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Après Brecht
Confronté à un théâtre qui cherche (ne cherche pas), qui trouve (ne trouve
pas) son sens, et se livre à un exercice de son art sans a priori ni règle du jeu,
l’esthétique théâtrale ne peut désormais que tenter de percevoir les reflets de
l’avenir qui le traversent, afin d’essayer encore et toujours de l’appréhender,
au sein même du processus de la création artistique. Sans oublier que l’une
des « plus importantes tâches de l’art, depuis toujours, est d’engendrer une
demande dont l’heure de la pleine satisfaction n’est pas venue9 ».
3. État des lieux
La période immédiatement contemporaine de l’esthétique théâtrale se signale
ainsi par trois caractéristiques majeures. On constate tout d’abord
l’accentuation d’un phénomène surgi au lendemain de la naissance de la mise
en scène moderne et de l’élargissement de la sphère artistique du théâtre à la
scène, à savoir la prise de parole des praticiens, et principalement des metteurs
en scène. À compter des années 1880, et à commencer par Antoine, les
metteurs en scène produisent un discours réflexif sur leur œuvre et sur leur
pratique, discours souvent sous-tendu par une vision du théâtre qui, si elle ne
relève plus d’une construction utopique, participe tout au moins d’une prise de
position esthétique. Cette tendance va progressivement devenir chose
courante, au point qu’aujourd’hui il ne se rencontre plus guère de praticien de
la scène qui ne publie régulièrement des écrits rassemblant ses réflexions sur
ses propres créations et sur le théâtre en général.
D’où une seconde caractéristique, qui est la dissémination de la parole
esthétique et de ceux qui la prennent en charge. Là où, pendant des siècles,
seuls les philosophes, les théoriciens et, plus rarement, les écrivains se
mêlaient de penser le théâtre, tous les acteurs de la création théâtrale se
trouvent désormais partie prenante de la production d’un discours esthétique
qui, du coup, est devenu multiple et extrêmement divers.
Enfin, corollairement à ces deux phénomènes, le genre même ainsi que le
support des écrits esthétiques sont devenus éminemment variables. Extraits de
programmes, notes personnelles ou de travail, entretiens ou lettres,
instructions aux acteurs et autres textes fragmentaires sont venus s’ajouter aux
ouvrages plus traditionnellement théoriques : essais, préfaces, manifestes et
autres traités de poétique. La plupart des ouvrages qui paraissent aujourd’hui,
notamment ceux qui émanent des artistes, se présentent comme des
assemblages hybrides de divers textes qu’on pourrait dire de circonstance,
écrits « à chaud », dans l’accompagnement des créations, puis revus et mis en
forme. Là aussi, cette diversification et cette hybridation de l’écriture
esthétique avait été annoncée par Brecht, dont les écrits rassemblent des textes
de nature différente, et surtout par Artaud. Dans Le Théâtre et son double
figurent aussi bien des textes de conférence que des lettres, des notes ou des
manifestes. Cependant, là encore, la tendance s’est amplifiée au point de
devenir la règle, et les traités de théorie l’exception.
De même, la structuration de la pensée en système a presque entièrement
disparu du paysage de l’esthétique théâtrale. Diverses et variables, les pensées
théoriques sur le théâtre sont désormais écrites au fil de l’eau et ne visent plus
la totalisation systémique. Seul peut-être l’écrivain de théâtre britannique
Edward Bond se signale aujourd’hui au sein de ce paysage esthétique morcelé
par sa volonté de bâtir, parallèlement à l’écriture de ses pièces, une théorie
globale de l’art théâtral, ainsi qu’une poétique.