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1986, p. 258-260.
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la mort. De la mort. En effet, c'est bien par tes qu'il dirigera dans ses «happenings»,
elle que Kantor se propose de passer pour où les acteurs répètent sans fin des situa-
donner au spectateur un morceau de réa- tions de la vie quotidienne qui, à force
lité. Le théâtre ne peut répéter, reproduire d'être banalisées, mettent le spectateur
le monde, il doit être autonome et avoir mal à l'aise, car celui-ci doit se débarras-
ses propres lois artificielles; et pour y pré- ser de sa quête de signification et tenter
senter la réalité, l'acteur, comme tous les de redécouvrir la réalité de sa propre réa-
objets sur scène, doit «se débarrasser de lité, c'est-à-dire la réalité sans but. On peut
sa signification naïvement surimprimée et alors comprendre la haine de Kantor pour
de la symbolique qui le camouflent» le théâtre comme espace traditionnel qui
(p. 113). Les acteurs doivent se vider de est l'endroit le moins propice à la réalité
leur expression, les objets de leur fonction, du drame. Le théâtre-espace est pour lui
pour découvrir «l'autonomie de leur exis- à refaire; il le fait éclater, en effaçant les
tence vide» (p. 113), leur mort. frontières entre acteurs et spectateurs. La
fidélité au texte est alors pour Kantor
C'est pour cette raison que Kantor en est absolument inessentielle; présenter un
venu à privilégier, dans ses mises en texte, c'est le déformer, l'annihiler à un tel
scène, des objets de rang inférieur, très point qu'il s'efface pour se morceler en
utilitaires et qui, en devenant inutiles sur petits cadavres de texte qui, digérés par
la scène, devenaient des objets-cadavres, les acteurs, restituent un tout autre texte.
des corps d'objets qui occupaient l'espace De plus, aux yeux de Kantor, la séparation
théâtral de telle façon que l'acteur lui- entre travail et résultat, répétition et spec-
même n'y avait plus sa place et devait tacle, est incompatible avec la notion
trouver un lieu où exister parmi ces objets même de création artistique. Les répéti-
morts. Ainsi, pour Kantor, une chaise de tions sont des représentations finies au
dimension gigantesque peut occuper tota- même titre que les spectacles, et les spec-
lement la scène. À la suite de Bruno tateurs sont conviés autant à la prépara-
Schulz, auteur du Traité des mannequins, tion du spectacle qu'à sa réalisation, car
Kantor ne cessera de travailler avec un «le drame sur scène ne doit pas «se pas-
objet à figure humaine, un objet-homme, ser» mais «devenir», se développer sous
le mannequin dont il ne croit pas qu'il les yeux du spectateur» (p. 34). C'est le
doive remplacer l'acteur, mais lui trans- théâtre entier qui est alors mis en scène,
mettre et incarner pour lui le sentiment emballé, empaqueté, dirait Kantor, c'est-
profond de la mort, de la condition des
morts. L'acteur n'est pas une marionnette
mécanique, un objet mort, un cadavre,
mais doit en simuler le mouvement, en
montrant toujours que son travail est
simulation, jeu. Faire apparaître la mort,
la réalité, est pour Kantor montrer l'irre-
présentabilité de la mort et de la réalité,
comment elles sont toutes deux de très
mauvaises actrices, imprésentables.
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à-dire en représentation, en préparation, ques où le théâtre prend divers noms,
tel un paquet à la poste dans le vide entre diverses figures, dans sa quête incessante
expéditeur et destinataire, encore ina- sur lui-même: théâtre indépendant, théâ-
chevé, pour la scène entre acteur et spec- tre informel, zéro, happening impossible,
tateur. Kantor concevra de multiples théâtre de la mort. Manifestes, interviews,
emballages, objets, personnages, qui articles, comptes rendus de happenings,
feront apparaître les choses dans leur partitions scéniques de Witkiewicz, cette
momification. Recouvertes de bandelet- traversée qu'a faite Kantor du théâtre est
tes, elles sont encore une fois des choses à lire, si on ne veut pas toujours marcher
mortes. dans ses pas.
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