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Temps 3

Le Fils naturel : du drame bourgeois à la morale universelle

1. Diderot et le théâtre du XVIIIe siècle

1A. Théâtre, action et pensée

Le panorama dramatique du XVIIIe est aujourd’hui di cile à dessiner tant l’histoire littéraire
a éclairé certaines gures et certaines tendances au détriment d’autres.
La consécration des deux grands auteurs de comédie Marivaux et Beaumarchais,
aujourd’hui les plus mis en scène, fabrique l’image d’un théâtre joyeux et sensible, volontiers
frivole, parfois immoral, où sou e l’esprit des fêtes galantes, du badinage voire du libertinage.
C’est la période de la Régence qui ouvre dès la mort de Louis XIV cette liberté de ton et de
morale que l’on retrouve ensuite dans la plupart des productions artistiques des premières
années du règne de Louis XV. Les Lumières dominantes, la guerre de Sept Ans et les crises
politiques des années 1760 ont donné gravité et sérieux à ces comédies, par exemple chez
Nivelle de La Chaussée, ou une orientation plus ouvertement politique comme chez
Beaumarchais, mais partout on reconnaît le même esprit frondeur.
Cette lignée de comédies que Mozart, Musset ou Labiche ont continuée à leur manière
masque pourtant deux dramaturges absolument majeurs : Voltaire et Diderot. Ces e ets de
perspective générés par l’histoire littéraire sont fréquents : que l’on songe à la notoriété actuelle
de Crébillon ls, dont l’œuvre s’inscrit dans une réalité souvent soulignée par une mythologie qui
est celle du XVIIIe siècle libertin, face à l’oubli dans lequel est plongé Crébillon père, le grand rival
de Voltaire en matière de tragédie. Crébillon père a pourtant renouvelé la matière tragique en
représentant l’action et la situation sur scène, comme tentera de le faire aussi Diderot. De même,
on étudie aujourd’hui le Voltaire philosophe, le Voltaire conteur, le Voltaire épistolier, mais il faut se
rappeler que son immense célébrité vient de ses poèmes épiques et historiques comme La
Henriade, de productions historiographiques politiques comme Le Siècle de Louis XIV et de ses
tragédies. La valeur de toutes ces œuvres est donc étroitement tributaire du regard que les
générations postérieures ont voulu porter sur ce siècle. Or le théâtre de Voltaire et de Diderot,
dominant, important, correspond mal à ce que la doxa a voulu retenir du siècle des Lumières.
Pourtant, ces grandes tragédies, ces comédies sérieuses, ces drames moralisants, de
facture néoclassique, constituent face aux comédies frivoles un univers cohérent et ré échi qui
marque profondément l’histoire du théâtre — le théâtre de Diderot est peu joué mais pourtant
abondamment théorisé, pensé, ré échi, y compris par les plus modernes. C’est sans doute dans
le renouvellement des genres que théorise et expérimente Diderot que les dramaturges
romantiques puiseront leur énergie iconoclaste et leur volonté de faire exploser les lignes de
partage génériques pour lutter contre l’arti ciel et promouvoir le naturel. Les Romantiques veulent
aller bien au-delà de Diderot, ils en condamnent l’horizon moral bourgeois, mais ils s’inspirent
donc du mouvement de ré exion qu’il a amorcé sur les formes et les e ets du théâtre. De même,
la distanciation brechtienne, soit l’exhibition théâtrale des mécanismes du théâtre, ne correspond
certes pas aux théories de la représentation théâtrale chez Diderot, qui clôt l’espace scénique par
un quatrième mur du côté du public (paroi imaginaire séparant scène et salle, que les comédiens
doivent prendre pour réel dans leur jeu, pour que le publoic ne soit pas pris en compte et semble
surprendre des situations autonomes) ; mais elle n’est pas sans rappeler la manière dont le
prologue du Fils naturel rompt toute illusion théâtrale puisqu’il y est dit que les personnages
représentent leur vie et jouent leur propre rôle : là aussi, on rappelle bien le caractère théâtral de
la représentation. D’ailleurs, Brecht fonde lors de son exil en Amérique une « Société Diderot ».
Voltaire, qui ne suit pas Diderot dans ses innovations esthétiques et génériques, inscrit
comme lui le théâtre au cœur du combat des Lumières. La scène doit agir, pour faire réagir, elle ne
doit pas être le lieu d’une simple parole où se re ète le monde mais le lieu de gestes, de
mouvements et d’actions qui modi ent le monde. La philosophie des Lumières se joue sur le
plateau, le théâtre la place au cœur de la cité (Voltaire a tout fait pour qu’on en construise un à
Genève), le théâtre est une force sociale et politique. Ainsi, par exemple, la tragédie Zaïre
enseigne-t-elle cette morale de l’éducation : « Les soins qu’on prend de notre enfance forment
nos sentiments, nos mœurs, notre créance ». Cette conception utilitaire du théâtre intéresse
beaucoup le jeune Diderot qui se passionne pour cet art vivant. Il ne veut pas l’opposer à ses
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combats philosophiques et politiques, ou le considérer comme un divertissement , mais au
contraire l’y associer. Sa ré exion théâtrale ne cherche pas à comprendre cet art isolément, ou en
lui-même, mais à l’inscrire profondément dans la société, à comprendre le lien organique, vital et
essentiel qui unit la cité et la scène. Le théâtre est pour lui civilisation - son e ort de
renouvellement formel ne répond pas à des impératifs d’ordre esthétique mais à cette volonté
d’en faire un levier social, politique et moral, pour éduquer des enfants à devenir des hommes et
des hommes à devenir des citoyens.
Cette interpénétration du théâtre et de la cité peut se lire aussi dans la façon dont Diderot
théâtralise les autres genres, et notamment ses productions dialoguées : au discours
philosophiqe, Diderot préfère l’énergie d’un échange incarné comme dans Le Neveu de Rameau,
Le Rêve de d’Alembert ou le Supplément au voyage de Bougainville. Partout, la pensée est
scénarisée, di ractée en voix qui s’opposent pour mieux dire le déchirement des consciences.
Ainsi, le théâtre de Diderot, qui comme genre paraît aujourd’hui gé, dépassé, englué dans une
morale xe, se révèle beaucoup plus spirituel, inventif et moderne dans ces genres non théâtraux.
Ce théâtre sérieux ne s’oppose ni ne se distingue de façon simple du théâtre plus
« léger ». La trilogie de Beaumarchais est un bon exemple de la crise des genres, des tons, et des
registres qui bouscule l’espace théâtral. Alors que les écrits théoriques de Beaumarchais font la
promotion d’un théâtre moral, l’écriture du Barbier de Séville déplace les enjeux de la comédie du
côté d’un badinage teinté de considérations sociales. Le Mariage de Figaro inscrit ces
manœuvres sentimentales dans l’espace plus politisé du château, tandis que La Mère coupable,
un peu à la manière de Diderot, recentre l’action sur l’espace moral de la famille. Le pétillant
Chérubin, le rusé Figaro, la séduisante comtesse Almaviva sont nalement rabattus par un ordre
moral qui en sanctionne les audaces. Comme Diderot, Beaumarchais est traversé de
contradictions fécondes, qui sont les contradictions de tout un siècle.

1B. Théâtre, représentation et illusion

Les salles françaises sont en pleine reconstruction au XVIIIe. Jusqu’en 1760, l’achitecture
est celle de l’âge classique, c’est-à-dire peu propice aux e ets spectaculaires ou aux illusions (ce
qui était plutôt réservé à l’opéra). Les salles, souvent d’anciens jeux de paume, étaient peu
confortables, longues, à l’acoustique et à la visibilité précaires. Sur scène, les banquettes
accueillaient un public privilégié et bruyant qui s’exhibait, créant ainsi une sorte de seconde scène
sur scène. Quand Diderot et les Lumières ont inscrit le théâtre dans un univers civique et moral,
quand de nouvelles architectres venues d’Italie ont permis une meilleure écoute et une meilleure
visibilité de la scène, les salles sont devenues plus confortables, plus à même de favoriser
l’illusion théâtrale, sous l’impulsion d’architectes comme Sou ot ou Cochin. Le lieu théâtral est
considéré comme capital. Le modèle des théâtres antiques, au cœur des cités et de la
citoyenneté, est sans cesse rappelé, notamment par Diderot qui le décrit comme un lieu idéal,
une utopie où se ré ètent et se stimulent les mouvements esthétiques, sociaux et moraux. On
ré échit aux formes idéales de ce lieu, en pensant le lien avec la forme de nos sociétés. On ne
peut importer directement les gradins antiques parce que la société est divisée en castes. On ne
peut importer directement les loges italiennes parce qu’on s’y cache sans être vu, ce qui est
contraire aux habitudes du public français qui aime se montrer. Rousseau critique ces loges :
c’est le lieu de l’hypocrisie, la preuve que le théâtre est le mal. Mercier y voit aussi la preuve d’une
corruption. Ces ré exions sont fécondes et permettent à Sou ot d’imaginer le théâtre dit « à
l’italienne » (de façon impropre) dans les années 1750, dont le modèle le plus connu est
aujourd’hui le théâtre de l’Odéon. La scène est plus visible, ainsi qu’une partie du pblic, grâce à
un étagement en demi-cercle. On travaille aussi les façades, qui doivent embellir la ville. Comme
les église de la Contre-Réforme qui devaient ramener l’homme à la foi par l’exhibition
spectaculaire d’une esthétique baroque, les théâtres qui eurissent notamment à partir des
années 1780 rendent les rues plus belles, fédèrent les quartiers autour de ces œuvres d’art,
réconcilient esthétique et morale, l’art et la société, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Ces nouvelles architectures ont pour e et d’autonomiser l’espace scénique par rapport à
l’espace de la salle, de faire du cadre de scène le cadre d’un tableau. Cette esthétique du tableau
intéresse beaucoup Diderot. En supprimant les banquettes en 1759, on fait un premier pas. Mais
il reste les loges d’avant-scène auxquelles les puissants tenaient pour exhiber leur position
sociale ; elles empiètent sur l’espace du jeu et rompent l’illusion. En réalité, cette illusion est
complexe — elle suppose d’un côté que la vue soit arrachée au réel, charmée, donc trompée,
conduite à l’erreur, mais d’un autre côté, que la vue puisse servir la connaissance et la vérité :
l’image donnée par la scène ne s’oppose pas à l’imagination. Pour les philosophes sensualistes,
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le corps est engagé de façon sensible dans une perception qui permet une connaissance.
L’illusion n’est plus tromperie mais vérité. Le théâtre de Diderot excite le sujet sensible par le
pathos, il en fait couler les larmes et l’intensité de l’émotion en garantit la vérité. Ainsi le
spectacteur est tout à la fois rapproché de la scène par l’engagement de son corps dans la
réception du spectacle théâtral, et séparé de la scène par la théorie du quatrième mur qui le situe
comme face à un tableau, donc à un espace ctionnel autonome.
Ce rapport complexe à l’illusion théâtrale exige aussi un travail sur les décors et les
costumes. Les évolutions techniques, comme l’introduction des quinquets, ces nouvelles lampes
qui permettent de faire varier les éclairages et de jouer sur la profondeur, enrichissent l’espace
scénique, alors qu’auparavant les comédiens ne jouaient que sur le proscenium, soit l’avant-
scène. On peut combler l’écart entre la décor et la réalité, on change les décors entre les actes :
vague et indé ni à l’âge classique, le lieu devient spéci que et incarné. Les costumes étaient
auparavant des costumes de cour, montrant des Antiquités arti cielles, renvoyant à des
codi cations purement littéraires ou picturales. De grands comédiens comme Madame Favart ou
Talma ont porté des costumes plus précis, historiquement adaptés à l’époque de la ction, plus
vrais.
Dans le texte théâtral, cette exigence de vérité se manifeste par le recours aux
didascalies : l’auteur doit contrôler tous les signes, verbaux, comme non-verbaux, du texte à sa
représentation. Beaumarchais utilse abondamment ces ressources et Diderot construit par elle
l’esthétique du tableau. Les scènes débordent du dialogue et parlent autrement au spectateur.
Les Entretiens sur le ls naturel conseillent ce type de scène où, par-delà la parole, on voit
l’activité du personnage, on le voit vivre. Parfois, au comble de l’émotion, la scène s’immobilise
en une image qui édi e le spectateur à une forme de morale, une image sublime qui reste gravée
parce qu’elle con gure visuellement et picturalement le sens de l’action - un ls à genoux, une
mère les bras au ciel, des embrassades, etc.

1C. Théâtre, public et société.

Toutes ces évolutions de l’art, des techniques et des lieux du théâtre doivent se
comprendre à la lumière de l’évolution du public théâtral. Ici encore, il faut distinguer la vérité
historique et la mythologie qui tend à sacraliser l’accès du « peuple » au théâtre.
On passe d’un théâtre de cour à un théâtre de ville. L’ancienne opposition entre les
spectacles joués en intérieur, réservés à l’aristocratie, et les spectacles joués en extérieur, ouverts
à tous, tend à s’estomper. Les théâtres fermés se diversi ent et accueillent un public de plus en
plus large qui circule beaucoup (dans une certaine mesure ; le prix des places à l’Opéra reste très
di érent du prix des places à la Foire). A l’intérieur des salles, le public se répartit aussi
di éremment : jusqu’en 1759, les seigneurs et o ciers occupent les banquettes, les femmes
paradent aux premières loges, tandis que les bourgeois occupent les secondes loges. Le paradis
(ou poulailler, dernier étage du théâtre) est occupé par les jeunes plus modestes, les grisettes. Le
parterre est en n le lieu le plus mixte où se rassemble la majorité mélangée des spectateurs,
debout : artisants, étudiants, bourgeois, ouvriers, c’est le lieu du mélange, que les théoriciens du
théâtre ont vite sacraclisé comme le lieu d’un « peuple », plus vrai, moins maniéré. Les
dramaturges les plus modernes, Mercier, Beaumarchais, Diderot, veulent s’adresser à ces
hommes et ces femmes du parterre, plus authentiques, plus à l’image de la ville. Marmontel,
Eléments de littérature : « Le parterre est est composé communément des citoyens les moins
riches, les moins maniérés, les moins ra nés dans leurs mœurs, de ceux dont le naturel est le
moins altéré, de ceux en qui l’opinion et le sentiment tiennent le moins aux fantaisies passagères
de la mode, aux prétentions de la vanité, aux préjugés de l’éducation ; de ceux qui
communément ont le moins de lumières, mais peut-être aussi le plus de bon sens, et en qui la
raison plus saine et la sensibilité plus naïve forment un goût moins délicat, mais aussi plus sûr,
que le goût léger et fantasque d’un monde où tous les sentiments sont factices ou empruntés »
(phrase citée par Martla Poirson, dans un très intéressant article, à lire ici : Poirson Martial, « Le
spectacle est dans la salle. Si er n’est pas jouer », Dix-huitième siècle, 2017/1 (n° 49), p. 57-74.
DOI : 10.3917/dhs.049.0057. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2017-1-
page-57.htm) Mais ce parterre est certainement une utopie fantasmée par ceux qui veulent écrire
« pour le peuple » comme Mercier ou Beaumarchais. 1789 permettra un accès plus large au
théâtre mais avant la Révolution, horaires et tarifs continuent d’en barrer l’accès à une large part
de la population.
Le public n’assiste pas passivement à la représentation d’une ction : il est bruyant, actif,
sans cesse arraché à l’illusion théâtrale par les bruits et gestes de la salle. Jusqu’en 1782, le
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parterre est debout, ce qui favorise l’enthousiasme, l’excitation électrique des passions, selon les
théoriciens. On surjoue les réactions, on connaît les répliques par cœur et on les détourne, on
interpelle des comédiens, on les reprend. Ce débordement de vie active une nouvelle esthétique.
Mais ce parterre a besoin d’être policé par des gardes qui tentent de repérer les turbulents et les
voleurs. Ce public n’a donc pas un rapport savant, et intellectuel au théâtre - mais cette
« inculture » engage son être tout entier dans une expérience théâtrale, souvent présentée comme
plus pleine et authentique.

1D. Théâtre, pratique et théorie

Le XVIIIe siecle fabrique à rebours le classicisme en célébrant les pièces du Grand Siècle,
en les instituant comme patrimoniales, en les représentant inlassablement dans une constante
soumisson à l’ordre monarchique. Par exemple, Athalie de Racine n’est représenté publiquement
qu’en 1716, ce qui en fait une pièce du XVIIIe. Mais l’esprit des Lumières invite aussi à prendre
ses distances. Par exemple dans le domaine de la comédie, Molière reste le modèle, il impose la
gaité face aux esprits trop sérieux. Mais des auteurs comme Mercier le lui reproche : qu’il préfère
toujours le rire, souvent au détriment de la morale, condamne selon lui les comédies de Molière. A
ce procès en frivolité morale s’en ajoute un autre : on reproche aussi au classicisme de ne pas
vouloir toucher su samment le public à cause de l’obsession des règles. Diderot critique ces
règles qui contraignent le génie. Pour lui « les moyens de plaire sont in nis » et « il n’y a presque
aucune de ces règles que le génie ne puisse enfreindre avec succès ». Transgresser les règles du
classicislme est aussi pour lui un moyen de s’adapter à l’époque, au moment historique. Ni l’art ni
l’homme ne sont gés dans une essence éternelle, ils doivent épouser le mouvement de leur
histoire, ne pas représenter la perfection, mais viser la perfectibilité.
Cette critique du classisicme passe par la référence constante à l’Antiquité : là, le théâtre
est action, citoyen, civique et social. Diderot loue les auteurs grecs et latins, notamment Terence
pour la comédie. Mais ce primitivisme n’est pas sans contradiciton puisque le classicisme se
réclame aussi des mêmes modèles. De nombreuses tensions et querelles excitent la pratique
théâtrale du XVIII, ce qui marque un désir de faire évoluer le genre.
Il s’agit d’abord de remettre en cause la distinction générique entre la comédie et la
tragédie, distinction qui était autant esthétique, que sociale et politique. Le théâtre des Lumières
tente d’inventer une nouvelle répartition des pratiques, plus complexe, sans barrière, ni
interdiction, un système des genres continu, et in niment modulable selon les situations
représentées, pour mieux embrasser les nuances, contradictions et mouvements de la vie elle-
même. C’est cette volonté qui inspirera les Romantiques. Cette politique se traduit notamment
par la remise en cause du vers. Dès 1726, Houdar de La Motte ouvre la voie : à côté de sa
tragédie en vers Oedipe, représentée à la Comédie Française, il rédige une version en prose. On
le lui reproche mais c’est une première tentative pour détruire la domination du vers. Voltaire,
réticent à cette introduction de la prose en tragédie, tente pourtant de faire évoluer la pratique du
vers en assouplissant la règle de la césure ou celle des rimes suivies. Le drame choisira la prose,
ou le style coupé pour achever ce travail de remise en cause du vers. Le style coupé peut
concerner le vers : il s’agit de le disloquer et de le répartir entre plusieurs répliques, ou de
l’interrompre, par des aposiopèses ou des exclamations. C’est une façon d’introduire du
prosaïque et de l’émotion dans la prosodie.
Le travail sur la lange s’enrichit d’un travail sur l’éloquence en général. Le XVIIIe sicècle
valorise le sentiment, avec toutes ses nuances. La « comédie larmoyante » tente de le représenter
dans toute sa complexité. Le théâtre est chargé de transmettre des émotions et en les exprimant
de les faire passer d’une sphère individuelle, celle du personnage, à une sphère collective, celle
du public. Chacun doit épouver ses propres émotions au théâtre, les expérimenter, et les
confronter à d’autres. Ces émotions débouchent ainsi sur une ré exion morale, puisque
l’expérience des rires et des larmes est présentée comme vraie, authentique, sincère et
moralement pure. Elle permet de mieux mesurer la corruption des cœurs, l’emprise du vice et du
mensonge, notamment dans la parole. Ainsi, ce qui se dit se calcule, c’est le règne de
l’hypocrisie, alors que ce qui se ressent relève de la nature et de la vérité. Cette sentimentalisation
du théâtre rement en cause la distinction arti cielle des rires et des larmes : la complexité et la
variablilité de la nature imposent des genres hybrides. Mercier, Du théâtre : « Le nouveau genre
appelé drame qui résulte de la tragédie et de la comédie, ayant le pathétique de l’une et les
peintures naïves de l’autre, est in niment plus utile, plus vrai, plus intéressant, comme étant plus
à portée de la foule des citoyens ». Souligner les sentiments est donc le moyen moral de
s’adresser au plus grand nombre. Le pathos exacerbé, la recherche d’e ets violents, parfois
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vulgaires et manichéens, ont une fonction éthique et sociale. La valse des étiquettes génériques
dans les années 1750-1760 aboutit nalement à l’idée que le théâtre peut se passer de toute
classi cation générique.
Ces mouvements a ectent et vivi ent la pratique théâtrale mais donnent aussi un essor
nouveau à sa théorisation. On écrit énormément sur le théâtre dans la deuxième partie du siècle.
Cette théorisation évite tout dogmatisme : elle a che l’importance de l’empirisme, du
pragmatisme et de l’expérience face à la règle. Comme le théâtre veut toucher au cœur, il ne peut
suivre des règles prescriptives. Il doit épouser les in nines variations des sentiments, c’est sa
seule règle. « Il n’y a point de principe général » (Diderot, Entretiens sur le Fils ntaurel). Les textes
théoriques,prennent donc la forme de théories en actes, jamais séparées de la pratique (comme
pour Le Fils naturel) : préfaces, correspondances, pièces-manifestes, articles de l’Encyclopédie
ou dans les journaux plutôt que sommes théoriques ; théories individelles, fragmentaires,
modulables, plutôt que traités sur l’essence immuable du beau et de l’art. L’essor de la presse
favorise ces nouvelles formes de critique horizontale qui remettent en cause l’édiction de régles
transcendantes par les doctes dans le schéma de prescription verticale de l’âge classique. De
nombreuses pièces méta-théâtrales et la publication de nombreuses mémoires d’acteurs (Clairon,
Dumesnil, Talma) continuent ce mélange de la pratique et de la théorie, en renouvelant le rôle du
spectateur : il regarde, écoute, pleure, rit, mais aussi ré échit à ses propres émotions, aux modes
de représentation, au théâtre lui-même.
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