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Chapitre 14

Après Brecht

1. La fin des utopies


Brecht avait-il raison ? Il semblerait que la question se pose aujourd’hui.
Alors même qu’à l’instar des idées de Craig, d’Appia ou d’Artaud sur le
théâtre, la poétique brechtienne a largement inspiré et nourri les pratiques
théâtrales de la seconde moitié du XXe siècle, elle est depuis les années 1990,
et plus particulièrement depuis la chute du mur de Berlin et d’une bipolarité
politique du monde, soumise à critique et à interrogation. Dès la fin des
années 1970, Heiner Müller, qui fut l’un des principaux continuateurs du
théâtre épique en Allemagne de l’Est, écrit ainsi un « Adieu à la pièce
didactique ». « En 1977, déclare-t-il, je connais mon destinataire moins
qu’autrefois ; aujourd’hui, plus qu’en 1957, les pièces sont écrites pour les
théâtres, non pour le public. Je ne vais pas me tourner les pouces jusqu’à ce
qu’une situation (révolutionnaire) vienne à se présenter. Mais la théorie sans
fondement, ce n’est pas mon métier, je ne suis pas un philosophe qui pour
penser n’a besoin d’aucune raison, je ne suis pas non plus un archéologue et je
pense qu’il nous faudra dire adieu à la pièce didactique d’ici le prochain
tremblement de terre. » Pour Müller, en effet, « l’apocalypse de la décision est
périmée, l’histoire a renvoyé le procès à la rue, même les chœurs appris ne
chantent plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier
événement bourgeois ». Que reste-t-il : « Des textes solitaires en attente
d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées
d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon (Lehre) est si profondément
enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable
(boue, pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif1. »
Le glas du théâtre didactique que sonne Müller n’est pas seulement
symbolique. Il n’est pas seulement annonciateur d’une remise en cause de
Brecht ainsi que d’un certain théâtre politique, qui continue de donner lieu à
une polémique active et somme toute féconde2. Le texte de Müller rend
compte des problèmes majeurs qui se posent au théâtre depuis quelques
décennies. Les raisons qu’il donne de l’abandon de la conception brechtienne
sont au cœur des questionnements contemporains. Confronté aux
bouleversements accélérés de l’histoire et de la société moderne, ainsi qu’à la
dévitalisation et à l’insignifiance de la sphère politique, à la perte de sens et à
la vacuité du monde, le théâtre se voit renvoyé à « des textes solitaires », voué
au craquèlement, au trou et à la béance, à l’« oubli immédiat ». Toute
entreprise pour représenter le monde et pour, sinon vouloir le transformer, tout
au moins tenter de lui donner sens, est désormais « périmée ». Comme le
souligne Maryvonne Saison : « La crise du théâtre (sans doute pourrait-on dire
de l’art en général) est intimement liée à la crise du politique, mais celle-ci
renvoie à son tour à un bouleversement global des modes de penser : c’est la
représentation elle-même qui est devenue aléatoire ; l’idée s’impose qu’il faut
faire son deuil de toute représentation d’une réalité devenue éclatée et
chaotique3. »
Après en avoir fini avec Aristote, les aristotéliciens, la tyrannie du
textocentrisme, fini avec le théâtre occidental et ses dérives épicières ou
culinaires, avec la mimèsis et l’identification, il semblerait qu’on en ait fini
aujourd’hui avec les utopies du théâtre. Soit avec les esthétiques du XXe siècle
qui pensaient précisément avoir fait table rase du passé et redéfini l’art du
théâtre en le situant du côté de la scène, en lui attribuant de nouvelles missions
plus ambitieuses. Au XXIe siècle, que reste-t-il du rêve craigien d’un théâtre de
l’avenir, du désir artaudien d’un théâtre de la cruauté, de la volonté
brechtienne d’un théâtre épique ? Qu’en est-il en particulier des idées de
théâtre populaire, qu’il s’agisse du « théâtre du peuple » que réclame Romain
Rolland en 1913, du théâtre « service public » que défend Jean Vilar dans les
années cinquante, ou encore des convictions brechtiennes qui animent Bernard
Dort et Roland Barthes dans la revue Théâtre populaire ? Que sont devenus le
projet épique de changer le monde et le cours de l’histoire, de transformer
l’individu ou les masses par l’acte théâtral, l’ambition nietzschéenne de
réinstaller le théâtre au centre de la vie, de faire, comme le veut Artaud, de la
vie même le double du théâtre ?
Alors que dans les années 1980-90 encore, on entrevoyait des solutions
possibles à cet état de crise permanent qui affecte le théâtre, à des titres et à
des degrés divers, depuis plus d’un siècle, et que l’on croyait même y déceler
les signes paradoxaux d’une bonne santé, force est de constater
qu’aujourd’hui l’art théâtral se pense le plus souvent sous le signe de ce que
Jean-Pierre Sarrazac appelle le « détachement » ou le « désenchantement » :
« Pour caractériser l’éloignement, voire l’indifférence que les créateurs
contemporains les plus aigus ont pris à l’égard de cette idée d’un théâtre
critique, on ne peut qu’invoquer le détachement – ou le “désenchantement” –
postmoderne envers tout ce qui, globalement, rappellera les Lumières, les
“grands récits”, les grandes interprétations du monde. Toute pensée selon
laquelle l’art théâtral – tout ce qui se passe au niveau du plateau – pourrait se
retrouver subsumé, transcendé par une idée, un point de vue supérieur, un
principe critique ou philosophique est aujourd’hui tenue en suspicion4. »

2. Penser le théâtre aujourd’hui


Au lieu de chercher à saisir l’essence du théâtre, d’essayer de définir ou de
redéfinir, comme ce fut le cas pendant des siècles, ses principes et ses lois, ses
buts et ses fonctions, l’esthétique théâtrale en est donc venue, sinon à penser
la mort du théâtre, du moins à réfléchir sur sa nécessité. « On préférera, en
effet », écrit Denis Guénoun dans un essai paru en 1997 et intitulé Le théâtre
est-il nécessaire ?, « interroger la nécessité du théâtre plutôt que son
essence5. » Cette nouvelle problématique paraît d’autant plus importante que
la crise théâtrale contemporaine semble avoir atteint un point de non-retour.
La situation est devenue tellement paradoxale qu’il est désormais urgent d’en
formuler les termes, d’en évaluer les contours et les conséquences, en posant
précisément la question de la nécessité du geste théâtral : « Le théâtre impose
que soient articulés dans un espace et dans un temps communs l’acte de le
produire et de le regarder. Et il ne tient debout que si ces deux actions
concourent. Or, le moment où nous sommes est marqué par leur divorce :
l’écart se creuse entre le théâtre qu’on fait (ou qu’on veut faire) et le théâtre
qu’on voit (ou qu’on ne veut plus voir). Acteurs et spectateurs marchent sur
deux chemins dont les tracés divergent : le théâtre vacille, l’édifice ne tient
plus6. » Face à cet écart qui va grandissant, entre le confinement du théâtre
dans son image et l’éloignement ou l’ignorance des mondes et des pratiques
qui existent hors de lui, Denis Guénoun interpelle donc le théâtre,
interrogeant, puis postulant une nécessité qui ne saurait cependant s’accomplir
sans une profonde réforme esthétique : « Voilà une condition du dégel
esthétique du théâtre. Je la crois impérative, même si elle n’est assurément pas
la seule : le dégel du théâtre n’est possible qu’à la condition qu’il se laisse
transir par la vie qui l’entoure, qu’il ne connaît plus qu’à travers une vitre, ou
un (quatrième) mur (…). Il nous faut changer de terrain, restructurer tout
l’édifice, penser à nouveaux frais cela que nous appelons “théâtre” – et peut-
être quelque chose d’autre, dénommé autrement – comme hétérogène et
accueillant aux pratiques et à la vie qui l’excèdent7. »
À la croisée des chemins et des disciplines (danse, cirque, arts plastiques)
où le théâtre se situe actuellement, la pratique artistique travaille à produire un
devenir en même temps qu’une réflexion esthétique certes à peine ébauchés,
hésitants, problématiques, mais essentiels. Ce sont les créations de l’art et les
artistes eux-mêmes qui construisent aujourd’hui ce que sera peut-être le
théâtre de demain, ce qu’est en tout cas le théâtre d’aujourd’hui et ce qui
définit son esthétique au présent. Car dans cette perspective, l’urgence
esthétique est bien de repartir de la pratique théâtrale elle-même, qu’il s’agisse
du texte et/ou de la scène, et de la parole des praticiens, pour repenser le
théâtre :

« Ici il n’y a pas de cause


Il n’y a pas d’effet
Cherchez, ne cherchez pas
Trouvez, ne trouvez pas
Je vous le dis : il n’y a pas de cause, il n’y a pas d’effet.
Ce qui est est8. »

Confronté à un théâtre qui cherche (ne cherche pas), qui trouve (ne trouve
pas) son sens, et se livre à un exercice de son art sans a priori ni règle du jeu,
l’esthétique théâtrale ne peut désormais que tenter de percevoir les reflets de
l’avenir qui le traversent, afin d’essayer encore et toujours de l’appréhender,
au sein même du processus de la création artistique. Sans oublier que l’une
des « plus importantes tâches de l’art, depuis toujours, est d’engendrer une
demande dont l’heure de la pleine satisfaction n’est pas venue9 ».
3. État des lieux
La période immédiatement contemporaine de l’esthétique théâtrale se signale
ainsi par trois caractéristiques majeures. On constate tout d’abord
l’accentuation d’un phénomène surgi au lendemain de la naissance de la mise
en scène moderne et de l’élargissement de la sphère artistique du théâtre à la
scène, à savoir la prise de parole des praticiens, et principalement des metteurs
en scène. À compter des années 1880, et à commencer par Antoine, les
metteurs en scène produisent un discours réflexif sur leur œuvre et sur leur
pratique, discours souvent sous-tendu par une vision du théâtre qui, si elle ne
relève plus d’une construction utopique, participe tout au moins d’une prise de
position esthétique. Cette tendance va progressivement devenir chose
courante, au point qu’aujourd’hui il ne se rencontre plus guère de praticien de
la scène qui ne publie régulièrement des écrits rassemblant ses réflexions sur
ses propres créations et sur le théâtre en général.
D’où une seconde caractéristique, qui est la dissémination de la parole
esthétique et de ceux qui la prennent en charge. Là où, pendant des siècles,
seuls les philosophes, les théoriciens et, plus rarement, les écrivains se
mêlaient de penser le théâtre, tous les acteurs de la création théâtrale se
trouvent désormais partie prenante de la production d’un discours esthétique
qui, du coup, est devenu multiple et extrêmement divers.
Enfin, corollairement à ces deux phénomènes, le genre même ainsi que le
support des écrits esthétiques sont devenus éminemment variables. Extraits de
programmes, notes personnelles ou de travail, entretiens ou lettres,
instructions aux acteurs et autres textes fragmentaires sont venus s’ajouter aux
ouvrages plus traditionnellement théoriques : essais, préfaces, manifestes et
autres traités de poétique. La plupart des ouvrages qui paraissent aujourd’hui,
notamment ceux qui émanent des artistes, se présentent comme des
assemblages hybrides de divers textes qu’on pourrait dire de circonstance,
écrits « à chaud », dans l’accompagnement des créations, puis revus et mis en
forme. Là aussi, cette diversification et cette hybridation de l’écriture
esthétique avait été annoncée par Brecht, dont les écrits rassemblent des textes
de nature différente, et surtout par Artaud. Dans Le Théâtre et son double
figurent aussi bien des textes de conférence que des lettres, des notes ou des
manifestes. Cependant, là encore, la tendance s’est amplifiée au point de
devenir la règle, et les traités de théorie l’exception.
De même, la structuration de la pensée en système a presque entièrement
disparu du paysage de l’esthétique théâtrale. Diverses et variables, les pensées
théoriques sur le théâtre sont désormais écrites au fil de l’eau et ne visent plus
la totalisation systémique. Seul peut-être l’écrivain de théâtre britannique
Edward Bond se signale aujourd’hui au sein de ce paysage esthétique morcelé
par sa volonté de bâtir, parallèlement à l’écriture de ses pièces, une théorie
globale de l’art théâtral, ainsi qu’une poétique.

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