiques divergentes , un
entrelacement complexe des fonctions de la présen­
tation visible , de l' expression parlée et de l' enchaî­
nement narratif.
Le travail du cinéaste construit une ligne de quasi­
indiscernabilité entre la logique de l'image-relais et
la logique de l'image-écran. n Ies conduit ensemble
jusqu'à cet étang limpide où disparaissent en même
temps Mouchette et le film . Ce qui vient après la
73
Les écarts du cinéma

littérature , ce n' est pas l' art ou le langage des pures


images. Ce n' est pas non plus le retour au vieil ordre
représentatif. C' est plutôt un double excès qui tire la
donnée littéraire d'un côté en arrière et de l' autre en­
avant d' elle-même . C 'est ce que j ' ai proposé ailleurs
d'appeler une logique de la fable contrariée2 1 •

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