à La Femme douce de Dostoïevski figure une soirée au théâtre . Le couple y assiste à une représentation d'Hamlet. Celle-ci étale tous les vices que les Notes sur le cin ématograph e prêtent à l ' ordinaire de la pratique théâtrale . Les acteurs jouent à être Hamlet, Gertrude ou Laërte . Habillés en style troubadour, ils prennent la pose, s' agitent, forcent la voix et l'expres sion. Rentrée chez elle , la Douce va droit à la pièce de Shakespeare et y vérifie que , pour pouvoir hur ler toute la soirée , les acteurs ont coupé le p assage contenant les instructions du prince à ses comédiens fictionnels : dire leur tirade du bout de la langue , au lieu de beugler comme un crieur public. L'épisode a valeur de démonstration. C' est de ce mauvais théâtre que le cinéma ordinaire est la photographie . C ' est à lui que s' oppose la langue cinématographique , où l'image n' est plus une copie vouée à la ressemblance mais l'élément d'un discours autonome et où le ton égal, non-expressif, des modèles permet de faire sur gir, au lieu des parades de la scène , la vérité nue de l'être intime. La démonstration est claire . Elle est même trop claire - de ce genre de clarté qui dispose un leurre pour recouvrir une difficulté plus secrète . Je ne sais pas si c ' est ainsi que l ' on j ouait Hamlet en 1 969. Je s ais en revanche qu' avant même l a naiss ance de 47 Les écarts du cinéma
Robert Bresson, divers poètes et hommes de théâtre
avaient fait de la mise en scène des drames shakes peariens la pierre de touche d'une critique du réa lisme théâtral. Mallarmé déj à saluait en Hamlet « le seigneur latent qui ne peut devenir » et dénonçait la prétention des acteurs à faire exister leurs person nages alors qu 'ils ne devaient être que des motifs de tapisserie3• E dward Gordon Craig représentait un H amlet allongé , séparé p ar la barrière de l ' art de la masse des courtisans enveloppés avec le roi et la reine dans un même mante au d ' or. Maeterlinck proposait, lui, d' envoyer princes et seigneurs à l'ar rière-plan pour faire venir à leur place au premier plan les forces obscures qui parlaient à travers eux, en concentrant par exemple le drame sur un vieillard immobile sous sa lampe écoutant en silence les bruits de l'inconnu qui l'entourent4• Tous trois propos aient au fond la même chose : mettre la parole théâtrale à l'heure de la littérature , celle de la parole muette . La parole muette , ce n'est pas simplement la parole qui égalise dans le silence de l'écriture la ligne continue de la narration et les éclats de voix de l'interlocution. C ' est, plus profon dément , la p arole qui fait p arler ce qui est muet , déchiffrant les signes muets écrits sur les choses ou se mettant, à l'inverse, au diapason de leur absence de signification pour enregistrer les intensités muet tes et le bruit anonyme du monde et de l'âme. C'est, plus généralement, la p arole qui ne cesse de déro ber, de reprendre en elle les prestiges de sensorialité imaginaire qu' elle déploie. C' est cette identité d'une puissance d'incarnation et d'une force de désincarna tion qui fait le fond de la littérature depuis qu' elle a renversé les deux grands principes de l' ordre repré sentatif classique : le primat de l'intrigue et de son principe d'intelligibilité - l ' agencement des actions selon le nécessaire et le vraisemblable ; le système 48 Après la littérature
d'expression des émotions , sentiments et volontés à
travers une codification des discours et des attitudes appropriés . S i le cinématographe peut, avec Bresson, formali ser son opposition au théâtre, c ' est parce que déj à la puissance littéraire de la parole muette a remis en c ause , et d ' abord sur la scène même du théâtre , la logique représentative du primat de l'intrigue et de la codification des expressions . Le vrai problème n' est donc pas l'opposition du cinématographe au « théâtre filmé » mais le rapport du cinématographe à la litté rature . Le cinéma ne vient pas con tre le théâtre , il vient après la littérature . Cela ne veut pas simple ment dire qu'il porte à l'écran des histoires tirées de livres , mais qu'il vient après la révolution littéraire , après le bouleversement des rapports entre signifier et montrer qui, sous le nom de littérature , est arrivé à l' art de raconter des histoires. Le problème alors n'est pas seulement d'inventer, avec les images mobi les et les sons enregistrés, des procédés susceptibles de produire des effets analogues à ceux des procédés littéraires. C ' est là un problème classique de corres pondance des arts . Or le régime esthétique des arts , auquel le cinéma appartient comme la littérature , a brouillé , avec les rapports entre montrer et signifier, les principes mêmes de la correspondance des arts . Il s'en tire quelques conséquences que j e voudrais étudier à travers un film, Mouchette, que Bresson a adapté du récit de Bernanos intitulé Nouvelle Histoire de Mouchette. Le problème d'une telle « adaptation » peut se for muler simplement : la littérature n' est pas simple ment l'art du langage qu'il faudrait mettre en images plastiques et en mouvement cinématographique. Elle est une pratique du langage qui comporte aussi une certaine idée de l'imagéité et de la mobilité . Elle a inventé elle -même un certain cinématographisme , 49 Les écarts du cinéma
que l ' o n peut définir p ar trois grands traits . C ' est
d' abord le privilège de la p arole muette , du pou voir d' expression accordé à la présence silencieuse - significative , énigmatique ou insignifiante - de la chose . C 'est ensuite l'égalité de toutes choses repré sentée s . L'égale attention que Mouchette accorde à un visage humain, une main tournant un moulin à c afé ou le bruit d ' un verre sur un zinc de bistrot, Bresson en trouve le modèle chez Cézannes. Mais , par-delà Cézanne , elle renvoie à cette grande éga lité des suj ets nobles et vils , des êtres p arlants et des choses muettes, du signifiant et de l'insignifiant théorisée et pratiquée depuis Flaubert par la littéra ture . C ' est enfin le traitement séquentiel du temp s . J'appelle ainsi l e traitement qui constitue l a narration par blocs inégaux et discontinus d' espaces-temps , à l'opposé du modèle représentatif, celui de la chaîne temporelle homogène de causes et d'effets , de volon tés se traduisant en événements et d ' événements entraînant d' autres événements . Le temps institué par la révolution littéraire est un temps s équentia lis é , divisé en blocs de présents ramassés sur eux mêmes qu'on pourrait par anticipation nommer des plans-séquences. Ce cinématographisme littéraire est particulièrement sensible dans Nouvelle Histoire de Mouchette. C' est l'histoire d'une adolescente mépri sée et sauvage , fille d ' un père alcoolique et d ' une mère poitrinaire , et qui se suicidera après avoir été violée par un braconnier et avoir vu mourir sa mère . Le récit de Bernanos est exemplairement séquentiel, non seulement parce qu'il est fait de courts chapitres mais aussi par les ruptures qu'il introduit entre eux. J'en prends pour exemple le passage du récit du viol à l'épisode suivant. Le premier s' achève ainsi : « Les dernières braises croulaient dans la cendre . Il n'y eut plus rien de vivant au fond de l ' ombre que le souffle précipité du bel Arsène . » D e là le chapitre 50 Après la littérature
suivant saute sans raccord à un autre plan-séquence
qui commence ainsi : « Elle s' est roulée en boule dans une touffe de genêts où elle ne tient guère plus de place qu'un lièvre6. » Cette image de Mouchette roulée en boule peut nous évoquer la théorie schlégélicnne du fragment roulé en boule sur lui-même comme un petit hérisson ou la conceptualisation deleuzienne de l'image-temps : un présent qui se met en boucle avec sa propre infiniti sation ; une coupure et un ré-enchaînement à partir du vide , un raccord sous forme de non-raccord . La littérature produit un certain typ e d'image -temp s, marqué p ar deux traits : le tropisme interne de la séquence et la coupure entre séquences. Ce tropisme et cette coupure mettent en œuvre un principe d'iner tie qui s ' accorde chez Bernanos avec la donnée fic tionnelle : le destin des êtres voués à la résignation, à la fois révoltés dans leur résignation et résignés dans leur révolte . Ils sont aussi en harmonie avec la ligne générale du récit, avec sa physique imaginaire : la course à l'abîme d'un être obéissant aux lois de la chute des corps. La question se pose alors : qu'est-ce que le cinéma peut faire de ce « cinématographisme » littéraire qui l' anticipe ? Pour engager la réflexion, nous disposons d'un indice . Entre le souffle précipité du bel Arsène et la petite chose roulée en boule dans la touffe de genêts nous pourrions nous attendre à ce que Bresson, conformément à une certaine idée de la « modernité » cinématographique, accentue la coupure . Or il l'a au contraire atténuée. Ce qui termine la séquence du viol, ce n' est pas le souffle du bel Arsène , ce sont les mains de Mouchette se refermant autour de son cou pour exprimer, selon un mode assez convenu, le passage de la douleur au plaisir. Ce qui se raccorde ensuite , ce n'est pas le petit lièvre/hérisson Mouchette . C'est Arsène qui ouvre la porte et appelle : « Mouchette » . 51 Les écarts du cinéma
Bresson a uni les deux plans par un fondu-enchaîné ,
procédé courant chez lui mais peu propre à marquer le caractère traumatique de l ' événement . Entre la donnée littéraire et son usage cinématographique il y a donc , à première vue , non seulement un écart mais un contre-mouvement. Nous rencontrons là un paradoxe plus redoutable que celui analysé par André Bazin à propos du Journal d'un Curé de campagne. Il y remarquait que Bresson, obligé de tailler dans la masse, avait coupé non pas le plus « littéraire » - l' écriture du j ournal - mais le plus visuel, le plus sensoriel. « Des deux, disait-il , c'est le film qui est littéraire et le roman grouillant d'images7. » Bresson soustrayait par exemple le luxe de détails sensoriels qu'offraient la rencontre du Comte rentrant de la chasse et la vision de ces lapins morts , tas de boue et de poils gluants , d'où émerge ait seul un œil très doux semblant fixer le prêtre . Art naturellement visuel, le cinéma devait réduire cet excès de visualité par lequel la littérature se proj etait imaginairement au-delà de ses propres pouvoirs . D ' où le caractère quintessencié du film, portant le récit littéraire à un degré supérieur d'abstraction. Or notre exemple fait apparaître que les choses sont plus compliquées. Car le lapin n'était pas seule ment une image destinée à donner chair à la narra tion. C' était aussi, selon la logique flaubertienne , un arrêt de la narration : l'œil de l ' animal mort, c'était une chose inerte , un suspens au milieu du conflit de volontés entourant le prêtre. L'excès de sensorialité de la description et la structure discontinue de la narration ont le même effet : tous deux retirent du sens à l' action, du poids à ses intrigues . Ils construi sent ensemble cette logique suspensive par laquelle la littérature produit en même temps de l 'incarna tion et de la désincarnation. En écartant l'image trop sensuelle , Bresson soustrait donc aussi le pouvoir 52 Après la littérature
suspensif inhérent à l'hypersensorialité même de la
description. C 'est par rapport à ce pouvoir suspen sif de l' excès littéraire que l'hyperfragmentation du montage bressonien prend sens. Pour comprendre cet affrontement des logiques, il est utile de comparer l'entrée en matière du roman à celle du film. Voici donc c omment B e rnanos commence s o n récit :
Mais déj à le grand vent noir qui vient de l' ouest
- le vent des mers , comme dit Antoine - éparpille les voix dans la nuit. Il j oue avec elles un moment puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne sait où, en ronflant de colère. Celle que Mouchette vient d'entendre reste longtemps suspendue entre ciel et terre , ainsi que ces feuilles mortes qui n'en finissent pas de tomber. Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galo che s . En les remettant elle se trompe de pie d . Tant pis ! Ce sont l e s galoches d'Eugène , s i larges qu'entre la tige elle peut p asser les cinq doigts de sa petite main. L'avantage est qu'en s 'appliquant à les b alancer au b out des orteils ainsi qu'une paire d' énormes castagnettes , elles font à chaque p as sur le macadam du préau un bruit qui met Madame l'institutrice hors d'elle -même . Mouchette se glisse jusqu'à la crête du talus et reste là en observation, le dos contre la haie ruisse lante . De cet observatoire , l'école paraît toute pro che encore , mais le préau est maintenant désert. Après la récréation, chaque samedi, les classes se rassemblent dans la salle d 'honneur ornée d'un buste de la République , d'un vieux portrait jamais remplacé de M. Armand Fallières , et du drapeau de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine de toile cirée . Madame doit lire en ce moment les notes de la semaine, puis l'on répétera une fois de 53 Les écarts du cinéma
plus la cantate qui doit être l'une des solennités
de la lointaine distribution des prix8•
Ce début est une parfaite démonstration du cinémato
graphisme littéraire . Cela commence par un plan d'en semble qui crée l'atmosphère : du vent, des feuilles qui tombent, des voix indistinctes. Puis un plan rapproché cadre le personnage en mouvement, qui va s' arrêter et nous montrer ses galoches en gros plan . Ensuite un nouveau plan d'ensemble nous découvre ce qu'il regarde du poste d'observation où il s 'est arrêté . On reconnaît là le commencement de nombreux films. Mais toute cette richesse offerte d'images, de sons et de mouvements est affectée d'une étrange entropie . Le texte commence par un mais. Ce n'est pas seule ment l'artifice qui nous place in medias res, c'est aussi une objection, un mouvement par lequel la main qui nous offre cette richesse la retire en même temps. Ce mais introduit un vent doté d'une couleur noire manifestement empruntée par métonymie au nuage qu'il pousse. Ce vent qui serait le vent des mers , au dire d'un Antoine dont nous ne saurons j amais rien, éparpille les voix dans la nuit. Et il les éparpille deux fois : sur le mode de la description physique et sur celui de la figure de langage : il les éparpille « comme » ces feuilles qui n'en finissent pas de tomber. Et ces feuille s , à leur tour, tombent dans l ' indétermina tion, car le démonstratif peut indiquer le fait que les feuilles en général tournoient dans le vent ou dési gner des feuilles qui tombent effectivement autour de Mouchette. Toutes les qualités sensorielles sont ainsi mises au régime de l'éparpillement des voix et des feuilles, au régime du comme. La boucle du comme les fait voyager dans une zone d'indétermination entre les mots du narrateur et les perceptions et sensations du sujet fictionnel Mouchette , zone où elles deviennent ce que Deleuze appelle des percepts et des affects purs. S4 Après la littérature
Comment le cinéma peut-il répondre à cette sen
sorialité indéterminée des voix ép arpill é e s , c ' est à- dire de l ' écriture ? Il est, nous dit Bresson, « une écriture avec des images et des sons9 » . Quel rapport cette « écriture » entretient-elle avec les voix épar pillées et les images soustractives de l ' art littéraire ? La réponse nous est donnée p ar le début du film . S e s cinq première s minute s n ' ont e n effet rien à voir avec le début du livre . Bresson a balayé toutes les images et sensations concrètes que le texte lui tendait à pleines mains . Il a mis à leur place une série d ' épisodes entièrement inventé e . Au lieu du tourbillon des voix dispersées le pré générique nous présente une figure statufiée , située dans un espace indéterminé où, malgré le bruit des pas résonnant sur le p avé , nous avons du mal à reconnaître une é glise . C ' est l a mère de Mouchette que Bresson a tirée du lit où le récit la confine pour en faire une voix de prologue tragique , une voix allégorique qui dit en substance : « Je suis la mort qui s ' avance . » Bresson a donc mis un leitmotiv à la place d'une dis persion , quelque chose comme les quatre notes ini tiales du destin, qui frappe à la porte . Vient ensuite un épisode totalement inventé lui aussi et également opposé à toute dispersion, puisqu 'il est fait d ' une série de raccords impérieux entre des regards et des mains . Nous voyons d ' abord une main qui tient un fusil , puis un corps au bout de cette main, celui du garde qui va se cacher pour observer. De son regard à travers les feuilles nous visons alors une autre main , celle du braconnier qui pose un collet. Nous voyons ensuite le collet qui attend s a proie , le perdre au qui s ' avance vers lui et s e fait pren dre , sous le regard du garde . Nous allons ensuite de la main du garde qui libère la bête au regard du braconnier qui voit sa proie lui échapper. Le garde remonte ensuite à travers les herbes vers la route ss Les écarts du cinéma
où il croise la rentrée des classe s . Et c ' est là seule
ment que Mouchette apparaît brièvement pour dis paraître aussitôt. L' épisode suivant se déroulera en effet autour d 'un zinc de bistrot, de verres qu'y boi vent le braconnier aimé p ar la servante et le garde éconduit et de bouteilles de contrebande apportées par le père et le frère de Mouchette . C 'est seulement en suivant ces derniers que nous retrouverons la gamine à domicile . Un trait marque ce début réinventé . C 'est l'usage exacerbé de la fragmentation : fragmentation des plans et des espaces et représentation de corps frag mentés . Nous voyons alternativement le regard du garde et la main du braconnier ou vice -versa, j amais les deux ensemble , alors même que les gros plans sur ce que l'un et l'autre font et voient suggèrent la proxi mité . Comment penser cette fragmentation ? Dans les Notes sur le cinéma Bresson nous dit ceci :
Elle est indispensable si on ne veut pas tomber
dans la REPRÉSENTATION. Voir les êtres et les choses dans leurs p arties séparable s . Isoler ces p arties . Les rendre indé p endantes a fi n d e leur donner un e nouvelle dépendance1o•
Deleuze, de son côté , voit chez Bresson un exemple
de montage « haptique » , procédant au raccordement des espaces à l' aveugle , par tâtonnements, à l' opposé donc de l'impérialisme optique et sensori-moteur. Mais il n'est pas si sûr que la fragmentation prati quée par Bresson obéisse à un principe antireprésen tatif. Car le cœur de la logique représentative , c ' est l'idée du tout où toutes les parties sont exactement ajustées. Qu'il faille pour cela décomposer les totalités données au regard, c'est ce que savaient déj à les pein tres antiques qui composaient les images de la beauté 56 Après la littérature
Mouchette, Robert Bresson, 1 9 6 7 .
avec des beautés empruntées à plusieurs modèles ou
les dramaturges classiques qui donnaient aux événe ments de leurs intrigues cette parfaite nécessité que la vie ne présente j amais. Or c'est bien cette tradition que suivent le découpage et le montage bressonien. « Monter un film, dit Bresson, c'est lier les personnes les unes aux autres et aux obj ets par les regardsll . » Dans ces séquences de Mouchette , c'est le rapport de plan à plan qui accomplit le trajet du regard. Ce mon tage sépare radicalement Bresson d'un de ses frères supposés en christianisme et en modernité cinéma tographique : à l ' encontre de ce qui se passe chez Rossellini, il est rare que le regardant et le regardé soient chez Bresson dans le même plan, encore plus rare que leurs regards s'y croisent. La fragmentation est d'abord un principe de stricte économie narrative : il n'y a rien à voir sur le plan du garde caché dans le feuillage que la mobilité des yeux qui surveillent alternativement la proie et le chasseur. Et le plan du collet est, comme le collet lui-même , pure attente de 57 Les écarts du cinéma
l' animal qui va s'y prendre . La fragmentation inter
dit à l'image d' être plus qu'un relais entre celle qui précède et celle qui suit. Bresson nous donne deux analogies pour compren dre cette dépendance. Il invoque d'abord la peinture : un plan est à un autre comme la touche de couleur que modifie la touche voisine 12 • Mais l ' analogie est trompeuse. La première touche n' est plus sur la sur face quand la touche « voisine » apparaît . D ans le récit de B ernanos les hantises intérieures venaient colorer les sensations présente s . Chez Bresson au contraire, chaque plan semble conçu pour ne conte nir rien de plus qu'un moment déterminé de l'action. D ' où l'usage d'une autre analogie , celle de la langue : les images sont comme les mots du dictionnaire qui n ' ont de valeur que par leur position et relation13• Une telle idée de la langue consonne avec l' ambiance structuraliste de l'époque . Mais elle est bien éloignée de celle que pratique la littérature , où le mot ne cesse de proj eter autour de lui ce halo d'images indéci ses qui soutient et contrarie à la fois la marche de l' action . La littérature cherchait à s' excéder, elle se faisait cinématographique à sa manière . À l'inverse , l' idée de la langue des images tend à dévisualiser l'image . Elle soumet chaque fragment visuel à une double contrainte : il est un morceau d' action qui ne retient d'un corps que la partie concernée par l ' ac tion - un regard, des mains , des pieds . . . Et il est un morceau de langue comme Bresson l' entend : un mot qui ne prend sens que par rapport à un autre . Mais ce rapport, tel qu'il le conçoit, se ramène à un dispositif stimulus/réponse. C ' est ce qu 'illustre un épisode du film, celui des mottes de terre lancées par Mouchette contre ses camarades. Il s'insère dans la narration fil mique à la suite d'un autre épisode : la leçon de chant où la classe répète la fameuse cantate de distribution des prix et où Mouchette bute obstinément sur un si 58 Après la littérature
bémol. Ces deux épisodes sont bien issus de Bernanos.
Mais ils sont traités à contre -pied du roman. Chez B ernanos les fausses notes de Mouchette , les rires de la classe et la fureur de l'institutrice provoquaient chez l'adolescente « cette expression stupide dont elle sait déguiser ses joies » . Bresson substitue au succès de cette expression composée les larmes qui avouent l'échec et la honte . C' est l'inverse pour les mottes de terre. Dans le roman, Mouchette lançait de rage une seule motte qui allait s ' é craser sur la route après que les fillettes se soient éparpillées. Le film oppose à cela un principe de réussite intégrale. Chaque coup fait mouche , touchant la cible qui nous est montrée à l'avance : une tête , un cartable , une poitrine , un dos. Et, par un singulier raccord, c 'est seulement la partie du corps atteinte qui se tourne dans la direction de la coupable : la poitrine ou la tête selon que l'une ou l' autre a été visée . Le principe de raccord n'est ni le contraste des tons ni l' arbitraire du signe . C ' est ce rapport impérieux où un plan est à un autre comme le coup à sa cible . La fragmentation n' est donc en rien un principe d ' antireprésentation. Tout au contraire , elle annule ces suspens de l' action, ces distensions du temps, ces ruptures de causalité par lesquels la littérature s'était émancipée de la logique représentative . La révolu tion littéraire avait brisé la logique fonctionnelle des enchaînements narratifs . La fragmentation bresso nienne impose à l'inverse un principe d'hyperfonc tionnalité . Tout fragment visuel est équivalent à un morceau de langage qui est lui-même un morceau de narration. La narration filmique présente alors une forme cynégétique qui semble épouser exactement la donnée narrative . En aj ustant la fragmentation visuelle au ré cit d'une histoire de traque, l' ouver ture du film résume déj à le de stin de Mouchette . Pour l 'instant celle -ci est comme le perdreau que 59 Les écarts du cinéma
le garde libère . Tout à l'heure , elle sera comme les
lièvres qu'une troupe de chasseurs encercle et mas sacre dans un autre épisode inventé par Bresson et placé par lui à la fin du film, juste avant le suicide de l'adolescente . L'insertion de ces deux scènes de chasse mérite elle -même d ' être examiné e . Ce n ' est pas en effet une invention ex nihilo mais le résultat d'un proces sus de transposition à deux nive aux . À un premier niveau, ces deux épisodes littéralisent les métaphores présentes dans le texte de B ernanos. J ' ai déj à évo qué Mouchette « roulée en b oule dans cette touffe de genêts où elle ne tient guère plus de place qu'un lièvre » . Chez Bresson ce quasi-lièvre devient un vrai lièvre . L'image stylistique est transformée en élément visuel et la traque évoquée par la métaphore devient la structure même de l ' action filmique , structure symbolisée par ces épisodes mais réfléchie déj à en chacune de ses articulations . Mais la chasse aux liè vres est aussi une citation empruntée à la scène de chasse de La Règle dujeu. En empruntant à Renoir les lièvres et leur valeur symbolique , Bresson tire aussi toute la chaîne narrative construite autour d' eux. Il lui emprunte aussi la rivalité « professionnelle » et amoureuse du garde Schumacher et du braconnier Marceau qu'il projette sur le couple du garde Mathieu et du braconnier Arsène . L'intrigue change alors de sens. Le récit de Bernanos était entièrement focalisé sur Mouchette dont il suivait , d' étape en étap e , le chemin de croix. Bresson, lui, fait de Mouchette une otage prise au piège dans la rivalité du garde-chasse et du braconnier autour de cette serveuse de bar qui n'existe dans le livre que par une allusion au détour d'une phrase . Il parfait ainsi le rapport d' adéquation entre scénario et mise en scène . En faisant de chaque plan la cible d'un autre , la mise en scène se met au service d'un scénario de traque . Et inversement ce 60 Après la littérature
scénario sert d' allégorie à la mise en scène . C 'est là
une des constantes du cinéma de Bresson. Chacun de ses films raconte plus ou moins la même histoire : celle d'un chasseur/metteur en scène - policier ou voyou, mari j aloux ou amante délaissé e , garde ou braconnier - disposant les apparences pour attirer une proie dans ses filets. Bresson, par ailleurs, définit sa mise en scène comme un dispositif de capture de vérité . Quel est le rapport exact entre ces deux chas ses ou ces deux mises en scène ? La réponse est claire pour ce qui est de l' enchaîne ment narratif des plans . On a vu que la fragmentation visuelle y épousait le regard et les attentes du chas seur. Mais l' affaire se complique quand il s ' agit de l'expression des corps dans le plan. Bresson en for mule le problème à travers une critique de l 'acteur. L' acteur est pour lui, selon la tradition platonicienne , le menteur, l'être double qui n'est pas lui-même mais Hamlet, mais n'est pas non plus Hamlet, puisqu'il ne fait que le j ouer comme il j ouerait tout autre rôle . Bresson met lui aussi à la porte le miméticien trom peur et lui substitue le modèle. Celui-ci ne j oue pas . I l est d' abord u n corps qui se tient devant l a caméra comme il le ferait devant un peintre . Mais l' analogie picturale est ici aussi trompeuse . C ' est essentielle ment par sa façon de parler que le modèle doit se différencier de l'acteur. Il doit dire sans y penser, sans y mettre d'intention signifiante , les p aroles que le metteur en scène lui dicte , accompagnées des gestes qu'il lui commande . Ainsi, nous dit Bresson, exprime ra-t-il sa vérité intérieure , à l' encontre de sa pensée consciente . La mise en scène fabrique par la répéti tion des paroles et des gestes un automatisme maté riel destiné à en susciter un autre, celui de l' automate non fabriqué , l 'automate intérieur dont personne ne peut programmer le mouvement et qui, si on lui sup prime toute échapp atoire , doit se mouvoir selon la 61 Les écarts du cinéma
seule vérité de son êtr e . Les Notes sur le cinémato
graphe proposent un théorème du modèle calqué sur celui d'Archimède : « Modèle . Jeté dans l' action phy sique , sa voix, en partant de syllabes égales, prend automatiquement les inflexions et les modulations propres à sa vraie nature14. » Tout corps en mouve ment soumis à la loi d'égalité des éléments signifiants exprimerait automatiquement sa vérité propre . Ce théorème du modèle semble d'abord s'accorder avec la logique cyné gétique du plan pour p arachever la logique de la traque . Mais il y introduit en fait un écart décisif. C ar la vérité attendue du modèle est un effet tout différent de celui produit par l ' enchaî nement des plans-cibles. Le modèle est condamné à dire sa vérité . Mais le metteur en scène ne peut anti ciper cette vérité . La mécanique ordonnée des plans enchaînés et des volontés en conflit cède la place à la liberté de l ' automate . L' automate n'en contrôle pas l'e ffet . Mais le metteur en scène le contrôle moins encore . Le savoir vient alors coïncider avec le non savoir, le volontaire avec l'involontaire . Le modèle cinématographique semble ainsi appor ter la s olution au problème posé p ar ces hommes de théâtre - Maeterlinck, Gordon Craig et quelques autres - qui avaient voulu supprimer la mimique de l ' acteur. Celle - ci était pour eux une manifestation parasitaire , inapte à exprimer la puissance de destin portée par les paroles du drame . À cette puissance-là, il fallait un corps propre : un corps vierge de toutes les habitudes qui ajustent des intonations et des ges tes à des sentiments définis . Mais un tel corps ne pouvait être qu'un corps sans vie : androïde ou sur marionnette . Avec l' automate vivant, l' automate spi rituel que libère la mécanisation des gestes et paroles du modèle , le cinématographe sort apparemment du dilemme théâtral. Mais ce succès pose deux problè mes. Tout d ' abord, l ' art cinématographique établit 62 Après la littérature
sa différence propre là où il se concentre sur ce qui
est, en lui, le plus « thé âtral » , le dialogue des person nages. La transposition de Mouchette est à cet égard exemplaire . Bresson a refait l'intrigue , il a rej eté les images que lui proposait le roman et proj eté dans la lumière provençale l' atmosphère de Nord boueux chère à B ernanos. Il a en revanche conservé ce qui est le moins « cinématographique » dans le roman, ce qui était devenu depuis Flaubert la croix des roman ciers, soit le dialogue . Les romanciers s' étaient sou vent appliqués à le dissoudre dans les perceptions des personnages. Bresson en refait des blocs de parole qui s' affrontent. Et c 'est dans sa manière de dire un texte littéraire que le modèle cinématographique s'oppose à l 'acteur de théâtre filmé . Mais ici se pose le second problème : qu' est-ce au juste que cette « vérité » produite par l' automatisme des syllabes égales énoncées d ' un ton neutre ? Le Journal d'un curé de campagne nous proposait sur ce point une démonstration troublante . Au catéchisme , la bonne élève Séraphita récitait parfaitement la leçon sur l'institution de l'eucharistie . Le prêtre la prenait à part à la fin du cours pour la féliciter et lui deman der si elle avait hâte de recevoir le corps de Jésus . Non, répondait-elle : « ça viendra quand ça viendra » . Pourquoi donc écoutait- elle s i bien l e prêtre ? « Parce que vous avez de très beaux yeux » , répondait- elle effrontément, tandis que l ' on entendait en coulisses les rires des copines complices. Séraphita a fait en somme ce que le cinéaste demande au modèle : elle a dit exactement les mots qu'on lui a fait apprendre . Et elle les a dits sans y mettre aucune expression, sur ce ton absolument égal qu'on appelle le ton du caté chisme . Mais quelle vérité nous a-t-elle ainsi révélée ? Ce n'est en tout cas pas la vérité de l'incarnation. Sa réponse est au contraire un pied de nez au guetteur de vérité incarnée . Et à supposer même que quelque 63 Les écarts du cinéma
vérité intime se cache derrière la provocation, celle-ci
nous restera inconnue . En prononçant d ' un même ton la leçon de catéchisme et la phrase provocatrice , en refusant d' accorder une importance aux mots qui disent la vérité du verbe fait chair, de les considérer comme autre chose que les belles paroles d'un jeune mâle aux beaux yeux, Séraphita rend indiscernables l'obéissance à un trajet commandé des paroles et le refus d'en livrer l'effet attendu. L'insolence de Séraphita, cette cap acité d ' obéir à une parole tout en refusant d'en accomplir le sens, désespère à bon droit le serviteur de Dieu. Mais elle prend un autre sens pour l'écrivain catholique , atten tif à la force de désobéissance tranquille présente chez ceux qu' on croit le moins capables de duplicité - les pauvres et les enfants des pauvres . Chez Mouchette dont il écrit l'histoire deux ans après la publication du Journal d'un curé de campagne, au cœur de cette guerre civile espagnole qui a bouleversé ses croyan ces politiques, la sournoiserie de Séraphita se trans forme en une vertu positive de résistance . Mouchette devient la représentante d ' une « noblesse des pau vres » incarnée par ces femmes et ces enfants de l'Es pagne républicaine envoyés à la mort par les bour reaux franquistes, qui font face à un destin qu'ils ne maîtrisent pas. Bresson n'a pas la sensibilité politique de Bernanos. Il donne pourtant à Mouchette un frère imprévu : le petit martyr révolutionnaire Joseph Bara. Et il relève le défi de donner à son insolence , c'est à- dire à la noblesse des pauvres, la voix et le corps qui lui conviennent. La théorie du modèle livrant sa vérité ne peut alors suffire à rendre compte de ce qui passe p ar la voix de Mouchette. Toute sa ligne vocale est en effet tendue vers une performance d'in solence, qu' accompliront le « Merde ! » lancé au dis cours moralisateur du père et la réponse provocatrice aux investigations du couple Mathieu, « Monsieur 64 Après la littérature
Arsène est mon amant » . La mise en scène doit faire
naître de son corps la voix apte à cette insolence , la voix d'un corps qui dévie par rapport à l'échange des paroles inclus dans le scénario de la traque . Cette puissance doit se construire à la fois dans la parole de Mouchette et dans ses silences, dans la manière dont son corps reçoit, absorbe ou détourne les consi gnes qu'il reçoit. Mouchette est souvent silencieuse . Elle parle parfois avec s e s mains , plus encore ave c ses pieds qu' elle aime faire claquer sur le pavé o u frotter dans la boue pour mettre le désordre dans l'espace civilisé de l 'institutrice ou des dévotes . Cette mauvaise volonté doit devenir une cap acité positive qui ne passe plus seulement par les pieds et les mains manipulant la boue , mais s' affirme dans l'éclat d'une parole donnant une vibration propre à la matité même des paroles « inexpressives » . La force de résistance de Mouchette , le metteur en scène doit la construire comme une manière d' accorder sa voix, son regard et son corps dans un même écart par rapport au scé nario, narratif et visuel, de la traque . C ' est cette déviation que nous pouvons observer dans la scène où Arsène , dans sa cabane, indique à Mouchette les réponses à donner aux questions des gendarmes . Nous y voyons en effet se différencier deux traj ets de la parole . Il y a un premier trajet en ligne droite où les paroles, réduites à des unités s'in formation minimales , sont prononcées sur le ton dit neutre . Cela, c' est essentiellement la part d'Arsène , le metteur en scène qui dicte à Mouchette ce qu' elle devra répéter et ne livre que quelques monosylla bes sans explication en réponse aux questions qui lui reviennent. « Faudra parler des collets ? - Oui - Même aux gendarmes ? - Oui. » Chez B ernanos Arsène prenait la peine de commenter la malice de Mouchette et de lui expliquer la raison de consi gne s apparemment étrange s : mieux vaut avouer 65 Les écarts du cinéma
un braconnage que de se laisser soupçonner d'un
meurtre . Chez Bresson il ne répond que p ar oui et non. C ' est aussi pourquoi il lui est loisible de par ler off. La part de Mouchette , elle , est différente . Sa voix n'est j amais off et elle se proj ette plus que les autres. Surtout elle est touj ours rapportée à un corps attentif. Mais il y a bien des manières d ' être atten tif, et celle que Mouchette adopte face à Arsène vaut d' être observée. Arsène lance ses ordres devant lui, face à nous . Mouchette les reçoit de biais , comme si elle prenait la tangente , comme si son corps de profil introduisait justement un biais par rapport à ce traj et de l'information minimale que le film pousse parfois aux limites de la caricature . Ce ne sont pas seule ment les paroles qui font obj e ction, mais aussi son « attention » même , sa manière d'absorber les paro les de l' autre sans que son visage nous dise ce qu' elle en fait. À ce point l'égalité mécanique de l' automate vocal rencontre la logique bien plus complexe d'un automate-visage . « Deux yeux mobiles d ans une tête mobile elle même sur un corps mobile15 » , c' est ainsi que Bresson définit le modèle . Et nul n'y correspond mieux que Nadine Nortier qui réalise ici une des plus étonnan tes performances de l'histoire du cinéma. Le visage de Mouchette auquel elle prête ses traits apparaît comme une tête articulée , plantée sur un corps rendu souvent indistinct par le tablier gris et le clair-obscur qui partage en deux le visage et rej ette le reste dans l' ombr e . La rondeur du vis age , acc entuée p ar les pommettes saillantes, est soulignée par le contraste de la chevelure noire et des deux incroyables couettes qui pendent de chaque côté . Elle est accentuée dans les scènes nocturnes par l'opposition du visage clair au tablier noir, dans les scènes diurnes par l'oppo sition des yeux et des cheveux noirs à la chemise et au jupon clairs . Elle est scandée enfin par la mobilité 66 Après la littérature
Mou ch ette, Hobert Bresson, 1 9 6 7 .
des yeux qui sans cesse s ' ouvrent et se ferment, se
lèvent et se baissent, se tournent vers le côté ou vers l' arrière , en faisant j ouer le blanc de l'œil autant que la pupille . C'est ainsi comme un « visage en noir et blanc » qui concentre et intensifie le noir et blanc cinématogra phique, un visage écran, voire même un œil écran qui fonctionne comme surface d'inscription des signes . Mais cette surface démultiplie l'inscription et la dis perse . Sur ce visage les paroles, actions ou spectacles subissent des destinées diverses . Tantôt ils rebondis sent dans la projection de la parole . Tantôt ils sculp tent silencieusement le visage à la façon dont « le vent invisible » est traduit par la surface de « l'eau qu'il sculpte en passant16 » . Parfois enfin ils se trouvent absorbés. Mouchette est représentée dans un état d' attention constante . Mais cette attention se dédou ble . D'un côté, elle est un comportement d' animal aux aguets , obéissant au scénario des chasses emboîtées les unes dans les autres . Mais, d'un autre , Mouchette 67 Les écarts du cinéma
semble absorber simplement ce qui lui advient et le
transformer en pensée sans que cette pensée nous soit communiqué e . La « noblesse des p auvres » se transforme alors en capacité formelle . Bernanos sou lignait l'écart entre ce qui se passait en Mouchette et ce que celle-ci pouvait en comprendre . Bresson, lui, donne au corps de l' adolescente une capacité positive d'opérer pour son propre compte la synthèse de ce qui lui advient. La surface de réception des signes se met à objecter à sa fonction, à absorber les signes sans restitution, à affirmer une capacité positive de ne pas dire . Le point extrême de la chasse est alors un p oint où sa proie lui é chappe . Elle devait révé ler sa « vérité intérieure » . Elle manifeste bien plutôt une force d'opacification. Mais cette opacification ne concerne pas seulement le statut du personnage . Elle affecte la logique d'enchaînement du film lui-même en engendrant un contre-mouvement qui s ' oppose à la logique de la traque . Ce corps p arlant qui se soustrait au trajet liné aire des é changes ruine du même coup le proj et de la « langue des images » . Sa contre-performance empêche l'image de s 'identifier à un élément linguistique et le plan d'être simplement ce morceau de langue et de narration qui s 'enchaîne avec un autr e. Le cinéma alors fait avec la p arole littéraire l'équivalent de ce que la littérature faisait avec ses évocations visuelles. Chez B ernanos l'image opacifiait la narration et contrecarrait ainsi la logique des volontés en conflit. On a vu que la fragmentation bressonienne des images travaillait à contresens en rendant l ' enchaînement des images homologue à l'intrigue de chasse . Mais la performance du corps parlant avec les mots de la littérature vient s ' oppo ser à ce travail d' adéquation. Avec le corps parlant de Mouchette , le cinéaste construit en fait une autre histoire , celle d'une performance singulière qui vient dédoubler la ligne narrative et inverser sa logique . 68 Après la littérature
Cette performance est tantôt de résistance ou de pro
vocation, tantôt de virtuosité positive . La première forme trouve sa meilleure illustration dans la scène de la rencontre avec la veilleuse des morts . Bresson y détourne entièrement la logique de B ernanos au profit de Mouchette . Chez Bernanos, c' est une scène de séduction . La veilleuse des morts - l ' amoureuse des morts - raconte à Mouchette la grande affaire de sa j eunesse : ses rapports de garde malade avec une j eune fille de bonne famille qu' elle avait en quelque sorte vampirisée. Mouchette l'écoute en proie à une léthargie, une « étrange douceur » qui « tisse autour d' elle les fils d'une trame invisible17 » . L e résultat n'en est pas seulement cet état entre vie et mort qui pousse Mouchette vers son destin. C'est aussi un second viol : la vieille lui arrachera son secret. La confe ssion aura lieu hors- champ , mais la fin de la séquence nous en fait partager la souffrance en nous montrant la vieille pelotonnée dans son fauteuil et agitant ses doigts comme « deux petites bêtes grises à la poursuite d'une proie invisible » . Après quoi le récit dresse sans transition le décor du suicide : « C'est une ancienne carrière de s able fin abandonnée depuis longtemps18. » Or la mise en scène de Bresson trans forme cette scène de capture en scène de résistance . La léthargie de Mouchette prend un sens invers e . Enfoncée dans son fauteuil, serrant son bidon d e lait, les j oues gonflées, Mouchette chasse de son regard en biais toute velléité de séduction. Son secret ne peut plus lui être arraché . Sa seule répons e , ce sont les pieds boueux qu' elle frotte méthodiquement sur le tapis de la belle parleuse . Le corps est devenu une surface impénétrable . Il ne renvoie plus rien, hors cette boue . Et ce retrait du corps de Mouchette en lui même lui donnera la pleine maîtrise de son acte de mort. Le corps victime de la machination des volontés en conflit et des causes enchaînées, et sommé de livrer 69 Les écarts du cinéma
sa vérité , se dérobe à tout ce qu'on veut lui faire dire
et faire . Mais l'activité d e Mouchette n e s e limite pas à ces gestes de provocation. Mouchette affirme sa capacité d'inventer des gestes et des comportements qui sont proprement sa performance . L' épisode exemplaire est évidemment celui où elle apaise Arsène victime d'une crise d'épilepsie . Le film y suit le livre d'assez près. Quelques petites différences pourtant creusent l ' é cart. C ' est d ' abord l ' air que chante Mouchette . D ans le ré cit de B ernanos , c ' est un « air de danse nègre » qu' elle entend tous les dimanches j oué par le phonographe de l ' estaminet, un air qui ne cesse de la hanter alors que les « airs de Madame » fuient aussitôt sa mémoire . Or ce qu' elle chante ici, c ' est pré cisément l ' air de Madame , la fameuse cantate de distribution de prix que celle-ci s' était vainement évertuée à lui faire chanter juste . Le fameux si bémol passe sans problème, comme si le chant était devenu le sien. Chez Bernanos le chant était le « secret » de sa j eunesse tout à coup révélé . Mouchette voudrait y « plonger les mains19 » . Mais le chant s ' arrête, les mains sont vides. Chez Bresson, il n'y a pas de mains vide s . Ce qui vient après le chant répète ce qui le précédait : un sourir e . C ' est le sourire d'une réus site . Et celle-ci est double . C'est d'abord la réponse à une situation. La petite fille que le braconnier violera dans quelques minutes a pour l'instant fait de celui-ci un enfant qu' elle calme en transformant la cantate de distribution de prix en berceuse. Mais la réussite de Mouchette , c' est aussi une ligne de fuite plus secrète , l' affirmation d'une cap acité au jeu, d'une virtuosité . L'invention propre du film est cette virtuosité secrète de Mouchette qui a fort peu à voir avec la théorie du modèle . On pense bien sûr à la célèbre séquence des autos tamponneuses. La fête dominicale , entièrement raj outée par Bresson, où se noue , entre le garde et 70 Après la littérature
le braconnier, le bras de fer dans lequel sera broyée
Mouchette , est en effet l ' occasion pour la gamine d'un grand moment de j eu et de complicité . Mais on peut trouver plus significative encore la scène bien plus modeste du café qui commence la j ournée . Nous voyons Mouchette y j ouer avec la contrainte quoti dienne . Elle fait des moulinets avec le moulin à café négligemment tendu au bout de son bras . Elle j oue à remplir les bols à la ronde à toute vitesse avec une cafetière transformée en arrosoir, puis à faire de même pour le lait avant de lancer d'une main experte le couvercle qui retombe exactement sur la cafetière . La routine est devenue un pur exercice de virtuo sité , un j eu pour rien : ce café au lait , personne ne le boira sur l'écran - à la différence du genièvre qui circule de main en main et de bouche en bouche et fait ainsi avancer la ligne droite de la capture . De plus le cinéaste nous montre Mouchette ici de dos, comme si elle agissait clandestinement, comme si elle échap pait à son regard. Elle fredonne un air non identifia ble - ni 1'« air nègre » ni la cantate de Madame -, un air qui apparaît comme la pure vocalisation de son aisance gestuelle . Elle construit ainsi sa propre ligne de fuite , emportée certes dans le mouvement de la chasse , mais affirmant en même temps son indépen dance, mue par une autre dynamique . Un petit écart vient ainsi diviser la chute « littéraire » des corps en deux lignes qui tantôt se confondent et tantôt se séparent. C' est cette ligne de fuite - ou ligne de virtuosité - que poursuivent le plaisir des autos tamponneuses et le succès de la chanson, mais aussi le geste adroit par lequel elle renvoie en arrière , dans son panier, le croissant donné par l' épicière qui vient de l'humilier. C'est elle qui s'achèvera dans un suicide soustrait à la pesanteur du destin, ré approprié comme un j eu. Dans le livre le suicide était anticipé par le dis cours de la vieille et par la robe de la morte qu' elle 71 Les écarts du cinéma
donnait à Mouchette . On voyait l'idée de la mort gran
dir impérieusement, dans la pensée de Mouchette et la prose de Bernanos, pour pousser naturellement la gamine dans l'étang. Il en va autrement dans le film. Mouchette joue au jeu des enfants qui se laissent rou ler jusqu'en bas des pentes. Dans ce jeu un obstacle la gêne : un petit buisson qui arrête le mouvement du corps vers l'étang. Elle s' applique donc à donner au corps un élan qui lui permette de passer l'obstacle. À la troisième roulade son corps disparaîtra. L'héroïne du livre , à la dernière ligne, sentait la vie se dérober tandis que montait à ses narines « l'odeur même de la tombezo » . À la fin du film il n'y a qu'une surface d'eau secouée par un grand plouf et qui reprend aussitôt sa sérénité . La mort/destin emblématisée au prégénéri que est devenue un jeu d'enfant - on serait tenté de dire : le jeu de l'art. Ce serait pourtant aller un peu vite . C ar entre la première et la seconde roulade le cinéaste a inséré un épisode tiré du roman. Comme l' adolescente du livre , l'héroïne du film est attirée par un bruit : c'était une charrette qui devient ici - modernité oblige - un tracteur. Mouchette fait de la main en direction de son conducteur lointain un geste furtif qui peut être aussi bien un appel au secours qu'un salut de loin à une connaissance . Et surtout, entre la sortie de chez la veilleuse des morts et le suicide , Bresson a inséré l'épi sode inventé dont je parlais plus haut - un massacre de lapins par des chasseurs - qui anticipe à sa manière le dénouement en renforçant la grande logique de la traque qui va se saisir définitivement de sa proie . Ainsi, d'un bout à l' autre du film, les deux lignes se seront accompagnées et les deux logiques entrela cées . Autour du roman le film construit non pas une mais deux intrigues cinématographiques. D 'un côté le cinéaste met en œuvre , par la fragmentation des plans et la stricte détermination de leur fonction, un 72 Après la littérature
principe d'hypernarrativité . Il transforme les inerties
et les ruptures du récit littéraire en une histoire de chasse où les procédures de la mise en scène s ' ajus tent exactement aux données de la fiction. Il ramène ainsi la sensorialité littéraire en arrière d'elle-même vers la vieille logique des enchaînements représenta tifs . La linéarité de l'intrigue cynégétique est redou blée par une logique d'enchaînement des fragments gouvernée par un strict principe d' action et de réac tion. C ' est une logique de l'image -relais où rien ne déborde du signe . M ais , de l ' autre côté , la « chasse » du cinéaste construit une autre logique qui radicalise à l'inverse la puissance esthétique de la parole muette . Cette logique se réclame de l' automatisme , de l'égalité des éléments signifiants qui révèle automatiquement la « vérité intérieure » des « modèles » . Mais cette « révé lation » est elle-même un leurre. Ce que la construc tion de l'automate produit est bien plutôt une logique de l'image-écran qui rend à la surface du plan la den sité interne et le pouvoir de bifurcation des enchaîne ments que la fragmentation tendait à lui soustraire . Ce que la contrainte imposée au modèle produit n' est pas l ' assujettissement de sa parole et de ses gestes à la « langue des images » . C ' est la puissance d'un corps qui construit sa performance propre en se met tant en travers des enchaînements de cette langue . La « langue des images » n' est pas une langue. C 'est un compromis entre des poétiques divergentes , un entrelacement complexe des fonctions de la présen tation visible , de l' expression parlée et de l' enchaî nement narratif. Le travail du cinéaste construit une ligne de quasi indiscernabilité entre la logique de l'image-relais et la logique de l'image-écran. n Ies conduit ensemble jusqu'à cet étang limpide où disparaissent en même temps Mouchette et le film . Ce qui vient après la 73 Les écarts du cinéma
littérature , ce n' est pas l' art ou le langage des pures
images. Ce n' est pas non plus le retour au vieil ordre représentatif. C' est plutôt un double excès qui tire la donnée littéraire d'un côté en arrière et de l' autre en avant d' elle-même . C 'est ce que j ' ai proposé ailleurs d'appeler une logique de la fable contrariée2 1 •
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