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LA COMEDIE DU LANGAGE

– JEAN
TARDIEU
Introduction

Poète et auteur dramatique, Jean Tardieu est un écrivain français qui renouvela par l’originalité de
son œuvre la dramaturgie contemporaine. Fervent amateur des jeux de langage, son théâtre est
marqué par des dialogues d’un atypisme humoristique. En 1987, il écrit « La comédie du langage »
œuvre singulière composée de plusieurs pièces éclairs parmi lesquelles « Il y avait foule au
manoir ».
L’extrait que nous allons étudier est issu de cette dernière pièce et constitue une scène d’exposition
originale dans laquelle un détective présente l’intrigu e qui va suivre.
Nous nous pencherons dans un premier temps sur la dimension déroutante de cet extrait pour mieux
aborder ensuite son effet sur les spectateurs.

I) Une présentation déroutante

a) Un dialogue artificiel

La situation dans laquelle débute la scène est inhabituelle. En effet, un homme seul en scène
s’adresse directement au public et se présente à lui : « Je me présente : je suis le détective privé
Dubois ». Mais encore, le détective Dubois- Dupont annonce précisément ce qu’il va se produire
dans la suite de la représentation: « Le crime – car il y aura un crime – n’est pas encore
consommé ». Le spectateur est mis face à une fausse situation de communication. Bien que l’emploi
du pronom personnel de première personne et de deuxième personne ne laisse aucun doute quant à
la situation d’énonciation, le détective sur scène se contente surtout de poser des questions
purement rhétoriques. Son rôle est avant tout de placer et de présenter l’action.

b) Un personnage farfelu

Au-delà de l’étrangeté de la situation, le personnage du détective est également déroutant. En effet


ses phrases semblent n’avoir ni queue ni tête et échapper à toute logique. L’explication du
pseudonyme du détective est particulièrement déconcertante : « je suis le détective privé Dubois.
Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance avec le célèbre policier anglais Smith. » Les
didascalies précisent elles- mêmes l’incongruité de ce personnage vêtu de manière ridicule et
caricaturale. Mais encore, Dubois-Dupont semble lui-même perdu quant à sa propre identité :
« J’ai tellement d’identités différentes ! ».

c) Une situation absurde

La situation face à laquelle se trouve le spectateur est totalement absurde. Le détective Dupont
Dubois est sur les lieux d’une scène de crime avant même que l’i ncident se soit produit. Personnage
omniscient, il ne parvient cependant pas à éclairer la situation tant ses explications sont obscures et
incompréhensibles. Les raisons de sa présence sont qualifiées à deux reprises de « mystérieuses ».
Toute la situatio n semble irréaliste tant l’absurde semble poussé à l’extrême.

II) L’effet produit sur les spectateurs

a) Une scène comique…

Le personnage farfelu et caricatural du détective présente une dimension comique incontestable.


Mais encore, on peut distinguer dans cet extrait le recours aux trois grands genres de comique. Le
comique de mots tout d’abord est exploité à travers les paroles décousues du détective qui fait des
associations étranges : « Dubois-Dupont, homme de confiance et de méfiance. Trouve la clé des
énigmes et des coffres-forts. Brouille les ménages ou les raccommode, à la demande. Prix
modérés. » Le spectateur est amusé de cette présentation hors norme qui défie les règles de la
logique. Mais encore, nous pouvons constater le comique de situation de cette scène où Dubois
Dupont se conduit avec légèreté et insouciance alors qu’un drame se prépare. Le jeu qu’il instaure
en se taisant puis en reprenant la parole pour faire constater au spectateur que la musique s’arrête
dès qu’il ouvre la bouche est part iculièrement drôle. Enfin, nous pouvons constater le comique de
geste du détective dont la sortie caricaturale prête à sourire.

b) Qui ménage le suspens


L’étrangeté de la scène attire l’attention du spectateur qui se demande instantanément à quel genre
de s pectacle il est en train d’assister. Plus l’attitude du détective est déroutante, plus le public
cherche à démêler le vrai du faux et s’interroge sur la suite de l’histoire. L’effet de surprise ménagé
par Tardieu vise à piquer la curiosité du spectateur po ur mieux le faire accrocher à l’histoire.
L’annonce d’un crime participe également à entretenir un certain suspens : aura-t-il réellement lieu
ou non ? La complicité du public est sollicitée dès le début de la pièce et pousse ce dernier à
s’investir d’avantage dans son déroulement. Il s’agit d’un pacte implicite qui participe à créer un
effet d’attente mais aussi à ménager le suspens.

Conclusion

C’est à travers une scène d’exposition particulièrement originale que Jean Tardieu s’attache à
informer le spec tateur sur l’intrigue qui va suivre tout en ménageant le suspens. L’étrangeté de la
situation qui échappe à tous les codes traditionnels se veut une exagération par l’absurde de l’aspect
factice du théâtre, véritable monde d’illusions ou le spectateur est invité à se perdre.
Texte
Jean Tardieu, La Comédie du langage, 1987.
Un bal est donné au château du Baron de Z… Les invités viennent tour à tour se présenter sur
scène. Le premier d’entre eux est Dubois -Dupont.
Dubois-Dupont, il est vêtu d’un « plaid » à pèlerine1 et à grands carreaux et coiffé d’une
casquette assortie « genre anglais ». Il tient à la main une branche d’arbre en fleur.

Je me présente : je suis le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance


avec le célèbre policier anglais Smith. Voici ma carte : Dubois-Dupont, homme de confiance et de
méfiance. Trouve la clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les ménages ou les raccommode,
à la demande. Prix modérés.
Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que… mystérieuses… Mais vous les
connaîtrez tout à l’heure. Je n’en dis pas plus. Je me tais. Motus.
Qu’il me suffise de vous indiquer que nous nous trouvons, par un beau soir de printemps (il montre
la branche) , dans le manoir2 du baron de Z… Zède comme Zèbre, comme Zéphyr… (Il rit
bêtement.) Mais chut ! Cela pourrait vous mettre sur la voie.
Comme vous pouvez l’entendre, le baron et sa charmante épouse donnent, ce soir, un bal
somptueux. La fête bat son plein. Il y a foule au manoir.
On entend soudain la valse qui recommence, accompagnée de rires, de vivats, du bruit des verres
entrechoqués. Puis tout s’arrête brusquement.
Vous avez entendu ? C’est prodigieux ! Le bruit du bal s’arrête net quand je parle. Quand je me tais,
il reprend.
Dès qu’il se tait, en effet, les bruits de bal recommencent, puis s’arrêtent.
Vous voyez ?…
Une bouffée de bruits de bal.
Vous entendez ?…
Bruits de bal.
Quand je me tais… ( Bruits de bal )… ça recommence quand je commence, cela se tait. C’est
merveilleux ! Mais, assez causé ! Je suis là pour accomplir une mission périlleuse. Quelqu’un sait
qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. J’ai tellement d’identités différentes ! C’est -à-dire
que l’on me prend pour ce que je ne suis pas.
Le crime – car il y aura un crime – n’est pas encore consommé. Et pourtant, chose étrange, moi le
détective, me voici déjà sur les lieux mêmes où il doit être perpétré !… Pourquoi ? Vous le saurez
plus tard.
Je vais disparaître un instant, pour me mêler incognito3 à la foule étincelante des invités. Que de
pierreries ! Que de bougies ! Que de satins ! Que de chignons ! Mais on vient !… Chut !… Je
m’éclipse. Ni vu ni connu !
Il sort, par la droite, sur la pointe des pieds, un doigt sur les lèvres.

J. Tardieu, « Il y avait foule au manoir », in La Comédie du langage, 1987.


1 Plaid à pèlerine : ample manteau orné d’une cape.
2 Manoir : petit château à la campagne.
3 Incognito : anonymement, en secret.

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