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THÉÂTRE MIROIR

Métathéâtre de l'Antiquité au xxrme siècle


www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan] @wanadoo.fi-
(Ç)L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01297-3
EAN : 9782296012974
Tadeusz KOWZAN

THÉÂ TRE MIROIR


Métathéâtre de l'Antiquité au xxrme siècle

L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE

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Univers Théâtral
Collection dirigée par Anne-Marie Green

On parle souvent de « crise de théâtre », pourtant le théâtre est un


secteur culturel contemporain vivant qui provoque interrogation et
réflexion. La collection Univers Théâtral est créée pour donner la
parole à tous ceux qui produisent des études tant d'analyse que de
synthèse concernant le domaine théâtral.
Ainsi la collection Univers Théâtral entend proposer un panorama
de la recherche actuelle et promouvoir la diversité des approches et
des méthodes. Les lecteurs pourront cerner au plus près les différents
aspects qui construisent l'ensemble des faits théâtraux contemporains
ou historiquement marqués.

Dernières parutions

Eraldo PERA RIZZO, Comédien et distanciation, 2006.


M. GARFI, Musique et spectacle, le théâtre lyrique arabe,
esquisse d'un itinéraire (1847-1975), 2006.
F. ARANZUEQUE-ARRIETA, Arrabal. La perversion et le
sacré, 2006.
Marc SZUSZKIN, L'espace tragique dans le théâtre de Racine,
2005.
Evelyne DONNAREL, Cent ans de théâtre sicilien, 2005.
Simon BERJEAUT, Le théâtre de Revista: un phénomène
culturel portugais, 2005.
Thérèse MALACHY, La comédie classique. L'altérité en
procès,2005.
Donia MOUNSEF, Chair et révolte dans le théâtre de Bernard-
Marie Koltès, 2004.
Edoardo ESPOSITO, Eduardo de Filippo: discours et
théâtralité, 2004.
Monique MARTINEZ THOMAS, Pour une approche de la
dramaturgie espagnole contemporaine, 2004.
Pascale ROGER, La Cruauté et le théâtre de Strindberg, 2004.
Charles JOYON, Du café au théâtre, 2003.
Alvina RUPRECHT, Les théâtres francophones et
créolophones de la Caraïbe, 2003.
François CA V AIGNAC, Eugène Labiche ou la gaieté critique,
2003.
Du même auteur:

Littérature et spectacle, Varsovie, PWN, 1970 ; nouv. éd. La Haye-Paris,


Mouton, 1975, trad. japonaise et espagnole.

Avec Halina Kowzan: Le théâtre français en Pologne. Choix


bibliographique, Paris, Sorbonne, 1972.

Analyse sémiologique du spectacle théâtral, Université Lyon II, 1976.

« Hamlet» ou le miroir du monde, Paris, Editions Universitaires, 1991.

Spectacle et signification, Candiac (Québec), Les Editions Balzac, 1992.

Sémiologie du théâtre, Paris, Nathan, 1992; réédition Paris, Armand


Colin, 2005 ; trad. chinoise.

El signoy el teatro, Madrid, Arco Libras, 1997.


Composition: Christiane LHOTTE
À mafemme

À ma fille
PROLOGUE

«Le but du théâtre de toujours est d'offrir en quelque sorte le miroir à


la nature », ces paroles d'Hamlet, reprenant le vieil adage sur « Le théâtre
miroir du monde », s'appliquent, jusqu'à nos jours, à la quasi totalité des
pièces de théâtre. Il y a cependant des ouvrages dramatiques qui
constituent un double ou un triple miroir, et parfois un jeu de miroirs
jusqu'à l'infini. Ce sont les pièces qui appartiennent aux catégories
« théâtre dans le théâtre» et métathéâtre.
Le théâtre et le miroir font bon ménage, depuis des siècles.
Commençons par quelques remarques linguistico-éthymologiques. En
latin, speculum (miroir) et spectaculum (spectacle) ont la même origine:
tous les deux viennent du verbe spectare ou specere qui veut dire
« regarder ». On retrouve cette parenté dans les langues romanes:
specchio et spettacolo en italien, espejo et espectaculo en espagnol. Et
aussi dans les langues germaniques ou l'analogie est encore plus
frappante: dans le couple allemand Spiegel et Spiel ainsi que dans le
couple néerlandais spiegel ou spel, le second terme signifie d'abord jeu,
ensuite spectacle. La convergence entre miroir et spectacle existe
également dans les langues slaves, bien que la racine n'y soit pas
d'origine latine; ainsi en russe zerkalo signifie-t-il miroir, zrelisce -
spectacle et zritel - spectateur. Quant au français, il faut, pour découvrir
cette analogie, se rapporter aux adjectifs «spectaculaire» et
« spéculaire» (ce dernier est un terme honorable puisqu'il date du
XYlème siècle) ou bien à un nom technique, encore plus ancien: le
spéculum, miroir utilisé par les médecins.
Tout cela prouve que la parenté entre le spectacle et le miroir est bien
ancrée dans la conscience linguistique de différents peuples. Comment le
parallélisme entre ces deux notions ou plutôt ces deux phénomènes,
puisque le miroir aussi bien que le spectacle théâtral se manifestent dans
leur matérialité, est-il perçu par les théoriciens?
L'idée du théâtre comme miroir du monde et des sentiments humains
nous vient de l'Antiquité. C'est la Livius Andronicus qu'on attribue la
définition de la comédie comme speculum vitae, on évoque aussi celle de
Cicéron, imago veritatis, speculum consuetudinis (image de la vérité,
miroir des coutumes). Cette comparaison est reprise par des auteurs du
XVrèmesiècle. «La comédie est l'image ou plutôt le miroir de la vie
humaine» - écrit Thomas Elyot dans son traité The Governor (1531).
Giambattista Gelli, dans le prologue de la Sporta (1543), affirme que la
comédie « n'est rien d'autre qu'un miroir des coutumes de la vie privée
et civile sous l'image de la vérité ». Un autre Florentin, Benedetto
Varchi, reprend cette formule dans le prologue de la Suocera (pub!.
posth. 1569) en disant que la comédie n'est« qu'une image ou plutôt un
miroir de la vie de la cité ». En France, c'est Jacques Peletier qui, dans
son Art poétique (1555), appelle la comédie « miroir de la vie ». Et Jean
de La Taille, dans le prologue des Corrivaux (écr.1562, pub1.1573),
affirme que sa comédie « représentera comme en un miroir le naturel et
la façon de faire d'un chacun du populaire ». La comparaison avec le
miroir est encore plus répandue au XVnèmesiècle. On la trouve aussi bien
sous la plume de Jean Mairet (<<la tragédie est comme le miroir de la
fragilité des choses humaines» - écrit-il dans la préface de sa Silvanire,
(en 1631) que dans les écrits théoriques du précurseur de la poésie
baroque en Allemagne, Martin Opitz (<<la tragédie n'est rien d'autre
qu'un miroir présenté à ceux qui fondent leur action ou inaction
uniquement sur le hasard» - dit-il, en 1625).
Selon la tradition qui remonte au Moyen Âge, «le miroir, lieu
privilégié, capte les reflets d'une réalité supérieure et cachée» (Jean
Frappier). De tout temps, les peintres se plaisaient à représenter de dos
les personnages dont la figure ne nous apparaissait que par
l'intermédiaire d'une glace. Dans La leçon de musique (v. 1660), c'est
dans un miroir placé au-dessus de l'épinette que Vermeer nous fait voir
la face de la jeune musicienne. Tout comme son contemporain, Cornelis
de Man, qui peint par-derrière l'un des Trois géographes dont la
physionomie se reflète dans une glace au-dessus du globe terrestre.
Le miroir joue pleinement son rôle de détecteur d'une réalité cachée
quand il réfléchit (ou est censé réfléchir) un monde qui se situe en dehors
de l'espace représenté dans le tableau même. Ainsi le miroir convexe
suspendu au fond de la pièce, dans le Portrait d'Arnolfini et de safemme
de Jean Van Eyck, permet de voir non seulement le dos des époux, mais
aussi deux personnes (l'une d'elles étant probablement le peintre lui-
même) qui occupent la place où se trouve le spectateur contemplant le
10
tableau. Au XVnèmesiècle, ce procédé sera repris par Vélasquez dans Les
ménines, les deux modèles présumés du peintre se reflétant dans un
miroir accroché au fond de la pièce. C'est un élève de Rembrandt,
Samuel Van Hoogstraten, qui a mis en parallèle la notion de miroir et
celle de spectacle, en écrivant, dans son traité de peinture, que l'artiste ne
devait jamais de séparer d'une glace, afin d'» être acteur et spectateur à
la fois ».

Si un seul miroir suffit pour voir son propre visage, il en faut deux
pour voir sa nuque. Le jeu de deux glaces permet de découvrir l'invisible.
Si le spectacle théâtral reflète le monde, la pièce dans la pièce - ce
deuxième miroir - a la faculté de montrer la face cachée des personnages
et des événements. Le spectacle du Meurtre de Gonzague, dans Hamlet,
dévoile le crime de Claudius. Le spectacle créé par le magicien Alcandre,
dans L'illusion comique de Corneille, fait voir à Pridamant les péripéties
de son fils. Le fragment du Cid, récité dans Marion Delorme de Victor
Hugo, découvre l'identité de Marion et de Didier.
Si le théâtre est censé être le miroir du monde, les procédés du théâtre
dans le théâtre installent sur la scène un deuxième ou un troisième miroir
-convexe ou concave-, parfois déformant. Ainsi le monde qui s'y reflète
présente au spectateur ses différentes facettes, ses aspects parfois les plus
inattendus, cachés à la vision simple, normale, directe et qui sont
découverts grâce au jeu de miroirs.
L'épanouissement de différentes formes de ce qu'on appelle
couramment théâtre dans le théâtre, au XVnème siècle, coïncide avec
l'essor de la miroiterie. La production de miroirs à l'échelle industrielle
s'est développée, à Venise et en France, au cours du XVnème siècle,
notamment la production des glaces à grande surface. Les palais et les
châteaux se surpassaient dans l'installation de somptueuses galeries des
glaces, donnant de multiples reflets des personnes qui s'y regardaient. A
la même époque s'est répandue la mode des «théâtres des glaces»
(theatrum polydicticum), cabinets multipliant à l'infini des objets et des
personnes déformés, avec des effets surréalistes.

Il
Il convient de faire quelques précisions terminologiques.
Tout au cours du XXèmesiècle, la grande majorité des auteurs utilisait
le terme «théâtre dans le théâtre ». Terme plurivoque, compte tenu du
fait que le mot «théâtre» a, en français, une dizaine d'acceptions.
Théâtre dans le théâtre peut donc signifier pièce dans la pièce, scène sur
la scène, spectacle dans le spectacle. Le terme anglais play within a play
est plus précis, mais plus restreint, il signifie pièce dans la pièce. En
allemand, Spiel im Spiel veut dire jeu dans le jeu et Schauspiel im
Schauspiel - spectacle (ou pièce) dans le spectacle. Ce qu'on appelle
couramment «théâtre dans le théâtre» comporte deux phénomènes
distincts: pièce dans la pièce et pièce sur le théâtre, même si les deux
sont présents dans certains ouvrages dramatiques.
En 1963, Lionel Abel a lancé le terme « métathéâtre », \ calqué sur
« métalangage» (= langage parlant du langage lui-même, Louis
Hjelmslev, 1957). Il s'applique aux ouvrages dramatiques et/ou aux
spectacles qui contiennent une référence à d'autres faits théâtraux:
citations dramatiques, réflexions sur l'art de théâtre, pièce (s) dans la
pièce. C'est ce qu'on peut appeler «théâtre sur le théâtre », tandis que le
terme « théâtre dans le théâtre» s'applique aux ouvrages dramatiques et /
ou aux spectacles qui contiennent une pièce ou le (s) fragment (s) de
pièce (s) à l'intérieur de la pièce principale, autrement dit une (ou des)
intra-pièce (s) dans la pièce cadre. Tout ouvrage dramatique ou spectacle
qui contient une intra-pièce est métathéâtral, tandis que l'ouvrage de
caractère métathéâtral ne contient pas systématiquement de pièce
intérieure. La notion de métathéâtralité est donc plus large que celle de
théâtre dans le théâtre. Pour ne pas créer de termes nouveaux (les
sciences humaines abondent en vocables créés ad hoc et morts aussitôt
après), nous utiliserons les deux termes existants, méthathéâtre et théâtre
dans le théâtre, tout en précisant, le cas échéant, s'il s'agit d'une pièce
dans la pièce ou d'une pièce sur le théâtre.
Nous considérons comme pièce dans la pièce non seulement une
pièce entière, mais aussi un fragment ou même une citation, plus ou
moins longue, d'un ouvrage dramatique. Quant à la pièce sur le théâtre, il
s'agirait non seulement des réflexions sur l'art théâtral, mais aussi des
pièces ayant pour personnages des auteurs dramatiques, des comédiens,
des metteurs en scène ou autres gens de théâtre. On distinguera aussi une

1 Lionel Abel, Metatheatre. A New View of Dramatic Form, New Yark, Hill and Wang, 1963.
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catégorie particulière du jeu de miroirs qui est l'auto réflectivité ou
l'autothématisme, ainsi que différentes formes de distanciation, comme
l'adresse au public, le commentateur épique, le prologue et l'épilogue.
La métathéâtralité est un phénomène universel, elle est omniprésente
depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à nos jours, dans toutes les
langues et toutes les régions du monde. Notre ouvrage présente ou
mentionne un millier de pièces de théâtre provenant de trente-cinq pays.
Elles sont puisées dans le répertoire théâtral français, belge, néerlandais,
anglais, irlandais, américain, canadien (anglophone et francophone),
suisse (alémanique et francophone), allemand, autrichien, italien,
espagnol, portugais, suédois, norvégien, danois, russe, polonais, tchèque,
slovaque, slovène, serbe, croate, hongrois, roumain, israélien, yiddish,
argentin, brésilien, mexicain, chilien, turc, australien, japonais, indien
(sanskrit). Les pièces sont datées systématiquement - la datation permet
de découvrir les influences éventuelles et l'évolution de tel ou tel
phénomène dans le temps. Lorsqu'il y a un décalage significatif entre
l'écriture, la première représentation et la publication, nous indiquons les
deux ou les trois dates.

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Survol historique

Antiquité

La méthéâtralité se manifeste depuis les origines de la dramaturgie


européenne, c'est-à-dire depuis l'Antiquité grecque. Chez les grands
tragiques - Eschyle, Sophocle et Euripide - elle prend la forme de
chœur comme présentateur-commentateur, de prologue et épilogue qui
encadrent la fable proprement dite, et d'adresse aux spectateurs qui rompt
l'illusion scénique.
Aristophane y ajoute un élément nouveau: il met en scène dans ses
comédies Eschyle et surtout Euripide. Quant à la comédie latine, la
plupart des pièces de Plaute ont un prologue en la personne du chef de la
troupe ainsi que des adresses au public avec la formule finale Spectatores
plaudite. Cette formule fut reprise par Térence, dont les comédies sont
dotées de prologues très développés.
Avant de passer aux temps modernes, un saut hors de l'Europe, en
respectant l'ordre chronologique. Il y a des pièces indiennes (sanskrites)
du Vèmeau Xnème siècle, qui contiennent des spectacles joués par des
comédiens à la cour royale, et aussi le prologue avec le directeur du
théâtre et une actrice, comme dans le célèbre Anneau de Çakuntalâ de
Kâlidâsa.

Temps modernes

Dans le théâtre médiéval européen - religieux et profane - le


présentateur-commentateur et les adresses au public sont monnaie
courante. Mais c'est au seuil des temps modernes qu'apparaissent deux
pièces métathéâtrales qui méritent notre attention. Elles datent d'environ
1500 et sont considérées comme les premières pièces modernes qui
exploitent pleinement le procédé du théâtre dans le théâtre.
Le miracle flamand Mariette et Nimègue (Marieken van
Nieumeghen), d'un auteur inconnu, présente l'histoire d'une jeune fille
qui, séduite par le diable à forme humaine, s'abandonne au péché et au
crime. Après plus de sept ans d'une vie débauchée, Marieken assiste à
une représentation sur la place publique, d'un jeu de Mascaron
(Maskaroen) avec Dieu et Notre-Dame comme personnages.
Impressionnée par le spectacle de ce «jeu de chariot» (wagenspelen), la
pécheresse se repentit, elle demande le pardon au pape et fait pénitence
dans un couvent. L'action de cette pièce édifiante, dans laquelle le récit
alterne avec le dialogue dramatique, est très mouvementée: les tableaux
successifs nous amènent, tour à tour, à Nimègue, à Bois-le-Duc CS
Hertogenbosch), à Anvers, à Cologne, à Rome, enfin à Maastricht ou
Marieken finit ses jours au couvent des pécheresses repenties. Voilà un
ouvrage dramatique qui contient une véritable pièce intérieure Geu de
Mascaron), ouvrage dont les personnages sont dotés d'une psychologie
plus vraie que dans n'importe quelle autre pièce de l'époque. Ajoutons
que Bohuslav Martinu a pris Marieken van Nieumeghen comme l'un des
personnages de son opéra Les jeux de trois Marie (1934).
C'est vers 1500, c'est-à-dire à l'époque même du miracle flamand,
que fut représentée à Londres la pièce de Henry Medwall, chapelain de
l'archevêque de Canterbury, cardinal Morton, et titulaire d'une cure sur
le continent, aux environs de Calais. Déjà le titre de la pièce, Fulgens and
Lucrece (ou Fulgens and Lucres, pour reprendre la graphie de l'unique
exemplaire conservé, imprimé entre 1513 et 1519 et redécouvert en
1919), nous indique qu'il s'agit d'une histoire romaine, d'ailleurs puisée
dans un ouvrage en latin de l'humaniste italien Bonaccorso, De vera
nobilitate (1428), ouvrage qui fut traduit d'abord en français (1449) et
ensuite publié en anglais (1481).
L'originalité de la pièce de Medwall consiste dans le fait qu'elle se
joue à deux niveaux différents. D'une part il yale sénateur romain
Fulgens, sa fille Lucrèce et les deux prétendants à sa main, un patricien et
un plébéien. Leur histoire constitue la pièce intérieure. D'autre part, il y a
deux personnages anonymes, A et B, qui ouvrent le spectacle et discutent
sur la pièce qu'on va représenter, en dévoilant une partie de l'intrigue.
Dans cette espèce de prologue, ils sont visiblement étrangers à la troupe.
Mais au cours du spectacle, A et B assument le rôle des serviteurs des
deux candidats au mariage. Au début de la deuxième partie, après avoir
rappelé au public le sujet de ce qu'on venait de jouer et annoncé la suite,
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A et B interviennent déjà comme membres de la troupe. Et dans la
dernière scène, ce sont eux qui racontent le dénouement de la pièce et en
commentent la morale.
Ainsi, A et B assurent le cadre épique de la pièce sur les péripéties
d'une famille romaine, ils constituent une sorte de pièce extérieure par
rapport à Fulgens and Lucrece. Mais ils deviennent aussi actants de la
pièce intérieure, leur rôle est même déterminant dans l'action de celle-ci.
Fulgens and Lucrece de Henry Medwall est donc un ouvrage dramatique
avec deux présentateurs-commentateurs (formant le cadre extérieur) qui
deviennent personnages de la pièce proprement dite (à l'intérieur de ce
cadre) et aussi intermédiaire entre la pièce et le public. Leur triple rôle est
un phénomène assez particulier. On le retrouvera, un siècle plus tard,
dans Le chevalier au pilon flamboyant (The Knight of the Burning Pestle)
de Francis Beaumont et John Fletcher (1609) et, deux siècles plus tard,
dans L'Opéra du gueux (the Beggar 's Opera) de John Gay (1728).
Procédé devenu assez courant au XXémesiècle, pour ne citer que Le
cercle de craie caucasien de Brecht.
Ajoutons que dans la deuxième partie de Fulgens and Lucrece il y a
un intermède dansé, autre forme de spectacle dans le spectacle, donné par
une troupe de mimes (mummers). L'un des deux prétendants, Cornelius,
s'adresse à Lucrèce: «Voulez-vous voir une danse lente à la manière
d'Espagne 7 » (Will ye see a base [= slow, stately] danse after the guise
of Spain 7). Et une fois la troupe entrée, B dit à l'un des comédiens, en
flamand: Spele up tamborine, ik bide owe, frelike (<<Jouez du tambourin,
je vous en prie, gaiement »). Ces éléments espagnol et flamand,
introduits dans la pièce, laissent supposer qu'elle fut jouée devant les
ambassadeurs d'Espagne et des Flandres, reçus par le protecteur de
Henry Medwall, le cardinal Morton. Décidément, l'Europe de l'époque
fonctionnait selon le principe des vases communicants, non moins
qu'aujourd'hui.
Quant au théâtre français, c'est dans la première moitié du XVlème
siècle que l'on trouve les spécimens marquants du métathéâtre.
La Sottie des béguins, pour laquelle Emile Picot propose un titre plus
approprié de Sottie des Enfants de Bon Temps, fut jouée à Genève, le 22
février 1523. Mère Folie, «vêtue de noir », déplore la disparition du
«bon père Bon Temps» et énumère les membres de la confrérie - qui
portait le nom d' «Enfants de Bon Temps» - morts dernièrement. Un
messager arrive avec une lettre de Bon Temps. Donc il n'est pas mort !
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Joie générale. Mère Folie appelle les membres de la compagnie, les
« suppôts », qui montent sur le théâtre par des échelles et se préparent à
donner un spectacle. Ils mettent leurs costumes, ce qui provoque des
incidents qui ont valu à cette sottie le nom... des béguins, c'est-à-dire
chaperons de fous.

FOLIE
Puis qu'estes tous enfarinez,
Soyez prests a jouer la farce.

PETTREMAND
Nous sommes prests en ceste place;
Commençons!

Finalement, le spectacle est reporté, en attendant le retour de Bon


Temps.
Un an plus tard, le 14 février 1524, fut jouée à Genève, la Sottie du
Monde qui constitue une suite de la Sottie des béguins. Un nouveau
personnage, le Médecin, évoque l'aventure de l'année précédente:

Nous soms les pauvres enfants sots


Qui joyeusement, l'an passé,
Voyants que n'estait trespassé
Nostre père Bon Temps, soudain
Posasmes le deuil, et d'un train
Reprimes nos habits de sots
Pour jouer; mais, nattez les mots,
Pour ce que chaque habit estait
Sans chaperon, tout demeurait;
Toustefois nostre Merre Sotte
Renversa vistement sa cotte
Et du beau bout de sa chemise
Nous enbeguina a sa guise.
Or en des beguins, par merveilles,
Ne se trouverent les aureilles
Droittes ; mais se tenoyent a colle
Forte au cul de ladite folle;
Ainsy, a faulte de la droitte
Oreille, comme on peut congnoistre,
Tout demeura.

Pièce s'articulant à une pièce précédente, avec référence explicite à


celle-ci, voilà un procédé qui n'est pas sans analogie avec celui qui sera
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utilisé par Molière: les personnages de La critique de l'Ecole des femmes
dissèquent L'école des femmes dont ils viennent de voir la représentation,
les uns condamnant les « sottises de cette pièce », d'autres la défendant,
d'autres encore déplorant que ce genre de « sottises ont tout Paris », qu
'«on ne cours plus qu'à cela ».
Revenons à notre Sottie du Monde genevoise. Mère Folie conduit les
représentants de divers états et métiers (Prêtre, Médecin, Conseiller,
Orfèvre, Bonnetier, Couturier, Savetier, Cuisinier) devant le Monde.
Mais celui-ci est malade. Après avoir examiné son urine, le Médecin
l'interroge: « Qu'est-ce qui vous fait malle plus? »

LE MONDE
La teste. Je suys tout lassé,
Tout troublé et tout tracassé
De ces folies qu'on a dit,
Que j'en tombe tout plat au !ict.

Le personnage allégorique du Monde est ici ridiculisé, contrairement


à une vieille tradition qui en fait un intermédiaire entre Dieu et les
mortels et qui trouve son sommet dramatique dans Le grand théâtre du
Monde (El gran teatro dei mundo) de Calderon où le Monde s'identifie
avec la scène.
Il y a aussi, dans cette première moitié du XYlèmesiècle, des pièces
qui perlent sans ménagement de la vie et des mœurs des gens de
spectacle. Dans la farce rouennaise La réformeresse (v. 1540) le Badin
introduit d'abord les

Enfans sans soucy,


Qui cherchent besongnes mal faictes.

LA REFORMERESSE.
A ! mes beaux enfans,
Vous soyés les tresbien venus.
Qui vous gouverne donc?
Tous ensemble
Venus.

LE BADIN
V ouere, menestrieurs et chantres,
Bien souvent telz gens ont les chancres,
Ensuyvans leurs plaisirs menus.

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La Réformeresse et son valet le Badin ne ménagent ni les acteurs
(<<joueurs de farces») ni les auteurs (<<faiseurs de farces et de rimes» ou
« compositeurs») :

LE BADIN
V ous di ge pas? Menestrieux,
Musiciens, joueurs de farces,
YI ayment les petites garces
Plus qu'i ne font leur createur.

LA REFORMERESSE
Sa, monssieur le compositeur,
Venés vers moy prendre l'adresse.
[... ]

LE BADIN
Faiseur de farces et de rimes.
A ! il y a en eux des crimes,
Sur ma foy, aussy bien qu'aux aultres.
[... ]
Farceurs, rimeurs et rima leurs
Y sont tous sus le bas metier.

A l'opposé de cette satire acerbe et malicieuse se place une autre


farce normande, Le bateleur, créée à la même époque (v. 1550), qui fait
éloge du métier de spectacle. Elle montre en pleine action une troupe
composée de trois personnes: le Bateleur, son Varlet (= serviteur) et sa
femme Binete. Le Bateleur attire le public en présentant les tours
d'acrobatie du Varlet:

Arière, arière, arière, arière !


Veoicy celuy qui passe tout:
Sus, faictes le sault! hault, deboult !
Le demy tour, le souple sault!
Le faict, le defaict! Sus,j'ay chault,
J'ey froid! Est-il pas bien apris ?

Après cette «parade », la compagnie passe à son activité


commerciale. Ce qu'ils proposent aux acheteuses potentielles, ce n'est ni
la pacotille habituelle ni les remèdes miracles mais des portraits des
badins, c'est-à-dire des acteurs qui se sont illustrés dans le rôle des sots:

20
LE V AR[LET]
V oecy des badins antiens,
V oecy les ceulx du temps jadis,
Qui sont lasus en paradis
Sans souftir paines ne travaulx.
Voecy maistre Gilles des Vaulx,
Rousignol, Brière, Peuget,
Et Cardinot qui faict le guet,
Robin Mercier, Cousin Chalot,
Pierre Regnault, se bon falot,
Qui chans de vires mectoyent sus.

A la suite de cette évocation des badins qui ne sont plus de ce monde,


le Bateleur, le Varlet et Binete se surpassent à vanter les effigies des
badins vivants, comme on fait aujourd'hui la publicité des photos des
stars célèbres:

LE BATEL YER.
Voiecy les vivans, voy les sy.
Maintenant, je les vous presente.
Voyés !
[.. .]

LE V AR [LET]
Voy [les] sy, les nouveaulx badins
Qui vont dancer le trihory ;
Vecy ce badin de Foury,
Et le badin de Sainct-Gervais :
Les voulés-vous ?
[... ]

LE BAT [ELEUR]
Bien. Le badin de Soteville,
Ou le celuy de Martainville,
Les voulès-vous ?
[... ]

BINETE
V oecy le badin aulx lunetes
Et plusieurs aultres petis badins
Qui vous avalent ses bons vins:
Seront-il de la retenue?

21
Enfin, le Varlet débite cette défense de son métier:

Une personne de valleur


N'apelle un chantre bateleur
Ne farceur; mais, à bien choisir,
Gens de cœur, plains de tout plaisir.

Ces paroles n'annoncent-elles pas la scène finale de L'illusion


comique de Pierre Corneille, ou Alcandre parle de « ce noble métier »,
« un métier si doux ».
C'est dans la décennie 1587-1597, à l'époque de la Renaissance
tardive, qu'apparaissent les pièces métathéâtrales annonçant
l'épanouissement de ce genre au cours du xvnème siècle, siècle baroque.
En voici quelques-unes.
Les bagnes d'Alger (Los banos de Argel) de Cervantès contiennent la
représentation d'une pièce de Lope de Rueda organisée par des captifs
espagnols.
La tragédie espagnole (The Spanish Tragedy, vers 1587) de Thomas
Kyd, auteur présumé d'un Ur-Hamlet, perdu, comporte une sorte de
prologue (induction) et d'épilogue, avec le spectre d'Andrea assassiné et
la Vengeance, personnages qui interviennent aussi au cours de l'action.
Le spectacle de la pièce intérieure a lieu à la fin du quatrième et dernier
acte. Le vieux maréchal de la maison du roi d'Espagne, Hieronimo, met
en scène une tragédie sur Soliman et Perseda, avec l'intention de venger
la mort d'Andrea. Sa tragédie a quatre personnages, dont les rôles sont
tenus par les protagonistes de la pièce extérieure: le sultan Soliman est
joué par Balthazar, prince héritier de Portugal (qui a tué Andrea), Erastus
par Lorenzo, fils du duc de Castille, le Pacha par Hieronimo lui-même,
Perseda par Belimperia, nièce du roi d'Espagne et fiancée d'Andrea
assassiné. A la fin de cette intra-pièce Belimperia (Perseda) tue pour de
vrai Balthazar et se donne la mort, tandis que Hieronimo poignarde
Lorenzo et se tue. Quatre vrais cadavres sur la scène de l'intra-pièce.
Notons que La tragédie espagnole de Kyd est la première d'une longue
série des «tragédies de vengeance» (une soixantaine entre 1587 et
1641), dont le spécimen le plus illustre fut Hamlet de Shakespeare.
Dans l'ouvrage collectif anonyme (auquel collaborait probablement
Shakespeare) Sir Thomas More, une pièce intérieure, intitulée Le
Mariage de l'Esprit et de la Sagesse (The Marriage of Wit and Wisdom),
22
est jouée par cinq comédiens devant Thomas More et ses invités (cette
intra-pièce est une adaptation d'un interlude connu à l'époque, Lusty
Juventus).
Quant à Shakespeare, douze parmi ses trente-sept pièces contiennent
tel ou tel élément de métathéâtralité - pièce dans la pièce, chœur,
adresse au public, prologue et épilogue -, dont six précèdent Hamlet.
Peines d'amour perdues (Love 's Labour 's Lost, 1594) se termine par un
spectacle chanté. Dans Le songe d'une nuit d'été, (A Midsummer-Night's
dream, 1594), une troupe d'amateurs ridicules prépare, répète et donne
en public un spectacle sur Pyrame et Thisbé. La mégère apprivoisée (The
Taming of the Shrew, 1596) commence par une introduction (induction)
avec des personnages extra-diégétiques, c'est-à-dire hors de l'action
principale. Dans Roméo et Juliette, 1596, le Chœur commence et termine
le premier acte. Il précède chacun des cinq actes de Henry V (1599). La
deuxième partie de Henry IV (1599) comporte une introduction
(induction) et un épilogue.

XVIIème siècle

Le xvnème siècle, par excellence métathéâtral, s'ouvre avec Hamlet,


pièce emblématique du théâtre dans le théâtre. On y trouve la pièce dans
la pièce (Le meurtre de Gonzague), la scène sur la scène, le spectacle
dans le spectacle, les spectateurs de la pièce intérieure étant des
personnages d' Hamlet. Il y a «mise en abyme» ou «mise en miroir»
puisque Le meurtre de Gonzague, fiction dramatique, reflète la réalité
vécue par les protagonistes d' Hamlet; le spectacle donné par les
comédiens ambulants est un miroir tendu au meurtrier présumé. Cet
aspect « théâtre dans le théâtre» est encore renforcé par le procédé que
j'appellerais la triple vision.
Toute manifestation du spectacle dans le spectacle implique deux
auditoires, deux groupes de spectateurs. D'une part, le public qui vient
voir une pièce, d'autre part les personnages de cette pièce (représentés
par des acteurs) qui regardent le spectacle donné par d'autres
personnages de la même pièce. La particularité de la tragédie de
Shakespeare consiste en ceci que deux de ses protagonistes, Hamlet et
Horatio, ont les yeux fixés non pas sur Le meurtre de Gonzague, mais sur
le visage de Claudius. Tandis que celui-ci ainsi que les autres
personnages en scène regardent ou devraient regarder le spectacle joué
23
par les comédiens ambulants. Le public venu au théâtre pour voir la pièce
de Shakespeare a donc un triple objectif visuel: il regarde Hamlet et
Horatio qui regardent Claudius qui regarde Le meurtre de Gonzague.
Cette vision multiple crée quelques difficultés pour les metteurs en
scène de la tragédie de Shakespeare. Deux solutions (avec de nombreuses
variantes) sont envisageables. Ou bien on fait jouer la pantomime et Le
meurtre de Gonzague au fond ou au milieu du plateau, la cour étant plus
près de la rampe, tournée vers la scène intérieure (option choisie par
Antoine Vitez, au Théâtre National de Chaillot, en 1983) ; dans ce cas, le
vrai public voit moins bien les jeux mimiques des protagonistes, leurs
attitudes qui sont d'une importance capitale pour l'intrigue. Ou bien, afin
qu'on puisse les observer à loisir, les réalisateurs d' Hamlet placent les
spectateurs de la pièce intérieure face au vrai public, au fond ou au milieu
de la scène, tandis que le Meurtre de Gonzague est joué près de la rampe
(comme dans la mise en scène de l'Old Vic, en 1953, ou dans celle de
Patrice Chéreau, en 1988).
Les solutions intermédiaires, auxquelles recourent certains metteurs
en scène, sont rarement satisfaisantes. Concilier les deux exigences,
c'est-à-dire nous faire voir aussi bien le spectacle intérieur que toutes les
subtilités des réactions de Claudius, d'Hamlet et d' Horatio, nécessite
beaucoup d'imagination.
Le problème scénographique posé par Hamlet met en relief le jeu de
miroirs interne qui lui est propre, cette mise en abyme structurale et
événementielle que représente la pièce intérieure. Celle-ci constitue le
microcosme de la pièce extérieure non seulement au niveau du dispositif
scénique, mais aussi au niveau de l'intrigue. Dans la tragédie de
Shakespeare, Le meurtre de Gonzague joué par les comédiens ambulants
restitue le crime commis par Claudius. Cette « micropièce » est un miroir
qu'Hamlet tend à son oncle et beau-père. Le roi s'y reconnaît et il brise la
glace qui lui est tendue - La représentation est interrompue.
La fonction dramaturgique du miroir, dans Hamlet est de révéler la
réalité secrète, de découvrir la vérité, tout comme sa fonction
scénographique dans un spectacle virtuel est de montrer la face cachée
des comportements des personnages. Le miroir tient une place non
négligeable dans les conceptions philosophiques et esthétiques de
Shakespeare. Déjà dans Jules César on trouve cet échange de répliques:

24
CASSIUS
Dites-moi, cher Brutus, connaissez-vous votre visage?

BRUTUS
Non, Cassius, car l'œil ne se connaît que par reflet, par
quelque intermédiaire.

CASSIUS
C'est exact, et il est bien regrettable, Brutus, que vous ne
possédiez pas de ces miroirs qui exprimeraient à vos yeux
votre valeur cachée pour que vous puissiez voir votre image.
[... ]
Et puisque vous ne pouvez, vous le savez, vous connaître
bien que par reflet, je vais être votre miroir, vous révéler
sans vous flatter ce que vous ignorez encore de vous-même.
(acte I, scène 2)

Mais une véritable théorisation appliquée à l'art théâtral, Shakespeare


l'a mise dans la bouche d'Hamlet lui-même parlant «du théâtre dont
l'objet a été dès l'origine, et demeure encore, de présenter pour ainsi dire
un miroir à la nature et de montrer à la vertu son portrait, à la niaiserie
son visage, et au siècle même et à la société de ce temps quels sont leur
aspect et leurs caractères» (acte III, scène 2). Un rapprochement
s'impose entre cet énoncé sur le miroir et la fonction spéculaire de
l'épisode du théâtre dans le théâtre.
Il y a aussi un spectacle intérieur dans La tempête (The Tempest, vers
1611), mais c'est un spectacle très particulier puisqu'il est joué par des
esprits. Pour célébrer l'union de Ferdinand et Miranda, Prospero a fait
représenter une brève pièce mythologique, avec Iris, Cérès et Junon (acte
IV). «Je dois présenter aux yeux de ce jeune couple / Quelque jeu de
mon art », dit-il. «Des esprits que par mon art / J'ai mandé de leurs
confins pour venir jouer / Mes fantaisies présentes ».
On compte une quarantaine de pièces métathéâtrales anglaises, dans
la période 1592-1637, dont certaines introduisent le masque comme
spectacle intérieur: La vengeance d'Antonio (Antonios Revenge, vers
1600) de John Marston, L'empire de la luxure (Lust's Dominion, 1600)
attribué à Thomas Dekker, La tragédie du vengeur (The Revenger 's
Tragedy, 1606) de Cyril Tourneur ou La tragédie d'une vierge (The
Maid's Tragedy, 1610) de Francis Beaumont et John Fletcher. Mais c'est
une autre pièce métathéâtrale de ces deux auteurs, Beaumont et Fletcher,
Le chevalier au pilon flamboyant (The Knight of the Burning Pestle, repr.
25
1609 ?, publ. 1613) qui mérite une présentation plus détaillée. On peut y
distinguer trois niveaux qui s'interpénètrent. Au niveau de la pièce-cadre
le Bourgeois et sa Femme sont spectateurs de la pièce intérieure, Le
marchand de Londres, satire de la bourgeoisie de l'époque. C'est une
histoire qui se joue entre Luce, son père (un riche marchand), son fiancé
(imposé par le père) et son amant Jasper (apprenti de son père). Le
Bourgeois et sa Femme, personnages de la comédie de Beaumont et
Fletcher, commentent ce qui se passe sur la scène, ils s'adressent aux
acteurs qui, eux, ne leur répondent jamais. C'est le Prologue et le Jeune
Garçon (le régisseur) qui discutent avec eux. Excédés par la banalité du
Marchand de Londres, les épiciers-spectateurs réclament une pièce avec
leur garçon de boutique, Ralph, dans le rôle principal. Elle est intitulée Le
chevalier au pilon flamboyant et constitue un niveau supplémentaire de
l'illusion théâtrale. Bien que les épisodes de cette pièce soient intercalés
dans les scènes du Marchand de Londres, les deux pièces n'arrivent à
former un tout. Chacune d'elles suit son cours indépendant, et une fois
seulement leurs intrigues s'associent: au moment où Ralph rencontre
dans la forêt la mère et le frère de Jasper. Les deux pièces restent donc
autonomes; si l'action du Marchand de Londres se développe de façon
cohérente, Le chevalier est constitué par une suite d'épisodes centrés sur
le personnage principal, épisodes de plus en plus fantaisistes et qui se
trouvent récapitulés dans la tirade finale de Ralph. En utilisant les termes
empruntés à l'Antiquité on dira que les personnages de la pièce
extérieure, le Bourgeois et sa Femme, sont des coryphées par rapport au
Marchand de Londres, ils sont démiurges par rapport à la seconde intra-
pièce.
Passons au théâtre espagnol du xvnème siècle. Après Les bagnes
d'Alger, déjà mentionnés, Cervantès a donné, avant 1615, une pièce
(entremés) d'une grande originalité, Le retable des merveilles (El retablo
de las maravillas): le spectacle dans le spectacle y est imaginaire.
Chanfalla, directeur d'un théâtre ambulant de marionnettes, annonce au
public une série de scènes magiques qui ne seraient visibles qu'aux
spectateurs ayant une ascendance légitime et n'ayant pas de sang non-
chrétien. Les bâtards et les «impurs» ne verront rien. Le spectacle
magique est composé de six épisodes: Samson, un taureau, des souris, la
pluie, des lions et des ours, Hérodiade. Chanfalla et sa femme Chirinos
décrivent les scènes successives, devant l'estrade vide. Les spectateurs,
craignant d'être soupçonnés d'une origine « impure », font semblant de

26
voir ce qui n'existe pas et y réagissent bruyamment. Même les gens
éduqués, le secrétaire de la mairie Pedro Capacho et le gouverneur
Gomecillos, bien que conscients de la supercherie des marionnettistes, se
plient à cette exigence. Malgré son caractère comique, Le retable des
merveilles, utilisant le procédé de l'illusion au second degré (illusion
dans l'illusion), a un contenu idéologique prononcé (Cervantès a écrit sa
pièce en prison où il fut interrogé au sujet de sa pureté raciale). Il s'agit
d'un phénomène du ressort de la psychologie sociale: résistance ou non-
résistance à la pression de l'opinion publique. Faut-il reconnaître
l'existence des faits non-existants pour ne pas être stigmatisé par la
doctrine dominante 7 Notons que Jacques Prévert a adapté l'entremés de
Cervantès sous le titre Le tableau des merveilles (représ. 1934), en
introduisant les personnages du peuple, ce qui met l'accent sur l'aspect
social de la pièce plutôt que son aspect philosophique et psychologique.
Une autre pièce de Cervantès marquée par le théâtre dans le théâtre
est Pedro de Urdemalas (av. 1615). Le drame de Lope de Vega sur Saint
Genest, comédien et martyr, Le feint véritable (Lo fingido verdadero,
publ. 1621), contient deux pièces intérieures qui reflètent les rapports
entre la fiction de théâtre et la vie réelle.
A la même époque, Tirso de Molina introduit une pièce pastorale au
troisième acte de La feinte Arcadie (La fingida Arcadia, vers 1621).
L'équation théâtre = monde, qui remonte à l'Antiquité, est présente
dans plusieurs autos sacramentales de Caldéron, particulièrement dans
celui qui est intitulé Le grand théâtre du monde (El gran teatro deI
mundo, 16357). L'Auteur (c'est-à-dire le Créateur) s'y adresse au
personnage nommé le Monde: « la vie humaine étant un drame, je veux
qu'aujourd'hui ce soit un drame que le ciel voie sur ta scène du monde.
[...] Nous allons donc conjointement y être, moi l'Auteur, toi, la scène, et
l'homme, acteur.» Et le Monde de répliquer, à la fin d'une longue tirade:
«Or maintenant que voilà tout l'appareil préparé, accourez, mortels,
venez, venez tous vous équiper pour paraître sur la scène du grand
Théâtre du Monde! »
L'expression « el gran teatro deI mundo » est d'ailleurs prononcée par
Sigismond dans La vie est un songe (La vida es sueno, 1635) du même
auteur.
Notons que Shakespeare associe le monde et le théâtre déjà dans les
pièces qui précèdent Hamlet. Ainsi, dans Le marchand de Venise,

27
Antonio dit-il: «Je tiens ce monde pour ce qu'il est, Gratiano: un
théâtre où chacun doit jouer son rôle, et où le mien est d'être triste »,
(acte I, scène 1). Rappelons aussi la célèbre tirade de Jacques, dans
Comme il vous plaiera, comédie représentée au théâtre du Globe juste
avant Hamlet: «Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et
femmes, n'en sont que les acteurs. Tous ont leur entrées et leurs sorties,
et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept
âges» (acte II, scène 7).
L'adage «le monde est un théâtre» revient dans la littérature
dramatique des siècles suivants, et cela dans différents contextes. C'est
sur un ton comique qu'il est traité dans L'impromptu des acteurs de
Panard et Sticotti (1745) dont voici l'air final:

Le monde est un théâtre, où chacun fait la scène,


Que d'acteurs différents on y voit chaque jour !
Sans cesse on s'y déguise, on y trompe en amour,
L'un contre l'autre on se déchaîne,
Et se badine tout à tour.

Par contre, c'est à l'auto sacramental de Caldéron que se réfère


directement Hugo von Hofmannsthal dans son Grand théâtre du monde
de Salzbourg (Das Salzburger grosse Welttheater, 1922). Il y a là deux
scènes: la scène supérieure où domine le Maître (Créateur) entouré des
anges, du Monde et de la Mort, et la scène inférieure avec le Roi, la
Beauté, la Sagesse, le Richard, le Paysan et le Mendiant. Le Maître
ordonne un spectacle qui se déroulera sur la scène inférieure. Cette intra-
pièce retrace la vie des personnages jusqu'à leur mort. Pièce dans la
pièce, deux scènes distinctes - le drame de Hofmannsthal présente une
forme complète du théâtre dans le théâtre.
Après ce détour pré-et-post-calderonien revenons au XVIIèmesiècle,
cette fois en Italie. Parmi les scénarios de la commedia dell 'arte de
Basilio Locatelli (publ. 1618) se trouve La commedia in commedia, dans
laquelle on joue une pièce all'improvviso en rapport avec l'intrigue
principale, spectacle interrompu par la bagarre entre les personnages.
Deux pièces intérieures sont insérées - comme le titre le dit - dans Le
due commedie in commedia de Giovanni Baptista Andreini (1623). En
1637, Gian Lorenzo Bernini a fait représenter à Rome sa Comédie des
deux théâtres, en exploitant l'effet de jeu de miroirs.

28
En ce qui concerne le domaine français, l'apparition du théâtre dans
le théâtre est assez tardive, mais la production des pièces métathéâtrales
est abondante. Georges Forestier, dans son ouvrage Le théâtre dans le
théâtre sur la scène française du XVI/me siècle (2èmeéd., 1996) étudie
quarante-cinq pièces métathéâtrales publiées entre 1628 et 1694. En y
ajoutant une vingtaine de pièces non publiées, on obtient la moyenne
d'une pièce par an, rien qu'en France. Nous en présenterons les plus
marquantes.
La tragi-comédie (<<poème héroïque ») en cinq actes de Balthasar
Baro Célinde (1628) est la première pièce française utilisant le procédé
du théâtre dans le théâtre. Floridan, poussé par sa mère, s'apprête à
épouser la riche Célinde. Mais celle-ci aime un autre. Pendant le
spectacle de la tragédie Holoferne, qui remplit l'acte III de la pièce de
Baro, Célinde Gouant Judith) poignarde pour de vrai Floridan Gouant
Holoferne) en le blessant gravement.
L'une des rares pièces de cette époque qui ont attiré les metteurs en
scène du XXèmesiècle (Jouvet, Strehler) est L'illusion comique de Pierre
Corneille (1635-36). «Comique» il faut comprendre «théâtrale »,
comme dans Le roman comique de Scarron. Encore au XIXèmesiècle
cette acception était courante: dans la pièce de Casimir Delavigne Les
comédiens (1820) il est question de « foyer comique» = foyer de théâtre
ou foyer de comédiens.
L'originalité de la pièce de Corneille réside dans sa structure à trois
niveaux de l'illusion (d'ailleurs le titre en a été réduit à L'illusion, depuis
l'édition de 1660). Un brave bourgeois, Pridamant, est, depuis dix ans,
sans nouvelles de son fils, Clindor. Il s'adresse au magicien Alcandre qui
lui fait voir, dans une évocation magique, les péripéties mouvementées
de son fils. A ces deux niveaux de l'illusion s'ajoute un troisième: on
voit Clindor, devenu acteur, jouer dans une tragédie sur Théagène et
Hyppolite. Le cadre général de la comédie de Corneille - premier
niveau de l'illusion théâtrale - occupe le premier acte et la dernière
scène du cinquième acte, mais on y revient de temps en temps au cours
des actes médians pour rappeler que nous assistons à un spectacle dans le
spectacle. Les actes II, III et IV sont remplis par le spectacle magique,
histoire des aventures de Clindor. Troisième niveau de l'illusion, pièce
dans la pièce proprement dite (acte V), c'est la tragédie sur Théagène
joué par Clindor. Les niveaux 2 et 3 se confondent dans l'esprit de
Pridamant et il fallait l'intervention du magicien pour l'assurer que la
29
mort tragique de Clindor- Théagène n'était qu'une fiction théâtrale.
L'illusion comique se termine par un éloge du théâtre prononcé par
Alcandre :

A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
En ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands:
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.

Parmi les pièces métathéâtrales du xvnème siècle appréciées et jouées


à notre époque citons Le véritable Saint Genest de Jean Rotrou (1645-
46). Dans cette tragédie sur l'acteur romain qui subit un martyre le
spectacle intérieur occupe une place centrale.
Mais la pièce métathéâtrale par excellence c'est L'impromptu de
Versailles de Molière (1663). Multiple reflet dans le miroir: Molière y
apparaît comme auteur dramatique, comme directeur de troupe, comme
personnage et comme acteur. Il y a une intra-pièce en répétition et
l'ébauche d'une autre pièce. Il y a la parodie du jeu des acteurs de la
troupe rivale. L'action de L'impromptu a lieu sur la scène où il fut
effectivement créé. C'est un autoportrait de Molière montrant plusieurs
facettes de sa personnalité. Il est à remarquer que l'autoportrait était
particulièrement répandu dans la peinture européenne de cette époque.
Rembrandt en a laissé une centaine - peintures, gravures et dessins -
reproduisant son visage depuis le jeune âge jusqu'à la vieillesse.
A l'exception de L'impromptu de Versailles et de La critique de
l'Ecole des femmes, il y a peu d'éléments métathéâtraux dans l' œuvre de
Molière. Toutefois, il agrémentait certaines de ses comédies en y
introduisant le spectacle dans le spectacle sous forme de masques
(L'étourdi ou les contretemps, Monsieur de Pourceaugnac) ou
d'intermèdes récités, chantés et dansés (La princesse d'Elide, Le Sicilien
ou l'amour peintre, Les amants magnifiques avec six intermèdes). Deux
pièces se distinguent par la richesse de ces ornements: Le bourgeois
30
gentilhomme avec la cérémonie turque à l'acte IV et le « ballet des
nations» final, ainsi que Le malade imaginaire avec un prologue dansé,
deux intermèdes et la cérémonie burlesque qui termine la pièce.
Les comédies de Molière ont suscité des critiques sous forme
dramatique. Citons deux pamphlets: Le portrait du peintre ou la contre-
critique de l'Ecole des femmes d'Edme Boursault (1663) et Elomire
hypocondre ou les médecins vengés de Charles Le Boulanger de
Chalussay (1670) qui comporte d'ailleurs une comédie intérieure,
Divorce comique, se jouant parmi les comédiens du Palais-Royal.

XVIIIème - XIXème siècle

Moins nombreuses qu'au XVnème siècle, des pièces métathéâtrales


ont été données par quelques dramaturges notoires du XVmème et du
XIXème siècle.
En France, F.C. Dancourt, acteur et auteur prolifique, a écrit
notamment la comédie en un acte L'opéra de village (1693), dans
laquelle on répète un divertissement pour l'arrivée d'un nouveau seigneur
du village, la comédie en un acte La foire Saint Germain (1696) qui se
termine par un petit opéra, et surtout La comédie des comédiens ou
l'amour charlatan (1710), pièce à caractère partiellement
autobiographique, montrant la rivalité entre les comédiens français et les
comédiens italiens.
Quant à Marivaux, quelques éléments de métathéâtralité et de mise en
abyme sont présents déjà dans La double inconstance (1723) et dans La
dispute (1744), mais c'est sa dernière pièce, Les acteurs de bonne foi
(1757) qui constitue le spécimen le plus complet de théâtre dans le
théâtre. En voici le sujet. Un couple de serviteurs, Merlin et Lisette, et un
couple de jeunes paysans, Blaise et Colette, préparent une comédie
commandée par Madame Amelin, d'après le canevas établi par Merlin,
valet de chambre. Ce canevas attribue à chaque acteur un rôle en rapport
avec sa situation dans la vie, mais pour stimuler la jalousie des amants
Merlin fait permuter les couples en ce qui concerne leur penchant
amoureux. Pendant la répétition, la naïveté des acteurs leur fait confondre
la fiction théâtrale et la réalité; il prennent au sérieux les propos débités,
se querellent, la répétition est interrompue. Une sorte de psychodrame.

31
La pièce de Marivaux exploite aussi l'antinomie: jouer la comédie sur la
scène - jouer la comédie dans la vie.
Dans le théâtre anglais, le XVIIIèmesiècle s'ouvre avec la pièce
métathéâtrale en cinq actes de William Congreve Le train du monde (The
Way of the World, 1700) avec un prologue et un épilogue, dans lequel
l'auteur règle ses comptes avec les critiques. Une forme originale du
théâtre dans le théâtre fut utilisée par John Gay dans L'opéra du gueux
(The Beggar 's Opera, 1728). Le cadre (pièce extérieure) est
quantitativement très mince. Il est assuré par le Gueux (Beggar =
mendiant), auteur de l'opéra, et le Comédien (Player) qui interviennent
au début et à la fin de la pièce. Dans une «Introduction» le Gueux
présente sa pièce et s'excuse qu'elle n'est pas aussi artificielle que les
opéras qui sont à la mode.
Quant au Comédien, il assure: «Quel que soit l'auteur, nous
poussons sa pièce aussi loin que possible ». Mais c'est dans le
dénouement que leur rôle est déterminant. Lorsque le protagoniste de
l'opéra, Macheath, doit être pendu, le Comédien intervient en remarquant
qu'une fin tragique n'est pas propre à l'opéra qui doit avoir un
dénouement heureux. Le Gueux se montre sensible à cet argument:
«Cours et crie: Lettre de grâce! Que le prisonnier soit rendu à ses
femmes en triomphe ». « Pour satisfaire les goûts du public» - ajoute le
Comédien. Rappelons que Bertolt Brecht s'est inspiré de L'Opéra du
gueux de John Gay en écrivant son Opéra de quat'sous.
L'un des plus célèbres auteurs anglais de la première moitié du
XVIIIèmesiècle, Henry Fielding, a écrit, entre 1728 et 1737, vingt-deux
pièces, parmi lesquelles cinq comédies métathéâtrales, dont quatre
contiennent des intra-pièces en répétition. Nous les présentons dans
l'ordre chronologique.
Dans La farce d'auteur (The Author 's Farce, 1729), l'auteur et le
réalisateur d'un spectacle de marionnettes, Luckless, prépare la
représentation des Plaisirs de la ville (The Pleasures of the Town). Le
spectacle occupe le début de l'acte II et l'acte III qui se passent dans un
théâtre. Parmi les personnages de cette pièce il y a l'Acteur, le Poète,
Signior Opera, Don Tragedio, Sir Farcical, Comic, Dr. Orator, Monsieur
Pantomime.
La pièce en cinq actes, Pas qui no, satire dramatique de l'époque
(Pasquin, A Dramatic Satire on the Times, 1736) se passe dans un théâtre

32
et présente la répétition de deux pièces: la comédie de Trapwit The
Election et la tragédie de Fustian La vie et la mort du Bon Sens (The Life
and Death of Common Sense). A part les deux auteurs, dont les noms
sont fictifs, un critique, Sherwell, assiste à la répétition. Parmi les
personnages de la « tragédie» il y a la Reine Ignorance, le Spectre de la
Tragédie, le Spectre de la Comédie, Arlequin. La pièce extérieure
comporte des considérations sur l'art dramatique, tandis que deux intra-
pièces parodient les mœurs politiques et sociaux.
La satire de la vie politique est encore plus virulente dans la pièce en
trois actes The Historical Register for the Year 1736 (1737). Un critique
théâtral, nommé Sourwit, et un certain Lord Dapper assistent à la
répétition de la pièce intitulée The Historical Register en compagnie de
son auteur, Medley. Leur « trilogue » ainsi que les fragments de la pièce
en répétition concernent la vie théâtrale londonienne (notamment les
récentes refontes de Shakespeare), les faits divers de l'année et surtout
les mœurs politiques. Medley y relève, d'une façon explicite, l'analogie
entre le théâtre et la politique, en visant surtout les « Patriotes ». Medley
n'est pas caricaturé, on peut même le considérer comme porte-parole de
Fielding. La satire est placée non pas dans la pièce-cadre mais dans la
pièce intérieure.
En février 1737, cent vingt ans avant Orphée aux Enfers d'Offenbach,
Fielding a fait jouer une farce, Eurydice, parodie du célèbre mythe, dans
laquelle apparaissaient l'Auteur et le Critique. L'échec de cette farce a
inspiré au dramaturge la pièce en un acte Eurydice sijJlée (Eurydice
Hissed), représentée deux mois plus tard. Fielding a repris les
personnages de Sourwit (Le Critique) et de Lord Dapper de son Registre
historique de l'année 1736, en donnant à l'Auteur le nom de Spatter. La
scène se passe au théâtre, pendant la répétition d'une nouvelle pièce qui
évoque les circonstances du four d'Eurydice. Spatter défend cette
« tragédie ridicule» en disant: « il vaut mieux qu'une tragédie soit
ridicule qu'ennuyeuse, il y a plus de mérite de faire rire le public que de
l'endormir ». Sont invités à cette répétition tous ceux qui contribuent à la
création théâtrale: les acteurs, les imprimeurs de pièces, les caissiers, les
machinistes, les joueurs de violon, même les moucheurs de chandelles.
La satire politique, contenue particulièrement dans Pasquin et dans Le
registre historique, qui visait notamment le tout-puissant Walpole,
entraîna la publication du « Licensing Act» réduisant à deux le nombre
de théâtres londoniens (Covent Garden et Drury Lane) et la création de la
33
censure. Cela a marqué la fin de l'activité théâtrale de Fielding qm,
depuis, devait se consacrer à la création romanesque.
Ludvig Holberg, considéré comme le père du théâtre danois ou le
Molière danois, n'a pas manqué d'introduire des intra-pièces dans
quelques-unes de ses nombreuses comédies. Sa Mascarade (1724)
contient non seulement un intermède sous la forme de pantomime, à la
suite du premier acte, mais aussi, au deuxième acte, une petite comédie
inventée et jouée par Henrich, valet de Léandre, anticipant les aventures
amoureuses de son maître.
Des éléments métathéâtraux sont présents dans quelques comédies de
Carlo Goldoni, comme La jeune fille honnête, (La putta onorata, 1748),
La veuve rusée, (La vedova sealtra, 1749), L'imprésario de Smyrne
(L'impresario delle Smirne, 1759), mais surtout dans la pièce-manifeste
Le théâtre comique (Il teatro comico, 1750) et Il Moliere (1751), pièces
auxquelles nous reviendrons.
Quant à Beaumarchais, dans sa parade Jean-Bête à la foire (vers
1770) le personnage titre « déguisé en Anglais avec un habit de Turc» et
Arlequin «déguisé en ours et marchant à quatre pattes» donnent un
spectacle (sc. 4). Ses comédies contiennent des remarques sur le théâtre,
par exemple Figaro parlant de son insuccès comme auteur dramatique
(Le barbier de Séville, acte I, sc. 2).
Le théâtre de société, répandu au xvnrème siècle, est le sujet de
plusieurs pièces métathéâtrales. L'exemple en est la comédie en quatre
actes de Denis Diderot Est-il bon? Est-il méchant? (écr. 1781, publ.
1834). On prépare un spectacle en l'honneur de la maîtresse de la
maison, Madame de Malves. Un petit théâtre est construit dans le grand
salon. Qui va écrire la pièce 7 Monsieur Hardouin, le poète (est-il bon 7
est-il méchant 7) 7 Monsieur de Surmont, un autre poète 7 La troupe se
forme, mais finalement la pièce ne sera pas jouée.
Passons au théâtre allemand du tournant des siècles.
L'auteur romantique Ludwig Tieck a exploité diverses formes de
métathéâtre. Dans Prolog (1797) il montre un public qui attend
impatiemment la représentation d'une pièce; elle ne sera d'ailleurs pas
jouée. Quelques spectateurs finissent par douter de l'existence même du
directeur et de l'auteur. Dans Le chat botté (Der gestiefelte Kater, 1797),
satire contre les auteurs du drame bourgeois, en vogue à l'époque, il y a
bien la pièce dans la pièce (d'après le célèbre conte de Perrault), tandis

34
que les spectateurs commentent la représentation, tour à tour scandalisés
ou ravis. En plus, le Poète dramatique, le Souffleur et le Machiniste
interviennent dans l'action. Différents niveaux de l'illusion théâtrale y
alternent et s'entremêlent. Le chat botté a inspiré des auteurs dramatiques
du XXème siècle: en Allemagne, Tankred Dorst en a donné une
adaptation (1963) et, en France, Jean-Claude Grumberg (1988). Mais le
sommet de la technique de la pièce dans la pièce est atteint par Tieck
dans Le monde à l'envers (Die verkehrte Welt, 1798). Au troisième acte
de cette pièce en cinq actes des spectateurs, installés sur la scène,
regardent une pièce de théâtre, tandis que dans cette pièce s'intercale une
troisième et une quatrième. L'épilogue se trouve à la place du prologue,
et réciproquement. C'est le « monde à l'envers », comme dit le titre.
Le jeune Goethe a publié en 1774 une plaisanterie La fête de foire de
Plundersweilern (Jahrmarktsfest zu Plundersweilern) dans laquelle un
spectacle forain, sous la houlette du pitre Hanswurst, montre Ahasvérus
et la reine Esther. La première partie de Faust (pub!. 1808) est marquée
par quelques éléments de métathéâtralité. D'abord le Prologue, un débat
entre le Directeur de théâtre, le Poète dramatique et le Bouffon. Ensuite
Méphistophélès, avec l'aide des Esprits, évoque devant Faust une série
de tableaux, il l'amène notamment dans la cave d'Auerbach à Leipzig,
dans la cuisine de sorcière, enfin à la nuit de Walpurgis, dans les
montagnes du Harz, avec l'intermède Songe d'une nuit de Walpurgis ou
noces d'or d'Obéron et de Titania, reprenant les personnages du Songe
d'une nuit d'été de Shakespeare: Obéron, Titania et Puck. Cet intermède
est annoncé par Servibilis :

Une pièce nouvelle et, de sept, la dernière;


C'est la coutume ici que d'en donner autant.
On prit un dilettante pour écrire
Ce pur spectacle d'amateurs,
Car des dilettanti sont aussi les acteurs.
Pardonnez-moi, messieurs, vite je me retire:
Moi, je dilettantise en levant le rideau.

Dans la deuxième partie de Faust on assiste, au palais impérial, à une


mascarade dans le style italien.
Les courants dominants dans la littérature dramatique au cours du
ème
XIX siècle - romantisme, réalisme, naturalisme - ne favorisaient
pas l'usage des procédés du théâtre dans le théâtre. L'objectif d'émouvoir

35
les spectateurs, propre au théâtre romantique, la recherche de la
reconstitution fidèle de la vie par les auteurs réalistes et naturalistes
n'étaient pas compatibles avec la tendance à rompre l'illusion, à créer
une illusion au second degré. Il faut pourtant signaler qu'une troupe
théâtrale fut introduite par Victor Hugo dans Marion Delorme (1829) et
qu'Alexandre Dumas a consacré son Kean ou désordre et génie (1836)
au célèbre comédien anglais, en introduisant comme pièce intérieure le
spectacle de Roméo et Juliette. Toutefois, le métathéâtre est présent dans
le répertoire de la première moitié du siècle en dehors du courant
romantique. Ainsi, la comédie en cinq actes, en vers, de Casimir
Delavigne Les comédiens (1820), dotée d'un prologue autoréférentiel, est
une satire des milieux de théâtre. Dans l'abondante production du plus
célèbre auteur dramatique de cette époque, Eugène Scribe, on compte
une douzaine de pièces métathéâtrales, parmi lesquelles Adrienne
Lecouvreur (1849).
èmesiècle, signalons une comédie en
Pour la seconde moitié du XIX
un acte, en vers, du jeune Maupassant Une répétition (1876) où la
répétition d'une pièce de salon par un couple d'amants sert d'alibi pour
tromper le mari. Le chef de file du naturalisme, Emile Zola, a écrit vers la
fin de sa vie, en 1902, Sylvanire ou Paris en amour, dont l'action se
déroule à l'intérieur de l'Opéra Garnier et sur la place de l'Opéra où on
donne un spectacle du ballet.
Jetons un coup d'œil en dehors de la France. L'intra-pièce de La
mouette de Tchekhov (1896), monodrame de Treplev, est récitée par
Nina sur une estrade improvisée. Cette scène prend une importance plus
ou moins grande dans le spectacle, selon la volonté du metteur en scène à
la recherche de la théâtralité. Dans la mémorable mise en scène de
Lucian Pintilié (Paris 1975) l'estrade, ce lieu théâtral, occupait la place
centrale du dispositif scénique tout au long du spectacle et la pièce dans
la pièce fut jouée à deux reprises, dos au public et face au public.
Quelques-unes des pièces d'August Strindberg ont des éléments de
métathéâtralité, notamment Le songe (Eft dromspel, 1901), dont plusieurs
scènes ont lieu dans le couloir d'un théâtre, pendant la répétition.
Dans la pièce en trois actes et neuf tableaux de Frank Wedekind Le
roi Nicola ou ainsi va la vie (Konig Nicola oder sa ist das Leben, 1901)
le personnage titre, roi d'Ombrie, joue dans un spectacle - sous le nom
d' Epaminondas Alexandrion - avec sa fille Alma, sur la scène

36
aménagée sur la place du marché de Pérouse. Cet épisode constitue le
huitième et avant-dernier tableau de la pièce.
Parmi les ouvrages métathéâtraux d'Arthur Schnitzler, dont le plus
connu est La ronde, la « grotesque en un acte» Au Perroquet Vert (Der
Grüne Kakadu, 1899) occupe une place particulière: le jeu entre la
fiction et la réalité annonce Pirandello. L'action de cette pièce se passe le
soir du 14 juillet 1789, dans la taverne parisienne de Prosper, ancien
directeur de théâtre. Une dizaine de ses comédiens y donnent tous les
soirs un spectacle, en jouant les gens du milieu - voleurs, malfaiteurs,
bandits, prostituées, souteneurs - devant les clients du cabaret parmi
lesquels il y a surtout des aristocrates, habitués de la maison. C'est un jeu
d'illusion, mais le problème des rapports avec la réalité se pose aussi bien
pour les comédiens que pour les spectateurs. Hemi raconte si bien
l'assassinat commis sur la personne du duc Emile de Cadignan, qu'il
aurait surpris en tête-à-tête amoureux avec sa femme, que Prosper lui-
même s'y laisse prendre. Quand le duc, considéré comme mort, arrive au
cabaret, Hemi, ayant appris entre-temps que celui-ci était effectivement
l'amant de sa femme, le tue pour de bon. « Etre. . .. jouer... savez-vous si
bien faire la différence? [...] La réalité tourne en jeu, le jeu en réalité»
- constate le poète dramatique Rollin. Même des spectateurs avertis ne
savent pas très bien où finit la fiction et où commence la réalité.

XXème siècle

Le métathéâtre de la première moitié du XXèmesiècle est marqué par


la «trilogie théâtrale» de Luigi Pirandello (1921-1930). Œuvre
hautement inspiratrice: bon nombre de pièces métathéâtres ont été
qualifiées de «pirandelliennes », on parle de « pirandellisme » à propos
de tel ou tel auteur dramatique. «Une trilogie du théâtre dans le théâtre
- écrivit Pirandello - non seulement parce qu'elles se déroulent
expressément sur la scène et dans la salle, dans une loge ou dans les
couloirs ou dans le foyer d'un théâtre, mais aussi parce que, de tout
l'ensemble des éléments d'un théâtre, personnages et acteurs, auteur et
directeur-chef de troupe ou metteur en scène, critiques dramatiques et
spectateurs désintéressés ou impliqués, ces pièces représentent tous les
conflits possibles ».

37
Dans Six personnages en quête d'auteur (Sei personaggi in cerca
d'autore) les six personnages interrompent la répétition d'une pièce de
Pirandello et jouent - devant le metteur en scène et les comédiens -
l'histoire de leur propre vie. Dans Comme ci (ou comme ça) (Ciascuno a
suo modo), pièce en deux actes et deux intermèdes, la Moreno interrompt
un spectacle se sentant visée dans le personnage ambivalent de la
Morello. Donnons la parole à Pirandello lui-même:

Notez les trois plans sur lesquels se situe d'emblée l'action.


Premièrement: la réalité qui, dans les mains de l'auteur, devient, là, sur la
scène, une fiction. Deuxièmement: la fiction artistique, sur la scène, qui se
transforme, pour le public du foyer, en une réalité.
Et troisièmement: la réalité de la Moreno qui, assistant aux aventures de la
Morello sur la scène, sent sa réalité se transformer en cette fiction et se rebelle
contre la possibilité que cette fiction devienne, pour elle aussi, sa réalité... La
fiction contre laquelle la femme s'était violemment rebellée, ne pouvant
permettre que l'auteur lui fît faire ce que, dans la réalité, elle n'aurait jamais
fait, est justement devenue sa réalité.

Dans Ce soir on improvise (Questa sera se recita a soggetto) il s'agit


d'une « pièce à faire ». Le meneur de jeu est le docteur Hinkfuss, metteur
en scène qui, dans une adresse au public, exprime l'expérience
d'improvisation. Il propose à ses acteurs un canevas de tragi-comédie
mais les acteurs se révoltent bientôt parce que l'improvisation les engage
à mettre leur propre vie dans le jeu.
Parmi les auteurs dramatiques de cette période, attirés par la
métathéâtralité, évoquons Federico Garcia Lorca, particulièrement trois
de ses pièces.
Au troisième et dernier acte de Lorsque cinq ans seront passés (Asi
que pasen cinco afios, écr. 1930-31, publ. 1937) on voit sur la scène un
petit théâtre, avec rideau et tentures. A un certain moment, « Les rideaux
du théâtre s'ouvrent sur la bibliothèque du premier acte, réduite, et en
couleurs très pâles ». Le décor du tableau suivant (et dernier) représente
la « bibliothèque du premier acte ». Ainsi nous avons, sur la petite scène,
un reflet blafard et diminué du décor qui ouvre et qui termine la pièce,
donc un décor en abyme, le microcosme de la pièce extérieure.
Le public est censé être le principal acteur des « scènes d'un drame en
cinq actes» Le public (El publico). Ecrite en 1930 et publiée d'après les
manuscrits en 1976, c'est une œuvre obscure et touffue, entre le

38
surréalisme et l'hermétisme, pleine de symboles qui prêtent à diverses
interprétations, notamment sur les tabous sexuels. Il y a là le Metteur en
scène, directeur d'un «théâtre en plein air », il y a des fragments de
Roméo et Juliette, un acteur qui joue la Passion du Christ, il y a différents
masques. Au cinquième tableau on voit un escalier qui conduit aux loges
d'un grand théâtre et on entend des applaudissements. Un scandale s'y
produit à la suite d'une scène avec Juliette, le public manifeste sa
désapprobation, une révolution éclate. Au sixième et dernier tableau le
Metteur en scène dit au Prestidigitateur: «Il faut détruire le théâtre ou
vivre dans le théâtre. Rien ne sert de siffler depuis les fenêtres ».
Enfin, Sans titre (Came dia sin titulo) de Federico Garcia Lorca, c'est
le premier acte d'un drame inachevé, et resté sans titre, écrit en 1936,
quelques mois avant la mort tragique du poète, et publié pour la première
fois en 1978. L'Auteur, l'Actrice, le Régisseur, le Machiniste, deux
couples de Spectateurs interviennent au même niveau, la scène et la salle
se confondent. Il y a des bribes du Songe d'une nuit d'été avec Titania,
Puck et Bottom, il y a Lady Macbeth. Le dialogue tourne autour de
l'antinomie mensonge-vérité, aussi bien au théâtre que dans la vie. A la
fin de cet acte, unique on entend les bruits de la révolution, la foule
risque d'envahir le théâtre.
Il n'y a pas de théâtre dans le théâtre, au sens strict du terme, dans les
ouvrages dramatiques de Jean Genet. Mais il y a des éléments de
parathéâtre: j eu de rôles (cher à Pirandello ), cérémonial, rituel,
simulacre. Dans Les bonnes (1947) Claire et Solange jouent la maîtresse
et la servante. Dans Le balcon (1956) les clients d'un bordel se
travestissent en personnages de leurs fantasmes (l'évêque, le juge, le
général). Les nègres (1959), écrits pour des comédiens noirs, impliquent
qu'une partie des personnages (la cour d'assises) portent des masques
blancs. Evoquons aussi le ballet peu connu de Jean Genet Adame miroir,
créé à Paris en 1948, dans lequel «un danseur placé derrière un
praticable en forme de miroir, et voilé de tulle, tient le rôle du Reflet,
copiant à l'envers les attitudes du Matelot» - dit le livret. Et Jean-Paul
Sartre y voit un effet d'autoréflectivité : « Cette composition n'est pas la
conséquence d'un caprice d'esthète: elle est Genet lui-même, Genet
présent dans son ouvrage, non seulement sous les aspects divers de ses
personnages, mais encore et surtout comme structure interne de l' œuvre
car ce contrepoint du reflet-reflétant et du reflet-reflété définit le

39
mouvement intérieur du voleur à la recherche de son être ». (Saint Genet
comédien et martyr).

40
Dix auteurs du XXèmesiècle
en quête de métathéâtre

Il y a, au XXème siècle, des auteurs dramatiques particulièrement


attirés par la métathéâtralité. Nous en présenterons six, avant d'examiner
parallèlement quatre pièces métathéâtrales de différents auteurs au point
de vue dujeu d'illusion.

Sacha Guitry (1885-1957)

Dans l'abondante production dramatique de Sacha Guitry il y a


certains stéréotypes ou conventions qui font classer une grande partie de
son œuvre dans la catégorie dite « Boulevard» : les rapports homme(s)-
femme(s) forment le plus souvent des figures triangulaires ou
quadrangulaires, l'action se passe dans un milieu bourgeois nanti, des
valets et des femmes de chambre y sont omniprésents et leurs rapports
avec les maîtres constituent un élément dramaturgique important. Mais
ces caractéristiques ne sont-elles pas propres à beaucoup de pièces qu'on
n'oserait pas traiter de Boulevard, notamment à la comédie et au drame
bourgeois, depuis Molière? Dans l'examen du théâtre de Sacha Guitry,
nous nous pencherons sur un élément particulier, présent dans plusieurs
de ses ouvrages, élément plutôt étranger aux stéréotypes boulevardiers.
Au moins, il leur était étranger jusqu'au milieu du XXèmesiècle, c'est-à-
dire du vivant de Sacha Guitry. Cet élément porte le nom générique de
théâtre dans le théâtre ou bien de métathéâtre. Plusieurs variantes de ce
procédé ont été exploitées dans une vingtaine de pièces de Guitry, et cela
tout au long de sa carrière d'auteur dramatique qui s'étend sur la
première moitié du siècle.
Homme de théâtre complet: comédien, auteur dramatique, metteur en
scène, directeur de théâtre, mais aussi fils d'un couple d'acteurs et mari
des comédiennes, il a voulu peindre le milieu dans lequel il fut plongé
depuis sa naissance et dont il connaissait tous les secrets. Mais cela n'est
pas la seule explication de ce penchant; d'autres hommes de théâtre,
aussi universels que lui, n'ont pas exploité dans leur création ce côté
biographique. Il s'agit donc, en ce qui concerne Guitry d'un choix
délibéré de procédés dramaturgiques ou structuraux pour mieux servir
son œuvre. Et ils l'ont servie, me semble-t-il, d'une façon très efficace.
Les techniques utilisées par Sacha Guitry sont d'une grande diversité,
cependant l'originalité en est inégale. Nous les présenterons dans un
ordre croissant au point de vue de leur complexité, en commençant par
les procédés les plus rudimentaires et sans tenir compte de la chronologie
des œuvres.
Il y a d'abord la simple adresse au public sous forme de monologue
liminaire dans N'écoutez pas, Mesdames! (1942) avec, pour clore la
pièce, les paroles du même personnage (Daniel) « Rideau!» et (au
public) « N'écoutez pas, Mesdames! »
Pour ce qu'on appelle autoréflexion ou jeu de miroirs, deux exemples,
d'ailleurs peu originaux. Dans une petite pièce de circonstance, écrite en
français et en anglais You 're Telling Me (1939), Sacha Guitry joue son
propre personnage. Et dans la comédie Une Jolie (1951), au début du
quatrième et dernier acte, à la question de son assistante: « Est-ce que
Monsieur ne croit pas que ce monsieur et cette dame se jouent un peu la
comédie? », le docteur Flache répond: « Oui, tout cela, bien sûr, n'est
qu'une comédie... et nous en arrivons, d'ailleurs, au dernier acte ».
Trois de ces pièces sont consacrées à des auteurs dramatiques
authentiques. Monsieur Prudhomme a-t-il vécu? (1931) présente Henry
Monnier: dessinateur, écrivain et acteur, c'est sous cette triple forme
qu'il a créé le fameux personnage de Joseph Prudhomme. L'acte I de la
pièce de Guitry nous montre Henry Monnier chez lui, « entre 1830 et
1840 », acte II - dans une loge d'acteur, après la représentation,
« maquillé et habillé en Joseph Prudhomme» et s'identifiant entièrement
avec son personnage. Cette pièce fut d'ailleurs créée à l'occasion du
spectacle de La Jemme du condamné d'Henry Monnier, au Théâtre de la
Madeleine.
C'est pareillement comme lever de rideau à la reprise de
Boubouroche à la Comédie Française que fut créé l' « à-propos en un
acte» Courteline au travail (1943). Le décor en est « celui du premier
acte de Boubouroche », un petit café où Courteline, en présence de son

42
personnage, raconte l'histoire qui lui a donné l'idée de sa comédie; et il
se met à l'écrire.
Vers la fin de sa vie, Guitry a publié une pièce historique en dix-neuf
tableaux Beaumarchais (1950), où il est question de multiples activités
non théâtrales de Pierre-Augustin Caron et de ses mésaventures, où l'on
voit Louis XV et Louis XVI ainsi que Benjamin Franklin. Mais il y est
aussi question du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. On assiste
même, aux tableaux XIII et XIV, à la première représentation du Barbier
à la Comédie Française (le 23 février 1775), on en entend quelques
répliques; huit ans plus tard, c'est la lecture du Mariage de Figaro
devant le roi (tableau XV).
La pièce sur Beaumarchais rassemble donc plusieurs éléments du
théâtre dans le théâtre: un lieu théâtral s'y trouve reproduit, il yale
spectacle (bien que très fragmentaire) d'une pièce, il y a la lecture privée
d'une autre, donc des citations dramatiques. Il y a également beaucoup de
références métathéâtrales: Beaumarchais qui conçoit l'idée d'une
Société des auteurs (tableau XI), qui condamne la nullité de la production
dramatique depuis 1789 (tableau XVII), enfin l'apothéose finale où,
après la mort de Beaumarchais, c'est Molière qui lui fait franchir le seuil
de l'Immortalité, malgré l'opposition de quelques membres obscurs de
l'Académie Française. Dans cet ouvrage tardif de Guitry on trouve une
accumulation des traits qui sont représentatifs de quelques autres
catégories de pièces que nous allons évoquer.
Beaumarchais, Monnier, Courteline, auteurs dramatiques
authentiques (auxquels il faut ajouter Molière), mais aussi une actrice
authentique, Virginie Déjazet, que Sacha Guitry a mis en scène dans une
pièce inachevée dont nous n'avons que le premier acte. L'épisode se
passe dans la loge de Virginie Déjazet, «au Théâtre du Gymnase en
1821 », c'est-à-dire au début de sa brillante carrière, après une
représentation où elle jouait en travesti. Enfin, une pièce sur Laurent
Mourguet, créateur du personnage de Guignol lyonnais et de son
compère Gnafron, intitulée Son père et lui (1934). Elle retrace sa vie en
quatre tableaux dont le premier reconstitue un spectacle sur « une place
publique, à Lyon, en 1782» et le troisième une scène entre Guignol et
Polichinelle.
Signalons maintenant deux pièces où l'on assiste à des spectacles
mais en dehors du cadre institutionnel d'un théâtre. Dans Petite
Hollande, l'une des premières comédies de Sacha (1908), il ne s'agit
43
même pas d'une vraie pièce intérieure; vers la fin de l'acte l une sorte de
« spectacle de société» est donné après le dîner, dans un salon parisien:
une élève du Conservatoire récite une poésie tandis qu'Aristide Bruant
fait son apparition pour chanter «Les mich'tons ». Dans Le Bien-Aimé
(1940) Guitry montre la cour de Versailles, avec Louis XV et Madame de
Pompadour, avec Voltaire vieillissant et le jeune Fragonard. A l'acte V,
on propose au roi de reprendre Le Tartuffe, version en trois actes, pour le
centenaire de sa création, « à l'endroit même où il fut représenté pour la
première fois ». Le sixième et dernier acte du Bien-Aimé c'est la
représentation, dans un salon de Versailles, du troisième acte du Tartuffe,
ou l'Imposteur, interprété par Louis XV, courtise Elmire, jouée par
Madame de Pompadour. Double référence? Mise en abyme à rebours?
De toute façon, l'allusion est audacieuse.
Une autre comédie de Molière exploitée par Guitry comme spectacle
dans le spectacle, c'est George Dandin. Dans une « revue» dramatique
en quatorze tableaux Histoires de France (1929), depuis les Gaulois
jusqu'à Clemenceau, le septième tableau est intitulé «Louis XIV». C'est
la première représentation de la pièce de Molière, dans le parc de
Versailles. «Le roi et la Cour sont assis face au public et, tout à fait à
l'avant-scène, jouant de dos, Molière et sa troupe achèvent le deuxième
acte de George Dandin [...]». Il s'agit de la scène 8 (nous en entendons
une vingtaine de répliques) où Angélique frappe Dandin à coups de
bâton. Pendant l'entracte, Molière donne quelques conseils à ses
comédiens, et il déclare à Armande: « vous ressemblez trop à Angélique
et je ressemble trop à George Dandin. Et je ne pensais pas qu'on en ferait
à ce point la remarque ». Ensuite, La Fontaine, Boileau et Racine
engagent avec Molière un débat littéraire.
Trois comédies reconstituent le cadre théâtral en tant que lieu, sans
qu'il y ait spectacle dans le spectacle ni pièce dans la pièce.
L'acte II et La prise de Berg-op-Zoom (1912) se passe au Grand
Théâtre, on est dans « le couloir des loges », près d'un vestiaire, on voit
le bar-fumoir. On entend des applaudissements, le public envahit le
couloir. C'est le premier entracte, auquel succèdera le second. Quelques
remarques sont échangées sur le caractère de la pièce, d'ailleurs on se
rend compte que certains ne viennent au théâtre que pour les entractes.
Le théâtre est traité ici comme lieu de rencontre, lieu de passage. Aucun
rapport entre la pièce jouée (dont on sait peu de choses) et l'intrigue de la

44
comédie de Sacha Guitry, comédie boulevardière (relations amoureuses
entre plusieurs personnages) aux effets parfois farce.
En revanche, c'est le côté professionnel de l'entreprise théâtrale et du
travail du comédien que nous fait découvrir le petit acte On passe dans
huit jours (1922). La scène est dans le bureau du directeur du Théâtre
Poissonnière, celui-ci discute avec l'auteur de la pièce actuellement en
répétition: l'interprète du rôle féminin est tellement mauvais qu'ils
décident de la remplacer. Dès qu'ils annoncent la nouvelle à l'actrice,
celle-ci a un mouvement de colère si violent qu'elle se montre enfin
capable de bien jouer « la grande scène du troisième acte ». La situation
est donc sauvée, pour tout le monde.
C'est aussi dans le bureau d'un administrateur de théâtre, cette fois un
personnage historique, que se passe l'à-propos Cigales et fourmis (1940).
Le baron Taylor reçoit deux comédiens et leur promet de fonder une
société d'aide aux artistes. Cet acte fut créé à l'occasion du centenaire
de l' «Association de secours mutuel entre les artistes dramatiques»
établie en 1840 par le baron Taylor. La distribution en fut brillante:
Denis d'Inès fut entouré de Madeleine Renaud, Louis Jouvet et Sacha
Guitry.
Il existe ensuite tout un groupe de comédies qui répondent aux deux
critères à la fois: elles contiennent un spectacle dans le spectacle, ce
spectacle intérieur ayant lieu sur une scène professionnelle. Il est muet
dans L'illusionniste (1917) dont le Prologue, « à l'Alhambra de Paris »,
est constitué par quatre numéros d'une soirée de music-hall. « Le théâtre
est censé représenter la scène et la salle de ce music-hall» - dit la
didascalie, tandis que deux personnages de la pièce sont placés dans une
avant-scène. Le premier acte de L'illusionniste se passe dans la loge du
personnage titre.
Dans d'autres ouvrages, le texte de la pièce intérieure se trouve
débité, au moins partiellement. En voici quelques-uns: l'ordre
chronologique de leur création semble correspondre à l'enrichissement
progressif des procédés relevant du théâtre dans le théâtre.
Jean III ou l'irrésistible vocation du fils Mondoucet (1912) est une
farce, voire une pantalonnade, on peut penser que le jeune Guitry a voulu
pasticher Feydeau (c'était la période de On purge bébé et Mais n'te
promène donc pas toute nue). Dans le Prologue, la Régisseur annonce au
public que l'un des comédiens ayant été accidenté, on est à la recherche

45
d'un remplaçant. Ce remplaçant sera un amateur, passionné de théâtre et
amoureux de l'actrice qui joue dans la pièce. A l'acte II, dans une loge du
Théâtre Impérial, on lui fait apprendre son rôle. L'acte III tout entier
correspond à la représentation d'un ridicule drame médiéval en vers. Les
parents du débutant, assis dans une avant-scène, interviennent au cours
du spectacle. L'improvisation de leur fils tourne à la catastrophe; à la fin,
il confond la fiction théâtrale et ses sentiments personnels, il déclare
l'amour à sa partenaire qui est la maîtresse de l'autre comédien en scène.
Une bagarre termine la pièce.
Un autre drame pseudo-historique en vers, presque aussi ridicule,
constitue la pièce intérieure dont le spectacle remplit l'acte II de la
comédie On ne joue pas pour s'amuser (1925), écrite d'ailleurs pour
Lucien Guitry qui devait décéder lorsque cette pièce était encore à
l'affiche. Les actes suivants ont lieu dans les coulisses du théâtre Ca.IV)
ou dans la loge de la comédienne Ca.III et V).
C'est le spectacle tout entier d'une petite comédie boulevardière, une
sorte de marivaudage, une bluette à la Musset ou à la Jules Renard qui
forme les trois actes de la pièce de Guitry Quand jouons-nous la
comédie? (1935). L'originalité de celle-ci est dans le Prologue, d'ailleurs
plus long que les trois actes de la pièce intérieure. Ce Prologue comporte
trois tableaux Ccoulisses du Théâtre Lyrique, bureau du directeur, loges
des chanteurs) et cela se passe pendant et après la représentation de
Werther de Massenet. Après dix ans de brillants succès le ténor et sa
femme décident de quitter la scène lyrique. Un ami, auteur dramatique,
suggère à ce couple exemplaire de continuer leur carrière comme
comédiens et se déclare prêt à écrire pour eux une pièce. C'est
précisément la représentation de cette pièce qui constitue le spectacle
dans le spectacle. Un bref Epilogue, assez banal, montre les coulisses du
théâtre juste après la représentation de la Comédie (l'envers du décor
précédent). Le seul intérêt de Quand jouons-nous la comédie? est
d'ailleurs dans ce cadre de théâtre dans le théâtre et d'opéra dans le
théâtre.
Un opéra de caractère parodique, cette fois imaginé par Guitry,
constitue le premier acte de sa comédie musicale Mariette ou comment
on écrit l 'histoire (1928). Elle raconte l'aventure amoureuse d'une petite
chanteuse, Mariette, avec le Prince Louis-Napoléon. L'histoire
commence en 1848, le quatrième et dernier acte a lieu en 1928, lorsque
Mariette, centenaire, remémore, devant un journaliste, ses souvenirs sur
46
Napoléon III, en en rajoutant. La particularité de cette comédie réside
dans le dispositif scénique à l'envers: les chanteurs de l'acte I jouent dos
au public, le trou du souffleur, le rideau ainsi que la salle imaginaire se
trouvent au fond de la scène.
La forme la plus singulière de métathéâtre dans l'œuvre de Sacha
Guitry, et peut-être la plus rare au cours de la longue histoire de ce
phénomène, est celle qui est utilisée dans Sa dernière volonté ou
l'optique du théâtre (1939). Il s'agit d'un diptyque. A l'acte I, un ami
dévoué vient prendre des nouvelles de l'état de santé d'un modeste
employé des Postes. Celui-ci, à l'article de la mort, fait connaître sa
dernière volonté: si la future veuve devait se remarier, il ne faut pas que
ce soit avec le meilleur ami de la maison. Mais le meilleur ami est un
auteur dramatique à la recherche d'un sujet. Et voilà qu'il le trouve dans
la situation vécue en ce moment même. «Un sujet pris sur le vif »,
seulement il faut le transposer, « afin de respecter l'optique du théâtre »,
dit-il. C'est justement sa pièce qui constitue l'acte II. Le cadre social est
radicalement changé: « grand salon très élégant d'un hôtel particulier »,
l'obscur postier devient M. le marquis, son ami - M. le comte. Et le
malade ne mourra pas, donc sa dernière volonté sera sans objet: la
marquise et l'ami de la maison pourront continuer leur liaison.
Nous y avons donc deux comédies très boulevardières, l'une dans un
style plutôt réaliste, l'autre plus fantaisiste. Mais l'élément Boulevard y
est appliqué en toute conscience, il est « entre guillemets », il se trouve
pastiché. Ce qui fait la vraie originalité de cette pièce, c'est que le
pastiche s'y manifeste à deux niveaux: il est à la puissance deux dans la
seconde comédie. Si le langage est déjà comique à l'ace I, il est d'une
préciosité ridicule à l'acte II. Sa dernière volonté ou l'optique du théâtre
est en même temps une réflexion, dans un ton léger mais non dépourvu
de sérieux, sur la spécificité de l'art du dramaturge amené à transposer
pour la scène les réalités de la vie, le fruit de ses observations et de son
expérience personnelle.
Signalons enfin Toâ (1949), une pièce dont la trame est tout à fait
boulevardière, cependant Sacha Guitry ne se contente pas d'y exploiter à
fond le procédé de théâtre dans le théâtre, il y met une légère touche de
pirandellisme. Acte I. Un auteur-acteur, Michel Desnoyers, s'inspire de
sa récente rupture avec sa maîtresse, Ecatérina, pour en faire le thème de
sa nouvelle pièce. Acte II. Le soir de la première de la pièce intitulée
Toâ, Ecatérina, qui se trouve dans la salle, menace de tuer Michel, elle
47
affirme devant le public: «cette pièce [...] a été faite avec notre
aventure », elle ne cesse d'interrompre le spectacle en reprochant à
Michel: « elle se confond trop, ta pièce, avec la réalité ». Acte III. Après
le spectacle, Ecatérina arrive chez Michel, repentante. Puisqu'elle fut
chassée du théâtre avant la fin, Michel lui raconte la suite de la pièce qui
se termine par un mariage. Acte IV, le lendemain matin. Le directeur du
théâtre, ravi du scandale de la veille, supplie Michel d'introduire dans sa
pièce la scène qui s'est jouée dans la salle. Michel et Ecatérina acceptent,
et leur vraie histoire se terminera par l'annonce du mariage. Selon le
principe exprimé par Michel: «je ne fais pas mes pièces avec ma vie
privée, [...] mais je vois ma vie privée se conformer à mes pièces ».
Au point de vue de la technique du théâtre dans le théâtre, il y a, dans
Toâ, un double ou même triple emboîtement. La pièce intérieure, calquée
sur la situation des protagonistes de la pièce extérieure, a un
prolongement dans la vie de ceux-ci, prolongement qui inspire une
nouvelle version de la pièce intérieure. Mais il y a aussi un
enchevêtrement très poussé dans l'axe réalité-fiction. Et la mise en
abyme, que l'on perçoit facilement sur le plan de l'intrigue, s'extériorise
dans le procédé scénographique : la pièce intérieure de l'acte II est jouée
dans «un décor qui est absolument identique au décor précédent: le
cabinet de travail de Michel ». Il y a aussi identité entre la salle du
Nouveau- Théâtre, où la représentation de la pièce de Michel Desnoyers a
lieu, et la salle dans laquelle la comédie de Sacha Guitry est
effectivement jouée: Ecatérina est «assise au troisième rang
d'orchestre », les ouvreuses vendent le programme de Toâ, Michel fait
des annonces directes au public.
Deux ouvrages se détachent de l'ensemble de la production
dramatique de Sacha Guitry, y compris la vingtaine de ses pièces
métathéâtrales, par le sérieux avec lequel est traitée la question du métier
de l'acteur, par les qualités littéraires du texte ainsi que par la pertinence
des énoncés sur l'art théâtral. C'est Deburau (1918) et Le comédien
(1921), l'un à caractère historique, l'autre contemporain, les deux écrits
par un auteur dans sa première maturité.
Deburau est une fantaisie sur des personnages authentiques: le
célèbre mime Jean-Baptiste Gaspard Deburau (1796-1846), son fils
Charles (1829-1873), Marie Duplessis (1824-1847 de son vrai nom
Alphonsine PIessis), modèle de la Dame aux camélias. Guitry hésitait sur
la date du début de l'action: 1836 du manuscrit fut remplacé par 1839
48
dans le texte publié, peut-être pour permettre à la célèbre demi-
mondaine d'atteindre l'âge d'au moins quinze ans. La deuxième partie de
la pièce se passe sept ans plus tard, c'est-à-dire l'année de la mort de
Deburau et un an avant celle d'Alphonsine Plessis. Parmi le public du
spectacle donné par Deburau au Théâtre des Funambules, on voit Victor
Hugo, George Sand et Musset, comme simples figurants. Afin de
renforcer l'historicité de l'atmosphère, Guitry se sert du texte de
Théophile Gautier (La Revue de Paris du 4 septembre 1842) pour décrire
la pantomime Marrrchand d'habits! jouée, au premier acte, par
Deburau. Et il fait lire par les comédiens des Funambules l'article de
Jules Janin sur Deburau, paru dans Le Journal des Débats. Pour marquer
le côté fiction littéraire, il introduit le personnage d'« Un jeune homme»
qui n'est autre qu'Armand Duval, sorti du roman et du drame
d'Alexandre Dumas fils.
La pièce de Sacha Guitry, «comédie en vers libres en quatre actes et
un prologue », est fondée sur deux intrigues: l'amour de Deburau pour
Marie Duplessis et les rapports du grand mime avec son fils, successeur
dans l'art mimique. Après le Prologue, à l'extérieur du Théâtre des
Funambules, et l'acte l à l'intérieur, avec le spectacle de la pantomime,
l'acte II se passe dans le boudoir de Marie Duplessis, pour laquelle
Deburau invente le surnom de la Dame aux camélias. A l'acte III, sept
ans plus tard, le mime, malade, attend toujours la visite de la jeune
femme qui arrive enfin, suivie de son médecin. Il donne aussi à son fils,
âgé de dix -sept ans, des conseils sur le métier théâtral. Mais c'est l'acte
IV qui contient la grande leçon faite à son fils. Nous sommes de nouveau
au Théâtre des Funambules, Deburau, à bout de forces, essaie de jouer
une dernière fois, mais c'est un échec. Il se résigne et se fait remplacer
par son fils, Charles Deburau. La scène de « la classe» rappelle celle
d'Hamlet avec les comédiens ou de Molière avec sa troupe, dans
L'impromptu de Versailles.
Dans l'autre pièce foncièrement métathéâtrale, le nom propre du
personnage principal est remplacé par un nom générique: Le comédien.
Si, dans Deburau, se dessinent les rapports père-fils sur le plan
professionnel, Le comédien est une pièce consacrée explicitement au père
de l'auteur; Lucien Guitry l'a créé en 1921, Sacha devait lui succéder
dans ce rôle, en 1938. L'hommage à son père se trouve confirmé dans la
préface de l'édition ultérieure de la pièce: «un grand comédien fait

49
entrevoir aux auteurs dramatiques de son temps des possibilités
auxquelles tout d'abord ils n'avaient pas songé ».
Cette «comédie en quatre actes» est, en fait, le drame d'un grand
acteur amené à choisir entre ses sentiments amoureux et l'art du théâtre.
On est loin d'un conflit cornélien, et pourtant. Jacques (c'est ainsi qu'on
le prénomme dans le texte), cinquante ans, tombe amoureux de
Jacqueline, vingt ans, son admiratrice qui veut faire du théâtre. Il en lui
fait faire, mais cela se montre désastreux. Faut-il céder devant les
exigences de la jeune ambitieuse et la pousser à une carrière théâtrale, ou
bien renoncer à cette liaison passionnelle? Le Comédien choisira le
respect pour son art.
La pièce tout entière se passe dans le milieu théâtral - acteurs et
actrices, auteur dramatique, directeur de théâtre, régisseur, habilleuses.
ActeI: «dans la loge du Comédien », après un spectacle, première
rencontre avec Jacqueline. Acte II : le nouveau couple rentre d'un voyage
« de miel », le Comédien commence à répéter, chez lui, avec sa nouvelle
maîtresse. L'acte III se passe « sur le plateau », pendant la répétition de
la pièce dont le dialogue (exécrable) occupe la moitié de l'acte. Enfin
l'acte IV, « dans la loge du Comédien », vers la fin et après le spectacle:
c'est la catastrophe sur la scène et la rupture entre le quinquagénaire et sa
jeune amie. Le Comédien se montre fidèle à sa profession de foi,
exprimée dès le premier acte: « Il ne faut pas être amoureux du théâtre...
il faut l'adorer. Ce n'est pas un métier, le théâtre, c'est une passion! » Et,
à la question finale de l'Habilleuse «Vous êtes seul? », il répond
«Oui... mais... j'ai rendez-vous demain soir... avec douze cents
personnes! »
Vingt-trois pièces de Sacha Guitry à caractère métathéâtral ont été
évoquées ici. Elles s'échelonnent, avec une certaine régularité, sur un
demi-siècle de sa carrière. Ce ne sont pas toujours ses meilleures
comédies ni ses plus grands succès. Cependant elles apportent une
marque d'originalité, elles rompent la monotonie boulevardière de sa
production dramatique.
Sacha Guitry exploite presque toutes les formes, toutes les variantes
de ce qu'on appelle théâtre dans le théâtre ou métathéâtre. On y trouve la
pièce dans la pièce, fictive ou authentique, sous forme de spectacle dans
le spectacle, de répétition ou de simple évocation, on pénètre à l'intérieur
du bâtiment théâtral, dans les coulisses, dans les couloirs, dans le bureau
de directeur, dans la loge d'acteur. Ce dernier décor est un lieu privilégié
50
puisqu'il revient dans sept de ses pièces: lieu matriciel, dirait un
psychanalyste, vu de longues heures passées par le petit Alexandre dans
les loges de ses parents, à Saint-Pétersbourg natal et ensuite à Paris. On
trouve aussi, dans ses comédies, la scène sur la scène, les spectateurs
présumés au fond du plateau, la salle réelle s'identifiant avec la salle de
la fiction dramatique. Quant aux rapports entre les personnages ou les
situations de la pièce intérieure et ceux (celles) de la pièce extérieure, ils
prennent parfois l'aspect d'une mise en abyme. Parmi ses personnages,
historiques ou fictifs, il y a des comédiens, des auteurs dramatiques, des
directeurs de théâtre. Il y a enfin, dans leur bouche, d'innombrables
énoncés sur le théâtre, sur l'art dramatique, sur le travail de l'acteur, sur
le public. Certaines de ces répliques apparentent les pièces de Guitry à ce
qu'on appelle le théâtre littéraire, au sens noble du terme. Pour preuve, je
me livrerai à un petit exercice, en mélangeant quelques citations de Sacha
Guitry avec celles de Jean Giraudoux, auteur dramatique on ne peut plus
littéraire (ce qualificatif, même s'il avait une nuance péjorative, sous la
plume de ses critiques, fut assumé avec fierté par l'écrivain lui-même).

D'abord, au sujet du théâtre.


1. Plein, c'est un génie. Vide, c'est un monstre. Le théâtre n'a
de jour cet aspect engageant, cette bonne humeur, ce
pittoresque [...J, que si le soir il sait qu'il sera comble. Il est
sinistre, si la soirée doit être mauvaise.
2. Si tu savais comme il est beau, ce gouffre, quand il est plein
de monde et qu'il est éclairé!
3. Si vous saviez la gueule que fait [le théâtre J quand ça ne va
pas, vous comprendriez.

Ensuite, sur le public.


4. Il y a des salles simples, naïves, qui applaudissent l'esprit,
qui frémissent aux horreurs, qui éclatent aux plaisanteries,
et on ne sait pourquoi elles sont naïves: les femmes en sont
habillées avec raffinement, les hommes ont des visages de
Grecs, de penseurs. Il y a des salles qui comprennent tout,
qui dégagent de la pièce des indications, des subtilités
méconnues de nous-mêmes, et on ne sait pourquoi elles
comprennent tout, car j'y aperçois des paysans en blouse, et
si j'essaye d'y distinguer un visage, il est idiot.
51
5. Le public? Il est capable de tout... Il est capable de siffler
un chef-d'œuvre et d'acclamer une stupidité... et le
lendemain de goûter la chose la plus fine, la plus subtile du
monde!
6. J'ai eu au lendemain d'une première triomphale, une
seconde avec onze spectateurs. [...J Nous leur avons
demandé s'il fallait jouer, ils se sont réunis au premier rang,
nous ont acclamés à la fin, et sont allés tous les onze
ensemble prendre un bock. Et je dois dire [... J que l'ovation
des onze spectateurs m'attire étrangement et que c'est
toujours ces onze-là que je salue, à leur premier rang, dans
les triomphes.
7. [. . .J vous faites des grimaces pour attirer l'attention du
public! [... J vous en faites rire quelques-uns et si on vous
les amenait à l'entracte dans votre loge, ceux que vous avez
fait rire, je suis sûr qu'en les voyant entrer vous seriez
honteux de les avoir amusés! [... J Douze personnes qui
rient, ça fait du bruit... Mais quand vous faites rire douze
personnes, c'est grave parce que, sur huit cents spectateurs,
ça en fait... sept cent quatre-vingt-huit qui ne rient pas!...
Quelle majorité terrible contre vous!...
8. Sous prétexte de se distraire et de se délasser, savez-vous ce
qu'ils [les spectateurs J vous apportent tous les soirs, ces
gens-là? Ils vous apportent, sans l'avoir jamais formulé, le
désir permanent qu'ils ont d'améliorer leur existence!... Eh
bien, il ne faudrait pas se contenter de leur faire oublier
leurs ennuis de la journée... il faudrait pouvoir les préparer
gaiement à supporter, à éviter les ennuis du lendemain...
sans qu'ils s'en aperçoivent!
9. Bref, tu amènes le soir à mes guichets un peuple énervé, usé
par ses luttes de la journée, méfiant, irrité [...]. Et nous, en
échange, que faisons-nous de lui? Nous l'apaisons, nous
l'égayons [. ..J. Nous le rendons sensible, beau, omnipotent.
[.. .]. Nous te le rendons à minuit sans rides au front, sans
rides à l'âme, maître du soleil et de la lune [... J.
10. Savez-vous ce que c'est que le public? C'est votre pays!...
y aviez-vous jamais pensé?... Et est-ce que ce n'est pas
quelque chose de pouvoir se dire: « J'amuse mon pays... je

52
le fais rire... je l'émeus, je le distrais », et ce ne serait pas
beau de pouvoir se dire un jour : «Je lui ai fait du bien! »
11. [.. .] rien n'est perdu si chaque soir [...] l'adolescent, le
savant, le ménage modeste, le ménage brillant, celui que la
vie a déçu, celui qui espère en la vie, se dit: - tout irait mal,
mais il yale théâtre!

Evidemment, les familiers des textes de Giraudoux et de Guitry


identifieront sans difficulté telle ou telle citation. Mais d'autres, qui les
connaissent moins bien, auront peut-être de la peine à distinguer les
phrases de l'auteur dramatique le plus «boulevardier» de celles de
l'auteur dramatique le plus « littéraire ». Et il n'est peut-être pas inutile
de rappeler que Le comédien, d'où viennent nos citations, fut créé seize
ans avant L'impromptu de Paris de Giraudoux, l'autre pièce citée 1.

Jean Giraudoux (1882-1944)

Parmi quinze ouvrages dramatiques de Jean Giraudoux il y en a


quatre qui contiennent des éléments de métathéâtre, et cela dans l'espace
de six ans: Intermezzo (1933), Electre (1937), L'impromptu de Paris
(1937) et Ondine (1939). En les examinant dans l'ordre chronologique on
perçoit une progression dans l'emploi des procédés métathéâtraux.
C'est dans Intermezzo qu'apparaissent pour la première fois quelques
éléments de la théâtralisation. D'abord le titre même, évoquant un sous-
genre particulier de spectacle, commun au théâtre dramatique, à l'opéra
et au ballet. Voici la déclaration de Giraudoux faite à un journaliste:
«Intermezzo, son nom l'indique, est un intermède. Je l'ai situé entre deux
tragédies, Judith et... Brutus, qui d'ailleurs n'est pas écrit» - et qui ne
fut jamais écrit. Une autre interprétation du titre: intermède c'est-à-dire
coupure dans la vie de la petite ville et aussi dans la vie d'Isabelle. Parmi
les influences littéraires, celle de Walpurgisnachtstraum (Rêve de la nuit
de Sabbat) qui, dans Faust, porte le sous-titre Intermezzo (et constitue
une forme de théâtre dans le théâtre), paraît la plus évidente. Ainsi que le
lien avec Heine qui avait intitulé Intemezzo son recueil lyrique publié
avec ses deux tragédies.

1
Les citations 1,3,4,6,9 et Il proviennent de L'impromptu de Paris, les citations 2,5,7,8 et 10-
du Comédien.
53
Remarquons toutefois, en marge de ces références savantes, qu'au
titre qui, par la force des choses, constitue le premier mot d'un ouvrage
dramatique, correspond, dans Intermezzo, le dernier mot de la pièce
(prononcé par le Droguiste): «Et fini l'intermède!» Une boucle
refermée sur elle-même, procédé si cher à Giraudoux (et à Jouvet), effet
de symétrie, lorsque à la version italianisée «intermezzo» répond,
comme un écho, le mot francisé « intermède ».
L'influence de Goethe ne se limite pas au titre. Comment ne pas
partager l'opinion de Jacques Body lorsqu'il dit: «En écrivant
Intermezzo, Giraudoux a écrit un peu, lui aussi, son Faust» ou plutôt son
« anti-Faust, toute révérence gardée ». Mais ce qui mérite
particulièrement notre attention, c'est que l'évocation directe de
Faust (<<Le Droguiste: Et voici qu'approche le dénouement de ce nouvel
épisode de Faust et de Marguerite ») se trouve juste au milieu de la
«Fugue du chœur provincial ». Et c'est précisément cette Fugue qui
constitue l'élément le plus important de la théâtralisation.
Située vers la fin de l'acte III, la « Fugue du chœur provincial» est
une récitation en contrepoint exécutée par le chœur de huit Fillettes ainsi
que par six autres personnages de la pièce: Monsieur Adrien, le Père
Tellier, l'Inspecteur, le Contrôleur, Armande, Léonide. Sans compter le
Droguiste qui règle tout. C'est lui qui a eu l'idée de cette « expérience »,
qui ordonne, commande, qui «dirige de sa baguette le chœur ». Le mot
« symphonie» est prononcé dans le texte. D'autres termes s'imposent
peut-être davantage, oratorio ou cantate, formes où la musique et la voix
humaine s'associent dans une espèce de spectacle. Le metteur en scène
de ce spectacle, le Droguiste, reconstitue ingénieusement ce qu'il appelle
« le bruit de la vie habituelle ». Tout y est: paroles et gestes, musique et
bruitage. Il y a même le public: «une foule curieuse» qui assiste au
spectacle sans y être engagée directement.
Dans Electre, créée quatre ans après Intermezzo, ce sont d'autres
« fillettes », les petites Euménides, qui, dès le premier acte, sont chargées
de la théâtralisation. Mais contrairement à leurs petites sœurs
d'Intermezzo qui débitent en rengaine leur leçon de géographie: «La
Vienne grossie de la Creuse. Le Cher grossi de l'Auron. L'Allier grossi
de la Sioule », sans rapport avec l'intrigue de la pièce (tout comme les
phrases récitées en contrepoint par d'autres choristes et qui ne sont que
des banalités, des lieux communs), les Petites Euménides, elles,

54
prononcent des paroles lourdes de signification, lorsqu'elles donnent leur
« spectacle ». Et elles le font à deux reprises.
La première fois (a. J, sc. 1), il ne s'agit que d'une «récitation », en
présence d'Oreste et du lardinier. « Récitons-nous, oui ou non? - s'écrit
la Première Petite Euménide. - Récitons Clytemnestre mère d'Electre. »
Et elles parlent de l'état d'âme de la reine: «Clytemnestre a mauvais
teint », «elle a peur [...] de tout.» Ensuite la Première Petite Fille
propose: «nous pouvons réciter Electre », et les trois Euménides
d'énoncer quelques méchancetés sur la sœur d'Oreste (<<Cela, ce n'est
pas vrai. Mais ça fait bien» - admet avec cynisme la Première Petite
Euménide).
Si nous étions là devant une simple récitation, la deuxième
intervention des trois filles (a. J, sc. 12) peut être considérée comme un
vrai spectacle dans le spectacle, comme une micropièce intérieure.
Tandis qu'Electre et Oreste sont endormis, la Première Petite Euménide
s'écrie: « A notre tour de jouer Clytemnestre et Oreste. Mais pas comme
eux le jouent. louons-le vraiment! » Et une didascalie (le théâtre de
Giraudoux en est tellement avare) précise: « Les trois petites Euménides
se placent dans les positions qu'avaient les acteurs de la scène précédente
et jouent en parodie, j'aimerais autant avec des masques. » Nous savons
d'ailleurs que lors de la création, les trois filles portaient des masques
blancs, la seconde jouant Oreste une petite épée, la première
(Clytemnestre) une couronne. «Tu viens pour me tuer, pour tuer
Egisthe ? » - dit la Première Euménide jouant Clytemnestre. Et elle
poursuit: « Si une épée comme celle-là tuait ta sœur, nous serions bien
tranquilles! [...] Moi j'épouserais tranquillement Egisthe. .. [...] Il prend
de l'âge, Egisthe. Tu lui succéderais bien vite... Tu serais le roi Oreste. »
« le ne veux tuer ni ma sœur que j'aime, ni ma mère que je déteste... »
- lui réplique la Deuxième Euménide. Et la Troisième Euménide
intervient pour paraphraser la réplique d'Electre de la scène précédente:
« Alors pourquoi parlez-vous tous deux », etc.
Les trois petites actrices du petit spectacle représentent, chacune, l'un
des protagonistes de la tragédie. Elles se réfèrent à des paroles
prononcées dans les scènes précédentes (par exemple l'accusation du
Mendiant: «Vous voulez tuer Electre », sc. 3), elles dévoilent quelques
arrières-pensées de Clytemnestre, elle suggèrent tel ou tel développement
de l'intrigue, tel ou tel dénouement possible. C'est donc une scène qui
par sa force d'évocation et de prémonition est comparable à la
55
représentation du Meurtre de Gonzague dans Hamlet, théâtre dans le
théâtre et psychodrame exemplaires.
On peut objecter que le spectacle des Petites Euménides est
parodique. Mais ne l'est-il pas, le spectacle de la troupe des comédiens
ambulants, dans l'optique de Shakespeare lui-même? La différence
essentielle, celle qui constitue un fossé entre les deux scènes, au point de
vue de la technique du théâtre dans le théâtre ou du spectacle dans le
spectacle, c'est que Le meurtre de Gonzague a un public de choix -
toute la cour avec les principaux intéressés y assiste -, tandis que la
micropièce des Petites Euménides est jouée devant le frère et la sœur
endormis (matérialise-t-elle leurs songes ?), le seul témoin éveillé mais
extrêmement discret en est le Mendiant, un dieu, personnage omniscient
qui n'a pas besoin des révélations des Euménides.
Il faudra attendre les deux autres pièces de Giraudoux pour trouver le
théâtre dans le théâtre sous une forme pleinement épanouie. Avant d'y
passer, une observation s'impose, résultant de deux faits.
Colette Weil qui, dans son édition critique d'Intermezzo (Ophrys,
1975), en présente des variantes, nous parle de «la fugue étoffée du
chœur provincial» comme d'un texte tardif et manuscrit offert par
l'auteur à Jouvet - qui l'avait peut-être suscité. Bien que l'on trouve déjà
cette fugue, à l'état embryonnaire et sous le nom de « symphonie », dans
la première version d'Intermezzo (<<Bonnes Feuilles », Ed. Ides et
Calendes), elle semble avoir pris sa forme spectaculaire très tardivement,
peut-être pendant les répétitions avec Louis Jouvet. Pour ce qui est
d'Electre, Jacques Robichez a constaté, en analysant les manuscrits, que
la scène parodique jouée par les Euménides avait été rédigée «au
moment de la correction des épreuves, déjà en pages ». Ainsi les deux
scènes de spectacle dans le spectacle, celle d'Intermezzo comme celle
d' Electre, paraissent avoir été sinon inventées, au moins étoffées et
formées définitivement au cours du travail avec le metteur en scène.
Ce qui est en revanche tout à fait incontestable, c'est que Louis
Jouvet a inspiré, on ne peut plus directement, L'Impromptu de Paris.
Electre fut jouée pour la première fois le 13 mai 1937. C'est
probablement avant le mois de juillet que Giraudoux a commencé à
rédiger son Impromptu qui devait être créé le 3 décembre. La timide
expérience de la théâtralisation dans Electre a-t-elle encouragé
Giraudoux à faire un pas décisif dans cette direction? Ou, au contraire,

56
L'Impromptu en gestation a-t-il incité l'écrivain à faire montrer les
Petites Euménides donnant leur spectacle?
L'Impromptu de Paris associe deux aspects de la théâtralisation :
théâtre dans le théâtre et théâtre sur le théâtre. «La scène est la scène
même de l'Athénée, un après-midi de répétition» - indique la
didascalie liminaire. Le lieu de l'action est donc identique au lieu de la
représentation. Personnages: «la troupe de Jouvet », chacun des
comédiens jouant soi-même, sous son propre nom. Même le machiniste
et l'électricien. Un seul personnage fictif: le député-grammairien
Robineau.
Le point de départ, c'est L'Impromptu de Molière: le titre de l'acte de
Giraudoux s'y rapporte directement et, dès la première scène, on déclame
le début de L'Impromptu de Versailles. Mais ce n'est pas pour répéter
l'acte de Molière qu'on s'était réuni. Quelle est la pièce en préparation?
Giraudoux hésita sur ce point. Dans le manuscrit «surchargé de
ratures », «avec des phrases interrompues, des répliques modifiées,
rejetées, reprises », Jacques Robichez a retrouvé un dénouement primitif,
où Louis Jouvet et Madeleine Ozeray commencent à répéter l'acte II de
L'école des femmes. Et encore dans les Variantes 111 (Ed. Ides et
Calendes) on trouve cette phrase dans la bouche de Jouvet: «Il nous
reste une heure pour la répétition. En scène, les enfants. Deuxième acte
de L'école des femmes ». Et une didascalie précise: «On commence
L'école des femmes. Le metteur en scène pourra placer entre les phrases
ses observations. » Suit un échange de répliques entre Jouvet-Arnolphe et
Ozeray-Agnès:

Venez, Agnès. .. Rentrez... La promenade est belle.


Fort belle.
Le beau jour!
Fort beau.
Quelle nouvelle?
Le petit chat est mort.

Cette dernière phrase est prononcée par Robineau « qui n'a pas pu se
retenir» et qui s'excuse: « Oh, pardon! Oh, pardon! »
Dans la version définitive de L'impromptu de Paris, pas de dialogue
de L'école des femmes. Ce qu'il en reste, c'est le commentaire de
Madeleine Ozeray sur « le petit chat est mort », celui de Jouvet sur la
57
«tarte à la crème », et aussi «un des rosiers de L'école des femmes »,
accessoire auquel s'accroche le maladroit Robineau.
Le choix de Giraudoux, en ce qui concerne la pièce répétée, s'est
porté finalement sur La guerre de Troie n'aura pas lieu. Est-ce parce que
L'impromptu de Paris devait être présenté pour la première fois avec une
reprise de La guerre de Troie? D'ailleurs, pas une seule réplique de La
guerre de Troie n'est prononcée dans L'impromptu de Paris, seules les
allusions à la « scène avec Andromaque », au fameux « cul de singe », et
à Iris qui doit descendre du ciel dans une gloire, indiquent la pièce en
répétition. Répétition qui n'est qu'un prétexte pour dire un grand nombre
de choses sur le théâtre, sur la création dramatique, sur l'art du comédien
et du metteur en scène, sur le public et la critique, enfin sur les rapports
entre le théâtre et l'Etat. Bref, un vrai manifeste théâtral, presque une
tirade répartie entre plusieurs voix, une source inépuisable de définitions
et de formules pour alimenter des anthologies. Nous en tirerons une seule
qui traduit peut-être mieux que les autres la création giralducienne : « le
théâtre, c'est d'être réel dans l'irréel ». Formule qui est aussi l'une des
clefs de la théâtralisation.
L'impromptu de Paris, qui commence par une évocation de Molière,
se termine par les paroles du profane Robineau qui, montant au ciel dans
une gloire détraquée, s'écrie, avant de disparaître: « C'est du théâtre! »
Voilà les mots qui résument parfaitement cet acte de Giraudoux.
Mais c'est dans Ondine que le théâtre dans le théâtre prend un essor
prodigieux, c'est à propos d'Ondine qu'on est en droit de parler de la
surthéâtralisation.
L'acte II tout entier, acte médian et le plus long des trois, est placé
sous le signe du spectacle dans le spectacle. Il commence par
l'apostrophe du Chambellan: « Messieurs, j'en appelle également à votre
invention et à votre impromptu. [...] Sa Hautesse entend qu'un
divertissement clôture la solennité... Vous, Monsieur le surintendant des
théâtres royaux, que nous proposez-vous? » Il se termine par l'appel du
même Chambellan: « Un entracte! Un entracte! » Tout au long de l'acte
II, nous assistons à une succession de spectacles; on dirait un festival
théâtral, tels Les plaisirs de I 'fie enchantée ou Le grand divertissement
royal de Versailles.
Ces spectacles intérieurs se répartissent en trois groupes. D'abord un
Illusionniste fait surgir quelques tableaux: une comète qui passe, la ville

58
d'Ys qui émerge des eaux, le cheval de Troie qui entre, les pyramides qui
se dressent, l'arbre de Judée qui jaillit, Vénus toute nue qui apparaît près
du Chambellan.
Après cette démonstration purement spectaculaire, l'Illusionniste qui
n'est autre que le Roi des ondins et l'oncle d'Ondine, propose « un petit
divertissement personnel»: mettre face à face Hans et son ancienne
fiancée Bertha. Il ne s'agit plus d'évoquer des fantômes, mais d'accélérer
le cours des événements (la vie étant « un théâtre par trop languissant.
Elle manque de régie à un point incroyable» - se plaint le Chambellan).
Le magicien fera anticiper l'avenir en trois scènes que regarderont,
comme voyeurs, des « spectateurs cachés », notamment les dames de la
cour. «Voilà la scène que vous n'auriez eue que l'hiver prochain, si vous
n'aviez eu recours à mes services! » - constate l'Illusionniste après le
deuxième épisode. Et avant le troisième, il annonce « la scène de l'an
prochain ». Ces trois rencontres entre Hans et Bertha vont-elles amener la
rupture entre Ondine et son époux? Les deux instigateurs du spectacle y
sont intéressés: l'Illusionniste pense à récupérer Ondine, le Chambellan
voudrait rendre Hans à Bertha. Une dernière scène (il y a, entre-temps,
une scène marginale, arrangée comme les précédentes par le magicien,
entre le vieux pêcheur Auguste et Violante), dont l'Illusionniste affirme
ne pas être responsable, montre « la première mésentente du Chevalier et
d'Ondine ».
Enfin, l'intermède proprement dit, spectacle dans le spectacle sous
une forme institutionnalisée. L'oncle d'Ondine y est dédoublé: en tant
qu'Illusionniste il organise le spectacle, il y joue en tant que Roi des
ondins. Les génies des eaux reconstituent, par leur jeu, les circonstances
de la naissance de Bertha, ils dévoilent le secret de son origine modeste.
Mais le spectacle se complique par l'intervention inopinée de deux
chanteurs de Salammbô, opéra que proposait le Surintendant des théâtres
royaux tout au début de l'acte. Impossible de les retenir, impossible de
les faire taire. Salammbô et Mâtho s'immiscent donc dans le dialogue des
ondins, en chantant: « Oui, je ne suis qu'un mercenaire! », « Oui, je suis
nièce d'Annibal! », etc. Leurs déclarations d'amour juxtaposent aux
répliques des ondins une espèce de contrepoint. Avec quel effet? «Il
faut qu'au moment de l'opéra les gens ne sachent pas s'il faut rire ou
pleurer» - note Jouvet en rapportant les observations de son décorateur
Tchelitchew.

59
Le caractère parodique des morceaux d'opéra introduits dans la
représentation des ondins semble être évident. On a évoqué à ce propos
Wagner. Un rapprochement plus direct est à faire avec l'opéra d'Ernest
Reyer, le plus célèbre Salammbô lyrique (1890); bien que la
comparaison avec le livret de Camille Du Locle ne permettre de déceler
aucun emprunt littéral, on en retrouve le climat verbal dans les quelques
répliques parodiques de Giraudoux.
Et pourtant le recours à Salammbô a d'autres raisons que la parodie. Il
y a deux sortes de rapports entre l'intrigue d'Ondine. D'une part,
l'analogie entre les paroles des deux chanteurs: «Le voile de Tanit!»
(Salammbô), «Ah! Tout se dévoile! » (Mâtho), et la situation dans la
pièce extérieure: Ondine « arrache le voile de Bertha» pour dévoiler la
vérité. L'intervention des chanteurs, aussi modeste soit-elle, apparaît
donc ici comme un commentaire des actions des ondins.
D'autre part, il y a un parallélisme entre les amants de l'opéra
(comme du roman de Flaubert) et ceux de la pièce de Giraudoux.
Salammbô personnifie la déesse lunaire Tanit, Ondine est une déesse des
eaux. Mâtho, chef des mercenaires, est un guerrier, tout comme Hans,
chevalier errant (qui apparaît en armure). Elle et lui appartiennent à deux
mondes différents, d'où la situation conflictuelle. Ils s'aiment d'amour.
Mâtho devra être exécuté devant Salammbô, Hans mourra en présence
d'Ondine. Dans les deux cas, un amour malheureux. Le spectacle dans le
spectacle s'avère donc prémonitoire. «Il serait malséant de montrer à
deux amoureux la piteuse issue de l'amour» - c'est ainsi que le
Chambellan motivait, au début de l'acte, son refus de faire représenter
l'opéra. «C'est triste, Salammbô ! » Pourtant, Salammbô et Mâtho ont
imposé leur présence dans le spectacle, et les dernières paroles qu'ils
chantent «Tout n'est qu'amour en ce bas monde! Qu'amour! » doivent
prendre un goût amer aussi bien pour le public du spectacle donné dans le
palais du roi Hercule, que pour les spectateurs de la pièce de Giraudoux.
Il y a dans Ondine, cette pièce qui marque le point culminant de la
marche de Giraudoux vers la surthéâtralisation, de nombreuses références
au monde du théâtre, il y a des formules originales, des paradoxes
comme: «chaque théâtre n'est bâti que pour une seule pièce, et le seul
secret de sa direction est de découvrir laquelle », ou encore: «le grand
avantage du théâtre sur la vie, [c'est qu'] il ne sent pas le rance ». Mais
c'est par des paroles qui apparemment n'ont rien de commun avec le
théâtre qu'on voudrait terminer ces réflexions.
60
Lorsque Ondine parle au Poète des «sources sous-marines », elle
ajoute: «Le jeu est de les trouver à leur jaillissement. C'est soudain une
eau qui se débat au milieu de l'eau. [...] On est inondé d'une eau qui n'a
touché que l'eau» (act.II, sc.9). Cette description ne s'applique-t-elle pas
à l'essence même du théâtre dans le théâtre? Un théâtre qui se débat au
milieu du théâtre, un spectacle qui n'a touché que le spectacle... Et
Ondine conseille au Poète d'aller au-dessus d'une telle source:
« Regardez-y votre reflet. Vous vous y verrez comme vous êtes, le plus
beau des hommes...» Cette image ne correspond-elle pas au cas
privilégié d'un spectacle intérieur qui reflète, comme un miroir, les
situations du spectacle extérieur et ses personnages? Les plus beaux. Ou
les plus odieux comme Clytemnestre. Mais surtout les plus malheureux,
comme Oreste et Electre, comme Hans et Ondine.

Michel de Ghelderode (1898-1962)

Michel de Ghelderode, ce Flamand francophone, est l'un des auteurs


dramatiques du XXème siècle qui étaient fascinés par les procédés de
théâtre dans le théâtre et sur le théâtre. Parmi ses pièces métathéâtrales
citons d'abord trois où la théâtralité n'est qu'accessoire.
Dans le drame en un acte, Escurial, le Roi et son bouffon Folial
jouent une farce. Folial arrache au Roi la couronne et le sceptre, il se
débarrasse de son bonnet de fou. «Pour être autre chose, il suffira de
quelque accessoire », dit le Roi. Il pose la couronne sur la tête du bouffon
et lui met le sceptre dans sa main. Lui-même se coiffe du bonnet du fou
et saisit la marotte. Il y a là interversion d'identité. Dans Le soleil se
couche... Charles Quint, vieux et malade, regarde un spectacle de
marionnettes. Le ménage de Caroline se passe devant et dans une
baraque foraine; on y voit notamment Pierrot et Colombine sexagénaires
ainsi qu'Arlequin octogénaire.
Mais il y a, dans l'abondante production dramatique de Ghelderode,
trois pièces dont la raison d'être est la théâtralité, le théâtre dans le
théâtre et sur le théâtre: Trois acteurs, un drame... (écr. 1926, pub!.
1929, repr. 1931), Sortie de l'acteur (écr. 1930-1933-1935, pub!. 1942,
repr.1962) et La mort du docteur Faust (écr. 1925, pub!. 1926, repr.
1928).

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Dans le Prologue de la «comédie dramatique en un acte », Trois
acteurs, un drame ..., tandis qu' «on entend les bruits familiers de la
plantation du décor », apparaît devant le rideau baissé l'Auteur
dramatique et trois acteurs: le Père noble, l'Ingénue et le Jeune premier.
Ce sera la dernière représentation de sa misérable tragédie « médiévale»
qui s'est montrée un four. L'Auteur supplie les comédiens de faire un
ultime effort pour jouer, cette fois, avec le cœur. «Faites-le pour l'art
dramatique si vous ne voulez pas le faire pour moi!» Et il leur
reproche: «la tragédie, vous la jouez dans la vie privée, tandis qu'en
scène vous ne faites que des boulettes! ». Le Père noble réplique: « Des
années que nous la jouons, votre pièce!... » Le problème la vie vs la
fiction est posé. Le rideau se lève sur un décor disparate: «La toile de
fond représente une crypte ogivale, les portants un salon Empire. Le
mobilier est de style Louis XVI ». La ridicule pochade met en scène un
vieux duc, sa jeune épouse Mariette et l'amant de celle-ci, Tristan.
L'adultère ayant été découvert, les trois protagonistes se donnent la mort,
chacun avec son revolver. Dans l'Epilogue, les « suicidés» se relèvent,
tandis qu'un coup de feu dans les coulisses annonce le vrai suicide de
l'Auteur.
Sortie de l'acteur est une pièce en trois actes sur un comédien de
vingt-six ans, Renatus. Chétif, malade, consommé par un feu intérieur, il
doit jouer dans une pièce de son ami Jean-Jacques.
Le premier acte, intitulé «Froid derrière le rideau », se passe sur la
scène glaciale d'un théâtre de province. On répète la tragédie de Jean-
Jacques. Gustave joue le Roi, Rosa « costumée en jeune fille noble» -
la Reine, Renatus -l'Amant. Le quatrième personnage de cette tragédie
en trois actes c'est la Sainte, jouée par Armande. L'adultère ayant été
découvert, l'Amant est condamné à mort et décapité. Une religieuse, la
Sainte, qui assiste à l'exécution, «baise la tête coupée». Jean-J acques
explique à Renatus cette attitude: « Quelle situation pathétique que cette
sainte, parvenue par sa persuasion à te faire regretter ton crime, et qui,
agenouillée à côté du billot, recueille ta tête pour lui donner le baiser
pacifiant! ... Car je laisse entendre que tu devins amoureux d'elle dans ta
prison et que ce baiser, plus profane que sacré, était le prix de ta
soumission à la divine justice... »
A l'acte II, « L'illusion reste à l'affiche », on voit Renatus dans son
lit, malade, délirant. Ce sont ses dernières heures. Entouré par quelques
amis, notamment Jean-Jacques, il meurt à la fin de l'acte. La première de
62
la tragédie de Jean-Jacques n'aura pas lieu. «On ne Joue pas cette
pièce... On ne la jouera jamais... », dit l'Auteur.
L'acte III, intitulé « La comédie crépusculaire », se passe à l'extérieur
de l'estaminet «Au Bien-Être », près du cimetière. C'est l'enterrement
de Renatus. Jean-Jacques jette ses manuscrits dans le feu où on brûle les
ordures de la ville. Le spectre de Renatus lui dit: «La mort, la sortie
d'un acteur, tu en ferais une pièce, la toute dernière... » Référence au
titre de l'ouvrage de Ghelderode, donc passage du niveau de la pièce
intérieure à celui de la pièce extérieure.
Sortie de l'acteur est un drame sur l'antinomie réalité vs illusion
théâtrale. C'est surtout Renatus qui en est obsédé. «Votre folie est de
tenir pour réelles les illusions théâtrales et de croire illusoires les toutes-
puissantes réalités », lui dit le souffleur Fagot, ancien mime. Renatus
confond son rôle avec la réalité, dans le délire il s'identifie avec le
condamné à mort: «ils me traîneront sur la scène et me livreront au
bourreau ». Remarquons que Renatus, héros de la pièce de Ghelderode,
avait un modèle dans la vie. Sortie de l'acteur lui fut dédiée:

IN MEMORIAM
RENATIVERHEYEN
ACTOR FLANDRENSIS
QUIOBIIT
DIE XXIve OCTOBRI
ANNO MCMXXX
SUJE VITJE XXV le

Renaat Verheyen fut un acteur d'un grand talent, mort le 24 octobre


1930. Ghelderode, qui entretenait avec lui des rapports amicaux, lui
consacra des articles «ln memoriam ». Roland Beyen cite le fragment
d'une lettre du 23.6.1929 : «Mon cher Verheyen, Je vous envoie le conte
qui a servi d'idée pour note pièce nouvelle... »
Les analogies entre ces deux pièces, ou plutôt entre Trois acteurs, un
drame ... et le premier acte de Sortie de l'acteur, sont évidentes. Le lieu
est une scène de théâtre dans une ville de province. Il y a l'auteur
dramatique et les interprètes de sa pièce. Celle-ci (c'est-à-dire la pièce
intérieure) est l'histoire d'un trio: le roi (le duc), sa jeune épouse et
l'amant. Dans Sortie de l'acteur l'amant est condamné à mort et exécuté.
Dans Trois acteurs, un drame... ce sont les trois protagonistes qui se

63
suicident; quant à l'Auteur, personnage de la pièce extérieure, il se
suicide aussi.
Jean-Jacques de Sortie de l'acteur renonce à écrire et brûle tous ses
manuscrits; ainsi il se donne la mort en tant qu'auteur dramatique.
Le sommet de la théâtralisation fut atteint par Ghelderode dans La
mort du docteur Faust. On trouve dans cette « tragédie pour le music-hall
en un prologue et trois épisodes» des formes traditionnelles du théâtre
dans le théâtre: scène sur la scène et pièce dans la pièce. Au fond de la
taverne des Quatre-Saisons, où se passe le « premier épisode », il y a une
petite scène avec le rideau. Faust et Marguerite jouent sur cette scène,
mais ils font aussi partie du public et commentent le spectacle.
Cependant l'originalité de la pièce de Ghelderode se trouve ailleurs.
Dans les deux ouvrages qu'on a évoqués précédemment, les
personnages de la pièce extérieure (celle de Ghelderode) représentent
ceux de la pièce intérieure (jouée ou répétée) : dans Trois acteurs, un
drame... le Père noble, l'Ingénue et le Jeune premier représentent le Duc,
son épouse Mariette et Tristan, tandis que dans Sortie de l'acteur
Gustave, Rosa et Renatus représentent le Roi, la Reine et l'Amant.
Le personnage titre de La mort du docteur Faust a un statut beaucoup
plus complexe. D'abord, il est dédoublé: « Faust» et « l'Acteur qui joue
Faust» se mettent face à face, ils discutent, ils se disputent. Et ce n'est
pas tout. Le comédien cabot, un clown qui joue maladroitement le rôle
tragique de Faust, ne représente pas (ne signifie pas) le personnage
historico-légendaire, il représente le personnage nommé « Faust ». Nous
avons donc trois niveaux:

Faust
historico- référent
légendaire

personnage qUI
se réfère à Faust référent
2 historico-
légendaire

comédien qui
représente ce
3 personnage

64
Si l'on tient compte de la définition large du signe, « quelque chose
qui représente autre chose pour quelqu'un », le comédien cabot (3)
représente le personnage « Faust» (celui-ci est son référent), tandis que
le personnage « Faust» de la pièce de Ghelderode (2) se réfère à Faust
historico-légendaire (1). Il Y a donc un enchaînement des signes et de
leurs référents. Dans le cas d'une réalisation scénique de la pièce de
Ghelderode, il faut ajouter un quatrième niveau: l'acteur en chair et en
os qui joue le rôle de Faust.
A côté de ce Faust à plusieurs niveaux, Ghelderode a créé un
personnage autonome nommé «l'Acteur qui joue Faust », ce qui
complique davantage cette situation «en abyme ». Nous sommes en
présence du dédoublement d'un personnage et aussi du jeu de miroirs. Le
dédoublement, procédé bien connu depuis Saint Genest de Rotrou,
concerne non seulement Faust, mais aussi le diable Diamotoruscant et
Marguerite, puisqu'il yale personnage de « l'Acteur qui joue le diable»
et celui de «l'Actrice qui joue Marguerite ». La confrontation de deux
Faust, comme celle de deux Marguerite, prend un tour vertigineux dans
le «troisième épisode ». «Que tout est confus! Que tout est
impénétrable! », s'exclame le personnage éponyme.

L'ACTEUR FAUST. -
Il y en a un qui est
vrai, et l'autre qui est faux.

FAUST. -
C'est moi le vrai!...
l'ancien. ..

L'ACTEUR FAUST. -
Ce n'est pas certain, je suis
Faust, aux yeux d'une foule...

Et quelques instants plus tard:

L' ACTEURFAUST. -
Phraseur, moi j'existe, je
veux vivre, je veux m'évader
de ce costume, de cette forme.
Je ne veux pas être Faust...

65
FAUST.-
Je ne veux pas l'être non plus!
J'ai menti en disant que j'étais
Faust! Je suis un artiste.

Faust ajoute, un peu plus tard: «Je ne suis plus ni le docteur, ni


l'acteur! J'en ai assez, quand même il y aurait dix Faust, cent Faust! »
La pièce se termine par la mort de Faust qui se tire un coup de feu
dans la poitrine.
Si la Sortie de l'acteur est basée sur l'antinomie réalité vs illusion
théâtrale, La mort du docteur Faust constitue un jeu entre plusieurs
degrés de l'illusion. C'est aussi l'un des rares spécimens de la
surthéâtralisation dans la littérature dramatique de toutes les époques.

Jean Anouilh (1910-1987)

Dans l'abondante production dramatique de Jean Anouilh qui s'étale


sur plus d'un demi-siècle - une quarantaine de pièces de 1929 à 1983 - il
Y a une vingtaine d'ouvrages à caractère métathéâtral. Nous les
présenterons dans l'ordre chronologique, en mettant l'accent sur la
structure, l'intrigue et le dialogue plutôt que sur leur contenu idéologique
et philosophique.
La première pièce où apparaissent des acteurs comme personnages est
la comédie en quatre actes Le rendez-vous de Senlis (1937), un imbroglio
rocambolesque des liaisons amoureuses et infidélités conjugales. Le
protagoniste de la pièce, Georges, vingt-huit ans, engage un acteur et une
actrice professionnels pour «jouer» le rôle de ses parents pendant un
dîner. Il leur explique:

Il s'agit tout simplement de dîner ce soir


à ma table et de soutenir avec mes invités
une conversation... aussi brillante que possible [oo.]
J'ai dit mes invités tout à l'heure.
C'est « mon invitée» que j'aurais dû dire.
J'attends une jeune fille qui va arriver d'un
moment à l'autre. Cettejeune fille - vous
voyez que je me confie entièrement à vous -
cette jeune fille est ma maîtresse. Pour des
raisons qu'il serait trop long de vous expliquer
en détail, j'ai été amené à lui mentir.
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Georges se considère metteur en scène et prépare soigneusement ce
« spectacle ». Mais les choses vont prendre une tournure différente et
finalement le dîner n'aura pas lieu. Les deux acteurs prétentieux,
Philémon et Madame de Montalembreuse, sont caricaturés et le texte
comporte plusieurs remarques sur le théâtre, comme ces répliques:

ISABELLE
Vous jouez le drame ou le vaudeville?

PHILÉMON
Je joue tout, Mademoiselle. Le classique
et le moderne, le tragique et le comique

ISABELLE
Et vous ne mélangez jamais les genres?

PHILÉMON
De mon temps cela ne se faisait pas,
Mademoiselle. Mais avec les pièces qu'on
nous sert maintenant, évidemment...

Dans la pièce en cinq tableaux Léocadia (1939, repr. 1940), Anouilh


reprend le thème de simulation. Le Prince Albert Troubiscoï et la célèbre
cantatrice Léocadia Gardi se connurent et s'aimèrent; au troisième jour
elle mourut étranglée par son écharpe, comme Isadora Duncan. Pour
consoler le jeune Prince, sa tante, la Duchesse, engage une modiste de
vingt ans, Amanda, «portrait vivant de Léocadia », afin de créer
l'illusion de la présence de la défunte. Un jeu de rôles pirandellien. La
simulation s'est montrée plus que réussie. Amanda s'éprend du Prince et
se fait aimer par lui.
C'est seulement dans Eurydice (1941) qu'Anouilh introduit une
troupe théâtrale. Ce drame d'inspiration mythologique et de tendance
métaphysique, dont les protagonistes transgressent la frontière entre la
vie et la mort, se déroule dans des décors naturalistes. Les actes l et III
dans le buffet d'une gare de province, les actes II et IV dans des
chambres d'hôtel - lieux de passage des musiciens ambulants, Orphée le
violoniste et son Père, ainsi que des membres d'une minable troupe en
tournée: Eurydice, sa Mère, quelques acteurs et le régisseur. Ces décors
et la mentalité terre-à-terre des personnages, comme le Père et la Mère,

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contrastent avec les sentiments des deux protagonistes, Orphée et
Eurydice.
La pièce maîtresse de Jean Anouilh, Antigone (1942, repr. 1944)
utilise à la perfection le procédé de distanciation, avec le Chœur de
l'antique:

Au lever du rideau, tous les personnages sont en


scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes.
Le Prologue se détache et s'avance.

LE PROLOGUE.-
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est
la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant
elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va
surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne
prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en
face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est
jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle
s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et,
depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse
vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de
nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas
à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est
Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers
Ismène: son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite,
sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone, et puis un soir,
un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été
éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un
coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé
d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans
étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui» avec un petit sourire
triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-
bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari
d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone
sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.

Ensuite, le Prologue présente les autres personnages: Créon, sa


femme Eurydice, le Messager, les gardes. «Et maintenant que vous les
connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire» - poursuit-il.
« Pendant que le Prologue parlait des personnages sont sortis un à un. Le
Prologue disparaît aussi» - indique la didascalie. Il va réapparaître, en
tant que Chœur, après la découverte du «crime» d'Antigone d'avoir
enseveli le cadavre de son frère Polynice :
68
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout
seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie.
[.. .]
C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces
traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs,
ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir,
comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme
aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est
tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme! Ce n'est
pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de
distribution. Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il
n'y a plus d'espoir, le sale espoir; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme
un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, - pas à gémir,
non, pas à se plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on
n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien:
pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce
qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est
pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin!

Lors d'une nouvelle apparition, le Chœur, dans un dialogue avec


Créon, prend la défense d'Antigone, il s'associe aux supplications
d'Hémon. Il réapparaît vers la fin de la pièce, Antigone reconduite, le
Messager ayant relaté la mort d'Antigone et d'Hémon, le Chœur apprend
à Créon le suicide de sa femme, Eurydice. C'est lui qui termine la pièce:

Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien
tranquilles. Mais maintenant, c'est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous
ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis
ceux qui croyaient le contraire - même ceux qui ne croyaient rien et qui se
sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous,
bien raides, bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont
commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C'est fini.
Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. Son
devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le
palais vide où Créon va commencer à attendre la mort.

Signalons deux petites comédies métathéâtrales. Un lever de rideau


Episode de la vie d'un auteur qui nous montre comment les fâcheux
viennent faire gripper les rouages de la création artistique. Un autre acte
métathéâtral, Cécile ou l'école des pères (1949) est un pastiche de
quelques pièces du répertoire classique: L'école des femmes de Molière,
Le mariage de Figaro de Beaumarchais, L'école des mères de Marivaux
et On ne badine pas avec l'amour de Musset.

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Les deux pièces suivantes, La répétition ou l'amour puni et Colombe,
contiennent des pièces intérieures, c'est donc du théâtre dans le théâtre au
sens propre du terme.
Le titre même de la pièce en cinq actes La répétition ou l'amour puni
(1950) annonce son caractère métathéâtral. C'est bien une répétition,
même s'il ne s'agit pas d'une troupe professionnelle mais des amateurs
qui préparent la représentation de La double inconstance de Marivaux
dans le salon d'un château. Voici comment le Conte, protagoniste et
metteur en scène, explique, à la fin du premier acte, la pièce en
répétition:

Nous allons pouvoir commencer, mes enfants, nous sommes au complet. La


Double Inconstance est une pièce terrible. Je vous supplie de ne pas l'oublier.
Sylvia et Arlequin s'aiment sincèrement. Le prince désire Sylvia, peut-être
l'aime-t-il aussi? Pourquoi toujours refuser aux princes le droit d'aimer aussi
fort, aussi simplement qu'Arlequin? Tous les personnages de sa cour vont se
conjurer pour détruire l'amour d'Arlequin et de Sylvia. Enlever Sylvia à
Arlequin par la force, pour le compte du prince, ne serait rien; ils vont faire en
sorte que Sylvia aimera le prince et qu'Arlequin aimera Flaminia et qu'ils
oublieront leur amour. C'est proprement l'histoire élégante et gracieuse d'un
crime. Villebosse : Arlequin est tendre et bon, mais facile et gourmand et naïf.
Flaminia et sa sœur sont si belles, elles sentent si bon! N'oubliez jamais que
même lorsqu'il les repousse et pense tendrement à Sylvia, il les renifle. [...]
Flaminia et Lisette sa sœur sont dures, coquettes, joueuses, amusées: le petit
rustre doit sentir bon aussi pour ces deux belles dames blasées. Elles jouent,
tirent une griffe, la rentrent - vient le désir comme une curiosité - et en plus
c'est le service du prince, la grande loi de tout ce petit monde. Alors pourquoi
se refuser un plaisir d'un jour qui n'engage à rien? Elles sont d'ailleurs d'une
autre race, elles le savent, et Arlequin est comme un petit chien gentil qui
s'ébroue drôlement et qui lèche. [...]
Trivelin est lourd, empressé, servile, et ravi comme un chien de meute de
participer à la curée pour le compte du maître. Il a la livrée et c'est bon de
s'amuser à berner ce petit paysan, ce petit paysan qu'il n'est plus - enfin!
depuis qu'il a pris du service. [...] Quant à Sylvia (Il s'est retourné vers
Lucile.)
Que dire de. Sylvia? Elle n'est pas romanesque, elle est tendre, elle n'est pas
naïve, elle est bonne, elle n'est pas dure, elle est nette. Les belles dames de la
cour ni le prince ne l'éblouissent. Elle sait tout, depuis toujours, sans avoir
jamais rien appris. Elle a la plus juste mesure du cœur. Dans ce petit univers
frelaté et ricanant sous ses soies, ses caillouxprécieux, ses aigrettes - elle est
seule, claire et nue sous sa petite robe de toile et elle les regarde toute droite et
silencieuse s'agiter et comploter autour d'elle. Et tout ce qui faisait la force et le
plaisir du prince est entre ses mains, soudain - inutile. Sylvia est une petite

70
âme inaccessible qui le regarde à mille lieux de lui et le trouble. Il y avait donc
autre chose au monde que le plaisir - et il ne le savait pas?
Mais je n'ai pas besoin de vous expliquer le rôle, Mademoiselle; vous n'avez
qu'à être vous.

L'équation entre les personnages de la pièce extérieure et ceux de la


pièce intérieure est presque parfaite: le Comte = le Prince, la Comtesse =
Lisette, Hortensia = Flaminia, Héro = Un Seigneur, Villebosse =
Arlequin, Monsieur Damiens = Trivelin, Lucile = Sylvia. Les répétitions
commencent à l'acte II et se poursuivent à l'acte III. Les personnages
mêlent les répliques de Marivaux à leur propre dialogue, certaines
répliques ont donc un double sens. La vie imite ici la comédie.
Colombe (1951) est une comédie sur le milieu théâtral. La
protagoniste, Madame Alexandra, est une «célèbre tragédienne »,
codirectrice d'un théâtre. C'est autour d'elle que gravitent les autres
personnages: son partenaire de scène Du Bartas, le codirecteur du théâtre
Desfournettes, l'auteur dramatique, membre de l'Académie Française
Emile Robinet (surnommé par ses proches « Poète-Chéri »), le secrétaire
d'Alexandra La Surette, son habilleuse Madame Georges, son coiffeur,
son manucure, son pédicure, des machinistes. Le «monstre sacré» a
deux fils, Julien le mal-aimé et Armand l'adoré, nés de ses deux liaisons
amoureuses extraconjugales. Le personnage titre, Colombe, est une
modeste fleuriste épousée, à l'âge de dix-huit-ans, par Julien, colérique et
brutal, mauvais caractère. Elle va le tromper avec l'aimable Armand. Ce
triangle forme l'intrigue amoureuse de la pièce. L'action se passe vers
1900. Par certains traits satiriques Alexandra rappelle Sarah Bernhardt
(qui est d'ailleurs maintes fois évoquée) et l'écrivain Emile Robinet -
Edmond Rostand (les même initiales E.R.).
L'acte I, situé dans la loge d'Alexandra et dans le couloir des loges,
se déroule avant la répétition de la nouvelle pièce de « Monsieur Poète-
Chéri », La femme et le serpent. Julien est sur le point de partir pour le
service militaire. Colombe, qui rêve de devenir actrice, obtiendra un petit
rôle: l'auteur « va lui faire quatre vers au cinquième acte et elle aura sept
francs par jour ».
L'acte II se passe sur la scène nue, avant la répétition. Le plateau sert
de lieu de rencontre entre les protagonistes: Alexandra bavarde avec
Colombe, puis avec l'auteur de la pièce et avec son partenaire Du Bartas.
Colombe est courtisée, tour à tour, par Du Bartas, par Desfournettes, par

71
Robinet, enfin par Armand qui la prépare au concours d'admission au
Conservatoire - le passage répété reflète leur penchant amoureux.
A l'acte III, deux loges sont visibles, celle de Madame Alexandra et
celle de Colombe. Trois mois plus tard, Colombe a déjà un rôle de vingt-
trois lignes et elle gagne dix francs par jour.
Juste avant le spectacle, Julien, prévenu des infidélités de sa femme,
arrive en permission; furieux, il veut régler les comptes avec tout le
monde; il s'affronte notamment avec Armand.
Au IVèmeacte, le rideau se lève sur la fin de la représentation de La
Maréchale d'Amour, reprise d'une pièce en vers du « Poète-Chéri », dans
les décors Louis XV. Ce sont les spectateurs de la pièce d'Anouilh qui
tiennent lieu du public de cette intra-pièce.
Madame Alexandra s'adresse à Du Bartas (tous les deux
sexagénaires): «J'ai vingt ans comme toi!» Pendant cette scène
d'amour, la Maréchale et son amant, un jeune officier, sont surpris par le
Maréchal de France, mais celui-ci, indulgent, emmène l'amant avec lui
«aux bords du Rhin pour défendre la France ». Les deux hommes partis
à la guerre, la Maréchale d'Amour va se consoler avec d'autres
amoureux, parce que, dit-elle, « c'est folie de remettre Eros à demain ».
Le rideau tombe. Après de nombreux rappels «le rideau, enfin, ne
retombe plus et les personnages changent aussitôt d'attitude ».
Madame Alexandra, rhumatisante, reprend sa canne, Du Bartas
enlève sa perruque. Les comédiens quittent le plateau, les machinistes
font disparaître les décors. On revient de l'illusion au deuxième degré à
l'illusion première.
Après cet épisode de la pièce intérieure, qui rappelle vaguement les
rapports Colombe-Armand-Julien, il y a entre Julien et Colombe, sur le
plateau désert, une scène de reproches réciproques, un règlement de
comptes violent, ce qui annonce la rupture. Enfin, Julien reste seul. Un
noir et plus le retour en arrière. Colombe apparaît, lumineuse: c'est sa
première rencontre avec Julien, un coup de foudre. Aux paroles de
Julien: « Oui c'est vite, mais je crois tout de même que c'est sérieux... et
que ça durera », Colombe répond: «Toujours. Touj ours.Touj ours.
Toujours ». Une pointe d'ironie amère, vu la séparation deux ans plus
tard.
Au point de vue de l'illusion théâtrale, nous avons, dans Colombe,
trois moments de rupture. L'illusion première, inhérente à toute œuvre
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représentée, est remplacée par l'illusion au deuxième degré, celle du
spectacle dans le spectacle. Puis, on revient au premier niveau d'illusion
qui sera rompue par le retour en arrière, rupture due, cette fois, à un
décalage temporel. Une note supplémentaire de distanciation est apportée
par Armand qui, lors d'une brève apparition vers la fin de la scène
rétroactive, commente la fulgurante liaison de son demi-frère avec
Colombe: « Hé bien! mes tourtereaux, pour une fin d'acte, c'est une fin
d'acte! çà c'est du théâtre! »
Comme dans le cas d'Antigone, c'est la distanciation qui détermine la
structure de L'alouette (1953), pièce sur un autre mythe, celui de Jeanne
d'Arc. Dès le début de la représentation, le spectateur est averti qu'il
s'agit d'une mise en scène des événements historiques, qu'on n'a pas
l'intention de le plonger dans une illusion théâtrale. Au contraire. La
didascalie liminaire et les premières répliques mettent les choses au
point:

Un décor neutre, des bancs pour le tribunal, un tabouret pour Jeanne, un trône,
des fagots.
La scène est d'abord vide, puis les personnages entrent par petits groupes. [... ]
En entrant, les personnages décrochent leurs casques ou certains de leurs
accessoires qui avaient été laissés sur scène à la fin de la précédente
représentation, ils s'installent sur les bancs dont ils rectifient l'ordonnance. La
mère se met à tricoter dans un coin. Elle tricotera pendant toute la pièce, sauf
quand c'est à elle.

WARWICK
Nous sommes tous là ? Bon. Alors le procès, tout de suite. Plus vite elle sera
jugée et brûlée, mieux cela sera. Pour tout le monde.

CAUCHON
Mais, Monseigneur, il y a toute l'histoire à jouer. Domremy, les Voix,
Vaucouleurs, Chinon, le Sacre...

WARWICK
Mascarades! Cela, c'est l'histoire pour les enfants. La belle armure blanche,
l'étendard, la tendre et dure vierge guerrière, c'est comme cela qu'on lui fera
ses statues, plus tard, pour les nécessités d'une autre politique.
[...] Pour l'instant, moi, je suis Beauchamp, comte de Warwick; je tiens ma
petite sorcière crasseuse sur une litière de paille au fond de ma prison de
Rouen, ma petite empêcheuse de danser en rond, ma petite peste - je l'ai
payée assez cher. .. [...]
C'est d'un coût exorbitant pour ce que c'est, mais je l'ai. Je la juge et je la
brûle.
73
CAUCHON
Pas tout de suite. Elle a toute sa vie à jouer avant. Sa courte vie. Cette petite
flamme à l'éclat insoutenable - tôt éteinte. Ce ne sera pas bien long,
Monseigneur.

WARWICK,va s'asseoir dans un coin, résigné.


Puisque vous y tenez. Un Anglais sait toujours attendre.
Il demande inquiet:
Vous n'allez pas vous amuser à refaire toutes les batailles tout de même?
Orléans, Patay, Beaugency... ce serait extrêmement désagréable pour moi.

CAUCHON, sourit.
Rassurez-vous, Monseigneur, nous ne sommes pas assez nombreux pour jouer
les batailles...

La pièce tout entière sera un puzzle historico-théâtral. C'est comme


une répétition, cependant la matière n'en est pas un ouvrage dramatique
mais les événements historiques. On « répète» tantôt telle scène, puis un
autre épisode, on revient en arrière, sans aucune considération de la
chronologie historique. Tous les moyens sont mis en œuvre pour illustrer
les nombreux retours en arrière. Les déplacements des personnages et les
lumières, mais aussi les changements de décor marquent le va-et-vient
entre le présent et le passé. Ainsi, par exemple, les gens de Chinon
dressent « une petite mise en scène du palais ». Il faut y ajouter le jeu
spécifique des comédiens, notamment quand Jeanne et La Hire, dans une
scène rétrospective, « enfourchent des chevaux imaginaires ». Et lorsque
la Pucelle est déjà sur le bûcher, Beaudricourt arrive, essoufflé, en criant:
«On ne peut pas finir comme ça, Monseigneur! On n'a pas joué le
sacre! On avait dit qu'on jouerait tout! Ce n'est pas juste! Jeanne a
droit à jouer le sacre, c'est dans son histoire!» Cauchon arrête
l'exécution: « Défais le bûcher, l'homme! Détache Jeanne! Et qu'on lui
apporte son épée et son étendard! » On commence à habiller Charles
pour son sacre.

On a rapidement élevé un autel au fond de la scène avec les moyens du bord, à


la place du bûcher. Cloches éclatantes soudain, orgues. Un cortège se forme
avec Charles, Jeanne un peu en retrait, puis les reines, La Trémouille, etc. Le
cortège se met en marche vers l'autel. Tout le monde s'agenouille dans
l'assistance. Seule Jeanne est toute droite, appuyée sur son étendard, souriant
au ciel, comme sur les images. L'Archevêque pose la couronne sur la tête de
Charles... Orgues triomphantes, cloches, coups de canon, envol de colombes,
jeux de lumière, peut-être, qui donnent les reflets des vitraux de la cathédrale et

74
transforment le décor. Le rideau tombe lentement sur cette belle image de livre
de prix...

- dit la longue didascalie finale.

Toute une mise en scène pour réaliser ce retour en arrière triomphal,


retour imposé par les personnages de la pièce qui interviennent à un autre
niveau de la fiction dramatique, celui de la pièce extérieure ou pièce-
cadre. Peut-on parler du théâtre dans le théâtre? Comment ce phénomène
s'y manifeste? Il y a des spectateurs, il y a des acteurs, il y a une sorte de
spectacle à l'intérieur de la pièce, spectacle dont il est impossible de
définir le caractère exact: est-ce du théâtre? est-ce un jeu? est-ce une
réalité historique? Cela fait penser à une reconstitution judiciaire. Ici,
tout paraît un peu mystérieux. Cependant, plusieurs épisodes de l'épopée
de Jeanne seront joués par des personnages devant des spectateurs. Il
existe donc un niveau extérieur révélé par la présence des spectateurs, par
leurs remarques soit sur le spectacle même, soit sur des affaires les
concernant. Il existe aussi un niveau intérieur, c'est-à-dire la réalité créée
par les personnages historiques qui, à tel ou tel moment, jouent l'histoire
de Jeanne. Les deux niveaux sont mélangés.
A plusieurs reprises, les spectateurs de l'intra-pièce interviennent
dans le niveau intérieur. Ils le font d'abord pour glisser des remarques sur
le spectacle, pour le commenter. Le premier niveau interrompt ainsi le
cours du niveau second et s'impose durant quelques instants. De cette
façon, les deux niveaux de l'illusion alternent. Mais il se produit encore
un autre phénomène, plus complexe. Il arrive que les deux niveaux se
confondent en un seul; cela se traduit en pratique par une intervention
des spectateurs de l'intra-pièce qui aboutit à leur participation au
spectacle en tant que ses acteurs. Ainsi, les deux niveaux, les deux plans
non seulement alternent, mais aussi interfèrent et même se superposent.
Le niveau intérieur n'est pas entièrement détachable du niveau extérieur
de l'illusion.
Dans L'alouette, où l'on a aussi affaire au théâtre dans le théâtre, le
deuxième niveau n'est pourtant pas une pièce dans la pièce. Le plan
extérieur y est fondamentalement lié avec le plan intérieur. Cela provient
de la conception très originale de la pièce qui veut que les spectateurs et
les acteurs du plan intérieur soient tous des personnages historiques de
l'épopée de Jeanne.

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Dès le début jusqu'à la fin de la pièce, on se demande où et quand
situer son contenu. Le passé et le futur se mêlent sans cesse, le jeu et la
réalité se côtoient. Tout ce dont on peut être sûr est que l'action se passe
après les événements qu'elle fait revivre. Car, dès le début, les
personnages savent déjà tout sur l'histoire qui va se dérouler. Ils vont
pourtant la jouer encore une fois. Mais vont-ils la refaire réellement ou
vont-ils seulement faire semblant? L'un et l'autre sans doute, car si, d'un
côté, le père bat vraiment sa fille et l'on veut vraiment brûler Jeanne, de
l'autre côté le temps et les lieux ne sont pas indiqués scéniquement,
certains événements sont vaguement résumés par Warwick et puis,
finalement, on ne brûle pas Jeanne. C'est la présence permanente de tous
les personnages au cours des événements rejoués qui abolit la notion du
temps historique.
Le lecteur ou le spectateur de L'alouette est un peu dupe des jeux de
l'illusion scénique. Chaque fois qu'un des niveaux remplace l'autre, il y
a, pour lui, rupture d'illusion. Les décors et les costumes, volontairement
neutres, ne font que contribuer à le désorienter. Anouilh fait confondre
délibérément les lieux: ceux de l'épopée de Jeanne et ceux, imprécis, où
tous les personnages se retrouvent un jour pour rejouer l'histoire. Il fait
confondre également les temps: les moments historiques et le moment,
indéfini, où se passe cet étrange spectacle. Si, au cours d'une seule
conversation, Cauchon et Warwick parlent du procès d'abord dans le
temps passé, puis dans le temps futur, l'illusion du premier niveau est
instantanément brisée par l'illusion du second niveau.
Pauvre BUos ou le dîner de têtes (1956) se passe dans une petite ville
d'Auvergne, dans la cave d'un ancien prieuré des Carmes qui, pendant la
Révolution, fut le siège de la société locale des Jacobins, avant de
devenir celui du Tribunal Révolutionnaire. Maxime, aristocrate décadent,
qui a hérité de cette propriété délabrée, a eu l'idée de se venger de son
ancien camarade d'école, Bitos, devenu substitut du Procureur de la
République dans cette ville. Bitos s'est montré impitoyable pour les
inculpés, notamment les gens accusés de collaboration pendant
l'occupation.
Maxime a organisé un dîner-spectacle pendant lequel ses invités
devaient reconstituer, selon un scénario soigneusement préparé, des
scènes de la Révolution. Chacun avait la tête d'un personnage de
l'époque - perruques, chapeaux, visage grimés - tout en gardant leur
habit de ville, sauf Bitos habillé en Robespierre de la tête aux pieds.
76
Maxime devait jouer Saint-Just, les autres acteurs de fortune - Danton,
Mirabeau, Tallien, Madame Tallien, Camille Desmoulins, Lucile
Desmoulins, enfin Louis XVI et Marie-Antoinette. Leur dialogue remplit
le premier acte qui se termine par la simulation d'un attentat contre
Bitos-Robespierre. Au deuxième acte on voit des scènes de la Révolution
jouées, comme au théâtre, par les mêmes personnages. Maxime est
l'auteur-metteur en scène de ce spectacle, ses invités en sont des acteurs.
Le troisième acte enchaîne avec la fin du premier acte, la surprise-partie
continue. Les invités, sortis de leurs rôles historiques, infligent à Bitos
une cruelle humiliation. D'ailleurs, tout au long de la pièce Anouilh
distribue, à droite et à gauche, des coups satiriques terribles.
Le personnage titre de la pièce en quatre actes L 'hurluberlu ou le
réactionnaire amoureux (1959) est un général mis à la retraite, patriote
farouchement conservateur et antirépublicain, ancien résistant, qui
organise, avec quelques amis, dans sa petite ville de province, une
ridicule conspiration pour « guérir la France ». A l'initiative du petit ami
de sa fille d'un premier lit, Sophie, David Edward Mendigalès, fils d'un
riche industriel, on décide d'organiser un spectacle pour la fête de Saint-
Alphonse, patron du pays, sur la scène d'un théâtre de verdure dans le
parc de la propriété familiale du Général. Que va-t-on jouer? Le curé
soumet une pièce en vers, Les orphelins de Ploubala, dont il récite des
fragments. Refusé. David Edward un snob «progressiste », propose
« une pièce très moderne ». «Du neuf, du neuf! Il faut faire boum! Il
faut étonner. Scandaliser au besoin. » Il poursuit:

Le théâtre moderne a fait un grand pas en avant. Le jeu pur, le divertissement,


c'est fini! [...] Habitants provisoires de cette planète que menace la destruction
atomique, nous n'en avons plus le temps. Il s'agit maintenant de travailler à la
prise de conscience de l'homme, par l'homme, pour l'homme - et dans
l'humain. Ce qui n'exclut en rien, vous le verrez, l'angoisse métaphysique et
une sorte d'humour désespéré. [...] La route giralducienne ou claudélienne était
barrée. Il ne pouvait être question,pourlethéâtre moderne, de reprendre à son
compte la vulgarité congénitale du néo-boulevard. Le nouveau théâtre cherche
son style dans le réalisme le plus banal, le plus quotidien, mais le transcende...

Et il propose la pièce de Popopief, «un de nos jeunes auteurs


français », un antidrame intitulé Zim ! Boum! ou Julien Apostate. «Le
décor ne représente rien. [...] Au milieu de la scène: un bidet» qui a
« une signification profondément métaphysique ». «Julien et Apophasie

77
sont assis par terre. [...] Ils ne se disent rien. Il ne bougent pas». David
Edward continue:

J'ai vu représenter la pièce à Paris, c'est un moment de théâtre extraordinaire et


d'une audace bouleversante! C'est la première fois, dans l'histoire du théâtre,
qu'on lève le rideau et que, le rideau levé, il ne se passe rien. Il y a là quelque
chose qui vous prend à la gorge; c'est le néant de l'homme soudain, son
inutilité, son vide. C'est d'une profondeur vertigineuse!...

« C'est le théâtre de demain! »- ajoute le petit ami de Sophie. Mais


sa proposition est rejetée.
Au troisième et au quatrième acte on voit le théâtre de verdure, sur
lequel est répétée, en costumes espagnols, une pièce «adaptée de
l'ancien répertoire andalou », Les amours de Dana Ardèle et de Rosario,
avec, dans les principaux rôles, le Général, sa jeune femme Aglaé et
quelques amis de la maison. La didascalie finale de L 'hurluberlu dit: « le
vrai rideau tombe presque en même temps que le petit rideau à l'italienne
s'écarte sur le petit théâtre ». Il y a donc identification des deux scènes.
Quant à la « conspiration» donquichotesque, le Général, abandonné
par ses amis, va continuer la lutte avec le fidèle quincaillier Ledadu.
Sophie abandonnée par David Edward, va rejoindre sa mère, actrice, en
tournée à Bruxelles. « Sophie compte qu'elle lui fera faire du théâtre ».
La petite Molière fut écrite par Anouilh, avec la collaboration de
Roland Laudenbach, comme scénario pour un film. Faute de producteur,
c'est Jean-Louis Barrault qui a accueilli ce texte pour en faire un
spectacle, en 1959. Le scénario compte plus de cent brèves séquences qui
se passent en de multiples lieux: couvent, églises, auberges de province,
théâtres (salle, scène, coulisses, loges des comédiens), rues des villes de
province et de Paris, palais du Louvre, château de Versailles, maison de
Molière à Paris. Le fil conducteur « sentimental» de la pièce, ce sont les
rapports entre Molière et Armande Béjart, depuis la sortie de celle-ci
d'un couvent, à l'âge de dix-sept ans, jusqu'à la mort de Molière. Parmi
les nombreux personnages on y voit Madeleine Béjart, La Grange, de
Brie et Catherine de Brie, Duparc, La Thorilière, La Forest, enfin Michel
Baron, amant présumé d'Armande.
C'est encore de Molière qu'il s'agit dans Le songe du critique,
impromptu en un acte représenté, en 1960, en même temps que Le
Tartuffe dans une mise en scène d'Anouilh. Le critique théâtral d'un

78
journal «progressiste» rentre chez lui après un spectacle du Tartuffe
joué en costumes fin de siècle. Il commence à écrire son article pour
demain matin. Partisan de la théorie de la distanciation brechtienne, il
hésite dans l'appréciation du spectacle, lorsque apparaissent les
personnages de la pièce de Molière en costumes du xvnème siècle:
argon, Elmire, Cléante, Tartuffe et Dorine. Ils discutent avec le critique,
en vers, sur les significations contenues dans la comédie de Molière.
Dans La grotte (1961) le phénomène du jeu de miroirs et
d'autoréférence est à son comble. Le personnage principal est l'Auteur
qui, dès le lever du rideau, annonce la couleur :

Ce qu'on va jouer ce soir, c'est une pièce que je n'ai jamais pu écrire. J'en ai
écrit beaucoup d'autres, que vous avez eu l'indulgence d'applaudir, depuis
bientôt trente ans... [...]
Mais celle-là, je n'ai jamais pu l'écrire. On va essayer de la jouer quand même.
Je sais: vous avez payé votre place sans savoir ce détaiL.. Mais ceux qui ne
seront pas contents pourront se faire rembourser à la sortie. [. ..]
La pièce de ce soir n'est pas faite, elle est à faire et on compte particulièrement
sur vous... J'entends un critique qui dit à l'oreille de son voisin qu'il a déjà vu
ça dans Pirandello. D'abord, vous vous apercevrez que ce n'est pas exactement
la même chose et puis, ensuite, cela prouverait seulement qu'il a dû avoir des
ennuis avec une pièce, lui aussi, Pirandello...

L'action de la «pièce à faire» se situe dans un hôtel particulier du


faubourg Saint-Germain, au début du XXèmesiècle. Le décor est à deux
niveaux. En haut les salons du Comte et de la Comtesse ainsi que du fils
du Comte du premier mariage, le Baron Jules. En bas la cuisine, lieu de
séjour de sept serviteurs (<<il Y en avait beaucoup à l'époque, chez les
gens bien »), depuis le maître d'hôtel jusqu'au garçon aide de cuisine.
D'ailleurs les rapports entre ces deux mondes sont l'objet de la critique
sociale contenue dans la pièce d'Anouilh.
La «pièce à faire» est une histoire policière. Qui avait tué la
cuisinière que l'on a trouvée morte dans la cuisine? L'Auteur est assisté
par le Commissaire pour élucider ce meurtre présumé. Ils examinent
ensemble toutes les pistes possibles. L'Auteur est le démiurge qui essaie
de diriger, non sans difficulté, la suite des événements. Les personnages,
aussi bien les maîtres que les serviteurs, ont deux faces. Ils sont le produit
de l'imagination de l'Auteur de la «pièce à faire », mais ils sont aussi ses
partenaires avec lesquels l'Auteur discute; ils sont, d'un côté, les
personnages «à faire », d'autre part les personnages de la pièce
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d'Anouilh, de l'histoire qui se déroule devant les spectateurs. Quant au
Commissaire, il est le personnage de la «pièce à faire» qui mène
l'enquête sur la mort mystérieuse de la cuisinière, et d'autre part il est
complice de l'Auteur pour déterminer le déroulement de l'action de la
«pièce à faire ». L'Auteur intervient de temps en temps, en s'adressant à
ses personnages ou bien directement au public. Quelques exemples:

Voilà. Jusqu'ici cela pouvait aller. C'était une scène d'exposition où l'on avait
appris beaucoup de choses, l'action semblait engagée.. Mais allez donc
construire la pièce avec ce début-là! La cuisinière était déjà morte au lever du
rideau. Il allait falloir faire un retour en arrière... Ce qui n'est jamais aussi
fameux qu'on a la faiblesse de se le figurer quand on croit qu'on découvre ce
vieux truc éculé. Ce qu'on a pu en voir des retours en arrière depuis trente ans!
Une littérature de crabes. J'en ai abusé, d'ailleurs, comme les autres.

C'est bon. Je vois que ça n'a pas dû être fameux. (Il s'avance, au public :)
Excusez-moi, Mesdames et Messieurs. J'espère que vous n'avez pas été trop
déçus. Toute cette partie du texte n'était pas de moi. Nous allons reprendre la
vraie pièce...

Il interpelle aussi le personnel du théâtre:

Voulez-vous me donner les projecteurs du manteau et la rampe, s'il vous plaît?


Et dorénavant, attendez mon signal pour faire des effets de lumière. Qu'est-ce
que c'est que cette façon de jouer avec les éclairages? Les acteurs, c'est fait
pour être vus. La pénombre ça ne fait plaisir qu'au metteur en scène.

C'est l'Auteur qui termine la pièce: « Excusez les fautes de l'Auteur,


Mesdames et Messieurs. Mais cette pièce-là, il n'avait jamais pu l'écrire.
«Le monologue initial et cette adresse au public finale constituent le
cadre, dans lequel s'inscrit la pièce intérieure. Celle-ci est loin d'être
homogène: elle est entrecoupée des interventions de l'Auteur, tandis que
les personnages de l'intra-pièce jouent sur deux niveaux d'illusion. Il y a
aussi, dans La grotte, plusieurs références autoréfléxives, comme cette
réplique du maître d'hôtel, le Père Romain:

Monsieur est bien bon de s'en souvenir. J'ai beaucoup servi Monsieur, en effet.
Le Voyageur sans bagage, 1937; Léocadia, 1940; Le Rendez-vous de Senlis,
1941 ; l'Invitation au château, 1947; Monsieur a toujours été très satisfait de
mes services.

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Cher Antoine ou l'amour raté (1969) se passe au début de l'hiver
1913, dans un bourg des Alpes bavaroises. Selon le vœu exprimé par
Antoine de Saint-Flour, célèbre auteur dramatique mort (suicidé 7) à
l'âge de cinquante-trois ans, quelques-uns de ses proches se sont réunis
pour l'ouverture de son testament: sa femme, Estelle, qu'il avait quittée,
il y a quelques années, ses deux maîtresses d'avant le mariage, Gabrielle
et Carlotta (sociétaire de la Comédie Française), ses deux maîtresses plus
récentes, Valérie et la jeune Bavaroise Maria, ainsi que ses amis de
jeunesse - Marcellin le médecin, Piedelièvre,professeur à la Sorbonne,et
Cravatar, critique théâtral. La lecture du testament par un notaire
allemand est suivie de l'audition du message d'Antoine, «annexe» du
testament, message enregistré le 12 juillet 1913 sur le rouleau d'un
phonographe et adressé aux personnes réunies pour cette occasion. Il en
résulte qu'Antoine avait prémédité et organisé cette réunion posthume,
puisqu'il parle, dans son enregistrement, aux personnes présentes pour
leur dire des choses qu'ils ne voulait ou ne pouvait pas dire de son vivant.
«Nous jouons de plus en plus une pièce d'Antoine» - remarque
Valérie. « C'est du théâtre» - s'exclame Cravatar.
Vers la fin du deuxième acte, il y a un retour en arrière. On fête le
cinquantième anniversaire d'Antoine, à Paris, juste avant sa retraite
bavaroise. Le dramaturge y dévoile ses « secrets de la création» : «On
écrit toujours ce qui va se passer et on le vit ensuite ». Réflexion d'un
auteur plongé entièrement dans sa création, mais aussi l'annonce de la
farce qu'il avait l'intention de jouer à ses proches. A Piedelièvre
demandant: « Raconte-nous ta prochaine pièce que nous sachions ce qui
va se passer », Antoine répond:

J'en ai trouvé le sujet ce matin, en me réveillant quinquagénaire... Un homme


vient de mourir - n'ayant pas très bien vécu, n'ayant pas donné beaucoup et
n'ayant pas reçu beaucoup non plus - étant passé en somme, peut-être par sa
faute, à côté de l'amitié et de l'amour. Le jour de l'enterrement, tous les
personnages de sa vie se retrouvent, après le cimetière, pour le petit repas
traditionnel dans sa maison - ce sont des mœurs de campagne, mais admettons
qu'il soit mort à la campagne. Et ils font un bilan, de lui et d'eux. C'est tout.
Mais ce sera assez comique.

«Et elle s'appellerait comment, ta pièce 7 - demande Marcellin.


« Cher Antoine ou l'amour raté ». Il y a donc là, de la part d'Anouilh,
l'effet du reflet dans un miroir ou l' autoréflexion.

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L'acte III se situe, au point de vue temporel, avant la première partie
de la pièce, mais après le retour en arrière parisien de la fin de l'acte II.
C'est l'été qui précède l'hiver du premier acte. Antoine, installé au
château qu'il venait d'acheter dans ce bourg bavarois, a fait venir des
acteurs professionnels, parmi eux le doyen de la Comédie Française, pour
répéter cette pièce imaginaire qu'il préparait pour son après-mort. «Je
me suis amusé à imaginer ce que vous diriez autour de mon cercueil» -
explique-t-il aux comédiens.

C'était un dernier plaisir un peu amer que je voulais m'offfir... Convoquer les
personnages de ma vie et, qu'une fois enfin, ce soit moi qui aie fait le texte -
le vrai texte - celui qu'on ne dit jamais... Qu'une fois enfin, j'aie fait la mise
en scène. Que j'aie pu vous arrêter pour vous dire que vous parliez faux, vous
mettre de dos au moment le plus pathétique, pour voir si votre derrière, aussi,
jouait bien. Vous faire taire... Vous renvoyer à votre néant au besoin si vous
étiez trop mauvais. Tout ce qu'on ne fait jamais avec les vrais personnages de
sa vIe...

Les comédiens, habitués à travailler sur un texte, n'arrivent pas à


improviser selon le vœu d'Antoine. Il renonce donc à continuer cette
« répétition ».
Il y a ensuite un retour à l'intrigue de la première partie de la pièce.
Au quatrième acte, après l'inauguration d'une plaque commémorative sur
la demeure d'Antoine, tout le monde se précipite pour regagner Paris. Le
château sera vendu, selon le désir d'Antoine. On ferme les volets. Le
Notaire et Estelle sont les derniers à quitter la maison. C'est le Notaire
qui remarque la similitude avec la situation de la fin de La cerisaie de
Tchekhov, pièce qui hantait Antoine depuis ses vingt ans. Cette
évocation finale de la pièce russe n'est que l'une des nombreuses
références au théâtre dans Cher Antoine qui compte, parmi ses
protagonistes, un auteur dramatique, une comédienne et un critique
théâtral.
Entre Cher Antoine ou l'amour raté et Ne réveillez pas Madame,
pièces métathéâtrales par excellence, Anouilh a fait jouer une pièce en
quatre actes Les poissons rouges ou Mon père, ce héros (1970). Seul le
fait que le personnage principal, Antoine de Saint-Flour, est un auteur
dramatique, permet de la ranger dans cette catégorie. La scène se passe le
14 juillet 1960, en Bretagne, au bord de la mer, «et dans la tête de
l'auteur ». En effet, de nombreux retours en arrière, qui nous ramènent
jusqu'à l'enfance d'Antoine (qui pissait dans les poissons rouges de sa
82
grand-mère), créent une grande confusion. Auteur dramatique à succès,
depuis vingt ans, Antoine est en perte de vitesse. Sa femme, Charlotte, lui
reproche:

On a porté ton théâtre aux nues. Mais on s'en lasse. Et maintenant c'est
Popescu qui a du talent. [...] Tu es au-dessus des questions d'argent - quoique
tu en gagnes de moins en moins. [...] Ta dernière générale a été sinistre, mon
pauvre ami! [...] Popescu, lui fait rire par l'absurde. Ton comique à toi, est
dépassé. .. [.. .] Tu ne pourrais pas te pénétrer un peu du tragique et de
l'absurdité de la condition humaine, non? [...] Mais non! Toi, tu mets ton
point d'honneur à ne pas être dans le vent! [...] Tu n'es qu'un vieux
boulevardier indécrottable.

Avec les allusions à Popescu-Ionesco et au «nouveau théâtre », on


peut voir dans le personnage d'Antoine, comme dans celui d'Antoine de
la pièce précédente, une ironique autoréférence.
Les rapports entre différents niveaux de l'illusion théâtrale sont
encore plus complexes dans Ne réveillez pas Madame (1970).
La pièce tout entière se passe sur le plateau d'un théâtre, nu ou avec
quelques éléments de décor. C'est le royaume de Julien Paluche, acteur,
metteur en scène, directeur de troupe. Un lieu unique pendant toute la
durée de l'action qui, avec des retours en arrière, s'étire sur trois
décennies. Le début de la pièce se situe après la Deuxième Guerre
mondiale. C'est le niveau temporel 1. Julien, quarante ans, fils d'une
actrice, a des rapports mouvementés avec sa deuxième femme, Aglaé,
actrice dans son théâtre. Il lui reproche de ne pas s'occuper de leurs deux
enfants, elle lui reproche de ne pas s'occuper assez d'elle - Lucien est
entièrement voué à son théâtre - et elle le trompe.
A l'acte I on répète, dans une atmosphère orageuse, une «pièce
russe» de Tchilov, deux jours avant la première représentation. Un banc
dans un parc de bouleaux. Aglaé, en robe de mariée, joue Roussia Titaïna
Smelvelna. Elle va épouser un riche veuf Petrov Wladimirovitch
Boulganine 2 qu'elle n'aime pas, elle aime un jeune lieutenant Nicolaï
Ignatevitch Smelov qui doit regagner Moscou. Changement d'éclairage,
et on est une dizaine d'années en arrière. C'est Rosa, la première femme
de Julien, qui apparaît dans la robe de mariée, lors de la création de la
pièce de Tchilov. Ce sera le niveau temporel 2. Julien a trente ans. Rosa

2 Nicolaï A. Boulganine, maréchal, était chef du gouvernement soviétique de 1955 à 1958.


Emprunt voulu?
83
ne cache pas ses relations amoureuses avec Bachman (qui couchait
autrefois avec la mère de Julien, Rita), acteur et copain de Paluche. Une
jeune provinciale timide, Aglaé, qui voudrait «faire du théâtre », se
présente à Julien. Puis, on revient au niveau 1. Aglaé n'est pas là, Julien
remet la répétition au lendemain.
L'acte II reprend le niveau 2. Avant la répétition, on assiste à une
rencontre houleuse de Julien avec sa mère. Julien fait auditionner Aglaé
qui récite les Maximes de L'école des femmes. Bachman arrive et évoque
avec Rita l'époque où ils jouaient ensemble Andromaque (citation
dramatique). Changement radical. Entrent deux personnages
fantomatiques, «un homme à chapeau melon et en jaquette qui tient un
petit garçon en costume marin vieillot par la main ». C'est Julien et son
père. On est passé au niveau temporel 3. Un dialogue émouvant, mais
c'est Julien adulte qui parle à la place du petit garçon. Celui-ci se plaint
de ne voir presque jamais sa mère: «Elle rentre trop tard, je dors, et
quand je pars à l'école elle n'est pas réveillée ». (La consigne «ne
réveillez pas Madame» s'appliquera aussi à Rosa et à Aglaé.) Les
machinistes plantent un décor 1910. La Mère, jeune, et l'Acteur répètent
une pièce boulevardière: une scène d'amour caricaturale entre Norbert
von Krantz et une comtesse. Le petit Julien regarde cette scène, il est
chassé brutalement par l'Acteur (qui est l'amant de Rita). Un changement
d'éclairage marque le retour au niveau 2, celui de Rosa répétant la pièce
russe. Explications entre Julien, Rosa et Bachman, son amant. Rosa et
Julien reprennent la répétition. Un nouveau changement, c'est Aglaé que
l'on voit, en robe de mariée, elle va doubler Rosa et elle répète la même
scène avec Julien.
L'acte III commence par une scène de théâtre. Un intérieur paisible
dans un village de Norvège, un soir d'hiver. Julien joue un pasteur, Aglaé
- sa femme. A la fin de cette scène, un docteur arrive et annonce la mort
de la mère du pasteur. Rideau. On est au niveau temporel 1. C'était une
répétition de la «pièce scandinave» La femme du pasteur. Après la
répétition, une nouvelle altercation entre les époux. Julien annonce à son
régisseur, Fessard : «Ma mère est morte cet après-midi ». Il ajoute: « Il
faudra que je monte Hamlet... Pour la scène de la mère ». Et il récite
quelques fragments de cette scène (acte III, sc. 4). Puis, un changement
de niveau d'illusion. « C'est tout un petit décor vieillot rouge et or, peint
dans un style ancien, qui est descendu des cintres et qui enferme le
fantôme d'Aglaé en robe de mariée, dans une sorte de petit théâtre. » On
84
est revenu au niveau 2. C'est une réplique exacte de la scène de l'arrivée
de la jeune fille timide au premier acte. Mais ce n'est que du théâtre, le
« petit théâtre» est une illusion. Aglaé la naïve se transforme en Aglaé
acariâtre du niveau 1 et la dispute entre époux continue. Après un noir, le
changement radical du décor. Le reste de la pièce sera dominé par
Hamlet. C'est encore une répétition. Le spectre du roi ressemble au père
de Julien, Bachman est habillé en Polonius. Julien en costume d'Hamlet
joue, avec Aglaé-Ophélie, la première scène de l'acte III (<<va t'en dans
un couvent »). Ensuite la scène avec la mère, rêvée par Julien depuis dix
ans, se montre une catastrophe; on joue le meurtre de Polonius, mais
Julien, mécontent du jeu d'une ancienne actrice de la Comédie Française,
la chasse de son théâtre. « On ne jouera pas Hamlet - s'écrie-t-elle. -
On en parle toujours, mais on ne joue jamais Hamlet ». Et c'est
l'apparition du petit Julien avec sa mère jeune (niveau 3) qui termine la
pièce.
Il faut une mise en scène ingénieuse pour que le spectateur ne se
perde pas dans ce va-et-vient à travers le temps. C'est d'ailleurs Anouilh
lui-même (avec la collaboration de Roland Piétri) qui a assuré la mise en
scène de sa pièce lors de la création, en 1970.
Nous avons donc, dans Ne réveillez pas Madame, six intra-pièces,
dont quatre en répétition, et deux fragments dramatiques récités. La
«pièce russe» de Tchilov est un pastiche du théâtre de Tchekhov,
notamment des Trois sœurs (<<avant la mort de mon père nous habitions
aussi Moscou» - soupire Roussia Smelvelna, et le lieutenant Smelov va
regagner Moscou). D'ailleurs Julien avait monté autrefois Les trois
sœurs: I'habilleuse cherche, parmi les anciens costumes de Verchinine et
de Tousenbach, une culotte qui conviendrait à Julien. D'autre part, les
relations entre les protagonistes de la pièce d'Anouilh rappellent La
mouette de Tchekhov: à la triade Tréplev - sa mère Arkadina, actrice-
l'amant de celle-ci Trigorine correspond le triangle Julien - sa mère
Rita - Bachman. (Ajoutons qu'Anouilh, comme Tchekhov, a épousé
une actrice.)
La femme du pasteur, « pièce scandinave », est un pastiche du théâtre
d'Ibsen. D'ailleurs le nom de celui-ci est évoqué. L'atmosphère calme de
cette scène de famille contraste avec la vie mouvementée de Julien et de
ses deux épouses. L'annonce de la mort de la mère du pasteur, dans la
pièce en répétition, coïncide avec la mort de la mère de Julien. Le pasteur
et le médecin sont des personnages fréquents chez Ibsen. (Le dramaturge
85
avait lui-même épousé la fille d'un pasteur.) Rappelons le pasteur
Manders dans Les revenants, l'ancien pasteur Rosmer dans
Rosmersholm, le docteur Rank dans la Maison de poupée, le docteur
Stockmann dans Un ennemi du peuple, le docteur ReIling dans Le canard
sauvage, le docteur Wangel dans La dame de la mer, le docteur Herdal
dans Solness le constructeur. Mais c'est dans Brand que l'on trouve côte
à côte un pasteur et un docteur: au troisième acte le docteur annonce au
pasteur Brand la mort de sa mère.
C'est avec Hamlet que Ne réveillez pas Madame a des rapports les
plus directs. La tragédie de Shakespeare est un élément moteur de la
pièce d'Anouilh. Depuis des années, Julien était obsédé par Hamlet, en
particulier par la scène d'Hamlet avec la mère. Déjà au premier acte Rosa
raconte: « c'était Hamlet qu'il m'expliquait. Tu sais que sa marotte c'est
de monter Hamlet un jour. Il a toute une théorie là-dessus. Il m'expliquait
la scène de la mère... J'ai eu l'impression d'être à l'école tout d'un
coup ». Lucien s'identifiait-il au prince de Danemark? Son père s'est
donné la mort à cause des infidélités de sa femme Rita, qui le trompait,
notamment avec Bachman. Voilà le triangle: le roi Hamlet, Gertrude,
Claudius. Le complexe d'Œdipe semble être commun à Julien et à
Hamlet.
Quant à la quatrième pièce en répétition, la scène entre la comtesse et
von Krantz, elle n'est qu'un pastiche satirique du théâtre de boulevard. Il
y a aussi dans Ne réveillez pas Madame, deux citations dramatiques. Les
Maximes de L'école des femmes, débitées par Aglaé, conviennent bien à
l'ingénue qu'elle était à l'âge de dix-huit ans. Les deux répliques
d'Andromaque de Racine (acte I, sc. 4), échangées entre Rita et
Bachman,

PYRRHUS
Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me serait-il permis?

ANDROMAQUE
Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui.
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui...

86
ne sont pas tout à fait gratuites, puisque, après avoir prononcé ces
paroles, la Mère « embrasse soudain Julien comme au théâtre, mutine ».
Ne réveillez pas Madame est une satire amère de la gent du théâtre, où
tout le monde trompe tout le monde, sauf Julien qu'on surnomme
dédaigneusement «pasteur» ou « curé ». C'est avec un certain cynisme
que commente les événements présents et passés le vieux souffleur
Tonton, une sorte de chœur, tout au long de la pièce. Avec ses trois
niveaux temporels interférents, avec quatre intra-pièces, avec le
commentateur omniprésent, la pièce d'Anouilh défie le théâtre purement
illusionniste. On peut donc considérer comme auto-ironie de la part de
l'auteur les remarques du souffleur et du régisseur, attachés au vieux
théâtre illusionniste: les spectateurs actuels « ne veulent plus d'illusion,
ils veulent la distanciation ».
Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit (1972) Anouilh revient aux
thèmes de l'Antiquité grecque, cette fois au mythe des Atrides. C'est la
répétition des Choéphores d'Eschyle. Electre, Clytemnestre, Egisthe,
Oreste, le Pédagogue et la Nourrice sont ici des personnages de la
tragédie antique, d'autre part ils sont des comédiens contemporains.
D'ailleurs ces deux plans se confondent. Un troisième niveau est
constitué par quatre musiciens - la violoncelliste, la contrebassiste, la
violoniste et le pianiste - engagés pour l'accompagnement musical. Ils
forment une sorte de Chœur qui commente les événements des deux
niveaux précédents, mais ils parlent aussi de leurs propres affaires. Yers
la fin de la pièce, les trois musiciennes se transforment en Erynnies.
Le directeur de l'Opéra (1972) est une image satirique d'une famille
désintégrée, cette fois située en Italie, mais aussi «grinçante» que les
familles françaises des autres pièces d'Anouilh. A côté du personnage
titre, Antonio di San-Floura (cf. Antoine de Saint-Flour), sexagénaire, on
y voit sa femme Dona Anna (dont il est séparé), son fils prodigue Toto,
ses trois filles, son gendre, sa belle-mère.
Le premier acte se passe dans le bureau du directeur de l'Opéra qui
lui sert aussi de garçonnière, pendant la représentation de la Traviata
dont on entend la musique. A la fin de l'acte II on entend le dernier acte
de Boris Godounov et les applaudissements. «Sept rappels. La
représentation a été bonne» - constate Antonio. A l'acte III le bureau
du directeur est envahi par les choristes en costumes et avec des
accessoires des gardes du Tsar, qui font une grève d'occupation en
retenant le directeur. Enfin, le Iyèmeacte se termine par la répétition d'un
87
nouvel opéra, pastiche du Barbier de Séville de Rossini, avec le comte
Almaviva, le docteur et Don Basile, «en costumes du xvmème
fantasmagoriques ». Les personnages rossiniens sont joués par les
personnages de la pièce d'Anouilh. Leurs couplets terminent Le directeur
de l'Opéra, la finale étant chantée en chœur :

Signor direttore comprendre,


Que votre temps est passé,
Qu'il y a un temps pour prendre
Et puis un temps pour laisser. ..
La morale de l'histoire
Que nous venons de jouer
C'est qu'il y a un temps pour croire
Un court printemps pour aimer;
Puis, lorsque le temps vous presse
Et que l'amour vous a fui -
Votre dernière maîtresse
Vous attend au dernier lit!

Le nombril (1981), dont le protagoniste est un auteur dramatique,


Léon de Saint-Pé, rappelle Les poissons rouges. Même constellation de
personnages: femme ou ex-femme du dramaturge, sa maîtresse, ses
enfants, son ami d'enfance, un médecin. Même genre de métathéâtralité,
avec des réflexions encore plus poussées et ironiques sur le théâtre
contemporain, mais pas de retours en arrière.
Léon, misanthrope souffrant de la goutte, auquel tout le monde
reproche d'être égoïste, vit depuis cinq ans avec Joséphine, une petite
actrice qui « n'a pas réussi à percer au théâtre» malgré les efforts de son
protecteur. Il est assiégé par les membres de sa famille terrible: sa
femme (dont il est séparé), son fils, ses deux filles, qui ne pensent qu'à
lui soutirer du fric, comme d'ailleurs son ami d'enfance, Gaston, écrivain
en vogue. Léon est en train de commencer à écrire sa nouvelle pièce sous
le titre Les misérables, titre qu'il va changer en Nombril. Voici comment
son acariâtre épouse, Ardèle, voit la carrière du « vieux boulevardier» :

De mon temps tu écrivais encore des tragédies. Si tu ne m'avais pas quittée, tu


aurais peut-être pu avoir le Prix Nobel. N'y compte plus. Ils savent tout en
Suède. Et ils ne badinent pas sur la moralité! [...] Si, du moins, optant
tranchement pour la révolte permanente, comme Sartre ou Aragon, tu avais
cultivé l'absurde! Un absurde moderne comme tes concurrents ont su le faire...
tu aurais peut-être pu surnager. Mais non. Tu n'as même pas fait l'effort d'être

88
hermétique! Ne serait-ce que pour ta famille !... Ce n'était pourtant pas bien
difficile! Avec un peu de bonne volonté tu aurais pu être d'avant-garde,
comme tout le monde... Vois ton ami Gaston...

Et s'adressant à leurs enfants:

Quel que soit le mal qu'il s'est donné pour hausser le ton, son théâtre n'a
jamais su franchir les frontières du boulevard. Devant les cas les plus
poignants, une contrepèterie lui suffit. Brecht, Ionesco, Beckett, ont pris la
condition humaine au sérieux, eux! Mais lui!

La pièce se termine par une violente querelle entre Léon le


dramaturge et Gaston le romancier (qui venait d'obtenir le prix
Goncourt), chacun vantant la supériorité de son genre.
Essayons de synthétiser les caractéristiques de l' œuvre métathéâtrale
de Jean Anouilh. C'est parmi ses pièces exploitant les rouages du théâtre
dans le théâtre ou sur le théâtre que l'on trouve les ouvrages les plus
durables, les plus joués en France et à l'étranger - Antigone, La
répétition ou l'amour puni, L'alouette, Ne réveillezpas Madame - et cela
jusqu'aujourd'hui: en juin 2003, on pouvait voir sur les scènes
parisiennes deux différentes mises en scène d'Antigone.
Onze parmi les vingt pièces qui viennent d'être présentées
comportent une (des) pièce(s) dans la pièce, tantôt jouée(s) dans un
théâtre par une troupe professionnelle (Colombe), tantôt en répétition (Ne
réveillez pas Madame), tantôt jouées par des amateurs (Pauvre Bitos,
L 'hurluberlu). Les comédiens professionnels sont parmi les personnages
de sept pièces d'Anouilh. Mais c'est l'auteur dramatique qui tient un rôle
central dans sept ouvrages dramatiques, depuis l'Episode de la vie d'un
auteur (1948) jusqu'au Nombril (1981), personnage que l'on peut
considérer, d'une certaine manière, comme porte-parole d'Anouilh; c'est
aussi son autoportrait ironique, le reflet dans un miroir déformant.
Quant à la distanciation, qui est l'une des principales techniques de la
métathéâtralité, Anouilh s'en sert dans sept pièces, depuis Antigone
jusqu'à Tu étais si gentil quand tu étais petit. Il reconnaît d'ailleurs,
notamment dans La grotte, sa dette envers Pirandello. L'auteur de
L'alouette manie cette technique à la perfection, il exploite la mise en
abyme jusqu'au vertige. Si ses personnages ironisent au sujet de la
distanciation, c'est qu'Anouilh vise la distanciation brechtienne. Le
terme Verfremdungs-Effekt avait été traduit en France par
89
« distanciation» (bien qu'il signifie plutôt « étrangeté» ou
« aliénation ») et répandu dans les années cinquante. Brecht lui a donné
une dimension idéologique révolutionnaire, et c'est cet aspect politique
de la distanciation brechtienne que dénonce Anouilh.

Thomas Bernhard (1931-1989)


L'Autrichien Thomas Bernhard, le plus marquant dramaturge de
langue allemande dans les années soixante-dix et quatre-vingt, utilise des
éléments métathéâtraux dans une quinzaine de ses pièces, ce qui
constitue la plus grande partie de son œuvre dramatique.
La première pièce métathéâtrale de Bernhard, L'ignorant et le fou
(Der Ignorant und der Wahnsinnige) date de 1972. L'action de la
première partie est située dans la loge d'une célèbre cantatrice, soprano
colorature, avant et pendant une représentation de La flûte enchantée, où
elle tient le rôle de la Reine de la Nuit pour la deux cent vingt-deuxième
fois (<<n'est-il pas effroyable / de chanter le même rôle / plus de deux
cents fois / d'être talonnée / par tous les opéras du monde »). La
cantatrice est aussi comédienne (ou aurait voulu l'être) puisqu'elle
connaît des passages entiers du Roi Lear et de Torquato Tassa. N'ayant
pu s'imposer en Allemagne, la Reine de la Nuit (c'est le nom que lui
donne l'auteur de la pièce) a fait une brillante carrière à l'étranger; on
évoque sa performance dans Falstaff au théâtre de la Fenice à Venise et
dans Fidelia au Metropolitan Opera de New York, avec Kirsten Flagstad,
dirigé par Fritz Busch qui remplaçait Bruno Walter. Puis elle est rentrée
en triomphe dans son pays.
Son père, alcoolique et presque aveugle, et le Docteur attendent avec
inquiétude son arrivée - elle a l'habitude de venir au dernier moment,
juste avant la représentation. Le Docteur distrait le Père avec des
histoires médicales, notamment des opérations et des autopsies. Leur
dialogue obsessionnel tourne à l'absurde. La star arrive. Elle est
maquillée et costumée à la hâte par son habilleuse, Madame Vargo. Enfin
la Reine de la Nuit entre en scène.
On entend par haut-parleur le récitatif « 0 zittre nicht, mein lieber
Sohn ».
La deuxième partie de la pièce se passe dans le restaurant « Aux Trois
Hussards », après la représentation. La Reine, son père et le Docteur sont
90
à table. Le Docteur reprend ses élucubrations anatomiques, il décrit avec
brutalité toute sorte d'opérations et de dissections de cadavres, utilisant
des termes médicaux très spécialisés. Mais il y a aussi, dans sa bouche,
des remarques sur le théâtre.
En voici quelques exemples:

Dans les opéras aujourd'hui


règne perpétuellement
une atmosphère de catastrophe
dans les théâtres globalement
rien ne fonctionne
Le théâtre
en particulier l'opéra
c'est l'enfer
Les artistes vivent
Je crOlS

dans la peur constante


de cette perte instantanée
de leur maîtrise artistique
un chanteur
que soudain il ne puisse plus chanter
un comédien
que tout à coup
il perde son texte etcetera

la culture est un tas de fumier


sur lequel les gens de théâtre
et les gens de musique
prospèrent
mais c'est un tas de fumier

La pièce se termine dans l'obscurité totale, sans dénouement. On peut


se demander: qui est l'ignorant? qui est le fou?
Après l'opéra et une cantatrice, c'est le cirque qui constitue le cadre
de La force de l'habitude (Die Macht der Gewohnheit, 1974). Le
directeur d'un cirque, Caribaldi, travaille le violoncelle, dans La truite de
Schubert, depuis vingt-deux ans. Le quintette compte aussi le Jongleur
(violon), dont la mère était Française, le Dompteur (piano) neveu du
Directeur, le Clown (contrebasse) et la petite-fille du Directeur (alto).
Caribaldi n'a pas réussi une seule fois à jouer le quintette jusqu'au bout.

91
Les répétitions sont toujours perturbées. D'ailleurs il se confie au
Jongleur :

Et les efforts incessants


pour faire entrer
et noyer
la médiocrité de l'ascendance
dans le grand art
ou plutôt dans ce qu'on appelle le grand art
Tous les jours tous les jours cette répétition du quintette
ce n'est pas une marotte.

Dans la première scène on se prépare au spectacle de cirque, le


Directeur faisant faire à sa petite-fille des exercices sur les pointes. C'est
un dialogue répétitif entre Caribaldi et le Jongleur; celui-ci ramasse,
toutes les deux minutes, la colophane qui tombe des mains affaiblies du
Directeur faisant des pizzicati sur son violoncelle. « Demain
Augsbourg» revient comme un refrain tout au long de cette scène,
évoquant le prochain spectacle du cirque.
Dans la deuxième scène, nous assistons d'abord au dialogue entre le
Clown et le Dompteur. Celui-ci vient d'être mordu par le lion Max, son
bras est enveloppé d'un épais bandage. Ensuite Caribaldi, en présence de
sa petite-fille, s'exerce sur ses deux violoncelles, le Magini et le
violoncelle de Ferrare, en jouant par intermittence des notes graves.
La troisième scène c'est la répétition de La truite. Ces répétitions
réitérées traduisent l'aspiration de Caribaldi à un grand art.
Le vérité est
que je n'aime pas le violoncelle
C'est une torture
mais il faut en jouer
ma petite-fille n'aime pas l'alto
mais il faut en jouer
le clown n'aime pas la contrebasse
mais il faut en jouer
le dompteur n'aime pas le piano
mais il faut en jouer
Vous non plus vous n'aimez d'ailleurs pas le violon
Nous ne voulons pas de la vie
mais il faut la vivre
ilfait un pizzicato
Nous haïssons le quintette. La Truite
mais il faut le jouer
92
La répétition, avec le Dompteur ivre mort, tourne à une cacophonie.
Le dialogue, toujours répétitif et grotesque, se désintègre totalement. La
pièce se termine par le refrain « Demain Augsbourg ».
La société de chasse (Die Jagdgesellschaft, 1974), se passe dans un
pavillon de chasse, dans la propriété du Général, en trois scènes: « Avant
la chasse », « Pendant la chasse» et « Après la chasse ». La demeure du
Général et de sa femme est située au fond d'une immense forêt,
«soixante-dix kilomètres sur quatre-vingt-dix », ravagée par le
bostryche, insecte qui avait attaqué tous les arbres. La forêt entière sera
abattue.
Deux ministres et un prince, amis du Général, prennent part à la
chasse. Le général, soixante ans, a perdu son bras gauche à Stalingrad, il
est atteint de la cataracte. L'autre protagoniste de la pièce est l'Ecrivain.
C'est un auteur dramatique. Le Général le déteste, il hait le théâtre et les
acteurs: «quand un acteur parle / j'ai des maux de tête », «quelqu'un
qui joue sur une scène / me donne la nausée ». Voici comment il voit
l'activité créatrice de l'Ecrivain:

L'écrivain dans sa folie


écrit une comédie
plutôt une opérette
et les acteurs tombent
dans le piège de cette comédie
opérette
Et puis le monde le monde cultivé croit
qu'il s'agit de quelque chose de philosophique
L'écrivain attaque la philosophie
ou toute une foule de philosophies
et met tout simplement sa tête à la place de celle des acteurs
et s'il s'agit d'une tragédie
il prétend
que c'est une comédie
et si c'est une comédie
il prétend
une tragédie
alors que ce n'est rien d'autre qu'un opéra

Troisième protagoniste de la pièce, la femme du Général, admire


l'Ecrivain comme artiste. Ce qui leur est commun, c'est la passion du
jeu; ils jouent aux cartes pendant leurs dialogues, tout au long de la
pièce. D'ailleurs la Générale a écrit autrefois un Mystère de Noël, en
93
vers, joué depuis vingt ans par des gens du village. Le Général prévient
les Ministres:

Faites attention à ce que vous dites


ce monsieur
met ce qu'il voit
sur la scène
réfléchissez à ce que vous livrez
et à ce que vous passez sous silence messieurs
car cela se retrouvera sous la forme de
quelque chose de philosophique
qui ne sera rien d'autre qu'une vulgarité
sur la scène
Ce monsieur fait de vous une opérette
[... ]
Bien des choses que vous avez observées ici dans ce pavillon de chasse
se retrouvent dans cette
comédie
écrite et aussi montée
montée aussi notez le bien
par vous-même

Il dit à l'Ecrivain: « Ce que vous voyez ici I vous le portez à la


scène ». Puis, s'adressant de nouveau aux Ministres: « Sous le nom de
comédie messieurs I Car notre cher écrivain est un auteur de comédies ».
Ce qui est le plus important au point de vue de la métathéâtralité,
c'est l'autoréflexion, l'identification de la pièce que l'Ecrivain est censé
préparer avec la pièce de Bernhard La société de chasse. Le Général dit à
l'Ecrivain:

La dernière fois que vous étiez là


vous avez justement écrit une comédie
ou pour mieux dire quelque chose
que vous qualifiez vous-même de comédie moi-même je ne ressens pas
comme une comédie
ce que vous qualifiez de comédie
Une comédie c'est tout de même un
concept parfaitement établi
avec lequel ce que vous écrivez n'a rien à voir

94
Et à ses invités:

Notre écrivain
écrit une comédie
et nous tous qui sommes tranquillement assis nous paraissons dans sa comédie
Le rideau se lève
Nous sommes assis là
et sommes une comédie
à l'Ecrivain
Constamment vous notez
même quand il semble
que vous ne notez pas
Vous écoutez
Vous écoutez attentivement
et même quand vous regardez ailleurs

L'Ecrivain s'adresse à la Générale:

Une comédie imaginez


où un général joue le principal rôle
et ce général a une maladie mortelle
il lui ont arraché le bras gauche à Stalingrad
[... ]
c'est une chasse que j'imagine
une société de chasse
dans l'un de nos plus beaux pavillons de chasse
dans une région totalement coupée du
monde extérieur
C'est une région privée qu'i! vous faut imaginer
Deux messieurs bien habillés
sont invités par le général à la chasse
Plus un prince
du côté du général
la princesse
aussi charmante que silencieuse
Et peut-être aussi chère madame
me permettrai-je de mettre sur scène le bostryche
S'i! y a un général manchot dans ma pièce c'est un autre
Et peut-être chère madame dira-t-on
que je suis moi-même dans mon théâtre
Mais c'est un autre

La pièce extérieure et la pièce intérieure (virtuelle) se confondent, ce


qui donne un effet de mise en abyme.

95
Tout sépare le Général et l'Ecrivain. Ils ont pourtant en commun
l'obsession de la mort. La pièce se termine par le suicide du Général. Et
par la mort de l'immense forêt. La didascalie finale indique: «Des
haches et des scies commencent à abattre la forêt, avec de plus en plus
d'intensité, de plus en plus de bruit. » Cela rappelle la scène finale de La
cerisaie de Tchekhov, où on entend le bruit sourd d'une hache abattant
des arbres.
Le personnage titre de la pièce en cinq scènes Le Président (Der
Prasident, 1975) est un dictateur qui vient d'échapper à un attentat. Il
était toujours attiré par des femmes ayant un talent d'actrice. Son épouse,
qui réside avec lui dans le palais présidentiel, joue, depuis vingt ans, dans
une pièce pour enfants handicapés (comme la Générale de La société de
chasse). Le Président a l'habitude de passer les vacances en compagnie
de sa petite amie, une médiocre actrice. Pour se relever du choc de
l'attentat, il se rend avec elle au Portugal, à Estoril ; on les voit dans les
scènes 3 et 4. Leurs longues conversations sont plutôt des monologues du
Président sur la politique, sur les arts, notamment sur l'art théâtral. Il
console sa compagne: « Même si tu n'es pas reconnue à cent pour cent /
pour moi tu es la plus grande / tu es la Duse de notre temps» :

Et qu'est ce que le directeur du théâtre te réserve


un premier rôle ou un second rôle
Tu peux renoncer au premier rôle mon
enfant
tu le joues auprès de moi
ne joue donc au théâtre que tes seconds
rôles
pour moi tu joues le premier rôle
Tu es la plus grande actrice
. .
que Je connaIsse
et c'est pourquoi tu joues pour moi le
premier rôle
tu joues le plus grand rôle qu'une actrice
ait jamais joué sur l'un de nos théâtres
Duse
douce Duse

IlIa présente aux personnes qui l'accompagnent:

c'est une grande actrice [...]


Il n'y a que le directeur de son théâtre

96
un esprit passablement inculte
passablement borné
qui n'en sache rien
qui ne sache pas qu'elle possède un si
grand talent
Elle joue toujours des rôles
qui ne lui conviennent pas
elle est constamment
mal distribuée [...]
c'est la faute de la dramaturgie dit-elle
c'est des reines qu'elle devrait jouer
des reines belles raffinées
ou une putain perverse

Citons encore une boutade:

autodidacte
Elle n'a pas étudié l'art dramatique
mais quel grand acteur
quelle grande interprète parmi les plus grandes
a étudié l'art dramatique [...]
les conservatoires dramatiques étouffent les talents dans l'œuf
le plus grand talent est dans les conservatoires
en un rien de temps étouffé

La cinquième et dernière scène, presque muette, nous ramène au


palais présidentiel. Le Président est sur un catafalque. Sa veuve et les
dignitaires de l'Etat entrent pour les funérailles.
C'est pour le festival de Salzbourg qu'avait été écrite la pièce Les
célèbres (Die Berühmten, 1976), mais elle fut refusée: Bernhard y
ridiculisait trop ouvertement le milieu artistique autrichien et
particulièrement celui du théâtre musical. Le célèbre chanteur la Basse
(le Baron), pour fêter sa deux centième dans le rôle d'Ochs dans Le
chevalier à la rose de Hofmannsthal-Richard Strauss, reçoit, dans sa
résidence d'été, des amis: le Ténor, la Soprano, l'Acteur, l'Actrice, le
Metteur en scène, le Chef d'orchestre, la Pianiste et l'Editeur. Dans la
première partie de la pièce (premier et deuxième Prélude) les invités,
éméchés, vantent leurs célèbres modèles, notamment Alexander Moïssi,
Max Reinhardt, Arturo Toscanini, Samuel Fischer, puis ils massacrent,
avec rage, les poupées qui représentent ces célèbres. Dans la « première
scène» ils se préparent à une représentation d'un opéra de plein air, mais
l'orage rend ce spectacle impossible. Dans «la deuxième scène» tous
97
ces personnages portent des têtes d'animaux: bœuf, vache, renard,
chèvre, chat, chien, rats. Dans la dernière scène tous « s'expriment» avec
leurs voix d'animaux «dont le volume augmente de plus en plus et
devient bientôt insupportable ».
Comme toutes les pièces métathéâtrales de Bernhard, Les célèbres
contiennent maintes réflexions, le plus souvent ironiques, sur l'art
théâtral. Citons en deux. Le Metteur en scène s'adresse à la Basse:

Vous étiez simplement trap intelligent


pour pouvoir vous développer comme acteur
Il faut que l'acteur soit intelligent
mais il ne doit pas être trop intelligent
Si
ce que parfois il ne peut pas empêcher soudain
il devient un savant
il n'est plus assez bon comme acteur
Le bon acteur est sa vie entière un talent de nature
s'il perd son talent naturel
son talent de nature
il est perdu comme acteur
Alors ils essaient de la mise en scène comme moi
Quand l'acteur a perdu son innocence
il essaie de la mise en scène

Et la Basse qui dit:

Chacun de nous a son infirmité


Sur leur infirmité les artistes gardent
un silence absolu
mais sans infirmité pas d'art
pas d'art musical
pas d'art dramatique en tout cas

La pièce métathéâtrale d'un bout à l'autre, Minetti (1976), porte le


nom du grand comédien Bernhard Minetti, qui avait déjà joué dans une
pièce de Thomas Bernhard. Ce titre a été donné en I'honneur de cet
acteur (qui a interprété le rôle principal à la création de Minetti), mais le
personnage éponyme a peu de commun avec le comédien.
Bernhard Minetti (1905-1998) a fait une brillante carrière, depuis
1927 jusqu'à la fin de sa vie, ayant joué dans Shakespeare, Schiller,

98
Lessing, Goethe, mais aussi dans le répertoire contemporain; il fut
considéré comme l'un des plus grands acteurs allemands.
Le Minetti de la pièce de Bernhard est un vieux comédien qui, il y a
trente ans, fut congédié du poste de directeur du théâtre à Lübeck, sa ville
natale, parce qu'il ne voulait pas jouer des pièces du répertoire classique,
sauf Le roi Lear de Shakespeare. C'était d'ailleurs son dernier rôle créé à
Lübeck. Depuis, il vivait retiré, chez sa sœur, dans la petite ville de
Dinkelsbühl, en Bavière. Là, dans sa mansarde, il mettait chaque jour le
masque de Lear devant la glace en récitant quelques fragments de la
pièce, et tous les treize du mois, à huit heures du soir, il jouait devant la
glace Le roi Lear en entier avec le masque créé par James Ensor, «pour
ne pas perdre la main », dans l'espoir de le rejouer un jour sur une vraie
scène. «Je hais la littérature classique / Je hais l'art classique / Lear
excepté» - dit-il.
Les deux premières scènes de la pièce sont situées dans le hall d'un
vieil hôtel à Ostende. Minetti arrive en affirmant que le directeur du
théâtre de Flensburg, son ami de jeunesse, lui avait proposé le rôle de
Lear et a fixé un rendez-vous dans cet hôtel. Minetti attend en vain. C'est
le soir de la Saint-Sylvestre. Les groupes de jeunes gens masqués
traversent le hall de l'hôtel. Minetti monologue, s'adressant de temps en
temps à une vieille dame presque muette qui veut passer la Saint-
Sylvestre seule, auprès d'une bouteille de champagne. Minetti a dans sa
valise, dont il ne se sépare pas depuis trente ans, le masque d'Ensor pour
son rôle de Lear, Ensor qu'il avait rencontré autrefois à Ostende. Sa
valise contient aussi des coupures de presse de l'époque de ses triomphes
scéniques.
A la scène 3, l'attente se prolonge. On voit Minetti au bar, dialoguant
ou plutôt monologuant en présence d'une jeune fille qui attend, elle, son
amoureux. Le directeur n'est pas arrivé. Est-ce une mystification?
Minetti ne retrouve pas le télégramme du directeur, « l'instrument de la
preuve ». L'amoureux de la jeune fille arrive enfin, ils partent tous les
deux.
Dans l'épilogue qui se passe au bord de la mer, toujours à Ostende,
on voit Minetti sur un banc. Il sort de sa valise le masque de Lear, avale
plusieurs comprimés, puis il met le masque et « reste immobile, jusqu'à
ce qu'il soit entièrement recouvert par la neige ». Tout autour, la fête de
la Saint-Sylvestre continue avec des jeunes gens masqués.

99
Il va sans dire que le texte de Bernhard est truffé de remarques sur le
théâtre, dans la bouche de Minetti. On y retrouve, comme dans La société
de chasse, la dichotomie tragédie-comédie, aussi bien au théâtre que dans
la vie:

Nous faisons constamment


une tragédie
ou une comédie
lorsque nous faisons la tragédie
en fait une simple comédie
et inversement
par le moyen de notre responsabilité

Sur l'opposition acteur-écrivain:

l'acteur vient vers l'écrivain et l'écrivain anéantit l'écrivain l'efface [...]


L'acteur arrache
son masque à l'écrivain
et le met
et chasse le public
en mettant au public le bonnet de l'esprit

Puis une antinomie acteur-public:

L'acteur
est victime de son idée fixe d'une part
d'autre part totalement victime du public
il attire le public
et le repousse
en ce qui me concerne j'ai toujours repoussé le public
plus l'acteur est grand
et plus haut s'élève l'art de l'acteur
plus la répulsion du public est violente
Le public se rue vers le grand acteur
et en réalité son art le repousse
et plus son art est incroyable
plus la répulsion du public est violente
[... ]
Les gens viennent au théâtre
pour voir un grand acteur
et ils sont aussitôt rebutés parce qu'il les met mal à l'aise
Si l'acteur crée le malaise
et il doit le créer
le public est rebuté
100
Il faut que l'acteur le crée
le malaise rien d'autre.
[... ]
Le public doit être épouvanté par l'acteur
D'abord il faut le circonvenir
et puis il faut l'épouvanter
Les grands acteurs ont toujours épouvanté leur public
[... ]
Le plus grand ennemi de l'acteur
est son public
Quand il sait cela
il s'élève dans son art
A chaque instant l'acteur doit se dire
le public va se précipiter sur la scène
C'est dans cet état qu'il faut jouer
contre le public

Enfin, cette réflexion amère sur la fonction de directeur de théâtre:


« Celui qui accepte le poste de directeur de théâtre / commet un suicide ».
Qu'en est-il des rapports entre Minetti de la pièce de Bernhard et
l'acteur Bernhard Minetti? L'interprète du rôle, auquel la pièce avait été
dédiée, a dit dans une interview: «Ce que je ressens là de
spécifiquement «minettien », cela reste mon secret d'acteur. [...]
L'artiste en fureur, l'artiste épouvanté - c'est ce que je suis, à la
différence d'autres».
Le traducteur de Minetti, Claude Porcell, écrit dans une note qui
accompagne l'édition française de la pièce (L'Arche, 1983): «La
carrière lamentable de ce cabotin qui vient mourir à Ostende sous le
prétexte de rencontrer un directeur peut-être inexistant, [...] n'a pas
grand-chose à voir avec celle de Bernhard Minetti. [...] Le fait que sa
brève activité comme directeur de théâtre - à Kiel et non pas à Lübeck
- ait été interrompue, juste après la guerre par une querelle sur
l'opportunité d'un «classique» est la seule coïncidence biographique
entre le personnage et le « modèle ».
Signalons une curieuse coïncidence -l'identité du nom de l'auteur de
la pièce et du prénom de l'acteur: Thomas / Bernhard / Minetti.
Le personnage titre du Réformateur (Der Weltverbesserer,
littéralement: améliorateur ou réparateur du monde, 1979), pièce dédiée
à Minetti, est un vieux gourou philosophe, auteur d'un «Traité de
l'amélioration du monde» traduit en trente-huit langues, qui lui a apporté

101
la célébrité et les plus hautes distinctions. Et pourtant «personne n'a
compris mon traité» - se plaint-il. Invalide, cloué à son fauteuil, vivant
en compagnie de sa servante qu'il refuse d'épouser, ce personnage
beckettien, despote et misanthrope, attend la visite du Recteur et du
Doyen qui doivent lui remettre le diplôme de docteur honoris causa.
Dans un soliloque il évoque ses projets d'écrire des pièces de théâtre,
notamment sur une grand-mère qui périt en recherchant son petit-fils
dans les ruines et sur le meurtre d'un roi.
Au but (Am Ziel, 1981) se passe en Hollande, pays natal de Bernhard.
Une veuve acariâtre et sa fille, célibataire, font leurs bagages pour aller à
Katwijk, dans leur maison au bord de la mer, comme chaque été. Elles
attendent l'arrivée d'un jeune auteur dramatique dont la pièce Sauve qui
peut venait d'être créée au théâtre avec un grand succès.
Elles l'avaient invité à venir avec elles à Katwijk. La première partie
de la pièce de Bernhard est un long monologue de la Mère, petite-fille
d'un clown, avec de rares et brèves répliques de la Fille (qui voulait
devenir cantatrice). La deuxième partie de la pièce se passe le soir du
même jour, après l'arrivée du trio dans la maison au bord de la mer. C'est
toujours la Mère qui parle le plus. L'Auteur dramatique n'est pas bavard,
il est courtois mais réservé. Au but n'a pas de dénouement au sens propre
du terme. Quand l'Auteur monte dans sa chambre, la Mère dit: «l'ai
peur qu'il reste un peu plus que quelques jours.» Rideau. Nous ne
connaîtrons pas la suite des événements.
Au but c'est essentiellement le soliloque ou le quasi-soliloque de la
Mère. Quant aux éléments métathéâtraux, il y a la pièce de l'Auteur
dramatique Sauve qui peut. S'agit-il du monde en décomposition? Nous
n'apprenons que quelques détails: il y a un vieux roi, une servante, un
bal, une prison. Et quelques idées générales. A la question de la Mère:
« Pensez-vous que tous soient morts de ça / parce que tout est si mauvais
/ parce que la nature est si mauvaise », l'Auteur répond: « C'est ce que je
dis dans ma pièce / les hommes meurent parce que tout est si mauvais.»
Ensuite la Mère remarque:

C'est aussi votre sujet n'est-ce pas


c'est ce que vous avez traité dans Sauve qui peut
la raideur et la fixité de la jeunesse
qui a tout perdu avant même d'être là
Je n'en crois pas mes yeux quand je vois des jeunes gens
au lieu de se réveiller et de faire des ruines de tout
102
ce qui se met en travers de leur chemin
et I'histoire entière se met en travers du chemin de cette jeunesse [...]
et toujours la jeunesse a eu la force
de déblayer cette histoire putréfiée et corrompue
en toute violence avec la plus grande volonté d'anéantissement
chaque jeunesse a fait place nette avec ses moyens
mais celle-ci
il n'y a jamais eu de jeunesse aussi dépourvue de
force
Vous le dites aussi dans votre pièce
Vous le dites dans Sauve qui peut
Vous le dites avec le cynisme qui vous est propre

Elle lui reproche:

Vous rêvez et ne faites rien


Vous voyez la misère mais vous ne l'éliminez pas
Vous êtes l'observateur de cette putréfaction
mais vous n'en faites pas place nette
Comprenez-moi bien la jeunesse a le droit d'anéantir l'histoire
de l'anéantir pour à partir de ce qui a été anéanti
fabriquer une nouvelle histoire
elle en a le devoir
Mais elle ne doit pas attendre qu'il soit trop tard
et maintenant semble-t-il c'est trop tard
Vous le dites vous-même dans votre pièce qu'il est peut-être trop tard
Mais vous le dites seulement
Vous le dites seulement et observez comment on réagit à ce que vous
dites
mais vous ne faites rien vous regardez mais vous ne faites rien
C'est la malédiction de l'auteur dramatique
[.. .]
Les auteurs dramatiques ne le disent pas
ou ils le disent et ne le font pas
Peut-être n'est-ce d'ailleurs pas la mission de l'auteur dramatique
de faire sauter le monde

Et l'Auteur en discutant avec la Mère:

Nous faisons une tentative


pour changer la société
mais ça ne réussit naturellement pas [...]
tout ce qu'on pense est constamment
refoulé au point de départ
Naturellement c'est déjà un progrès

103
LA MÈRE
interrogatrice
V ous voulez changer la société

L'AUTEUR
On ne peut pas changer la société

LA MÈRE
V ous voyez

L'AUTEUR
Mais on recommence toujours la tentative

LA MÈRE
Oui

L'AUTEUR
C'est la tentative qui compte

LA MÈRE
Très intéressant
V ous écrivez bien que vous sachiez
que vous ne pouvez pas changer par là la société

L'AUTEUR
oui
aucun écrivain n'a jamais
changé la société

LA MÈRE
Les faits le prouvent

L'AUTEUR
Les faits le prouvent
Nous n'avons de preuves que de l'échec
des écrivains
Tous les écrivains ont échoué
il n'y ajamais eu des écrivains qui ont échoué

D'ailleurs la Mère s'identifie avec la pièce Sauve qui peut:

peut-être est-ce pour cela que votre pièce m'a tant fascinée
parce que vous exprimez en elle mes propres pensées tout dans la pièce pourrait
être de moi
même l'idée pourrait être de moi
chacun de vos personnages parle comme je parle
104
Citons enfin ces réflexions que fait la Mère sur le public de théâtre, à
propos du succès de la pièce de l'Ecrivain:

Les succès ne sont finalement dus qu'au hasard quelque chose fait le succès
personne ne sait quoi
mais si toutes les conditions sont réunies
personne ne sait quoi.
Ça aurait pu mal tourner
Je me disais déjà ça ne donnera rien
Cette insistance cette inflexibilité
Sont-ce là des êtres humains me suis-je demandée
Puis brusquement ils ont applaudi comme des sauvages
Tant mieux pour lui naturellement
[... ]
les gens ne comprennent rien
et applaudissent à mort
parce qu'ils ont juste à ce moment envie d'applaudir mais il applaudissent la
chose la plus absurde
Ils applaudissent même leur propre enterrement
ils applaudissent à toutes les gifles
qu'ils reçoivent
on les gifle depuis la rampe
et ils applaudissent
Il n'y a pas de plus grande perversité
que la perversité du public de théâtre

On a l'impression que l'Auteur dramatique est un pâle reflet de


Bernhard. La Mère fait cette remarque:

Peut-être
peut-être sommes nous nous-mêmes
un matériau dramatique pour lui
nous sommes une mine
effectivement une mine pour un dramaturge pour un dramaturge comme lui
qui fait tout remonter
du plus profond des profondeurs

La Mère est donc le personnage qui a trouvé son auteur. En restant


plus longtemps que prévu dans cette maison au bord de la mer, écrira-t-il
une pièce sur la Mère et la Fille? La pièce Au but, dont l'auteur n'est pas
un autre que Thomas Bernhard en personne. Un jeu de miroirs.

105
En France, Au but a été mis en scène plusieurs fois, notamment avec
Eléonore Hirt (1985) et avec Bulle Ogier (2000) dans l'écrasant rôle de la
Mère.
Le faiseur de théâtre (Der Theatermacher, 1984), est une pièce
entièrement métathéâtrale. Le protagoniste, Bruscon, est un cabotin
mégalomane et despote qui, depuis des années, tourne à travers
l'Autriche et quelques autres pays de l'Europe avec sa pièce La roue de
l 'histoire. Il est accompagné par sa femme Agathe, sa fille Sarah et son
fils Ferruccio (prénom qu'il lui avait donné en l'honneur de Ferruccio
Busoni, son compositeur préféré). Bruscon se considère comme « le plus
grand de tous les comédiens d'Etat / qui aient jamais existé », il a joué -
s'il faut le croire - Faust à Berlin et Méphisto à Zürich. Quant à sa pièce,
«une espèce de théâtre du monde », il l'avait conçue à l'âge de quatorze
ans (après avoir étudié l'histoire du théâtre en autodidacte), il a mis neuf
années entières à l'écrire, huit mois rien que pour une scène avec
Metternich.
La roue de l 'histoire mélange des personnages historiques de toutes
les époques: il y a une rencontre entre César et Napoléon, une autre entre
Napoléon et Metternich à Zanzibar! «Dans ma pièce aussi Hitler est en
scène / il se retrouve avec Napoléon / et boit avec Roosevelt sur
l'Obersalzberg ». « Dans la scène avec Staline / Churchill frappe du pied
contre le sol. » On voit aussi dans sa pièce Lady Churchill et Madame de
Staël, Néron et le roi de Saxe, Einstein et Madame Curie. La roue de
l 'histoire «est écrite principalement pour les Français / Ici nous
expérimentons seulement ». Les derniers mots de la pièce «V oilà
l'humanité anéantie », c'est:

La phrase décisive
avant qu'il ne fasse entièrement sombre
Lady Churchill quitte son mari Winston
et Staline retire sa signature
il faut alors que ce soit parfaitement sombre

En tant qu'auteur dramatique Bruscon se considère comme l'un des


plus grands: «Shakespeare / Voltaire / et moi ». «Ma comédie / en
vérité est une tragédie» - cette dualité interchangeable revient en
refrain, comme dans d'autres pièces de Bernhard.
Le lieu de l'action du Faiseur de théâtre est une ancienne salle de bal
de l'auberge « Au Cerf Noir », dans une bourgade autrichienne, Utzbach,
106
deux cent quatre-vingts habitants, où vient de débarquer Bruscon avec sa
troupe familiale. On se prépare à la représentation. Pendant les deux
premières scènes se poursuivent des dialogues, c'est le chef de la famille
qui est le plus bavard. Misanthrope et surtout misogyne, il lance des
diatribes contre les femmes:

Faire du théâtre avec des femmes


est une catastrophe
Quand nous employons un interprète féminin
nous employons en quelque sorte un frein de théâtre et vraiment ce sont bien
toujours les interprètes féminins
qui tuent le théâtre [...]
une tragédienne féminine
a vraiment depuis toujours été une absurdité

Mais il parle aussi, s'adressant à l'Hôtelier, de l'absurdité de toute


l'activité théâtrale:

Nous nous essayons encore et toujours au théâtre nous écrivons pour le théâtre
et nous jouons du théâtre
et même si tout cela est ce qu'i! y a de plus absurde et de plus mensonger
Cependant un comédien peut-il
interpréter un roi
lui qui ne sait absolument pas ce qu'est un roi
Comment une comédienne peut-elle
interpréter une fille de ferme
elle qui ne sait absolument pas ce qu'est une fille de ferme
Quand un comédien d'Etat interprète un roi
ce n'est que de mauvais goût
et quand une comédienne d'Etat
interprète une fille de ferme
c'est encore de plus mauvais goût
mais tous les comédiens interprètent encore et toujours quelque chose
qu'ils ne peuvent pas être
et qui n'est que de mauvais goût
c'est ainsi que tout au théâtre est de mauvais goût
[... ]
C'est ainsi que j'ai écrit ma comédie mensongèrement
c'est ainsi que nous l'interprétons mensongèrement
c'est ainsi qu'elle est reçue
mensongèrement
L'écrivain est mensonge
les interprètes sont mensonges
et les spectateurs aussi sont mensonges

107
et le tout rassemblé est une absurdité unique sans même parler du fait
qu'il s'agit d'une perversité
qui a déjà des milliers d'années
Le théâtre est une perversité plusieurs fois millénaire dont l'humanité raffole
et elle en raffole si fort
parce qu'elle raffole si fort de son mensonge
et nulle part ailleurs dans cette humanité
le mensonge n'est plus grand et plus fascinant
qu'au théâtre

Et voici ses opinions sur les rapports auteurs dramatiques - acteurs:

Quand nous écrivons une comédie


serait-ce la comédie du monde comme on l'appelle nous devons nous préparer
complètement
à ce qu'elle soit interprétée par des amateurs
par des anti-talents
c'est notre destin
L'auteur dramatique fera bien
d'avoir conscience de cette réalité
que seuls des anti-talents
porteront sa comédie sur la scène
aussi grands aussi célèbres que soient les comédiens ce sont des anti-talents
tous ceux qui montent sur scène
sont des anti-talents
et plus ils paraissent sublimes
et plus ils sont célèbres
plus leur anti-talent est répugnant
Un comédien talentueux
est aussi rare qu'un trou du cul au milieu de la figure

Dans la troisième scène on répète la pièce sous la houlette du patron.


La quatrième et dernière scène se passe le soir, sur l'estrade qui sert de
scène, derrière le rideau, juste avant la représentation. La salle se remplit.
Bruscon, en costume de Napoléon, s'occupe particulièrement du
personnage de Madame Curie, joué par sa femme.

Madame Curie
était polonaise
ne l'oublie pas
Je n'aime pas le peuple polonais
pas à tout prix
Des faiseurs d'esclandre
bigoterie
catholique
108
de mauvais goût
mais madame Curie
je l'ai toujours aimée
tu ne la joues pas telle
que je puisse l'aimer
mais je ne me laisserai pas déposséder
par toi de madame Curie
figure historique
figure historique tout à fait sublime

Il trace un maquillage noir sur le visage de sa femme. Et ilIa coiffe.


« Les Polonaises ont des cheveux coiffés très strict ». « Il lui peigne les
cheveux, jusqu'à ce qu'ils soient tout tirés ».
Des tonnerres grondent, c'est l'orage qui arrive. Soudain, une foudre
effroyable. Dans la salle on crie: « Il y a le feu au presbytère ». Tous les
spectateurs s'enfuient en panique et l'eau coule du plafond de la vétuste
baraque. Un déluge. La représentation n'aura pas lieu. « Comme si je
l'avais deviné» - conclut Bruscon. Rideau. La réalité vécue par les
comédiens reproduit le dénouement de La roue de l 'histoire. Le monde
se trouve réduit à une estrade.
Le titre de la pièce Ritter, Dene, Voss (1984) reprend les noms de
trois acteurs allemands qui ont participé à la création de plusieurs
ouvrages de Bernhard (c'est comme si, en France, on aurait intitulé une
pièce « Mikaël, Lebrun, Bouquet »). La traduction française de Michel
Nebenzahl porte le titre Déjeuner chez Wittgenstein. En effet, la pièce
montre une journée dans la vie du célèbre philosophe autrichien, Ludwig
Wittgenstein, un excentrique, en compagnie de ses deux sœurs qui ont
d'ailleurs un penchant pour l'art dramatique: le père avait acheté
cinquante et un pour cent des actions d'un théâtre pour qu'elles puissent
y jouer quand elles veulent et ce qu'elles veulent, indépendamment de la
volonté du directeur du théâtre.
Simplement compliqué (Einfach kompliziert, 1986) est un monologue
d'un acteur octogénaire qui, autrefois, jouait notamment à Duisburg, à
Bochum, à Osnabrück. Son rôle préféré était celui de Richard III dans la
tragédie de Shakespeare, mais il jouait aussi Prospero et Don Carlos.
Veuf depuis dix ans, il vit dans son appartement totalement coupé du
monde. Le seul être humain qu'il voit est une fillette de neuf ans,
Catherine, qui lui apporte le lait chaque mardi et chaque vendredi. La
scène se passe un mardi. Catherine arrive et reste là un moment sans
parler. Comme tous les deuxièmes mardis du mois, l'Acteur met sur la
109
tête la couronne de Richard III, gardée précieusement dans une caisse, et
se regarde dans un miroir. «Dans le ventre de la mère / déjà j'étais
Richard III » - dit-il.
Sans message idéologique ou artistique explicite, ce portrait du vieil
acteur décrépit et toqué est surtout un matériau pour la création d'un
personnage singulier. Ecrit pour Minetti, ce monologue a été interprété
en France par Jean-Paul Roussillon, en 1988.
Vers la fin de sa vie, Thomas Bernhard a écrit quelques
« Dramuscules» (Dramolette), de valeur inégale, dont trois ont le
caractère métathéâtral.
« Un acte allemand », pochade satirique d'un goût médiocre, Tout ou
rien, (Alles oder Nichts), écrite en 1981 et publiée en 1988, présente une
soirée télévisée, au théâtre de Francfort, avec la participation du président
fédéral (Carstens), du chancelier fédéral (Schmidt) et du ministre des
affaires étrangères (Genscher). L'épreuve, à laquelle sont soumis les trois
hommes d'Etat, comporte une course en sac, quelques questions stupides
mais non dépourvues d'allusion politique (<<quelle différence y a-t-il
entre les saucisses de Francfort et celles de Vienne? ») et le passage à
travers un tonneau de purin pour arracher un bulletin de vote. Pour
terminer, tous les trois doivent répondre par oui ou par non, aussi vite que
possible, à la « question de conscience» : «Etes-vous du fond du cœur
national-socialiste? » Les trois « sommités de l'Etat» répondent « oui»
à l'unisson. On voit aussi, au premier rang « Gürgens, un vieil acteur (=
Gustaf Gründgens, 1899-1963) :

Qui n'a pas seulement joué Faust


mais aussi Méphisto
et qui va jouer prochainement Marguerite comme il me l'a confié à Paris
dans un théâtre spécialement construit
pour cette occasion

La farce parodique Claus Peymann quitte Bochum et va à Vienne


comme directeur du Burgtheater (Claus Peymann verHisst Bochum und
geht aIs Burgtheaterdirektor nach Wien, 1986, impr. 1990) met en scène
Peymann, ami de Thomas Bernhard et réalisateur préféré de ses pièces.
Dans la première scène Peymann fait ses bagages, avec l'aide de sa
secrétaire, après sept ans de la direction du théâtre du Bochum. Il fait
jeter à la poubelle toutes les pièces (sauf quelques classiques), y compris
la nouvelle pièce de Bernhard. Dans la deuxième scène Peymann défait
110
ses bagages au Burgtheater de Vienne, doit il venait d'être nommé
directeur. Il promet aux acteurs du Burgtheater «une piqûre électrique
artistique au derrière avant de faire avec moi la première répétition» et
ordonne de renvoyer la moitié de la troupe à «l'asile pour artistes
reconnus d'inutilité publique ».
Le dialogue Claus Peymann s'achète un pantalon et va déjeuner avec
moi (Claus Peymann kauft sich eine Hose und kommt mit mir essen,
impr. 1990) contient, malgré son titre et son cadre facétieux, des énoncés
du metteur en scène, devenu directeur du Burgtheater, et de l'auteur
dramatique sur le théâtre, énoncés contradictoires qui tournent au
paradoxe. Claus Peymann vient d'acheter un pantalon de luxe. « Quand
nous essayons des pantalons ça nous épuise tout autant / que quand nous
répétons Kleist ou Shakespeare» - se plaint-il.

PEYMANN
Il Y a quelques années je me promenais en haillons

MOI
Avant quarante ans vous vous promeniez
en haillons
en hiver par moins vingt-deux
vous ne portiez que des blue-jeans effrangés et ce qu'on appelle
un T-shirt coca-cola jusqu'au moment
où vous avez mis en scène Iphigénie à Stuttgard
après Iphigénie tout d'un coup vous étiez habillé avec
beaucoup d'élégance

Pendant la promenade, les deux amis se confient l'un à l'autre :

MOI
tout ce qui a rapport au théâtre
je le hais comme rien d'autre
pathétique
je hais la scène
je hais les acteurs sur scène
je hais l'univers du théâtre

PEYMANN
Je ne peux pas en dire autant

MOI
C'est naturel
III
Vous êtes un homme de théâtre
comme on dit
mais moi je ne suis pas un homme de
théâtre
De la tête aux pieds
et de tout votre cœur
vous aimez le théâtre
vous êtes fou de théâtre
Je hais le théâtre de la tête aux pieds
et je l'exècre comme rien d'autre
rien ne me répugne davantage
mais c'est justement pour cela que je lui
suis livré [...]
Vous lui êtes livré par amour
je lui suis livré par haine

PEYMANN
Le théâtre est mon univers [...]
Le théâtre est ma passion Bernhard
rien que le théâtre.

MOI
C'est exactement l'inverse pour moi
j'exècre le théâtre
il m'attire
parce que je l'exècre
Vous aimez les acteurs
je les hais
Vous aimez le public
je le hais
Vous aimez la scène
je la hais
Tout ce que vous aimez
je le hais
tout ce que vous exécrez
je l'aime

On y trouve aussi des mots grinçants sur l'Autriche, pays de


Bernhard, cette fois également dans la bouche de Peymann :

De fait j'ai souvent le sentiment Bernhard que l'Autriche est une


comédie de Shakespeare
que l'on n'a pas besoin de mettre en scène
elle est déjà là
l'unique la grandiose la comédie achevée la plus folle de toutes
c'est l'autrichienne
112
Pensez seulement aux interprètes
ils sont là
Pensez seulement au décor
il est là
pensez seulement à la musique de scène
elle est là
la plus folle comédie de tous les temps
c'est l'Autriche
aucune pièce de théâtre au monde n'approche celle-là
et ce sont les Autrichiens eux-mêmes qui
ont mis en scène
cette comédie la plus folle de tous les
temps
la comédie populaire totale c'est l'Autriche
la comédie populaire totale
Aucun écrivain vous compris mon cher Bernhard
n'aurait pu écrire cette comédie la plus
folle de toutes

Et le metteur en scène incite Bernhard à écrire une pièce pour son


théâtre:

Ecrivez donc une pièce Bernhard


où vous ferez un pied de nez à tous
c'est une pièce comme çà que je voudrais
de vous
une vraie pièce pied de nez
asseyez-vous à votre table Bernhard
et écrivez une pareille pièce pied de nez
Du grand théâtre Bernhard
beaucoup de monde beaucoup de saloperie beaucoup de folies des
grandeurs
beaucoup de crimes de mauvais goût de bassesse
un vrai théâtre de Burgtheater
une vraie grande comédie pied de nez universellement perturbatrice
portez donc une bonne fois toute votre impitoyable brutalité à la scène
tout votre dégoût universel [...]
vous savez n'est-ce pas que j'ai toujours attendu de vous
cette grande réussite universellement renversante
cette comédie pour tous sortant l'univers
de ses gonds
cette comédie monstre vous voyez n'est-ce pas Bernhard
écrivez quelque chose qui repousse
tout le reste dans l'ombre
abattez tout simplement une bonne fois
d'un trait de plume toute la littérature universelle
113
enfoncez-là tout simplement une bonne
fois sous terre
prenez votre courage à deux mains Bernhard et d'un coup de plume
crevez le
ventre à l'univers
donnez un grand coup de pied faites-nous prendre un pied universel
Bernhard

Cette harangue n'est-elle pas une Image auto-ironique de toute


l'œuvre dramatique de Bernhard?

Dans le théâtre de Thomas Bernhard, que j'appellerais néo-


expressionniste, presque tous les personnages sont des caricatures. C'est
un théâtre de portraits plutôt que d'intrigue. La structure de ces pièces est
très libre, il y a rarement un vrai dénouement dramaturgique. On peut se
demander d'où vient, chez Bernhard, l'engouement pour le métathéâtre ?
Ses pièces dont les dialogues sont en grande partie des monologues
déguisés, le langage répétitif, comme en musique, le manque d'une vraie
intrigue qui attirerait l'attention des spectateurs, font qu'elles reposent
principalement sur la performance scénique de ses protagonistes, voire
d'un seul protagoniste.
Ses pièces sont écrites pour la voix et le corps des comédiens. Afin de
permettre à l'interprétateur de montrer pleinement son talent, quel
meilleur emploi que celui d'un comédien. D'où la fréquence des
personnages-acteurs dans l' œuvre dramatique de Bernhard.

Tom Stoppard (1937)

Tom Stoppard a fait ses débuts comme auteur dramatique avec une
pièce métathéâtrale par excellence, Rosencrantz et Guildenstern sont
morts (Rosencrantz and Guildenstern are Dead). Créée au Festival
d'Edimbourg, en 1966, et publiée en 1967, elle est restée le plus apprécié
et le plus joué des ses ouvrages pour le théâtre.
En reprenant la fable d' Hamlet de Shakespeare, Stoppard a
radicalement changé d'optique: ce n'est pas le prince de Danemark, mais
ses deux acolytes, personnages secondaires, qui sont au centre de
l'action. Ils ont un rôle principal en ce qui concerne l'intrigue, la
114
structure et aussi le contenu philosophique de la pièce. Car Rosencrantz
et Guildenstern sont morts est un ouvrage aux ambitions philosophiques
ou plutôt aux apparences philosophiques. Les thèmes de la mort, du
destin, de l'identité humaine se trouvent au centre des dialogues
Rosencrantz - Guildenstern et de leurs discussions avec l'Acteur. Les
analogies avec le théâtre de Samuel Beckett, en particulier avec En
attentant Godot, y sont évidentes dès la première lecture, et les critiques
ont largement commenté la présence de la philosophie existentielle filtrée
à travers le théâtre de l'absurde. La question qui reste toujours ouverte est
de savoir s'il s'agissait pour Stoppard de subir l'influence de Beckett et
de l'existentialisme ou bien de parodier l'un et I ou l'autre.
Essayons de situer l'action de Rosencrantz et Guildenstern par
rapport aux événements représentés ou relatés dans Hamlet.
La pièce de Stoppard commence par la rencontre inopinée des deux
amis avec les acteurs ambulants (qui s'appellent en l'occurrence
Tragédiens, Tragedians, tandis que leur chef est nommé Acteur, Player),
les uns comme les autres étant sur le chemin d'Elseneur. Les Tragédiens
sont au nombre de six, dont l'Acteur et Alfred, un petit garçon jouant les
rôles féminins; ils donnent des représentations mais aussi des exhibitions
douteuses (<<des représentations privées et non expurgées »). Ensuite,
nous voyons Rosencrantz et Guildenstern accueillis par Claudius et
Gertrude, puis, à la fin de l'acte I, par Hamlet.
Il n'y a pas d'interruption (sauf le noir) entre les deux premiers actes.
« C'est la suite de la scène précédente» - indique la didascalie du début
de l'acte II. Hamlet demande aux Tragédiens de jouer Le meurtre de
Gonzague, avec «douze à seize vers» supplémentaires. La répétition
générale a lieu mais, sauf un seul vers prononcé (<<Trente fois le char de
Phébus »), elle se limite à la pantomime, pantomime qui est prolongée
par «une scène d'amour sexuelle et passionnée entre la Reine et
l'Empoisonneur-Roi» et des scènes qui anticipent les événements:
« Polonius assassiné à travers une tapisserie », mort des deux Espions qui
« portent des vestes identiques à celles de Rosencrantz et Guildenstern »,
scènes prémonitoires commentées par l'Acteur. Après la pantomime, le
nOH.

Un moment de silence, puis beaucoup de bruit... Des cris... « Le roi se


lève! »... « Qu'on interrompe la pièce! »." « Des flambeaux, des flambeaux,
des flambeaux! ».

115
Nous apprenons par la suite que c'est Hamlet qui a tué Polonius, nous
le voyons même traîner le cadavre de la victime.
L'acte III reconstitue les événements qui, dans la tragédie de
Shakespeare, sont rapportés brièvement par le Prince (V,2,12-62).
Rosencrantz, Guildenstern et Hamlet sont « sur un bateau », « en route
vers l'Angleterre ». Les deux compagnons-espions décachètent et lisent
la lettre qui leur a été confiée (dès lors, ils seront conscients de leur rôle).
Hamlet parvient à la remplacer par une autre lettre. Le lendemain, on
découvre sur le bateau la présence des Tragédiens, cachés dans trois
tonneaux. Ils ont dû s'enfuir. L'Acteur se plaint: « En disgrâce. Notre
spectacle a offensé le roi. Oui, il est lui-même un second mari. Manque
de tact, évidemment. » « Nous n'avons pas été payés» - ajoute-t-il. Les
pirates attaquent le bateau et Hamlet disparaît. Perplexes, Rosencrantz et
Guildenstern ouvrent la lettre et apprennent qu'ils doivent être exécutés.
La pièce se termine par la scène finale d' Hamlet: les cadavres, la cour,
Fortinbras. L'Ambassadeur anglais annonce que « Rosencrantz et
Guildenstern sont morts ».
Il y a chez Stoppard, différentes versions de cet épilogue: ce sont des
collages de répliques finales d'Horatio et de Fortinbras, toujours d'après
Shakespeare. Une seule version ajoute aux citations Shakespeariennes un
dialogue entre deux Ambassadeurs qui, dans un style monosyllabique
propre à Rosencrantz et Guildenstern, commentent la tragique histoire et
dénombrent les cadavres: six? sept? non, huit au total.
La localisation du drame est intentionnellement vague. « Un endroit
sans caractère précis» - dit la didascalie liminaire. Au cours des deux
premiers actes, les lieux présumés changent au gré des épisodes: la
route, puis différents endroits du château d'Elseneur. C'est l'éclairage qui
transforme « l'ambiance d'extérieur en une ambiance d'intérieur ». Et ce
n'est qu'à l'acte III que les événements sont localisés avec précision: un
bateau, avant de revenir au château où se joue la dernière scène.
La durée de l'action de Ronsencrantz et Guildenstern correspond à
peu près à celle d' Hamlet. La première rencontre des deux amis avec les
Tragédiens a lieu la veille ou peut-être le jour même de leur arrivée au
château, tandis que la fin coïncide avec celle de la tragédie de
Shakespeare. Quant à l'époque, on trouve une indication dans la
présentation de Rosencrantz et Guildenstern comme « deux
Elisabéthains» ainsi que dans cette remarque de Ronsencrantz: « Le
soleil se couche. Ou la terre monte, si l'on en croit une théorie à la
116
mode. » Nous sommes donc dans la seconde moitié du XVrèmesiècle (De
revolutionibus orbium coelestium de Copernic fut publié en 1543,
Elisabeth 1ère est montée au trône en 1558), époque de Shakespeare et
non pas celle d'Hamlet.
Les personnages du drame se divisent en trois groupes bien distincts
au point de vue de l'action, de la conscience métaphysique, de
l'architecture de l'ouvrage et aussi de la mise en scène implicite.
D'abord, Rosencrantz et Guildenstern, couple inséparable à tel point que
l'identité de l'un vis-à-vis de l'autre prête à confusion. Deuxièmement, la
troupe de Tragédiens dont l'Acteur est porte-parole; il est le seul à
parler, sauf quelques répliques prononcées par Alfred. Troisième groupe,
assez hétérogène, que nous appellerons la Cour et auquel appartiennent
Hamlet, Claudius, Gertrude, Polonius, Ophélie, Horatio ainsi que
Fortinbras et les Ambassadeurs. L'ordre dans lequel ces trois groupes
entrent en jeu correspond à leur importance dans la pièce: 1°
Rosencrantz et Guildenstern sons seuls, 2° ils se trouvent en compagnie
des Tragédiens, 3° ils sont en présence de la Cour.
Le texte de Stoppard n'a pas d'autre division que celle en trois actes,
et encore les deux premiers, nous l'avons vu, s'enchaînent sans
interruption. C'est le classement de personnages en trois groupes qui
nous permettra de distinguer des séquences, éléments constitutifs de
l'ouvrage, et d'en voir la structure. Nous adopterons le principe suivant:
il y a changement de séquence chaque fois que le (s) représentant (s) d'un
autre groupe de personnages s'ajoute (nt) à ceux qui sont en scène, ou
quand il (s) les quitte (nt). Précisons que le terme « Cour» sera utilisé
même lorsqu'il s'agit d'un seul personnage de ce groupe (par exemple
Hamlet). Abstraction faite de quelques apparitions muettes, nous
obtenons trente séquences: l'acte r en comporte cinq, l'acte II - dix-neuf,
l'acte III - six.
La prépondérance du groupe Rosencrantz-Guildenstern se manifeste
de façon évidente. En fait, ces deux personnages sont présents tout le
temps, jusqu'à leur disparition avant la dernière scène; il n'y a que trois
séquences où ils restent muets, en revanche, ils sont seuls en scène dans
treize séquences qui comptent d'ailleurs parmi les plus longues (elles
remplissent plus de la moitié du texte).
Quant aux Tragédiens, on les voit dans huit séquences; dans six
d'entre elles, ils dialoguent avec Rosencrantz et Guildernstern (ces six
séquences constituent un tiers du texte de la pièce).
117
Les membres de la Cour apparaissent dans onze séquences (dont deux
seulement avec les Tragédiens). Cependant elles constituent à peine un
dixième de la totalité du texte; il s'agit exclusivement des citations
d' Hamlet, citations fidèles, au moins dans l'édition anglaise de 1967 à
laquelle nous nous référons (London, Faber and Faber), où l'on ne relève
que quelques changements peu signifiants.
Cette analyse sommaire, basée sur la segmentation du texte, confirme
le rôle des trois niveaux respectifs, représentés par les trois groupes de
personnages, rôle qui va décroissant dans l'ordre: Rosencrantz et
Guildenstern -les Tragédiens -la Cour.
Les deux premiers groupes sont traités d'une manière aussi peu
réaliste que possible. Nous sommes en présence des personnages
abstraits, des symboles qui incarnent le contenu ontologique de
l'ouvrage. Dès la première scène, Rosencrantz et Guildenstern sont sous
le poids du destin. « Il y avait un messager. On nous a envoyé chercher. »
« C'était urgent. Extrême urgence, sommation du roi. C'est ce qu'il a
dit: affaire d'Etat, pas à discuter. Des lumières dans l'écurie, en selle,
[...] à la poursuite de notre devoir. » « Un éveil, un homme en selle, des
coups sur les volets, nos noms criés, une certaine aube, un message, une
sommation...» Ce motif revient dans la dernière réplique de
Guildenstern, avant sa disparition définitive: «Nos noms criés... Une
certaine aube... Un message... Une sommation... » Paroles suivies par
cette réflexion qui est la conclusion morale et humaine de leur aventure
et en même temps une faible réplique à l'idée de fatalité: «Il y a dû y
avoir un moment, au commencement, où nous aurions pu dire - non.
Mais, je ne sais comment, nous l'avons manqué. [...] Eh bien, nous
saurons mieux la prochaine fois. » Il n'y aura pas de prochaine fois pour
les deux courtisans-espions, ils le savent bien. Cette phrase leur donne
une dimension intemporelle, elle en fait des allégories, comme celles
d'une moralité médiévale.
Quant aux Tragédiens, ce sont des êtres non moins abstraits et
ambigus, hors de l'histoire et des notions géographiques. A la question
posée par Guildenstern «Où allez-vous? », l'Acteur répond «Chez
nous, Monsieur ». «D'où venez-vous? », «De chez nous. » Et après la
première entrevue avec Hamlet, l'Acteur dira: «N ous sommes des
acteurs. Nous sommes le contraire des autres. [...] Nous avons mis nos
identités en gage.» Les Tragédiens symbolisent la destinée, ils en
assurent la transition de l'art à la vie. Pendant la pantomime, l'Acteur
118
jette à Guildenstern, qui est de plus en plus alarmé, des allusions à sa
mort imminente: «C'est écrit.[...] Nous sommes des Tragédiens, voyez-
vous, nous suivons des directives - il n'est pas question de choix ».
C'est la mort qui sera le sujet de leur débat final. La mort simulée par des
comédiens, et la vraie. « Même quand vous mourez, vous savez que vous
reviendrez sous un chapeau différent. Mais personne ne se relève après la
mort. On n'applaudit pas» - remarque Guildenstern.
La Cour contraste avec les deux autres groupes. Ce sont les
personnnages qui sortent d' Hamlet, qui parlent le langage de
Shakespeare et non pas un langage beckettien. Ils constituent une
référence culturelle et historique, une citation réitérée, une sorte
d'intercalation dans le genre image d'EpinaI. Extraits de leur contexte
naturel, celui de la tragédie Shakespearienne, utilisés comme toile de
fond et comme illustration d'une autre histoire, celle de Rosencrantz et
Guildenstern, ils sont privés d'une vie autonome. Bien qu'opposés aux
deux premiers groupes sur le plan du langage et de l'intrigue, ils nous
paraissent aussi irréels que les autres personnages de la pièce de
Stoppard. Et moins indispensables. A tel point qu'on a vu des mises en
scène qui allaient jusqu'à les éliminer totalement. Notamment dans le
spectacle polonais du Théâtre Jaracz de L6dz (1974), où c'étaient les
Tragédiens qui jouaient leurs rôles. Ou à Paris, au Théâtre de la Plaine
(1976), où le nombre des personnages était réduit à trois: Rosencrantz,
Guildenstern et le Directeur de la troupe.
Au point de vue de l'intrigue, la destinée de Rosencrantz et
Guildenstern se croise avec celle des Tragédiens. Comme dans Hamlet,
les deux amis ont rencontré la troupe sur la route, ils sont donc à l'origine
de sa présence au château. Contrairement à la tragédie de Shakespeare,
où l'on perd de vue Rosencrantz et Guildenstern (provisoirement) ainsi
que les Comédiens (définitivement), les uns et les autres se rencontrent
sur le bateau qui les mène en Angleterre. Et c'est justement l'intervention
de Claudius, disant «je décide donc d'envoyer Hamlet en Angleterre,
bien vite », qui est à l'origine de leur rencontre tellement inattendue: les
deux compagnons-espions accomplissent une mission qui les conduira à
la mort, Les Tragédiens fuient la colère du roi. Cette phrase décisive de
Claudius est placée, dans le drame de Stoppard, après l'unique vers de la
pièce intérieure qui soit prononcé, « Trente fois le char de Phébus », entre
le Meurtre de Gonzague et sa suite prémonitoire. Il s'agit donc là d'un

119
moment crucial où la destinée des deux amis et celle des Tragédiens se
croisent avec le conflit Claudius - Hamlet.
Revenons à la segmentation qui a été proposée, afin de retrouver la
place de cet épisode. La représentation du Meurtre de Gonzague (ou, plus
exactement, la répétition générale) constitue la ISèmeséquence de la pièce
de Stoppard, tandis que l'intervention de Claudius qu'on vient de citer en
est la 16ème,sur trente séquences au total. Cette position centrale est
encore accentuée par le fait qu'il s'agit, respectivement, de la lüèmeet de
la Il èmeséquence de l'acte II, acte médian, qui en compte dix-neuf. Le
spectacle du Meurtre de Gonzague proprement dit, spectacle qui n'est
pas montré mais suggéré, est un peu décalé par rapport à ce centre quasi
idéal: il est évoqué dans la didascalie entre le 1ime et la lSème séquence
de la pièce.
Mais si la représentation est le piège tendu par Hamlet, ce sont les
paroles de Claudius «je décide d'envoyer Hamlet en Angleterre» qui
constituent la souricière pour prendre celui-ci, souricière dans laquelle
seront tombés, en fin de compte, Rosencrantz et Guildenstern. La place
centrale de cet épisode est donc pleinement motivée dans un ouvrage sur
la destinée des compagnons-espions d'Hamlet.

Dans Hamlet de Shakespeare, on peut distinguer six souricières ou


situations « piégées» qui jouent un rôle dramaturgique capital:

1. Entretien Hamlet-Ophélie (III,l), piège tendu à Hamlet par


Claudius et Polonius. Ophélie leur sert d'instrument. Hamlet se laisse
prendre, mais c'est Ophélie, abandonnée par le Prince, qui fera les frais
de cette opération.
2. Le spectacle du Meurtre de Gonzague (III,2). Piège tendu à
Claudius par Hamlet. Claudius se laisse prendre.
3. Entretien Hamlet-Gertrude (III, 4) organisé par Polonius.
Cela se termine par la mort de celui-ci, pris à son propre piège.
4. Lettre de Claudius (IV,3) visant à faire mourir Hamlet, envoyé
en Angleterre. Guet-apens découvert par Hamlet qui renverse la
situation et tend à Rosencrantz et Guildenstern un contre-piège.
5. Contre-lettre (V,2). substitution des lettres par Hamlet. Les
deux faux amis seront morts.
6. Poison (V,2). Une épée empoisonnée et une coupe
empoisonnée mettent fin à la vie d'Hamlet. Mais celui-ci entraîne dans
la mort l'instigateur du piège, Claudius.
120
La pièce de Tom Stoppard reprend les six souricières qu'on vient de
discerner dans le chef-d'œuvre de Shakespeare. Mais elle les traite de
façon inégale.
La souricière 3 (Entretien Hamlet-Gertrude) y est présente non
comme un piège, mais comme une évocation de la scène entre Hamlet et
sa mère, mimée par les Tragédiens devant Rosencrantz et Guildenstern :
scène passionnée avec la Reine (cf scène de la chambre, Shakespeare,
acte IlL scène 4) suivie de l'image très stylisée de la silhouette de
Polonius assassiné à travers une tapisserie - indique la didascalie. C'est
l'Acteur qui commente cette pantomime; Hamlet y porte le nom de
« Lucianus, neveu du Roi », tandis que le Roi assassiné prend la place de
Polonius, il y a donc substitution de personnages, très significative.
En ce qui concerne la souricière 6 (Poison), il n'y a pas de piège non
plus, on se borne à son résultat: dans la scène finale de la pièce de
Stoppard, nous voyons dans le fond [...] le tableau de la Cour et des
cadavres de la dernière scène d'Hamlet. Le Roi, la Reine, Laërte, Hamlet
sont morts.
En revanche, les principales composantes des souricières 1 et 2 sont
présentes dans la pièce de Stoppard, les éléments de la souricière 1
(Entretien Hamlet-Ophélie) s'entremêlent à ceux de la souricière 2
(Spectacle), cette dernière prenant d'ailleurs la forme d'une répétition
théâtrale. De même, les souricières 4 (Lettre de Claudius) et 5 (Contre-
lettre) sont intimement liées l'une à l'autre dès la première vision
prémonitoire, pantomime commentée par l'Acteur: «Le Roi -
tourmenté par sa culpabilité - hanté par la peur - décide de dépêcher
son neveu en Angleterre - et confie cette entreprise à deux complices
souriants - à deux amis - deux courtisans - deux espions [...]. Et ils
arrivent [...] et se présentent devant le Roi anglais. [...] Mais où est le
Prince? [...] Un coup du destin et la ruse ont mis entre leurs mains une
lettre qui scelle leur mort. [...] Traîtres pris à leurs propres pièges? Ou
victimes des Dieux? Qui le saura jamais! » Questions qui constituent le
thème essentiel de Rosencrantz et Guildenstern sont morts.
Dix ans plus tard, Tom Stoppard a écrit et fait jouer un Hamlet « de
quinze minutes» (The Fifteen Minute Hamlet) en se servant presque
exclusivement des vers authentiques de Shakespeare. Le texte publié de
cette réduction ne compte que douze petites pages. Les dix scènes du
« dramaticule» sont précédées d'un Prologue où Shakespeare en

121
personne s'adresse au public. Voici un échantillon de sa brève
intervention:

Quelque chose est pourri dans le royaume de Danemark.


Être ou ne pas être: telle est la question.
Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel
Que votre philosophie n'en rêve.

Stoppard reprend les principaux thèmes et motifs de la tragédie de


Shakespeare, il respecte les étapes essentielles de l'intrigue. Son mini-
Hamlet se termine par un «bis» (The Encore) où l'on trouve, sur deux
pages, l'essentiel de ce qui précède. Une sorte de mise en abyme. Un fait
mérite d'être souligné: l'épisode du théâtre dans le théâtre (Le meurtre
de Gonzague) occupe une place centrale. Il constitue la quasi-totalité de
la scène 5 ; cent dix-neuf vers le précèdent, cent trente-six vers le suivent.
On le retrouve dans 1'« épilogue », ce digest du digest, à une place non
moins centrale: il y a vingt-huit vers avant ce « spectacle imaginaire»
(de sept lignes) et trente-quatre vers après.
Après Rosencrantz et Guildenstern sont morts Tom Stoppard a écrit
Le vrai inspecteur Hound (The Real Inspector Hound, 1968), parodie de
pièce policière et satire de la critique théâtrale. Ces deux niveaux
s'entremêlent jusqu'au vertige.
L'action de la pièce se passe sur le plateau d'un théâtre, pendant la
représentation. Côté plateau, sur l'aire de jeu va se dérouler l'action d'un
« thriller» typiquement anglo-saxon (vieux manoir dans le brouillard,
marécage, un cadavre sous un divan). Côté public: aux rangs d'orchestre
deux critiques, Moon et Birdfoot, discutent à voix basse de la pièce et de
leur métier - notamment des autres critiques - tout en suivant l'action.
Le lieu de l'action du «thriller» est le manoir de Muldoon. Outre le
cadavre sous le divan, il y a la femme de ménage, Mrs Drudge, qui fait
les poussières. Un inconnu suspect (Simon) entre par une porte-fenêtre. Il
prétend connaître une des personnes qui habitent le manoir, Felicity
Cunningham, mais il semble pris de panique lorsque Mrs Drudge lui
apprend qu'elle est là, en train de jouer au tennis avec Lady Muldoon.
Cynthia (Lady Muldoon), Felicity, Simon et le Major Magnus prennent
le thé, servis par Mrs Drudge. Les deux femmes ont des relations
mystérieuses avec Simon. Par moments, on annonce à la radio que la
police est toujours à la recherche du «meurtrier de l'Essex ». Simon
disparaît. Entrée de l'Inspecteur Hound. Découverte du cadavre. Tous
122
sont atterrés. Réapparition de Simon. L'Inspecteur Hound le tue. Après le
rideau, on entend les commentaires des deux critiques.
Nouvelle entrée de Felicity. Elle rejoue la scène qu'elle avait jouée
avec Simon, en tête-à-tête, mais cette fois avec l'un des critiques,
Birdfoot. Entrée de Mrs Drudge avec la table pour le jeu de cartes.
Birdfoot continue à jouer le jeu. C'est maintenant avec Cynthia qu'il
rejoue la scène qu'elle avait jouée précédemment avec Simon.
Moon, resté « hors du jeu », lui crie casse-cou, mais en vain. Entrée
du Major Magnus; tous se mettent à jouer avec frénésie.
Rideau. Nouveaux commentaires des deux critiques. Birdfoot étant
« sorti du jeu », Moon essaie de le raisonner. Birdfoot regarde le cadavre
et s'écrie: « C'est Higgs! » (Il s'agit du critique que Moon remplace ce
soir). Birdfoot est tué d'un coup de feu. Moon veut regagner sa place,
mais les fauteuils des critiques sont occupés maintenant par Simon et
Hound qui, à leur tour, « commentent ». A ce point de progression dans
l'action, la ligne séparant le plateau et la salle commence à devenir un
peu floue. Nouveau changement de situation. Moon, chagriné par la mort
de Birdfoot, prend la place de l'Inspecteur Hound et passe à
l'interrogatoire. Il s'avère (Mrs Drudge dixit) que Simon a menacé de
tuer quiconque s'interposerait entre Lady Muldoon et lui. Lady Muldoon
a menacé Simon de mort. Felicity Cunningham a menacé Simon de mort.
Moon accuse maintenant Felicity. Mais c'est lui-même, l'Inspecteur
Hound finalement démasqué, qui est le coupable. Il est démasqué par le
Major Magnus qui n'est autre que Macafferty (encore un critique
dramatique, ami des trois autres). Et Macafferty est celui qui a tué Higgs.
En fait, Birdfoot a essayé de prévenir Moon, mais en vain. Moon est tué
par Macafferty. Et c'est lui, et non pas Moon, qui apparaît comme le vrai
Inspecteur Hound. Enfin, Macafferty est aussi l'époux, longtemps
disparu, de Lady Muldoon. Ce qui nous donne un « happy end ». La mise
en abyme est à son comble.
Les acrobates (Jumpers, 1972) est une autre satire de pièce policière:
un cadavre, un inspecteur de Scotland Yard. Mais le côté métathéâtral est
beaucoup moins marqué que dans Le vrai inspecteur Hound. Dans
l'appartement d'un couple - George Moore, professeur de philosophie
morale qui ne cesse de remâcher ses idées philosophiques truffées
d'absurdités, et sa femme Dotty, ancienne vedette de music-hall- a lieu
une soirée-spectacle pour fêter le triomphe du parti réaco-progressiste

123
aux élections générales. Sont réunis les membres et les sympathisants de
ce parti, tous des intellectuels. Dotty exécute quelques chansons. Huit
acrobates habillés de jaune qui forment maladroitement des figures
gymniques sont en fait des philosophes réaco-progressistes, amis ou
concurrents de George Moore. Un coup de feu et l'un des acrobates
tombe mort. C'était le professeur de logique Mac Fee. Qui l'a tué?
L'enquête ne donnera aucun résultat plausible. Un autre protagoniste de
la pièce, le vice-recteur Archie, «docteur en médecine, philosophie,
droit, psychologie, diplômé d'éducation physique et gymnaste
convaincu », supérieur de George à l'université, est également ridiculisé,
comme tous ces «acrobates» de la pensée pseudo-philosophique. Les
dialogues et les situations des Acrobates regorgent d'absurdités.
Dans Parodies (Travesties, 1974) Tom Stoppard met en scène James
Joyce, Tristan Tzara et Lénine qui se rencontrent dans la Bibliothèque
Publique de Zurich, en 1917. Rencontre insolite, mais historiquement
plausible, puisque tous les trois séjournaient à Zurich à cette époque. Le
personnage central de la pièce et son commentateur omniprésent est
Henry Carr, à l'époque jeune employé du consulat de Grande Bretagne
(personnage historique aussi). Joyce eut l'idée de fonder une troupe
théâtrale « The English Players» parce que « par les hasards de la guerre,
Zurich est devenu le centre théâtral de l'Europe ». On y trouve -
raisonne-t-il - l'opéra italien et la peinture française, la musique
allemande et le ballet russe, mais rien d'Angleterre. « Tous les soirs, des
acteurs s'essoufflent sur les plateaux en pente de cette Renaissance alpine
en parlant toutes les langues, sauf une - celle de Shakespeare, de
Sheridan, de Wilde ». Et il propose de monter L'importance d'être
constant (The Importance of Being Earnest) d'Oscar Wilde. Henry Carr
est prévu pour y jouer le rôle d'Algernon.
Parodies est, d'un bout à l'autre, truffé de citations de la pièce de
Wilde, citations fidèles, modifiées ou pastichées. En plus, le 18èmesonnet
de Shakespeare est récité par la sœur d'Henry Carr, Gwendolen, et
transformé par Tzara. Quant à Lénine et sa femme, Nadejda Kroupskaïa,
leurs nombreuses interventions dans la pièce de Stoppard sont tirées
textuellement de leurs écrits. On apprend, entre autres, que Lénine fut
ému jusqu'aux larmes en regardant La dame aux camélias, qu'il aimait
Oncle Vania de Tchekhov, beaucoup moins Les bas-fonds de Gorki et
qu'il réprouvait Maïakovski.

124
Linge sale et Terre-Neuve (Dirty Linen and New-Found-Land, 1976)
est construit selon le modèle de pièce dans la pièce. Linge sale constitue
la pièce extérieure, Terre-Neuve l'intra-pièce. C'est une virulente satire
de la classe politique britannique. La scène se passe dans le bâtiment du
parlement, pendant la réunion de la «Commission d'enquête sur la
promiscuité sexuelle dans le grand monde ». Y sont présents six
membres du parlement et la secrétaire sexy, Maddie Gotobed (= va au
lit). Dans la scène intérieure, Terre-Neuve, nous voyons deux
fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur installés dans la tour de Big
Ben. Ils examinent la demande de naturalisation d'un citoyen américain
qui s'occupe, entre autres, du théâtre. La seconde partie de la pièce
extérieure rassemble les personnages des deux pièces, en présence du
ministre de l'Intérieur. Celui-ci tranche le problème: « Un Américain de
plus ne peut pas faire de différence ». C'est la secrétaire Maddie Gotobed
qui termine la pièce: « Finita la commedia ».
Pièce de circonstance, elle fut dédiée par Stoppard à l'homme de
théâtre américain Ed Berman et créée par celui-ci le jour où il était
devenu citoyen britannique.
La vraie vie (The Real Thing, 1982) commence par une scène de
ménage. Lui, architecte, vient de découvrir que sa femme, marchande
d'art, le trompe. Avec qui? Mais c'est le public de la pièce de Stoppard
qui est trompé. La scène initiale n'est que la représentation d'une pièce
d'Henry qui est le mari de la comédienne, Charlotte.
Cette scène de théâtre dans le théâtre rappelle la situation des
personnages dans la pièce extérieure, dans la «vraie vie ». Il y a un
deuxième couple, l'acteur Max et Annie, actrice aussi. Mais celle-ci est
tombée amoureuse d'Henry, avec réciprocité. Les deux couples sont donc
sur le point de rupture. Deux ans plus tard, on retrouve Henry et Annie
vivant ensemble. Encore une scène de ménage: l'écrivain reproche à sa
compagne d'être infidèle.
La pièce tout entière est marquée par des ruptures et des retrouvailles,
la réalité se confond avec la production dramatique d'Henry, ce qui crée
un effet de mise en abyme. Dans les dialogues, il est beaucoup question
de la littérature dramatique. En plus de ce quartett de gens de théâtre,
âgés de trente à quarante ans, il y a un jeune acteur, Billy, qui répète avec
Annie un fragment de Dommage qu'elle soit une putain de John Ford. Il
y a aussi un jeune anarchisant, Brodie, sorti de prison grâce à l'action
d'un comité de soutien, auteur d'une pièce injouable. On apprend, dès le
125
début de La vraie vie, qu'Henry avait écrit autrefois une pièce intitulée
Jean-Paul Sartre is up the Wall et qu'il considérait que ce philosophe et
l'existentialisme français de l'après-guerre avait pris un mauvais chemin.
Sartre, celui qui a consacré Saint Genet, comédien et martyr (1952) à cet
autre écrivain anarchisant sorti, lui aussi, de prison.

Wyspianski - Apollinaire - Pirandello - Maïakovski

Nous nous proposons d'étudier parallèlement quatre pièces


métathéâtrales des auteurs de différents pays, écrites entre 1904 et 1929 :
La nuit de novembre (Noc Listopadowa) de Stanislaw Wyspianski,
Casanova de Guillaume Apollinaire, Six personnages en quête d'auteur
(Sei personaggi in cerca d'autore) de Luigi Pirandello et Les bains
(Banja!) de Vladimir Maïakovski. On va examiner d'abord le modèle de
théâtre dans le théâtre dans chacun de ces ouvrages, ainsi que la place de
la pièce intérieure par rapport à la pièce extérieure.
Le poète néo-romantique polonais Stanislaw Wyspianski (1869-1907)
a donné à La nuit de novembre le sous-titre: « scènes dramatiques ». En
effet, cet ouvrage, publié en 1904, se compose de dix épisodes dont
l'action se déroule durant la soirée du 29 novembre 1830 et qui
présentent le déclenchement de l'insurrection dans divers endroits de
Varsovie et dans différents milieux. Quatre mois après les trois
Glorieuses à Paris et deux mois après la révolution belge, l'armée
polonaise, menacée de mobilisation par le tsar Nicolas 1er pour être
utilisée contre la France et la Belgique, s'insurge et trouve l'appui du
peuple de Varsovie.
La scène 5 de La nuit de novembre a lieu au Théâtre des Variétés de
Varsovie. Wyspianski - dramaturge, peintre et metteur en scène - eu
l'idée d'y recourir au procédé scénographique reposant sur le «reflet
dans un miroir ». La scène, sur laquelle est jouée la pièce de Wyspianski,
représente la scène du Théâtre des Variétés de 1830, c'est-à-dire le
plateau de la pièce extérieure constitue en même temps celui de la pièce
intérieure, mais nous le voyons de dos. Au fond de la scène, il y a un
rideau de tulle, au-delà duquel on voit les spectateurs de la pièce
intérieure. Celle-ci est un Vaudeville d'après Faust, dont cinq épisodes
sont présentés: Laboratoire de Faust, Place devant l'église, Place
publique, Taverne d'Auerbach, Jardin devant la maison de Marguerite.
126
Mais la représentation du vaudeville est maintes fois perturbée par
l'intervention des Satyres, personnages mystérieux qui, dans leurs
propos, font allusion à la situation politique du jour, parodient le grand-
duc Constantin (frère du tsar et gouverneur de Pologne), s'adressent
directement au général Chlopicki se trouvant parmi les spectateurs du
vaudeville (c'est lui qui sera l'un des dirigeants de l'insurrection). Les
Satyres circulent donc entre la scène et la salle visible au fond, derrière le
rideau de tulle.
Le spectacle intérieur est interrompu par quelques officiers et soldats
polonais qui, arrivant par le fond, pénètrent dans la salle du Théâtre des
Variétés et annoncent le soulèvement de l'armée et du peuple. Le rideau
de tulle du théâtre imaginaire baissé, c'est-à-dire le spectacle intérieur
fini, la scène 5 se termine par un dialogue entre Nikê des Napoléoniens et
le général Chlopicki.
Dans La nuit de novembre le théâtre dans le théâtre et la pièce
intérieure sont deux choses différentes qui ne se recouvrent pas dans
l'espace ni dans le temps. La scène 5 tout entière constitue le théâtre dans
le théâtre. L'intra-pièce, c'est-à-dire le vaudeville d'après Faust, n'en
forme qu'une partie. La fable de ce vaudeville a peu d'importance, elle
n'est qu'un prétexte pour des actions qui dépassent la pièce intérieure
(interventions des Satyres), mais qui restent dans le cadre du théâtre dans
le théâtre.
Il faut convenir que si le modèle de spectacle dans le spectacle
proposé par le poète polonais est original et très recherché, la fonction de
la scène 5 par rapport à l'ensemble du drame est plutôt secondaire: elle
constitue un épisode qui n'est pas déterminant dans la structure,
d'ailleurs assez libre, de La nuit de novembre.
Casanova, « comédie parodique» terminée par Guillaume
Apollinaire le 5 août 1918, trois mois avant sa mort, ne fut publiée qu'en
1952. La musique de cette comédie, ou plutôt de ce livret d'opéra bouffe
en trois actes, fut composée par Henry Defosse, chef d'orchestre des
Ballets russes de Diaghilev.
L'intrigue de Casanova est fondée sur deux ressorts jumelés,
notamment le travesti et le théâtre dans le théâtre; le déguisement y est
même porté au second degré. Pour être engagée dans une troupe de
comédiens, la charmante Bellina abandonne ses vêtements de femme et
devient Bellino qui, sans le vouloir, fait des ravages parmi les femmes.

127
Dans une petite ville italienne où débarque la troupe ambulante, c'est la
Marquise qui s'éprend du bel acteur, mais aussi Casanova, le seul dont
l'instinct amoureux ne fasse défaut: il devine en Bellino une jeune fille.
Tout le monde se moque du séducteur :

Prendre un garçon pour une fille!


C'est prendre le fil pour l'aiguille!

A l'acte II, la troupe de comédiens joue, sur la scène foraine, une


pièce intitulée La métamorphose galante. Le sujet en est conté par
l'Amour dans Ie prologue:

La duchesse Filippino
Aime le berger Bellino
Qui pour l'approcher se déguise
En fille, ce qui favorise
Leur amour. Mais l'époux jaloux
Finit par les donner aux loups
Qui les mangent dans la coulisse...

Mais les habitants de la ville qui assistent au spectacle n'en verront


pas la fin. Au moment où, sur la scène, on habille le berger Bellino en
fille, Casanova, confirmé dans sa supposition et poussé par l'élan
amoureux, interrompt la représentation et provoque le scandale, ce qui lui
vaut une gifle de la part de Bellino. L'épilogue en sera un duel, ou plutôt
trois duels consécutifs, à l'acte III. L'échange de coups commencé,
«Casanova se fend et accroche le manteau de Bellino. Le manteau
s'ouvre et tombe [...]. Bellino paraît en fille, jupe courte. » C'est à ce
moment que Bellina se décide à capituler, avoue son amour pour
Casanova, après quoi tous les deux s'enfuient, poursuivis par la police.
Il est à noter qu'en se superposant, les deux travestissements se
suppriment: dès qu'au déguisement adopté dans la vie s'ajoute le travesti
exigé par son rôle joué sur la scène, Bellina retrouve son vrai sexe, et la
réalité, jusqu'ici cachée, est mise à jour. Remarquons que cela se produit
grâce à la représentation de la pièce intérieure, tous les éléments
fondamentaux de théâtre dans le théâtre étant réunis: il y a sur la scène
une autre scène, celle du spectacle intérieur, il y a un second rideau, il y a
aussi une foule de spectateurs de l'intra-pièce.

128
Dans sa comédie parodique, Apollinaire exploite à fond la technique
du théâtre dans le théâtre: elle lui sert de ressort dramatique aussi bien
que de procédé spectaculaire.
La pièce de Luigi Pirandello n'a pas besoin d'être présentée. Six
personnages en quête d'auteur (1921) est généralement considéré
comme le spécimen le plus typique du théâtre dans le théâtre dans la
littérature dramatique du XXèmesiècle, il est devenu, pour certains, le
synonyme de phénomène en question. Et pourtant, les deux autres pièces
de la trilogie pirandellienne consacrée au théâtre, Comme ci (ou comme
ça) et Ce soir on improvise, correspondent beaucoup plus à la notion de
théâtre dans le théâtre. Six personnages c'est avant tout une pièce sur le
théâtre. Et si elle occupe une place privilégiée, c'est peut-être en raison
d'une incomparable finesse des jeux de la fiction théâtrale, dont
différents niveaux sont savamment entrelacés.
L'action se déroule « sur la scène d'un théâtre dramatique ». (Notons
que ce procédé fut utilisé dans le drame de Wyspianski Libération et,
bien avant, dans L'impromptu de Versailles de Molière). Le cadre
structural qui correspond à la pièce extérieure est une répétition. On se
demande pourtant où commence la pièce intérieure, où se trouve la
frontière qui sépare ces deux plans. C'est le drame même des Six
Personnages qui est censé être le théâtre dans le théâtre. Mais leur drame
n'est pas un spectacle intérieur au sens propre du terme, puisqu'il s'agit
des personnages d'une pièce à faire. C'est l'impossibilité de trouver un
auteur qui constitue leur drame en tant que Personnages,
indépendamment de leur drame familial. Cela ne veut pas dire que Six
personnages soit privé d'intra-pièce. Celle-ci existe sous forme d'un
court épisode de leur drame familial, épisode bien délimité, qu'ils
essaient de jouer devant les comédiens. Il s'agit de la fameuse scène entre
le Père et la Belle-Fille, dans l'arrière-boutique de Madame Pace, scène
qui ne compte qu'une quinzaine de répliques.
Ce n'est pas la simple présence du théâtre dans le théâtre qui décide
de l'originalité de Six personnages. Ce qui en constitue le trait essentiel,
c'est l'existence et le fonctionnement des trois plans superposés. Le
premier plan c'est la répétition d'une pièce authentique de Pirandello,
mentionnée d'ailleurs dans le texte (Il guioco delle parti). Tous les
comédiens sont là pour répéter. Ce qui forme le cadre structural de ce
plan extérieur, c'est, d'un côté, le commencement de la pièce, et de
l'autre - les paroles finales du Directeur qui dit aux Acteurs: «Que
129
voulez-vous qu'on fasse maintenant? Il est trop tard pour reprendre la
répétition. A ce soir!» Le second plan c'est le drame des Six
Personnages, tel que ceux-ci le racontent au Directeur et aux Acteurs. La
répétition d'une des scènes de la pièce proposée par les Six Personnages,
répétition qui s'est soldée par un échec, constitue le troisième plan de la
pièce de Pirandello. (L'apparition de Madame Pace, juste avant la scène
en question, présente une autre espèce de théâtre dans le théâtre.)
Les rapports entre ces trois plans déterminent la situation des
spectateurs de la pièce intérieure. Le public du drame des Six
Personnages, aussi bien du drame raconté que de celui qui est joué, ce
public est constitué par les membres de la troupe de théâtre. « Regardez,
quel spectacle! », dit le Grand Premier Rôle aux autres Acteurs. «Ce
sont eux qui nous l'offrent! », ajoute la Grande Coquette. Et le Directeur
« descend les marches et reste dans la salle, devant la scène, comme un
spectateur ». Dans la deuxième partie de la pièce, à la question du Grand
Premier Rôle: «Et qu'aurons-nous à faire? », le Directeur répond:
« Rien du tout! Pour le moment, écoutez et regardez. » Mais plus tard,
au moment où se joue la scène à l'arrière-boutique de l'entremetteuse,
l'auditoire s'élargit. «Les acteurs attentifs regardent la scène qui
commence », mais aussi « La Mère assiste à la scène, avec le Fils et les
deux autres enfants ». Ceux, qui, au deuxième plan, n'étaient que
personnages, deviennent, au troisième plan, spectateurs. Dans sa préface
à la pièce, Pirandello lui-même souligne le caractère ambivalent des Six
Personnages, et il insiste sur «le rôle que chacun d'eux joue dans un
certain drame, alors que moi, je les présente comme des héros d'une
comédie différente qu'ils ne connaissent ni ne soupçonnent ». Et plus
loin: « Il existe en effet quelqu'un [...] : le Fils - qui tire toute sa valeur
et son relief de se trouver être personnage non de la « comédie à faire »
- en tant que tel, il n'apparaît presque pas - mais de la représentation
que j'ai donnée de la chose ».
Un modèle tout différent de théâtre dans le théâtre nous est offert par
Les bains de Vladimir Maïkovski (1929). Dans ce « drame en six actes
avec cirque et feu d'artifice », le troisième acte tout entier fait l'effet de
théâtre dans le théâtre. «La scène est un prolongement des rangs de
fauteuils. Au premier rang, quelques places vides. [...] Le public braque
ses jumelles sur la scène, la scène braque ses jumelles sur le public. » Ces
indications concernant le dispositif scénique de l'acte III suggèrent donc
une sorte de reflet dans un miroir, comme c'était le cas de La nuit de
130
novembre de Wyspianski. Il y a, chez Maïakovski, le public du théâtre
dans le théâtre (<<sifflets, bruits de pieds, cris: Commencez! »). Il y a le
Metteur en scène. C'est lui qui est chargé de mener la discussion avec les
personnages sortis du cadre de la pièce intérieure, c'est lui qui apparaît
comme porte-parole de l'auteur. Il y a aussi le ballet et la pantomime
(<<le personnel masculin libre ») et « le personnel féminin libre »), ainsi
que les Contrôleurs de billets.
La spécificité des Bains réside dans le fait que le théâtre dans le
théâtre y correspond non pas à la pièce intérieure, mais au contraire, à la
pièce extérieure. Celle-ci, l'acte III, est située juste au milieu du drame,
tandis que le texte, qui, au point de vue de la dramaturgie, correspond à la
pièce intérieure, constitue le cadre structural de l'ouvrage (actes I-II et
actes IV-VI). C'est la pièce intérieure qui est l'ouvrage dramatique
proprement dit, avec une intrigue qui se développe régulièrement et qui
trouve son dénouement, tandis que l'acte III nous permet de la voir
comme si nous nous trouvions à l'extérieur, dans une réalité extra-
théâtale (du moins en apparence).
Un autre genre et un niveau supplémentaire du théâtre dans le théâtre
sont créés, à l'intérieur du troisième acte, par l'interlude pantomime
«Travail et capital nourrissent l'art théâtral» que le Metteur en scène
improvise afin de désarmer Pobedonossikov, le « dirdécor » en colère. Le
personnel masculin libre «taille d'un pic invisible tenu par une main
visible le charbon invisible », et le personnel féminin libre «par une
proclamation imaginaire soulève des masses imaginaires» et «lève la
jambe plus haut pour symboliser la montée du mouvement imaginaire ».
Pendant tout ce temps, le capital « danse avec superbe en exprimant sa
suprématie de classe », «tend les tentacules de l'impérialisme », «étale
des richesses imaginaires », et finalement «crève plastiquement ». Les
« masses ouvrières imaginaires se révoltent symboliquement, [...] brisent
leurs fers imaginaires, [...] posent leurs pseudo-pieds ouvriers sur le
pseudo-capital pseudo-abattu ». Ce spectacle dans le spectacle en plus,
introduit dans la pièce extérieure - échantillon du kitsch théâtral au
service d'une propagande grossière - n'a rien de commun avec la pièce
intérieure.
Bien au contraire, il se propose d'être une négation ironique du
contenu idéologique et de la forme artistique des Bains.

*
131
Parmi les problèmes qui, depuis des siècles, obsèdent les praticiens et
les théoriciens du drame et du théâtre, celui de l'illusion occupe une
place de premier ordre. Illusion et réalité, monde imaginaire et monde du
réel - voilà le dualisme qui préoccupe les penseurs, qui inquiète les
créateurs de théâtre, voilà l'antinomie qui se pose aux spectateurs et les
laisse souvent perplexes.
Une anthologie rassemblant des propos sur l'illusion scénique
demanderait tout un volume. Voici, à titre d'exemple, les opinions des
deux grands penseurs que onze siècles séparent l'un de l'autre. Saint Jean
Chrysostome remarque dans une de ses homélies: « Si vous assistez à un
spectacle, vous n'enviez pas celui qui joue le rôle de roi, sachant que
c'est un cordier, ou un forgeron, ou même le domestique de deux qui
vendent des figues ou des raisins sur le marché. » Et, dans son Eloge de
la folie, Erasme écrit: «Quelqu'un qui, s'avisant d'arracher le masque
des acteurs au moment où ils jouent leurs rôles, montrerait aux
spectateurs leurs figures naturelles, ne troublerait-il pas la scène, ne
mériterait-il pas d'être chassé du théâtre comme un extravagant?
Cependant tout changerait aussitôt de face: la femme deviendrait un
homme, le jeune homme un vieillard; les rois, les héros, les dieux
disparaîtraient aussitôt, et l'on ne verrait plus à leurs places que des
misérables et des faquins. En détruisant l'illusion on ferait disparaître
tout l'intérêt de la pièce. C'est ce travestissement, ce déguisement qui
attache les yeux du spectateur. »
Citons encore un théoricien du XXèmesiècle, Henri Gouhier: «Le
théâtre vit de conventions. Sur la scène, tout est illusion, le temps,
l'espace, la lumière, et les gens eux-mêmes reçoivent un nouvel être de
leur déguisement: ici, c'est l'habit qui fait le moine. Un parti-pris de
réalisme intégral serait donc anti-théâtral. Ce qui peut être envisagé ou
discuté, c'est un réalisme relatif: une fois admis que la scène représente
un univers « truqué », dans quelle mesure est-il souhaitable de réduire la
part des conventions et de faire oublier celles qu'on peut éviter? » (Le
théâtre et l'existence, 1963).
Tout le monde, ou presque, est d'accord que l'illusion constitue un
des éléments essentiels du phénomène connu, depuis des siècles, sous le
nom très général de théâtre. Ce qui suscite des doutes et des divergences
d'opinions, ce sont les rapports entre l'illusion et la réalité dans un
ouvrage dramatique aussi bien que dans un ouvrage scénique, c'est la
question de savoir s'il faut, et par quels moyens, accentuer la
132
«tromperie », porter l'illusion à son comble, ou bien, au contraire - la
faire éliminer autant que possible, affaiblir l'emprise de l'illusion sur la
scène. Le procédé du théâtre dans le théâtre, c'est-à-dire le théâtre au
second degré, repose, dans une grande mesure, sur le jeu d'illusion.
Théâtre dans le théâtre, donc illusion dans l'illusion, illusion à la
puissance deux? Essayons de réexaminer les quatre pièces au point de
vue des jeux changeants de l'imaginaire.

La scène 5 de La nuit de novembre est l'exemple du théâtre dans le


théâtre à l'état pur. Toutefois, quand on introduit le critère de l'illusion
scénique et reconsidère, dans cette perspective, l'épisode intitulé Au
théâtre des Variétés, les choses apparaissent plus complexes. Dans son
intégralité, cette scène constitue sans aucun doute le théâtre dans le
théâtre, avec le second rideau, avec son propre public. Mais elle ne crée
pas l'illusion d'un type nouveau et ne détruit pas l'illusion globale de la
représentation. Pourquoi? Parce que, conçue comme une des dix
«scènes dramatiques» de La nuit de novembre, elle forme une entité
autonome dans sa structure interne et par rapport à l'ensemble de la
pièce. Nous avons déjà remarqué que cette scène, tout en constituant le
théâtre dans le théâtre, n'est pas, dans sa totalité, la pièce dans la pièce.
Celle-ci se retrouve à l'intérieur de cet épisode autonome et se limite au
vaudeville d'après Faust. Les spectateurs de La nuit de novembre
perçoivent toute la scène 5 dans une optique qui ne change pas, ils restent
soumis à l'illusion scénique du même type. La rupture de l'illusion se fait
non pas entre la salle du théâtre réel (ici et maintenant) et la scène du
théâtre réel, mais entre la scène du théâtre intérieur, imaginaire, et la salle
du théâtre dans le théâtre. Le spectateur du drame de Wyspianski n'est
pas simple victime des jeux d'illusion, il est plutôt un observateur lucide
des changements de rapports entre les acteurs et les spectateurs de la
pièce intérieure.
Et ces rapports changent à maintes reprises. D'abord, quand les
Satyres pénètrent sur le plateau et, tout en entrecoupant les épisodes de
Faust, improvisent un dialogue entre le grand-duc Constantin et son
confident, le général Kuruta. Ensuite, quand intervient l'Acteur-régisseur
de la troupe, épouvanté par cet incident. L'illusion scénique est rompue
radicalement, pour les spectateurs de la pièce intérieure, au moment où

133
les Satyres descendent parmi eux et s'adressent à l'un d'eux, le général
Chlopicki. Puis, ils troublent encore une fois le déroulement du
vaudeville. Finalement, l'illusion du spectacle intérieur se brise quand
« dans la salle [du théâtre intérieur] s'ouvrent les portes donnant sur la
rue» et apparaît Nikê des Napoléoniens, suivie de quelques officiers et
soldats. Le public du théâtre dans le théâtre quitte la salle, le spectacle
intérieur est fini, et l'entretien entre Nikê et le général Chlopicki, devant
le public du drame de Wyspianski, appartient déjà à la pièce extérieure.
En tant que spectateurs de La nuit de novembre (dans une mise en
scène fidèle aux indications du poète), nous ne sommes pas dupes de tous
ces jeux de l'illusion scénique. Nous sommes plutôt dans la situation de
témoins qui observent, en toute lucidité, comment les événements
historiques du plan extérieur interviennent dans l'illusion du plan
intérieur. C'est cela, outre la proposition scénographique peu commune,
qui constitue la spécificité du théâtre dans le théâtre tel qu'il se présente
dans La nuit de novembre.
Essayons maintenant de voir, dans quelle mesure et de quelle façon le
procédé du théâtre dans le théâtre détermine le caractère de l'illusion
scénique dans la comédie d'Apollinaire Casanova. Considéré du point de
vue du public du spectacle intérieur, c'est à peine si le procédé en
question perturbe l'illusion théâtrale. La représentation donnée sur la
scène intérieure n'arrive pas à rompre l'illusion précédemment créée:
l'action de La métamorphose galante est perçue sur un autre niveau que
tout ce qui se passe parmi les spectateurs de la pièce intérieure. Tout
comme dans La nuit de novembre, la vie intervient dans la fiction
scénique, elle détruit l'illusion du spectacle intérieur, et nous voilà
revenus à l'illusion du plan extérieur.
Si le théâtre dans le théâtre était le seul procédé dramaturgique de
Casanova, les jeux d'illusion s'arrêteraient là. Mais il y a, dans l'ouvrage
parodique d'Apollinaire, un autre ressort, non moins important: le
travestissement. Et sur quoi repose-t-il, sinon sur le jeu d'illusion? Dans
Casanova, ce jeu est porté à la puissance deux. Se déguisant en homme
pour des motifs pratiques, Bellina trompe sciemment son entourage au
sujet de son sexe, donc elle crée une première illusion. Le rôle de berger
qu'elle doit jouer exige un prétendu changement de sexe à l'aide du
déguisement; en changeant de costume Bellina supprime l'illusion créée
antérieurement. D'ailleurs, la ville tout entière se trouve entraînée dans
ce jeu d'illusions. La Marquise, victime de l'illusion instaurée par le
134
premier déguisement, s'éprend du beau Bellino. Dupes de cette même
illusion, les habitants de la petite ville raillent grossièrement Casanova, le
seul à résister à la mystification et à la contester.
Et voilà que tout cet imbroglio arrive sur la scène intérieure, où, grâce
au facteur supplémentaire de la fiction théâtrale, l'illusion du travesti,
emprunté par Bellina dans la vie, se trouve contredite. Cette illusion sera
définitivement renversée au cours du duel final. La fiction de l'intra-
pièce contribue donc à faire connaître la réalité au niveau de la pièce
extérieure.
L'illusion du théâtre dans le théâtre et l'illusion du travesti au second
degré produisent des péripéties archicompliquées et amusantes, mais qui
sont instructives au point de vue du jeu capricieux des apparences.
Combien différent est le poids des rapports entre la fiction et la réalité
chez Pirandello, qui en fait le problème philosophique de sa pièce. Déjà
le début de Six personnages en quête d'auteur doit produire, selon les
didascalies, l'effet d'un recul « épique» par rapport à ce qu'on verra sur
la scène: «En entrant dans la salle, les spectateurs trouveront le rideau
levé, le plateau tel qu'il est pendant le jour [...]. Les lumières éteintes, le
Machiniste, en bleu de travail, entre par la porte de la scène [...], prend
dans un coin, au fond, quelques planches, [...] se met à genoux pour les
clouer à coups de marteau. » Par ce procédé, l'illusion du spectacle est
contestée a priori; toutefois, elle n'est pas éliminée, mais remplacée
inévitablement par l'illusion d'un nouveau type. Le spectateur, même s'il
pense avoir échappé à l'illusion théâtrale, tombe dans le piège de la
« tromperie », fondée, pour la circonstance, sur une autre convention.
L'arrivée du Directeur, qui entre par la salle, l'attitude des Acteurs qui
bavardent sur le plateau et, plus tard, l'apparition, du côté de la salle, des
Six Personnages conduit par l'Huissier du théâtre, tout cela ne sert qu'à
confirmer cette situation. Mais au fur et à mesure que le drame des Six
Personnages, raconté par eux-mêmes, absorbe le public de la pièce de
Pirandello, et transforme le Directeur et les Acteurs en spectateurs,
l'illusion créée antérieurement cède la place à l'illusion du deuxième
plan. Cependant, vu la présence constante et parfois très active des
comédiens, cette nouvelle illusion n'arrivera jamais à triompher
complètement.
L'hiatus entre la première et la deuxième partie de la pièce de
Pirandello, quand, le rideau levé, tout le monde quitte le plateau, puis
rentre et se prépare à répéter le nouveau spectacle - cette fois ce sera le
135
drame des Six Personnages -, signifie le retour au premier plan. Ce
n'est que l'apparition de Madame Pace, dans un décor semi-magique
(<<Mais c'est de la prestidigitation! », s'écrie la Grande Coquette à la
vue de I' entremetteuse), qui crée, pour quelques instants, une autre
espèce d'illusion. Même au cours de la scène entre le Père et la Belle-
Fille, cette scène qui constitue la pièce intérieure au sens strict du terme,
Pirandello empêche que l'illusion propre à ce plan arrive à se former
d'une façon définitive. En faisant intervenir, à plusieurs reprises, les
spectateurs de la pièce intérieure, l'auteur oscille entre les différents
niveaux. Il en va de même lors de la répétition qui suit, cette fois-ci avec
les Acteurs, et jusqu'à la fin du spectacle. Les rapports entre les Six
Personnages, les Acteurs et le personnel technique, l'interférence et la
confrontation constantes et toujours plus obsédantes de la fiction et des
apparences d'une réalité (<<l'illusion qu'il faut créer ici au public [...]
l'illusion d'une réalité! », dit le Directeur, et le Père qui répond: « nous
n'avons d'autre réalité que cette illusion »), lorsque chacun des groupes
présents sur le plateau se différencie et joue sur plusieurs niveaux, et
enfin le coup de revolver du Garçonnet qui se donne la mort - tout cela
produit un étrange amalgame d'illusion scénique, illusion aux
significations multiples, où se perdent les points de repère. Mais telle est
sans doute l'intention de l'auteur qui vise non seulement le théâtre, mais
la vie elle-même.
La situation est moins compliquée dans Les bains de Maïakovski,
bien que l'ambivalence du personnage négatif, Pobedonossikov, mise en
relief grâce au théâtre dans le théâtre, permette d'y voir une parenté avec
le théâtre de Pirandello.
C'est l'apparition du Metteur en scène qui s'adresse aux spectateurs
en leur demandant de patienter: «Camarades, du calme! Le troisième
acte va commencer avec quelques minutes de retard, à cause de
circonstances indépendantes de notre volonté », c'est cette intervention
qui brise l'illusion des deux premiers actes. Le personnage du Metteur en
scène crée l'illusion d'un autre niveau, qu'on devrait nommer le premier
plan. L'arrivée de Pobedonossikov qui parle de Pobedonossikov des deux
actes précédents des Bains, en opposant à celui-ci sa propre personne et
l'établissement qu'il dirige, achève la destruction de l'illusion de la pièce
intérieure et, en même temps, met en doute l'illusion, fraîchement créée,
du premier plan. Un nouveau type d'illusion se forme: l'illusion de la
sphère ambivalente, où les deux plans - celui de la pièce intérieure et
136
celui de la pièce extérieure - s'imbriquent. Appartiennent aussi à cette
sphère d'autres personnages qui accompagnent Pobedonossikov et qui
étaient apparus au cours des actes précédents.
Le rapport entre les deux plans de la fiction scénique se trouve encore
plus embrouillé par suite de l'intrusion de Velossipedkine, personnage
positif de la pièce intérieure, et de sa dispute avec Pobedonossikov.
Quand Velossipedkine s'adresse à Pobedonossikov, celui-ci semble ne
pas comprendre de qui s'agit-il, comme si ce n'était pas lui-même.
Velossipedkine réplique: «Assez plaisanté. C'est vous qui êtes lui, et
c'est vous, le dirdécor Pobedonossikov, que je viens trouver. » Mais le
Metteur en scène lui dira tout à l'heure: «Camarade Velossipedkine
[oo.] ! Il n'est pas dans la pièce. Ce n'est qu'une ressemblance.» La
confusion des deux plans de la fiction atteint son apogée. Et ce n'est qu'à
la fin du troisième acte, lorsque le Metteur en scène dit: « En scène, s'il
vous plait! La pièce continue! », que se brise l'illusion de la sphère
ambivalente. En même temps, ces paroles accentuent l'écart par rapport à
la pièce intérieure. Pendant les trois actes qui suivent, l'illusion du
deuxième plan est reconstituée. Elle ne sera renversée que par
l'apostrophe finale de Pobedonossikov s'adressant au public: «Que
vouliez-vous dire tous, et elle Mesallianssova,et vous, et l'auteur, - que
moi et mes pareils nous sommes inutiles au communisme? »
La visite des personnages de la pièce intérieure dans la pièce
extérieure pourrait être interprétée comme un jeu de miroirs, dans la
même mesure que la situation du public de la pièce intérieure par rapport
au public réel. Cela fait penser aux mots célèbres de Gogol: «De qui
riez-vous? C'est de vous-mêmes que vous riez! » (Le révisor).

Voilà quatre ouvrages qui se distinguent foncièrement les uns des


autres au point de vue du style, des conventions, du climat, ouvrages qui
appartiennent à différents genres ou sous-genres dramatiques: suite de
scènes historiques, parodie d'un livret d'opéra, drame psychologique et
philosophique, sarite socio-politique. Ce qui leur est commun, c'est la
présence du théâtre dans le théâtre. En tant que produits de la fiction
artistique, en tant qu'ouvrages dramatiques, ils sont basés sur l'illusion.
En tant que porteurs de théâtre dans le théâtre, ils dispensent l'illusion
scénique à un degré multiplié.
137
Chacune des pièces examinées présente un type différent de spectacle
dans le spectacle et une forme différente de pièce dans la pièce. Or, il est
apparu au cours de nos analyses que chaque modèle de théâtre dans le
théâtre façonne à sa manière le caractère de l'illusion scénique. Les
résultats en sont très divers, depuis le simple parallélisme entre l'illusion
de la pièce intérieure et celle de la pièce extérieure, jusqu'aux
interférences et corrélations les plus complexes entre plusieurs niveaux
de la fiction. Ce qui paraît commun à tous ces phénomènes, c'est la
tendance persistante à rompre, à détruire, à contester l'illusion. C'est à
cela que vise la technique du théâtre dans le théâtre, ainsi que toutes
sortes de procédés analogues qu'on trouve dans la commedia dell'arte ou
dans le théâtre « épique ».
Evidemment, il est possible de recourir à un artifice terminologique et
de dire qu'on brise l'illusion d'un certain plan afin de faire connaître la
réalité d'un autre plan. Mais dans ce cas nous pouvons dire aussi bien
qu'on détruit la réalité d'un certain plan afin de faire apparaître la réalité
d'un autre plan, par exemple la réalité des Six Personnages d'une part, et
de l'autre - la réalité du Directeur et de sa troupe. Seulement, il s'agit là
d'une réalité entre guillemets, de la réalité théâtrale, conventionnelle, qui
n'est que l'illusion de la réalité.
Essayons de tirer une conclusion de l'examen de ce phénomène. Si
l'on s'efforce, au théâtre, de rompre l'illusion, est-ce pour faire place à la
vie réelle? Si l'on vise à détruire la fiction, est-ce pour la remplacer par
la réalité du monde représenté? Aucunement. Dès qu'on arrive à rompre,
à dissiper, à renverser une illusion, ce n'est que pour créer, pour
construire - à l'instant même - une nouvelle illusion, la fiction d'un
type nouveau, dans une autre dimension, sur un autre plan. Car quel que
soit le procédé utilisé, tant que nous sommes en présence du phénomène
appelé théâtre, la loi immuable de l'illusion reste en vigueur. Analysé à
travers le théâtre dans le théâtre, le mécanisme du jeu changeant
d'illusion permet, semble-t-il, de mieux comprendre cette vérité.

138
Pièce dans la pièce

Ce qu'on appelle couramment «théâtre dans le théâtre» est un


phénomène composite. D'ailleurs, cette appellation a des variantes dans
différentes langues: en anglais play within a play ce qui veut dire pièce
dans la pièce ou jeu dans le jeu, en allemand Spiel im Spiel jeu dans le
~

jeu ou spectacle dans le spectacle, en italien - commedia in commedia,


le terme générique «comédie» désignant toute œuvre dramatique ou
scénique. Il convient de distinguer d'une part le théâtre dans le théâtre et
d'autre part le théâtre sur le théâtre, même si ces deux phénomènes sont
souvent présents dans le même ouvrage théâtral. Nombreux sont ceux qui
comportent une pièce intérieure (intra-pièce) et en même temps
expriment des idées sur l'art théâtral.

Citation dramatique

La forme rudimentaire de la pièce dans la pièce est la citation, c'est-à-


dire l'insertion d'un fragment ou des fragments d'un ouvrage dramatique
dans un texte et/ou un spectacle théâtral. C'est le phénomène qu'on
appelle parfois intertextualité. La citation se limite souvent à quelques
mots. To be or not to be ou Words, words, words, dans différentes
langues, constituent une référence à Hamlet, mais parfois il s'agit d'un
simple jeu de mots entré dans le langage quotidien.
Des fragments dramatiques récités par des comédiens sont monnaie
courante, sans qu'ils aient nécessairement un rapport avec l'intrigue
principale. Dans Adrienne Lecouvreur d'Eugène Scribe et Ernest
Legouvé (1849), on voit la grande tragédienne répéter son rôle dans
Bajazet de Racine avant d'entrer en scène. Une tragédie chez Monsieur
Grassot d'Eugène Labiche (1848) est truffée de citations de Phèdre,
d'Athalie et d'Iphigénie de Racine. (Notons que Racine et Shakespeare
sont les auteurs les plus cités.) La pièce de John Murrell Memoir (1977)
montre Sarah Bernhardt, un an avant sa mort, reconstituant quelques
scènes de Phèdre et de La dame aux camélias, tandis qu'à la fin de la
pièce de Ronald Harwood Après les lions (After the Lions, 1982) elle dit
le monologue d'Hamlet «Lui pour Hécube ». Dans David Garrick de
Thomas William Robertson (1864) le grand comédien déclame, dans un
salon, des fragments de Shakespeare. Le vieil acteur du Chant du cygne
de Tchekhov (1887) remémore ses anciens rôles dans les pièces de
Shakespeare, de Pouchkine et de Griboïedov. Si Lidia, héroïne de la
Comédie à l'ancienne d'Alexeï Arbouzov Gouée en France, en 1977,
sous le titre Le bateau pour Lipaïa) cite Astrov, médecin de l'Oncle
Vania de Tchekhov, c'est qu'elle est une ancienne actrice.
Acteurs professionnels, mais aussi des amateurs théâtromanes,
comme le personnage titre de la parade de Jan Potocki (auteur du
Manuscrit trouvé à Saragosse) Le comédien bourgeois (1792) qui
déclame des extraits du Cid et de Cinna de Corneille ainsi que de Zaïre et
de Sémiramis de Voltaire. « Quatre rôles à la fois. On n'y saurait tenir»
- se plaint le jeune homme.
Quant aux auteurs dramatiques, Jakob Michael Reinhold Lenz,
protagoniste de la pièce de Mike Stott Lenz (1974), récite des fragments
d' Hamlet et du Roi Lear pendant son séjour chez le pasteur Oberlin en
Alsace. Dans la pièce surréaliste de Roger Vitrac La bagarre (écrit 1938,
pub!. 1964) une citation dramatique crée une situation grotesque.
Thérèse, qui avait écrit notamment La chiffoniera, pièce sur « une pauvre
jeune fille violée sur le parvis de Notre-Dame par un capitaine de
gendarmerie, par ordre du roi Louis XI », raconte qu'elle avait joué, à la
pension, Assuérus dans Esther de Racine. Au moment où elle déclame:

Sans mon ordre, qui porte ici ses pas?


Quel mortel insolent vient chercher le trépas?
Gardes! C'est vous, Esther? Quoi? Sans être attendue?...

c'est l'Hôtelier qui entre. Etonné, il s'excuse: «J'avais pourtant


frappé» .
C'est un fragment de Britannicus de Racine, débité dans une auberge
à Prague, qui sert à parodier le jeu des acteurs de l'époque (XVrrrème
siècle), dans Le voleur et le roi (Dieb und Konig, 1968) de Rolf
Schneider.
Une citation peut aussi refléter, comme dans un miroir, la situation,
dans laquelle se trouve le personnage d'une pièce. Le protagoniste du
140
drame du poète romantique polonais Juliusz Slowacki Kordian (1834) se
trouvant à Douvres, « assis sur un rocher de craie blanche au-dessus de la
mer », lit un fragment du Roi Lear (acte IV, scène 6) :

Venez, voici l'endroit. Ne bougez pas.


Oh, que c'est effrayant et vertigineux
De jeter les yeux dans ce gouffre! Corbeaux, corneilles
Qui volent à mi-hauteur, ne paraissent guère
Plus que des scarabées. A mi-falaise
Un homme suspendu cueille la salicorne l'affreux métier!
II ne semble pas plus gros que sa tête.
Et les pêcheurs qui marchent sur la grève,
On dirait des souris. Et ce grand navire à l'ancre, là-bas,
II est petit comme sa chaloupe qui, elle-même,
Presque invisible, est comme une bouée.
La houle murmurante, qui se déchire
Aux innombrables galets stériles, ne peut être
Entendu, de si haut! Je ne regarde plus,
Car j'ai peur du vertige,
Et que mes yeux ne se troublent et que je ne roule la tête
en bas.

La réalité contemplée par le héros y est confrontée avec son image


littéraire.
Un autre genre de parallèle s'établit entre la situation des personnages
et la citation dramatique dans Harold et Maude de Colin Higgins (1973).
Une des trois candidates au mariage avec Harold, Rose d'Orange, est
actrice. Elle l'appelle Roméo et déclame quelques passages du rôle de
Juliette.
Une citation peut servir de truchement pour exprimer des sentiments,
un souhait, un ordre, et, ce qui est plus, elle est capable de mettre en
abyme une situation dramatique. Lorsque Marion Delorme, dans le
drame de Victor Hugo (écr. 1829, repr. 1831), dit, pendant la
présentation des comédiens arrivés au château de Nangis, « Moi, je suis
la Chimène» (l'action se déroule deux ans après la création du Cid), le
sinistre Laffemas, espion du Cardinal, lui réplique:

La Chimène? En ce cas, vous avez un amant


Qui tue en duel quelqu'un...

141
C'est à ce moment que Marion, «à demi tournée vers Didier »,
déclame les célèbres vers de Corneille:

Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,


Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche;
Combats pour m'affranchir d'une condition
Qui me donne à l'objet de mon aversion.
Te dirai-je encor plus? va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

La fonction dialectique d'une citation apparaît nettement quand on


confronte les deux ouvrages dramatiques sur Kean. Dans la pièce
d'Alexandre Dumas, qui porte en sous-titre « Désordre et génie» (1836),
c'est en jouant la scène des adieux de Roméo que le grand comédien a sa
crise de jalousie: il interrompt le spectacle et insulte le prince de Galles.
En reprenant le drame de Dumas, lean-Paul Sartre, dans son Kean
(1953), a remplacé l'épisode de Roméo et Juliette par une scène
d'Othello, et cela visiblement dans l'intention de mettre en abyme la
situation personnelle du héros.
Un autre exemple. Lorsque, au premier acte de La mouette de
Tchekhov (1896), Arkadina adresse à son fils les paroles de Gertrude:
«Hamlet! n'en dis pas plus. Tu tournes mes yeux vers le fond de mon
âme. J'y vois des taches si noires et si profondément entrées qu'elles ne
sont plus effaçables », et Treplev lui répond: « Quoi! vivre dans le suint
ranci d'une couche crasseuse, infuser dans la pourriture, et, sur un fumier
puant, faire l'amour », c'est une allusion à la liaison d'Arkadina avec
l'écrivain Trigorine, liaison qui blesse Treplev. Rappelons qu' Arkadina
était une ancienne comédienne et son fils - un poète venant d'écrire un
monologue dramatique. Il est à noter que dans sa première pièce,
Platonov, Tchekhov avait déjà cité les paroles d'Hamlet à sa mère: « Et
tu as pu céder à cet infâme! Oublier l'honneur d'une femme, d'une mère
et d'une épouse! »
Si le redoutable protagoniste de La résistible ascension d'Arturo Ui
(Der aujhaltsame Aufstieg des Arturo Ui) de Bertolt Brecht (écr. 1941,
repr. 1958) apprend, sous la direction d'un acteur, à réciter le discours de
Marc-Antoine, tiré de Jules César de Shakespeare, c'est qu'il se prépare
142
à éliminer ses partenaires et à prendre le pouvoir. La leçon n'aura pas été
inutile. Quelques accents de cette oraison funèbre reviennent dans le
discours prononcé par Arturo Di pendant une réunion publique, à l'avant-
dernier tableau de la pièce.
C'est après avoir annoncé la mort de sa mère que Julien Paluche,
protagoniste de la pièce de Jean Anouilh Ne réveillez pas Madame...
(1970), dit: «Il faudra que je monte Hamlet [...]. Pour la scène de la
mère... C'est la scène de théâtre à laquelle j'ai le plus pensé. C'est peut-
être la scène la plus secrète et la plus belle du théâtre de tous les temps.
Je la jouerai probablement mal... Je la connais trop bien... » Il récite
soudain doucement comme pour lui:

Bonne nuit ma mère!... Mais ce soir n'entrez pas au lit de mon oncle.
Contenez-vous cette nuit. Vous verrez, l'abstinence sera plus facile demain...

Référence au fait que la mère de Julien trompait son mari.


Parfois une citation, même assez courte, remplit un rôle tout à fait
spécial, elle est susceptible de traduire la tendance idéologique d'une
pièce. Dans la comédie d'Alexandre Ostrovski La forêt (1871) l'acteur
Guennadi Nechtchastlivtzev fait le procès de la noblesse terrienne russe
en se servant des paroles de Charles Moor des Brigands de Schiller. Aux
menaces proférées par ses interlocuteurs - «on vous demandera des
comptes pour de telles paroles! », «il faut tout simplement le traîner
chez le commissaire, nous sommes tous témoins! » - le comédien
répond avec calme: « Moi? Tu te trompes! » Et il sort de sa poche Les
brigands de Schiller: «Approuvé par la censure. Regarde! Autorisé
pour la représentation. »

Répétition théâtrale
La pièce dans la pièce intervient sous deux principales formes:
comme représentation théâtrale et comme répétition. Certains ouvrages
contiennent l'une et l'autre. L'avantage de la répétition c'est qu'elle
donne l'occasion à ses participants d'échanger des opinions sur la pièce
répétée et sur l'art théâtral en général.
Le mot « répétition» apparaît, dès le xvnème siècle, dans le titre ou le
sous-titre de nombreuses pièces. En voici des exemples.

143
La répétition (The Rehearsal) de George Villiers Buckingham (1671),
La répétition interrompue de Charles-Simon Favart (1735, nouvelle
version 1757), Un coup d'œil derrière le rideau ou la nouvelle répétition
(A Peep behind the Curtain or the New Rehearsal) de David Garrick
(1767), Le critique ou une tragédie en répétition (The Critic or a Tragedy
Rehearsed) de Richard B. Sheridan (1779), La répétition d'un proverbe
de Théodore Leclercq (vers 1830), Une répétition générale ou les drames
à la mode d'Eugène Scribe (1833), Une répétition de Guy de Maupassant
(1876), La répétition d'une représentation d'amateurs (en polonais
Proba przedstawienia amatorskiego) de Jan Aleksander Fredro (1879),
La répétition chez le directeur de théâtre (en polonais Proba u dyrektora
teatru) de Mieczyslaw Dzikowski (1895), La répétition d'une
représentation d'amateurs ou 24 trouvailles de l'ingénieux Vladi (en
polonais Proba przedstawienia amatorskiego czyli 24 pomysly
pomyslowego Wladzia) de Maria Boguslawska (1908), La répétition ou
l'amour puni de Jean Anouilh (1950), Moby Dick en répétition (Moby
Dick Rehearsed) d'Orson Welles (1965), La répétition générale ou les
huit derniers jours de la vie d'une troupe qui prépare «L'auberge du
Cheval-Blanc» d'André Serré (1987), La répétition (en slovaque Skuska)
de Lubomir Feldek (1988), Répétition générale (Dress Rehearsal) d'Alec
Baron (1988), La répétition (en polonais Proba) de Stanislaw Brejdygant
(1989), Une répétition au Théâtre du Crime de Jacques Mauclair (1940),
Les répétitions (en polonais Proby) de Boguslaw Schaeffer (1992).
On remontera jusqu'à Shakespeare pour citer un illustre exemple de
l'intra-pièce sous la forme de répétition. Dans Le songe d'une nuit d'été
(A Midsummer-Night's Dream, 1594), la répétition d'une naïve tragédie
sur Pyrame et Thisbé par les artisans athéniens a lieu dans une forêt, à
l'acte III, acte médian du Songe. Représentation, donnée à l'occasion du
mariage du duc Theseus avec Hippolyta, remplit l'acte V.
La répétition tient une place modeste dans Le véritable Saint Genest
de Jean Rotrou (1645-46), où le personnage titre répète, avant la
représentation, quelques fragments de sa pièce et donne des instructions
au décorateur.
Quant à L'impromptu de Versailles de Molière (1663), la répétition
en est le pivot structural. Tout au début, Molière, personnage de sa propre
pièce, ayant réussi à rassembler les membres de sa troupe, les implore:
«De grâce, [...] employons ce temps à répéter notre affaire et voir la
manière dont il faut jouer les choses ». «Affaire» et «choses» se
144
substituent au titre de la comédie en répétition. Et jusqu'à la fin de
L'impromptu, on s'affaire à répéter cette «nouvelle comédie ». Quel est
son auteur et son titre? Elle a été écrite par Molière; il y a donc équation
entre l'auteur de la pièce extérieure, le personnage principal de celle-ci et
l'auteur de la pièce intérieure. En revanche, le titre de la comédie que
l'on répète n'est pas révélé. A la question de La Thorillière « comment
vous la nommez », Molière-personnage répond «je ne sais ». Même dans
la scène finale, Béjart parle de la « nouvelle comédie» sans en donner le
titre .
Dix ans plus tard, apparut la pièce de Montfleury (Antoine Jacob, fils
du célèbre comédien Montfleury et adversaire de Molière) Le comédien
poète (1673) qui se distingue par une structure bien originale. Dans le
prologue l'Acteur et le Poète (auteur dramatique) se préparent à la
répétition d'une pièce de ce dernier, en costumes et dans les décors. Le
Poète affirme en avoir tiré l'idée de Mostellaria de Plaute et refuse de
faire « ces satires indiscrètes et piquantes qu'on met sur le théâtre contre
le prochain ». L'auteur est en même temps metteur en scène de sa pièce,
puisqu'il s'apprête à « faire observer aux comédiens leurs entrées et leurs
sorties ». La pièce du Poète, dont l'action se passe à Marseille, occupe le
premier acte de la comédie de Montfleury. Puis, c'est la «suite du
prologue» avec le Poète et trois acteurs. La préparation de la deuxième
pièce du Poète est perturbée par un acteur qui refuse d'y jouer avant que
ne soit montée la pièce qu'il avait écrite lui-même. Devant l'irrésolution
des acteurs, le Poète, blessé dans son honneur, quitte le théâtre. «Vous
ne jouerez jamais de mes pièces et je m'en vais de ce pas porter celle-ci à
une autre troupe» - dit-il. C'est finalement la pièce du « Comédien
poète» qui sera répétée, à condition qu'il n'y dise rien contre les cocus et
les médecins. «Une pièce d'un comédien de bon sens en peut
quelquefois bien valoir une de ces messieurs les auteurs dont la cervelle
est bien souvent démontée» - affirme son auteur. La nouvelle pièce,
dont l'action est située à Madrid, occupe les actes II, III, IV et V de la
comédie de Montfleury. La répétition-représentation terminée,
l'intervention de deux acteurs constitue la boucle qui referme les deux
intra-pièces. La pièce du «comédien poète» est acceptée, avec une
réserve: « Il y a quelques endroits à rectifier et il faudra prier quelqu'un
de nos auteurs d'y passer un peu la main ».
Le comédien poète contient donc deux pièces intérieures complètes,
de longueur inégale. Quant à l'encadrement, le prologue initial introduit
145
la première intra-pièce, la « suite» du prologue, après le premier acte, en
constitue une conclusion (<<voilà un acte qui va le mieux du monde ») et
en même temps une introduction à la deuxième intra-pièce, enfin
l'intervention finale des acteurs décide du sort de la seconde intra-pièce :
les représentations en seront affichées.
Soixante-douze ans après L'impromptu de Versailles, on a joué à la
Foire Saint-Laurent l'opéra-comique de Charles-Simon Favart (musique
de Charles-François Panard) La répétition interrompue (1735). Comme
la comédie de Molière, cet acte compte douze personnages.
Le début rappelle celui de L'impromptu de Versailles: le directeur de
la troupe essaie de rassembler ses acteurs, non sans difficulté. Mais si,
dans l'acte de Molière, la répétition ne commence même pas, on ne
connaît ni le titre ni le sujet de la pièce en répétition - chez Favart le
directeur donne le résumé complet de l'opéra qui est sur le chantier, on
en répète une grande partie. L'opéra-comique de Favart est aussi une
pièce sur le théâtre. On y évoque les mœurs théâtrales de l'époque, on
découvre les caractères des chanteurs-comédiens ainsi que leur
querelles: dispute de deux prétendantes au même rôle, altercations avec
le souffleur, état d'ébriété d'un membre de la troupe.
Dans la pièce en trois actes de Carlo Goldoni Le théâtre comique (Il
teatro comico, 1750) la compagnie dirigée par Orazio prépare une
comédie en trois actes intitulée Le père rival du fils (Il padre rivale deI
figlio). «Hier nous avons répété le premier et le deuxième acte, et
aujourd'hui nous allons répéter le troisième» - annonce le chef de la
troupe, dès la scène 2 du premier acte. Le nom de l'auteur de la pièce en
répétition n'est pas prononcé. C'est le pourvoyeur habituel du théâtre
dont on énumère seize pièces qu'il avait écrites pendant un an : ce sont
les titres des pièces de Goldoni, avec Le théâtre comique à la tête. Un jeu
de miroirs insolite, d'autant plus que la dernière réplique d'Orazio,
annonçant la fin de la répétition, se termine par la reprise du
titre « ... notre Théâtre comique ».
Dans le répertoire du XIXèmesiècle, citons la «folie en un acte»
d'Eugène Labiche Une tragédie chez Monsieur Grassot (1848) qui
présente une répétition, par les acteurs du Palais-Royal, de l'Iphigénie de
Racine, une mosaïque de citations de Phèdre, d'Athalie et d'Iphigénie.
La répétition constitue le canevas structural des pièces les plus
représentatives du métathéâtre, au XXème siècle, Six personnages en

146
quête d'auteur de Luigi Pirandello (1921) et L'impromptu de Paris de
Jean Giraudoux (1937).
Chez Pirandello, la troupe se réunit pour répéter une pièce. Ce cadre
est signalé au début et à la fin de Six personnages. Dès la troisième
réplique, le régisseur annonce: «Le Patron va être là d'un instant à
l'autre pour la répétition. » Et dans la dernière réplique de la pièce, le
Directeur s'adresse aux Comédiens: « Vous pouvez vous en aller! Que
voulez-vous qu'on fasse maintenant? Il est trop tard pour reprendre la
répétition. A ce soir! »
Dans son Impromptu de Paris Giraudoux se réfère directement à
Molière. Dès la première scène il met dans la bouche de ses personnages-
comédiens quatorze répliques du début de L'impromptu de Versailles.
Mais ce n'est pas l'acte de Molière qui est en répétition. « L'heure de la
répétition est passée de cinq minutes» - s'inquiète Boverio au début de
la pièce. «Nous répétons» - fait remarquer Renoir au casse-pieds
Robineau (sc.2), et Jouvet de constater dans son avant-dernière réplique:
« Il nous reste une heure pour la répétition ». Les acteurs de la troupe de
Jouvet son donc réunis sur le plateau, mais la répétition, retardée par
toutes sortes de péripéties, n'arrive pas à avoir lieu avant la fin de l'acte.
Voici, dans l'ordre chronologique, quelques autres exemples de
l'utilisation de la répétition comme cadre métathéâtral, dans différentes
situations.
L'acte de Jean Aicard Dans le guignol, qui servit de prologue à sa
pièce Père Lebonnard, créée au Théâtre Libre d'André Antoine en 1889,
montre la répétition de cette pièce sur la scène des Folies-Molière,
pendant laquelle le directeur finit par la refuser.
L'auteur la portera au Théâtre Libre.
Le drame du poète américain William Carlos Williams Des amours
(Many Loves, 1942) a une structure très régulière. La pièce cadre compte
trois personnages: un jeune auteur dramatique Hubert, un riche
quinquagénaire Peter et une actrice, Alise. Peter, prêt à financer la
représentation d'une pièce de Hubert, éprouve pour lui une attirance
homosexuelle. La découverte du fait que l'auteur dramatique a l'intention
d'épouser la jeune actrice amène le drame. Chacune des trois brèves
intra-pièces, écrites par Hubert et qui sont en répétition, présente une
différente variante des rapports amoureux; les trois protagonistes sont
jouées par Alise.

147
C'est sur la scène du Théâtre Royal à Drossmouth que fut située
l'action de la comédie en trois actes de Philip King Lundi prochain (On
Monday Next, 1949). Le metteur en scène et les acteurs arrivent sur le
plateau pour répéter la pièce d'un auteur débutant, en sa présence. Mais
la répétition tourne mal: les comédiens ne savent pas leurs rôles et le
metteur en scène oblige l'auteur à récrire sa pièce. C'est un mercredi. A
la fin, le metteur en scène s'adresse au public en l'invitant à la première
représentation de la nouvelle pièce, « lundi prochain ».
La répétition d'une comédie musicale sur une scène londonienne est
le sujet de la pièce de Sean Patrick Vincent The Audition (1968).
Une formule originale a été appliquée par Marcel Mithois dans la
pièce en un acte Les coups de théâtre (1961). La scène se joue dans la
loge d'une grande comédienne, entre quatre personnages: Suzanne
(interprétant Phèdre), Nicole (Aricie), Jean (Hippolyte) et Mirel (Thésée).
Nicole (trente ans) pousse Jean (trente-cinq ans) à rompre définitivement
avec Suzanne (cinquante ans) qui est sa maîtresse et sa protectrice depuis
plus de dix ans ; jusqu'à maintenant Jean partageait sa vie entre les deux
femmes. Quand il annonce à Suzanne son intention, celle-ci n'est pas du
tout malheureuse, au contraire, parce qu'elle avait le projet d'épouser
Mirel. Jean est un peu blessé dans son amour propre par cette situation,
mais c'est surtout Nicole qui en est déçue: «Je ne comprends pas que
vous abandonniez Jean si facilement» - dit-elle à Suzanne. Et à Jean:
« Il me semble que j'aurais préféré qu'elle t'aime ». C'est à ce moment
qu'on se rend compte que toute cette scène n'était qu'une répétition
d'une pièce. L'Auteur dramatique apparaît et nous apprenons que dans la
vie Suzanne et Jean sont des amants (ou époux) et que Nicole, femme
mariée, rentre chez elle pour soigner son enfant malade. En ce qui
concerne Mirel, il n'existe probablement en tant que personnage de la
«pièce sur les comédiens ». Il y a donc un véritable coup de théâtre. La
pièce extérieure constitue la dernière partie de l'acte (un quart). Pendant
les trois premiers quarts le spectateur ne soupçonne même pas l'existence
de la pièce extérieure. Par contre, il assiste à deux niveaux différents: le
petit drame qui se joue dans la loge de Suzanne et Phèdre de Racine,
dont quelques fragments sont diffusés par haut-parleur et déclamés par
Suzanne (on entend les applaudissements du public). Il y a d'ailleurs des
rapports évidents entre la situation des personnages de Phèdre et celle
des comédiens qui jouent dans Phèdre. Théâtre dans le théâtre dans un
théâtre.
148
Et voici une répétition «pas comme les autres ». Le drame en deux
actes du Suédois Per Olov Enquist La nuit des tribades (Tribadernas
natt, 1975) nous montre Strindberg pendant la répétition de sa brève
pièce, La plus forte (Den starkare), en mars 1889, à Copenhague. C'est
une confrontation de deux femmes, Madame X et Mademoiselle Y, qui
est en fait un monologue, parce que Mademoiselle Y reste muette, « deux
femmes qui aimaient le même homme ». Cette scène, qui ne dure qu'un
quart d'heure, est répétée par l'ancienne épouse de Strindberg et une
amie. Or, ces deux femmes ont servi de modèles pour Strindberg -
l'homme en question - écrivant La plus forte. Il y a identité entre les
personnages de la pièce en répétition et les actrices qui la répètent sous la
direction mouvementée de l'auteur. Madame Xc' est la femme de
Strindberg, la comédienne Siri von Essen. La pièce d' Enquist, qui
contient une grande partie du texte de La plus forte, est un cruel
psychodrame. Les trois protagonistes - un homme entre deux femmes
qui sont lesbiennes (tribades dans le titre) - revivent et commentent les
événements passés, en découvrant avec brutalité les détails de leurs
relations sexuelles. Un jeu de l'amour et de la haine.
Dans Jeux de James Saunders (av. 1982) une troupe d'acteurs répète
une pièce, dans laquelle un ancien soldat comparait devant le tribunal
militaire pour avoir, au cours d'une action de guerre, participé au
massacre d'une centaine de villageois. La répétition est coupée par les
hésitations des comédiens, par les recherches du metteur en scène, par les
réflexions de tous sur le fait qui a inspiré la situation qu'ils jouent, sur le
jeu théâtral lui-même et son rapport au public et à la réalité.
Une répétition dans la répétition est le cadre de la pièce fantasque de
Copi La nuit de Madame Lucienne (1985). «Ma pièce ressemble à un
oignon qu'on pèle» - a dit l'auteur. La répétition d'une parodie de
journal télévisé est perturbée par la disparition de la femme de ménage,
Madame Lucienne. Qui l'a tuée? Le meurtre est-il vrai ou faux? C'est
un jeu entre la réalité et la fiction, à la puissance deux.
Un événement historique, les répétitions tumultueuses de Pelléas et
Mélisande de Maeterlinck à Londres, en 1904, avec Sarah Bernhardt et
Pat Campbell, est le sujet de Pat et Sarah ou les deux magiciennes de
Bernard Da Costa (1991).
C'est Dieu qui est metteur en scène, dans la pièce burlesque de
George Tabori Les Variations Goldberg (Die Goldberg Variationen,
1991). Sur la scène d'un théâtre de Jérusalem on répète une pièce qui,
149
dans un ton satirique, retrace les principaux épisodes de la Bible: Adam
et Eve, Caïn et Abel, le Déluge, Moïse avec les dix commandements, le
sacrifice d'Isaac, jusqu'à la crucifixion de Jésus. La répétition a lieu en
présence et avec la participation de Goldberg, un Juif rescapé du
naZIsme.
Dans Accalmies passagères (1997), chassé-croisé et déchirements de
deux couples, truffés de gags, Xavier Daugreilh utilise un procédé
métathéâtral intéressant. Quatre acteurs arrivent pour la répétition. Assis
sur des chaises, l'exemplaire de la pièce dans la main, ils en commencent
la lecture, sans omettre les didascalies. Ensuite ils jouent des scènes de la
pièce, toujours avec le texte dans la main, mais au fur et à mesure ils
l'abandonnent, et seule la présence presque tacite du Régisseur rappelle
que tout se passe sur le plateau d'un théâtre.
Enfin, la répétition pendant laquelle pas un seul mot de la pièce
répétée n'est prononcé. C'est Jeux de scène de Victor Haïm (2002)
mettant face à face la comédienne Hortense et Gertrude qui est l'auteur et
en même temps le metteur en scène de la pièce.

Modèles de pièce dans la pièce

Le phénomène qu'on appelle pièce dans la pièce comporte plusieurs


variantes. Nous distinguerons cinq principaux modèles.

1.
La pièce dans la pièce au sens strict du terme, c'est-à-dire la pièce
intérieure (intra-pièce) encadrée par la pièce extérieure (pièce principale).
L'exemple classique en est Hamlet de Shakespeare. La pièce intérieure,
spectacle du Meurtre de Gonzague, occupe une position privilégiée au
point de vue de la structure formelle et événementielle de l'œuvre. Quelle
est exactement la place de cet épisode dans l'architecture d'Hamlet? Si
l'on considère que le spectacle intérieur proprement dit correspond aux
vers 134-260 de la scène 2 de l'acte III, depuis la didascalie
«Trompettes. Le rideau se lève, découvrant la scène où commence une
pantomime », jusqu'à la didascalie «Il [Lucianus] verse le poison dans
les oreilles du dormeur », il y a 1900 vers qui précèdent cet épisode et
1803 vers qui le suivent. Il est situé à l'acte III, acte médian de la
tragédie; et à l'intérieur de la scène 2, 133 vers précèdent et 142 vers
150
suivent la représentation du Meurtre de Gonzague. Voilà un exemple
presque parfait de position centrale au point de vue de l' organisation
formelle de l'œuvre. Cette position coïncide avec le rôle axial du
spectacle intérieur dans la structure événementielle de la tragédie, dans le
fonctionnement de l'intrigue d'Hamlet. Le meurtre de Gonzague reflète,
tel un miroir ou plutôt une lentille convexe, les événements antérieurs qui
étaient le point de départ du drame. Par ailleurs, la représentation du
Meurtre, et plus précisément les interrelations scène-salle du spectacle
intérieur - à savoir le message à deux signifiés contenu dans la pièce
représentée, les réactions de Claudius à sa signification seconde,
l'attitude d'Hamlet et d'Horatio pour lesquels le vrai spectacle se passe
dans la salle - déterminent les comportementsultérieurs des principaux
personnages et, par là, la suite de l'intrigue.
Comme dans Hamlet, la pièce intérieure occupe une place centrale
dans la tragi-comédie (<<poème héroïque ») en cinq actes de Balthazar
Baro Célinde (1628-29). La brève tragédie en trois actes Holoferne, pièce
encadrée, occupe l'acte III de Célinde. Un exemple illustre de ce modèle
est la tragédie en cinq actes de Jean Rotrou Le véritable Saint Genest
(repr. 1645-46, pub!. 1647). La pièce sur Adrian, jouée à la cour de
l'empereur Dioclétian, occupe la plus grande partie des actes III et IV,
une place centrale dans la structure de la tragédie de Rotrou.
La longueur de l'intra-pièce est inégale. Par exemple, dans La
première pièce de Fanny (Fanny's First Play, 1911) de George Bernard
Shaw la pièce intérieure, pièce complète en trois actes, occupe plus de
deux tiers de l'ouvrage: elle est située entre «L'introduction» (20
pages) et« L'épilogue» (9 pages) et compte 70 pages.

2.
Deuxième variante: l'intra-pièce est placée à la suite de la pièce
principale. L'exemple en est la tragi-comédie en cinq actes de Gougenot
La comédie des comédiens (1633). Les protagonistes de deux premiers
actes sont les acteurs de la troupe de l'Hôtel de Bourgogne. La pièce
représentée, intitulée La courtisane, occupe les trois actes suivants, avec
des indications qui accentuent la structure de la pièce: «Acte premier
qui est le troisième de la Comédie en comédie », « Acte quatrième qui est
le deuxième de La courtisane », « Acte troisième qui est le cinquième de
la Comédie en comédie ».

151
3.
Après l'intra-pièce qui termine le spectacle, celle qui le commence.
Dans la comédie en un acte de Marcel Mithois Les coups de théâtre
(1961) la scène entre deux couples désunis, située dans la loge d'une
comédienne, se montre la répétition d'une pièce, dont l'auteur fait son
apparition.

4.
L'inversion des rapports encadrant-encadré se produit lorsque la pièce
qui constitue le spectacle intérieur encadre, c'est-à-dire commence et
termine la pièce principale. Dans ce cas, il faut parler non plus de la
pièce-cadre et d'intra-pièce, mais de deux niveaux de l'illusion théâtrale,
au premier et au second degré. Voici un exemple d'une telle structure.
L'action de la pièce de l'auteur polonais Jerzy Zurek Cent mains, cent
poignards (Sto rak, sto sztylet6w, 1978) est située dans un théâtre
varsovien, le 29 novembre 1830, au moment du déclenchement de
l'insurrection contre l'occupant russe. Mais la pièce commence par une
scène de la comédie d'Eugène Scribe La marraine, jouée ce jour-là, et on
revient à la représentation interrompue, à la fin de la pièce de Zurek. Un
autre exemple de cette variante. Harlequinade de l'auteur anglais à
succès Terence Rattigan (1948) se passe sur la scène d'un théâtre
provincial pendant la répétition de Roméo et Juliette qui marque le début
et la fin de la pièce.

5.
Structure alternée, dont l'exemple est la pièce de l'auteur américain
Maxwell Anderson Jeanne de Lorraine (Joan of Lorraine, 1946). Sept
épisodes de la pièce en répétition sur Jeanne d'Arc - depuis la maison
de ses parents jusqu'à son procès et sa condamnation - alternent avec
des séquences que l'auteur appelle «Interludes» et qui montrent l'équipe
répétant le drame, avec le metteur en scène Masters, son assistante Al, les
comédiens et le personnel technique. Notons que lors de la création de la
pièce d'Anderson le rôle titre fut tenu par Ingrid Bergman.

152
5 modèles de pièce dans la pièce:

[l]DDD[J]]
2 3 4 5

Une structure originale fut choisie par Andreas Gryphius dans son
ouvrage Le fantôme amoureux. Eglantine la bien-aimée (Verliebtes
Gespenst. Die geliebte Dornrose, 1660). Les quatre actes de la
chantefable (Gesangspiel) Le fantôme amoureux alternent avec les quatre
actes de la plaisanterie (Scherzspiel) Eglantine la bien-aimée: Al, BI,
A2, B2, A3, B3, A4, B4; le tout se termine par une danse avec la
participation des personnages des deux pièces parallèles. La double pièce
de Gryphius oppose l'amour simple et sincère des villageois aux ébats
amoureux des seigneurs. Cette forme particulière de pièce dans la pièce
traite les deux composantes à égalité, sur le même niveau de l'illusion
scénique.
Signalons un autre modèle particulier de théâtre dans le théâtre, où la
pièce cadre n'existe pas, le caractère métathéâtral étant assuré par les
interventions extra-scéniques au cours du spectacle. Il s'agit de la pièce
du dramaturge polonais Tadeusz Bradecki Spécimen des démonstrations
métaphysiques (Wzorzec dowod6w metajizycznych, 1984) - référence au
titre du traité de Leibniz Specimen demonstratiorum politicarum.
L'action se passe en 1716, quelques mois avant la mort du philosophe
allemand, à Bad Pyrmont, près de Hanovre. La troupe anglaise de
William Shilling donne une représentation d'après le Faust de Marlowe,
en présence du tsar Pierre le Grand. Le spectacle est annoncé par Shilling
qui ne cesse d'intervenir au cours de l'action. Mais le principal
intervenant est Leibniz qui apparaît comme auteur de cette adaptation et
qui dialogue avec les personnages de Faust. Les trois actes de la pièce de
Bradecki correspondent aux trois actes de la pièce des comédiens anglais.
Le tout se termine par une apothéose de Pierre le Grand, dirigée par
Méphistophélès.

153
Deux, trois... sept intra-pièces

Dans les exemples qui ont été cités il n'y avait qu'une seule pièce
intérieure ou quasi intérieure. Il existe toutefois des ouvrages
dramatiques qui contiennent plusieurs intra-pièces.
Le titre de la comédie en cinq actes de Giovanni Baptista Andreini,
fils de célèbres acteurs et lui-même acteur, annonce son caractère
métathéâtral: Le due commedie in commedia (1623). Chacune des deux
pièces intérieures est jouée par une troupe différente: une compagnie
d'amateurs « Academici » et une troupe professionnelle « Comici ». A la
même époque, Lope de Vega introduit deux pièces intérieures dans son
drame sur le martyre de Saint Genest La fingido verdadero (Le feint
véritable ou Lafiction véridique).
Deux brèves intra-pièces jouent un rôle particulier dans l'ouvrage
métathéâtral du dramaturge polonais Jerzy Szaniawski Les deux théâtres
(Dwa teatry, 1946). Cette «comédie en trois actes» oppose le théâtre
naturaliste et le théâtre onirique. Le premier acte se passe avant 1939,
dans le bureau du directeur du théâtre «Petit Miroir ». L'acte II est
constitué de deux pièces réalistes de son répertoire, La mère et
L'inondation. L'acte III est situé après la guerre, dans le même théâtre.
La vie a réalisé les pièces que le directeur n'osait pas mettre en scène,
notamment sur une ville anéantie et la « croisade enfantine» (allusion à
l'insurrection de Varsovie, en 1944). Lorsque le directeur du «Petit
Miroir» s'endort, surgit un deuxième directeur, celui du « Théâtre des
songes », ce qui mène à une confrontation de deux conceptions: théâtre
de la réalité (<<théâtre photographe») et théâtre de l'imaginaire.
Trois pièces intérieures ponctuent L'acteur romain (The Roman
Actor, 1626) de Philip Massinger: La cure de l'avarice placée au
deuxième acte, Iphis et Anaxarète au troisième acte, Le serviteur infidèle
au quatrième et avant-dernier acte de la tragédie de Massinger.
La pièce de Serge Ganzl Fracasse (1972), qui retrace les péripéties
d'une troupe de comédiens ambulants, au XVIIèmesiècle, contient trois
petits spectacles: Tragédie de la Misère, Le bon roi Vermeil et La farce
du mari trompé.
La comédie en cinq actes de Brosse Les songes des hommes éveillés
(1645) contient quatre spectacles enchâssés: trois canulars improvisés
comme distraction et, au dernier acte, une pièce dans laquelle Isabelle,
154
qu'on croyait morte dans un naufrage, apparaît à son fiancé Lisidor,
déguisée en cavalier; la pièce représentée reflète l'intrigue de la pièce
cadre.
L'amour des quatre colonels (The Love of Four Colonels, 1951) de
Peter Ustinov est une comédie féerique en trois actes qui se passe en
1945, dans un village allemand où résident les quatre représentants des
forces d'occupation. Un certain professeur Diabolikov propose aux
quatre colonels de jouer sur un théâtre une scène d'amour. Le Français
improvise une comédie à la Marivaux, en costumes du xvmème siècle,
l'Anglais une tragédie élisabéthaine, le Russe une scène à la Tchekhov,
l'Américain une scène qui se passe aux Etats-Unis avec une prostituée,
un pasteur et un gangster évadé de la prison. Chacun des colonels projette
dans sa pièce des sentiments inavoués, ils s'y délivrent de leurs
complexes.
Il y a aussi quatre pièces intérieures dans la comédie de Jean Anouilh
Ne réveillez pas Madame... (1970). On y répète une «pièce russe »,
pastiche du théâtre de Tchekhov, une «pièce scandinave », pastiche
d'Ibsen, Hamlet de Shakespeare et une parodie du théâtre de boulevard
contemporain.
Cinq petits spectacles, un par acte, sont créés par l'Enchanteur de la
tragi-comédie de Gillet de la Tessonerie Le triomphe des cinq passions
(1641 ).
Six petits spectacles étaient donnés par trois comédiens français
exilés, se déplaçant à travers l'Amérique Latine du XIXèmesiècle, dans la
pièce de l'auteur cubain d'expression française Eduardo Manet Un
balcon sur les Andes (1979).
Dans la pièce de l'auteur américain David Mamet, Une vie de théâtre
(A Life in the Theatre, 1977) deux acteurs, l'un jeune, l'autre plus âgé,
échangent leurs idées sur le théâtre dans 26 épisodes qui se passent sur le
plateau, dans les coulisses, dans leur loge, dans le vestiaire. Ces
dialogues sur l'art théâtral, sur leur vie quotidienne, sur la condition
d'acteur alternent avec des fragments des pièces jouées devant un public.
Il y en a sept: deux soldats américains dans les tranchées de la Première
Guerre mondiale, deux avocats dans un drame judiciaire, deux
personnages d'une pièce tchekhovienne, deux combattants sur une
barricade de la Révolution française, deux naufragés sur un radeau, deux
Confédérés sudistes pendant la guerre de Sécession en Amérique, enfin

155
deux chirurgiens au cours d'une opération. Ce son des pastiches de
différents genres dramatiques.

Diversité des lieux

Dans un théâtre

Le lieu où se déroule l'action de la pièce dans la pièce est le plus


souvent la scène d'un théâtre. Il s'agit parfois d'une scène construite sur
la scène. L'exemple le plus pur en est Cyrano de Bergerac d'Edmond
Rostand (1897). L'acte l est intitulé «Une représentation à l'Hôtel de
Bourgogne ». La didascalie liminaire indique:

La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume


aménagé et embelli pour des représentations. La salle est un carré long: on la
voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier
plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu'on
aperçoit en pan coupé. Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des
coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui
peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On
descend de l'estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de
ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.
A la scène 3 :
On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur
les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor
bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène.

Dans les représentations de Cyrano de Bergerac cette scène sur la


scène est figurée de diverses manières, selon le goût du metteur en scène
et du décorateur: depuis un lieu théâtral complet, selon les indications de
l'auteur, jusqu'à une simple estrade.
Quant à la pièce intérieure, elle se limite aux trois premiers vers de La
Clorise de Balthazar Baro (1632), prononcés par Montfleury dans le rôle
de Phédon:

Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,


Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois...

156
Il est interrompu par Cyrano. Montfleury recommence sa tirade à
trois reprises, d'une voix de plus en plus faible.
La mouette d'Anton Tchekhov (1896) commence par la description
de l'estrade sur laquelle Nina doit jouer le monodrame de Treplev :

Une partie du parc de la propriété de Sarine. Une large allée, menant de la


rampe vers le fond du parc, interrompue par une estrade qui vient d'être
édifiée pour un spectacle d'amateurs, et qui cache entièrement le lac.[...} Le
soleil vient de se coucher. Sur l'estrade, derrière le rideau baissé, s'affairent
Yakov et d'autres ouvriers; on les entend tousser etfrapper.

Quelques instants plus tard, Treplev montre l'estrade à son oncle


Sorine :

Et voilà notre théâtre. Le rideau, la première et la deuxième coulisse, et puis,


l'espace vide. Aucun décor. La vue s'ouvre directement sur le lac et l'horizon.
On lèvera le rideau à huit heures et demie précises, quand la lune surgira.

L'acte III de Caligula d'Albert Camus (1944), contenant le spectacle


intérieur, débute par l'indication suivante: «Le rideau s'ouvre sur une
sorte de parade foraine. Au centre, une tenture devant laquelle, sur une
petite estrade, se trouvent Hélicon et Caesonia. Les cymbalistes de
chaque côté. »
Quelquefois, la scène tout entière, sur laquelle est jouée ou répétée
une pièce, s'identifie avec la scène du spectacle extérieur. C'est le cas,
par exemple, de La comédie des comédiens de Gougenot (1633), où la
troupe de l'Hôtel de Bourgogne joue une pièce intitulée La courtisane.
Dans Ne réveillez pas Madame... de Jean Anouilh (1970), la scène sur
laquelle sont répétées les quatre intra-pièces n'est autre que le plateau où
se déroulent les événements de la pièce cadre.
Mais le cas exceptionnel, et le plus intéressant au point de vue du jeu
de miroirs, est celui où non seulement la pièce intérieure occupe le même
plateau que la pièce cadre, mais les deux se recouvrent avec la scène du
théâtre où elles sont représentées lors de la création. Rappelons
L'impromptu de Versailles de Molière, dont « la scène est à Versailles
dans la salle de la Comédie », et L'impromptu de Paris de Jean
Giraudoux: «La scène est la scène même de l'Athénée, un après-midi de
répétition. En 1937 ». Un exemple moins connu d'une telle adéquation
nous vient de Pologne. Les trois actes du drame métathéâtral de

157
Stanislaw Wyspianski Libération (Wyzwolenie) se passent sur la scène
du théâtre de Cracovie, où la pièce fut créée, en 1903.
Le plateau n'est pas le seul endroit, à l'intérieur d'un théâtre, où est
située une pièce métathéâtrale. La loge d'acteurs est un lieu largement
exploité. Voici quelques exemples. L'acte II de la pièce en trois actes de
l'auteur hongrois Ferenc Molmir L'officier de la garde (1910) se passe
dans la loge de l'Opéra. Le premier acte des Monstres sacrés de Jean
Cocteau (1940) - dans la loge d'une célèbre comédienne et directrice du
théâtre. C'est dans la loge d'un autre «monstre sacré », Madame
Alexandra, que se déroule une grande partie de Colombe de Jean Anouilh
(1951). Dans Les coups de théâtre de Marcel Mithois (1961) la répétition
de la pièce intérieure se passe dans la loge d'une comédienne. Le lieu
unique de Changement à vue de Loleh Bellon (1978) est une loge pour
quatre acteurs, pendant les répétitions et la représentation d'Hamlet.
Trois acteurs, jouant Aragon, Sartre et Malraux dans une fresque
historique, partagent une modeste loge d'un théâtre de province, dans
deux scènes de la comédie de Daniel Besse Les bonniches (2004).
La pièce méconnue d'Emile Zola Sylvanire ou Paris en amour (écr.
1902, publ. 1921, repr. 1925) présente trois différents lieux théâtraux.
L'acte II de ce drame en cinq actes se déroule dans la luxueuse loge
d'une célèbre danseuse de l'Opéra, Sylvanire, pendant l'entracte du ballet
Mélusine. L'acte III est situé sur la place de l'Opéra, un jour du 14 juillet.
Des couples dansent une valse jouée par un petit orchestre, ensuite c'est
le ballet Le triomphe de Paris:

La foule s'est rangée des deux côtés, on a enlevé l'estrade du petit orchestre, et
l'immense place est vide, au milieu. Les fenêtres, les balcons des maisons
voisines, se garnissent de spectateurs. Alors, au fond, les portes de l'Opéra
s'ouvrent, et l'on voit sortir et descendre,à droite et à gauche, les chœurs. roO]
Le Ballet paraÎt à son tour et descend, pour occuper le milieu de la scène. Au
centre, sur un vaisseau symbolique se trouve Florise, debout à la proue,
costumée en Ville de Paris. Et, autour d'elle, marchent toutes les danseuses en
Nymphes de la Seine. Une symphonie se joue à l'orchestre, pendant ces
mouvements d'entrée, jusqu'à ce que les divers groupes occupent leurs places.
Enfin, les chœurs chantent, et la strophe de chacun d'eux est accompagnée
d'une danse différente mimée et dansée par Florise et par le corps de ballet.

Enfin, l'acte IV nous ramène à l'intérieur de l'Opéra. Sur la scène,


vue à l'envers (le rideau se trouve au fond), on se prépare à jouer le
second acte d'un nouveau ballet, Salomé, avec Sylvanire dans le rôle
158
titre. Il yale régisseur et les machinistes. C'est l'occasion pour Sylvanire
de prononcer, devant ses admirateurs, cet éloge exalté de la danse:

Ah ! la mimique, la danse! l'art naturel et instinctif des peuples enfants! les


premiers par cadencés de 1'humanité bégayante! tout ce que les êtres ont
commencé par dire en geste, sous les clairs soleils, dans leur besoin de beauté
et d'amour!... Ah ! la danse universelle, les guerriers frappant leurs boucliers
de leurs lances! les prêtresses déroulant leurs rondes autour des autels, les
bacchantes clamant la fureur de leur désir, la danse des festins, la danse des
noces, la danse des morts, et la danse symbolique des astres exprimant
l'harmonie et la splendeur de leur course éternelle!... Ah ! la danse, la danse
que je voudrais danser, tout mon cœur, toute ma passion, toute Ja vie beJle qui
peut émaner de moi, de mon corps souple, de mes bras victorieux, de mon
visage changeant: tout fait revivre, et tout dire de la douleur et de la joie
humaines.

Au moment où elle dit «Maintenant, Salomé va danser devant


Hérode, et la tête de Jean saigne sur un plat d'or », son malheureux
soupirant, le jeune sculpteur Gilbert, se frappe d'un poignard en pleine
poitrine. Il mourra, à l'acte V, en présence de Sylvanire.
Strindberg a situé plusieurs scènes du Songe (Ett dromspel, 1901)
dans le couloir d'un théâtre, pendant la répétition; on entend la musique
de scène, on voit une ballerine, un souffleur, des choristes des Maîtres
Chanteurs de Nuremberg et d'Aida, des acteurs, des figurants. Dans la
pièce de Gert Hofmann Pierre, Edgar et le loup (av. 1986) un mystérieux
comédien, rentré de la guerre, rouvre un théâtre dévasté et y introduit
deux garçons, Pierre et Edgar. Il leur montre non seulement la scène,
mais aussi le magasin des décors, costumes et accessoires. Une partie de
l'action de la pièce slovaque de Peter Karvas La grande perruque (Velkét
parochna, 1964) se passe dans un atelier de perruques. C'est dans le bar
d'un théâtre, pendant la représentation de Lucie de Lammermoor de
Donizetti, que se situe la pièce de l'auteur turc contemporain Memet
Baydur Le cavalier masqué (Maskeli Süvari). Le cinquième et dernier
acte de la pièce en vers de Dorat-Cubières (Palmézeaux) Concours
académique ou le triomphe des talents (1784) se déroule dans la salle
d'Assemblée de la Comédie Française. L'acte II de la comédie-
vaudeville en trois actes d'Henri Meilhac et Albert Millaud Mam 'zelle
Nitouche (1883) représente «le foyer du théâtre de Pontarcy». On
entend ce qui se passe sur la scène; une porte conduit aux loges
d'acteurs, une autre au cabinet du directeur. Le directeur, les comédiens,

159
le régisseur sont là. C'est dans le bureau d'un directeur de théâtre que
Sacha Guitry a situé On passe dans huit jours (1922), une scène
mouvementée entre le directeur, l'auteur de la pièce en répétition et une
actrice. Le bureau d'un directeur de théâtre est aussi le lieu où l'on
répète, en présence de l'auteur, des fragments de sa pièce - dans la
comédie du dramaturge russe contemporain Léonide Zorine Parlons-en
comme d'un créateur à un autre.
Sortons du bâtiment théâtral pour visiter d'autres lieux où est située
l'action de pièces métathéâtrales. C'est dans une forêt, pour se cacher du
regard des importuns, que les artisans athéniens répètent leur Pyrame et
Thisbé, dans Le songe d'une nuit d'été. C'est dans un château que se
passe La répétition ou l'amour puni de Jean Anouilh (1950). Le héros de
la pièce d'Arthur Schnitzler L'intermède (Zwischenspiel, 1904), chef
d'orchestre et compositeur Amadeus Adams, répète des fragments de
l'opéra Mignon avec une cantatrice, amoureuse de lui, dans son
appartement viennois. En répétant, dans son petit salon, la scène du
suicide après le départ de son amant, la comédienne Madeleine Grandier
s'empoisonne réellement, en présence de celui qui veut la quitter -
drame qui termine la pièce en quatre actes d'Hemi de Rothschild La
rampe (1909). Un appartement est également le lieu où des comédiens
répètent une pièce, dans Une grande fille toute simple d'André Roussin
(1942). C'est dans un lieu insolite, un grenier où il avait entassé
d'innombrables souvenirs de sa longue carrière théâtrale, costumes,
accessoires etc., que l'ancien directeur de théâtre Harro Hassemeuter,
protagoniste de la pièce de Gerhart Hauptmann Les rats (Die Ratten,
1911) répète, avec ses trois disciples, La fiancée de Messine de Schiller.
Dans certains drames indiens (sanskrit), notamment Balaramayana de
Rajasekhara (vers 900) et Priyadarsika de Sriharsa (Xnèmesiècle), une
représentation est donnée à la cour royale, représentation interrompue,
comme dans Hamlet. C'est sur la place d'une petite ville d'Italie que l'on
joue La Métamorphose galante, dans la « comédie parodique» en trois
actes de Guillaume Apollinaire Casanova (écr. 1918, publ. 1952). C'est
un village yougoslave qui est le lieu où se produit, sous l'occupation
allemande, une troupe serbe, dans la pièce de Ljubomir Simovié Le
théâtre ambulant de Sopalovié (1985). La pièce de Varoujean Les filles
de la voix (1989) est située dans un couvent, où les novices représentent,
devant la Mère supérieure et les religieuses, le drame de Tamar et
Amnon, tiré de la Bible. Zaïre de Voltaire est joué par des jeunes filles
160
d'une institution dans Demoiselles en uniforme (Gestern und heute, avo
1930) de Christa Winsloë.
Dans la pièce en trois actes de Slawomir Mrozek Tango (1964) c'est
dans un appartement, devant quelques membres de sa famille, que Stomil
présente le spectacle de son « théâtre expérimental », une sorte de
happening:

Mesdames et Messieurs, nous vous demandons le maximum de recueillement et


de concentration pour recevoir le message que va vous délivrer notre théâtre
expérimental. (Avec emphase, tel un directeur de cirque annonçant son
numéro.) Voici notre nouveau spectacle: Adam et Eve au Paradis! (Au-dessus
du catafalque qui sert de scène, deux marionnettes à gaine apparaissent que
Stomil agite: Adam et Eve, la pomme à la main.)

Le spectacle sera interrompu par une panne d'électricité, provoquée


par Stomil lui-même. Il explique son expérience théâtrale: « le théâtre
expérimental se définit par l'intéraction dialectique entre le spectateur et
le choc qu'il ressent », « la représentation théâtrale doit laisser le
spectateur modifié », « le théâtre c'est une dynamique du fait sensuel ».
Une variante originale de la pièce dans la pièce ou, plus précisément,
du spectacle dans un salon de thé, nous la devons au metteur en scène
japonais Satoshi Miyagi qui a créé, avec la compagnie Ku Na'uka de
Tokyo une Médée d'après Euripide (1999). Un groupe d'hommes entre
bruyamment dans une maison de thé. L'un d'entre eux, un livre dans la
main, propose de faire jouer Médée par les geishas coréennes. Ils
choisissent les actrices et le spectacle commence. Médée, qui occupe le
centre de la scène, Créon et Jason, en costumes traditionnels de
marionnettes bumaku, signifient les situations par des gestes et des
mouvements, tandis que leurs paroles sont prononcées par les « clients»
regroupés sur une estrade. Ils remplissent aussi la charge du Chœur. Le
texte euripidien, tout en gardant les éléments grecs, est réduit à quelques
épisodes essentiels et le spectacle se termine par la scène où Médée
égorge son fils. La pièce extérieure est située au Japon du début du
XXèmesiècle, la pièce intérieure constitue un mélange des éléments grecs
et du théâtre traditionnel japonais.
C'est un hôpital qui est le lieu du spectacle intérieur dans la pièce du
dramaturge américain Harry Kondoleon Zero Positive (1988). Le
personnage principal, Himmer, a trouvé dans les papiers de sa mère
décédée une pièce de théâtre Les ruines d'Athènes. Séropositif, il est en
161
traitement dans un hôpital où il organise la représentation de cette pièce.
Elle comporte une scène où l'on sert aux convives une boisson
empoisonnée. Himmer a mis du vrai poison dans les verres, donnant à ses
amis, qui jouent dans la pièce, une occasion de se suicider. Finalement,
c'est son père, jouant le roi, qui aura bu la « ciguë ». « Tu quittes une cité
en ruines pour une cité toujours nouvelle. Je vais te rejoindre bientôt» -
dit Himmer.
Voici quelques autres lieux insolites. Dans la pièce de Charles
Edmond [Karol Edmund Chojecki] Les mers polaires (1858) un spectacle
est donné sur un bateau à l'occasion du passage du cercle polaire. C'est
sur un navire brise-glace, dans Passagères de Daniel Besnehard (1984),
qu'à lieu la rencontre d'une grande comédienne russe, condamnée par le
régime stalinien, avec une apprentie actrice. La «comédie épique» de
Népomucène Lemercier La panhypocrisiade ou le spectacle infernal du
seizième siècle (1819-1832) contient quelques tableaux joués en enfer
devant les diables!

Enfermement

Le milieu carcéral est largement exploité par les auteurs des pièces
métathéâtrales. Faire voir sur la scène des prisonniers préparant ou jouant
une pièce de théâtre n'est pas un procédé nouveau. Déjà Cervantès y
recourt, dans Les bagnes d'Alger (Los bafzos de Argel). En mettant à
profit son expérience personnelle - il avait été lui-même prisonnier des
pirates barbaresques pendant cinq ans - l'écrivain montre dans sa
« comédie» les misères de la captivité, la cruauté des maîtres (un jeune
chrétien supplicié pour avoir refusé la circoncision) mais aussi les
amours d'un captif et d'une mauresque. Durant la troisième et dernière
«journée» des Bagnes d'Alger, les esclaves espagnols organisent, à
l'occasion de la fête de Pâques, la représentation d'une pièce pastorale de
Lope de Rueda sur le martyre d'une jeune chrétienne qui ne veut pas
abjurer sa foi. Le spectacle est interrompu par la (fausse) nouvelle de
l'arrivée de la flotte espagnole, nouvelle qui conduit au massacre des
prisonniers. «C'est toujours par une tragédie que se terminent les
comédies des captifs », dit l'un des personnages. La pièce intérieure
choisie par Cervantès est donc en rapport avec son propre ouvrage, et le
thème de celui-ci est en rapport avec son propre vécu.

162
C'est au XXèmesiècle que la pratique de montrer le théâtre dans le
théâtre en un lieu de répression devient plus fréquente. Et surtout, on ne
s'en étonnera pas, après la Deuxième Guerre mondiale. Certains auteurs
situent l'action de leur drame dans le passé. Don Juan aux enfers de
Corrado Simioni (joué à Paris en 1984) se passe au XIXèmesiècle en
Sibérie: des forçats donnent une représentation de Don Juan. Le recul
dans le temps est pratiqué aussi par Jean Duvignaud, dont Marée basse
(1956) se joue au bagne de l'île de Ré, «vers la seconde moitié du
XIXèmesiècle ». Le commandant du pénitencier arrange une sorte de
spectacle où quelques forçats, costumés, reproduisent le soir de noces de
l'un d'entre eux. Ce lugubre psychodrame se termine tragiquement par la
mort de la fiancée.
Signalons un procédé assez singulier qui correspond à une sorte de
« fuite en avant ». L'exemple en est La pièce sur Churchill (A Churchill
Play) de Howard Brenton, créée en 1974 et portant le sous-titre « ... telle
qu'elle sera jouée en hiver 1984 par des internés du camp «Winston
Churchill» quelque part en Angleterre ». Il s'agit d'une anticipation
pseudo-historique ou plutôt politique. Dans une
Grande-Bretagne gouvernée par la coalition des conservateurs et des
travaillistes (le parti dissident socialo-travailliste constituant l'opposition
et la reine étant toujours sur le trône), tous les suspects de connivence
avec les terroristes sont enfermés dans des camps punitifs. L'action de
cette pièce en quatre actes se passe dans le « 28èmecamp d'internement en
Grande-Bretagne» portant le nom de Winston Churchill. Les internés,
avec l'aide du médecin du camp et malgré les réserves du commandant
(<<ce jeu théâtral est peut-être un bon moyen de dissiper la mauvaise
humeur, une soupape de sûreté », se console-t-il), préparent une pièce qui
ridiculise et vilipende l'ancien premier ministre, pièce qui est finalement
jouée devant la commission d'inspection de la Chambre des communes.
Le spectacle se termine par la révolte des prisonniers, et les derniers mots
de la pièce annoncent: « La Troisième Guerre mondiale est là ».
Avouons que l'auteur a commis la naïve imprudence de situer l'action
de sa pièce dix ans seulement après sa création. Le choix de l'année 1984
était peut-être la réplique d'un écrivain de gauche anarchisante à un
écrivain anticommuniste George Orwell, dont le roman d'anticipation,
publié en 1949, portait le titre 1984. Année qui, en réalité, devait marquer
le début de la fin du communisme et démentir toutes les prophéties.

163
Toutefois, la plupart des pièces utilisant le procédé du spectacle dans
un milieu carcéral se réfèrent directement à une réalité récente ou bien
plongent dans un univers anhistorique. Nous présenterons quelques-uns
de ces ouvrages.
Dans Soixante-douze (Dvaasemdesatka, 1937) du dramaturge tchèque
Frantisek Langer, une pièce écrite par une condamnée pour meurtre
présumé de son mari est représentée en prison comme psychodrame afin
de découvrir le vrai coupable. L'île (The Island) du dramaturge et
comédien engagé sud-africain Athol Fugard, pièce écrite avec la
collaboration de deux acteurs noirs John Kani et Winston Ntshona
(1973), montre deux prisonniers enfermés dans une cellule. Ils préparent
et, dans la dernière scène de la pièce, jouent Procès et châtiment
d'Antigone, dialogue entre Créon et Antigone centré sur l'opposition loi
de l'Etat vs loi divine, avec une référence directe à la situation de la
population noire en Afrique du Sud.
C'est dans un camp de concentration allemand que se passe la pièce
en trois actes du dramaturge polonais Ireneusz lredynski La crèche
moderne (Jaselka-moderne, 1962). Sur l'ordre du commandant du camp,
un groupe de huit prisonniers prépare le spectacle de la Nativité, très
modernisé dans sa trame et dans les allusions (partisans, gendarmerie,
agents secrets, visas, cinéma, généraux fomentant un attentat contre
Hérode) mais gardant le ton et le langage d'un mystère biblique. Il y a,
parmi les personnages, Marie, Joseph, l'Enfant (un adolescent de seize
ans) et, de l'autre côté, Hérode avec ses acolytes. Le prisonnier chargé de
mettre en scène le spectacle prétend en avoir écrit le texte. Cependant le
Commandant révèle que c'est lui-même qui en est l'auteur.
Au fur et à mesure des répétitions, le texte de la pièce sur la Nativité
se désintègre, les interprètes perdent leur identité, il interchangent leurs
rôles. Les répliques prononcées au cours des répétitions constituent la
moitié de la pièce d'lredynski, toutefois le spectacle n'aura pas lieu. Les
chars de l'armée libératrice s'approchent, les gardes s'enfuient, nos
acteurs sont parmi les derniers prisonniers qui restent encore dans le
camp, avec le Commandant. Celui-ci abat, un par un, les membres de la
troupe, avant de se suicider. Il en épargne un seul, Hérode, un proxénète
emprisonné pour meurtre. Ce dernier, resté seul, ramasse le casque du
Commandant et le met sur la tête - c'est l'image finale de La crèche
moderne. Située dans une réalité que connaissent bien les survivants de la

164
Deuxième Guerre mondiale, la pièce de l'auteur polonais a pourtant un
caractère métaphorique.
Un autre lieu insolite pour la présentation du théâtre dans le théâtre
est le ghetto, antichambre de la mort. Lieu où les nazis, dans plusieurs
pays de l'Europe occupée et parfois avec la complicité des collaborateurs
locaux, enfermaient la population juive. Lieu qui, souvent, était pire
qu'une prison.
L'exemple le plus représentatif d'une telle pièce de théâtre est Ghetto
de l'auteur israélien Joshua Sobol (né à Tel-Aviv, en 1939). C'est un
drame à caractère historique. L'endroit, les évènements évoqués, les
principaux personnages sont authentiques. Il s'agit de la vie du ghetto de
Vilna (selon la graphie du texte français) ou Wilno, ville de Pologne
jusqu'à l'invasion germano-soviétique en septembre 1939, avec 65% de
la population polonaise, 28% des Juifs et quelques petites minorités (dont
1% de Lituaniens). A la suite du fameux pacte Ribbentrop-Molotov,
Staline a offert Wilno à la Lituanie, alors indépendante, avant d'absorber
cette petite république tout entière dans l'empire soviétique. Wilno fut
baptisé Vilnius par les Lituaniens. L'armée allemande entre à Wilno en
Juin 1941 et dès le mois de septembre, la population juive se trouve
entassée et enfermée dans le ghetto, avec 1 m2 de surface habitable par
personne. Les Lituaniens bien que déçus par le fait qu'Hitler ne leur a pas
accordé une autonomie plus large, collaborent massivement avec les
nazis et constituent la force auxiliaire de la Gestapo; ils sont chargés
particulièrement de l'extermination des Juifs. Au moment où commence
l'action de Ghetto, c'est-à-dire en novembre-décembre 1941, il ne reste à
Wilno que seize mille Juifs sur une communauté d'environ soixante-dix
mille avant la guerre. La pièce évoque des événements survenus dans ce
lieu clos, et cela jusqu'en août 1943, à quelques jours avant la liquidation
totale du ghetto, événements présentés à travers l'histoire de son théâtre.
Le chef du ghetto de la part de S.S., Hans Kittel, lui-même
saxophoniste fanatique qui, avant la guerre, jouait dans des cabarets, voit
d'un bon œil la création d'un théâtre, idée réalisée par le commandant
juif du ghetto, Jacob Gens. Les deux piliers du théâtre étaient la
chanteuse Chaja ou Hayyah (dans la vie, Luba Lewicka) et le
marionnettiste Srulik. Les avis étaient partagés, dans la communauté
juive, sur l'opportunité de créer un théâtre dans les conditions de
l'époque. La première réaction de Srulik a été: « Ce n'est pas le moment
de faire du théâtre ». « On ne fait pas de théâtre dans un cimetière », fut
165
le slogan diffusé par le bibliothécaire et chroniqueur du ghetto de Wilno,
le bundiste Hermann Kruk. «Faire du théâtre ici, en ce moment, c'est
une honte! », jette-t-il à Gens. Celui-ci lui répond:

Je veux que, dans ce ghetto, tous les hommes retrouvent le sens de la solidarité,
qu'ils se rappellent qu'ils appartiennent à un même grand peuple, un grand
peuple courageux, qu'ils ont une culture, et que leur puissance de création a
toujours été la plus forte, même dans les circonstances les plus difficiles.

Et le commandant du ghetto s'adresse directement aux acteurs:

Nous traversons actuellement une période terrible et je crois que vous êtes les
seuls, vous, les comédiens juifs, à pouvoir nous aider à la supporter. Regardez
autour de vous. Vous ne verrez que des têtes baissées. Les gens n'ont plus
aucune dignité. Vous devez les aider à fortifier leur moral, à reprendre
confiance en eux-mêmes, à faire en sorte que chacun se sente redevenir un
homme, avec un langage, une culture, un héritage dont nous devons être fiers.
Au travail, Srulik. Commence les répétitions.

Avec le temps, même l'intransigeant Kruk change d'avis. Il dit à la


chanteuse Chaja qui se décide à quitter le ghetto pour la lutte armée:
« Maintenant, je vois les choses autrement. [...] Le théâtre et toutes les
autres formes d'activités culturelles de ce ghetto font partie de notre
combat pour rester des êtres humains ».
Dans la pièce, la présence du S.S.-saxophoniste Kittel est quasi
constante. D'ailleurs les spectacles que l'on voit sur la scène
« intérieure» ne sont que des numéros de chansons, de music-hall ou de
marionnettes. Dès qu'il y apparaît un élément de critique ou de satire,
Gens intervient:

Arrêtez immédiatement. [...] Vous ne voyez pas qu'avec vos chansons vous
mettez la vie du ghetto en danger? Il ne manquerait plus que les Allemands
vous entendent. [...] Pas de théâtre qui réveille les blessures, ou qui pousse les
spectateurs à la révolte! [...] Faites du théâtre, oui! Mais un théâtre qui amuse
les gens. [...] Vous voulez monter une pièce satirique. Parfait! Montez-là!
Mais faites en sorte que ce soit une satire positive.

Cependant le spectacle final, qui remplit la dernière scène de la pièce


de Sobol, est une métaphore tragique. Voici quelques fragments des
didascalies:

166
« D'un tas de vêtements, plusieurs costumes se soulèvent: un costume de
hasside, un costume de femme, suivis d'autres. Ils se mettent debout comme
s'ils étaient portés par des personnages invisibles. Aucune tête ni aucune main
ne sort. Les costumes se mettent à chanter. Pendant que les comédiens chantent
et dansent, l'uniforme d'un officier allemand se soulève du tas. Il manipule une
marionnette dont les vêtements rappellent ceux de Gens. roO.]Tout en dansant,
un couple découvre une armoire. Mais c'est en réalité un tabernacle recouvert
d'une étoffe de velours sur laquelle sont brodés les dix commandements. roO.]
Les costumes courent vers l'échelle qui descend du tabernacle, et commencent
à monter. Ils ouvrent la porte du tabernacle et en font sortir une Torah qu'ils
jettent sur le tas de vêtements. Tous se pressent sur l'échelle pour entrer dans
le tabernacle. roO.]L'uniforme les suit et disparaÎt avec eux. Les portes du
tabernacle se referment. »

Le S.S. Kittel n'apprécie pas cette satire. A la fin de la scène

Kittel s'écarte du groupe, lève sa mitraillette et les fauche tous d'une longue
rafale. Ils tombent. Seuls Srulik et la marionnette roO.] restent debout. Srulik
porte encore un uniforme semblable à celui de Kittel. Kittel semble faire face à
son double. La marionnette continue à chanter. Kittel tire sur la marionnette
qui s'effondre lentement. Les lumières s'éteignent.

C'est la fin d'un théâtre. Comme dans La crèche moderne


d' Iredynski.

Même si le marionnettiste Srulik se relève. Il est le seul survivant de


la troupe. Et cela pour témoigner, quarante ans plus tard, dans le prologue
de la pièce de Joshua Sobol. L'effet du théâtre dans le théâtre est
renforcé, dans la scène finale, par un jeu de miroirs insolite: les deux
chefs du ghetto, juif et allemand, affrontent leurs sosies sur le plateau
intérieur. Et c'est Srulik-Kitttel qui en sortira vivant.

Citons deux autres pièces qui se déroulent dans un décor


concentrationnaire. L'ultime show de Golem de l'auteur israélien Yoram
Porat présente le dernier spectacle d'une célèbre troupe juive, donné pour
les S.S. dans un camp de concentration, peu avant l'extermination des
comédiens. Ce drame, réalisé en Allemagne en 1987, a été écrit en 1979,
c'est-à-dire avant Ghetto de Joshua Sobol. Et aussi la« vision dramatique
en vingt-deux scènes» de l'auteur polonais Jacek Stan. Buras, L'étoile
derrière le mur (Gwiazda za murem, 1988), dont l'action se passe au
ghetto de Varsovie, en 1942; les scènes 9, 13 et 19 se jouent dans le
167
cabaret «Eldorado»: chansons, sketches, monologues. Parmi les
personnages historiques on voit dans cette pièce le président de Judenrat
(Conseil juif) Adam Czerniak6w ainsi que le célèbre docteur et écrivain
Janusz Korczak.
De l'univers concentrationnaire nazi passons à l'univers
concentrationnaire communiste, avec la pièce en quatre actes et douze
tableaux d'Alexandre Soljénitsyne La fille d'amour et l'innocent ou la
République du travail (troisième partie de la trilogie dramatique L'année
1945), pièce rédigée en 1954 et publiée en 1969. Notons qu'il s'agit de la
première œuvre littéraire importante du futur prix Nobel, écrite lorsque,
après huit ans de Goulag, il a été assigné à résidence au Kazakhstan.
Le titre du drame se rapporte aux deux principaux personnages. La
«fille d'amour» c'est Liouba Breslavskaïa, vingt-deux ans, enfant des
koulaks déportés et morts en Sibérie, mariée à deux reprises (la première
fois à l'âge de quatorze ans), condamnée à dix ans pour «propagande
antisoviétique », amenée à se prostituer pour survivre dans les camps.
L'« innocent », cela veut dire un homme «aux mains pures », c'est Gleb
Nerjine, ex-militaire qui avait servi d'abord dans la cavalerie, puis a
passé quatre ans au front et est arrivé au grade de capitaine (comme
Soljénitsyne), arrêté avant la fin de la guerre (comme Soljénitsyne).
L'action se passe en automne 1945. Parmi les différents lieux du
Goulag, le neuvième tableau (<<La représentation ») montre une pièce
attenante à la salle des fêtes où les prisonniers donnent un spectacle. Au
programme, une farce L'Allemand stupide avec, comme personnages, un
officier allemand et son ordonnance, une vieille femme russe, sa fille,
résistante, et son petit-fils. Puis, des chansons. Enfin, on doit jouer la
pièce d'Alexandre Ostrovski, classique du théâtre réaliste russe, Les
loups et les brebis (1875). Par la porte ouverte parviennent des fragments
de la farce, on entend l'orchestre, les chansons, beaucoup
d'applaudissements, on entend aussi quelques répliques de la pièce
d'Ostrovski répétées par les acteurs-prisonniers. Si, dans la pièce de
Soljénitsyne, le théâtre dans le théâtre dérive de son expérience
personnelle, s'il constitue un témoignage véridique de l'ancien
prisonnier, les pièces intérieures ne sont pas en relation directe avec
l'intrigue de la pièce extérieure. Sauf, peut-être, le titre de la comédie de
mœurs d'Ostrovski, Les loups et les brebis, qui peut symboliser les
rapports entre deux sortes d'individus vivant dans le camp, même si cette

168
division ne correspond pas toujours à celle entre surveillants et
pnsonmers.
Le ton et l'atmosphère changent radicalement quand on passe du
théâtre en prison présenté d'une façon réaliste, presque documentaire, ce
qui était le cas de Sobol, de Buras ou de Soljénitsyne, à la manière
métaphorique, symbolique ou onirique de traiter ce thème, comme dans
la pièce d'Eugène Ionesco La soif et lafaim (1964).
Parmi les quatre « épisodes» qui la forment c'est le dernier (et le plus
long puisqu'il constitue presque la moitié du texte), intitulé «Les messes
noires de La bonne auberge », qui contient le spectacle dans le spectacle.
Jean, le protagoniste de La soif et lafaim qui a quitté sa femme et sa fille,
arrive, au bout de quinze ans d'errance, à un endroit qualifié, dans la
didascalie, d' <<unesorte de monastère-caserne-prison ». Les moines ont
l'air de « faux moines », on n'y voit d'ailleurs aucun emblème religieux.
A la question de Jean: «C'est un couvent? », le Frère Tarabas répond
vaguement: «Pas exactement. [.. .] C'est un établissement». Jean
remarque que certains Frères «portent des chaînes ». Et que la porte est
gardée. Le Frère Tarabas essaie de rassurer le nouveau venu: «Il vous
semble que c'est une prison, ici. Ce n'en est pas une ».
Après avoir rassasié la soif et la faim du voyageur, les « moines» lui
proposent « un spectacle distrayant [...] et peut -être aussi pédagogique»
ou «didactique ». «Ce n'est qu'une œuvre d'imagination. [...] C'est le
jeu de l'éducation-rééducation », explique le Frère Tarabas qui, sur
l'ordre muet du Frère Supérieur, va mener le jeu.
Les deux personnages du spectacle sont des prisonniers, chacun dans
sa cage. Ils sont en prison «pour des raisons opposées ». Brechtoll, côté
gauche, ne croit pas en Dieu. Par contre, Tripp, côté droit, croit en Dieu.
Les deux rôles sont interprétés par « d'anciens professionnels, de vrais
clowns ». Quant aux geôliers et aux spectateurs, ils sont joués par
d'autres frères. «Nous vous ferons suivre simplement une cure de
désintoxication », dit aux prisonniers le Frère Tarabas. Une cure «en
trente leçons ». «Aujourd'hui, c'est la première ». «Nous voulons vous
mettre sur la voie de la vérité. Nous voulons votre salut », ajoute-t-il.
Cette leçon ou cure est un véritable lavage de cerveau. En utilisant avec
sadisme l'arme de la faim, Tarabas amène le mécréant Brechtoll à dire
docilement «je crois en Dieu» et, en même temps, le croyant Tripp à
déclarer «je ne crois pas en Dieu ». La représentation terminée, Tarabas
s'adresse à Jean:
169
Comment m'avez-vous trouvé dans ce rôle? Le spectacle vous a-t-il ennuyé?
Que pensez-vous de la mise en scène? [...] Ce n'est que le premier épisode, il
yen a encore vingt-neuf. C'est un spectacle total, de longue haleine. [...] Dans
l'épisode suivant, [...] c'est de la liberté que l'on désintoxique; on démystifie
[.. .] l'idée de mise en liberté, on démystifie la liberté elle-même.. .

Les deux clowns réapparaissent plus tard, en moines. Et lorsque Jean


veut repartir, l'un des frères, «carabine dans la main », lui interdit le
passage. « Ce n'est plus du théâtre », dit Tarabas. Revêtu de l'habit de
moine et de la cagoule, Jean sera amené à servir les frères à table. « Pour
combien de temps? », demande-t-il, désespéré. « Difficile à dire ».
Le texte de la pièce de Ionesco est truffé de références bibliques et
politiques. Cependant l'écrivain semble avoir voulu garder un certain
équilibre entre la «gauche» et la «droite », entre les perversités du
communisme et celles du fascisme. A la question de Jean: «vous avez
toujours les deux mêmes acteurs dans les rôles des prisonniers? », le
Frère Tarabas répond: «comme chacun a appris les deux rôles, on les
change de cage alternativement. Brechtoll joue Tripp; Tripp joue
Brechtoll ».
Dans La soif et la faim ou, plus précisèment, dans ce «quatrième
épisode» intitulé «les messes noires de La bonne auberge », nous
sommes en présence d'une structure à plusieurs facettes et en profondeur.
Il y a là non seulement la prison dans la prison et le spectacle dans le
spectacle théâtral, il y a le spectacle de la prison donné dans une prison
qui est donnée en spectacle. Il y a la représentation de la prison et des
prisonniers dans le cadre d'un pénitencier (purgatoire?) qui peut très
bien représenter tel ou tel pays totalitaire, ou plutôt l'univers totalitaire
tout court englobant les camps nazis comme les camps communistes. Le
flou de la métaphore est compensé par sa faculté d'accueillir les
interprétations les plus diverses, d'être transhistorique et transterritoriale.
Un autre lieu clos est représenté, plus ou moins métaphoriquement,
dans la «tragédie en deux actes» de l'auteur polonais Bohdan
Drozdowski, Hamlet 70 (1971). L'action se passe dans une pièce où sont
enfermés le Militant et l'Ambassadeur. L'événement a lieu dans une
république d'Amérique Centrale (Guatemala) gouvernée par un dictateur.
L'ambassadeur d'un pays européen, baron de Bergh, a été pris en otage
par des révolutionnaires. Un dialogue entre le prisonnier et son gardien
remplit les deux actes. L'Ambassadeur essaie de faire naître le doute
dans la conscience du Militant qui porte le surnom « Hamlet ». Ils sont
170
tous les deux des intellectuels et Shakespeare leur sert de code dans le
débat idéologico-psychologique qui les oppose. L'un s'identifie au
Prince, l'autre au Roi. Ils échangent des citations d' Hamlet, en anglais,
entre autres:

What do you call the play?


The Mousetrap. Marry, how?
ainsi que:
What, frighted with false fire?
Give me some light. Away.

... ce qui renvoie au spectacle interrompu dans la tragédie de


Shakespeare (acte III, sc. 2). Il y a aussi une référence à l'entretien entre
Hamlet et Gertrude ou plutôt à son épilogue: le Militant simule un coup
d'épée en criant« Un rat ! » (acte III, sc. 4).
Mais ce qui importe vraiment et constitue l'originalité de la situation,
c'est que tous les deux, ils se trouvent dans une souricière: tout comme
l'otage, le geôlier ne peut pas sortir de la pièce où ils sont enfermés par
les révolutionnaires. Les mots «piège », «guet-apens », «traquenard »,
« guêpier », « souricière» reviennent sans cesse dans leur conversation,
au sens moral et au sens matériel. Ils sont prisonniers tous les deux.
Néanmoins, lorsque la radio annonce l'exécution, sur l'ordre du
dictateur, des révolutionnaires emprisonnés (dont la libération était
l'objectif de cette opération), notre Hamlet 70 n'hésite pas, il tue
l'Ambassadeur. Il n'y a pas de spectacle dans le spectacle au sens propre
du terme, dans la tragédie de Bohdan Drozdowski. Mais quelques
références au Meurtre de Gonzague, quelques citations de Shakespeare
en font une pièce métathéâtrale.

Asile d'aliénés

Aux différents types et de lieux d'enfermement qui ont été évoqués


jusqu'ici, dans le contexte métathéâtral, nous ajouterons un de plus: asile
d'aliénés. Commençons, suivant l'ordre chronologique, par la tragédie en
cinq actes de John Webster La duchesse d'Amalfi (The Duchess of Malfi,
repr. 1613 ?, publ. 1623). Au quatrième acte Ferdinant, duc de Calabre,
qui tient emprisonnée sa sœur, la duchesse d'Amalfi, fait venir des fous
pour lui donner un spectacle. Un serviteur annonce :

171
Je viens vous dire que votre frère à décidé de vous offrir quelque
divertissement. Un grand médecin, alors que le Pape souffrait d'une profonde
mélancolie, lui offrit une variété de fous, et ce spectacle étrange, divers et
réjouissant le fit rire malgré lui, et de la sorte l'aposthume creva: c'est ce
même remède que le duc veut tenter sur vous.

Spectacle des malades mentaux comme psychothérapie?


Le serviteur présente les huit fous:

Voilà un avocat qui est fou, un prêtre séculier, un docteur qui a perdu l'esprit,
de jalousie, un astrologue qui dans ses ouvrages avait prédit que tel jour du
mois serait la fill du monde et devant son erreur est devenu fou, un tailleur
anglais qui a le cerveau fêlé à force d'étudier des modes nouvelles: un huissier
du palais qu'affola le souci de se remémorer le nombre de salutations, de
« Comment allez-vous» que sa maîtresse lui imposait tous les matins; voici
encore un fermier, un bon coquin dans le commerce des grains, dément depuis
qu'on lui interdit l'exportation; lâchez encore au milieu de ceux-ci un courtier
en démence et vous croirez que le diable est déchaîné parmi eux.

Après les répliques propres à la folie de chacun d'entre eux, les fous
exécutent une danse « sur une musique aussi folle qu'eux ».
Dans le répertoire français du xvnème siècle, trois pièces
métathâtrales situées dans un asile d'aliénés attirent notre attention. La
tragi-comédie de Charles Beys L 'hôpital des fous (1634) contient deux
intermèdes enchâssés, dans lesquels des gens sains d'esprit sont
spectateurs des scènes produites par des pensionnaires de l'hôpital. Dix-
sept ans plus tard, Beys a donné une nouvelle version de sa pièce:
comédie en cinq actes Les illustres fous (1651). Les scènes parathéâtrales
y sont sensiblement développées. Elles présentent notamment des
malades monomanes et mégalomanes «qui sont fous en ce qu'ils
s'estiment plus qu'ils ne sont ». Il y a parmi eux le Poète (auteur
dramatique) et le Comédien, ils mènent un débat tout à fait sensé où
chacun veut prouver la supériorité de son métier. Dans la dernière scène,
le Concierge de l'hôpital s'adresse au public:

Mais après avoir vu dans nos illustres cages


Tant d'admirables fous, croyez-vous être sages? [...]
Sans en mentir, Messieurs, quelques-uns d'entre vous
Sont les Originaux des Illustres folies
Dont nous n'avons été que les simples copies.

172
Les scènes théâtralisées sont donc un miroir grossissant tendu aux
spectateurs. Un autre élément de jeu de miroirs: dès le début, le
Concierge se vante d'avoir écrit une pièce qui a pour titre « L'hôpital des
savants ou les illustres fous» et exprime le désir de la mettre
prochainement sur la scène.
Les pièces de Beys ont été adaptées pour le théâtre musical par
Raymond Poisson, célèbre comédien et auteur dramatique, sous le titre
Les fous divertissants (1680). Cette comédie en trois actes comporte, à
l'acte II, des divertissements offerts par les fous (qui chantent, jouent
d'un instrument et dansent) aux visiteurs de l'asile, ainsi qu'un « opéra
impromptu ».
Enfin, trois pièces de la seconde moitié du XXèmesiècle qui exploitent
le thème d'un spectacle dans un asile d'aliénés.
Le titre même de la pièce de Peter Weiss dévoile son caractère: La
persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe
théâtral de l 'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de
Sade (Die Verfolguns und Ermordung Jean Paul Marats dargestllt durch
die Schauspielgruppe des Hospizes zu Charenton unter Anleitung des
Herrn de Sade, 1964). L'auteur s'y réfère à un épisode de la dernière
période de la vie du marquis de Sade, pendant son incarcération (1801-
1814). L'hospice de Charenton était un établissement où l'on internait
ceux dont le comportement était « socialement inadmissible », sans qu'ils
fussent fous pour autant. D'ailleurs la liste des personnages de Marat-
Sade distingue trois catégories de «pensionnaires»: internés pour
opinions politiques subversives (le marquis de Sade et Jacques Roux) ;
internés de droit commun en voie de réhabilitation; malades. Il y a
interpénétration constante entre la pièce extérieure (Charenton, 1808) et
la pièce intérieure (Paris, 1793), il y a notamment un dialogue imaginaire
entre Sade et Marat. «Ce qui nous intéresse dans la confrontation de
Sade et de Marat, c'est le conflit entre l'individualisme poussé jusqu'à
l'extrême et l'idée de bouleversement politique et social» - écrit Peter
Weiss.
Un autre spécimen de l'asile d'aliénés comme cadre du théâtre dans
le théâtre est la pièce de Pavel Kohout Pauvre assassin (1973). Libre
adaptation d'une nouvelle de Léonid Andrelev, l'ouvrage du dramaturge
tchèque se passe dans un hôpital psychiatrique, à Saint-Pétersbourg, en
1900. Anton Kerjentsev, comédien et ancien médecin, y est enfermé
parce que, en jouant Hamlet, il a essayé de tuer, pour de vrai, Polonius
173
interprété par Alexeï Savielov, son patron et rival heureux auprès d'une
comédienne. Pendant les deux actes de Pauvre assassin, nous assistons à
un psychodrame (<<drame psychologique») arrangé par le chef de
l'établissement: c'est un spectacle écrit par Kerjentsev où celui-ci,
entouré de quelques infirmiers ainsi que de quelques acteurs
professionnels qu'on a engagés pour la circonstance, essaie de
convaincre le Procureur (fictif) qu'il est sain d'esprit et qu'il est
responsable des actes commis. Dans cette pièce, donnée sur une scène
dressée sur la scène, on reconstitue des fragments d' Hamlet tel qu'il a été
représenté le soir du crime présumé (en réalité, Savielov a échappé à la
mort). Nous assistons notamment aux entretiens d'Hamlet avec sa mère
(<<en vérité je ne suis pas fou, par ruse seulement je simule ») et à la
scène où Hamlet tue Polonius. Les rapports entre la folie de Kerjentsev et
celle du personnage Shakespearien sont mis en relief dans les répliques
telles que: « Hamlet! Un fou en apparence, plus sensé que tous ceux qui
l'entourent ». «Ce que vous avez pris pour de la folie était une simple
révolte contre des conventions répugnantes », «Tu as cru simuler et en
fait, tu es réellement fou ».
Troisième exemple, plus insolite encore. La pièce en dix-neuf
tableaux de l'auteur canadien Norman Chaurette Provincetown
Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans (1981) est construite selon le
principe de mise en abyme. Dans un asile d'aliénés à Chicago, en 1938,
Charles Charles, trente-huit ans, évoque l'unique représentation de sa
pièce, il y a dix-neuf ans (le 19 juillet 1919) à Provincetown Playhouse,
jouée par lui-même (Charles Charles dix-neuf ans) et ses deux
compagnons de même âge, WinsUow et Alvan. « La pièce se passe dans
la tête de l'auteur, Charles Charles 38 », dit la didascalie liminaire. Mais
sur la scène agissent et parlent quatre acteurs, quatre personnages: les
deux Charles Charles (19 et 38) et ses deux compagnons. La pièce jouée
il y a dix-neuf ans (en 1919) était le «Théâtre de l'immolation de la
beauté ». Il y avait là un sac contenant un enfant que Winslow et Alvan
ont transpercé avec dix-neuf coups de couteau, convaincus qu'en réalité
le sac ne contenait que de l'ouate. Mais il y avait là-dedans un enfant
noir, âgé de cinq ans. «L'énigme de la pièce: Savaient-ils que ce sac
contenait un enfant? » - dit Charles Charles 38 au premier tableau. La
pièce de Chaurette donne l'impression, par moments, d'un inquisitoire :
on évoque un procès. Finalement, on ne sait pas si ce que nous voyons
sur la scène n'est que le jeu de l'imagination de Charles Charles 38. On

174
ne sait même pas si ce happening d'il y a dix-neuf ans, spectacle avec
meurtre, n'est que pure invention d'un fou.

175
Pièces sur le théâtre

Après les pièces dans les pièces, passons aux pièces sur le théâtre. La
plupart des ouvrages dramatiques étudiés jusqu'ici contiennent des
remarques sur l'art théâtral, sur les dramaturges et les comédiens. Mais il
y en a qui sont de vrais manifestes de l'art de théâtre, qui reflètent,
comme dans un miroir, les débats autour de différents styles, modes,
conventions. Nous en présenterons quelques-uns, à travers les siècles.
L'Angleterre de l'époque de Shakespeare connut une « guerre des
théâtres» qui a donné plusieurs ouvrages métathéâtraux. La figure
centrale en est Ben Jonson. En réponse aux pièces parodiques de John
Marston Histriomastix (1599) et Jack Drum's Entertainment (1600),
Jonson a donné Poetaster (1601) où il ridiculise Marston (comme
Crispinus) et Dekker (comme Demetrius Fannius) se représentant lui-
même comme Horace, pièce qui contient aussi une critique de certains
acteurs contemporains. La réponse polémique ne se fit pas attendre:
Poetaster engendra, à son tour, Ce qu'i! vous plaira (What You Will,
1601) de John Marston et Satiromastix de Thomas Dekker (1602).
D'autre part, Jonson a écrit, en 1616, un prologue à sa pièce antérieure
Chacun dans son humeur (Every Man in His Humour, 1598) où il expose
sa théorie de la comédie. Il y plaide pour l'utilisation de la langue
commune, pour des personnages qui ressemblent à ceux de la vie réelle,
et pour une critique de la sottise et non du vice.
L'impromptu de Versailles de Molière (1663) est la pièce maîtresse
de la fameuse « querelle de L'école des femmes ». Déjà dans La critique
de L'école des femmes, quatre mois avant la première représentation de
L'impromptu, Molière a exprimé quelques idées sur l'art dramatique,
notamment sur l'opposition tragédie vs comédie:

URANIE: tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien
touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins
difficile à faire que l'autre.
DORANTE : Assurément, Madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez
un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car
enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments,
de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux,
que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre
agréablement sur le théâtre des défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez
des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l'on
ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une
imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le
merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après
nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous
n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces
sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon
sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter;
et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.

Et, s'en prenant aux règles évoquées par le poète dramatique Lysidas
(Aristote et Horace), Dorante, porte-parole de Molière, réplique:

Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire,
et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin.
Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y
soit pas juge du plaisir qu'il y prend?

URANIE: J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui
parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des
comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE: Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à


leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne
plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait
de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette
chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une
comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux
choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de
raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

Quant à L'impromptu de Versailles, Molière y aborde différents


aspects de l'art théâtral. En ce qui concerne le métier de l'auteur
dramatique, il le considère du point de vue d'un écrivain comique:
« l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des
hommes, et principalement des hommes de notre siècle », qu'on ne peut
jamais peindre trop bien. Pour ce qui est de l'art du comédien, Molière
178
était particulièrement bien placé pour donner des conseils à ses collègues,
et il en a profité largement dans son acte. Les remarques qu'il ne ménage
pas aux comédiens de sa troupe ainsi que la parodie du style emphatique
de l'Hôtel de Bourgogne témoignent de son penchant pour un jeu naturel
et nuancé. Rappelons sa discussion avec Mademoiselle du Parc qui
proteste contre l'attribution du rôle de Marquise Façonnière. Molière lui
répond, non sans quelque ironie: « c'est en quoi vous faites mieux voir
que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage
qui est si contraire à votre humeur ». Quant à la mise en scène, elle est
liée, pour Molière, au jeu des acteurs. Mais, en tant que directeur de la
troupe qui répète une pièce, il prend soin de régler les déplacements et le
dispositif scénique. Nous le voyons expliquer les situations, les caractères
et les comportements avec logique et bon sens. On se croirait à une
répétition chez André Antoine. Enfin le public, dont se réclame Molière.
C'est à ses adversaires qu'il attribue le dédain, sincère ou feint, du public
et du succès: «il est vrai que de semblables comédies [ de M. Lysidas]
n'ont pas ce grand concours du monde », « cela vaut mieux que tous les
applaudissements du public, et que tout l'argent qu'on saurait gagner aux
pièces de Molière », «que vous importe qu'il vienne du monde à vos
comédies ». Et Molière en personne, la répétition interrompue, parle de
ses ennemis: « Le plus grand mal que je leur aie fait, c'est que j'ai eu le
bonheur de plaire un peu plus qu'ils n'auraient voulu ». «Et lorsqu'on
attaque une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le
jugement de ceux qui l'ont approuvée que l'art de celui qui l'a faite? »
- se demande-t-il.
Après la « guerre des théâtres» londoniens et la « querelle de L'école
des femmes» évoquons, au siècle suivant, la «guerre des théâtres»
vénitiens: querelles dont l'origine étaient les réformes de Carlo Goldoni
qui rejeta les formes dramatiques conventionnelles, introduisit sur la
scène le milieu bourgeois et populaire, des personnages parlant le
langage quotidien et les dialectes. Ses principaux rivaux furent l'abbé
Pietro Chiari, adversaire des Lumières, auteur aussi fécond que médiocre,
et l'aristocrate Carlo Gozzi, défenseur de la commedia dell 'arte
traditionnelle et auteur de pièces au caractère «fabuleux» et poétique.
Goldoni a exprimé ses idées notamment dans la pièce Le théâtre comique
(Il teatro comico, 1750), qualifiée par lui-même de «poétique mise en
action ». Carlo Gozzi répliqua par Le théâtre comique à l 'Hôtellerie du
Pèlerin tombé aux mains des académiciens Granelleschi. La polémique

179
se poursuivit par pièces interposées, Chiari répliquant avec ses comédies
à celles de Goldoni.
Signalons encore une «querelle du théâtre », cette fois en Espagne.
La pièce maîtresse en est La comédie nouvelle (La comedia nueva, 1792)
de Leandro Fernandez de Moratin, satire des dramaturges contemporains
à succès, en réponse à la cabale qui empêchait de représenter ses pièces.
La comédie nouvelle, dont l'action est située dans un café, fut accueillie
et discutée comme une manifestation d'avant-garde.
Quant à la dramaturgie allemande de la période de Sturm und Drang,
Jakob Michael Reinhold Lenz, qui se considérait comme disciple de
Goethe, a écrit, à l'âge de vingt-quatre ans, un dialogue dramatique
Pandaemonium Germanicum (1775, publ. 1819), dans lequel
apparaissent, à côté de Goethe et de lui-même, Wieland, Lessing,
Klopstock et Herder. Il s'y oppose aux influences étrangères, notamment
au classicisme français, et esquisse une conception de la tragi-comédie.
L'écriture tragi-comique, selon lui, doit faire dominer la terreur par le
sourire, par l'éloignement qui dissipe l'angoisse. Une œuvre d'art
dramatique ne doit pas être la transcription d'une philosophie de
l'existence, mais la restitution plastique de l'existence elle-même, à partir
de ses composantes réelles, comme c'est le cas de Shakespeare ou de
Goethe.
Goethe, dans le «Prologue sur la scène» de son Faust (1808), fait
parler trois personnages: le Directeur de théâtre, le Poète dramatique et
le Bouffon c'est-à-dire l'acteur comique. Le Directeur pense surtout à
répondre aux goûts du public:

Je veux qu'ici le peuple abonde autour de nous,


Et de le satisfaire il faut que l'on se pique,
Car de notre existence il est la source unique.
[... ]
Surtout de nos décors déployez la richesse,
Qu'un tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris...
Pourquoi vient-on? pour voir: on veut voir a tout prix.
Sachez donc par l'EFFET conquérir leur estime,
Et vous serez pour eux un poète sublime.
Sur la masse, mon cher, la masse doit agir:
D'après son goût, chacun voulant toujours choisir,
Trouve ce qu' il lui faut où la matière abonde,
Et qui donne beaucoup donne pour tout le monde.

180
Par contre, le Poète dédaigne le public actuel, c'est la postérité qui
compte pour lui:

Ne me retracez point cette foule insensée,


Dont l'aspect m'épouvante, et glace ma pensée,
Ce tourbillon vulgaire, et rongé par l'ennui,
Qui dans son monde oisif nous entraîne avec lui;
Tous ses honneurs n'ont rien qui puisse me séduire:
C'est loin de son séjour qu'il faudrait me conduire,
En des lieux où le ciel m'offre ses champs d'azur,
Où, pour mon cœur charmé, fleurisse un bonheur pur,
[... ]
Des accords moins brillants, fruits d'une longue veille,
De la postérité charmeraient mieux l'oreille:
Ce qui s'accroît trop vite est bien près de finir:
Mais un laurier tardif grandit dans l'avenir.

Quant au Bouffon, qui fait fi d'une postérité virtuelle, il représente le


bon sens:

Oh ! La postérité! c'est un mot bien sublime!


Mais le siècle présent a droit à quelque estime;
Et si pour l'avenir je travaillais aussi,
Il faudrait plaindre enfin les gens de ce temps-ci :
Ils montrent seulement cette honnête exigence
De vouloir s'amuser avant leur descendance...
Moi, je fais de mon mieux à les mettre en gaîté;
Plus le cercle est nombreux, plus j'en suis écouté!
Pour vous qui pouvez tendre à d'illustres suffrages,
A votre siècle aussi consacrez vos ouvrages:
Ayez le sentiment, la passion, le feu!
C'est tout... et la folie! il en faut bien un peu.
[... ]
Dans l'existence, ami, lancez-vous sans rien craindre;
Tout le monde y prend part, et fait sans le savoir
Des choses que vous seul pourrez comprendre et voir!
Mettez un peu de vrai parmi beaucoup d'images,
D'un seul rayon de jour colorez vos nuages;
Alors, vous êtes sûr d'avoir tout surmonté;
Alors, votre auditoire est ému, transporté!...
Il leur faut une glace et non une peinture
Qu'ils viennent tous les soirs y mirer leur figure.

181
C'est le Directeur qui clôt le débat:

La foule veut du neuf, qu'elle soit satisfaite!


à contenter ses goûts il faut nous attacher;
Qui tient l'occasion ne doit point la lâcher.
Mais, à notre public tout en cherchant à plaire,
C'est en osant beaucoup qu'i! faut le satisfaire;
Ainsi ne m'épargnez machines ni décors,
A tous mes magasins ravissez leurs trésors,
Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, l'Océan, et les rochers de toiles;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et d'oiseaux,
De la création déroulez les tableaux,
Et passez au travers de la nature entière,
Et de l'enfer au ciel, et du ciel à la terre.

Au XIXèmesiècle avec la popularisation de la vie théâtrale, on a pu


voir sur les scènes parisiennes les spectacles sur le répertoire de la saison,
le plus souvent comme lever de rideau à caractère satirique. En voici
deux exemples. En août 1826, le Théâtre des Variétés a donné Le
médecin des théâtres ou les ordonnances de Théaulon, Dartois et Francis,
où le Docteur Sauve-qui-peut et le Carabin reçoivent en consultation le
Théâtre Français, le Théâtre Feydeau, le Vaudeville, la Porte-Saint-
Martin, l'Ambigu, la Gaîté. En janvier 1850 on a joué au Vaudeville Les
saisons vivantes, compte rendu de 1849 de Dartois, Roger de Beauvoir et
Besselièvre, où l'Automne présente les théâtres parisiens avec des
refrains correspondant à chacun d'entre eux.
Déplaçons-nous à l'autre bout de l'Europe, à Saint-Pétersbourg. La
sortie d'un théâtre après la représentation d'une nouvelle comédie de
Nicolas Gogol (1842) est une sorte de suite de son Révisor. Les groupes
de spectateurs de différentes classes sociales - depuis les hauts
fonctionnaires et les aristocratesjusqu'au petit peuple - échangent leurs
opinions sur la pièce qu'ils venaient de voir. Les jugements favorables et
défavorables s'entrecroisent, la plupart concernent la question: faut-il
étaler sur la scène les plaies sociales? Mais il y a aussi quelques
remarques sur la spécificité du genre comique. L'Auteur de la pièce
(<<personnage imaginaire» - assure Gogol) se soumet au jugement du
public: «Je suis auteur comique. Toutes les autres œuvres, tous les
autres genres sont passibles du jugement d'un petit nombre, seul l'auteur
comique est passible du jugement de tous; sur lui, n'importe quel
spectateur possède un droit, un homme de n'importe quelle condition se
182
trouve être son juge.» Voici comment Un Homme lettré explique le
caractère du genre comique:

A son origine, la comédie était une création sociale, populaire. Du moins, c'est
sous ce jour que nous la montre son propre père, Aristophane. Plus tard, elle est
entrée dans l'étroit défilé de l'intrigue particulière, elle a introduit la procédure
amoureuse, toujours la même inévitable intrigue. Mais comme elle est faible,
cette intrigue, chez les meilleurs auteurs comiques, comme ils sont
insignifiants, ces amoureux de théâtre avec leur amour de carton! [...] Est-ce
que la comédie et la tragédie ne peuvent pas exprimer la même pensée élevée?
Est-ce que tous les méandres, jusqu'au plus petit, de l'âme d'un homme vil et
malhonnête, ne dessinent pas déjà l'image d'un honnête homme? Est-ce que
tout cet amas de bassesses, de dérogations aux lois et à la justice, ne font pas
nettement savoir ce qu'exigent de nous la loi, le devoir et la justice ?

Un autre spectateur reproche à la pièce qui venait d'être représentée


une accumulation de personnages négatifs: « Cet excès n'est-ce pas déjà
un défaut de la comédie? Dites-moi, où se trouve une société qui ne
serait composée que de tels personnages, qui ne comprendrait pas, sinon
une moitié, du moins une certaine partie de gens honnêtes? Si une
comédie doit être le tableau et le miroir de notre vie sociale, elle doit la
refléter dans toute sa vérité. »
Dans la tirade finale l'Auteur de la pièce, qui écoutait en silence les
opinions des spectateurs, prend, comme l'avait fait Molière, la défense du
rIfe:

Je suis un auteur comique, je l'ai servi loyalement, et je dois donc me faire son
défenseur. Oui, le rire est plus important et plus profond qu'on ne le pense. Non
pas le rire engendré par une irritation momentanée, par une disposition bilieuse,
maladive, du caractère; non pas non plus le rire léger qui sert à la distraction
oisive et à l'amusement des gens, mais le rire qui prend tout entier son essor du
fond de la nature lumineuse de l'homme, qui y prend son essor parce que là se
trouve sa source sans cesse jaillissante, le rire qui approfondit le sujet, oblige ce
qui échapperait à se détacher avec vigueur, le rire sans la force pénétrante
duquel la mesquinerie et la vanité de la vie n'effrayeraient pas tellement les
hommes.

Passons au XXème siècle. Guillaume Apollinaire a donné, dans le


Prologue de son « drame surréaliste» Les mamelles de Tirésias (1917),
un mini-manifeste de l'art théâtral. Il a mis dans la bouche du Directeur
de la Troupe, sortant du trou du souffleur, un avertissement et un
programme:
183
La pièce a été faite pour une scène ancienne
Car on ne nous aurait pas construit de théâtre nouveau
Un théâtre rond à deux scènes
Une au centre l'autre formant comme un anneau
Autour des spectateurs et qui permettra
Le grand déploiement de notre art moderne
Mariant souvent sans lien apparent comme dans la vie
Les sons les gestes les couleurs les cris les bruits
La musique la danse l'acrobatie la poésie la peinture
Les chœurs les actions et les décors multiples

v ous trouverez ici des actions


Qui s'ajoutent au drame principal et l'ornent
Les changements de ton du pathétique au burlesque
Et l'usage raisonnable des invraisemblances
Ainsi que des acteurs collectifs ou non
Qui ne sont pas forcément extraits de l'humanité
Mais de l'univers entier
Car le théâtre ne doit pas être un art en trompe-l'œil

Il est juste que le dramaturge se serve


De tous les mirages qu'il a à sa disposition
Comme faisait Morgane sur le Mont-Gibel
Il est juste qu'il fasse parler les foules les objets inanimés
S'il lui plaît
Et qu'il ne tienne pas plus compte du temps
Que de l'espace

Son univers est sa pièce


A l'intérieur de laquelle il est le dieu créateur
Qui dispose à son gré
Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs
Non pas dans le seul but
De photographier ce que l'on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet
Avec son créateur
C'est-à-dire la nature même
Et non pas seulement
La représentation d'un petit morceau
De ce qui nous entoure ou de ce qui s'est jadis passé

Quant à Jean Giraudoux, il se réfère directement à Molière dans son


Impromptu de Paris (1937). Cette référence n'est pas fortuite: comme
l'Impromptu de son illustre prédécesseur, celui de l'auteur de Judith et
d'Electre fut inspiré par des critiques malveillantes. Comme Molière,
184
Giraudoux exprime dans son Impromptu certaines idées sur le théâtre, il
critique d'autres conceptions et répond à ses adversaires.
En ce qui concerne l'art de l'auteur dramatique, Giraudoux réfute le
qualificatif de pièces « littéraires », qualificatif inventé pour nommer des
ouvrages où l'on tient compte « de toutes les nuances de notre grammaire
et de notre langage». «Le talent de l'écriture» est indispensable au
théâtre. Et il défend l'honneur « de la langue et du style ». Contrairement
à Molière qui réclame surtout le droit de peindre la vie réelle, Giraudoux
défend le théâtre « d'imagination », il est contre le didactisme. « Le mot
comprendre n'existe pas au théâtre» - dit Jouvet dans L'impromptu de
Paris. Et Renoir ajoute: « le vrai public ne comprend pas, il ressent. [...]
Ceux qui veulent comprendre au théâtre sont ceux qui ne comprennent
pas le théâtre».
Pour ce qui est de l'art de l'acteur, Giraudoux fait songer à
Stanislavski lorsqu'il dévoile les secrets techniques des comédiens:
Madeleine Ozeray qui pense à un petit chat malade quand elle dit « le
petit chat est mort », Louis Jouvet qui pense à un flan aux cerises quand
il parle de la «tarte à la crème », Alfred Adam qui songe à un pin
Douglas pendant sa tirade du bouleau dans La guerre de Troie.
« Bérénice n'existe pas si en elle se loge quelqu'un qui s'appelle Marie
ou Blanche, Hamlet quelqu'un qui s'appelle Paul ou Ferdinand» -
conclut Giraudoux par la voix de Robineau. Toutefois, héraut d'un
théâtre poétique, d'un théâtre d'imagination, il prend partie contre la
mise en scène naturaliste. Le nom de Théâtre Libre est lâché, avec
dédain: « On disait « il est cinq heures », et il y avait une vraie pendule
qui sonnait cinq heures» - dit Marie-Hélène Dasté. Et Raymone qui
ajoute: « Si la pendule sonne cent deux heures, ça commence à être du
théâtre ». La mise en scène? « C'est si simple! C'est une pièce où tout
est résonance pour notre voix, une scène où tout est solide et facile pour
nos pieds ». Si ces paroles, prononcées par Alfred Adam, pèchent par
quelque verbalisme, une phrase de la Petite Véra, qui clôt la discussion
sur la mise en scène, a peut-être le mérite de synthétiser la pensée de
Giraudoux: « C'est d'une simplicité enfantine, le théâtre, c'est d'être réel
dans l'irréel».
Dans L'impromptu de Giraudoux on trouve des passages exquis sur le
public ou plus exactement sur des publics (<<il y a les salles heureuses,
les salles malheureuses, les salles froides, les salles chaudes, les salles
d'assassins, les salles de sauveteurs »). Jouvet y fait un plaidoyer
185
passionné pour le succès au théâtre (<<Plein, c'est un génie. Vide, c'est
un monstre »). Cependant Giraudoux se montre plus nuancé que Molière
en ce qui concerne le principe de plaire. S'il considère que le succès est
indispensable à la vie d'un théâtre, il ne manque pas de dénoncer ceux
qui veulent plaire à tout prix.
L'impromptu de Giraudoux, en dehors des griefs personnels, contient
un vrai réquisitoire contre la critique. L'auteur ne cite que deux noms,
ceux de Georges Le Cardonnel et d'André Bellessort. Mais c'est toute la
corporation ou une grande partie de ses membres qui sont mis en cause.
La corporation « qui a fait de Bataille un millionnaire et de Becque un
raté, qui délire au « Mot de Cambronne» et qui bâille à Claudel ». « Si la
scène française pendant des décades a été un asile de marionnettes et de
poncifs, [...] ils en sont évidemment les premiers responsables ». Le
sarcasme de Giraudoux va assez loin quand il dit, toujours par la bouche
de Jouvet: «la mémoire des siècles ne garde que le nom des bonnes
pièces et le nom des mauvais critiques, de L'école des femmes et de
Boursault, de Chatterton et de Gustave Planche, alors que le nom des
mauvaises pièces et des bons critiques disparaît toujours pour l'éternité ».
Giraudoux-Jouvet se montre plus nuancé, mais non moins exigeant
quand il dit à propos des critiques: « Ils ont fait énormément pour le bon
théâtre. Mais ils n'ont pas assez fait contre le mauvais ».
Quant aux rapports entre le théâtre et l'Etat, Giraudoux met dans la
bouche de Jouvet ce réquisitoire, adressé à Jules Robineau, député et
« commissaire du budget des théâtres» :

Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises. Tu nous
demandes de travailler pour toi deux jours sur cinq. [...] Tu nous livres le
pétrole au prix du lait, le journal au prix des classiques. [...] Bref, tu amènes le
soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes de la journée, méfiant,
irrité, et surtout contre toi... [...] Et nous, en échange, que faisons-nous de lui?
Nous l'apaisons, nous l'égayons. [...] Nous te le rendons à minuit sans rides au
front, sans rides à l'âme [...].Alors ne crois-tu pas d'abord que si le rôle du
théâtre est de faire un peuple qui tous les matins se réveille joyeux à l'idée de
jouer sa partie dans l'Etat, le moindre rôle d'un Etat serait de faire un peuple
qui tous les soirs soit dispos et mûr pour le théâtre?

Paroles qui semblent d'actualité jusqu'à nos jours.


A peine deux décennies après L'impromptu de Paris vit les feux de la
rampe, toujours en référence à Molière, L'impromptu de l'Alma ou Le
caméléon du berger d'Eugène Ionesco (1956). Comme ses
186
prédécesseurs, l'auteur de La cantatrice chauve règle ses comptes avec
certains critiques. Ionesco-personnage y fait face aux trois Bertholoméus
(Roland Barthes, Bernard Dort et Jean-Jacques Gautier), les deux
premiers - partisans enthousiastes de Brecht, le troisième - fidèle au
théâtre bourgeois. Aux formules des Bartholoméus comme celle-ci:
«Les auteurs ne sont pas là pour penser. Ils sont là pour écrire ce qu'on
leur demande », Ionesco oppose sa propre manière de concevoir le travail
d'un dramaturge: «Le théâtre est, pour moi, la projection sur scène du
monde du dedans: c'est dans mes rêves, dans mes angoisses, dans mes
désirs obscurs, dans mes contradictions intérieures que [...] je me réserve
le droit de prendre cette matière théâtrale ». A un théâtre « scientifique»
et didactique, prôné par les Bartholoméus, Ionesco oppose l'idée d'un
théâtre poétique. En ce qui concerne l'art du comédien, il l'aborde surtout
par le biais de l'absurde, notamment quand il veut ridiculiser les
principes de la distanciation. «Distancez-vous» - recommande
Bartholoméus II à Ionesco dans la mise en scène improvisée. «Mais
comment faire» - réplique celui-ci, abasourdi. «Regardez-vous d'un
œil, écoutez-vous de l'autre! » «Louchez, louchez donc! » - ajoute
Bartholoméus I. Ionesco louche. Les Bartholoméus sont au comble de la
joie: «Bravo ». C'est encore par voie de négation que Ionesco traite le
problème de la mise en scène. Bartholoméus I parle d'un « contrôle de la
mise en scène, selon les principes les plus modernes, ceux d'un théâtre
digne de l'ère ultra-scientifique et, à la fois, ultra-populaire, que nous
vivons ». Et puis, toute cette mise en scène organisée par les
Bartholoméus n'est qu'une parodie de certains préceptes brechtiens,
d'ailleurs cités textuellement. Pancartes «pour faire comprendre qu'un
lieu n'est pas réel », accessoires « historicisés », costume qui ne doit pas
souffrir « d'une hypertrophie de la fonction historique» ni être vériste.
Quant à la question du public et du succès, Ionesco se réfère
directement à Molière. «Je croyais - dit-il (très timidement) - que
Molière était universellement, éternellement valable, puisqu'il plaît
encore ». «Vous blasphémez!» - lui répond Bartholoméus II. Et
l'auteur dramatique se déchaîne en faisant parler les Bartholoméus au
sujet des spectateurs. «On doit venir au théâtre pour apprendre! » « Le
public ne doit pas s'amuser au théâtre! » « Ceux qui s'amusent seront
punis! » « S'ennuyer, c'est se divertir» «Tout spectateur sera tenu de
venir voir plusieurs fois la même pièce, l'apprendre par cœur...» «Les
spectateurs auront des notes. Il y aura un classement en fin d'année... »

187
«Nous organiserons des spectacles de vacances, des festivals d'été, où
les spectateurs non scientifiques reviendront voir la même pièce ». Ce qui
est à retenir dans ces boutades, derrière leur mode parodique, c'est que
Ionesco reconnaît la fonction ludique du théâtre et le principe de plaire.
Pour ce qui est de la critique théâtrale, les paradoxes ni les sarcasmes
ne manquent pas dans L'impromptu de l'Alma. «L'autocritique honore
l'écrivain. L'autocritique déshonore le critique» affirme
Bartholoméus 1. Et voici Bartholoméus II qui encourage son confrère na
III: «C'est votre droit [...] de reprocher, car vous êtes critique... Vous
devez tout reprocher, c'est votre mission ». Mais c'est dans la tirade
finale de Ionesco, personnage de sa pièce, que nous trouvons un
programme « positif» concernant la critique:

Je reproche à ces docteurs d'avoir découvert des vérités premières et de les


avoir revêtues d'un langage abusif [...]. Seulement, ces vérités, comme toutes
les vérités, même premières, sont contestables. Elles deviennent dangereuses
lorsqu'elles prennent l'allure de dogmes infaillibles et lorsque, en leur nom, les
docteurs et critiques prétendent exclure d'autres vérités et diriger, voire
tyranniser, la création artistique. La critique doit être descriptive, non pas
normative. [...] Si le critique a tout de même bien le droit de juger, il ne doit
juger que selon les lois mêmes de l'expression artistique, selon la propre
mythologie de l'œuvre, en pénétrant dans son univers [...].

Un autre plaidoyer pour le théâtre onirique, nous le trouvons dans la


pièce de l'auteur polonais Jerzy Szaniawski Les deux théâtres (1946).
C'est une confrontation du théâtre vériste, pratiqué avant la Deuxième
Guerre mondiale par le Directeur du théâtre «Petit Miroir », et le
«Théâtre des songes », représenté par le Deuxième Directeur qui sort
d'un rêve du premier, juste après la guerre dévastatrice. « Quand on sert
le café sur la scène, on sent l'odeur du café» - remarque le portier du
théâtre « Petit Miroir ». L'art de théâtre consiste à copier la réalité, selon
le premier Directeur. On doit montrer sur la scène uniquement les choses
et les sentiments vérifiables par l'expérience personnelle du spectateur.
Le théâtre devrait donc re-présenter ce qui a son référent dans la réalité
extra-théâtrale.
Par contre, le « Théâtre des songes» montre ce qu'il y a en dehors de
cette réalité tangible, réalité des choses et aussi des sentiments, pour
découvrir leur côté caché, ce qu'il y a d'inavoué, ce qui se manifeste
notamment dans nos rêves. «Votre théâtre - dit le Deuxième Directeur
au Directeur du «Petit Miroir» - a des personnages nets, bien
188
déterminés, qui parlent clairement et avec bon sens. [...] Dans notre
théâtre nous sommes inconsistants, nébuleux, sans poids, personnages
capables de passer par une toile d'araignée sans la défaire, d'entrer
inopinément par une porte cadenassée. [...] S'il faut découvrir un
sentiment caché, nous savons le faire comme personne d'autre. Sentiment
scellé, dissimulé délibérément ou oublié, nous sommes capables de le
dénicher et le montrer. Nous sommes maîtres en dénudation des
sentiments. »
Pour terminer ce panorama des pièces-manifestes, un ouvrage plus
récent, bien que situé avant la Révolution Française: la pièce du
dramaturge espagnol Rodolf Sirera Le venin du théâtre (El venema dei
teatra, 1983). C'est un dialogue entre le Marquis et un acteur, Gabriel de
Beaumont. Pour l'acteur, adepte des théories de Diderot, la source de
l'illusion théâtrale est dans l'imitation, tandis que le Marquis n'apprécie
que ce qui y est vécu réellement. Il pousse son désir d'expérimentation
jusqu'à l'extrême: en faisant l'Acteur jouer un fragment de son texte sur
la mort de Socrate, l'aristocrate lui sert un vrai poison pour pouvoir
observer comment un comédien «joue» sa vraie mort. « Le seul moyen
de montrer effectivement sa mort est de mourir pour de vrai» - conclut
le Marquis.

Dans la plupart des pièces-manifestes que nous venons d'évoquer on


oppose tantôt le réalisme à des conventions sclérosées (Ben Jonson,
Molière, Goldoni, Lenz, Gogol), tantôt le théâtre onirique, poétique à la
reproduction vériste de la vie (Apollinaire, Giraudoux, Ionesco,
Szaniawski). Il est à noter que la première tendance prédomine jusqu'au
XIXèmesiècle, tandis que le XXèmesiècle apporte des plaidoyers en faveur
d'un théâtre non-vériste.

189
Distanciation

Toute œuvre scénique crée une illusion par rapport à la réalité qui
nous entoure. Or, certains auteurs dramatiques et certains metteurs en
scène cherchent à rompre cette illusion, en introduisant une illusion
seconde. L'attention du spectateur est alors dirigée vers la fabrication de
l'illusion, on lui montre les ficelles de la dramaturgie. C'est ce qu'on
appelle la distanciation, phénomène que l'on trouve depuis l'Antiquité.
Au XXème siècle, Bertolt Brecht l'a théorisée sous le nom de
VerfremdungsefJekt, en lui donnant une signification idéologique.

Chœur

La forme la plus simple et la plus répandue de la distanciation est le


chœur, représenté par un groupe ou un seul personnage, le plus souvent
extra-diégétique, c'est-à-dire en dehors de la fable.
Dans les temps modernes, le chœur prend aussi le nom de
présentateur, annonciateur, narrateur, bonimenteur, metteur en scène,
directeur de théâtre. Le chœur commence et/ou termine la pièce, parfois
il intervient aussi au cours de l'action. En commençant le spectacle, le
chœur plonge le public dans l'illusion théâtrale et en même temps dans
une illusion du second degré: ce que vous allez voir n'est qu'une fiction.
De même, l'intervention du chœur à la fin du spectacle nous ramène à
l'illusion première: ce que vous venez de voir n'est qu'une fiction. Le
chœur souligne, a priori et/ou a posteriori, le caractère fictif, imaginaire
de ce qui se passe sur la scène. Les intrusions du chœur au cours de
l'action de la pièce rompent et rétablissent l'illusion seconde pour nous
rappeler que nous sommes en présence d'une fiction théâtrale. Si, au
point de vue fonctionnel, le chœur qui commence et termine un spectacle
a pour objectif d'assurer le passage entre deux niveaux d'illusion
théâtrale, au point de vue structural il constitue une forme embryonnaire
du théâtre dans le théâtre, de même que le prologue et l'épilogue.
Le chœur avec son coryphée est présent dans la tragédie et la comédie
de l'Antiquité grecque et latine. Chez Eschyle, Sophocle et Euripide le
Chœur et son Coryphée commencent (le plus souvent) et terminent
(presque toujours) la tragédie, ils interviennent au cours de l'action. Il est
à noter que cinq parmi les tragédies d'Euripide - Alceste, Médée,
Andromaque, Hélène et Les Bacchantes - se terminent par le refrain
dans la bouche du Coryphée: « Ainsi se clôt cette aventure », ce qui nous
fait sortir de l'illusion théâtrale.
Le rôle du Chœur et du Coryphée est un peu différent dans les
comédies d'Aristophane. Sans apparaître au début, ils dialoguent avec les
personnages pendant le spectacle; dans la réplique terminale le Chœur
dévoile souvent le jeu théâtral, il marque la distance par rapport à la
représentation: «Menez-nous dehors; le Chœur a suffisamment donné
pour aujourd'hui» - dit-il à la fin des Nuées. Et Les guêpes se terminent
par cette apostrophe: « Allons, guidez-nous vers la sortie, s'il vous plaît,
au rythme d'un pas rapide. Cela ne s'est jamais encore fait de finir la
comédie sur un ballet ».
Quant à la comédie latine, Plaute se sert de divers procédés pour
obtenir l'effet de distanciation. Le Prologue, d'habitude sous le nom de
Chef de la troupe, présente la pièce et les personnages, parfois il relate les
événements précédant l'action. Personnage extérieur à la fable, il
intervient toutefois dans l'intrigue de la pièce. Dans quelques comédies
de Plaute le Prologue entre en contact direct avec le public. En voici trois
exemples. Dans La comédie des ânes (Asinaria) le Prologue s'adresse
ainsi aux spectateurs:

Ecoutez-moi, s'il vous plait, maintenant, spectateurs; puisse-t-il s'ensuivre du


bien et pour moi et pour vous, et pour cette troupe, et ceux qui la possèdent et
ceux qui l'ont louée. Et maintenant, toi, le héraut, fais en sorte que tout le
public ouvre ses oreilles... Çà va comme cela, assieds-toi; veille seulement à
ne pas avoir fait cela pour rien. Voici pourquoi je me suis avancé jusqu'ici, et
ce que je veux faire; je vais vous le dire: c'est pour que vous sachiez le titre de
cette pièce. Quant au sujet lui-même, il est fort simple.

Les consignes et les admonitions adressées au public sont encore plus


nourries dans le Prologue du Carthaginois (Poenulus) :

Faites silence, taisez-vous, et faites bien attention; celui qui vous ordonne
d'écouter est le grand chef d'Histrionie. Que tout le monde soit de bonne
humeur, sur les bancs, et ceux qui sont venus à jeun, et ceux qui sont venus le
192
ventre plein. Vous qui avez mangé, vous avez été bien plus sages; vous qui
n'avez pas mangé, rassasiez-vous de pièces de théâtre. [...] Que nulle putain
hors d'âge ne vienne s'asseoir sur la scène, que les licteurs ne se fassent pas
entendre, eux ni leurs verges, que le maître des cérémonies ne se promène pas
devant la figure des gens, qu'il ne conduise pas de spectateurs à leur place alors
qu'un acteur est en scène. Ceux qui ont dormi longtemps chez eux, et sont
restés sans rien faire, il leur faut accepter de rester debout, ou de dormir un peu
moins. Que les esclaves ne s'installent pas partout, prenant la place des
hommes libres, ou qu'ils paient le prix de leur affranchissement. [...] Que les
nourrices soignent leurs nourrissons chez elles et ne les amènent pas au
spectacle: ainsi, elles n'auront pas soif et les petits ne périront pas de faim, et
ne viendront pas ici, affamés, bêler comme des chevreaux. Que les dames
regardent sans rien dire, qu'elles rient en silence; qu'elles modèrent les éclats
de leur voix sonore, qu'elles ramènent chez elles leurs sujets de conversation,
pour ne pas ennuyer leurs maris aussi bien ici qu'à la maison.

Un tableau ô combien pittoresque du public de l'époque.


La formule qui termine presque toutes les comédies de Plaute,
prononcée par le Chef de la troupe ou un autre personnage, «Et
maintenant, spectateurs, applaudissez », qui marque la fin du spectacle,
est parfois développée pour amplifier l'effet de distanciation. Dans
Epidicus le Chef de la troupe ajoute à l'adresse des spectateurs:
«Applaudissez et adieu! redressez vos reins et debout! » Et dans Les
Rachis (Racchides) - « Spectateurs, nous vous souhaitons bonne santé,
et applaudissez-nous bien fort! » C'est le personnage titre de Stichus,
redevenu acteur, qui prononce les mots de la fin: «Rentrons
maintenant: assez dansé pour le vin que nous avons bu. Et vous,
spectateurs, applaudissez et allez boire chez vous! » A la fin du Cordage
(Rudens) Démonès s'adresse au public: « Spectateurs, vous aussi je vous
inviterais à dîner, si j'avais quelque chose à vous donner, et quelque reste
de sacrifice chez moi, et si je ne savais pas que vous êtes invités à dîner
en ville. Mais si vous voulez applaudir bien fort cette pièce, venez tous
boire chez moi dans seize ans. A la question de son maître, Simon,
«pourquoi n'invites-tu pas les spectateurs? », le personnage titre de
L'imposteur (Pseudolus) répond: «Par Hercule, ils n'ont pas l'habitude
de m'inviter, ni moi non plus. Mais, si vous voulez applaudir et féliciter
cette troupe et cette pièce, demain je vous inviterai. »
Dans une sorte d'épilogue des Prisonniers (Captivi), le Chef de la
troupe conclut:

193
Spectateurs, voici une pièce qui est très morale. Il n'y a dedans ni scènes
d'amour, ni aucune intrigue amoureuse, ni d'enfants supposés, ni escroquerie.
On n'y voit pas un jeune amoureux affranchir une fille à l'insu de son père. Des
comédies de cette sorte, les poètes n'en ont pas imaginé beaucoup, pour
montrer aux gens honnêtes à le devenir plus encore. Et maintenant, vous, s'il
vous plait, si nous vous avons plu et ne vous avons pas ennuyé, montrez-le en
nous faisant comme cela (il applaudit) ; vous qui voulez que l'on récompense
les bonnes mœurs, applaudissez!

Dans Casina le Chef de la troupe dévoile la suite des événements:

Spectateurs, nous allons vous raconter ce qui se passera dans la maison. Cette
Casina se révélera être la fille de notre voisin, et elle épousera Euthynicos, le
fils de notre maître. Et sur ce, il est juste que vous donniez, avec vos mains, une
récompense méritée aux comédiens qui ont bien joué. Qui le fera, il aura
toujours la fille qu'il voudra, à l'insu de sa femme. Mais qui n'applaudira pas
de toute la force de ses mains, en guise de belle on lui glissera un bouc parfumé
à la fange!

En revanche, le Chef de la troupe de La comédie de la corbeille


(Cistellaria) dévoile non pas la suite de la fable, mais l'après-spectacle
du côté des acteurs:

N'attendez point, spectateurs, que ces gens sortent pour revenir vers vous;
personne ne sortira; ils termineront l'affaire dans la maison. La chose terminée
ils ôteront leurs costumes; après quoi, celui qui aura fait une faute sera rossé,
celui qui aura bien travaillé boira un coup. Maintenant, ce qu'il vous reste à
faire, spectateurs, c'est, selon la coutume et la tradition, d'applaudir à la fin de
la comédie.

Quant à l'autre auteur comique latin, Térence, chacune des six


comédies qu'il a laissées - La jeune fille d'Andros (Andria), L'eunuque
(Eunuchus), Le bourreau de soi-même (Heautonti-moroumenos),
Phormion, La belle-mère (Hecyra) et Les frères (Adelphi) - a un
Prologue où l'auteur parle des sources grecques de ses thèmes, explique
sa méthode, répond aux critiques de ses comédies. Il s'en remet au
jugement du public quand il dit, dans le Prologue d'Adelphi : « Le poète,
comprenant que tout ce qu'il écrit est guetté par des gens qui lui veulent
du mal et que ses adversaires vont présenter sous un jour défavorable la
pièce que nous allons jouer maintenant, se fera son propre dénonciateur ;
et vous, vous serez juges, pour décider s'il convient de le louer de son

194
œuvre ou de l'en blâmer ». Toutes les comédies de Térence se terminent
par un bref appel « Applaudissez! », prononcé par le Chef de la troupe.

Prologue et/ou épilogue

Dans certains ouvrages dramatiques, ce que nous avons appelé du


nom générique de «chœur» prend la forme de prologue et/ou
d'épilogue, monologués ou dialogués. Là aussi interviennent le plus
souvent les personnages extra-diégétiques: directeur de théâtre, poète
dramatique, comédien - comme dans le Prologue de Faust de Goethe
où sont réunis ces trois personnages. Vu la multitude des ouvrages
dramatiques utilisant le chœur (sous telle ou telle appellation), le
prologue et/ou l'épilogue ainsi que l'adresse au public, nous nous
bornerons à présenter quelques spécimens plus ou moins typiques.
On trouve le Prologue déjà dans l'ancien théâtre indien (sanskrit).
L'anneau de Çakuntalâ du poète Kâlidâsa (Vèmesiècle?) est précédé
d'un Prologue, dans lequel le Directeur du théâtre et une Actrice
annoncent le drame:

LE DIRECTEUR:
Regarde cette assemblée: elle est toute de gens illustres, et qui savent apprécier
les bonnes pièces. Pour eux, nous allons représenter l'Anneau de Çakuntalâ, le
drame que vient d'achever le grand poète Kâlidâsa. Donc, que chacun de vous
joue du mieux qu'il pourra.

L'ACTRICE:
Notre directeur est si habile... Le succès est toujours certain.

LE DIRECTEUR:
Ma chère, je te le dis humblement: j'écoute l'avis des hommes de goût. Au
théâtre, l'habile directeur est celui qui sait plaire.

L'anneau de Çakuntalâ fut joué notamment en 1895, au Théâtre de


l'Œuvre, avec Lugné-Poe comme Directeur du théâtre et Suzanne
Desprez comme Actrice. Dans un autre drame indien, Venisamhara de
Bhattanarayana (VIIIèmesiècle), le Prologue met en scène le Directeur de
la troupe et son Assistant.
Passons aux temps modernes.

195
Le présentateur est présent dans le théâtre médiéval européen, aussi
bien religieux que profane. Prenons, comme exemple, Le mystère de la
Passion d'Arras (XVème siècle). C'est le Prêcheur qui commence la
première journée; en évoquant la naissance du Christ, il annonce:

Par no jeu arez congnoissance


De sa glorieuse naissance
Et de maint autre beau mistere
Deppendans de ceste matere,
Lesquelx pour cause de briefté
Par moi ne seront recité,
Car vous en verrez plainement
Par nostre jeu l'experiment.
[... ]
Et l'aultre partie sera
Pour les III jours qu'onjuera,
Combien qu'aultres theumes prenrons
Que a no jeu servir ferons

Et il termine la première journée:

Bonnes gens, vous avez veu


Une partie de no jeu.
Demain verrez aultres misteres
Tout en poursievant nos matieres, [...]
Et nous pardonnez humblement
Se nous vous tenons longuement,
Car la matiere le requiert
Qui a no jeu sert et affiert.
Et encoire le passerons
Le plus briefment que nous porrons.
Se prenez en gré, je vous prie
Dujeu la premiere partie,
Et excusez nostre ignorance
Se veu y avez defaillance
En juant ou en prononçant.
Nous prenons congiet maintenant
Jusqu'à demain que cy venrons
Et bien tempre commencerons,
Car on verra de beaux miracles,
De beaux misteres et sinacles,
Joy et liesse aiez vous tous,
Et Dieu demeure avec vous.

196
La deuxième journée est présentée par saint Jean-Baptiste. Le
Prêcheur réapparaît pour commencer la troisième journée:

Devastes gens, pour nostre ouvrage


Et le fruit de no labourage
Messonner plus licitement,
S'il vous plest au commencement
De ce jour cy, sans plus d'espasse
Vers la tresorerie de grace
Humblement nous retournerons
Et le bel salut lui donrons [...]
Helas, helas ! devotes gens,
D'entendre soiez diligens
Les mots representans destresse,
Pleurs, gemissemens et tristesse,
Oez la parolle dolente
Que nostre Saulveur nous presente

IlIa termine en annonçant la suite:

Mes bonnes gens, prendez en gré


Ce qu'aujourduy avons monstré [...]
Au plaisir Dieu demain verrez.
Ou cas qu'en ce lieu ey venrez,
Par une demonstration,
De Dieu la resurrection,
Son ascension glorieusé,
Qui fu aux véans merveilleuse.

Et pluseurs misteres plaisans


Et delectables aux véans,
Desquelz pour present je me tais. [...]
Jusqu'à demain congie prendrons,
Que le residu juerons.

Le Prêcheur s'adresse aux « bonnes gens» au début de la quatrième


et dernière journée et ilIa termine:

Bonnes gens, vous avez veu,


Se bien y avez entendu,
De bout al aultre la matere
Dont nous avons fait no mistere,
Si puis bien dire et alleguier
Ce que je dis au jour premier.

197
Shakespeare utilise le procédé de distanciation dans huit de ses
pièces. Les voici, en commençant par les formes les plus simples
jusqu'aux structures plus élaborées. Troïlus et Cressida est doté d'un
Prologue à un seul personnage, tandis que le Prologue (Induction) de La
mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew) est en deux scènes avec
plusieurs personnages. Dans Roméo et Juliette le Prologue (Chorus)
commence et termine le premier acte. En revanche, le Temps en tant que
Chorus, sans apparaître au début de la pièce, intervient à plusieurs
reprises au cours de l'action du Conte d'hiver (The Winter 's Tale). Dans
la Deuxième Partie de Henry IV le Présentateur nommé La Rumeur récite
le Prologue, tandis que l'Epilogue est débité par un Danseur :

D'abord, ma crainte; puis ma révérence; enfin, ma harangue. Ma crainte est


votre déplaisir; ma révérence est mon hommage; et ma harangue est pour vous
demander pardon. [...] Ma langue est fatiguée; quand mes jambes le seront
aussi, je vous souhaiterai le bonsoir; et sur ce, je plie le genou devant vous,
mais c'est afin de prier pour la reine.

Henry VIII comporte un Prologue et un bref Epilogue; VOICIce


dernier:

Il Y a dix à parier contre un que cette pièce ne pourra pas plaire à tous ceux qui
sont ici. Il en est qui viennent pour prendre leurs aises, et dormir un acte ou
deux, mais ceux-là, je crains que nous ne les ayons effarés avec nos trompettes.
Ainsi il est clair qu'ils diront: « Çà ne vaut rien.» D'autres viennent pour
entendre dénigrer bien fort la ville, et s'écrier: « C'est spirituel! » Or nous
n'avons rien fait de pareil: aussi, j'en ai peur, tout le bien que nous pouvons
entendre dire de cette pièce à cette heure sera dû à l'indulgente opinion des
femmes vertueuses; car nous leur en avons montré une de ce caractère. Si elles
sourient, et disent: « Cela ira», je sais qu'avant peu les hommes les meilleurs
seront pour nous; car nous aurions du malheur, s'ils résistaient, quand leurs
femmes les pressent d'applaudir.

Le Chorus de Henry V, qui précède chacun des cinq actes, relate les
événements historiques et fait le lien entre les actes. En terminant la
pièce, il dit:

C'est jusqu'ici que d'une plume humble et inhabile notre auteur incliné a
poursuivi son histoire, entassant de grands hommes en un petit espace, et
morcelant par des raccourcis l'ample champ de leur gloire. Brève, mais
immense dans sa brièveté, fut la vie de Henry, cet astre d'Angleterre! La
Fortune avait forgé son épée, cette épée avec laquelle il conquit le plus beau
198
jardin de l'univers, pour en laisser à son fils le souverain empire! Henry
sixième, couronné dans ses langes roi de France et d'Angleterre, succéda à ce
roi; mais tant de gouvernants eurent la direction de ses Etats qu'ils perdirent la
France et ensanglantèrent son Angleterre. Ces tableaux, notre scène les a
souvent montrés; puisse, en leur faveur, celui-ci être agréé de vos indulgents
esprits!

Enfin dans Périclès c'est le poète Gower qui assume la charge du


présentateur. Il intervient au début de chacun des cinq actes, commente
les pantomimes (dumb show) du deuxième et du troisième acte et prend
la parole à la fin de la pièce: « Soyez toujours indulgents pour nous, et
que bien des joies vous viennent. Ici notre pièce prend fin. »
L'exemple d'un Chœur composé de plusieurs personnages qui portent
des noms allégoriques est le drame d'un contemporain de Shakespeare,
Thomas Kyd, Soliman et Perseda (1590). Le Chœur à trois personnages
-la Fortune, l'Amour et la Mort - y encadre l'action principale par un
Prologue et un Epilogue, et en commente les événements acte par acte.
Une pièce bien originale, La comédie de proverbes (repr. vers 1616),
composée de quelque mille sept cents proverbes, clichés idiomatiques et
phraséologismes, se termine par cet appel aux spectateurs:

Finis coronat opus, comme dit le Docteur,


la fin couronne les taupes.
Tirez le rideau, la farce est jouée.
Si vous ne la trouvez bonne, faites y une sausse,
ou la faites rostir ou bouillir, et traisner par les cendres,
et si vous n'estes contens, couchez-vous auprès,
les vallets de la [este vous remercissont.
Bon soir, mon pere et ma mere et la compagnie!

Rappelons qu'Esther de Jean Racine (1689) s'ouvre sur un Prologue


dit par la Piété. Il y a aussi le Chœur de jeunes filles israélites qui termine
la tragédie.
Une pièce qui mérite notre attention pour l'originalité de son
Prologue et de son Epilogue à caractère polémique, est Le train du monde
(The Way of the World, 1700) de William Congreve. Voici quelques
fragments du Prologue (dit par le célèbre acteur Betterton) où le
dramaturge flatte le public d'une façon détournée et se fie à son
jugement:

199
Les poètes sont des dupes qu'attire la ville.
On leur laisse au début gagner quelques enjeux médiocres;
Mais combien pour eux la chance est incertaine!
Chaque fois qu'ils écrivent ils risquent tout ce qu'ils ont gagné;
Le squire qui écoute les flatteurs est sûr d'aller à la ruine.
Notre auteur jusqu'ici auprès de vous a trouvé grâce;
Mais ne prétend pas fonder son métier sur ce qu'il a fait dans le passé
Construire là-dessus pourrait se révéler présomptueux et vain,
Si les faveurs accordées aux poètes peuvent être rachetées;
Au Parnasse il lui faudra perdre son siège
S'il apparaît qu'il n'ait pas droit à sa possession.
Il avoue qu'il prit de la peine à composer les scènes qui suivent;
Mais si elles ne valent rien, ne l'épargnez pas pour sa peine:
Ne l'en condamnez que davantage: point de pitié
Pour la sottise mûrement délibérée,
Il jure qu'il ne vous en voudra pas pour une scène sifflée,
Et ne maintiendra pas sa pièce comme ces beaux esprits grognons
Qui pour affirmer leur bon sens, attaquent votre goût.
Nous pensons qu'il a quelque intrigue, et une idée neuve;
Du comique aussi, et point de farce; mais c'est là une faute.
Pour la satire, pense-t-il, n'y comptez pas;
Car qui oserait corriger un Londres si réformé?
Plaire, cette fois, fut son unique prétention,
Il ne veut pas instruire de peur d'offenser.
Si par hasard il démasque un tripon ou un sot,
Cela ne blessera personne ici, car il n'yen a sûrement aucun:
Bref, notre pièce (si vous nous permettez de vous la montrer)
Va vous présenter un cas de poète passif,
Qui s'abandonne résigné à vos jugements;
Sauvez ou condamnez à votre discrétion.

Dans l'Epilogue (récité par la non moins célèbre actrice Mrs.


Bracegirdle, liée d'amitié avec Congreve) l'auteur règle ses comptes avec
des critiques:

Quand notre épilogue aura dispersé l'auditoire


Je songe à la façon dont cette œuvre sera mise en pièces.
Réfléchissez seulement, avant de la condamner
A la difficulté de vous plaire à tous.
Il est certains critiques dont la bile est si malade
Qu'en arrivant ils sont presque décidés à être mécontents
Et vraiment il faut avoir une habileté plus qu'humaine,
Pour plaire à quelqu'un contre son gré.
Les mauvais poètes j'en suis sûre nous sont hostiles,
Et combien leur nombre a grossi, toute la ville le sait,

200
En troupes je les ai observés qui jugeaient au parterre,
Bien qu'ils n'aient aucun titre à bien juger
Sauf d'avoir été condamnés pour manque d'esprit.
Depuis lors, par leurs propres fautes instruits,
Ils s'établissent espions dramatiques et découvreurs de fautes.
Il en est d'autres dont nous voudrions prévenir la méchanceté,
Ceux qui regardent les pièces avec des intentions malignes
Pour noter qui est visé dans chaque personnage.
Et bien qu'ils ne puissent retrouver nulle ressemblance complète
Pourtant chacun affecte de reconnaître l'original.
De commentaires faux ils alimentent leur propre méchanceté,
Et transforment en pamphlet ce qu'on a écrit en satire.
Qu'à ces fats si méchants advienne donc l'aventure
De croire qu'ils sont eux-mêmes les sots portraiturés

Le théâtre de la Foire, populaire à Paris, au xvmème siècle, comporte


par définition des appels au public. Un genre particulier est né, les
parades; les meilleurs auteurs s'y sont essayés. Citons Jean Bête à la
foire de Beaumarchais, où le personnage titre annonce le spectacle:

Ici, Messieurs, c'est la victoire


Des grands spectacles de la foire:
Un ours sorti des noirs climats
Où les femmes sont frigidas :
Il danse comme Alcibiade,
Il est galant comme Amilcar,
Aussi généreux qu'un César,
Aussi brave qu'un Miltyades.
Donnez la patte, mon mignon.
Fort bien: vous aurez du bonbon.
Les plus beaux tours de passe-passe,
Le fameux pigeon qui trépasse
Et retourne chez les vivants;
Et cent autres tours excélens.
Entrez, chalandes et chalans.
Ici l'on arrache les dents
Et les cheveux sans accidents.
Marchandises de contrebande,
Des cantharides de Hollande.
[. ..]
De cette pastille nouvelle,
J'éveille les feux d'un amant:
J'en vends en France énormément;
Votre serviteur Tchicabelle,
Lequel possède les secrets

201
Et l'art des toilettes nouvelles
Qui double l'effet des attraits,
Montre aux dames, aux demoiselles,
Et même gratis aux plus belles,
Comme il faut busquer un corcet
Pour rendre la taille plus fine,
Et serrer d'en bas le lacet
Pour exhausser la poitrinne.

Voici les «annonces» (les boniments) au début des Bottes de sept


lieues de Beaumarchais:

ARLEQUINet GILLES (sortant de deux coulisses opposées, crient ensemble)


Les Bottes de sept lieues, Messieurs, Mesdames, les Bottes de sept lieues,
allons vite z'il n'y a pas de terns t'à perdre, et nous vont commencer dres toutte
a cte heure.

GILLES
C'est z'icy que l'on voit cette fameuse paire de fées, ces fameuses bottes du
fameux petit Poucet, que la fameuse histoire, composée par ce fameux
Monsieur Perault za rendu si fameuse dans tout le fameux univers du monde
entier par la fameuse et unique vertu zent'rautre de s'agrandir et s'apetisser
suivant la jambe plus ou moins fameuse de celui qui les chausse. Vertu
malheureusement zinconnue Messieurs de toutes les plus fameuses fées passées
présentes et à venir.

ARLEQUIN
Le titre z'est d'une singuliere singularité Messieurs et dames mais la chose l'est
z'encore davantage. Aussi n'aléz pas, suivant la mode jugeant de l'homme par
l'habit zet de la piece par l'etriquette du sac prendre note parade pour
quelqu'apropos de bottes, c'est du tatés-y Messieurs, c'est du tatés-y ne vous
amusez point plus longtems avec ces dames, prennez vos billets et entrez
dedans.

GILLES
V ous alles voir parroitre, Messieurs, Mesdames, cette fameuse Isabelle sans
pareille, cette actrice tinimitable qui joue la Comédie comme ceux qui l'ont
zinventée zen personnes naturelles.

ARLEQUIN
Dautres que nous Messieurs vous criroient zà tuetête que tous les princes et
Seigneurs d'allemagne d'Italie, de Dannemarck, d'Espagne, d'angleterre, de
Russie de Maroc, d'hollande, d'Egypte, de portugal de la Chine, et de la
Cochinchine l'ont we zet revüe, mais nous ne sont pas de ces Charlatans,
Messieurs, et de ces aboyeux de foire qui ont besoin de parer leur marchandise,

202
tet nous pouvons nous vanter sans risque que chez notre Zisabelle la viande prie
les gens.

GILLES
Nous conviendrons ta la vérité, Messieurs que cette z'incomparable Zirsabelle
t'avant que de venir z'en france a été z'effectivement en Perse, z'en Suede tet
meme z'en Baviere. Mais là comme z'y cy elle ne s'est exercée que dans des
societés particuliéres, et n'a jamais mis le pied sur z'aucun thiate publique non
Messieurs t'et personne mort, z'ou vif ne peut se vanter de Iy avoir vu mettre ni
à paris ni en province, ni dans les pays Etrangers tant deçà que delà les Mers.

Gilles termine la pièce avec un couplet « au parterre» :

Que le diable emporte les bottes


Je me suis vautré dans les crottes
Mais quoi! les sots devroient toujours
Faire une lieue z'en quinze jours
Souvent z' arrive le contraire
Et Gilles s'en consoleroit
S'il voyoit content le parterre
Des bottes du Petit Poucet.

XIXème siècle

Au XIXèmesiècle, le théâtre romantique - Victor Hugo, Alexandre


Dumas père, Alfred de Musset - ne recourt pas à la distanciation. Au
contraire, il tient à entraîner totalement le spectateur dans l'intrigue du
drame pour qu'il partage les sentiments forts des héros. Et à l'émouvoir,
à « faire pleurer Margot ». Mais à la même époque il y a le théâtre de
divertissement qui domine sur le «boulevard du Crime» et sur d'autres
scènes parisiennes. Ce répertoire utilise volontiers l'effet de
distanciation. Deux exemples.
Un scandale, « folie-vaudeville» en un acte de Félix-Auguste Duvert
et Augustin-Théodore de Lauzanne, représentée au Palais-Royal en 1834,
se passe au théâtre du Palais-Royal (il y a donc identité du lieu de la
représentation et du lieu de la fiction dramatique). Un vaudeville est
interrompu par une spectatrice qui prétend que la pièce jouée n'est
qu'une satire de l'histoire scandaleuse de son mariage. La discussion
qu'elle mène avec les acteurs, un autre spectateur et son mari, apparu
soudainement, remplit la deuxième partie de cet acte. En 1853 fut
représentée, toujours au Palais-Royal, la comédie-vaudeville en trois
203
actes d'Edouard Lafargue et Paul Siraudin Le bourreau des crânes. Le
Prologue et le premier acte se passent au théâtre du Palais-Royal. La
pièce s'ouvre sur une querelle (simulée) entre spectateurs. L'acte l est
situé au bureau du contrôleur du théâtre. Ces deux comédies connurent
un énorme succès, dont témoignent plusieurs rééditions du texte.
Le théâtre du courant réaliste et naturaliste, comme le théâtre
romantique, se proposait d'entraîner le public dans l'univers des
personnages, de faire partager leurs émotions, leurs souffrances, leurs
joies. Cette tendance aboutit à la théorie du quatrième mur, prônée par
André Antoine, créateur du Théâtre Libre: amener les spectateurs à
regarder la scène comme par le trou de la serrure. Le théâtre réussissait
souvent dans cette « manipulation» du public. Exemple, les cris venant
de la salle «Attention, il veut te tuer », «Flanque lui un bon coup »,
« Sauve-toi », « Elle l'a planqué dans le tiroir ». Rappelons ce shérif du
Far West qui a sorti son revolver et tiré sur le bandit agressant une jeune
fille. Ou ce hobereau polonais qui offrit sa bourse au jeune premier
poursuivi par ses créanciers.
La distanciation, les intrusions à caractère épique étaient devenues si
rares dans la dramaturgie européenne qu'elles suscitaient l'étonnement
sinon la désapprobation des critiques. Le drame historique de l'auteur
polonais Tomasz August Olizarowski Rognieda (1874) comporte deux
parties séparées par un intermède, dans lequel le Barde (personnage intra-
diégétique) et le Joueur de guzla (personnage extra-diégétique) relatent
les événements survenus entre les deux parties du drame. « Une forme si
singulière et non pratiquée» - écrit le critique, tandis qu'un autre l'a
qualifiée de « caprice d'un poète cassant les formes coulées aujourd'hui
avec une servilité scrupuleuse ».
Pour communiquer aux spectateurs certaines informations que le
dialogue n'était pas à même de contenir, plusieurs auteurs réalistes et
naturalistes de la seconde moitié du XIXèmesiècle avaient recours aux
monologues et aux apartés (techniques point nouvelles, puisque utilisées
couramment dans le théâtre classique). Voici quelques exemples. Le
voyage de Monsieur Perrichon d'Eugène Labiche (1860) commence par
un monologue de Majorin, employé de Perrichon, qui attend son patron à
la gare. Le misanthrope et l'Auvergnat du même auteur (1852) - par les
monologues successifs de Prunette et de Monsieur Chiffonnet, le
misanthrope. Les apartés abondent dans ses nombreuses comédies,
comme dans la scène 12 du deuxième acte de La poudre aux yeux (1861),
204
où les deux protagonistes discutent la question de la dot en vue d'un
mariage de leurs enfants:

RATINOIS,à part - Nous voilà seuls... Ce n'est pas commode à attaquer, cette
affaire-là!.. .

MALINGEAR, à part. - Comment diable aborder la chose? ..

RATINOIS, s'approchant - Mon cher Malingear, c'est bien aimable à vous


d'avoir accepté notre petit dîner.

MALINGEAR, - Vous y avez mis une insistance si affectueuse! ...


[... ]

RATINOIS, à part. - Tout ça, c'est du sentiment... ça nous éloigne! (Haut.)


Tantôt, nous avons causé de la dot un peu superficiellement. ..

MALINGEAR, à part. - Il Y vient de lui-même! (Haut.) En effet, très


superficiellement... Vous avez parlé de cent mille francs.

RATINOIS.- Oh ! c'est un chiffre que j'ai jetté... comme ça, en l'air... mais ça
ne vous lie pas.
[.. .]

RATINOIS. - Ah! (A part.) Il faut lui mettre les points sur les i! (Haut.)
Malingear, il faut nous dire une chose... c'est que tout a augmenté.

Même un dramaturge foncièrement naturaliste, Henry Becque, ne


dédaigne pas ces procédés. La Parisienne (1885) contient quelques
monologues de l'héroïne et dans La navette (1878) il Ya des monologues
et des apartés, incompatibles avec les principes du théâtre qui se veut
illusionniste.
L'aparté, c'est-à-dire les paroles prononcées en présence d'un autre
personnage qui est censé ne pas les entendre, expriment les pensées du
personnage parlant, mais en fait elles sont destinées au spectateur pour
l'informer de certains aspects de la situation dramatique. Il s'agit donc
d'une sorte de distanciation.
Certains auteurs ont abusé des apartés à tel point que cette pratique
fut l'objet d'une pièce satirique, Oswald et Zénaïde ou les apartés de
Jean Tardieu (1951). Le Présentateur annonce devant le rideau fermé:

205
Exagérant à dessein un procédé théâtral autrefois en usage, cette petite pièce a
pour objet d'établir un contraste comique entre la pauvreté des répliques
échangées « à haute voix» et l'abondance des « apartés ».

Tout au long de cette scène entre le fiancé et la fiancée, leurs brèves


répliques sont entrecoupées de longs apartés.

XXème siècle

Le XXèmesiècle apporte un épanouissement des différentes formes de


la distanciation: prologue, chœur, narrateur-commentateur épique,
adresse au public. Nous les passerons en revue, avec des exemples plus
ou moins typiques.
Ubu sur la Butte d'Alfred Jarry, «réduction en deux actes d'Ubu
Roi », représenté en 1901 au Guignol des 4-z' Arts à Paris, est précédé
d'un Prologue avec le Directeur et le Guignol venu pour cette occasion
de Lion. Guillaume Apollinaire a doté Les mamelles de Tirésias (1917)
d'un Prologue débité par le Directeur de la troupe. C'est l'Acteur
accompagné d'un personnage intra-diégétique, Mr Brown, qui assure le
Prologue de la comédie en trois actes de l'auteur espagnol Azorin Old
Spain! (1926). Dans la «farce» en deux parties de Max Frisch La
Grande Muraille (Die chinesische Mauer, 1947) l'Homme
d'Aujourd'hui a une double fonction: il est personnage extra-diégétique
et intra-diégétique. Dans le Prologue, il s'adresse directement au public,
puis il dialogue avec quelques personnages de la pièce. Pour finir, il dit:
« Je joue, dans la pièce, le rôle d'un intellectuel. » Il retrouve son rôle de
présentateur à la fin de la première partie. Il y a plusieurs « appels» au
public, de la part de l'Homme d'Aujourd'hui et de quelques autres
personnages.
Signalons encore une variante «modernisante » : journaliste dans le
rôle de présentateur. Dans le long Prologue de la pièce en trois actes
d'Emmanuel Roblès Un château en novembre (1984) le reporter de la
télévision, micro au poing, interroge les comédiens, ce qui nous met au
cœur du sujet de la pièce historique qu'ils vont jouer:

REpORTER:Bon, on y va... (Il s'approche de la comédienne qui tient le rôle


d'Isabelle.) Vous vous êtes la reine Isabelle, souveraine de Castille, épouse de
Ferdinand d'Aragon, entrés tous deux dans l'Histoire sous l'étiquette de « rois
catholiques », C'est bien ça ?
206
LA REINEISABELLE:En effet. Vous pouvez ajouter que nous avons conquis
Grenade et chassé les Maures, expulsé les Juifs et gagné des territoires de
l'autre côté du monde. Ce n'est pas si mal, n'est-ce pas?

Il s'adresse, à son tour, à la protagoniste du drame:

REpORTER:(A Jeanne:) Vous êtes donc l'épouse de l'archiduc Philippe, fils de


Maximilien d'Autriche, et qu'on dit d'une grande beauté. Est-il si beau que ça ?
Un Errol Flynn? Un Gérard Philipe? Réellement 7 Moi, j'ai vu un portrait de
lui et, pour mon goût personnel, il me semble qu'il a le menton un peu lourd et
les yeux exorbités.

Le reporter reviendra à la fin de la pièce, ce qui en constitue le cadre


épique:

JEANNE:La vérité est que j'ai vécu dans un siècle noir où l'amour était asservi.
Et moi, j'appartenais déjà au nôtre, avec l'affirmation des femmes
d'aujourd'hui à vivre selon leur cœur. Que de risques l'on court à devancer son
temps!
REpORTER,vite: Eh bien, ce sera le mot de la fin. Je vous remercie. Et je rends
aussitôt l'antenne. Bonsoir. A vous, le studio!

C'est une reporter de la télévision qui commence la pièce de l'auteur


togolais d'expression française Kossi Efoui Récupérations (1992):
« Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs. Pardonnez-moi le retard. Je me
présente: Hadriana Mirado, journaliste et reporte. [...] Avez-vous vu les
décors? Ils sont beaux, n'est-ce pas? » Et elle anime pour la télévision le
spectacle sur un bidonville africain, avec la participation de ses habitants,
spectacle interrompu par les bulldozers qui commencent à raser leurs
misérables habitations.
Certains auteurs du XXèmesiècle introduisent le Chœur en s'inspirant
du théâtre antique. Voici quelques exemples.
Dans Meurtre dans la cathédrale (Murder in the Cathedral, 1935) de
T.S. Eliot, tragédie historique en deux parties sur l'assassinat de
l'archevêque Thomas Becket, il yaLe Chœur de femmes de Cantorbéry
qui commence et termine la pièce, il en commence la deuxième partie et
intervient longuement au cours de l'action en dialoguant avec les
personnages, notamment avec l'Archevêque. T.S. Eliot introduira aussi le
Chœur et les Euménides dans un drame poétique qui se déroule dans un
cadre moderne, La réunion de famille (The Family Reunion, 1939).

207
Le Chœur est présent dans Antigone de Jean Anouilh (1944). Il ouvre
la pièce, en tant que Prologue (<<Voilà. Ces personnages vont vous jouer
l'histoire d'Antigone ») et ilIa terminera.
Le Chœur à l'antique fut introduit par Henry de Montherlant dans La
guerre civile (1965). C'est la voix de femme dans la fosse de l'orchestre
sous le nom de Guerre civile, qui commence la pièce :

Je suis la Guerre civile. Et j'en ai marre de voir ces andouilles se regarder en


vis-à-vis sur deux lignes, comme s'il s'agissait de leurs sottes guerres
nationales. Je ne suis pas la guerre des fourrés et des champs. Je suis la guerre
du forum farouche, la guerre des prisons et des rues, celle du voisin contre le
voisin, celle du rival contre le rival, celle de l'ami contre l'ami. Je suis la
Guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l'on sait pourquoi l'on tue et qui
l'on tue [...]

A la fin du premier acte on entend le Chœur (voix d'homme dans la


fosse) : «Je suis le Chœur. Je suis Raison suprême. [...] Je dis peu, parce
qu'il y aurait trop à dire. » Il intervient au cours du deuxième acte qui se
termine par le duo: le Chœur et la Guerre civile. Les deux se manifestent
pendant le troisième et dernier acte. C'est le Chœur qui clôt la pièce en
annonçant les événements historiques à venir (<<trois semaines
précisément après ce qui s'est passé ici, Pompée donnera la bataille à
Pharsale »), notamment la mort violente de plusieurs personnages du
drame.
Signalons aussi un dramaturge soviétique, Alexeï Arbouzov, qui a
largement utilisé le Chœur commentant les comportements des
personnages, notamment dans Une histoire à Irkoutsk (1959).

N arrateur- commentateur
La variante moderne du Chœur est le narrateur-commentateur,
personnage épique qui prend divers noms: présentateur, bonimenteur,
annoncier. C'est le Récitant et la Récitante qui racontent et commentent
l'action de la pièce d'André Obey Le viol de Lucrèce (1931), ils se
mêlent au dialogue des protagonistes. Dans Maria du même auteur
(1946) c'est le Patron (directeur-metteur en scène) qui mène le j eu. Le
narrateur de la pièce en deux actes d'Arthur Miller Vu du pont (A View
From the Bridge, 1955), l'avocat Alfieri, placé à l'avant-scène derrière
son bureau, s'adresse au public dès le lever du rideau. Puis, il intervient
208
de temps à autre pour commenter l'action du drame et la compléter par
un récit. Il dialogue aussi avec les personnages et termine le drame.
La pièce d'un autre auteur américain Jack Gelber, Le contact (The
Connection, 1959), commence par une intervention du producteur du
spectacle, qui présente la pièce et son auteur, Jaybird:

Je suis Jim Dunn, producteur du Contact. Voici Jaybird, l'auteur. Rares sont les
jours où les journaux n'écrivent pas sur les narcotiques. Récemment, nombre de
films, pièces et livres concernent les problèmes particuliers de cette habitude
antisociale. Malheureusement, peu d'entre eux ont un rapport avec les
narcotiques. [...] Jaybird a passé quelques mois parmi les toxicomanes. Avec
l'aide de (nom du metteur en scène) nous avons choisi quelques drogués pour
improviser sur les thèmes de Jaybird.

La pièce de Gelber est une tranche réaliste de la vie des drogués,


semi-improvisée, filmée pour la télévision. Jim et Jaybird interviennent
au cours de l'action, ce sont eux qui terminent la pièce.
Voici deux pièces françaises, dans lesquelles une sorte de narrateur
tient un double rôle: il est en même temps extra-diégétique et intra-
diégétique. Le protagoniste de L 'œuf de Félicien Marceau (1956), Emile
Magis, est présent d'un bout à l'autre des deux actes, il s'adresse en
monologue au public, il parle avec d'autres personnages. C'est le
présentateur-commentateur qui commence Les maxibules de Marcel
Aymé (1961) :

Je m'appelle Bordeur et à dire la vérité, je ne suis pour les autres comédiens


qu'un auxiliaire de la pièce. Ce n'est pourtant pas l'avis de l'auteur. Il y a
quinze jours, en pleine répétition, le metteur en scène s'est mis dans une colère
bleue. Il a dit des horreurs, des mots orduriers que moi, Bordeur, je n'oserais
pas répéter. Les metteurs en scène, quand ils piquent leur colère, plus ils ont de
génie, plus ils sont grossiers. [...] Il faut vous dire que moi, je ne faisais pas
partie de la pièce. Je suis un de ces acteurs qui ont du talent à revendre et qui
n'arrivent pas à décrocher un rôle. Alors, j'étais venu rôder autour de la scène
pour essayer de me faire engager comme doublure.

Après un long monologue, Bordeur annonce: «Mais la pièce


commence. » Il est sur la scène pendant toute la pièce, il joue des rôles
épisodiques, il commente l'action et c'est lui qui a le mot de la fin.
En s'inspirant du théâtre élizabéthain, Aimé Césaire a introduit le
Présentateur-commentateur dans La tragédie du roi Christophe (1963),
notamment dans le Prologue et au cours du deuxième acte.
209
Pablo Neruda a donné une forme épique à sa pièce Splendeur et mort
de Joaquin Murieta (FuIgor y muerte de Joaquin Murieta, 1967). Dans Ie
Prologue, la voix du Poète présente l'histoire de « l'honorable bandit»
Murieta et va relater, au cours de la pièce, les étapes de sa tumultueuse
vie, le héros n'apparaissant jamais sur la scène. Neruda a introduit aussi
des Chœurs collectifs ainsi que deux spectacles intérieurs (dans les
tableaux 3 et 6).
Dans la tragi-comédie en deux actes de l'auteur russe Grigori Gorine
Oublier Erostrate! (1972) un personnage contemporain, l'Homme de
Théâtre, est le présentateur et le commentateur des événements survenus
il y a vingt-trois siècles. Il introduit les spectateurs au cœur du sujet:

Au quatrième siècle avant notre ère, dans la ville grecque d'Ephèse fut incendié
le temple d'Artémis. [...] Le temple si splendide qu'il fut considéré comme
l'une des sept merveilles du monde. [...] Il aurait duré des millénaires, mais il
durait à peine cent ans. Une nuit fatale de l'année 356, un habitant d'Ephèse, le
marchand nommé Erostrate a incendié le temple d'Artémis. Les maîtres des
cités grecques ont ordonné l'interdiction de mentionner le nom de l'incendiaire.
Oublier Erostrate! [...] Mais les ordres ont-ils un pouvoir sur la mémoire?
Aujourd'hui, quand les tirs et les explosions font trembler notre planète, quand
ici ou là le crime est devenu un phénomène normal et la cruauté ~ une chose
commune, je pense de plus en plus souvent à ce qui s'était passé au quatrième
siècle avant notre ère.

Métaphore politique? Erostrate = Staline ou Hitler? L'Homme de


Théâtre intervient au cours de l'action, il commente les événements, il
parle avec les personnages du passé. C'est lui qui termine la pièce.
Evoquons encore deux pièces polonaises. Dans Les vêtus sont nus
(Ubrani sa nadzy, 1970) d'Andrzej Turczynski, le Juge a une double
fonction: il est metteur en scène du spectacle et en même temps son
commentateur. C'est le Narrateur qui nous introduit dans La chasse aux
blattes (Polowanie na karaluchy, 1990) de Janusz Glowacki:

Bonsoir. Au début des années quatre-vingt, sous l'administation de Ronald


Reagan, quand le mur de Berlin existait encore, des centaines de milliers
d'émigrants de l'Europe de l'Est arrivaient aux Etats-Unis à la recherche de la
liberté et du pain. Particulièrement nombreux étaient les arrivants du pays de
Kosciuszko, de Pulaski et de Lech Walesa. Les héros de notre histoire ont été
choisis dans une foule des gens ordinaires. On verra leurs premiers pas sur le
sol américain. Les débuts n'étaient pas faciles...

210
Le tableau de la misérable existence d'un couple - auteur
dramatique et comédienne - se termine par une remarque ironique du
Narrateur :

Nous quittons nos héros au seuil d'un succès. Bientôt la persévérance,


l'assiduité au travail, l'énergie, la sensibilité, si typiques des ressortissants de
l'Est, vont triompher. Notre héros recevra le Prix Pulitzer et sa femme va
conquérir le public de Broadway. J'espère que vous avez passé une agréable
soirée.

Le présentateur apparaît parfois sous le nom de l'Auteur. Dans le


«drame surréaliste» de Roger Vitrac Les mystères de l'amour (1924)
l'Auteur intervient à côté du Directeur du théâtre. Le Prologue de la
trilogie L'invisible (Lo invisible, 1928) d'Azorin est assuré par l'Auteur,
l'Actrice, le Régisseur et une Dame. Dans la «farce violente en deux
actes» de Federico Garcia Lorca La savetière prodigieuse (La zapatera
prodigiosa, écr. 1925, repr. 1930) l'Auteur, en tant que prologue,
présente la pièce au public. Il a l'allure d'un magicien: un jet d'eau sort
de son haut-de-forme illuminé. La farce pour Guignol du même Garcia
Lorca, Le retable de Don Cristobal, (Retablillo de Don Cristobal, écr.
1931, publ.l938) commence par un dialogue entre le Directeur et le
Poète (auteur de la farce pour marionnettes) ; ils interviennent aussi au
cours du spectacle et c'est le Directeur qui termine la pièce en s'adressant
au public:

Saluons en Don Cristobal l'Andalou, cousin de Bouloulou galicien et beau-


frère de la mère Norica, de Cadix, frère de monsieur Guignol de Paris et oncle
de sieur Arlequin de Bergame, un des personnages grâce auquel se perpétue le
vieux génie du théâtre.

L'Auteur intervient dans le Prologue de la Nuit de guerre dans le


musée du Prado (Noche de guerra en el museo deI Prado, 1956) de
Rafael Alberti. Le Dramaturge et le Metteur en scène assurent le
Prologue de Hamlet 70 (1971) de l'auteur polonais Bohdan Drozdowski.
Le personnage de la pièce de Michel Vinaver Par-dessus bord (1972),
Jean Passemar, a un double caractère. Il est l'auteur de la pièce jouée sur
la scène: il fait un petit prologue, il se demande à plusieurs reprises
comment faire continuer l'intrigue, comment se tirer de telle ou telle
situation dramatique. D'autre part il est le personnage de la pièce jouée:

211
chef du service des ventes de la Société Ravoire et Dehaze. Il passe d'un
rôle à l'autre, sans qu'ils se confondent à aucun moment.

Adresse au public

Indépendamment des prologues et des chœurs il y a, parmi les


procédés de distanciation, l'adresse au public, dite par un personnage
intra-diégétique et parfois extra-diégétique. La pièce dont le titre même
constitue une adresse aux spectateurs, ou plus précisément aux
spectatrices, c'est N'écoutez pas, Mesdames! (1942) de Sacha Guitry.
Cette comédie en trois actes commence par un long monologue du
protagoniste, Daniel Bachelet, sur un ton de confidence: «Ne vous
mariez pas!... N'écoutez pas, Mesdames, car c'est aux hommes que je
m'adresse, bien entendu - à la plupart des Hommes -, à ceux de mon
espèce, tenez - c'est-à-dire à tous ceux qui adorent les femmes ». La
scène finale est un chassé-croisé où Daniel et sa femme Madeleine
affrontent le public:

MADELEINE,au public.
Oh! Vous l'entendez...
DANIEL
Je te défends de parler au Public.
MADELEINE
Laisse-moi seulement leur dire...
DANIEL
Non, tu ne parleras pas au Public, ouje fais tomber le rideau...
MADELEINE
Je voudrais pourtant...
DANIEL
Je te défends de leur parler.
MADELEINE
Mais pourquoi?
DANIEL
Parce que - à moi tu peux me mentir, à eux, je te le défends!
MADELEINE
Mais je...
DANIEL
Rideau!
Au Public.
N'écoutez pas, Mesdames!

212
C'est le Journaliste qui commence la pièce en quatre actes d'Armand
Salacrou Le Miroir (1956), ayant pour protagonistes Lucien Cazarilh,
« grand acteur de théâtre, vedette internationale de cinéma », et sa femme
Maryse, » grande actrice de théâtre» :

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, nous sommes les acteurs, c'est-à-dire


des hommes, des femmes, qui déjà commençons à n'être plus nous-mêmes;
nous allons jouer, comme disent les enfants et le jeu est déjà commencé. Ainsi,
regardez mon vieux camarade: (Il désigne Cazarilh.) Il n'est déjà plus mon
camarade de tous les jours, il devient Lucien Cazarilh ; Cazarilh, c'est le nom
dans notre histoire d'un grand acteur de théâtre qui gagne sa vie au cinéma.

La plus grande partie de la pièce se passe d'ailleurs pendant le


tournage d'un film. L'asile du bonheur (The Happy Haven, 1960) de
John Arden commence par une adresse au public du Docteur
Copperthwaite, personnage intra-diégétique, directeur d'une maison de
retraite médicalisée, dans les environs de Londres: « Bonsoir, Mesdames
et Messieurs. Tout d'abord, permettez-moi de dire combien je suis
content de vous voir ici [...]. Nous ne sommes, comme vous savez,
qu'une petite institution [...]. Je voudrais que vous rencontriez quelques
personnes âgées, dont nous avons soin. [...] Je suis directeur, je
m'appelle Copperthwaite. »
Parfois l'adresse au public n'intervient qu'au milieu de la pièce,
comme dans Electre de Jean Giraudoux (1937). C'est le «Lamento du
Jardinier» qui sépare les deux actes: « Moi, je ne suis plus dans le jeu.
C'est pour cela que je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne
pourra vous dire. [...] Je ne sais si vous êtes comme moi; mais moi
[...] » etc. Au troisième acte du Poème sur la hache (1930) de Nikolaï
Pogodine, dramaturge emblématique du réalisme socialiste et chantre du
régime soviétique, le Directeur du théâtre invite les spectateurs à visiter
une aciérie. Dans Impromptu de l'auteur américain Tad Mosel (1961)
deux acteurs et deux actrices, sur la scène vide d'un théâtre, discutent sur
la pièce à jouer, tout en s'adressant directement au public. Triangle de
James Saunders, «monologue pour trois personnages» (1965), montre
un Acteur qui, étendu sur un divan, est censé s'adresser à son
psychanalyste jusqu'à ce qu'il s'interrompe, se relève et vienne à l'avant-
scène expliquer aux spectateurs « la situation» en vérité bizarre: il a un
texte à dire; il doit, par contrat, tenir la scène quarante minutes, mais on
ne lui a donné que vingt minutes de texte. A lui d'inventer le reste, de

213
jouer son propre personnage comme il l'entend. Un appel insolite aux
spectateurs fut introduit par Fernando Arrabal dans Une orange sur le
mont de Vénus (écr. 1968, publ. 1976) : le protagoniste de cette saynète
érotique, Goya, demande «un volontaire pour lécher le jus entre les
jambes de Loïs ».
Enfin, la pièce tout entière qui est une adresse aux spectateurs:
Outrage au public (Publikumsbeschimpfung, 1966) de l'auteur autrichien
Peter Handke. Il s'agit d'un monologue pour quatre acteurs «un débat
sur le théâtre », depuis «Vous êtes les bienvenus» initial jusqu'à« Vous
étiez, ce soir, les bienvenus. Nous vous remercions. Bonne nuit»
terminal. C'est une confrontation constante avec le public:

Si nous considérons les deux pôles, vous êtes le pôle immobile. Vous êtes à
l'état larvaire. Vous êtes à l'état végétal. A tout bien considérer, vous n'êtes pas
des sujets. Vous n'êtes que des objets. Vous êtes les objets de notre dialogue.
Mais vous en êtes aussi le sujet.

La nature de leur performance, les acteurs la définissent de façon


suivante:

Nous ne simulons pas. Nous ne voulons pas évoquer d'autres personnes ou


d'autres lieux, bien que leur existence soit démontrée par les statistiques. Nous
renonçons au jeu de physionomie et au langage des gestes. Il n'y a pas de
personnages, donc pas d'acteurs. L'action n'est pas inventée de toute pièce,
puisqu'il n'y a pas d'action. Comme il n'y a pas d'action, il ne peut y avoir de
hasard. [...]
Car nous ne prétendons pas représenter l'une ou l'autre chose; nous ne sommes
que ce que nous sommes. Nous ne jouons pas nos propres personnages. Nous
nous contentons de parler. Nous n'inventons rien. Ici, rien n'est simulé. Rien
n'est fabriqué. Rien n'est laissé à votre fantaisie.

« Le Théâtre était votre miroir» - concluent-ils.


Signalons une autre technique de distanciation: intervention d'un
directeur de la troupe ou d'un régisseur annonçant au public un
événement fâcheux. Procédé utilisé bien avant Pirandello. Deux
exemples puisés dans les répertoires contrastés, théâtre de boulevard et
théâtre futuriste.
Dans le Prologue de la pièce de Sacha Guitry Jean III ou l'irrésistible
vocation du fils Mondoucet (1912), le Régisseur informe les spectateurs
qu'un comédien ayant été accidenté, on est à la recherche d'un

214
remplaçant. Ce remplaçant sera un amateur, ce qui amènera une
catastrophe.
Dans la très brève saynète (<<synthèse ») du futuriste italien
Francesco Cangiullo Conseil de révision (1916), après le passage d'un
cortège de noce le Directeur du théâtre, en frac, vient à la rampe et
annonce la scène suivante: le lendemain matin on apprend que le
mariage n'a pas été consommé. Le Marié, «petit, rachitique, très
ridicule », se plaint: « un mari qui été réformé deux fois ne peut pas être
en bons rapports avec une femme qui fut certainement apte au service
Dieu sait combien de fois! » Le Directeur du théâtre réapparaît:

Mesdames et Messieurs, le drame est fini. Seulement, si vous nous faites le


plaisir d'applaudir les acteurs, nous vous présenterons la Mariée. Bien qu'elle
n'ait pas eu de rôle dans la pièce, c'est tout de même... le premier rôle de ce
joli petit chef-d'œuvre.

Applaudissements du Public qui crie « La Mariée! La Mariée! Nous


voulons la Mariée! »

Le Directeur du Théâtre, avec un grand effort, s'empare de la Mariée et la


traîne à la rampe. Elle est en chemise, une couronne defleurs d'oranger sur sa
chevelure blonde. Timide et rougissante, elle cache ses yeux avec son bras nu.
Rideau.

La « pièce en deux ou trois actes» de Luigi Pirandello Comme ci (ou


comme ça) (Ciascuno a sua modo, 1924) se termine par l'intervention du
Directeur du théâtre:

Le directeur rentre dans les coulisses en disant: « Allons, messieurs, dégagez!


le spectacle est terminé. »La toile tombe, et dès qu'elle est tombée, le directeur
l'écarte pour se présenter devant la rampe.

LE DIRECTEUR. - Je suis désolé d'annoncer au public qu'à la suite des


déplorables incidents qui se sont produits à la fin du second acte, la
représentation du troisième ne pourra avoir lieu.

L'interruption d'un spectacle par l'intervention d'un personnage


extra-diégétique est le procédé utilisé par Thornton Wilder dans sa pièce
allégorique en trois actes La peau de nos dents (The Skin of Our Teeth,
1942). Au début du troisième acte le régisseur, Monsieur Fitzpatrick,
interrompt la représentation et annonce, par la bouche de l'interprète du
215
rôle principal (Monsieur Antrobus) que sept comédiens se trouvent
malades à la suite d'une intoxication alimentaire. Après avoir trouvé des
remplaçants et une brève répétition, on continue le spectacle. Dans la
dernière réplique l'un des personnages, Sabina, déclare: « La fin de cette
pièce n'est pas encore écrite. Monsieur et Madame Antrobus m'ont
demandé de vous dire: bonne nuit. »
Certains auteurs associent, dans le même ouvrage, plusieurs procédés
de distanciation par rapport à la fiction dramatique. Commençons par
Bertolt Brecht, figure emblématique de la distanciation, celui qui a
inventé le terme Verfremdungseffekt, ce qui veut dire littéralement effet
d'étrangeté.
La première en date pièce «distanciée» de Brecht, L'opéra de
quat'sous (Dreigroschenoper, 1928), écrite d'après L'opéra du gueux
(The Beggar 's Opera, 1728) de John Gay, contient plusieurs éléments
visant à créer cet effet. Un prologue chanté présente l'intrépide héros de
la pièce, Macheath. Puis, c'est Peachum, « directeur de la société L'Ami
du mendiant» qui s'adresse au public. Il intervient d'ailleurs comme
commentateur au cours de l'action. Il y a des panneaux où on lit les titres
des scènes successives. Les songs sont chantés directement face au
public. Dans «Le song de Salomon », après les strophes sur Salomon,
Cléopâtre et César, il y a un passage autoréférentiel :

Où est Brecht, et sa soif de science?


Vous savez ses chansons par cœur.
Il chercha avec trop d'insistance
D'où les riches tiraient leur splendeur.
Vous l'avez envoyé en exil :
Il n'avait qu'à se tenir tranquille!
Maintenant la nuit est descendue
Et vous savez ce qui s'est passé:
C'est sa curiosité qui l'a perdu.
Bienheureux qui sait s'en passer!

Dans ses « Remarques sur L'opéra de quat 'sous» Brecht insiste sur
le caractère épique des songs: «Lorsque l'acteur chante, il change de
fonction. [...] Trois niveaux: discours ordinaire, discours soutenu et
chant, doivent être séparés l'un de l'autre. [...] L'acteur doit non
seulement chanter, mais aussi montrer qu'il chante. » Enfin, le double
dénouement (d'ailleurs emprunté à la pièce de John Gay) rompt
radicalement l'illusion théâtrale. C'est Peachum qui annonce :
216
Cher public, nous y voilà:
Monsieur Macheath va être pendu,
Car vous savez bien qu'ici-bas
Chacun ne reçoit que son dû.

Mais pour que vous n'alliez pas penser


Que nous agissons cruellement,
Le héros ne va pas y passer:
Voici un autre dénouement.

Afin que vous voyiez, à l'opéra du moins,


La pitié l'emporter sur le droit,
Et parce que nous vous voulons du bien,
Voici qu'arrive le héraut du roi!

Celui-ci, qui fait son entrée « sur un fringant destrier », proclame:

A l'occasion de son couronnement, la reine ordonne que le captain Macheath


soit immédiatement relâché. (Acclamations et cris de joie.) Par la même
occasion, il est élevé à la noblesse héréditaire (acclamations et cris dejoie) et le
château de Mollebrique lui est accordé en fief personnel, ainsi qu'une rente à
vie de dix mille livres sur la cassette.

Dans la «pièce didactique» L'exception et la règle (Die Ausnahme


und die Regel, 1930) ce sont les Acteurs qui commencent le spectacle:

Nous allons vous rapporter


L'histoire d'un voyage. Un exploiteur
Et deux exploités l'entreprennent.
Observez bien le comportement de ces gens:
Trouvez-le surprenant, même s'il n'est pas singulier
Inexplicable, même s'il est ordinaire
Incompréhensible, même s'il est la règle.
Même le plus petit acte, simple en apparence
Observez-le avec méfiance! Surtout de ce qui est l'usage
Examinez la nécessité!
Nous vous en prions instamment:
Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse!

Et ils terminent la pièce :

Ainsi finit
L'histoire d'un voyage.
Vous avez entendu et vous avez vu.

217
vous avez vu ce qui est habituel, ce qui se produit sans cesse.
Mais nous vous en prions:
Ce qui n'est pas singulier, trouvez-le surprenant!
Ce qui est ordinaire, trouvez-le inexplicable!
Ce qui est habituel doit vous étonner.
Discernez l'abus dans ce qui est la règle
Et là où vous avez discerné l'abus
Trouvez le remède!

C'est le Héraut qui commence Le procès de Lucullus (Verhor des


Lukullus, 1939) :

Ecoutez! Lucullus, le grand Lucullus


N'est plus!
Le Général qui subjugua l'Orient,
Celui qui détrôna sept monarques,
Celui qui combla de richesse notre ville de Rome,
N'est plus.
Devant son catafalque
Que portent des soldats,
S'avancent les dignitaires de la grande Cité.

Il intervient au cours de la pièce pour expliquer le déroulement des


actions (ce texte fut conçu d'abord pour la radio). Il y a aussi le Chœur
des Soldats et le Chœur des Enfants.
Les deux pièces suivantes, qui datent de 1939 - Mère Courage et ses
enfants (Mutter Courage und ihre Kinder) et La vie de Galilée (Leben
des Galilei) - se contentent, comme élément épique, des panneaux
indiquant, avant chaque scène, le temps et le lieu de l'action. Par
exemple, dans Mère Courage, sous-titrée « Chronique de la Guerre de
trente ans» : « Printemps 1624. Le maréchal de camp Oxenstiern recrute
des troupes dans la région de Dalarne pour mener sa campagne contre la
Pologne », «Au cours des années 1625-1626. Mère Courage suit le train
des armées suédoises à travers la Pologne », «Trois ans plus tard »,
«Devant la ville d'Ingolstadt, en Bavière, [...] Nous sommes en l'an de
grâce 1632 », « En automne 1634, nous retrouvons la Mère Courage dans
les monts Fichtel, au-dessus de Bayreuth », «Toute l'année 1635, Mère
Courage et sa fille Catherine cheminent sur les routes de l'Allemagne
centrale », «Janvier 1636. Les troupes impériales menacent la ville
luthérienne de HaIlé ».

218
Et dans La vie de Galilée: «Galileo Galilei, professeur de
mathématiques à Padou, veut démontrer le nouveau système du monde,
imaginé par Copernic. Padoue, en l'an seize cent neuf [...] », « Galilée
fait hommage à la République de Venise d'une nouvelle invention [sa
lunette] », « 10 janvier 1610 [...] », «Galilée a changé le séjour de la
République de Venise contre celui de la cour de Florence », « 1616 : Le
Collegium Romanum, institut de recherche du Vatican, confirme les
découvertes de Galilée », « Mais l'Inquisition met à l'index le système de
Copernic (5 mars 1616) », «Après huit ans de silence, l'avènement d'un
nouveau Pape qui est lui-même un savant encourage Galilée à reprendre
ses recherches sur les sujets interdits: les taches du soleil », « Dans les
dix années suivantes, la doctrine de Galilée se répand parmi le peuple.
Partout, pamphlétaires et chanteurs ambulants s'emparent des idées
nouvelles. Au carnaval de 1632, de nombreuses villes d'Italie prennent
l'astronomie pour thème du cortège des corporations », «1633.
L'inquisition convoque à Rome l'illustre chercheur », «Le Pape. Un
appartement au Vatican. Le Pape Urbain VIII, anciennement cardinal
Barberini, a reçu le Cardinal Grand Inquisiteur », «Le 22 juin 1633,
Galilée devant l'Inquisition, désavoue sa doctrine sur le mouvement de la
terre », « 1633-1642. Prisonnier de l'Inquisition jusqu'à sa mort, Galilée
vit dans une maison de campagne près de Florence », «1634. Les
Discorsi de Galilée passent la frontière italienne ». Dans ses remarques
pour le metteur en scène Brecht a écrit notamment: « Quant aux décors,
le public ne doit pas avoir l'impression de se trouver dans un intérieur
italien de Moyen Age ou à Vatican. Le public doit conserver l'impression
qu'il est au théâtre ».
Dans Maître Puntila et son valet Matti (Herr Puntila und sein Knecht
Matti, 1940) le seul élément de distanciation épique est le Prologue récité
par la Vachère:

Très honoré public, notre temps n'est pas gai.


Sage qui s'inquiète, et sot qui vit en paix.
Comme il ne sert à rien de s'empêcher de rire,
C'est une comédie qu'il nous a plu d'écrire.
Le sel de nos propos n'est pas, noble maison,
Pesé dans la balance de précision
Du pharmacien, nous le déversons plutôt
Ainsi que des pommes de terre, par quintaux! [...]
Nous voulons vous montrer un certain personnage
Préhistorique, issu des plus anciens âges.

219
Il s'agit de l'être appelé propriétaire,
Gros animal bouffi, superflu sur la terre.
Si quelque part on le laisse faire, il s'installe,
Et devient pour les gens un fléau national.
Vous allez tous le voir s'ébattre en liberté
Dans un pays plein de noblesse et de beauté,
Et si l'humble décor ne l'évoque à vos yeux,
Notre texte peut-être y réussira mieux:
Brocs à lait tintant clair sous les bouleaux finnois,
Etés sans nuits planant sur le fleuve et les bois,
Hameaux roux éveillés par le coq au matin,
Fumées grises des toits montant dans l'air serein.
Tel est, nous l'espérons, le cadre où se jouera
Notre pièce sur le Maître du Puntila.

Le personnage présentateur et commentateur de la «parabole


dramatique» La bonne âme de Sé- Tchouan (Der gute Mensch von
Sezuan, 1940) est Wang, le porteur d'eau. Dans un long Prologue il se
présente au public et parle avec les trois Dieux qui arrivent dans la ville
de Sé-Tchouan. Wang réapparaît dans les intermèdes, à côté des Dieux. Il
y a un autre personnage, Chen-Té, le propriétaire d'un débit de tabac, qui
s'adresse de temps en temps au public. Dans l'Epilogue c'est un Acteur
qui prend la parole:

Cher public, n'aie point de mauvaise humeur,


Ce dénouement ne vaut rien, je le sais.
Nous rêvions d'une légende dorée,
Et voici qu'elle a pris un tour amer.
Désemparés, face au rideau baissé,
Nous voyons monter toutes les questions.
Pour nous, notre sort est entre vos mains,
Nous n'avons d'autre soin que de vous plaire

Et divertir. Hélas, pourquoi se taire,


Votre froideur signerait notre échec.
Est-ce la crainte qui nous paralyse?
Cela s'est vu. Où est la solution?
Nous ne l'avons trouvée, même à prix d'or.
Faut-il d'autres hommes? ou un autre monde?
Ou d'autres dieux? à moins qu'on ne s'en passe?
Nous voici atterrés du fond du cœur !
Afin de mettre un terme à ce malaise
Cherchez vous-mêmes s'il est un moyen
Pour aider une bonne âme à trouver

220
L'heureuse issue qu'appelle sa bonté.
Cher public, va, cherche le dénouement,
Il faut qu'il en existe un convenable,
Ille faut, il le faut!

C'est le Bonimenteur qui, devant le rideau, dit le Prologue de La


résistible ascension d'Arturo Vi (Der auhaltsame Aufstieg des Arturo Vi,
1941) :

Chers spectateurs, nous présentons


Vos gueules un peu, dans le fond!
Chapeau là-bas, la petit' dame !-
Des gangsters l'historique drame:
Stupéfiantes révélations
Sur le scandal' des subventions!
Nous vous montrons également
Les aveux d'Hindsborough avec son testament;
L'ascension d'Arthur Di au milieu de la baisse;
Vous verrez comment rebondit
Le tristement fameux procès de l'incendie,
Le meurtre de Dollfoot, la Iustic' dans les pommes,
Les gangsters en famille, ou la mort d'Ernest Rome,
Et pour apothéose, en un dernier tableau,
Les gangsters s'emparant enfin de Cicero.
Vous allez voir, joués par les plus grands acteurs,
Les illustres héros du monde des gangsters:
Gangsters morts et gangsters vivants,
Provisoires ou permanents,
Ceux qui sont nés gangsters ou le sont devenus,

Et il présente, l'un après l'autre, les principaux personnages de la


pièce. Sur le rideau sont collés des écriteaux qui mettent le spectateur au
cœur de l'action: «Le scandale des subventions aux Docks; la lutte
autour du testament et des aveux du vieil Hindsborough ; coup de théâtre
au procès de l'incendiaire des entrepôts; le gangster Ernesto Roma
liquidé par ses amis; intimidation et assassinat d'Ignace Dollfoot:
Cicero aux mains des gangsters ».

L'Epilogue est une adresse au public. C'est la morale de la pièce:

Vous, apprenez à voir, au lieu de regarder


Bêtement. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui a failli dominer une fois le monde.

221
Les peuples ont fini par en avoir raison.
Mais nul ne doit chanter victoire hors de saison:
Le ventre est encore fécond, d'où surgi la chose immonde.

Il Y a aussi une scène où un Acteur donne des leçons à Arturo Di


comment marcher « comme au théâtre et à l'opéra », comment prendre
des attitudes appropriées et comment réciter un discours (scène 7).
Dans Le cercle de craie caucasien (Der kaukasische Kreidekreis,
1944-45) le Chanteur Arkadi Tcheïdzé présente le spectacle donné
devant, et avec la participation, des kolkhoziens géorgiens vers la fin de
la Deuxième Guerre mondiale. Ce spectacle, inspiré d'une légende
chinoise du XIVèmesiècle, est intitulé Le cercle de craie. Le Chanteur,
élément épique, intervient tout au cours de l'action en commentant les
événements. Il assure le lien entre les épisodes et il termine la pièce par
un commentaire résumant la morale de la fable:

Quant à vous, spectateurs de cette longue histoire


Du cercle de craie caucasien,
Sachez bien ce qu'il faut en croire
Suivant l'opinion des anciens:
Chaque chose appartient à qui la rend meilleure :
L'enfant aux cœurs aimants afln de grandir bien,
La voiture au bon conducteur
Pour ne pas verser en chemin,
La vallée appartient à qui la désaltère
Pour que les meilleurs fruits jaillissent de la terre.

Evoquons deux écrivains, très éloignés l'un de l'autre esthétiquement


et idéologiquement, qui - avant Brecht - ont exploité à fond les
procédés visant à établir une distance entre le spectateur et les
événements représentés: Tristan Tzara et Paul Claudel.
Plusieurs éléments de distanciation convergent dans la pièce en
quinze actes de Tristan Tzara Mouchoir de nuages (1924). Voici
comment l'auteur présente le dispositif scénique:

La scène représente un espace fermé, comme une boîte, d'où aucun acteur ne
peut sortir. Au fond, à une certaine hauteur, un écran qui indique le lieu de
l'action, au moyen de reproductions agrandies de cartes postales illustrées,
enroulées sur deux rouleaux et qu'un machiniste déroule au fur et à mesure que
les actes passent, sans se cacher des spectateurs. Au milieu de la scène, un
tréteau. A droite et à gauche, des chaises, des tables de maquillage, les
accessoires et les costumes des acteurs. Les acteurs sont en scène pendant toute
222
la durée de la pièce. Quand ils ne jouent pas, ils tournent le dos au public,
s 'habillent ou parlent entre eux. Les actes se jouent sur le tréteau, les
commentaires en dehors du tréteau. A la fin de chaque acte, la lumière change
brusquement pour n'éclairer que les commentateurs; les acteurs ne sont plus
dans leurs rôles et quittent le tréteau. La lumière change aussi brusquement à
la fin de chaque commentaire et les projecteurs d'en haut et de côté n'éclairent
que le tréteau. Les électriciens et les réflecteurs sont sur la scène. Deux aides
mettent ou enlèvent les accessoires sur le tréteau.

C'est un drame qui se joue entre trois personnages: le Poète, la


Femme du Banquier et le Banquier. Après chaque acte interviennent les
commentateurs A, B, C, D, et E qui non seulement parlent de l'intrigue
de la pièce, mais se placent aussi au niveau de la représentation, ce qui
crée un effet supplémentaire de distanciation.
Après l'acte VII, ils disent:

D. - Comme c'est le milieu de la pièce, ne croyez-vous pas qu'un entracte


ferait bien ici ?
C. - Non, l'auteur ne veut pas d'entracte. Il dit que c'est l'entracte qui a tué le
théâtre.
D. - Alors continuons.
- En scène pour le huit. ..

Mouchoir de nuages contient aussi une pièce intérieure. C'est la


représentation d' Hamlet dans un théâtre, à laquelle assistent le Banquier
et sa femme, le Poète jouant le rôle du Prince de Danemark. Ce spectacle,
composé de quelques fragments de la tragédie de Shakespeare, remplit
l'acte XII de la pièce de Tristan Tzara, intitulé «Les remparts
d'Elseneur ».
Quant à Paul Claudel, on trouve des éléments de distanciation
notamment dans Le soulier de satin (1924). C'est l'Annoncier qui ouvre
la pièce en commençant par le titre: « Le soulier de satin ou le pire n'est
pas toujours sûr, action espagnole en quatre journées ». Il poursuit: « La
scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du
XVlème, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIèmesiècle »,
avant de décrire le décor. Il y a, au cours de la pièce, quelques autres
interventions visant à rompre l'illusion théâtrale, notamment celle de
l'Irrépressible qui dit, au début de la 2èmejournée:

Allons, manants, le public s'impatiente plus vite, je vous prie! hou! sus! prst !
presto! enlevez-moi ça ! débarrassez le plancher!
223
- Manants est bien théâtre,j'aurais dû attendremon costume. Mais je n'ai pas
eu la patience de moisir dans cette loge où l'auteur me tient calfeutré. Vingt
fois l'habilleuse a paru à la porte et c'est toujours pour un autre que moi et je
reste là à galoper sur place ma chaise devant la glace!
On se défie de mon ardeur, je mène les choses trop vite, en deux foulées nous
serions au but et le public serait trop content!
C'est pourquoi l'auteur me tient en réserve, un en-cas si je puis dire, avec tout
un peuple de figurants qui font un grand bruit de pieds dans les greniers de son
imagination et dont vous ne verrez jamais la figure.
Mais moi on ne me contient pas si facilement, je fuis comme un gaz par-
dessous la porte et je détone au milieu de la pièce!

Dans une autre pièce de Claudel, Le livre de Christophe Colomb


(1927), le présentateur épique omniprésent porte le nom d' Explicateur. Il
commence la pièce, intervient au cours de l'action, annonce le lieu des
scènes successives, dialogue avec le Chœur et avec Christophe Colomb.

224
Jeux de miroirs

Les jeux de miroirs comme procédé dramaturgique et scénographique


comportent plusieurs variantes: autoréférence, personnage qui est le
calque de l'auteur, comédien qui s'identifie avec le personnage
interprété, présentateur qui reflète la pièce représentée, personnage qui
tend une glace aux spectateurs, pièce intérieure qui réfléchit la pièce
cadre, reflet de la salle au fond de la scène.
Nous les passerons en revue, en donnant des exemples.

A utoréférence

La forme rudimentaire, et la plus ancienne, de la réflectivité est le


nom de l'auteur et/ou le titre de sa (ses) pièce (s) mentionnés dans le
dialogue. Plaute fait prononcer son nom dans plusieurs de ses comédies,
d'habitude dans le Prologue: «vous souhaitiez voir des comédies de
Plaute» (Casina ou les tireurs de sort), «j e vous apporte Plaute, sur ma
langue, sinon sur ma main» (Les Ménechmes), « cette comédie s'appelle
Le Carthaginois, en grec; en latin, Plaute l'appelle L'oncle» (Poenulus),
«voici une longue comédie de Plaute qui arrive sur la scène»
(Pseudolus), « Plaute vous demande un tout petit terrain, une petite partie
de votre grande et magnifique ville, pour y transporter Athènes, sans
architectes» (Truculentus).
Dans Le malade imaginaire (1673) un échange de répliques est
consacré à Molière. A la proposition de son frère, Béralde, d'aller voir
«quelqu'une des comédies de Molière », le «malade imaginaire»
répond:

ARGAN: C'est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le
trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les médecins.

BÉRALDE: Ce ne sont point les médecins qu'il joue, mais le ridicule de la


médecine.
ARGAN: C'est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine; voilà un
bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des
ordonnances, de s'attaquer au corps des médecins, et d'aller mettre sur son
théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

BÉRALDE: Que voulez-vous qu'i! y mette que les diverses professions des
hommes? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d'aussi
bonne maison que les médecins.

(acte III, sc. 3)

Dans la comédie de Carlo Goldoni L'impresario de Smyrne


(L'impresario delle Smirne, 1759) on cite les noms de quelques auteurs
comiques, notamment celui de Goldoni. Dans une scène de L'esprit de la
terre (Erdgeist, 1895) de Frank Wedekind, qui se passe dans la loge de
Lulu, pendant un spectacle, le directeur du théâtre parle de la pièce
intitulée L'esprit de la terre. La première pièce de Fanny (Fanny's First
Play, 1911) de George Bernard Shaw abonde en remarques auto-
ironiques sur Shaw comme dramaturge: « Shaw est physiologiquement
incapable d'une note de passion », «tous les personnages de Shaw c'est
lui-même, simples poupées créées pour faire pérorer Shaw», «Shaw
n'écrit pas ses pièces comme pièces, tout ce qu'il veut faire c'est
d'insulter tout le monde et faire parler de lui ». Dans la dispute
passionnée qui suit, les protagonistes répètent maintes fois le nom de
Shaw.
Nombreuses sont les autoréférences chez Pirandello. Au début de Six
personnages en quête d'auteur (1921) une didascalie parle des «acteurs
censés participer aux répétitions du Jeu des rôles, la pièce de Pirandello
inscrite au tableau de service ». Ensuite, face aux critiques des
comédiens, le Directeur lance, en colère: «Que voulez-vous que j'y
fasse si de France il ne nous arrive plus une seule bonne pièce et si nous
en sommes réduits à monter des pièces de Pirandello - rudement calé
celui qui y comprend quelque chose! - et qui sont fabriqués tout exprès
pour que ni les acteurs, ni les critiques, ni le public n'en soient jamais
contents? » Dans Comme ci (ou comme ça) (1924) les spectateurs et les
critiques discutent sur les pièces de Pirandello, avant qu'un Sympathisant
prévient: «Attention! Pirandello est dans les coulisses ». Dans Ce soir
on improvise (1930) le directeur du théâtre, Hinkfuss, révèle au public
que l'auteur de la nouvelle qui lui a servi de canevas pour le spectacle
improvisé est Pirandello:
226
Eh oui! Pirandello! Encore lui! Il n'en fera jamais d'autres! Il a
déjà ridiculisé deux de mes collègues. Le premier, il lui a expédié six
personnages perdus, en quête d'auteur, qui ont apporté la révolution sur
la scène et fait perdre la tête à tout le monde. Le second, il lui a donné
sans prévenir une comédie à clé, si bien que le public a tempêté et que le
spectacle a sombré. Mais moi, rassurez-vous, aucun danger. Il ne m'aura
pas. Je l'ai supprimé. Son nom ne figure pas même sur les affiches.
D'ailleurs, j'aurais mauvaise grâce à le rendre responsable, si peu que ce
soit, du spectacle de ce soir. Le seul responsable, c'est moi.
La pièce jouée par la Compagnie de la Comtesse, dans Les géants de
la montagne de Pirandello, n'est autre que La fable de l'enfant échangé
du même auteur.
Dans La mort de Cuchulain (Death of Cuchulain, 1939) du poète
irlandais William Butler Yeats, le Vieil Homme comme présentateur
parle des «pièces de Monsieur Yeats ». Dans Les monstres sacrés de
Jean Cocteau (1940) Esther évoque la représentation de La voix humaine
du même auteur. Dans le «pseudo-drame» d'Eugène Ionesco Victimes
du devoir (1953) Nicolas d'Eu déclare au Policier: « La vérité est que je
n'écris pas, moi, et je m'en vante! »; devant l'insistance du Policier
«On doit écrire », Nicolas répond: «Inutile. Nous avons Ionesco et
Ionesco, cela suffit! » Dans le prologue de la Nuit de guerre dans le
Musée du Prado (Noche de guerra en el Museo deI Prado, 1956) de
Rafael Alberti l'Auteur déclare: «Je ne vous ai pas dit mon nom [...],
vous pouvez le trouver sur l'affiche ou sur le programme.» Dans
L'escalier (The Staircase, 1967) de Charles Dyer, l'un des deux
protagonistes, acteur raté, porte le nom et le prénom de l'auteur de la
pièce, tandis que ceux de son compagnon en sont un anagramme.
Et voici quelques exemples plus récents. Friedrich Dürrenmatt, dans
Achterloo (1983), cite ses propres pièces. Les noms des deux coauteurs
apparaissent dans le dialogue de Barby de Rudi Strahl et Peter Hacks
(1983). Le nom d'Ireneusz Iredynski est énoncé dès la première réplique
de sa pièce L'autel élevé pour soi-même (1981) qui se passe dans un
magasin de décors et d'accessoires. Le personnage de L'extravagante
réussite de Jésus-Christ, Karl Marx et William Shakespeare de Fernando
Arrabal (1982), Tallarin, parle d'une pièce blasphématoire qu'il était en
train d'écrire et qui porte exactement le même titre.
Enfin, le titre d'une pièce encore non écrite: dans Ils (Oni, 1920)
Stanislaw Ignacy Witkiewicz évoque le spectacle intitulé La
227
métaphysique du veau à deux têtes, titre d'une pièce qu'il devait écrire un
an plus tard.
L'autoréférence concerne parfois la pièce tout entière. Vers la fin de
La critique de L'école des femmes de Molière (1663) Uranie conclut: « Il
se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve qu'on
en pourrait bien faire une petite comédie, et que cela ne serait pas trop
mal à la queue de L'école des femmes ». Et, s'adressant à Dorante:
« faites un mémoire de tout, et le donnez à Molière, que vous connaissez,
pour le mettre en comédie. » Et voici deux pièces polonaises du XXème
siècle. A la fin de la comédie d'Antoni Cwojdzinski La théorie
d'Einstein (Teoria Einsteina, 1935) l'Homme de lettres annonce qu'il va
écrire une pièce sur tout ce qui venait de se passer. Le «mystère
moderne» de Roman Brandstaetter Le théâtre de saint François (Teatr
swietego Franciszka, écr. 1948, pub!. 1958) se termine par la scène, où le
Vieil Acteur s'adresse à l'Auteur: « Tu vas écrire un mystère sur tout ce
qui s'est passé dans notre théâtre. [...] Nous allons jouer le mystère
intitulé Le théâtre de saint François ».
La référence à l' œuvre entière de son auteur, on la trouve dans la
« burlesque» en un acte d'Arthur Schnitzler, Zum grossen Wurstel
(1904) qui se passe dans un parc de distractions viennois, Wurstelprater,
où un public populaire assiste au spectacle de marionnettes. Après
l'introduction du directeur-bonimenteur, le jeu des marionnettes se
déroule, entrecoupé des réflexions du public. On reconnaît dans les
marionnettes les principales figures du théâtre de Schnitzler, c'est une
parodie des problèmes et des êtres qui l'ont occupé au long de sa carrière
d'écrivain.
On peut signaler aussi une autre variante de l' auréférence: un
comédien qui joue un personnage portant son propre nom. L'exemple en
est Jodelet, auteur comique du XVnèmesiècle devenu un type. Il acquit la
célébrité en jouant la farce à l'Hôtel de Bourgogne et au Théâtre du
Marais, ensuite il interprèta le personnage portant son nom dans une
dizaine de pièces, notamment Jodelet ou le maître valet et Jodelet
duelliste de Scarron, Le geôlier de soi-même de Thomas Corneille,
Jodelet astrologue de Métel d'Ouville, Les précieuses ridicules de
Molière.
Une pièce espagnole de Yasmina Reza (2004) est une vraie pièce
gigogne et pièce miroir. L'action en est située dans un théâtre qui joue la
pièce d'un certain Olmo Panero, intitulée Une pièce espagnole. Celle-ci
228
se passe partiellement dans un théâtre et l'une des protagonistes, actrice,
répète une pièce bulgare.
La référence au spectacle « ici et maintenant» est utilisée par Luigi
Pirandello dans Ce soir on improvise (1930). Tout au début de la pièce
nous lisons:
Cette comédie sera annoncée dans la presse et
sur les affiches sans nom d'auteur, de la
manière suivante:

Théâtre N.N.
Ce soir on improvise
sous la direction du professeur Hinkfuss
avec le concours du public qui voudra bien
y participer
et avec MM. N... N... N...
et Mmes N... N... N...
A la place des points, on mettra le nom des
principaux acteurs et actrices.

Les voix dans la salle commentent ce qui se passe sur la scène et


discutent avec le directeur-metteur en scène Hinkfuss. Celui-ci appelle
les comédiens par leurs vrais noms.
L'exemple achevé de l'autothématisme par le truchement d'un
présentateur est la pièce de Thornton Wilder Notre petite ville (Our
Town, 1938). Elle est dotée d'un commentateur extra-diégétique en la
personne de Régisseur qui présente non seulement les personnages et les
situations de la pièce, mais aussi le spectacle hic et nunc, en citant le titre
de la pièce et les noms de ses réalisateurs. Voici le début du premier
acte:

Pas de rideau. Pas de décor. Le public, en


arrivant, voit une scène vide demi-éclairée. Le
Régisseur, en chapeau, une pipe à la bouche,
entre et commence à placer une table et trois
chaises à gauche et une table et trois chaises à
droite. [...] Lorsque l'éclairage de la salle
s'éteint [...] il regarde les derniers arrivants,
adossé contre le pilier d'avant-scène. Quand la
salle est totalement plongée dans l'obscurité, il
dit: « Cette pièce s'appelle Notre petite ville.
Elle fut écrite par Thornton Wilder, produite et
mise en scène par A (ou: produite par A...,

229
mise en scène par B...). Vous allez y voir Melle
C..., Melle D..., Melle E..., et Monsieur F...,
Monsieur G..., Monsieur H... et beaucoup
d'autres.
La petite ville s'appelle Grover 's Corners, New
Hampshire. [...} L'acte l montre une journée
dans notre petite ville. C'est le 7 mai 1901. ))

Et il décrit minutieusement la ville et quelques-uns de ses habitants.


Quant aux décors, les changements à vue accentuent le caractère
« distancié» de la pièce. A la fin de l'acte l le Régisseur annonce:
« C'est la fin du premier acte, mes amis. Vous pouvez maintenant aller
fumer, ceux qui fument. » Il ouvre l'acte II : «Trois ans ont passé. [...]
Le premier acte s'appelait la Vie Quotidienne. Celui-ci s'appelle Amour
et Mariage. Il y a un autre acte après celui-ci, je pense que vous pouvez
deviner de quoi s'agira-t-il. Ainsi, trois ans plus tard, c'est 1904. » A la
fin de l'acte II le Régisseur annonce: « C'est tout pour le deuxième acte.
Dix minutes d'entracte. » Au début de l'acte III il dit: « Cette fois, neuf
ans ont passé, mes amis - été 1913.» La scène est dans un cimetière.
C'est le Régisseur qui termine la pièce: «Onze heures à Grover's
Corners. Bon repos pour vous, aussi. Bonne nuit. »

Personnage = auteur
Le spécimen classique de l'identité parfaite de l'auteur avec le
personnage est L'impromptu de Versailles. Lors de la création de cette
comédie, en 1663, Molière assumait une triple fonction: auteur,
personnage et acteur. Si l'on considère l'acteur interprétant un
personnage comme un signe (ou plutôt macrosigne), celui-ci a deux
référents: Molière-personnage et Molière-auteur. Il y a là identification
du signe et de ses référents.
L'exemple moderne d'une pareille situation (triple fonction) est la
«tragédie en deux actes avec prologue et épilogue» de Vladimir
Maïakovski, intitulée Vladimir Maïakovski (1913), dans laquelle le poète
lui-même jouait le rôle de Vladimir Maïakovski. Dans le prologue, il
s'adressait directement à la salle et faisait des remarques dans la direction
du public tout au cours de la représentation. Trois ans après ce début
dramaturgique du poète russe, le «père» du futurisme italien, Filippo
Tommaso Marinetti, a écrit une miniature dramatique Les loirs (synthèse
230
théâtrale), scène tragi-grotesque qui représente Marinetti et son ami, le
peintre Boccioni, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale
(Marinetti y prit part comme volontaire). La même année 1916 fut publié
La première aventure céleste de Monsieur Antipyrine de Tristan Tzara,
où l'auteur intervient sous son propre nom pour réciter le manifeste Dada
(repr. 1920).
Evoquons deux dramaturges allemands de l'époque de Goethe qui se
sont représentés comme personnages de leurs pièces. Jakob Michael
Reinhold Lenz apparaît, à côté de Goethe, dans son Pandaemonium
Germanicum (1775). Christian Dietrich Grabbe se manifeste à la fin de
sa comédie en trois actes Plaisanterie, satire, ironie et signification plus
profonde (Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, 1822) :

MORT-AUX-RATS - Mais qui donc vient là-bas avec cette lanterne à travers
la forêt? [...]

LE MAITRE D'ECOLE - [...] C'est le maudit Grabbe ou, comme on devrait


plus proprement le nommer, le minuscule Grabbe, l'auteur de cette pièce. Il est
bête comme un sabot de vache, bave sur tous les écrivains et n'est lui-même
bon à rien [...] ! Fermez-lui la porte au nez!

GRABBE (dehors devant la porte)- o maudit maître d'école!


Incommensurable sac à mensonges! [...]

LIDDY - Maître d'école, comme vous êtes amer envers un homme qui vient
de vous écrire! (On frappe) Entrez!

Grabbe entre, avec une lanterne allumée. Le rideau tombe.

Dans L'impromptu de l'Alma d'Eugène Ionesco (1956) nous sommes


en présence d'une double réflectivité: celle de l'auteur et celle de la
pièce elle-même. Ionesco est le protagoniste de son Impromptu. Il
travaille sur une pièce Le caméléon du berger (titre qui constitue
d'ailleurs le sous-titre de L'impromptu). Ce qui est particulier à l'ouvrage
de Ionesco, c'est que la pièce extérieure (L'impromptu de l'Alma) et la
pièce intérieure (Le caméléon du berger) ne font qu'un. Quand Ionesco-
personnage, encouragé par Bartholoméus I, commence la lecture de la
pièce qu'il est en train d'écrire, nous nous apercevons que ce n'est rien
d'autre que le début de L'impromptu de l'Alma. Quand il reprend sa
lecture, cette fois pour Bartholoméus II et Bartholoméus III, c'est
toujours le même début. Ionesco est le personnage principal de
231
L'impromptu, il est le personnage principal du Caméléon, et puisque,
dans cette dernière pièce, on peut supposer un autre (ou le même)
Caméléon avec un Ionesco, l'effet rappelle celui de la couverture d'un
magazine sur laquelle on voit un lecteur tenir entre ses mains le même
numéro du magazine avec l'image du même lecteur, et ainsi de suite. Les
pièces intérieures virtuelles sont donc superposées en abyme.
De nos jours, deux hommes de théâtre français ont exploité à fond le
jeu de miroirs autoréférentiel. Philippe Caubère a créé, entre 1980 et
1995, une saga de sa vie et de sa carrière théâtrale, un brillant one man
show qui a donné au total onze spectacles de trois heures chacun, sous le
titre général Le roman d'un acteur. Il y joue cent cinquante personnages.
Un exploit inégalé. Un autre boulimique du théâtre, Jérôme Savary, a
retracé l'histoire de son Magic Circus avec, comme personnage principal,
Jérôme Savary joué par Jérôme Savary, dans Nina Stromboli (1996). En
2004, il a créé un spectacle intitulé La vie d'artiste racontée à ma fille,
dans lequel, accompagné sur scène de sa fille Nina, il raconte sa vie,
depuis son enfance jusqu'au Magic Circus et ses autres aventures
théâtrales.

Acteur = personnage

Il existe aussi une forme de référencialité qui consiste à montrer un


comédien s'identifiant avec le personnage interprété. C'est le cas de saint
Genest, acteur et martyr, notamment dans les pièces de Nicolas
Desfontaines et de Jean Rotrou, dont il est question ailleurs. En ce qui
concerne le XXème siècle, citons Sortie de l'acteur de Michel de
Ghelderode (écr. 1930-1935), où le jeune comédien, Renatus, confond
son rôle avec la réalité et s'identifie avec le personnage condamné à
mort. Dans la pièce de l'auteur tchèque Dalibor C. Faltis Véronique
(1941), qui se passe dans un village pendant la représentation de la
Passion, le personnage titre, une paysanne, s'identifie avec son rôle de
sainte Véronique. Le théâtre de saint François, «mystère moderne en
trois actes» (qu'on vient de citer) de Roman Brandstaetter, montre un
Acteur qui, profondément marqué par le rôle de saint François d'Assise,
quitte la scène pour réaliser dans la vie les idéaux du « Poverello ». « La
réalité s'était-elle transformée en théâtre? ou peut-être le théâtre s'était
transformé en réalité» - remarque le Vieil Acteur.

232
*

Après l'identification personnage-auteur et acteur-personnage, voici


le miroir tendu par le personnage au spectateur pour qu'il s'y
reconnaisse. Dans l'avant-dernière scène du Révizor de Gogol (1836), le
Gouverneur (Gorodnitchi), après avoir dit: «il se trouvera quelque
barbouilleur, quelque écrivassier pour te [me] fourrer dans une
comédie. .. [...] et tous se mettront à rire et à applaudir comme des
imbéciles! », il interpelle les spectateurs: « De quoi riez-vous? C'est de
vous-mêmes que vous riez!... » Un miroir tendu au public. D'ailleurs
Gogol a mis comme épigraphe de son Révizor ce dicton populaire: «Ne
t'en prends pas au miroir si tu as la gueule de travers ».
Une situation originale d'une spectatrice s'identifiant avec le
personnage vu sur la scène fut exploitée par Jean Bois dans sa pièce
intitulée Marthe (1985). La scène se passe dans la loge où un couple de
comédiens se démaquille, après le spectacle d'une pièce dont le sujet est
l'assassinat d'un vieillard par sa fille, Marthe. Une jeune personne,
Reine, s'introduit dans la loge et affirme qu'elle est le modèle vivant de
Marthe la fictive. Schizophrène, elle veut se refaire sa vie au théâtre. Il y
a un va-et-vient continuel entre la réalité et la fiction, un jeu de miroirs
entre le théâtre et la vie. Le réel et l'onirisme s'y côtoient.

Intra-pièce = pièce cadre

Une espèce particulière de réflectivité: lorsque la pièce intérieure


reflète, comme dans un miroir, la situation vécue par les personnages de
la pièce extérieure. Le plus célèbre spécimen de ce procédé est Hamlet de
Shakespeare. Le meurtre de Gonzague joué par les comédiens ambulants
restitue le crime commis par Claudius. Cette « micropièce » est un miroir
qu'Hamlet tend à son oncle et beau-père. Il s'agit de faire ressentir à
Claudius la culpabilité réelle qui correspond au spectacle du meurtre. Le
roi s'y reconnaît et brise la glace qui lui est tendue - la représentation
est interrompue.
Dans la pièce en cinq actes de Thomas Middleton et William Rowley
La gitane espagnole (The Spanish Gipsy, 1623, impr. 1653) il y a deux
intra-spectacles. Le premier, à l'acte III, est donné par un groupe de
jeunes gens de l'entourage de Fernando, corregidor (maire) de Madrid,
parmi lesquels sa fille Constanza: déguisés, ils simulent d'être une
233
troupe de gitans. (Le sujet en est puisé probablement dans la nouvelle de
Cervantès La Gitanella.) Le deuxième spectacle, dont le sujet a été
imposé par Fernando, occupe la scène 3 de l'acte IV. C'est l'histoire
amoureuse de Rodrigo, fils de Fernando, et Clara, que reflète cette intra-
pièce. Pendant la représentation Clara se trouve parmi les spectateurs et
Rodrigo sur la scène. Le spectacle est interrompu par un incident
sanglant dans les coulisses.
Les personnages des Acteurs de bonne foi de Marivaux (1757), qui
s'appellent Merlin, Blaise, Lisette et Colette, préparent une comédie où
chacun a un rôle qui est en rapport avec sa situation amoureuse.
L'action de la pièce en cinq actes de Jakob Michael Reinhold Lenz
Les amis font le philosophe (Die Freunde machen den Philosophen,
1776), est située à Cadix et partiellement à Marseille. Un jeune
Allemand, Strephon, aime Séraphine, une jeune aristocrate espagnole,
dont il est aimé. Mais l'écart entre leurs situations sociales rend le
mariage impossible. Lenz insère dans le déroulement de l'action, au
mème acte, la représentation d'un drame ayant pour sujet les amours de
Ninon de Lenclos et du chevalier de Villiers, au cours de laquelle
Strephon, qui joue le rôle du chevalier, exprime à Séraphine, par le
truchement de cet artifice, son amour et son état d'âme.
Dans l'opéra en deux actes de Ruggero Leoncavallo Paillasse (I
pagliacci, 1892) la situation dans le spectacle donné par une troupe
ambulante est analogue à la situation réelle des personnages: Canio, le
mari trompé, tue pour de vrai sa femme Nedda et son rival. La répétition
ou l'amour puni de Jean Anouilh (1950) contient, comme pièce
intérieure, une comédie authentique de Marivaux, La double
inconstance; mais pour le Comte et pour Lucile, leur situation dans la
vie correspond à celle des personnages qu'ils incarnent dans la pièce
répétée. Arrabal a introduit dans L'architecte et l'empereur d'Assyrie
(1967) une courte scène, le «Petit cérémonial », qui constitue une
miniature, un reflet du drame entier. La pièce de Ronald Harwood Le
reflet de la gloire (Reflected Glory, 1992) raconte I'histoire de deux
frères ennemis. Alfred est propriétaire d'un restaurant londonien,
Michael est un auteur dramatique célèbre qui exploite dans ses pièces les
motifs puisés dans la vie de leur famille. Ils assistent à la générale de la
nouvelle pièce de Michael, Mon frère (Brother Mine), qui reflète le
conflit entre les deux frères. La pièce intérieure se termine par une scène

234
où Alfred, mourant, se réconcilie avec Michael. Cela annonce la
réconciliation des frères dans l'intrigue de la pièce cadre.
Enfin, une comédie dans laquelle la vie reproduit une situation
présentée dans une pièce policière: Comédie pour un meurtre de J.1.
Bricaire et M. Lasaygues (1979). Pendant la répétition de la pièce où un
meurtre est commis au théâtre, un jeune acteur assassine un critique
théâtral malveillant. La situation ressemble à tel point que l'on peut se
demander si le comédien meurtrier ne s'était pas inspiré de la pièce en
répétition.

La scène à l'envers

L'effet le plus spectaculaire de jeu de miroirs est obtenu par un


procédé scénographique : un rideau au fond de la scène et, au-delà de ce
rideau, le reflet présumé de la vraie salle. C'est en pleine époque
baroque, à Rome, qu'on a assisté à un spectacle exploitant à fond cet
effet. L'auteur du texte, le décorateur et le metteur en scène en fut
Giovanni Lorenzo Bernini, autrement dit le Cavalier Bernin, représentant
le plus universel et le plus prestigieux peut-être du baroque italien,
architecte, sculpteur, peintre, scénographe, acteur et écrivain, immortalisé
par le fameux baldaquin de la basilique ainsi que la colonnade de la place
Saint-Pierre. C'est en février 1637 que Bernini réalisa sa Comédie des
deux théâtres en présence «de quatorze cardinaux ainsi que d'une
infinité de prélats et chevaliers », comme écrit un témoin de cet
événement. Nous en avons la description dans une lettre de Massimiliano
Montecucoli au duc de Modène3et aussi dans une biographie du Bernin
publiée à Florence, en 1682.4
Au fond de la scène, on voyait la reconstitution fidèle de la salle avec
un public, partiellement composé de figurants et partiellement en trompe-
r œil, qui ressemblait autant que possible aux vrais spectateurs se
trouvant dans la salle. Ceux-ci avaient donc l'impression de se mirer dans

3 Lettre du 20 février 1637, conservée aux archives de Modène, reproduite in Stanislao Fraschetti,
Il Bernini. La sua vita, la sua opera, il suo tempo, Milano, Ulrico Hoepli Editore, 1900, pp. 262-
263.
4 Filippo Baldinucci, Vita del cavaliere Gio. Lorenzo Bernini, réédition avec introduction et notes
par S. Samek Ludovici, Milano, 1948.
235
une glace. Sur la scène, il y avait deux Coviello5 identiques qui, papier et
crayon dans la main, semblaient dessiner, l'un tourné vers la salle
authentique (il popolo vera), l'autre vers sa reproduction au fond du
plateau (il popolo finto). Il se mettent d'accord que, pendant toute la
comédie, les répliques seront adressées tantôt à l'un tantôt à l'autre
public. A la fin, on a pu voir, au fond, les spectateurs « feints» partir, les
uns en carrosses à deux ou même à six chevaux, d'autres à cheval,
d'autres encore en chaises à porteurs ou à pied. Le vrai public devait les
rejoindre à la sortie.
Procédé de caractère scénographique plutôt que dramaturgique,
concernant les rapports spatiaux entre les acteurs et le public mais non
sans résonance philosophique (comme le prouve la dernière scène avec
l'apparition de la Mort), le spectacle de Bernini constitue peut-être le
sommet de ce qu'on pourrait imaginer en tant que jeux d'illusion ou
tromperie, obtenus au moyen d'une« mise en miroir ».
Ce genre de jeu de miroirs a des prolongements au XIXèmeet au
XXèmesiècle, aussi bien dans la dramaturgie que dans la mise en scène.
En voici quelques exemples.
Au troisième acte de l'opéra comique de Jacques Offenbach Madame
Favart (1878, paroles d'Alfred Duru et Henri Chivot) qui montre les
aventures de la célèbre actrice du XVnrèmesiècle, « un théâtre est dressé
à la hâte [dans un camp militaire] dont l'ouverture est censée tournée
vers le fond de la scène, et dont par conséquent on ne voit que le
derrière ».
Emile Zola décrit en détaille décor du quatrième acte de sa pièce en
cinq actes Sylvanire ou Paris en amour (écr. 1902, publ. 1921, repr.
1925) :

L'arrière-scène de l'Opéra. La plantation est faite de façon que la scène et le


rideau se trouvent au fond, de biais, à droite, à l'envers de la salle
naturellement. Mais on ne voit pas le rideau, car le décor du ballet que l'on
joue, vu à l'envers, le cache. Donc, tout l'envers de ce décor, éclairé vivement
par les herses et les rampes.

5
Valet de la commedia dell 'arte, notoire depuis le début du xvnème siècle, Corvielle devait être
repris par Molière dans Le bourgeois gentilhomme: valet de Cléante, c'est lui qui organise la
mascarade turque.
236
Une des scènes de La nuit de novembre (Noc listopadowa, 1904) du
poète polonais Stanislaw Wyspianski qui fut en même temps peintre et
scénographe, se déroule en 1830, au Théâtre des Variétés de Varsovie
dont la scène est vue de dos, déplacée de 180 degrés. Au fond, un rideau
de tulle au-delà duquel on perçoit le public de la pièce intérieure, un
vaudeville d'après Faust.
Pour ce qui est de la «mise en miroir» à caractère purement
décoratif, citons la « folie» de Georges Rose La petite caporale, montée
au théâtre du Châtelet, en 1910 ; le décor reproduisait fidèlement (mais
en trompe-l'œil) la salle du Châtelet avec ses quatre niveaux bondés de
spectateurs, son plafond et même le grand lustre.
Au premier acte de la comédie musicale de Sacha Guitry Mariette ou
comment on écrit l'histoire (1928) qui raconte l'aventure amoureuse
d'une petite chanteuse avec le prince Louis-Napoléon, le futur Napoléon
III, les acteurs jouent et chantent dos au public, le trou du souffleur, le
rideau ainsi que la salle imaginaire se trouvant au fond de la scène.
Tom Stoppard précise, dans la didascalie liminaire de sa pièce Le vrai
inspecteur Hound (The Real Inspector Hound, 1968): «La première
impression doit être que les spectateurs regardent leur reflet dans un
miroir de l'autre côté de la scène. Cependant c'est impossible à réaliser.
Mais derrière on voit dans la pénombre - en dehors de lumières de la
scène - des rangs de fauteuils en velours et de pâles contours de
visages. Aussitôt cet effet primordial acquis, on peut progressivement
l'effacer, jusqu'à ce qu'il ne reste finalement que le premier rang et,
enfin, seulement deux fauteuils dans ce rang », fauteuils occupés par les
critiques Moon et Birdfoot.
On voit le rideau rouge au fond du plateau dans la pièce de Marc' 0
L'ombre de Verdi sous les ormes de ma mère (1975). Une vie de théâtre
(A life in the Theatre, 1977) de David Mamet est non seulement une
pièce sur les comédiens qui comporte sept intra-pièces, elle contient des
éléments de jeu de miroirs. Il y a deux rideaux, le second pour les pièces
intérieures. Lorsque le deuxième rideau se lève, on voit au fond le public
des pièces intérieures et les deux protagonistes jouent face à ce public qui
est le reflet de la salle. La pièce de Jacques Josselin sur la célèbre
cantatrice La Malibran (1983) commence par une scène, ou Marie
Dorval joue la fin du troisième acte du drame d'Alexandre Dumas
Antony; le plateau est vu à l'envers, il y a au fond les feux de la rampe,
le souffleur dans son trou et le public présumé, dans le noir. Un public
237
fictif au fond de la scène, censé refléter le vrai public est l'expédient
introduit, dans le but parodique, par Michael Frayn dans Regarde,
regarde (Look, Look, 1990).
L'inversion des rapports scène-salle est utilisée dans Les variations
Goldberg (Die Goldberg Variationen, 1991) de George Tabori. A la fin
du spectacle, les comédiens, dos au public, saluent les spectateurs fictifs,
le rideau du fond de la scène tombe et se relève. En 1991, Jérôme Savary
a donné au Théâtre de Chaillot un spectacle sur le grand illusionniste
italien du début du XXèmesiècle, Fregoli, spectacle pour lequel on a eu
recours à l'effet spéculaire. Quelques épisodes de la pièce sont situés sur
le plateau d'un théâtre vu de dos, et lorsque le rideau du fond se lève, on
voit une salle avec une vingtaine de figurants-spectateurs qui réagissent
vivement, applaudissent, voire envahissent la scène sur laquelle se
produit le célèbre «transformiste ». Dans l'opéra bouffe de William M.
Hoffman (livret) et John Corigliano (musique) Lesfantômes de Versailles
(The Ghosts of Versailles, 1991) qui met en scène Beaumarchais, Louis
XVI et Marie-Antoinette, on voit au fond de la scène tantôt le manteau
d'Arlequin, tantôt le reflet, comme dans un miroir, de la salle avec le
public.
Il arrive que le jeu de miroirs est utilisé par le metteur en scène,
même si ce procédé n'est pas inscrit dans le texte dramatique. En voici
quelques exemples. En 1970, dans la mise en scène cracovienne du
drame du poète polonais Cyprian Kamil Norwid Dans les coulisses (Za
kulisami, 1869) par Kazimierz Braun, il y avait au fond la réplique de la
salle, avec trois balcons et un lustre. Au printemps 1973, on pouvait voir
deux prestigieux spectacles d'opéra exploitant l'effet de miroir, chacun à
sa manière. Dans la mise en scène de La Traviata par Maurice Béjart à la
Monnaie de Bruxelles, le décor représentait l'hémisphère d'une salle de
théâtre du XIXèmesiècle, tandis que dans Orphée et Eurydice de Gluck
mis en scène par René Clair à l'Opéra de Paris, un immense miroir
reflétait les loges et les corbeilles, les spectateurs authentiques pouvant y
contempler leur propre figure. Au premier tableau du Songe d'August
Strindberg (1901), mis en scène par Jean-Pierre Sarrazac, en 1987, le
plateau représentait une scène de théâtre, vue de dos; au fond, il y avait
le rideau (levé), et derrière celui-ci quelques rangées de fauteuils avec
des spectateurs. En 1989, au Théâtre National Slovaque de Bratislava,
Jozef Bednarik a monté Faust de Gounod avec, comme décor, la réplique
de la salle du même théâtre mais dans un état délabré. Le one man show
238
sur les textes de Sacha Guitry, intitulé De Sacha à Guitry (1989), fut joué
par Jean Piat sur un plateau représentant une scène à l'envers, avec un
rideau baissé au fond. Un demi-cercle de glaces constituait le décor de la
pièce, déjà citée, de Christian Dietrich Grabbe Plaisanterie, satire, ironie
et signification plus profonde dans la mise en scène de David Mouchtar-
Samorai (Bonn, 2001).

239
Gens de theâtre
comme personnages scenIques
, .

Auteurs réels
L'auteur dramatique est, avec l'acteur, le personnage privilégié des pièces
métathéâtrales. Le jeu de miroirs, l'autoréflectivité et la critique s'y entrelacent
souvent.

Antiquité

Montrer ou évoquer, dans un ouvrage dramatique, un dramaturge, est


un procédé aussi ancien que le théâtre européen. C'est Aristophane qui
excellait dans cette pratique. Parmi ses onze comédies qui nous sont
parvenues, quatre comportent cet élément métathéâtral; ce sont, par
ordre chronologique, Les Acharniens, Les nuées, Les Thesmophories (ou
plus exactement Les femmes célébrant la fête des Thesmophories) et Les
grenouilles.
Euripide est présent ou évoqué dans chacune de ces pièces. Dans Les
Acharniens, des bribes des textes d'Euripide sont citées ou pastichées à
plusieurs reprises, mais c'est la référence parodique à sa tragédie
Télèphe, jouée treize ans auparavant, qui constitue le motif conducteur
d'une grande partie des Acharniens, ce qui correspond à 28% du texte de
l'ouvrage. Tout comme le roi Télèphe prenant la défense des Troyens, le
paysan athénien Dicéopolis, protagoniste de la comédie d'Aristophane,
se fera l'avocat du diable en défendant l'ennemi lacédémonien. Mais
avant de parler devant ses concitoyens, il veut revêtir le costume d'un
mendiant, « le plus propre à exciter la pitié », dit-il à deux reprises. D'où
sa visite chez Euripide auquel il demande successivement: des haillons
que portait Télèphe, un bonnet mysien (Télèphe n'était-il pas roi de
Mysie 7), un bâton de mendiant, un vieux corbillon, une écuelle
ébréchée, une petite cruche, enfin des épluchures; il obtient tous ces
accessoires qui symbolisent les misérables personnages des tragédies
d'Euripide. Seule ne sera pas satisfaite la dernière demande de
Dicéopolis: «donne-moi du cerfeuil », allusion insolente à l'origine
modeste du poète tragique, fils d'une marchande de légumes. C'est donc
à cette scène que nous devons la présence d'Euripide comme personnage
de la comédie, présence qui, dans Les Acharniens, est relativement
courte.
Euripide fut évoqué et parodié par Aristophane dans Les nuées. C'est
dans Les Thesmophories qu'il apparaît sur scène comme personnage. Il y
est présent et agissant depuis les premières répliques jusqu'à l'avant-
dernière scène. Il est le principal personnage de la pièce, il en est à la fois
le sujet et l'objet, il est au cœur des conflits et de l'action. Il s'agit d'un
règlement de comptes avec Euripide, considéré comme misogyne, qui est
à l'ordre du jour du rassemblement annuel réservé aux femmes. Prévenu,
l'auteur tragique décide de se faire défendre. Il sollicite d'abord l'aide du
poète efféminé Agathon, mais sans résultat. Il envoie donc à l'assemblée
des Thesmophories son parent, déguisé en femme, pour qu'il plaide en sa
faveur. Le Parent étant démasqué et en danger de mort, Euripide arrive à
son secours et, après maintes péripéties, parviendra à le libérer. Les
Thesmophories furent représentées à un moment où Euripide,
septuagénaire, était en pleine gloire et en pleine activité comme auteur
tragique.
En voulant faire paraître Euripide, un an après sa mort, dans Les
grenouilles, Aristophane est amené à le faire chercher aux Enfers. C'est
Dionysos, le dieu du théâtre, qui entreprend de ramener le «poète
généreux» pour «faire entendre une noble parole », et c'est autour de
cette expédition qu'est construite l'intrigue des Grenouilles. C'est dans la
deuxième partie de la comédie que se trouve le grand débat entre
Euripide et Eschyle. Le trône de la tragédie, occupé aux Enfers par le
doyen Eschyle, lui étant repris par le nouveau venu Euripide, une
querelle a lieu juste au moment où arrive le patron Dionysos. Ce sera à
lui de trancher lequel des deux est supérieur à l'autre. Cette circonstance
modifie donc le caractère initial de la mission de Dionysos: descendu
chez Pluton pour ramener Euripide, il se voit transformé en juge qui aura
à choisir entre les deux poètes tragiques. Les grenouilles sont une diatribe
dirigée contre Euripide, celui-ci y étant sévèrement critiqué, malmené et
ridiculisé. Quant à Sophocle, il est présent, bien qu'invisible, depuis la
première jusqu'à la dernière scène des Grenouilles.
242
Les grands tragiques grecs apparaissent aussi dans la littérature
dramatique des temps modernes.
L'auteur autrichien Felix Braun a publié, en 1946, La mort d'Eschyle
(Der Tod des Aischylos). Euripide est l'un des personnages de la farce de
Goethe Les dieux, les héros et Wieland (Gaffer, Helden und Wieland,
1773). C'est le monodrame sur Euripide de l'auteur canadien Maxim
Mazumdar Danse pour les dieux (Dance for Gods, 1979), écrit pour et
créé par le danseur John Gilpin, qui se distingue par l'originalité de sa
forme. Le seul personnage en scène est un danseur-acteur Heracleon,
figure fictive, qui vivait à l'ombre d'Euripide depuis l'âge de quatre ans
(il jouait dans Les Troyennes l'enfant d'Andromaque, Astyanax, à côté
de son père, acteur) jusqu'à l'annonce de la mort du grand poète tragique
exilé. Heracleon danse, mais surtout il parle. Il dialogue avec Euripide,
avec son ami Phaedrus, avec sa femme et son fils, comme si ces
personnages étaient sur la scène. C'est un dialogue unilatéral (comme on
écoute quelqu'un qui parle au téléphone, sans entendre son interlocuteur),
toutefois on devine plus ou moins les réponses de ces personnes
invisibles. Des longs fragments des Bacchantes et des Troyennes y sont
intercalés. Ainsi Euripide est présent, bien qu'invisible, et ses tragédies
largement citées. Mazumdar, lui-même acteur et metteur en scène, a
voulu exprimer dans son monodrame « les rapports entre le créateur et
l'interprète» .
Quant à Aristophane, il apparaît, en 1721, dans l'opéra comique de
G.P. Telemann Socrate le patient (Der geduldige Sokrates). Une pièce
satirique de Philoxène Boyer et Théodore de Banville Le feuilleton
d'Aristophane fut jouée à Paris en 1852.
Pour ce qui est des auteurs latins, citons la pièce en cinq actes de
Carlo Goldoni Terenzio (1754), où on parle beaucoup de ses comédies.
La tragédie en cinq actes de Tristan L'Hermite La mort de Sénèque
(1644), écrite pour la troupe Béjart-Poquelin, évoque le suicide de
l'auteur tragique ordonné par Néron, dont il fut autrefois précepteur.

On connaît mal la vie des auteurs dramatiques du Moyen Age, ce qui


pourrait expliquer le manque de pièces biographiques.

243
XVIème siècle

Quelques auteurs dramatiques du XYlème siècle sont devenus des


personnages de théâtre. C'est à Pierre Gringoire (ou Gringore), auteur de
nombreuses «soties », que fut consacrée la pièce de Théodore de
Banville Gringoire (1866). Hans Sachs, poète cordonnier, est le héros
d'un drame homonyme de lL. Deinhardstein, au début du XlXèmesiècle.
Il deviendra l'un des protagonistes des Maîtres chanteurs de Nuremberg
de Richard Wagner (1862-1867). August Strindberg a introduit Hans
Sachs dans sa pièce en quatorze tableaux Luther (1903) ; le tableau Il
représente une place à Wittenberg avec un théâtre de foire et Hans Sachs
récitant ses poèmes. L'une des premières pièces de Strindberg, Maître
Olof (Master Olof, 1872), présente Olavus Petri (1493-1552), auteur du
premier ouvrage dramatique écrit en langue suédoise Tobiae Comoedia ;
le fragment en est cité au début de la pièce de Strindberg.
Le plus grand poète polonais de la Renaissance, Jan Kochanowski,
auteur de la tragédie Le renvoi des ambassadeurs grecs (1565) est le
héros d'une pièce de Julian Ursyn Niemcewicz (1817) ainsi que d'un
drame en vers d'Aleksander Maliszewski Le chemin vers Czarnolas
(1952).
Traversons les Pyrénées. La pièce historique de l'auteur portugais
Helder Costa Le voyage (A Viagem, 1980) commence par le prologue
emprunté à la comédie de Camoens Le roi Seleucus. Camoens se trouve
parmi les personnages assistant à la représentation de la pièce de Helder
Costa. Signalons deux autres ouvrages dramatiques sur le poète national
portugais, Camoens de l'Autrichien Friedrich Halm (1827) et L'homme
qui se nommait Camoens (0 homen que se chamava Camoes, 1982) de
Luizia Maria Martins.
Dans sa comédie à deux personnages Naque ou des poux et des
acteurs (Naque 0 de piojos y actores, 1980)6 José Sanchis Sinisterra,
influencé par Beckett, met en scène deux auteurs dramatiques espagnols
de la fin du XYlèmesiècle, Nicolas de los Rios et Agustin Solano. Dans
leur long dialogue ils se servent des fragments de leurs propres pièces
ainsi que de celles d'Agustin de Rojas. D'ailleurs, Solano servit de
modèle à Lope de Vega pour former le personnage principal de sa
comédie Jorge Toledano. Ce dramaturge fécond est le protagoniste de la

4 Naque est le nom d'une compagnie théâtrale au Siècle d'Or espagnol.


244
pièce de Claude Santelli Lope de Vega (1958). Lope de Vega apparaît
dans la pièce inachevée de Jean Giraudoux Les siamoises ou Les siamois.
Signalons aussi la pièce d'Azorin Cervantes ou la maison hantée
(Cervantes 0 la casa encantada, 1931), épisode de la vie de l'écrivain, en
1605.
Avant de passer à Shakespeare comme personnage théâtral,
mentionnons deux de ses contemporains. Christopher Marlowe est le
protagoniste de la pièce d'Ernst von Wildenbruch Christoph Marlow
(1885) ainsi que de L'école de la nuit (The School of Night) de l'auteur
anglais contemporain, Peter Whelan. La vie de Ben Jonson est racontée
dans la comédie de Sylvain Itkine et Pierre Fabre La drôlesse (écr. 1936,
repr. 1966).

Shakespeare

Plusieurs dizaines de pièces de théâtre ont été consacrées à


Shakespeare. Nous nous bornerons à évoquer quelques-unes qui
paraissent les plus intéressantes.
La première en date est la comédie musicale de David Garrick,
célèbre acteur et réformateur de la scène anglaise et aussi auteur
dramatique. Cette pièce fut créée en 1769, à l'occasion du 150ème
anniversaire de la mort de Shakespeare. Soixante ans plus tard, un autre
acteur anglais, Charles Kemble, a écrit La jeunesse de Shakespeare
(Shakespeare 's Early Days, 1829).
C'est un Français, Alexandre Duval, lui-même acteur et directeur de
Théâtre, qui a écrit une pièce anecdotique Shakespeare amoureux, ou La
pièce à l'étude (1804). Un opéra-comique Le songe d'une nuit d'été par
Joseph-Bernard Rosier et Adolphe Leuven (musique d'Ambroise
Thomas) fut créé à Paris, en 1850; il comporte de nombreux dialogues
en prose. Outre Shakespeare on y voit Falstaff et la reine Elisabeth. C'est
une rencontre imaginaire de Shakespeare avec la reine masquée, dans la
taverne de la Sirène, et puis dans le parc du château de Richmond.
Shakespeare comme directeur d'une troupe est montré dans Un
drame nouveau (Un drama nuevo, 1867) de Manuel Tamayo y Baus. II
est pris dans le tourbillon des aventures qui résultent de la rivalité entre
Yorick, acteur comique, et Walton, acteur dramatique. Cela est aggravé
par les rivalités amoureuses. Une grande partie de la pièce se déroule
245
dans un théâtre, il y a spectacle dans le spectacle.A la fin du spectacle
intérieur Shakespeare s'adresse directement au public pour annoncer
l'impossibilité de continuer la représentation.
George Bernard Shaw a écrit La Dame Noire des Sonnets (The Dark
Lady of the Sonnets, 1910) qui est une plaisante contribution aux
interminables débats sur l'identité du mystérieux personnage de ses
Sonnets: une rencontre nocturne sur la terrasse du palais de Whitehall
entre Shakespeare, la Dame Noire et la reine Elisabeth.
Signalons deux comédies polonaises: Shakespeare se met à écrire,
une rectification historique de Janusz Minkiewisz (1956) et Shakespeare
et les moutons, quasi una fantasia de Kazimierz Bleszynski (1961).
Bingo d'Edward Bond (1973) est une sinistre métaphore de la
destinée de I'homme. Shakespeare y est présenté comme un vieillard à
peine capable de parler, avare, haïssant le monde qui l'entoure. Il finit par
se suicider. Dans la pièce américaine de Clemence Dane Will
Shakespeare (1984) on voit, autour du personnage éponyme, Christopher
Marlowe, la reine Elisabeth et les spectres de ses personnages: Othello,
Shylock, Hamlet, César, le roi Lear, Ophélie, Desdemone, Cléopâtre.
Shakespeare quitte sa femme pour aller à Londres où il tombe amoureux
de la mystérieuse Dame Noire. On le trouve dans une taverne à Deptford
à côté de Marlowe qui y sera assassiné.
La pièce de Nicolas Bataille La répétition dans la forêt fut montée en
1984. Un groupe d'artisans prépare un spectacle à l'occasion d'un
mariage. Comment Shakespeare écrivit Le songe d'une nuit d'été.
Le dramaturge australien David Williamson a écrit et fait jouer une
pièce satirique Blancs mâles morts (Dead White Males, 1995), dans
laquelle un professeur d'université affirme que Shakespeare - un mâle
blanc mort - n'a rien à dire à nos contemporains. Cette opinion est
démentie par Shakespeare qui apparaît sous un autre nom. Dans Le sillon
des herbes (The Herbal Bed 1996) de Peter Whelan Shakespeare est
mourant, tandis que sa fille, Susan, vit un drame: elle est publiquement
accusée d'adultère.
En 1998, la comédie en vers de Michel Bulteau Molière, Shakespeare
a vu les feux de la rampe. Rencontre dont l'humour insolite est basé sur
le décalage de deux générations: Molière naquit six ans après la mort de
Shakespeare. Il y a très peu de citations des deux dramaturges (une
parodie de la scène avec Roméo et Juliette est jouée), quelques bribes de

246
leur discussion sur l'art dramatique. Tout le reste est au service d'une
histoire inventée de toutes pièces. L'action se passe dans la demeure de
Molière, misogyne et ivrogne, vers la fin de sa vie. Shakespeare arrive
d'Angleterre, il est question d'une éventuelle collaboration des deux
auteurs dramatiques. Clissandre, valet inséparable de Molière, aime
Toinette, servante dans une maison voisine. Tout finit bien pour les
amoureux, parce qu'on découvre que Toinette est la fille naturelle de
Molière. Happy end dans le style des ouvrages dramatiques de l'époque.

XVIlème siècle

Les personnages de Corneille et de Racine ont inspiré des auteurs


dramatiques dès le xvmème siècle. Il s'agit souvent des pièces de
circonstance, comme La fête séculaire de Corneille de Michel de
Cubières-Palmézeau (1785) à l'occasion du centenaire de la mort du
poète, ou Corneille au Capitole de Joseph Aude (1811). D'autres pièces
sont en rapport avec telle ou telle œuvre théâtrale. Ainsi la comédie de
F.-S. de la Boullaye de Cormon Corneille et Rotrou (1845) nous montre
l'auteur tragique, qui venait de terminer Horace, en compagnie de Rotrou
et de Boisrobert, avec la présence muette de Louis XIII. Citons aussi la
comédie en un acte de RA. Bruleboeuf-Letournan Racine chez Corneille
ou la lecture de « Psyché» (1825); il s'agit de la tragédie écrite par
Molière, Corneille et Quinault. Pour ce qui concerne Racine, signalons
«la comédie-anecdote» en un acte, en prose, de Nicolas Brazier,
Lafontaine et Rousseau « Les Plaideurs» de Racine (1819) ainsi que
Racine ou la troisième représentation des « Plaideurs» de Charles
Magnin (1826) et la comédie en deux actes de Sevrin et Chazet Racine
ou la chute de « Phèdre » (1806). Corneille, Racine, Boileau, Voltaire et
Diderot interviennent dans Le dialogue des morts d'Ernest Renan,
représenté en 1886 à la Comédie Française.
De nos jours, Roger Planchon a créé un brillant spectacle intitulé La
contestation et la mise en pièces de la plus illustre des tragédies
françaises « Le Cid » de Pierre Corneille, suivie d'une « cruelle » mise à
mort de l'auteur dramatique et d'une distribution gracieuse de diverses
conserves culturelles (1969). Les acteurs de la Comédie Française qui
veulent jouer Le Cid sont contestés par un groupe de spectateurs. La
représentation, à laquelle assiste Corneille, se transforme en un débat

247
houleux sur le théâtre contemporain, ponctué de scènes parodiant les
metteurs en scène de toutes tendances, y compris Planchon lui-même.
Dans un spectacle musical d'Ivan Morane Corneille, moi j'aime
(1985) les jeunes acteurs jouent la vie de Corneille et interprètent quatre-
vingt-dix personnages de son théâtre. Dans les Entretiens avec Pierre
Corneille, composés par Brigitte Jaques et Jacqueline Lichtenstein (1995)
à partir de ses« Discours », l'auteur du Cid parle de son art avec un jeune
homme. La pièce de Pascal Bancou L'imposture comique (2000) est une
joute entre le jeune Molière et le vénérable Corneille; l'hypothèse
fantaisiste que c'est Corneille qui écrivit les premières comédies de
Molière y est évoquée. Nocturne pour un poète ou Jean Racine parmi les
siens de René Fix, représenté aux Granges de Port-Royal, en 1999, met
en scène ses contemporains (Molière, Boileau) et les personnages de ses
tragédies (Bérénice, Titus).
Avant d'aborder Molière, évoquons son contemporain, Cyrano de
Bergerac, oublié pendant longtemps, redécouvert et popularisé par la
pièce d'Edmond Rostand, en 1897. Savinien de Cyrano de Bergerac est
l'auteur du Pédant joué (1654), caricature de son principal au collège de
Beauvais. La fable n'a rien d'original. Il s'agit d'un vieillard, avare et
ridicule, Granger, qui veut épouser Genevote, amante de son fils Charlot.
Mais il est déjoué. A l'acte V, scène 10, nous assistons à une sorte de
comédie dans la comédie: Charlot et Genevote en jouant une scène de
mariage se marient effectivement.
La « comédie héroïque» d'Edmond Rostand comporte la scène sur la
scène et le théâtre dans le théâtre. Elle met en scène Cyrano, lui-même
auteur d'une pièce, Le pédant joué, qui contient un élément de comédie
dans la comédie. D'autre part, après l'interruption de la représentation de
La Clorise Cyrano se donne en spectacle devant le public de l'Hôtel de
Bourgogne, avec sa tirade sur le nez et sa « ballade du duel ». Il continue
sa performance à l'acte II, dans la rôtisserie de Ragueneau. Ce n'est pas
tout. Il y a, dans Cyrano de Bergerac, d'autres éléments métathéâtraux.
Bellerose et Jodelet, acteurs de l'Hôtel de Bourgogne, participent à la
bagarre à la suite de l'interruption de La Clorise. On voit le personnel du
théâtre: le portier, les musiciens, la distributrice des rafraîchissements.
«Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen» - s'exclame un
spectateur. A la dernière scène de la pièce, Ragueneau, ancien rôtisseur-
pâtissier devenu moucheur de chandelles chez Molière, apporte à Cyrano
mourant la nouvelle que Molière a emprunté toute une scène au Pédant
248
joué dans Les fourberies de Scapin. Un anachronisme évident, puisque
Les fourberies ne seront créées qu'en 1671, tandis que Cyrano est mort
en 1655.
Cyrano de Bergerac est une des pièces jouées le plus au monde. Elle
fut créée en 1897, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, avec Coquelin
aîné dans le rôle titre; ce grand comédien le joua, à Paris et en tournées,
neuf cent cinquante fois, jusqu'à sa mort en 1909. La pièce est entrée à la
Comédie Française en 1938, avec André Brunot comme Cyrano. En
France ce fameux rôle fut interprété, entre autres, par Pierre Fresnay
(1928), Pierre Dux (1956), Jean Piat (1964), Jacques Toja (1976),
Jacques Weber (1983), Jean-Paul Belmondo (1990), Francis Huster
(1997). Six films (avec Claude Dauphin en 1945, Daniel Sorano en 1960,
Gérard Depardieu en 1990). Trois opéras (dont celui de Franco Alfano,
avec le livret d'Hemi Cain, en 1936) et des comédies musicales ont été
créés d'après la pièce de Rostand, ainsi que le ballet de Roland Petit
(1959).
A l'occasion du centenaire de sa création, cette pièce doublement
anachronique - déjà à l'époque considérée comme post-romantique et
au seuil de l'an 2000 comme une œuvre fin de siècle précédent - a été
montée, rien qu'à Paris, sur quatre scènes en même temps: au Théâtre de
Chaillot, au Théâtre du Ranelagh, au Théâtre Déjazet et dans un petit
théâtre, faubourg du Temple. Mais aussi en province, notamment à
Bergerac (dans une mise en scène de Pierre Debauche) ainsi qu'à
l'étranger à Stratford upon Avon, à Karlsruhe et en Hongrie.
Signalons une pièce plus récente sur Cyrano. En 1978, Claude
Bonnefoy a fait jouer au Théâtre de Chaillot Cyrano ou les soleils de la
raison, centré sur les idées philosophiques et les fantaisies scientifiques
de l'écrivain.

Molière

Le premier à avoir présenté Molière comme personnage de théâtre fut


Molière lui-même, dans L'impromptu de Versailles (1663). La situation
de base, y est une répétition théâtrale. Molière s'y représente non
seulement comme auteur, directeur de troupe et metteur en scène, mais
aussi comme comédien. C'est lui qui est le principal interprète des pièces
en répétition, il parodie le style emphatique des acteurs de I'Hôtel de
249
Bourgogne et, dans les remarques qu'il ne ménage pas aux comédiens de
sa troupe, il exprime son penchant pour un jeu naturel et nuancé. Quant
à l'art de l'auteur dramatique, Molière le considère du point de vue d'un
écrivain comique: « l'affaire de la comédie est de représenter en général
tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre
siècle », qu'on ne peut jamais peindre trop bien. Il défend la comédie en
tant que genre dramatique, il réclame pour elle le droit de peindre la vie
réelle.
Quelques jours après la mort de l'auteur du Malade imaginaire,
l'ancien comédien de sa compagnie, de Brécourt, a fait jouer, sur le
théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, sa pièce en un acte et un prologue,
L'ombre de Molière, publiée l'année suivante (1674). « La scène est dans
les Champs Elysées ». Pluton accueille Molière, fraîchement arrivé, et
doit rendre un verdict devant les accusations des gens qui s'estiment
avoir été persécutés par Molière. Plusieurs personnages de ses pièces
défilent, l'auteur dramatique leur répond, et finalement Pluton s'abstient
de condamner celui-ci. Cette comédie, hommage d'estime et
d'admiration rendu à Molière, fait penser à Aristophane.
Depuis, et jusqu'à nos jours, plus de cent ouvrages dramatiques ont
pris Molière comme personnage. Nous en présenterons ou signalerons
une trentaine qui semblent les plus intéressants ou les plus originaux.
Certaines pièces, comme celle de Brécourt, ont la forme de dialogue
des morts: Molière comédien aux Champs Elysées de l'abbé Laurent
Bordelon (1694) ou Poinsinet et Molière de Barthélemy 1mbert (1770).
Le centenaire de la mort de l'auteur du Tartuffe a inspiré quelques pièces
de circonstance, notamment la comédie en un acte, en vers et en prose,
Centenaire de Molière de Jean-Baptiste d'Artaud et L'assemblée de
l'abbé Lebeau de Schosne, comédie en un acte et en vers «avec
apothéose de M. Molière et ballet héroïque ». Jean-François de La Harpe
a donné, en 1782, Molière à la Nouvelle Salle ou les audiences de Thalie
pour l'ouverture du nouveau théâtre de la Comédie Française (l'Odéon).
Mais c'est un Italien, Carlo Goldoni, qui a écrit, au milieu du
xvmème siècle, une pièce importante sur «le père de la comédie
française ». Il Moliere (première comédie de Goldoni écrite en vers) fut
créé à Turin, en 1751, donc soixante-dix-huit ans après la mort de
Molière. L'action de cette pièce en cinq actes est réduite à une seule
journée, bien qu'on y trouve la contamination des deux événements que
cinq ans séparent en réalité: le mariage de Molière (1662) et la première
250
représentation du Tartuffe (celle de 1667). Ces deux événements forment
le nœud de la pièce et ils sont associés, nous le verrons, dans la scène du
théâtre dans le théâtre.
Goldoni (il l'avoue dans sa préface) a pris la matière de sa comédie
dans la Vie de Monsieur de Molière publiée en 1705 par Grimarest,
ouvrage qui, malgré des erreurs, reste jusqu'aujourd'hui l'un des
principaux documents biographiques concernant notre auteur. Or,
Grimarest ne cite point le prénom de l'épouse de Molière. Goldoni la
nomme Guerrina dans la première version de sa pièce, et il change ce
prénom en Isabella dans la version postérieure, se référant à des sources
obscures. Il est étonnant que, cinquante ans après la mort d'Armande, son
prénom même ait été oublié. Chez Goldoni, Isabelle (= Armande) est la
fille de la Béjart, c'est-à-dire de Madeleine. Notons à ce propos que
Grimarest considérait Armande comme la fille de Madeleine Béjart et du
comte de Modène, version généralement admise à l'époque. Sœur de
Madeleine pour l'entourage direct de Molière, fille de Madeleine pour
ses ennemis et ses détracteurs, cette dernière version ne semble choquer
personne au xvmème siècle.
La future femme de Molière est donc la fille de la Béjart, dans la
comédie de Goldoni, et cela apparemment sans aucune arrière-pensée.
Mais le théâtre dans le théâtre intervient, dès le premier acte. Molière et
Isabelle (=Armande), pour détourner les soupçons de Madeleine, pendant
leur tête-à-tête, simulent la répétition d'une scène du Tartuffe. Quelle est
cette scène? C'est le début de l'acte II : Orgon et Mariane, c'est-à-dire le
père et la fille commencent à discuter d'un mariage. En réalité, Armande
devait tenir, sur la scène, le rôle d'Elmire, à côté de Molière-Orgon. Dans
le fragment choisi par l'auteur italien leurs rapports, à la veille de leur
mariage, sont ceux entre le père et la fille. Fille de Madeleine pour les
personnages de la pièce de Goldoni, fille de Molière au niveau sous-
jacent du théâtre dans le théâtre.
Ajoutons que quelques années après la pièce de Carlo Goldoni, son
rival, Pietro Chiari, a écrit la comédie Molière, mari jaloux (Moliere,
marito geloso, 1759).
Il Moliere de Goldoni eut un grand succès, non seulement en Italie;
on en a fait des adaptations en Allemagne, aux Pays-Bas, et aussi en
France. Vingt-cinq ans après la première turinoise, Louis-Sébastien
Mercier a publié un drame en cinq actes et en prose, Molière, « imité de
Goldoni ». Il a ajouté quelques épisodes, quelques personnages,
251
développé plusieurs scènes et, dans la première édition (1776), cité en
notes des fragments du livre de Grimarest, d'ailleurs sans nommer le
biographe français. Dans l'intrigue, il n'y a pas de grands changements
par rapport à la comédie de Goldoni. Il s'agit de la lutte pour représenter
Le Tartuffe. Entre les actes III et IV, Le Tartuffe est joué, à l'acte IV on
parle du succès de la pièce. Isabelle (Armande garde ce nom chez
Mercier) y est bien la fille de Madeleine, et le fragment répété du
Tartuffe est toujours la scène 1 de l'acte II, seulement Mercier l'a
rallongé: les deux protagonistes récitent les vers 441-449, ce qui
accentue davantage le problème du mariage.
Un an après Molière de Mercier, parut, sans nom d'auteur, la comédie
en un acte et en prose Les comédiens ou le foyer, attribuée à Mercier. La
scène se passe au foyer de la Comédie Française (<<salle d'assemblée des
comédiens »). Vers la fin de la discussion entre acteurs et auteurs
apparaît l'Ombre de Molière.
Le «fait historique en un acte» de C. Cadet de Gassincourt, Le
souper de Molière ou la soirée d'Auteuil, a été représenté en 1795.
L'anecdote fut reprise par A.-F. Rigaud et J.-A. Jacquelin dans Molière
avec ses amis ou le souper d'Auteuil (1801), «comédie historique en
deux actes ». Le sujet fit fortune, puisque les mêmes auteurs ont donné,
cinq ans plus tard, une nouvelle version de leur comédie sous le titre
Molière ou le souper d'Auteuil.
Le XIXèmesiècle a vu une abondance des pièces sur Molière. Dans la
première moitié du siècle, on en compte, en France, une trentaine.
Plusieurs ont la forme de vaudeville, comme Ninon, Molière et Tartuffe
d'Henri Simon (1815), comédie pleine de situations fantaisistes. La scène
se passe dans le salon de Ninon de Lenclos, parmi les habitués il y a
Molière et un certain Tartuffe, précepteur du fils de Monsieur de
Villarceaux. Une scène représente Ninon qui parle avec Tartuffe, tandis
que Molière est caché sous la table. Celui-ci y trouve des éléments pour
achever sa comédie sur l'imposteur, ainsi que le nom de son personnage
et le titre de sa pièce.
Les représentations du vaudeville de M. Colomb Un amour de
Molière, en 1838, a donné l'occasion, à Théophile Gautier, d'exprimer
des doutes en ce qui concerne l'opportunité de la théâtralisation du
personnage de Molière:

252
Un autre obstacle qui rend impossible à la scène la vraie personnification d'un
écrivain illustre, c'est le style de cet écrivain. On admettra sans peine qu'un
auteur dramatique parle aussi bien ou aussi mal que la plupart des personnages
qu'il met en jeu. Mais quand il prêtera sa langue à un génie, à Molière, halte-
là ! C'est une invraisemblance et une profanation à la fois. Molière seul avait le
droit (et il en a usé dans L'impromptu de Versailles) de se faire un personnage
de comédie, par la raison toute simple qu'il n'y a que Molière pour parler
comme Molière. (Th. Gautier, Histoire de l'art dramatique en France, 1858, t.
l, p. 159).

La fin de Molière a inspiré plusieurs dramaturges. Signalons, au


XIXèmesiècle, trois ouvrages qui portent le titre La mort de Molière:
« pièce historique en quatre actes en vers et en spectacle» de Michel de
Cubières-Palmézeaux (1802), drame en trois actes, en prose, de
Théophile Dumersan (1830), drame en quatre actes et six tableaux de
Robert Pinchon (1873), qui fut l'ami de Maupassant.
Une pièce de valeur, après celles de Goldoni et de Mercier, vit les
feux de la rampe en 1850 : c'est le drame en cinq actes de George Sand
Molière. Les rapports entre l'écrivain-comédien et sa femme sont au
centre de l'intrigue. Armande (cette fois elle porte son vrai nom) est
présentée sans ambiguïté comme la sœur de Madeleine Béjart. L'histoire
du mariage de Molière s'y trouve associée à la bataille du Tartuffe, mais
les limites chronologiques de la pièce sont beaucoup plus étendues:
l'action commence bien avant le mariage, elle se termine avec la mort de
Molière. L'acte IV se déroule pendant la première du Tartuffe, au Théâtre
du Palais-Royal: on entend des bruits venant de la salle, on voit des
spectateurs discutant après la représentation, mais le spectacle même
reste invisible. Cependant une scène est répétée, dans «un foyer
d'acteurs », par Molière et Armande. George Sand ne précise pas cette
scène: « Ils récitent un fragment de Tartuffe et sont interrompus» (a. IV,
sc. 6) ; ainsi l'auteur donne au metteur en scène la possibilité de choisir
les paroles les plus appropriées à la situation. De toute façon, l'équilibre
se trouve rétabli en ce qui concerne les rapports comédiens-personnages:
Molière et Armande jouent Orgon et Elmire, le mari et la femme. C'est
en dehors du théâtre dans le théâtre qu'apparaît, dans la pièce de la dame
de Nohant, un autre aspect du mythe de la vie conjugale de Molière: la
présence de Baron, personnage qui présente autant d'ambiguïté que
l'origine d'Armande. Baron, cet enfant élevé et formé par Molière,
détesté d'abord par Armande, puis devenu son amant. Dans la scène

253
finale, c'est une lettre d'amour, adressée autrefois par Baron à Armande,
qui accable Molière mourant.
Parmi les pièces originales de cette période citons Louis XIV et
Molière de J.-A.-D. Ingres (1857) qui montre le monarque et l'auteur
dramatique dînant ensemble, tandis que des gentilshommes y assistent
debout. Et voici une comédie en un acte, en vers, qui a attiré l'attention
d'Emile Zola: Le docteur Molière de Xavier Aubryet (1873). Il s'agit
d'un riche bourgeois, Ascagne, admirateur de Molière, qui veut épouser
sa jeune pupille, Lucile. Mais celle-ci aime Valère, le neveu du vieillard.
Valère obtient l'intervention de Molière qui, sous les apparences d'un
médecin, détourne Ascagne de son projet et fait marier les deux jeunes.
Zola qui, à l'époque, tenait la chronique dramatique dans L'Avenir
National, a écrit:

M. Xavier Aubryet a tenté un aimable pastiche de la langue comique au dix-


septième siècle. Certains de ses vers sentent l'époque; on les dirait retrouvés
dans les dentelles d'un personnage des Précieuses ridicules. D'autres me
paraissent moins réussis et prennent des allures alambiquées. Mais, en somme,
cela m'a reposé du papotage sidéral de nos jeunes parnassiens; il est bon de se
reposer des culbutes dans le bleu, par terre, à l'ombre de la figure de Molière.

Au XXèmesiècle, parmi les nombreuses pièces sur Molière quelques-


unes méritent notre attention.
Le drame de Mikhaïl Boulgakov, en quatre actes et huit tableaux, qui
avait une longue et pénible gestation avant sa réalisation théâtrale, en
1936, est intitulé La cabale des dévots (titre remplacé, lors de la première
représentation, par celui de Molière. La cabale contre LeTartuffe s'y
associe intimement à l'histoire d'Armande. La femme de Molière y est
considérée comme la sœur de Madeleine, mais la cabale extorque à celle-
ci, malade et proche de la mort, l'aveu qu'en réalité Armande est sa fille
et peut-être la fille de Molière (acte III). Cela amène la catastrophe finale,
la disgrâce de notre héros et sa mort dans la dernière scène. Scène qui a
permis à Boulgakov de présenter le théâtre dans le théâtre et le spectacle
dans le spectacle au sens strict: dernier intermède du Malade imaginaire
joué sur une scène intérieure.
Bien que la pièce de l'auteur russe soit centrée sur l'affaire du
Tartuffe, la comédie de l'Imposteur n'apparaît pas sous forme de théâtre
dans le théâtre. Ce qui attire notre attention, au point de vue de ce
procédé, c'est la scène de Psyché, répétition improvisée par Moiron (=
254
Baron) et Armande. Il s'agit de leur déclaration d'amour, Armande
jouant Psyché et Moiron - le personnage de L'Amour. (Remarquons
que Stanislavski, au cours des répétitions, voulait remplacer ce dialogue
par une scène de Dom Juan, mais Boulgakov tenait absolument à
maintenir Psyché.) Le théâtre dans le théâtre y confirme et extériorise la
liaison d'Armande avec le jeune comédien de la troupe, liaison qui est un
des ressorts de la pièce de Boulgakov.
Mais La cabale des dévots est avant tout une pièce politique (les
rapports entre Molière et Louis XIV ne sont pas sans référence à ceux
entre l'écrivain et Staline), et cela s'exprime partiellement dans les deux
scènes du théâtre dans le théâtre: la scène initiale de la pièce
(improvisation de Molière devant le roi après un spectacle) et la dernière
scène du Malade imaginaire qui acquiert ici une dimension symbolique.
Boulgakov note que l'auteur Vladimir R. Zotov a imaginé « le tableau
final non moins émouvant ». Louis XIV arrive, il veut voir Molière.
«Molière, qu' a-t-il ?» «Il est mort ». «Molière est immortel» -
réplique le monarque.
Revenons au domaine français. Jean-Baptiste le mal-aimé d'André
Roussin (écr. 1942, repr. 1944, publ. 1946) fait revivre trois moments
importants dans la carrière et dans la vie du dramaturge. L'action de
l'acte I a lieu dans une taverne à Lyon, en 1655, après la première
représentation de L'étourdi. A l'acte II, qui se passe en janvier 1666, on
voit Molière écrivant son Misanthrope. L'acte III est situé dans les
coulisses du Palais-Royal et dans la loge de Molière, en juin 1671, avant
la représentation des Fourberies de Scapin. Parmi les personnages de la
pièce d'André Roussin il y a, évidemment, Madeleine Béjart et Armande
Béjart, quelques acteurs de la troupe ainsi que Boileau.
La Petite Molière de Jean Anouilh et Roland Laudenbach n'est pas
une pièce de théâtre à proprement parler mais un scénario de film,
scénario non réalisé par le cinéma, cependant réalisé au théâtre par Jean-
Louis Barrault, en 1959. Bien que l'histoire mise en dialogue par Anouilh
s'étende sur une période assez longue, de 1658 environ jusqu'après la
mort de Molière, Le Tartuffe y est quasi inexistant. En revanche, nous
assistons à quelques spectacles et aux répétitions de quelques pièces de
Molière, échantillons de théâtre dans le théâtre, dont trois sont hautement
significatifs au point de vue de leurs rapports avec l'intrigue principale.
Notons que, dans La Petite Molière, l'incertitude plane dès le début au
sujet de l'état civil d'Armande. « C'est ta fille ou c'est ta sœur? » -
255
demande Molière, et Madeleine d'affirmer avec obstination « C'est ma
sœur! » Mais il y sera aussi question du bruit que Molière avait épousé
sa propre fille. D'autre part, le personnage de Baron joue un rôle
important dans la pièce: il y a d'abord l'animosité d'Armande à son
égard, et puis la liaison amoureuse dévoilée par Molière. Ce sont les
différents stades des rapports Molière-Armande-Baron qui se reflètent
dans les trois épisodes de théâtre dans le théâtre.
D'abord, peu de temps après le mariage, Molière-Arnolphe répète une
scène avec Agnès (L'école des femmes, acte III, sc. 2); c'est
Mademoiselle de Brie qui joue le rôle de la jeune fille (conformément à
la vérité historique), mais Les maximes du mariage ou les devoirs de la
femme mariée qu'elle est en train de réciter, s'appliquent visiblement à
Armande qui, dans un coin, assiste furieuse à la répétition. L'amour
médecin, répété par Molière en Sganarelle, Armande en Lucinde et Baron
en Clitandre, est l'occasion d'une scène où Armande gifle Baron, le jeune
protégé de son mari, et s'en va avec un gentilhomme qui lui faisait la
cour. Enfin Anouilh, comme l'a fait Boulgakov exploite Psyché que nous
voyons répétée à deux reprises, Armande jouant Psyché et Baron -
L'Amour. C'est pendant la dernière répétition, juste avant le spectacle,
que Molière découvre la liaison de sa femme avec son disciple.
Découverte qui, dans le texte de La Petite Molière, le rapprochera de la
mort.
La pièce de Philippe Adrien Le défi de Molière (1979) évoque trois
moments dans la carrière du dramaturge. L'acte l se passe dans les
coulisses du Palais-Royal, (la scène vue de biais), en décembre 1661
pendant la représentation de L'école des maris et des Fâcheux, en
présence de Louis XIV. Les passages de L'école des maris, que l'on
entend jouée sur la scène, sont en rapport avec la situation Molière-
Armande. A la fin de l'acte, Armande parle du mystère de sa naissance
(certains épisodes rappellent la pièce de Boulgakov: Molière s'adressant
de la scène au roi dans sa loge, le roi lui faisant remettre une somme
d'argent par un courtisan). L'acte II est situé à Versailles et au Louvre, en
1663. Il y est question de L'impromptu de Versailles, dont les fragments
sont cités. L'acte III - chez Molière, en août 1664. Il s'agit surtout de
l'affaire du Tartuffe ainsi que des problèmes personnels de Molière; des
spectres apparaissent, notamment deux Armande: comme sa femme et
comme sa fille. Parmi les personnages il y a Louis XIV, Mignard,
Boileau, Chapelle, Racine.
256
Signalons deux impromptus, pièces de circonstance. Dans
L'impromptu du Palais-Royal, écrit par Jean Cocteau pour la tournée de
la Comédie Française au Japon, en 1962, on voit Molière et Louis XIV
parlant notamment de l'affaire du Tartuffe. Le Misanthrope chez Molière
ou l'impromptu du Marais de Jacques Mauclair (1982) présente la troupe
réunie chez Molière, malade, pour la dernière répétition du Misanthrope.
Cet impromptu servit de lever de rideau aux représentations du
Misanthrope dans la mise en scène de Jacques Mauclair.
Le tricentenaire de la mort de l'écrivain a apporté quelques pièces,
notamment La vie de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1973) créée
par Gildas Bourdet avec le texte de Marc Normant, spectacle qui, dans
onze séquences, retrace les rapports entre l' œuvre et la vie du poète
dramatique. Notons aussi Molière mort ou vif de François Prévand
(1981), une sorte de bande dessinée avec vingt personnages, En attendant
Molière d'Alfred Simon (1985), Allo...Jean-Baptiste d'Arlette Didier
(1985) qui montre Molière projeté au XXèmesiècle. La pièce italienne de
Giovanni Macchia Le silence de Molière (av. 1992) est un dialogue
imaginaire entre un jeune écrivain, admirateur de Molière, et la fille de
celui-ci et d'Armande Béjart, Esprit-Madeleine Poquelin, qui dévoile les
secrets de la vie de ses parents.
Un spectacle original a été créé par Maurice Béjart, Le Molière
imaginaire (1976), ballet-comédie associant la danse et la parole. La vie
et l'œuvre de Molière y sont tracées en vingt scènes, dont les principales
autour de L'école des femmes (dialogue d'Arnolphe et d'Agnès), du
Tartuffe (les faux dévots exécutent autour de l'écrivain une danse
infernale) et du Médecin malgré lui. Sont également récités et dansés des
fragments de La critique de l'Ecole des femmes, de L'impromptu de
Versailles et du Malade imaginaire.
Enfin, une curiosité: Molière «ressuscité» au service d'une cause
d'actualité récente. Dans une pièce du poète anglais Tony Harrison
(1989) on le trouve, ainsi que Voltaire et Byron, dans un restaurant de
Bradford, réunis pour défendre Rushdie, auteur du fameux livre Les
versets sataniques qui avait fait beaucoup de bruit et suscité la colère des
fanatiques musulmans.

257
XVIIlème siècle

Deux dramaturges français du xvmème siècle ont la préférence des


auteurs contemporains: Diderot et Beaumarchais.
Denis Diderot a inspiré des ouvrages dramatiques dans différents
pays. Jean Dautremay a écrit Dorval et moi (1978) d'après les
«Entretiens sur Le fils naturel ». Contrairement à cette pièce
métathéâtrale, Le libertin d'Eric-Emmanuel Schmitt (1997) nous montre
le philosophe encyclopédiste comme jouisseur dans des situations
érotiques insolites.
C'est sur ses relations avec Catherine II de Russie qu'un auteur
polonais, Maciej Wojtyszko, a écrit une pièce en deux actes Semiramida
(1996). Diderot a passé cinq mois, en 1774, à la cour de la tsarine, en
compagnie de Grimm. La pièce s'appuie sur des documents de l'époque.
L'acte II commence par une scène de répétition théâtrale, pendant
laquelle la Sémiramis du Nord donne des instructions à la jeune
paysanne, en présence de Diderot. «Mademoiselle Clairon joue-t-elle
mieux que ma Mavra ? » - lui dit-elle.
La pièce en un acte de Hans Magnus Enzensberger Diderot et le
micro (Diderot und das dunkle Ei, 1993) a la forme d'une interview pour
la télévision, dans laquelle Diderot exprime ses opinions sur le monde, et
celles de l'auteur de la pièce.
Un spectacle musical original, dans lequel apparaît Diderot, est
Jacques le fataliste adapté par Henry Mary, avec la musique de Georges
Aperghis (1974). On y voit Diderot sur scène, dès le début de la
représentation: il fait sa cuisine, écrit, se repose, puis intervient dans
l'action. Il y a aussi un Spectateur qui monte sur la scène avec le
programme dans la main, s'assied sur un siège pliant et regarde le
spectacle, tout en intervenant de temps en temps avec des questions
posées à Diderot. Les principaux personnages sont dédoublés. Il y a donc
deux Diderot, deux Maîtres, deux Jacques, deux Justine. L'un chante,
l'autre parle, les deux sont presque toujours sur la scène. Un niveau
supplémentaire: au cours de l'action on joue, sur la scène aménagée au
milieu de la grande scène, un court spectacle, avec des masques.
Beaumarchais est l'un des rares auteurs dramatiques devenu, de son
vivant, personnage d'une pièce de théâtre. C'est le jeune Goethe qui,
dans sa tragédie Clavigo (1774), exploite un épisode de la tumultueuse

258
vie de Beaumarchais: pendant son séjour en Espagne, en 1764-65, il
venge sa sœur aînée abandonnée par Clavigo (Clavijo) qui devait
l'épouser. Mais Pierre-Augustin Caron n'était pas encore l'auteur
dramatique célèbre et Goethe commençait à peine son Faust.
En 1950 Sacha Guitry a publié une pièce historique en dix-neuf
tableaux, Beaumarchais, où il est question de multiples activités non
théâtrales de Pierre-Augustin Caron et de ses mésaventures, où l'on voit
Louis XV et Louis XVI ainsi que Benjamin Franklin. Mais il y est aussi
question du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. On assiste
même, aux tableaux 13 et 14, à la première représentation du Barbier à la
Comédie Française (le 23 février 1775), on en entend quelques
répliques; huit ans plus tard, c'est la lecture du Mariage de Figaro
devant le roi (tableau 15). La pièce de Sacha Guitry réunit donc plusieurs
éléments du théâtre dans le théâtre: un lieu théâtral s'y trouve reproduit,
il yale spectacle (bien que très fragmentaire) d'une pièce, il y a la
lecture privée d'une autre, donc des citations dramatiques. Il y a
également beaucoup de références métathéâtrales: Beaumarchais qui
conçoit l'idée d'une Société des auteurs (tableau Il), qui condamne la
nullité de la production dramatique depuis 1789 (tableau 17), enfin
l'apothéose finale où, après la mort de Beaumarchais, c'est Molière qui
lui fait franchir le seuil de l'Immortalité, malgré l'opposition de quelques
membres obscurs de l'Académie Française.
Un opéra bouffe Les fantômes de Versailles (The Ghosts of
Versailles) de William M. Hoffman (livret) et John Corigliano (musique)
a été créé au Metropolitan Opera de New York, en décembre 1991. On y
voit Marie-Antoinette et Louis XVI ressuscités. Pour divertir la reine qui
s'ennuie, Beaumarchais lui propose d'écrire un opéra. Ce sera une
adaptation de sa pièce La mère coupable, avec «l'autre Tartuffe », le
néfaste intrigant Bégearss, le comte Almaviva, la comtesse, leur fils
Léon, Figaro et Suzanne. Mais au cours de la représentation, Marie-
Antoinette s'identifie de plus en plus à la comtesse Almaviva, elle est
entourée et adorée par Beaumarchais, ce qui suscite la jalousie de Louis
XVI.
Dans l'opéra de Hoffman et Corigliano plusieurs éléments
métathéâtraux sont rassemblés: il y a l'opéra dans l'opéra (citations du
Barbier de Séville de Rossini et surtout des Noces de Figaro de Mozart),
il y a des citations dramatiques (des deux premières pièces de la trilogie
de Beaumarchais).
259
Un autre écrivain français, Charles-Simon Favart, auteur de cent
cinquante ouvrages dramatiques à succès, est le personnage - ainsi que
sa femme, actrice et cantatrice Justine Favart - de la pièce d'Armand
Salacrou Le soldat et la sorcière (1945).
Passons aux pays slaves. Le dramaturge Slovène Bratko Kreft a écrit:
Les comédiens de Krajina (Krajnski komedijanti, 1946), pièce qui
présente Anton Tomaz Linhart, auteur de la comédie La folle journée ou
le mariage de Maticek (1790), inspirée de Beaumarchais; on assiste sur
la scène à la représentation de la pièce de Linhart.
La grande figure du théâtre polonais de la fin du XVmèmeet du début
du XIXème siècle, Wojciech Boguslawski (1757-1829), acteur, auteur
dramatique, metteur en scène, directeur de théâtre, a inspiré non
seulement des dramaturges de son pays - Boguslawski et sa scène
(Boguslawski ijego scena, 1887) de Wincenty Rapacki, Le roi et l'acteur
(Kral i aktor, 1952) de Roman Brandstaetter - mais aussi un auteur
hongrois, Gyorgy Spiro. Dans sa pièce L'imposteur (Az imposztor, 1983)
on voit Boguslawski, vers 1816, venu à Wilno pour jouer dans Le
TarttifJe de Molière. Il y a, dans la pièce de Spiro, plusieurs éléments de
théâtre dans le théâtre: la comédie de Molière, largement citée, comme
pièce intérieure, la scène sur la scène, toute une équipe théâtrale au
travail.
Pour ce qui est des auteurs italiens de la seconde moitié du XVmème
siècle, Carlo Goldoni est au centre de la pièce de Paolo Ferrari Goldoni et
ses seize comédies nouvelles (Goldoni e i suoi sedici comme die nuove,
1951). Son rival, Carlo Gozzi, a écrit un pamphlet dialogué contre lui Le
théâtre comique à l 'hôtellerie du Pèlerin tombé aux mains des
Académiciens Granelleschi (II teatro cornico all' osteria del Pellegrino
tra le mani degli Accademici Granelleschi, 1758), critique des théories
de Goldoni exposées dans Il teatro cornico. Gozzi, à son tour, a inspiré
Alexandre Arnoux. L'action de sa comédie en trois actes et un épologue,
L'amour des trois oranges (1947; c'est le titre de la pièce de Gozzi
L'amore delle tre melarance), est située à Venise, sur la scène, dans la
loge des comédiens et dans le couloir du théâtre San Samuele. On y voit
Gozzi et les acteurs avant et pendant la représentation des Drogues de
l'amour.

260
XVIIJème - XIXème siècle

Plusieurs dramaturges allemands de la période de Sturm und Drang et


de l'époque romantique apparaissent comme personnages de théâtre. On
voit Goethe dans une vingtaine d'ouvrages dramatiques. Le premier fut
celui de son ami J.M.R. Lenz qui, dans Pandaemonium Germanicum,
écrit en 1775, présente Goethe et soi-même comme les plus grands
génies de tous les temps (Goethe avait 26 ans, Lenz 24 ans).
C'est après la mort de Goethe que se multiplient les pièces prenant
comme sujet, le plus souvent, des épisodes de sa vie. Le drame de Karl
Gutzkow Le lieutenant du roi (Der Konigsleutnant, 1849) montre le
jeune garçon Johann Wolfgang et ses parents à Francfort, ville natale du
poète, pendant la présence des troupes françaises. Plusieurs pièces
évoquent les amours du poète: Margarete de J.P. Lyser (1845),
Sesenheim de L. Wohlmuth (1852), Le presbytère de Sesenheim (Das
Pfarrhaus von Sesenheim) de E. Schüller (1858), l'opéra de W. Belgard
et A. Altheim Friederike von Sesenheim (1916), l'opérette de W. Jacobi
Sah ein Knab ein Rostlein stehn (1919), Rencontre avec Ulrike
(Begegnung mit Ulrike, 1938) de S. Graff. D'autres épisodes de sa vie
ont été traités dans Doktor Goethe in Weimar de W. von Biedermann
(1864), Joyeuses journées de Goethe (Aus Goethes lustigen Tagen, 1878)
de E. Henle, Le prince et le poète (Fürst und Dichter, 1851) de J.L.
Deinhardstein, Eckermann de E. Lissauer (1920).
Parmi les pièces exploitant la vie de Friedrich Schiller, moins
nombreuses que celles sur Goethe, citons Les élèves de Karlsschule (Die
Karlsschüler, 1846) de Heinrich Laube et L'infant de l 'humanité (Der
Infant der Menschheit, 1912) de Walter von Molo qui présente le poète
déprimé après l'insuccès de sa Conjuration de Fiesque.
C'est avec une certaine ironie que sont traités Goethe et Schiller qui
apparaissent épisodiquement dans la pièce de Peter Weiss Holderlin
(1971). Ce drame retrace la vie du poète, depuis les études universitaires
jusqu'à ses derniers jours dans la folie. La scène 6 représente la première
lecture de sa pièce La mort d'Empédocle dans un cercle d'amis.
Le drame de Mike Stott Lenz (1974) montre le poète déséquilibré
pendant son séjour chez le pasteur Oberlin, en Alsace. Il y a des citations
de Shakespeare, mais pas de pièce de Lenz. C'est dans les mêmes
circonstances qu'on le voit dans l'opéra de chambre de Wolfgang Rihm

261
Jakob Lenz (1979), livret de Michaël Frohling d'après la nouvelle de
Georg Büchner) ; en treize séquences y est présentée la longue marche du
poète vers la folie.
Heinrich von Kleist est le protagoniste de la dramatique de Claude
Prin Tragédies (1990) qui évoque notamment le double suicide du poète
et d'Henriette Vogel. Kleist est présent dans Vie de Gundling Frédéric de
Prusse de Heiner Müller (écr. 1977, publ. 1981): une des scènes du
spectacle de marionnettes est intitulée « Henrich von Kleist joue Michael
Kohlhaas ». Voici le canevas de cette pantomime:

Rivage à l'abandon (lac près de Strausberg). Kleist, en uniforme. Marionnette-


Kleist. Marionnette-femme. Marionnette-cheval. Billot. Kleist touche visage
poitrine mains sexe de la marionnette-Kleist. Caresse embrasse étreint la
marionnette-femme. Tranche d'un coup d'épée la tête de la marionnette-cheval.
Arrache le cœur de la marionnette-femme et le mange. Arrache son propre
uniforme, empaquette la tête de la marionnette-Kleist dans la verte d'uniforme,
se coiffe de la tête de cheval, met en pièces à coups d'épée la marionnette-
Kleist: roses et entrailles s'en échappent. Rejette la tête de cheval, se coiffe de
la perruque de la marionnette-femme (cheveux jusqu'aux pieds), brise l'épée
sur son genou, va au billot. Enlève la perruque, étale les cheveux de femme sur
le billot, s'ouvre une veine avec les dents, étend le bras, d'où ruisselle de la
sciure, au-dessus des cheveux de femme sur le billot. Des cintres, une toile
grise est jetée sur la scène, une tache rouge s'y étend rapidement.

La scène suivante est un monologue de Lessing, auteur dramatique et


théoricien du théâtre.
Parmi les dramaturges allemands de cette période qui ont inspiré des
pièces de théâtre citons Christian Dietrich Grabbe, héros du drame de
Hanns Johst Le solitaire (Der Einsame, 1925), ainsi que Georg Büchner
dans la pièce de Gaston Salvatore La mort de Büchner (Büchners Tod,
1972). Celui-ci et le personnage de sa pièce, Woyzeck, apparaissent dans
Achterloo de Friedrich Dürrenmatt (1988), en compagnie de Napoléon,
Richelieu, Freud, Jeanne d'Arc, Cambronne, Marx, les papes Grégoire
XII et Grégoire XIII. L'action se déroule en décembre 1982 à Achterloo,
lieu imaginaire situé près de Waterloo, où sont réunis des personnages
célèbres pour débattre un thème crucial: comment éviter une troisième
guerre mondiale qui conduirait inévitablement l'humanité à sa perte.
Quant au théâtre anglais de cette époque, il convient d'évoquer
Chatterton et Byron.

262
Figure emblématique du préromantisme, auteur du drame Aella
(1768), Thomas Chatterton, qui s'est suicidé à l'âge de dix-huit ans, est le
héros de la pièce d'Alfred de Vigny Chatterton (1835).
La vie et l'œuvre de Byron ont inspiré plusieurs auteurs dramatiques,
anglais, français, allemands, et italiens. C'est son séjour en Italie qui en
constitue le cadre préféré de ces pièces. Citons en quelques-unes, dans
l'ordre chronologique. François Ancelot, Lord Byron à Venise (1834), H.
Austen Driver, Harold de Burun (1835), G.B. Cipro, Lord Byron a
Venezia (1837), Pasquale De Virgili, Commedia del secolo (1840-43),
Francesco Dall'Ongaro, Vendredi saint (Il venerdi santo, 1847), R. von
Gottschall, Lord Byron in Italien (1847), Detler von Liliencron,
L'immortel en voyage (Unsterbliche auf Reisen, 1896), K,K, Ardashir,
The Pilgrim of Eternity (1921), Max Brod, Lord Byron kommt aus der
Mode (1929), H.J. Rehfisch Missolunghi (1929). Ajoutons qu'Ernst
Toller, dans le prologue de sa pièce Les briseurs de machines (Die
Maschinenstürmern, 1921), est apparu dans le masque de Byron.
Parmi les auteurs dramatiques de l'époque romantique, Alfred de
Musset tient une place privilégiée comme sujet de pièces de théâtre. Il est
présenté le plus souvent, au côté de George Sand (n'oublions pas qu'elle
fut aussi auteur d'un vingtaine de pièces). Citons trois pièces, écrites et
créées dans trois pays différents. La fuite à Venise (Die Flucht nach
Venedig, 1923) de Georg Kaiser présente cet épisode crucial dans leur
liaison. C'est à la rupture, après le voyage à Venise, qu'on assiste dans
George et Alfred (1999) de Marie-Françoise Hans. Dans la pièce en trois
actes Le poète de l'amour (Poeta milosci, 1969) de la Polonaise Jadwiga
Dackiewicz, on voit George Sand et Musset dans les salons parisiens,
entourés de plusieurs personnages historiques, notamment Rachel.
Musset et Rachel apparaissent aussi dans la pièce de deux auteurs
polonais, Konstanty IIdefons Galczynski et Adam Mauersberger La nuit
du Maître André (Noc Mistrza Andrzeja, 1956).
Pour rester dans le domaine du théâtre polonais, notons que George
Sand et Chopin sont les personnages principaux de L'été à Nohant (Lata
w Nohant, 1936) de Jaroslaw Iwaszkiewicz. Cet auteur a consacré une de
ses pièces, La mascarade (Maskarada, 1938) à Pouchkine. Parmi les
nombreuses pièces russes sur ce poète dramaturge signalons Les derniers
jours de Mikhaïl Boulgakov (1940) et Les pas du Commandeur de V.
Korostylov (1972).

263
Le plus grand poète et dramaturge polonais de l'époque romantique,
Adam Mickiewicz, qui passa une grande partie de sa vie à Paris, comme
exilé, a inspiré plusieurs pièces des auteurs polonais. Il y en a deux qui
frappent par l'originalité du lieu de l'action: Le printemps romain
(Rzymska wiosna, 1955) de Waclaw Kubacki et Le campement
(Koczowiska, 1974) de Tomasz Lubienski qui montre le poète en
Turquie, quelques semaines avant sa mort (1855), où il espérait organiser
une légion polonaise contre la Russie. Cette légion est au centre de la
pièce de Stanislaw Plonka-Fiszer, Legion Mickiewicza (1956). Un autre
poète dramatique polonais de l'époque romantique, Zygmunt Krasinski,
est le protagoniste de la pièce de Jerzy Rakowiecki Le laquais (Lokaj,
1988).
Le prolifique auteur dramatique, Alexandre Dumas père, est montré,
face à son « nègre », Auguste Maquet, dans la pièce de Cyril Gely et Eric
Rouquette Signé Dumas (2003). Qui fut le véritable auteur de nombreux
ouvrages signés Dumas?
La renommée de Balzac comme romancier fait oublier qu'il fut aussi
auteur dramatique. Le cheval de Balzac (Gesprdch über Balzacs Pferd)
de Gert Hofmann, adapté pour le théâtre par Philippe Mercier (1987),
nous le rappelle magistralement. La scène se passe le jour de la mort de
Balzac, le 18 août 1850, au Théâtre Historique, dans la « loge d'auteur »
qui est en même temps le lit du mourant. Dans ses hallucinations, Balzac
attend, en vain, la représentation de sa dernière pièce.
C'est un auteur polonais, Jaroslaw Iwaszkiewicz, qui a écrit Les noces
de Monsieur Balzac (Wesele pana Balzaka, 1959) sur son mariage avec
Madame Hanska.
Sacha Guitry a consacré des pièces à deux auteurs dramatiques du
XIXèmesiècle. Dans Monsieur Prudhomme a-t-il vécu? (1931) il présente
Henry Monnier: dessinateur, écrivain et acteur. C'est sous cette triple
forme qu'il a créé le fameux personnage de Joseph Prudhomme. L'acte l
de la pièce de Guitry nous montre Henry Monnier chez lui, « entre 1830
et 1840 », l'acte II - dans une loge d'acteur, après la représentation,
« maquillé et habillé en Joseph Prudhomme» et s'identifiant entièrement
à son personnage. Cette pièce fut d'ailleurs créée à l'occasion du
spectacle de La femme du condamné d'Henry Monnier, au Théâtre de la
Madeleine. C'est pareillement comme lever de rideau à la reprise de
Boubouroche à la Comédie Française que fut créé 1'« à-propos en un
acte» Courteline au travail (1943). Le décor en est «celui du premier
264
acte de Boubouroche », un petit café où Courteline, en présence de son
personnage, raconte l'histoire qui lui a donné l'idée de sa comédie; et il
se met à écrire.
Et le théâtre scandinave? C'est en 1856 que le Suédois Per Olov
Enquist a situé l'action de sa pièce Les serpents de pluie (Fran
regnormarnas liv, 1981) sur le dramaturge danois Johan Ludvig Heiberg
et sa femme, la célèbre actrice Johanne Luise Patges. Le même auteur a
fait revivre devant nous August Strindberg et sa femme, la comédienne
Siri von Essen, dans la pièce La nuit des tribades (Tribadernas natt,
1975) située en 1889, pendant la répétition d'un acte de Strindberg La
plus forte (Den starkare). Jean-Pierre Sarrazac s'attaque, dans Harriet
(1993), au personnage de Strindberg vers la fin de sa vie. Les didascalies
et quelques répliques indiquent que l'action se passe sur le plateau de
Intima Teatern à Stockholm, le 6 mai 1908. Mais dans la plupart des
scènes, un lit est installé, sur lequel se repose l'Ecrivain (Strindberg),
déjà gravement malade. Il s'agit donc plutôt d'un lieu recréé dans
l'imagination du personnage, dans ses fantasmes. Quant au temps de
l'action, le va-et-vient temporel s'étend sur une période de 1901, année
du mariage de Strindberg avec Harriet Bosse, jusqu'au septième
anniversaire de cet événement, en 1908 (leur fille a six ans). Avec, en
plus, des visions prémonitoires (suicide, en 1912, du second mari de
Harriet).
Le couple auteur dramatique et comédienne apparaît souvent dans les
pièces métathéâtrales, depuis Molière et Armande Béjart. Le drame de
Pavel Pavlovski Elégie (1976) a pour thème l'amitié d'Ivan Tourgueniev,
pendant les dernières années de sa vie, avec une jeune actrice Maria
Savina qui avait joué dans ses pièces. Anton Tchekhov et sa femme, la
comédienne Olga Knipper, ont été traités par des dramaturges russes,
mais aussi par des auteurs français: Tchekhov Tchekhova de François
Nocher (1985) et Adieu Monsieur Tchekhov de Céline Monsarrat (1988).
La fin dramatique de Maupassant (auteur de quelques pièces de
théâtre, notamment Une répétition) constitue le cadre de Comme on
regarde tomber les feuilles d'Yves Marchand (1987), dialogue entre
l'écrivain et son médecin, le docteur Daremberg, ainsi que des Peupliers
d'Etretat de Jean Menaud (1992) qui se passent dans la clinique du
docteur Blanche, où deux bonnes filles jouent devant l'écrivain les
femmes de sa vie.

265
XXème siècle

Le tournant du XIXème au XXème siècle apporte deux figures


pittoresques de la scène anglaise: Oscar Wilde et George Bernard Shaw.
Si Oscar Wilde attire l'attention des auteurs dramatiques, c'est surtout
pour sa vie mouvementée, ses procès et son emprisonnement. Notons la
pièce anglaise de Leslie et Sewell Stokes Oscar Wilde (1936), celle de
l'auteur et acteur irlandais Micheal Macliamm6ir L'importance d'être
Oscar (The Importance of being Oscar, 1960) - référence au titre de la
pièce de Wilde The Importance of being Earnest, le drame de l'auteur
canadien Maxim Mazumdar Oscar Remembered sur Ie triangle fatal
Wilde, le marquis de Queensberry et son fils, lord Alfred Douglas. C'est
ce dernier qui est nommé dans le titre de la pièce d'Eric Bentley sur
Wilde, L'amant de lord Alfred (Lord Alfred's Lover). La pièce de Robert
Badinter, ancien ministre de la Justice, intitulée C.3.3. (1995) est centrée
sur l'incarcération de Wilde; il y a juste une évocation de sa tragédie
Salomé (écrite en français). G.B. Shaw, ami de Wilde, y apparaît
épisodiquement. La pièce de Moïzès Kaufman Outrage aux mœurs, jouée
à Paris en 1999/2000 dans l'adaptation de Jean-Marie Besset, concerne,
elle aussi, son procès. En revanche, on voit Oscar Wilde dramaturge dans
le monodrame de l'auteur américain John Gay, magistralement adapté et
exécuté en France par Raymond Gérôme sous le titre L'extravagant
Mister Wilde (1983). Ce spectacle a la forme d'une conférence de Wilde
qui s'adresse directement au public, conférence pendant laquelle
apparaissent la duchesse de Berwick, personnage de L'éventail de Lady
Windermere, et Sarah Bernhardt récitant un fragment de Salomé de
Wilde.
George Bernard Shaw et Mrs. Pat Campbell, célèbre comédienne
anglaise, échangèrent des centaines de lettres, de 1899 à 1939. C'est pour
elle que Shaw avait écrit le rôle d'Eliza Doolittle dans Pygmalion, créé
en 1913. Jerome Kilty a tiré de leur correspondance des dialogues qui,
sous le titre Cher menteur (Dear Liar, 1960) connurent un grand succès
sur les scènes du monde entier. La version française a été adaptée par
Jean Cocteau. En 1966, Richard Huggett a écrit et fait représenter une
pièce La première de «Pygmalion» (The First Night of «Pygmalion») en
utilisant les lettres de l'actrice et de Shaw ainsi que d'autres documents
concernant la genèse et la fortune de cette pièce.

266
On ne joue plus les drames de Gabriele d'Annunzio, écrits et créés au
tournant des siècles, mais la forte personnalité du poète attire les auteurs
dramatiques. Clara S. de l'Autrichienne Elfriede Jelinek fut présentée au
Festival d' Avignon, en 1983, tandis que Le jardin interdit (Der verbotene
Garten) de Tankred Dorst à Volksbühne de Berlin, en 1988. Auteur des
pièces créées à la même époque que celle de d'Annunzio, Gerhart
Hauptmann est le personnage éponyme d'une dramatique de l'auteur
polonais Jerzy Lukosz (2001) qui présente le vieillard au moment de
l'entrée de l'Armée soviétique dans son village en Basse-Silésie, en mai
1945. Dans le spectacle Actes relatifs à la vie, à la mort et à l 'œuvre de
Monsieur Raymond Roussel, homme de lettres (1983) Michel Dubois a
tiré de l'oubli cet auteur dramatique.
Roger Planchon a écrit et mis en scène, en 1983, une pièce sur F.
Scott Fitzgerald, romancier mais aussi auteur dramatique, Alice, par
d'obscurs chemins... C'est la rêverie d'une étudiante française, Alice,
dans laquelle dialoguent les ombres du couple Scott et Zelda Fitzgerald
morts, en découvrant l'existence tourmentée de l'alcoolique et de la
schizophrène. C'est la vie de Fitzgerald à Hollywood, dans les années
vingt et trente, que retrace Le désenchanté de Budd Shulberg, joué en
France dans l'adaptation de Jean-Pierre Cassel et François Bourgeat, en
1999.
Les déchirements d'un autre couple maudit, celui du poète et
dramaturge Thomas Stearns Eliot et sa femme Vivienne, sont le sujet de
la pièce de Michael Hastings Tom and Viv (1984). Celle de Peter
Ackroyd Allons y, toi et moi (Let Us Go Then, You and J, 1987) constitue
un portrait de T.S. Eliot à travers sa biographie et sa poésie.
Le poète Dylan Thomas, « le Rimbaud» de langue anglaise, auteur de
la dramatique Au bois lacté (Under Milk Wood, 1953), est le héros de la
pièce de Sydney Michaël Dylan ou Un poète en Amérique. On y voit le
poète, ivre, pendant son récital aux Etats-Unis et un numéro de strip-tease
dans un cabaret. La pièce fut représentée en France, en 1982, dans la
version de Pol Quentin.
Evoquons deux écrivains russes, ou plus précisément soviétiques, par
ce que leur vie et leur œuvre portent l'empreinte du régime communiste:
Maïakovski et Boulgakov.
La pièce en douze tableaux du dramaturge allemand Stefan Schütz,
Maïakovski (av. 1977), écrite dans un style science-fiction, proche de La

267
punaise, montre le poète en proie à une crise morale et sentimentale. Au
tableau 5 le camarade Jdanov fait la démonstration d'une machine,
construite par une équipe sous la direction du génial Staline, « protecteur
et réalisateur du rêve éternel de l'humanité », permettant de «purifier
sans douleur l'être humain », c'est-à-dire de libérer les citoyens de
l'esprit petit-bourgeois, voire contre-révolutionnaire. C'est Maïakovski
qui a été choisi pour la première démonstration publique de cet appareil:
l'injection dans le cerveau du «sérum stalinien ». Mais, à la surprise
générale, deux Maïakovski sortent de la machine. Maïakovski l est le
poète inchangé, révolté, Maiakovski II « guéri» par le miraculeux sérum.
« Je suis un homme nouveau, dit-il, obéissant et soumis au Parti ». Et ce
sera la lutte entre les deux, pendant laquelle arrive Lili Brik et annonce à
Maïakovski l son départ. La pièce se termine par la fuite de Maïakovski l
sur les toits de Moscou. Le dernier tableau est une allégorie: le poète
devient une statue comme « bien culturel de la nation ».
En 1997, Nicolas Bataille a monté, au Théâtre de la Huchette, le
spectacle intitulé Viva Maïakovski, dans lequel on voit non seulement le
poète récitant ses vers, lisant les fragments de lettres, dialoguant avec Lili
Brik, sa muse, mais aussi les personnages de ses pièces Les bains et La
punaise.
Mikhaïl Boulgakov est le protagoniste de la pièce en douze scènes de
Pierre Laville Le fleuve rouge (1980). L'action, située dans la période
1925-1940, a lieu tantôt dans l'appartement de l'écrivain, tantôt au
Théâtre d'Art de Moscou pendant les répétitions de ses pièces,
notamment avec Stanislavski, même au Kremlin avec une apparition de
Staline. On assiste aussi à la confrontation entre Boulgakov et
Maïakovski. Les démêlés du dramaturge avec le pouvoir sont présentées
dans une atmosphère mi-réaliste, mi-fantastique. Le dernier tableau se
passe le jour de l'enterrement de l'écrivain. Boulgakov est présent, d'une
certaine manière, dans une autre pièce de Pierre Laville, Tempête sur le
pays d'Egypte. Aventures d'un jeune médecin (1993-94), fiction
«d'après la vie et l'œuvre d'Anton Tchekhov et Mikhaïl Boulgakov»
dont le protagoniste, un médecin, «pourrait s'appeler Tchekhov ou
Boulgakov».
La pièce polonaise de Urszula Koziol Brûlure (Zgaga, 1989) contient
une théâtralisation des lettres de Boulgakov à Staline sous forme d'un
«spectacle à domicile ». Une dramatique de Gemma Salem Quelques

268
jours dans la vie de Monsieur Boulgakov (1991) montre, entre autres,
Stanislavski.
Boulgakov, qui avait écrit une pièce sur Pouchkine, Les derniers
jours, interdite par le régime stalinien, est devenu personnage - vivant
ses derniers jours - de la pièce du dramaturge polonais Maciej
Wojtyszko Boulgakov (2001). L'action se passe au début de 1940, à
Moscou, dans trois lieux: buffet d'artistes au Théâtre d'Art (MHA T),
bureaux de la Guépéou, appartement de Boulgakov. L'écrivain y apparaît
une seule fois: gravement malade, muet, il reçoit son ami Nicolaï
Erdman, auteur dramatique persécuté par le régime. En fait, Boulgakov
est une pièce sur ces deux écrivains « maudits », sur leurs rapports avec
le pouvoir. Parmi les personnages il y a la femme et la belle-sœur de
Boulgakov, le célèbre acteur V.I. Katchalov et Olga Knipper, veuve
d'Anton Tchekhov.
La mort de Garcia Lorca (La muerte de Garcia Lorca) de l'auteur
surréaliste espagnol exilé au Venezuela, José Antonio Rial, présente la
destinée tragique du poète dramaturge. Elle fut créée en 1981, à Caracas,
par le metteur en scène d'avant-garde, l'Argentin-Vénézuélien Carlos
Gimenez. Trois acteurs jouent Federico Garcia Lorca: enfant, jeune
poète et vieillard; ce dernier est tout à fait imaginaire, le poète ayant été
assassiné par les franquistes à l'âge de trente-sept ans.
La mort tragique d'un autre dramaturge, qui s'est suicidé en
septembre 1939, au moment de l'entrée de l'Armée soviétique en
Pologne, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, marque la pièce sur cet auteur
dramatique, intitulée W-Z (la première et la dernière lettre de son
patronyme), écrite et mise en scène par Alain Populaire en 1981, au
Théâtre Impopulaire de Bruxelles. La même année, un spectacle Witkacy
a été créé par Stuart Daly, à l'Université d'Essex. Notons aussi qu'une
pièce radiophonique en cinq parties de Koukou Chanska (pseudonyme de
la femme de lettres polonaise Jadwiga Kukulczanka), Witkiewicz, a été
diffusée par France Culture en janvier 1986.
Le drame de Tankred Dorst Toller (1968) est centrée sur le poète et
dramaturge expressionniste allemand, Ernst Toller, qui fut l'une des
principales figures de la révolution communiste à Munich, en 1918, et
l'un des dirigeants du gouvernement de l'éphémère République des
soviets de Bavière, en 1919. Tankred Dorst y insère plusieurs fragments
de la pièce de Toller « sur la révolution sociale du XXème siècle»
Homme-Masse (Masse Mensch) ; c'est un anachronisme puisque la pièce
269
de Toller avait été écrite en prison, en 1919-1920, et représentée
publiquement en 1921. Le côté «théâtre sur le théâtre» a été accentué
dans les mises en scène de Patrice Chéreau au Piccolo Teatro de Milan
(1970) et au TNP de Villeurbanne (1973-74).
La dernière nuit de Tennessee Williams (1995) de Frank Bertrand
évoque la fin tragique du fécond dramaturge américain, trouvé mort dans
un hôtel new-yorkais (suicide 7), le 25 février 1983. Tennessee Williams
remémore ses anciens succès et les insuccès de ses dernières œuvres.
Curieuse coïncidence: les héros des pièces qui viennent d'être
présentées, Garcia Lorca, Witkiewicz, Toller, Maïakovski et Tennessee
Williams avaient une mort tragique, le premier fut assassiné, quatre
autres se sont suicidés.
Odon von Horvath, auteur dramatique de langue allemande, est le
protagoniste de la pièce d'un dramaturge anglais Christopher Hampton
Ah! Hollywood... (Tales from Hollywood, 1982). Pièce-fiction, parce
que nous y voyons Horvath - mort accidentellement à Paris, en 1938 -
parmi les intellectuels allemands exilés aux Etats-Unis, dans les années
quarante. Les situations et les personnages y sont traités avec un humour
acerbe. A côté de Horvath on y voit Brecht et sa femme Helene Weigel.
Le débat entre Horvath et Brecht sur le théâtre y tient une place
importante.
Bertolt Brecht, auteur dramatique, metteur en scène et directeur d'une
troupe, est le protagoniste de la pièce de Günter Grass Les Plébéiens
répètent l'insurrection (Die Plebejer proben den Aufstand, 1966). Sur Ie
plateau du Berliner Ensemble «le Patron» est en train de répéter son
adaptation de Coriolan de Shakespeare, dont la première scène montre la
révolte des plébéiens. La répétition est interrompue par l'arrivée des
ouvriers en révolte. On est le 17 juin 1953, jour du soulèvement à Berlin-
Est. Les insurgés demandent à Brecht de les aider à formuler leurs
revendications, mais le Patron se retranche derrière ses préoccupations
esthétiques. L'intellectuel manque, à l'heure décisive, le rendez-vous de
l'Histoire. Dans cette pièce sur un dramaturge il yale théâtre dans le
théâtre, la scène sur la scène, il y a la pièce intérieure, il existe une
analogie frappante entre celle-ci et la situation dans la pièce extérieure.
Brecht apparaît dans la pièce satirique de l'auteur suédois Lars
Kleberg Les apprentis sorciers (Trollkarlens larlinger, 1983), inspirée de
la réunion des hommes de théâtre soviétiques et étrangers qui eu lieu à

270
Moscou, le 14 avril 1935, en plein stalinisme. Sous prétexte d'honorer un
acteur chinois qui venait de faire une tournée en Union Soviétique, les
responsables du parti ont invité Gordon Craig, Erwin Piscator, le Suédois
Alf Sjoberg ainsi que Bertolt Brecht. Et parmi les Russes - Stanislavski,
Nemirovitch-Dantchenko, Meyerhold, Taïrov, Eisenstein ainsi que
l'auteur dramatique S.M. Tretiakov. L'événement est authentique, mais
Lars Kleberg a inventé les dialogues, en voulant restituer ce débat:
qu'est-ce que ces hommes de théâtre auraient pu se dire sur la fonction de
l'art théâtral. Dans sa longue intervention Brecht parle de son théâtre
« épique» et des analogies avec le théâtre chinois. Antoine Vitez a mis
en scène cette pièce pour le Festival d'Avignon, en 1988.
L'élève de Brecht de Bernard Da Costa (1984) est une pièce sur
Brecht, sans que celui-ci apparaisse sur la scène. Signalons une autre
pièce sur Brecht: Aller-retour de Michel Berto (1987). Enfin, George
Tabori qui, déjà en 1960 avait écrit Brecht on Brecht, a repris ce thème
en donnant au Berliner Ensemble, en janvier 2000, une pièce sur Brecht
et ses ennuis avec la Commission sur les activités anti-américaines.
Quant aux auteurs dramatiques français de cette période, lean-Paul
Sartre et Albert Camus se rencontrent dans une pièce métathéâtrale
Camus... Sartre... et « Les Autres» (1996) de lean-François Prevand, lui-
même comédien et metteur en scène. L'action se passe à Paris pendant
l'occupation, en hiver 1943-44. Il s'agissait de la première tentative de
mettre en scène Huis-clos que Sartre venait de terminer. C'est Camus qui
s'occupait de la mise en scène et devait jouer le rôle de Garcin, mais à la
suite de l'arrestation de l'une des actrices, Olga Keszelewicz, on a dû
abandonner ce projet. Parmi les personnages de la pièce il y a Simone de
Beauvoir et lean Genet. En plus de son caractère métathéâtral (pièce sur
la préparation d'une pièce) J.-Fr. Prevand exploite le procédé du théâtre
dans le théâtre: sa pièce commence par la première scène de Huis-clos
avec Garcin joué par Camus (on est en 1960, quelques instants après sa
mort), elle se termine par la même scène avec Sartre (on est en 1980,
quelques instants après son décès).
Les derniers jours de lean-Paul Sartre, en compagnie de Simone de
Beauvoir, sont le sujet de Tête-à-tête (Eye to Eye, 1983), pièce de
l'auteur canadien Ralph Burdman. Mais dans cette longue conversation il
n'y a aucune référence à l'œuvre dramatique de Sartre.
Dans la pièce de Bernard-Hemi Lévy Le Jugement dernier (1992),
virulente satire sociale et politique, le metteur en scène Anatole et son
271
assistante Maud préparent un spectacle sur l'histoire du XXèmesiècle.
C'est une audition des candidats pour tenir les principaux rôles. Vers la
fin de la pièce, Anatole fait jouer par deux de ses personnages, le
Professeur et Cook, une scène avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron
sortant de chez Giscard d'Estaing, en 1979 : «Vous nous joueriez donc
- dit Anatole - tous les deux, le dialogue de ces deux grands esprits à
cette heure cruciale, que dis-je? historique, où ils quittent le palais de
l'Elysée et, bras dessus bras dessous, descendent la rue du Faubourg
Saint-Honoré. » Et une didascalie: «ce sont deux petits vieux, voûtés,
les bras croisés derrière le dos, traversant la scène de long en large,
plusieurs fois, d'un pas lent et régulier - le pas de la promenade ».
Personnages ridicules, ils commentent, entre autres, la phrase «il vaut
mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ».
Signalons encore un Jean-Paul Sartre créé par la volonté du metteur
en scène. Jorge Lavelli a monté, en 1989, l'Opérette de Witold
Gombrowicz (1966), pièce satirique qui n'épargne ni les aristocrates ni
les révolutionnaires. Parmi les personnages de l'Opérette il yale
Professeur, un marxiste qui, faisant son autocritique, vomit pendant toute
la pièce sur lui-même et sur ses voisins. Lavelli lui a donné les traits de
Sartre.
Jacques Kraemer, lui-même acteur, metteur en scène et directeur de
théâtre, a écrit un monologue Thomas B. (1987) qui évoque les derniers
moments d'un écrivain dans lequel on reconnaît facilement Thomas
Bernhard.
Dans ce chapitre ont été traités, comme personnages des pièces de
théâtre, les auteurs dramatiques réels, c'est-à-dire ayant existé, et cela
sous leur propre nom. Il y a cependant des cas où l'identité d'un tel
personnage n'est pas explicite, où il ne porte pas le nom de son prototype
dans la vie, où cette identité est allusive, où elle repose sur des éléments
extra-textuels. Voici un exemple fort intéressant.
Vaclav Havel, célèbre dissident anticommuniste et auteur dramatique
tchèque, a introduit dans ses trois pièces autobiographiques en un acte,
Audience (1975), Vernissage (1975) et Pétition (1978), le personnage
nommé Vanek. Pendant le séjour de Havel en prison, trois de ses amis
écrivains tchèques ont repris ce personnage dans leurs pièces, interdites à
l'époque. En 1982, Samuel Beckett a publié un « dramaticule » intitulé
Catastrophe. Les trois personnages représentent la victime muette (P
c'est-à-dire Protagoniste), le persécuteur (M - Metteur en scène) et son
272
assistante (A). Ce dialogue a la forme d'une répétition théâtrale. Dans le
texte publié Beckett a dédié Catastrophe «pour Vaclav Havel ». Ce
« dramaticule» fut créé au Festival d' Avignon en 1982, dans le cadre
d'une « Nuit pour Vaclav Havel », en même temps que la pièce d'Arthur
Miller mettant en scène l'auteur américain lui-même qui s'adressait
explicitement à Havel, absent.
Mais ce n'est pas tout. En 1984, Eugène Ionesco a publié, dans la
revue Corps Ecrit (nO 10, «Théâtre »), un texte intitulé Scène, dialogue
des deux prisonniers politiques dans une cellule. L'un - résigné -
s'appelle Béranger (Bérenger était le personnage de Tueur sans gages,
Rhinocéros, Le piéton de l'air et Le roi se meurt), l'autre - optimiste
incorrigible - s'appelle Vanek Havel 7.
Enfin, en 1987, Pavel Kohout (auteur de Pauvre assassin) a publié
une pièce satirique Safari, «la dernière pièce en un acte sur la vie de
l'écrivain Ferdinand Vanek », qui montre Vanek en tant que réfugié
politique devant la télévision autrichienne. Mais le lien entre ce
personnage et Vaclav Havel semble coupé, parce que celui-ci, comme
d'ailleurs Pavel Kohout lui-même, y est cité par la présentatrice de la
télévision, comme deux autres dissidents tchèques.
Le fil conducteur de cette suite d'ouvrages dramatiques (sauf celui de
Beckett) est le nom du personnage «Vanek », dont les rapports avec
l'authentique Vaclav Havel varient d'une pièce à l'autre. Autrement dit,
le signe verbal «Vanek» - tantôt prénom, tantôt nom de famille - a
des référents variables.

Notons aussi quelques pièces sur des compositeurs d'opéra.


Alexandre Pouchkine a écrit Mozart et Salieri (1832). Le thème de la
rivalité entre ces deux compositeurs fut repris par Peter Shaffer dans son
Amadeus (1979). Rossini ou la fleur de l'âge de Claude d'Anna et Laure
Bonin (1994) montre le compositeur vers la fin de sa vie. Une pièce
originale du jeune auteur espagnol Rodrigo Garcia L'horloge
(Reloj,1988) met en scène Giuseppe Verdi et les principaux personnages
de Rigoletto ; plusieurs scènes se passent dans un hôpital psychiatrique!

7
Ce texte ne figure pas dans le Théâtre complet de Ionesco (( La Pléiade », l 991).
273
Auteurs imaginaires

Comme on a remarqué à la fin du chapitre précédent, la frontière


entre personnages scéniques réels, ayant existé, et personnages scéniques
imaginaires est loin d'être rigide. Nous avons vu que dans certaines
pièces sur tel auteur dramatique connu, même des pièces portant son nom
dans le titre, comme celles sur Shakespeare, la part de l'imaginaire est
dominante. D'autre part, une pièce sur un auteur dramatique fictif peut
avoir un prototype dans la vie, un modèle plus ou moins reconnaissable.
Nous commencerons ce chapitre par des pièces où un auteur dramatique
portant un nom imaginaire a le caractère autobiographique, où se dessine
en filigrane la personne de l'auteur. En voici quelques exemples.
Le drame en trois actes d'Eugène O'Neill Enchaînés (Welded, 1924)
raconte les déchirements d'un couple: auteur dramatique (Michael Cape)
- actrice (Eleanor). O'Neill l'a écrit à l'époque où il vivait avec sa
seconde femme, Agnès Boulton, une situation semblable à celle de ses
deux protagonistes. Enchaînés est l'une des pièces le plus directement
autobiographiques du dramaturge américain.
C'est de sa propre vie que Ronald Harwood a tiré le sujet de Reflet de
la gloire (Reflected Glory, 1992), histoire de deux frères, un célèbre
dramaturge et un restaurateur.
Les éléments autobiographiques dominent dans deux ouvrages de
Jean-Luc Lagarce, dramaturge, acteur et metteur en scène, qui devait
mourir du sida en 1995, à l'âge de trente-huit ans. Dans Histoire d'amour
(1992) un auteur de théâtre écrit, sur son lit d'hôpital, une pièce qui
ressemble à sa vie; deux comédiens, ses anciens compagnons, viennent
la répéter. Le voyage à la Haye est le monologue d'un auteur-acte ur-
metteur en scène malade du sida, dans un hôpital.
Il y a des écrivains qui manifestent une prédilection pour faire d'un
auteur dramatique le personnage central de leurs pièces. Une sorte de
miroir, parfois déformant. C'est Jean Anouilh qui excelle dans cette
pratique: six parmi ses pièces montrent un dramaturge, dans différentes
situations. Les voici dans l'ordre chronologique: Episode de la vie d'un
auteur, Colombe, La grotte, Cher Antoine ou l'amour raté, Les poissons
rouges, Le nombril. (Voir chapitre « Jean Anouilh »).
Un autre auteur qui se plaît à mettre en scène des dramaturges est
Thomas Bernhard. Les auteurs dramatiques apparaissent dans cinq de ses
274
pièces: La société de chasse, Le réformateur, Au but, Le faiseur de
théâtre, Claus Peymann achète un pantalon et va déjeuner avec moi.
(Voir chapitre « Thomas Bernhard»).
Certaines pièces métathéâtrales sont centrées sur le travail de l'auteur
dramatique, sur le processus de création: comment transformer la réalité
en fiction théâtrale. Deux pièces de Sacha Guitry appartiennent à cette
catégorie; malgré leur ton léger, elles contiennent une réflexion sur le
caractère de l'art du dramaturge.
Dans Sa dernière volonté ou l'optique du théâtre (1939) la situation
vécue par un couple et un dramaturge à la recherche d'un sujet se trouve
transformée, «afin de respecter l'optique du théâtre ». L'intérieur petit-
bourgeois devient « un grand salon très élégant d'un hôtel particulier »,
l'ami postier - un marquis, le dramaturge - un comte. Nous les voyons
dans la pièce intérieure qui occupe l'acte II. Sa dernière volonté montre
un dramaturge amené à transposer pour la scène les réalités de la vie,
résultat de ses observations et de son expérience personnelle. Dans Toâ
(1949) un auteur dramatique, Michel Desnoyers, s'inspire de sa récente
rupture avec sa maîtresse, Ecatérina, pour en faire le thème de sa
nouvelle pièce intitulée Toâ.
Dans une courte pièce satirique d'André Roussin, La nuit d'avril
(1972), un auteur est en train d'écrire une comédie intitulée Rupture sur
un ménage à trois. Un vieil ami arrive, grand connaisseur des tendances
littéraires et théâtrales du moment, et veut le dissuader d'écrire une pièce
aussi démodée qui serait mal accueillie par les critiques. Pour avoir du
succès, il faut faire du théâtre «angoissé, métaphysique, maoïste,
apocalyptique et sexuel », «théâtre qui énonce, annonce, dénonce,
témoigne, conteste, remet en question, pense, repense, apporte, détruit,
construit, reconstruit, scandalise et éclaire ». Il lui conseille d'écrire une
pièce avec un homme et une femme totalement nus, qui ne parlent pas
mais expriment leur angoisse « sans le secours ridicule et désuet d'un
dialogue », « avec leurs gestes, leurs épaules, leurs fesses, leurs cris, leurs
soupirs, leurs regards ». Mais l'auteur s'obstine, il se remet à écrire sa
pièce, sans personnages à poil, et avec des dialogues. (Notons que La nuit
d'avril fut publiée en 1987 dans le volume Treize comédies en un acte,
parmi lesquelles six comédies ont un caractère plus ou moins
métathéâtral. )
L'opposition entre la vie réelle et la fiction dramatique est au centre
de deux pièces de Michel de Ghelderode, pièces au dénouement tragique.
275
La « comédie dramatique en un acte» avec prologue et épilogue Trois
acteurs, un drame... (écr. 1926, repr. 1931) se passe dans un théâtre,
pendant la dernière représentation d'une médiocre tragédie « médiévale»
de l'Auteur. Celui-ci supplique les trois interprètes de faire un ultime
effort pour jouer, cette fois, avec le cœur. Il leur reproche: « la tragédie,
vous lajouez dans la vie privée, tandis qu'en scène vous ne faites que des
boulettes ». Sortie de l'acteur (écr. 1930-1935, repr. 1962) est une pièce
en trois actes sur un jeune comédien malade, Renatus, qui doit jouer dans
une tragédie de son ami Jean-Jacques. Consommé par un feu intérieur, il
s'identifie avec le personnage, il confond son rôle avec la réalité. Les
répétitions sont interrompues à cause de l'état de santé de Renatus. Celui-
ci meurt sous nos yeux. Pendant l'enterrement de Renatus, Jean-Jacques
jette ses manuscrits dans le feu, il renonce à écrire - c'est son suicide en
tant qu'auteur dramatique.
L'éloignement de Loleh Bellon (1987) présente un auteur dramatique
en proie au doute sur son talent et sur son œuvre. A chaque pièce
nouvelle, la peur de l'échec le rend insupportable vis-à-vis de ses
proches. Quelques lignes de critique dans un journal le font souffrir ou le
rendent heureux.
Une autre variante du problème de la création artistique fut abordée
par Jean Bois, lui-même acteur et metteur en scène, dans la pièce Titre
provisoire (1992). Un garçon de dix ans était amoureux d'une charmante
voisine âgée de trente ans, Madame Viviane. Il venait la voir
régulièrement à son domicile. Devenu auteur de théâtre il décida, trente
ans plus tard, d'en faire l'héroïne de sa pièce. Mais Madame Viviane est
une vieille rongée par l'alcool, ayant perdu la mémoire. Une amère
déception. Et pourtant dans sa pièce, l'auteur accepte la triste réalité en
renonçant à la maquiller.
Signalons deux pièces américaines. Laetitia de Bradley Cole et Sean
Mc Keon (avant 1985) est une histoire comique d'un auteur qui tente
désespérément de terminer sa première pièce avant la fin de la nuit, sans
sombrer dans la folie. Pas le temps pour une comédie (No Time for
Comedy, avant 1987) de S.N. Behrman présente un dramaturge new-
yorkais vivant une crise dans sa carrière.

276
Auteur + actrice

Le motif du couple auteur dramatique + actrice est largement exploité


dans les pièces métathéâtrales. Remontons jusqu'au début du XXème
siècle pour en donner quelques exemples.
Dans La ronde (Reigen, 1900) d'Arthur Schnitzler, rendue célèbre par
les films de Max Ophuls (1950) et de Roger Vadim (1964), pièce en dix
dialogues à deux où les personnages alternent, le huitième a lieu entre
l'Homme de lettres et la Comédienne. Il n'y a qu'une allusion à sa pièce :

HOMME DE LETTRES. - Je pense qu'il est bon que


tu aies parfois des rôles de bonnes pièces.

COMÉDIENNE. - Quel orgueil! Tu parles sans doute de la tienne?

HOMME DE LETTRES.- Justement.

Dans le dialogue suivant, la Comédienne reçoit le Comte et se vante


de ses succès sur la scène.
Le chemin solitaire (Der einsame Weg, 1904), drame en cinq actes
d'Arthur Schnitzler, met en scène, entre autres, un auteur dramatique
Stephan von Sala et une comédienne Irène Herms, personnage inspiré de
Mizi Glümer ; Schintzler, insatiable séducteur, en partageait les charmes
avec ceux de quelques autres actrices. A l'acte I Stephan discourt sur le
travail du dramaturge, à l'acte II Irène s'exprime sur l'art théâtral.
En 1906, Paul Géraldy a publié une pièce en un acte Les spectateurs.
C'est la rencontre entre l'auteur dramatique, Jacques, et la principale
interprète de sa pièce, Fabienne. « Le patron voudrait que tu finisse le III
tout de suite [...] On passerait dans le milieu de décembre» - dit-elle.
La dernière réplique de la pièce écrite par Jacques sera: « Il y aurait un
acte curieux à faire avec tout cela... »
Le drame en quatorze tableaux d'Henri-R. Lenormand, Les ratés,
présente les péripéties d'un jeune auteur dramatique, Lui, et de sa
compagne, Elle, actrice. L'action, située« vers 1910 », se passe tantôt sur
la scène d'un théâtre de province, tantôt dans une loge d'artistes, dans le
foyer pendant un entracte, dans une gare et surtout dans les minables
chambres d'hôtel. C'est l'odyssée d'une troupe de cabotins en tournée à
travers la France. Lui et Elle s'aimaient ardemment, mais la misère eut

277
raison de leur amour. Lui tombe dans l'alcoolisme, Elle se prostitue. IlIa
tue (<<on finit toujours par tuer la chose qu'on aime ») et se donne la
mort. Les ratés, publiés en 1918, ont été créés en 1920 par Georges
Pitoëff à Genève, puis représentés à Paris. Ajoutons pour l'anecdote que
les représentations prévues à Lausanne ont été annulées après la
première, à la demande des acteurs du théâtre local qui s'étaient reconnus
dans les comédiens ridiculisés par Lenormand (ou par Pitoëff ?). Cela
montre à quel point est perméable la frontière entre personnages fictifs et
personnes réels
La comédie de l'auteur polonais Janusz Glowacki La chasse aux
blattes (Polowanie na karaluchy, 1990) montre la misérable existence,
dans un taudis new-yorkais, d'un couple venu de Pologne (ils ont « choisi
la liberté »). Le mari (Janek) est dramaturge, sa femme (Anka) actrice. Ils
n'arrivent pas à s'implanter aux Etats-Unis comme artistes, et pourtant ils
ne se décident pas à rentrer en Pologne.
Duo pour une soliste (Separation, avo 1984) de l'auteur anglais Tom
Kempinski est une longue suite de dialogues téléphoniques entre un
dramaturge londonien neurasthénique, Joe Green, et une actrice new-
yorkaise infirme (paralysie des membres inférieurs), Sarah Wise. Elle
veut jouer dans la pièce de Joe, Le goût du vide, dont la protagoniste est
une jeune femme paralysée. Ce contact téléphonique prolongé, l'auteur
de la pièce donnant des conseils à l'actrice sur l'interprétation du rôle, se
transforme en une liaison affective. Joe écrira pour Sarah une pièce en
tenant compte de son handicap. Mais lorsque Sarah arrive à Londres pour
joindre Joe, c'est le désenchantement des deux côtés.
En 2002, ont été créées à Paris deux pièces qui méritent notre
attention.
La pièce en huit tableaux de Jean-Marie Besset, (lui-même metteur en
scène et acteur), Baron, montre un couple en train de se désagréger:
Jean, auteur dramatique, et sa femme Blanche, célèbre comédienne. Lui,
il a écrit une pièce sur Michel Baron, jeune acteur de la troupe de Molière
vieillissant, soupçonné d'avoir une liaison amoureuse avec Armande
Béjart, jeune épouse de l'auteur du Bourgeois gentilhomme. Jean a écrit
le rôle d'Armande pour Blanche, mais celle-ci vient d'être captivée par le
metteur en scène avant-gardiste de notoriété mondiale, Thomas Knaben,
Suisse alémanique. Elle répète avec ce gourou un spectacle presque sans
paroles et ne veut plus jouer dans la pièce de son mari. Quant au rôle de
Baron, Jean le confie à un jeune comédien, Michel, transfuge de la troupe
278
de Knaben. Il y a donc trahison des deux côtés: Blanche abandonne la
pièce «traditionnelle» de son mari pour Knaben ; Michel, attiré par Jean,
quitte Knaben pour la pièce sur Baron.
Il y a un triangle - mari, femme, amant - dans la vie de Molière et
dans la pièce que Jean vient d'écrire (pièce intérieure). Molière souffre
du fait qu'Armande le trompe avec Baron, mais en même temps il
éprouve une attirance homosexuelle pour le jeune comédien. En ce qui
concerne les personnages de la pièce extérieure, celle de Jean-Marie
Besset, les rapports sont plus complexes. Quatre protagonistes se
trouvent impliqués dans cette contredanse. Blanche trompe son mari,
auteur dramatique (corporellement et professionnellement) avec le
metteur en scène en vogue, ce qui provoque la rage de Jean. Et celui-ci a
un penchant homosexuel, d'ailleurs partagé, pour Michel. Blanche
couche avec Knaben, Jean couche avec Michel.
Dans Baron, on parle beaucoup du théâtre « bourgeois », le nom de
Sacha Guitry y est évoqué avec mépris, mais c'est surtout les activités de
Knaben (<<à la Bob Wilson ») qui sont visées par la satire de Jean-Marie
Besset. Pendant la répétition avec Blanche qu'il dirige, dans la scène 4,
« sur le vaste plateau nu d'un théâtre », Knaben coupe les dialogues, lui
ordonne de «casser le sens ». «Je hais les idées, je veux une
expérience ». Et lorsque Blanche lui demande pourquoi il exige une
démarche bizarre, Knaben répond: «Je ne sais pas pourquoi vous devez
vous déplacer comme ça, mais je sais que ce n'est pas un déplacement
bourgeois» .
Victor Haïm, auteur d'une quarantaine de pièces, a fait représenter, en
2002, Jeux de scène. C'est une pièce satirique à deux personnages qui
s'affrontent sur la scène vide d'un théâtre: Hortense, comédienne
renommée, et Gertrude, romancière célèbre qui est à son premier essai
dramatique. C'est la répétition de la pièce de Gertrude qui la met en
scène elle-même. Super intellectuelle gauchiste, mégalomane,
apodictique, obsédée par d'obscures idées métaphysiques, elle essaie
d'expliquer à l'actrice sa pièce et le personnage à interpréter. C'est
tellement nébuleux, délirant et envahissant qu'Hortense, totalement
dépassée et abrutie, n'arrive pas à prononcer les premiers mots de la
pièce en répétition. Enfin elle s'insurge, dit franchement ce qu'elle pense
de la pièce de son amie Gertrude; cela mène les deux femmes à un
paroxysme hystérique. La pièce de Victor Haïm est une confrontation
entre les abstractions aberrantes de Gertrude et le bon sens de l'actrice.
279
Il y a aussi un éclairagiste qu'on ne voit ni entend. C'est à lui que
s'adressent de temps en temps les deux héroïnes, une sorte d'apartés qui
leur permettent d'exprimer les pensées secrètes.
Notons la présence du téléphone portable, non pas comme simple
accessoire, mais comme un élément qui joue un rôle dans l'intrigue de la
pièce. C'est par le portable qu'on découvre l'identité du nouvel amant
d'Hortense qui s'avère être ministre de l'Intérieur. C'est aussi par
téléphone que les deux femmes, auteur et actrice, donnent une interview
à une jeune journaliste, empêchée de venir au rendez-vous.
Ainsi, au début du XXIèmesiècle, le portable entre au théâtre, comme
c'était le cas de la télévision, dans les années soixante, tant du côté de
l'émission (des scènes qui se passent dans un studio) que du côté de la
réception (rôle de la télévision, par exemple dans la vie de famille).
Signalons, parmi les pièces qui mettent côte à côte un dramaturge et
un(des) acteur(s), L'âge de Monsieur est avancé de Pierre Etaix (1985),
où un auteur, un acteur, une actrice et un régisseur créent un imbroglio
inextricable, avec dédoublement des personnages, jeu des rôles, mise en
abyme, etc; «Pirandello + Sacha Guitry », écrivit un critique lors de la
création de cette comédie. Et une pièce du dramaturge russe
contemporain, Léonide Zorine, Parlons-en comme d'un créateur à un
autre, où un auteur dramatique et un comédien se rencontrent dans le
bureau du directeur d'un théâtre.
Une femme collaborant avec un auteur dramatique est l'héroïne de
Romantic Comedy de l'auteur canadien Bernard Slade (1979), jouée en
France sous le titre Lajille sur la banquette arrière. C'est l'histoire d'un
célèbre dramaturge new-yorkais, Ronald Carmichael, qui a pour
collaboratrice une jeune provinciale, Pénélope Craddock. Cette
fructueuse collaboration, qui dure une dizaine d'années, se répercute sur
leur vie privée et sentimentale, assez mouvementée.
L'exemple d'une pièce sur les rapports entre un auteur dramatique et
son metteur en scène est La liaison mathématique de Franck Bertrand
(1981). Il s'agit d'une liaison entre une femme de lettres, auteur
dramatique (divorcée d'un «nouveau philosophe ») et un metteur en
scène «marginal» (célibataire, simulant avoir une femme et des enfants).
Elle s'intéresse à lui, quant à lui, il est sur la réserve pour préserver son
indépendance solitaire; dès qu'elle se détache de lui, découragée, il
recherche une liaison durable avec elle. Toute cette intrigue tourne autour

280
d'une pièce de théâtre. Elle lui soumet une de ses pièces il hésite, mais
finalement, après avoir obtenu des modifications dans le texte, il la met
en scène. Lorsqu'ils habitent ensemble, elle commence à écrire un
scénario dont les situations et les caractères sont en rapport avec leur
liaison.
C'est une sourde-muette ayant écrit un drame pour un metteur en
scène alcoolique qui est la protagoniste de la pièce de Mark Medoff Les
mains de son ennemi (The Hands of its Enemy, 1985). L'ouvrage de la
sourde-muette se montre un mélodrame autobiographique (son père qui
voulait en abuser fut tué par sa mère). Pour la libérer de son complexe, le
metteur en scène et ses acteurs improvisent un psychodrame. Notons que
Mark Medoff a écrit sa pièce pour l'actrice sourde-muette Phyllis Frelich
qui a remporté un triomphe dans son premier ouvrage dramatique, Les
enfants du silence (Children of a Lesser God).
Une pièce sarcastique de Jean-Claude Grumberg L'Indien sous
Babylone (1985) montre un dramaturge, César Bysminski, dans ses
rapports conflictuels avec l'Etat, ainsi qu'un metteur en scène
envahissant et hystérique. C'est une comédie sur les misères et les
servitudes de la création dramatique.
La pièce de Peter Shaffer Le cadeau de Gorgone (Gift of the Gorgon,
1992) présente en flash-back la vie et l'œuvre d'un auteur dramatique
d'origine mi-russe mi-galloise, Edward Damson. Le jour de son
enterrement, sa femme et collaboratrice, Helen, raconte au fils naturel du
défunt leur vie commune marquée par la divergence éthico-
philosophique qui se manifestait sur le fond des crimes odieux rapportés
par les médias : Edward prônait l'idéologie de la vengeance, telle que
l'on trouve dans la tragédie grecque, Helen l'idéologie du pardon.
Un auteur dramatique Juan et son épouse Maria qui lui a sacrifié sa
carrière de violoniste, sont les personnages de Ma chanson la plus triste
est espagnole de Carlos Semprun Maura (av. 1987). Juan lit à sa femme
des fragments de la pièce qu'il est en train d'écrire, sur l'Espagne
franquiste. Il parle de ses pièces antérieures, de ses succès théâtraux, de
ses succès auprès des comédiennes, de ses projets.
Un couple homosexuel, auteurs de théâtre, est présenté dans la pièce
de Louis-Charles Sirjacq Madame on meurt ici! (2003). Un duel
amoureux entre Ted, qui connaît ses premiers succès, et Francis,
vieillissant, auteur reconnu dont la carrière vacille.

281
Auteur dramatique ridicule

Le personnage d'un auteur dramatique grotesque est assez fréquent au


théâtre de toutes les époques. Commençons par Les précieuses ridicules
de Molière (1659). C'est Mascarille qui se vante devant les deux
précieuses d'avoir écrit une comédie: «Entre nous, j'en ai composé une
que je veux faire représenter» (sc. 9). Dans la même scène Mascarille
récite un quatrain, un impromptu (<<je suis diablement fort sur les
impromptus »), qu'il avait fait la veille «chez une duchesse de mes
amies» ; il en commente longuement chaque mot.
Mascarille ne représente qu'un type d'habitué des salons parisiens, de
mondain fréquentant les précieuses. En revanche, Lysidas, présent dans
les deux dernières scènes de La critique de l'Ecole des femmes (1663),
défini par Molière comme «poète », est un auteur dramatique d'une
certaine renommée, mais prétentieux et risible. Il semble être le portrait
d'un dramaturge contemporain. Quel est son modèle? L'abbé
d'Aubignac assurait que Lysidas était une réplique de Pierre Corneille.
Donneau de Visé voyait en lui la caricature de d'Aubignac; il disait aussi
que Lysidas était un portrait collectif. L'éditeur des Œuvres complètes de
Molière dans « La Pléiade », Georges Couton, après avoir analysé toutes
les hypothèses, conclut: «Je crois que M. Lysidas est Thomas
Corneille ».
Voici quelques autres exemples de la fin du xvnème siècle.
Au cinquième acte de la comédie de Florent Carton Dancourt La
femme d'intrigues (1692) apparaît Monsieur de la Protase. Cet
« extravagant personnage» se présente à Gabrillon, servante de Madame
Thibaut (<<la femme d'intrigues »), avec ces mots:

Savez-vous que vous parlez au premier homme du monde pour le dramatique, à


un bel esprit, à un auteur du premier ordre? [...] Je fais les meilleures pièces du
monde, elles charment tous ceux à qui je les lis ; mais, à peine passent-elles
dans la bouche des comédiens, qu'on les siffle à faux bourdon.

Et il lit le placet qu'il a écrit au roi, où il se plaint de cette situation et


demande au monarque d'interdire les sifflets au théâtre. «Voilà les
siffleurs pris pour dupes, et les marchands de sifflets ruinés» -
remarque Gabrillon.

282
Dans la comédie en cinq scènes de Jean Palaprat Les sijjlets (1691) un
auteur dramatique, Licidas, se plaint devant ses amis Erasme et Damon
ainsi que l'actrice Mlle Beauval, des sifflets qui perturbent les
représentations théâtrales. Ses amis lui conseillent d'écrire de bonnes
pièces. Une autre comédie en un acte de D.A. de Brueys et Jean Palaprat,
Les embarras du derrière du théâtre (1693), met en scène des comédiens
du théâtre de Lyon, pendant l'entracte de la représentation de Bérénice.
Parmi eux, un auteur dramatique caricatural, Menandre, dont la pièce se
termine par quatorze mariages, en quoi il dépasse les plus grands
dramaturges!
Quant à l'époque moderne, citons John Gabriel Borkman de Henrik
Ibsen (1896), où il y a un personnage secondaire, un vieux petit employé,
Wilhelm Foldal, qui depuis toujours avait l'ambition d'écrire un drame.
A l'acte II il en veut relire quelques fragments à son ami et confident lG.
Borkman, mais celui-ci le remet à une autrefois. Foldal parle de son
« petit univers poétique» et croit que sa fille, douée pour la musique, a
hérité de son « talent poétique ».
Le personnage éponyme d'Amédée ou comment s'en débarrasser de
Ionesco (1954), un piteux petit-bourgeois de quarante-cinq ans, n'arrête
pas à écrire sa pièce. Depuis quinze ans il n'a écrit que deux premières
répliques: « La vieille dit au vieux: Crois-tu que ça va marcher? » « Le
vieux répond: ça n'ira pas tout seul. » Et il se plaint: « Ecrire, dans l'état
où je suis. On ne doit créer que dans la joie. Il faut être un héros, un
surhomme, pour écrire dans ma situation, dans cette misère.» Et
lorsqu'Amédée aura disparu, sa femme, Madeleine, dira: « Et il n'a pas
fini d'écrire sa pièce! »
C'est dans des situations surréalistes et burlesques que fut présenté un
auteur dramatique caricatural dans La baignoire de Victor Haïm (1979).
Frédéric-Arthur passe sa vie dans une baignoire, plongé dans l'eau pleine
de saletés, et il est en crise d'inspiration. Il avait écrit plus de quarante
pièces, mal accueillies par la critique. Un critique (<<et pourtant c'est le
plus gentil ») a écrit: «Mieux vaut transformer les théâtres en garages
que laisser Frédéric-Arthur faire fonctionner sa pompe à merde ».
Entouré par sa mère, ses trois secrétaires et puis une infirmière, il essaie
d'écrire «une farce tragique, microscopique et cosmogonique, intimiste
et épique ». Elle n'a que quatre pages et à la fin de sa pièce les six
personnages crient «L'auteur! L'auteur! ». Ensuite Frédéric-Arthur
projette une comédie avec «des couplets qui prolongent l'action et
283
l'explicitent ». «Une comédie mais, comme Brecht, avec des chansons
qui disent l'indicible, voire l'ineffable, sur une musique dodécaphonique
à cinq temps puis à trois temps et à cinq temps et à deux. » Enfin, il se
lance dans « une tragédie satirique» sur un thème de l'Antiquité grecque,
pièce dont les fragments sont joués par les trois secrétaires. Finalement,
Frédéric-Arthur, angoissé, se noie dans sa baignoire.
La pièce de Victor Haïm est pleine d'allusions satiriques aux réalités
théâtrales de l'époque. C'est la Mère qui représente le bon sens, quand
elle dit :

Et voilà que tu t'écorches la peau, que tu t'arraches les viscères pour soulager
l'hwnanité écrabouillée par l'adversité en mettant sur du papier blanc et puis
sur un théâtre les vomissures de l'univers! Mais l'univers, mon petit chat, c'est
le Grand-Guignol. Et le Grand-Guignol a fermé ses portes car la réalité vicieuse
faisait monter les enchères.

Les caricatures des auteurs dramatiques apparaissent, nous l'avons


vu, dans Le réformateur et dans Le faiseur de théâtre de Thomas
Bernhard, tandis que dans Claus Peymann achète un pantalon et va
déjeuner avec moi on peut voir une autoréférence ironique. Avec cette
dernière pièce nous revenons au problème des similitudes entre la
personne réelle et le personnage d'une pièce, signalé au début de ce
chapitre.

Acteurs réels

Quel est le premier en date acteur devenu personnage théâtral?


Sous le règne de l'empereur romain Domitien (81-96) un mime
célèbre, Pâris, a été évoqué élogieusement par quelques auteurs de son
époque. C'est l'empereur Domitianus et l'acteur Pâris qui sont les
protagonistes de la tragédie en cinq actes de Philip Massinger, L'acteur
romain (The Roman Actor, 1626). Elle contient trois pièces intérieures.
La tragédie de Massinger commence d'ailleurs par un expédient
métathéâtral : dialogue de trois acteurs, Pâris, Aesopus et Latinus. A la
question d'Aesopus « Que jouons-nous aujourd'hui? », Latinus répond:
« La frénésie d'Agave avec la fin sanglante de Pentheus ». Et Pâris se
plaint: « Les temps sont sombres, et tout ce que nous recevons couvrira à
peine les dépenses du jour ».

284
La première pièce intérieure, placée au IIème acte, «La cure de
l'avarice », n'a pas de rapport avec l'intrigue principale de la pièce
extérieure. Elle fonctionne comme une sorte de psychodrame: il s'agit de
guérir d'une avarice maladive un riche vieillard, Philargus, qui se trouve
parmi les spectateurs. Pâris dit au fils de l'avare:

... I once observed,


In a tragedy of ours, in which a murder
Was acted to the life, a guilty hearer,
Forced by the terror of a wounded conscience,
To make discovery ofthat which torture
Could not wring from him. Nor can it appear
Like an impossibility, but that
Your father, looking on a covetous man
Presented on the stage, as in a mirror,
May see his own deformity, and loath it.

Ce jeu de miroirs, on l'a vu dans Hamlet (acte II, sc. 2) :

. .. I have heard
That guilty creatures sitting at a play
Have, by the very cunning of the scene,
Been struck so to the soul, that presently
They have proc1aim'd their malefactions.

J'ai entendu dire


Que certains criminels furent, au théâtre,
Si fortement émus par l'art de la pièce
Qu'ils ont crié leurs méfaits, sur le champ.

Dans la deuxième pièce intérieure, «Iphis et Anaxarète» (à l'acte


III), les deux personnages ont un rapport direct avec ceux de la pièce
extérieure: Iphis est joué par Pâris et c'est la femme de l'empereur,
Domitia, amoureuse du comédien, qui a préparé cette pièce, et qui assiste
à la représentation.
La troisième partie intérieure, «Le serviteur infidèle» (à l'acte IV),
non seulement met en scène les protagonistes de L'acteur romain, mais
fait partie de l'intrigue de la tragédie de Massinger. Dans la pièce
extérieure Pâris et Domitia se rencontrent secrètement dans le jardin où
les surprend l'empereur. Celui-ci ordonne une pièce sur le serviteur
infidèle, il joue lui-même le rôle du Seigneur et, pendant le spectacle,
poignarde pour de vrai l'acteur adoré par sa femme, Pâris, jouant le rôle
285
du serviteur infidèle. Le miroir est brisé, on passe de la fiction de la pièce
intérieure à la fiction de la pièce extérieure. Et, au Vèmeacte, la fiction de
la tragédie de Massinger reflète la réalité historique: Domitien fut
assassiné par des conspirateurs avec la complicité de sa femme, Domitia.
Considéré par Massinger comme son œuvre la plus achevée, peu
apprécié par ses contemporains, L'acteur romain eut des reprises
retentissantes au XVmème et au XIXèmesiècle dans les adaptations des
grands comédiens, notamment de Kean.
Si Pâris de la tragédie de Massinger n'a que le nom d'un célèbre
mime de l'époque de Domitien, c'est deux siècles plus tard qu'ont vécu à
Rome deux autres acteurs devenus personnages de théâtre: Ginesius
(Genesius, Ginès, Genest) et Adrianus (Adrian, Adrien). L'un et l'autre,
acteurs romains convertis au christianisme, furent martyrisés, Genest vers
293, à l'époque de l'empereur Dioclétien, Adrien vers 303, sous
l'empereur Maximien. Les deux ont été canonisés.
Saint Genest fut le héros d'un mystère du XVèmesiècle. L' histoire et
la vie du glorieux corps saint Genis, à quarante-trois personnages
(manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France). On y voit l'acteur
Genis persécuter les chrétiens. L'empereur Dioclétien lui demande de le
distraire par quelque jeu de scène. Entre-temps Genis se convertit et se
retire de la scène: on assiste à son baptême et puis à son martyre.
C'est le drame de Lope de Vega sur saint Genest, Lo fingido
verdadero (Le feint véritable ou Lafiction véridique (repr. 16007, publ.
1621), avec deux pièces intérieures, qui a joui d'une certaine renommée
et exercé une influence sur des auteurs dramatiques. Dans la deuxième
« journée» de la pièce de Lope de Vega l'empereur Dioclétien demande
à l'acteur Ginès de lui jouer une comédie d'amour. Ginès, amoureux de
l'actrice Marcelle qui lui préfère l'acteur Octave, met en scène cette
situation. En jouant, il exprime ses propres sentiments amoureux. La
représentation est interrompue par la fuite effective de l'actrice avec son
amant. Le miroir est cassé, le reflet théâtral laisse la place à la vie réelle
des personnages. C'est seulement dans la troisième « journée» que se
trouve le drame religieux. Ginès, jouant le rôle d'un chrétien, demande le
baptême et il est effectivement baptisé par quatre anges. Ayant proclamé
sa foi, il est condamné à mort par Dioclétien, enchaîné, puis empalé.
Quant à Adrien, l'autre acteur romain de la même époque, il est le
héros de la tragédie latine en cinq actes d'un jésuite allemand, Jakob

286
Bidermann Adrianus Martyr, représentée en 1606 au collège des jésuites
à Munich, en présence de plusieurs dignitaires de l'Eglise. La page de
titre des résumés, en latin et en allemand, publiés la même année, précise
qu'Adrianus fut martyrisé sous l'empereur Maximien (<<tyran ») en 311
(d'autres sources historiques situent sa mort vers 303). La scène a lieu à
Nicomédie, capitale de la Bithynie. Ayant servi Maximien, comme
préfet, dans les persécutions des chrétiens, Adrien se convertit et,
condamné par l'empereur, subira le martyre. Sa femme, Natalia, joue
aussi un rôle important dans l'intrigue de la tragédie.
Douze ans plus tard, Jakob Bidermann a pris pour sujet un autre
auteur martyrisé à la même époque, Philémon. En 1618, il la fait
représenter au collège (Gymnasium) des jésuites à Constance son drame
latin en cinq actes Philemon Martyr. D'après le Martyrologium
Romanum Philémon fut exécuté en 310. L'action du drame est située à
Antinoé, en Egypte, à l'époque des persécutions des chrétiens sous
l'empereur Dioclétien. Le gouverneur romain, Arrianus, demande à
Philémon, acteur ou plus précisément flûtiste payen, de donner un
spectacle ridiculisant les chrétiens. Il ordonne aux chrétiens d'abjurer
leur foi. Philémon échange les habits avec le comédien Apollonius,
chrétien, pour abjurer à sa place. A la suite de ce déguisement Philémon,
inspiré par des anges, se convertit. Il sera emprisonné et condamné à
mort.
En ce qui concerne Adrien, le jésuite français, Père Louis Cellot, en a
fait le héros de sa tragédie latine Sanctus Adrianus (pub!. 1630).
Deux décennies après la publication de la pièce de Lope de Vega, le
sujet de Saint Genest fut repris par Nicolas Desfontaines dans la tragédie
en cinq actes L'illustre comédien ou le martyre de Sainct Genest (repr.
1644-45, pub!. 1645). Le héros de la pièce de Desfontaines appartient à
une famille romaine convertie au christianisme. L'empereur Dioclétian
lui commande une pièce qui tournerait en dérision la religion chrétienne.
Genest met en scène sa propre famille ainsi que sa fiancée. Il joue son
propre personnage. La pièce intérieure occupe une partie de l'acte II et de
l'acte III de la tragédie de Desfontaines. Pendant le spectacle l' acteur-
personnage Genest clame la foi nouvelle avec tant d'ardeur que
Dioclétian dit à son favori: «Cette feinte, Aquillin, commence à me
déplaire. Qu'on cesse.» La feinte se transforme en vérité. Après le
baptême, Genest a exprimé sa foi avec une telle conviction que
Dioclétian le fait jeter en prison. Il sera exécuté.
287
Enfin Rotrou vint! S'inspirant de ses prédécesseurs (il connaissait
sans doute la pièce de Lope de Vega, il a emprunté six cents vers à
Sanctus Adrianus du Père Cellot, il connaissait la récente tragédie de
Desfontaines) Jean Rotrou a écrit une tragédie en cinq actes Le véritable
Saint Genest (repr. 1645-46, pub!. 1647), une œuvre dont les qualités
furent appréciées par ses contemporains et qui est l'une des rares pièces
de cette époque jouée au XIXème et au XXème siècle. Signalons la
mémorable création du Véritable Saint Genest à la Comédie Française,
en 1988, dans la mise en scène d'André Steiger, avec Michel Aumont
dans le rôle titre.
L'originalité de la pièce de Rotrou consiste dans le fait qu'il y associa
les deux comédiens martyrs: Genest est le héros de l'intrigue principale
et Adrian Goué par Genest) le héros de la pièce intérieure. Voici le sujet
du Véritable Saint Genest. A la cour de l'empereur Dioclétian, à
l'occasion des fiançailles de sa fille, Valérie, avec le co-empereur
Maximin, on donne un spectacle dans lequel le comédien-auteur Genest
interprète le rôle du martyr Adrian. Celui-ci était lieutenant de Maximin
et fut mis à mort sur son ordre. A la demande de Genest, Maximin
consent à être représenté sur scène. A l'acte II, avant la représentation,
Genest répète quelques fragments de la pièce avec ses comédiens et
donne des instructions au décorateur. La intérieure occupe la plus grande
partie des actes III et IV, une place centrale dans la structure de la
tragédie de Rotrou (comme Le meurtre de Gonzague dans Hamlet).
Pendant le spectacle le comédien Genest, réitérant la profession de foi,
s'identifie avec son personnage, il passe de la fiction à la réalité. Le
spectacle est interrompu, Genest sera emprisonné et subira le martyre.
Notons que l'insertion d'une pièce sur Adrian est un anachronisme
évident puisque, nous l'avons vu, le martyre de celui-ci eut lieu quelques
années après la mort de Genest.
Quarante-cinq ans plus tard, Jean Galbert de Campistron, auteur à
succès, (protégé de Racine), oublié aujourd'hui, a écrit la «tragédie
chrétienne» en cinq actes, Adrien (1690). «l'ai pris le sujet dans
l'histoire de l'Eglise, j'y ai changé ou ajouté peu de choses» - assure
l'auteur dans sa préface.
En 1925, Henri Ghéon est revenu au personnage de Genest dans Le
comédien et la grâce. Il trouvait que chez Rotrou la pièce intérieure
envahissait trop la pièce principale et empêchait de montrer le vrai

288
caractère du comédien martyr. On ne le connaît qu'en tant qu'acteur, ne
sachant rien d'autre sur sa personne.
Henri Ghéon s'est proposé de compléter cet aspect de son
personnage, Genès.
C'est de la pièce de Lope de Vega que s'est servi l'auteur tchèque
Vaclav Rene dans sa tragédie en vers Le mime de l'Empereur (1944)
exprimant la révolte contre l'occupant allemand. Ironie de 1'histoire:
Rene devait passer ensuite douze ans dans les prisons du régime
communiste.
De l'Antiquité romaine nous passons au Moyen Age. Le troubadour
occitan du Xnème siècle Joffroy (Jaufré) Rudel est le protagoniste de La
princesse lointaine d'Edmond Rostand (1895) qui met en scène son
amour légendaire pour Mélissinde. Parmi les personnages de cette pièce
en quatre actes et en vers il y a aussi un autre troubadour, Bertrand
d'Allamanon. Les troubadours ainsi que les trouvères, les bardes et les
jongleurs étant des interprètes ambulants de leurs poèmes, à l'époque où
prédominait la transmission orale de la poésie, peuvent être considérés
comme gens de spectacle. Le thème du troubadour qui «aimait
Mélissinde à en mourir» fut repris par le compositeur mexicain Ricardo
Castro Herrera dans son opéra La légende de Rudel (1906), avec le livret
français de H. Brody.
Il nous faut un saut jusqu'au XVnème siècle pour rencontrer un
comédien devenu personnage de théâtre. C'est le cas de Jodelet (v. 1590-
1660). Acteur comique très populaire, depuis les années vingt, il a créé
un type de valet rusé, gourmand, paillard, poltron, avec une voix
nasillarde et le visage enfariné. Il est devenu personnage de plusieurs
pièces: Jodelet ou le maître valet, Jodelet duelliste et Jodelet souffleté de
Scarron, Jodelet astrologue de d'Ouville, Jodelet prince et Le geôlier de
soi-même de Thomas Corneille, il apparaît enfin dans Les précieuses
ridicules de Molière comme «le vicomte de Jodelet, valet de Du
Croisy». Un an avant sa mort, il fut le héros de la pièce de Brécourt
(comédien de la troupe de Molière) La feinte mort de Jodelet.
Quant aux pièces sur Molière, nous en avons présenté un large choix
au chapitre sur les auteurs dramatiques.
La grande tragédienne Adrienne Lecouvreur (1692-1730) apparut
pour la première fois dans un ouvrage dramatique, encore de son vivant,
sous les traits d'une anonyme Actrice nouvelle, personnage de la

289
comédie satirique en un acte et en vers de Philippe Poisson L'actrice
nouvelle. Petit-fils de l'acteur et écrivain Raymond Poisson (auteur de la
comédie métathéâtrale Le baron de la Crasse), fils d'un acteur de la
Comédie Française, lui-même comédien, Philippe Poisson écrivit, après
avoir quitté la Maison de Molière, neuf pièces de théâtre, dont la
première en date fut L'actrice nouvelle. La scène se passe dans le salon
de la Baronne, l'Actrice y déclame quelques fragments du Cid comme
Chimène, l'un des invités lui donnant la réplique comme Rodrigue. La
satire y vise non pas l'art d'Adrienne Lecouvreur, entrée à la Comédie
Française en 1717, mais ses multiples relations mondaines et ses
démarches pour assurer des succès scéniques. Poisson ridiculise plutôt
les gens du monde fréquentant les théâtres: les uns qui dorment, d'autres
qui bavardent pendant le spectacle. Refusée, et pour cause, par la
Comédie Française, L'actrice nouvelle fut imprimée clandestinement, en
1722 (7), sans nom d'auteur ni de l'éditeur.
C'est en 1730 que se situe l'action de la « comédie-drame» en cinq
actes d'Eugène Scribe et Ernest Legouvé Adrienne Lecouvreur (1849).
La grande comédienne y incarne Roxane dans Bajazet de Racine. L'acte
II représente le foyer de la Comédie Française où l'on voit passer
plusieurs acteurs en costumes qui jouent dans la tragédie de Racine et
dans Les folies amoureuses. Evénement sensationnel: Adrienne
Lecouvreur et sa rivale, Mademoiselle Duclos, vont apparaître ensemble,
pour la première fois, dans Bajazet. Adrienne répète son rôle, avant
d'entrer en scène. Elle revient au foyer avant le dernier acte de Bajazet.
Ce sera un triomphe. Le principal personnage masculin est Maurice,
comte de Saxe, fils du roi de Pologne Auguste II et futur maréchal de
Saxe, dont Adrienne est amoureuse. A la fin de la pièce, elle meurt dans
ses bras, empoisonnée par la princesse de Bouillon, sa rivale dans le cœur
de Maurice.
La pièce de Scribe et Legouvé a inspiré l'opéra de Francesco Cilea
Adrienne Lecouvreur (livret d'Arturo Calautti). Créée en 1902, cette
œuvre vériste n'est pas tombée dans l'oubli: elle a été représentée
notamment en 1978 (Nice), en 1986 (Paris) et en 1989 (Milan).
Sarah Bernhardt a repris le personnage de la célèbre tragédienne dans
la pièce en six actes Adrienne Lecouvreur (1907). Elle a suivi l'intrigue
du drame de Scribe, en éliminant la rivalité professionnelle avec La
Duclos et en mettant l'accent sur la rivalité sentimentale avec la duchesse
de Bouillon. L'acte I représente la loge d'Adrienne à la Comédie
290
Française. La pièce qu'on va donner est, cette fois, Marianne de
Voltaire; Adrienne y joue Marianne, femme d'Hérode. D'ailleurs
Voltaire tient une place importante dans l'intrigue de la pièce de Sarah
Bernhardt; il Y est présent depuis la première jusqu'à la dernière scène.
Mais le rôle principal appartient à Maurice de Saxe, revenu à Paris après
deux ans d'absence. Il sera dans la salle pendant la représentation. L'acte
VI se passe dans la chambre à coucher d'Adrienne. Elle est malade,
empoisonnée par la duchesse de Bouillon. Maurice arrive. Délirante, elle
dit quelques vers de Phèdre et meurt dans les bras de celui qu'elle aimait
avec paSSIOn.
C'est Sarah Bernhardt qui a interprété le rôle titre dans la pièce de
Sarah Bernhardt, créée au Théâtre Sarah-Bernhardt. Son drame a été
filmé en 1913. Ajoutons que Marcel L'Herbier a tourné, en 1938, un film
sur Adrienne Lecouvreur, avec Yvonne Printemps et Pierre Fresnay
comme protagonistes.
Dans le « divertissement historique en deux parties », Le soldat et la
sorcière (écr. 1942-43, repro 1945), Armand Salacrou met en scène les
relations mouvementées entre le maréchal Maurice de Saxe séducteur de
Justine Favart, actrice et cantatrice célèbre, ainsi que son mari, Charles-
Simon Favart, auteur dramatique. Dans Adrienne Lecouvreur de Scribe et
celle de Sarah Bernhardt nous avons vu le maréchal de Saxe jeune, tandis
que dans la pièce de Salacrou on assiste aux derniers moments de sa vie.
Le couple Favart est aussi au centre de la comédie musicale en trois
actes de Jacques Offenbach Madame Favart (paroles d'Alfred Daru et
Henri Chivot, 1878). Il s'agit de la représentation, devant le roi, de
l'opéra-comique en un acte de Simon Favart La chercheuse d'esprit au
Théâtre du Camp, après la victoire du maréchal de Saxe à Fontenoy
(1745). On entend des fragments de La chercheuse d'esprit, avec Justine
Favart (elle n'avait que dix-huit ans, Simon Favart trente-cinq). On ne
voit pas le spectacle puisque l'ouverture de la scène est tournée vers le
fond, vers un public présumé.
Ajoutons, pour l'anecdote, que la future Madame Favart, ayant fait
d'abord partie d'une troupe payée par le duc de Lorraine, Stanislas
Leczinski, débuta à l'Opéra-Comique, en 1744, avec le titre de
« danseuse du roi de Pologne ».
Traversons La Manche pour trouver le célèbre comédien et
réformateur de la scène anglaise, David Garrick (1717-1779). Il est

291
devenu le personnage de la farce de James-Robinson Planché La fièvre
de Garrick (The Garrick Fever, 1839) ainsi que de la pièce de Charles
Reade et Tom Taylor Les masques et les visages (Masks and Faces,
1852) qui présente sa liaison avec Peg Woffington, vedette de Covent
Garden vers 1750. Il est aussi le héros de la comédie en trois actes de
Thomas William Robertson David Garrick (1864), tirée du roman du
même auteur qui, à son tour, avait été inspiré de la pièce française en
trois actes de M. Mélesville (pseudonyme d'Anne-Honoré-Joseph
Duveyrier) intitulée Sullivan (1852) ; c'est David Garrick qui servit de
modèle au personnage de George Sullivan. D'ailleurs cette dernière
comédie a été écrite d'après une pièce allemande sur un épisode de la vie
du jeune Garrick. Voilà un thème biographique exploité au théâtre en
trois langues.
Garrick fut également auteur dramatique. Il a écrit plusieurs pièces,
en utilisant le procédé de théâtre dans le théâtre: une farce en deux actes
Un coup d'œil derrière le rideau ou la nouvelle répétition (A Peep
behind the Curtain, or The New Rehearsal, 1767), une comédie musicale
sur Shakespeare (1769) et L'invasion d'Arlequin (Harlequin 's Invasion),
pièce dans laquelle il critique les genres dramatiques nouveaux.
Et voici une œuvre majeure consacrée entièrement à un grand
comédien: Kean ou désordre et génie d'Alexandre Dumas père (1836),
pièce qui sera adaptée par Jean-Paul Sartre (1953).
En 1827, le tragédien anglais Edmund Kean (1787-1833), célèbre par
ses créations de Shylock, Roméo, Hamlet, Iago, Othello, Macbeth, a
donné des représentations à Paris. Son jeu expressif et violent a suscité
l'enthousiasme des jeunes romantiques, notamment d'Alexandre Dumas.
Après l'avoir vu jouer Othello, il notait: « c'était une bête féroce, moitié
tigre, moitié homme ». Kean a aussi impressionné Frédérick Lemaître, ce
«roi du mélodrame », comédien et créateur du personnage de Robert
Macaire, qui, trois ans après la mort de Kean, demanda à Dumas d'écrire
une pièce sur le tragédien anglais. Il souhaitait incarner le personnage de
Kean. Frédérick partageait avec Edmund plusieurs traits: « le désordre et
le génie» ainsi que les prodigalités et les dettes, les extravagances de la
vie privée, la débauche, enfin l'alcoolisme.
Kean est un drame d'amour et de jalousie. L'acteur est aimé par deux
femmes, la comtesse de Koefeld (Eléna) et Anna Damby. Il préfère la
première, mais celle-là est courtisée par le prince de Galles. Il y a, dans
cette pièce en cinq actes et six tableaux (l'acte IV en comporte deux),
292
deux scènes qui se passent au théâtre. Le tableau 4 est situé dans la loge
de Kean, où il reçoit la comtesse; ils sont surpris par le prince de Galles
et le comte de Koefeld. Le tableau 5 se passe sur la scène de théâtre,
pendant la représentation de Roméo et Juliette. Kean et sa partenaire
jouent la scène des adieux (acte III, sc. 5 de la tragédie de Shakespeare).
Après les paroles de luliette « Adieu, mon Roméo », « Kean, qui avait
déjà enjambé la balustrade, s'aperçoit que le prince de Galles est à
l'avant-scène, dans la loge d'Eléna, et, au lieu de faire la sortie, il
remonte le théâtre et regarde fixement la loge, les bras croisés. » Dans un
accès de folie, il insulte son rival. Le spectacle est interrompu. Le prince
de Galles lui pardonnera cet affront et Kean partira en Amérique avec la
douce Anna.
La création parisienne de la pièce de Dumas fut un triomphe, grâce au
jeu de Frédérick Lemaître qui s'est parfaitement identifié avec son
personnage. Henrich Heine a noté: « Il existe entre Kean et Lemaître une
étonnante affinité et un jeu du même type. Tous deux savent exprimer ce
que l'homme renferme d'inouï, de bizarre, de ténébreux, à l'aide d'un
son de voix et d'un regard étrange ».
Notons qu'en 1868 Sarah Bernhardt fit sa première apparition à Paris
dans le rôle d'Anna Damby.
C'est Pierre Brasseur qui demanda à lean-Paul Sartre d'adapter le
drame de Dumas, afin de jouer le fascinant personnage de Kean. La pièce
vit les feux de la rampe en 1953. Sartre a conservé l'intrigue et la
structure originale du drame (division en cinq actes et six tableaux). Il a
supprimé le sous-titre Désordre et génie et réduit le nombre de
personnages en gardant les principaux protagonistes. Il a déplacé l'acte II
du salon chez Kean à sa loge au théâtre, étoffé et approfondi le
personnage d'Anna, donné plus d'importance au rôle du prince de Galles.
La modification capitale apportée par Sartre c'est d'avoir remplacé
Roméo et Juliette par Othello. Changement motivé par le thème de
jalousie propre au drame de Dumas et à la tragédie de Shakespeare, ce
qui rapproche la pièce intérieure de la pièce extérieure. Une double
jalousie: Eléna-Anna et Kean-Prince de Galles. Kean y joue, avec Anna
comme Desdémone, un fragment de l'acte V, sc. 2 d'Othello. Cependant
Sartre a mis dans la bouche de Kean plusieurs citations de Roméo et
Juliette ainsi que d' Hamlet. Le côté métathéâtral est davantage accentué:
il y a beaucoup plus de réflexions sur le théâtre et sur l'art du comédien,
dans le genre: un acteur « c'est une illusion d'homme », « c'est un
293
mirage », « un acteur ce n'est pas un homme, c'est un reflet ». La notion
de miroir y est donc présente.
Rappelons que Pierre Brasseur, fils d'un couple de comédiens, a joué
Frédérick Lemaître dans Les enfants du paradis de Marcel Carné (1945)
avant d'interpréter le rôle de Kean. Admirable enchaînement: Un acteur
qui jouait un acteur jouant un acteur.
C'est surtout dans l'adaptation de Sartre que Kean connut un succès
dans la seconde moitié du XXèmesiècle. Après Pierre Brasseur, le rôle de
Kean fut interprété notamment par Jean-Pierre Bisson (théâtre de Nice,
1978), par Jean-Claude Drouot (1983) par Jean-Paul Belmondo (mise en
scène de Robert Hossein, 1987). Cependant la version originale de
Dumas n'a pas été oubliée: on l'a vue à Paris avec Jean-Paul Zehnacker
(1980) et à l' étranger (entre autres en Pologne, en 1978). Ajoutons que le
Nouveau Théâtre de Belgique a donné à Paris, en 1984, des
représentations de la pièce de l'auteur anglophone Raymond Fitzsimons
Edmund Kean.
Vittorio Gassman, dont la personnalité artistique n'était pas sans
analogie avec celle de Kean, fut fasciné par le tragédien anglais ou plutôt
par sa légende. Brillant interprète des personnages d'Hamlet, d'Othello et
de Iago, Gassman s'était intéressé à la pièce de Dumas-Sartre qu'il a
mise en scène, puis portée à l'écran (1956). Vingt ans plus tard, il a créé
un spectacle inspiré de la vie de Kean, Ou César ou personne (1976), qui
jouait en tournée à travers l'Italie.
Les célébrités de la scène anglaise du XIXèmesiècle, Sarah Siddons,
Ellen Terry et Henry Irving, apparaissent dans la comédie en un acte de
l'auteur américain Christopher Durang Le cauchemar de l'acteur (The
Actor's Nightmare, 1981). Il s'agit d'un mauvais rêve d'un jeune acteur.
Il doit jouer Hamlet comme remplaçant de dernière minute, mais il ne
connaît pas le rôle. Les trois célébrités arrivent, l'une après l'autre,
chacune le traite comme partenaire dans différentes pièces. Enfin,
l'acteur se trouve dans le rôle de Thomas More juste avant l'exécution,
ce qui le fait réveiller.
L'illustre mime «blanc» Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) a
inspiré Jules Claretie, administrateur de la Comédie Française et écrivain,
qui a donné une pièce en un acte Deburau (1907). La scène se passe le 16
juin 1846 : Deburau, mourant, donne à son fils et héritier, Charles, une
longue leçon de pantomime, en expliquant les actions mimées.

294
Dix ans plus tard, Sacha Guitry a consacré au grand mime une pièce
en vers libres, en quatre actes et un prologue, Deburau (1918). On y voit
le spectacle donné par Deburau au Théâtre des Funambules, avec la
célèbre pantomime Marrrchand d'habits! Quelques années plus tard, le
grand mime, malade, est obligé d'abandonner la scène. Il se fait
remplacer par son fils, Charles, auquel il donne des conseils sur le métier
théâtral.
En 1946, la Compagnie Renaud-Barrault a créé la pantomime
Baptiste (c'est le nom de théâtre de Deburau) sur le scénario de Jacques
Prévert. Enfin, c'est en Slovaquie que fut ressuscitée, en 1995, le
personnage du mime (né en Bohème) dans un musical de Milan Sladek,
Grand Pierrot. La parole et la chanson y sont associées à la pantomime.
On y voit, entre autres, le salon de George Sand.
« Le lion du Boulevard », « le roi du mélodrame» Frédérick Lemaître
(1800-1876), que nous avons déjà évoqué à propos de Kean d'Alexandre
Dumas, apparaît dans le rôle légendaire de Robert Macaire dans la pièce
de Juan Pineiro et Alfredo Arias Boulevard du mélodrame (1985). Il est
le personnage titre de la tragi-comédie d'Eric-Emmanuel Schmitt
Frédérick ou le Boulevard du Crime (1998), écrite pour Jean-Paul
Belmondo. Cette pièce à grand spectacle retrace la tumultueuse vie du
comédien, depuis son enfance jusqu'à sa mort. Il y a là la scène sur la
scène et la pièce dans la pièce, notamment la représentation de L'auberge
des Adrets avec Frédérick comme Robert Macaire. Il y a la pièce de E.-E.
Schmitt plusieurs accents critiques sur le monde de théâtre.
Le drame de l'auteur polonais Maciej Karpinski Othello meurt
(Otello umiera, 2003) montre Ira Aldridge (1804-1864), Noir américain
devenu l'un des plus illustres acteurs anglais de sa génération, dans son
rôle fétiche d'Othello sur la scène d'un théâtre à Varsovie, en 1862.
C'est le tour, chronologiquement, de quelques célèbres comédiennes.
La Polonaise Helena Modrzej ewska (1840-1909), connue dans les
pays anglophones sous le nom simplifié de Modjeska, est la protagoniste
de la pièce de l'auteur polonais Kazimierz Braun Madame Hélène (Pani
Helena, 1989). La grande comédienne, qui jouait en polonais (son
premier grand succès, à Varsovie, dans Adrienne Lecouvreur de Scribe)
et en anglais, a fait la plus grande partie de sa carrière scénique aux Etats-
Unis, de 1877 à 1907. La pièce de Braun la présente vers la fin de sa vie

295
et introduit le personnage du commentateur (Monsieur Kazimierz, alter
ego de l'auteur).
Un an plus tard, en 1990, une autre pièce sur Modjeska Autrefois, à
Arden (Once in Arden, écr. 1988), de l'auteur américain Richard
Hellesen, a vu les feux de la rampe à Costa Mesa, en Californie. Elle
reconstitue la visite du célèbre pianiste et compositeur polonais, Ignacy
Paderewski, en 1904, dans la propriété de l'actrice en Californie, où elle
séjournait avec son mari, le comte Chlapowski, entre deux tournées.
L'auteur de la pièce est originaire de cette région, où il y a, aujourd'hui,
le canyon Modjeska, le mont Modjeska et la gare Modjeska. Dans la
deuxième partie de sa pièce, Hellesen met en scène la triomphale
apparition de l'actrice a Metropolitan Opera House de New York, en
1905, dans le rôle de Lady Macbeth, et montre l'actrice avant la
répétition, pendant le spectacle et dans sa loge. Il y a donc là théâtre dans
le théâtre.
Notons que Greta Garbo avait l'intention de jouer Helena Modjeska
dans une pièce commandée, en 1956, à l'auteur américain d'origine
polonaise, Antoni Gronowicz.
Un autre «monstre sacré» de la même génération, cette fois en
France: Sarah Bernhardt (1844-1923). Elle apparaît plusieurs fois, dans
le dernier quart du XXèmesiècle, comme personnage théâtral. Dans la
pièce du Canadien anglophone John Murrell, Memoir (1977), jouée en
France dans l'adaptation de Georges Wilson sous le titre Sarah et le cri
de la langouste (1982), on voit la grande comédienne sur la terrasse de sa
maison à Belle-Ile-en-Mer, en été 1922. Elle dicte les souvenirs de sa
longue vie à son fidèle secrétaire et souffre-douleur Georges Pitou, en
l'obligeant de «jouer» les personnes évoquées dans son récit. Il y a
aussi, dans la pièce de Murrell, des citations dramatiques: Sarah
Bernhardt reconstitue quelques scènes de Phèdre et de La dame aux
camélias.
La pièce en deux actes de Ronald Harwood (auteur de L'habilleur)
Après les lions (After the Lions, 1982) montre un épisode douloureux et
pathétique de la vie de Sarah Bernhardt: l'amputation de sa jambe droite,
en hiver 1914-15. Les principaux personnages sont authentiques: son
fidèle secrétaire Pitou, sa dame de compagnie Madame de Gournay, le
major Denucé. Après le refus de deux médecins parisiens d'opérer
l'actrice septuagénaire, celle-ci a trouvé un médecin militaire qui a pris le
risque de l'amputer. Le premier acte se déroule dans une villa près de
296
Bordeaux, où l'actrice s'est réfugiée au début de la guerre. Après
l'opération, elle apprend à marcher avec une prothèse. L'énergie et la
bonne humeur ne la quittent pas. Elle fait envoyer un télégramme à
Edmond Rostand: «Vous avez écrit une pièce pour un homme au nez
long. Pourquoi n'écririez-vous pas une pièce pour une femme avec une
seule jambe? »
A l'acte II on retrouve la comédienne, quelques mois plus tard, à
l'arrière du front, après un spectacle donné aux troupes.
Elle reçoit la lettre d'un impresario américain lui proposant la tournée
avec un cirque, pour un star spot «après les lions et avant les
éléphants », d'où le titre de la pièce. Après les lions se termine par le
monologue d'Hamlet «Lui pour Hécube », récité par Sarah devant ses
proches.
En 1999, Thérèse Crémieux a fait représenter, au Studio-Théâtre de la
Comédie Française, les Scènes étrangères ou Sarcey et Sarah Bernhardt
à Londres, un dialogue où la comédienne échange avec Francisque
Sarcey, le plus influent critique dramatique de l'époque, des idées sur le
théâtre, l'art de l'acteur, les compétences du critique.
Ajoutons que dans L'extravagant Mister Wilde de Raymond Gérôme,
Sarah Bernhardt apparaît sur scène pour prononcer quelques paroles de
Salomé d'Oscar Wilde qu'elle avait jouée en 1894.
Sarah Bernhardt se rencontre avec le «monstre sacré» anglais, Pat
Campbell, dans la pièce de Bernard Da Costa Pat et Sarah où les deux
magiciennes (1991) qui reconstitue un événement historique: les deux
célèbres comédiennes se sont associées pour jouer ensemble dans Pelléas
et Mélisande de Maurice Maeterlinck à Londres, en 1904. Sarah
interprétait, en travesti, le rôle de Pelléas, Pat Campbell - le rôle de
Mélisande. La pièce de Da Costa nous montre les répétitions
tumultueuses, les brouilles, les retrouvailles qui se succèdent et qui
aboutiront à un triomphe.
Les relations tumultueuses, les brouilles, les retrouvailles entre Pat
Campbell et George Bernard Shaw ponctuent la pièce de Jerome Kilty
Cher menteur, évoquée au chapitre sur les auteurs dramatiques.
La grande actrice russe Olga Knipper (1868-1959), épouse d'Anton
Tchekhov, est la protagoniste de Tchekhov, Tchekhova de François
Nocher (1985), dialogues d'après la correspondance des deux artistes.

297
Elle apparaît épisodiquement dans la pièce de l'auteur polonais Maciej
Wojtyszko Boulgakov (2001).
Citons encore Marguerite Moréno (1871-1948) que l'on voit, à côté
de son amie, Colette, dans la comédie de Pierre Laville La source bleue
(1994).
C'est au fameux acteur-imitateur italien, Leopoldo Fregoli (1867-
1936), capable de se transformer en soixante personnages au cours du
même spectacle, que Jérôme Savary a consacré son spectacle Frégoli
(1991), interprété par Bernard Haller.
Une image satirique de la « dynastie» Barrymore a été donnée par
George S. Kaufman et Edna Ferber dans la comédie en trois actes La
famille royale (The Royal Family, 1927). John Barrymore (1882-1942),
fils et petit-fils des acteurs, était connu pour ses extravagances. Le
célèbre comédien, ainsi que son frère acteur et sa grand-mère, sont
représentés dans cette comédie sous des noms fictifs, mais le public new-
yorkais et londonien reconnaissait facilement le modèle vivant du
personnage.
Soixante-quatre ans plus tard, John Barrymore apparaît sous son vrai
nom, mais cette fois comme revenant, dans la comédie en deux actes de
Paul Rudnick Je hais «Hamlet» (I Hate «Hamlet », 1991). Un jeune
acteur contemporain, Andrew Rally, vient d'emménager dans
l'appartement occupé autrefois par John Barrymore, au centre de New
York. Un agent lui a proposé le rôle d'Hamlet dans un spectacle de plein
air au Central Park, mais Andrew hésite devant l'énormité de la tâche. A
la suite d'une séance de spiritisme, le fantôme de Barrymore, en costume
du prince danois, fait son apparition (il s'était fait remarquer dans le rôle
d'Hamlet à New York, en 1922, et à Londres, en 1925, avant de quitter la
scène pour le cinéma). Barrymore veut aider le jeune acteur à jouer
Hamlet, il lui donne des leçons (le texte est truffé d'extraits d' Hamlet et
de Roméo et Juliette). Encouragé par le spectre, Andrew décide
d'affronter le public. Même si sa performance s'était montrée médiocre,
il a pris goût à Shakespeare. Il renonce à un fabuleux contrat pour
Hollywood afin de se consacrer au théâtre. «Je hais Hamlet », ce cri
désespéré qui reflète l'état d'esprit d'Andrew au début de la pièce se
transforme en « J'aime Hamlet », et cela grâce à l'intervention de John
Barrymore.

298
Les événements dramatiques de la Deuxième Guerre mondiale n'ont
pas épargné les acteurs. L'incarcération de Harry Baur, dénoncé comme
Juif, est le sujet de la pièce radiophonique de Michel Schilovitz Harry ou
Henry (1991). Dans La couronne de fer (1984) Alain Ravennes évoque le
sort tragique de l'actrice italienne Luisa Ferrida, fusillée par les partisans
antifascistes, avec son mari collaborateur (acteur de cinéma Osvaldo
Valenti). Une pièce allemande, créée en 1995, stigmatise Gustaf
Gründgens, célèbre interprète de Méphisto dans le Faust de Goethe, pour
son allégeance au régime nazi.
Dans La chevauchée sur le lac de Constance (Der Ritt über den
Bodensee, 1970). Peter Handke met en scène, dans une ambiance
fantastique, des vedettes du théâtre et/ou du cinéma, notamment Emil
Jannings, Elisabeth Bergner et Erik von Stroheim.
Citons aussi la pièce de Thomas Bernhard Minetti 1976), dont le titre
fut donné par le dramaturge allemand en l'honneur de l'interprète préféré
de ses pièces. Mais le personnage théâtral a peu de commun avec le
grand comédien Bernhard Minetti (1905-1998).
Louis Jouvet - acteur, metteur en scène, directeur de troupe - fut
immortalisé, de son vivant, comme personnage central de L'impromptu
de Paris de Jean Giraudoux (1937), à la manière de Molière de
L'impromptu de Versailles. C'est un dialogue entre Jouvet et douze
membres de sa troupe, sous leurs noms authentiques, réunis pour la
répétition, dialogue auquel se joindra un intrus, Monsieur Robineau,
député» et «commissaire du budget des théâtres ». «L'heure de la
répétition est passée de cinq minutes» - s'inquiète Boverio au début de
la pièce. «Nous répétons» - fait remarquer Renoir au casse-pieds
Robineau (sc. 2), et Jouvet de constater dans son avant-dernière réplique:
« Il nous reste une heure pour la répétition ». Répétition qui n'arrive pas
à commencer jusqu'à la fin de l'acte de Giraudoux.
Louis Jouvet réapparaît, cette fois comme pédagogue, dans le
spectacle de Brigitte Jaques Elvire/Jouvet 40 (1986), d'après ses cours au
Conservatoire, sténographiés et ensuite publiés. Il s'agit des leçons
dispensées en 1940 à une jeune comédienne d'origine juive travaillant le
rôle d'Elvire dans Dom Juan de Molière. Jouvet fut interprété
magistralement par Philippe Clévenot sur la scène du Théâtre de
l'Athénée Louis-Jouvet et en tournée. Quelques mois plus tard, Giorgio
Strehler a repris ce rôle dans une adaptation présentée au Studio du
Piccolo Teatro de Milan.
299
Un autre metteur en scène «consacré» de son vivant comme
personnage de théâtre, est Joseph Papp, fondateur du New York
Shakespeare Festival. La comédie parodique en un acte de l'auteur
américain John Guare Prends un rêve (Take a Dream, 1978) le met en
scène dans son bureau, recevant ses collaborateurs.
Quelques metteurs en scène russes sont réunis autour d'une table,
dans la pièce du Suédois Lars Kleberg Les apprentis sorciers
(Trollkarlens larlinger,1983): Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko,
Taïrov, Eisenstein et Meyerhold. C'est ce dernier qui est le personnage
central d'un spectacle écrit par Bo Persson et mis en scène par Wilhelm
Carlsson (théâtre Schahrazad de Stockholm), Dr. Dapertutto
(pseudonyme sous lequel Meyerhold dirigeait son Studio, de 1913 à
1917). Le spectacle suédois le montre dans différentes situations: jouant
dans La mouette de Tchekhov (celui-ci y apparaît), dans son Studio
(<<Futurisme et biomécanique »), comme commis-saire de l'Armée
Rouge, comme créateur de l' «Octobre Théâtral », pendant les répétitions
du Cocu magnifique de Crommelynck et du Révizor d'après Gogol, on le
voit accusé de « formalisme» par le régime stalinien, son théâtre fermé,
enfin son arrestation (Meyerhold fut fusillé à Moscou, en 1940).
Pour compléter cette galerie de gens de théâtre représentés sur la
scène citons le baron Taylor (1789-1879), patron de la Comédie
Française où il fit jouer Hernani de Victor Hugo, fondateur de
l'Association de secours mutuel des artistes dramatiques, qui est le
personnage d'un acte de Sacha Guitry Cigales etfourmis (1940).
Quant aux artistes du théâtre lyrique, deux exemples: Maria Malibran
(1808-1836) et Hortense Schneider (1833-1920). La première est le
personnage titre de la pièce en douze tableaux de Jacques Josselin La
Malibran (1983) qui retrace la vie de la «prima donna assoluta ». Elle
s'y trouve entourée de quelques célébrités de l'époque: Marie Dorval,
George Sand ainsi que Rossini, dont Le barbier de Séville luit doit son
succès.
Ce sont les rapports avec Jacques Offenbach qui constituent le sujet
de la pièce de Charles Méré sur Hortense Schneider, Passage des princes
(vers 1920). Interprète des plus grands succès du «roi de l'opérette », La
belle Hélène, Barbe-Bleue, La vie parisienne, La Grande-Duchesse de
Gérolstein, La Périchole, La diva, Hortense recevait des princes et des
rois dans sa luxueuse loge, surnommée « le passage des princes ». On la
voit dans sa loge, dans les coulisses et sur la scène des Bouffes-Parisiens.
300
En 1976, une adaptation de la pièce de Charles Méré a été créée à Rouen
sous le titre Folies parisiennes.
Plusieurs vedettes de la chanson et du music-hall ont été mises sur
scène. Citons Aristide Bruant (1851-1925) qui fait son apparition dans la
pièce de Sacha Guitry Petite Hollande (1908) pour chanter «Les
mich'tons ». Certains étaient en même temps acteur de théâtre et/ou de
cinéma, tel Maurice Chevalier (1888-1972). Al' occasion du centenaire
de sa première apparition sur scène, un spectacle de Philippe Ermelier
Hop là boum, Monsieur Chevalier! a été donné, en 2002, dans la salle
même du café-concert où avait débuté l'acteur-chansonnier.
La vie tumultueuse et douloureuse de la grande chanteuse populaire
Fréhel (1891-1951) est le sujet de la pièce de Béatrice Audry Fréhel ou à
la recherche d'une femme perdue (1984). Le spectacle Fréhel, la
goulante et l'indomptée, retraçant sa vie « de la gloire à la déchéance »,
fut créé, en 1995, par Pascale Lievyn. Une autre chanteuse et actrice de la
même génération, Arletty (1898-1992), a été présentée, à partir de ses
souvenirs et des textes de Jacques Prévert, dans un monodrame de et par
Aurore Prieto, Léonie Bathiat, dite Arletty. La « dame en noir », Edith
Piaf (1915-1963), a inspiré plusieurs spectacles musicaux, et même un
ballet. L'année 2003 a vu des spectacles musicaux autour de Jacques Brel
(Bonjour Monsieur Brel) et de Serge Gainsbourg (En passant chez
Monsieur Gainsbourg).
Traversons l'Atlantique pour trouver quelques autres vedettes de la
chanson et de music-hall transformées en personnages de théâtre.
L'extraordinaire carrière d'Eva Peron (1919-1952), petite actrice
devenue la « première dame» de l'Argentine, est l'héroïne de la comédie
musicale d'Andrew Lloyd Webber Evita qui connut un grand succès à
Broadway (av. 1988). Copi, dans la pièce Eva Peron (1969), la montre
mourante, rongée par le cancer.
La légendaire chanteuse américaine de jazz Billie Holiday (1915-
1959), connue sous le surnom de Lady Day, a inspiré Stephen Stahl qui
lui a consacré sa comédie musicale Lady Day (av. 1986). Dans la
première partie du spectacle on assiste à la répétition de son récital, au
cours de laquelle la chanteuse noire reconstitue des scènes dramatiques
de son passé, dans la deuxième partie - au récital, pendant lequel elle
sort de son rôle, s'adresse directement à ses musiciens et au public, en
racontant ce que lui rappellent les chansons qu'elle était en train
d'exécuter.
301
Une autre vedette de la chanson, Elvis Presley (1935-1977), est le
protagoniste de la comédie musicale de Serge Valetti, Saint Elvis (1990).
En 1996, on a aussi vu le chanteur de rock américain interprété par
Martin Fontaine dans son one-man-show Elvis Story.
Vladimir Vyssotski, acteur, chanteur et poète russe soviétique (1938-
1980), est le héros de la pièce d'Eduard Volodarski J'ai de quoi
chanter... (Mnie iest' sto spiet',.., avo 1987), même si on ne le voit pas
sur scène. La pièce est construite sur le modèle de retour en arrière: elle
commence par l'enterrement de Vladimir, avant de montrer plusieurs
épisodes des dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort. Parmi les
personnages il y a ses parents, sa première femme Macha, sa deuxième
femme Irina (=Marina Vlady) - la protagoniste de la pièce, ses amis
comédiens, quelques scènes sont situées dans le bureau du directeur du
théâtre, mais Vladimir est toujours en coulisse ou bien au bout du fil
téléphonique sans qu'on entende sa voix. En revanche, on entend la voix
rauque de ses chansons dont est ponctuée toute la pièce, chansons venant
des magnétophones portables dont se servent ses admirateurs ou bien
exécutées hors scène.
La cantatrice russe Galina Vichnievskïa fut honorée par Marcel
Landowski qui lui a consacré son opéra Galina présentant, en quinze
tableaux, sa vie depuis l'enfance dans Leningrad assiégé jusqu'au
bannissement, avec son mari Mstislav Rostropovitch, pour avoir abrité
Soljenitsyne. La célèbre soprano assistait à la création de l'opéra à Lyon,
en 1996.
Enfin une incursion dans l'aire de la chanson arabe. En 2003, on
pouvait voir à Paris le spectacle écrit par Adel Hakim Nous étions des
millions, des millions d 'hommes suspendus à ses lèvres sur la vie de la
diva égyptienne Oum Kalsoum (1898-1975). Cette chanteuse, idole du
peuple égyptien pendant des décennies, a été montrée sur le fond des
événements historiques, notamment l'abdication du roi Farouk,
l'ascension du colonel Nasser jusqu'à ses défaites, personnages, parmi
d'autres, interprétés par des acteurs.
Quelques célèbres danseuses et danseurs ont inspiré des
chorégraphes. Ainsi Roland Petit a créé, en 1986, Ma Pavlova, un ballet
en quinze tableaux sur la grande ballerine russe, interprétée par
Dominique Khalfouni. Un des tableaux évoque Isadora Duncan, admirée
par Anna Pavlova.

302
Isadora est le titre d'un spectacle du chorégraphe britannique
Kenneth MacMillan, créé à Londres, en 1981. La vie artistique et privée
d'Isadora Duncan y est évoquée par une danseuse et une actrice qui récite
des fragments des écrits autobiographiques de la ballerine. En 1994, on
jouait à Paris la pièce de Martin Sherman, adaptée par Anny Duperey,
Quand elle dansait, évocation d'un épisode de la tumultueuse vie
d'Isadora Duncan, mariée avec le jeune poète russe Essenine.
A l'occasion du 50èmeanniversaire de la mort du célèbre danseur et
chorégraphe russe d'origine polonaise, Vaclav Nijinski, John Neumeier a
créé, en 2000, le ballet Nijinski, en dressant un portrait de la destinée
tragique de ce génial danseur qui avait sombré dans la folie. Notons aussi
la récente pièce de l'auteur polonais Piotr Tomaszuk Dieu Nijinski (Bog
Nizynski, 2005) qui montre le danseur dans un asile psychiatrique à
Kreutzlingen, en 1929).
Ajoutons que Roland Petit a donné, en 1992, un ballet Charlot danse
avec nous, autour de l'artiste à plusieurs faces que fut Charlie Chaplin.

Acteurs imaginaires

Acteur ou comédien

Acteur ou comédien? Ces deux termes, aujourd'hui presque


équivalents, ne l'étaient pas dans le passé. Contrairement au mot
« comédien» qui, dès la fin du Moyen Age, signifiait celui qui jouait
dans un spectacle, « acteur» indiquait d'abord le sujet agissant, celui qui
prenait une part dans une affaire ou dans un événement. Encore au
XVnème siècle les deux acceptions du mot «acteur », l'originale et la
nouvelle (<<celui qui représente un personnage dans une pièce de théâtre,
qui exerce la profession de comédien») coexistaient. Dans la liste des
personnagtes en tête de Célinde de Balthazar Baro, de La comédie des
comédiens de Scudéry ou de L'inconnu de Thomas Corneille, ils sont
nommés «acteurs », tandis que, sous la plume de Boileau, l'acteur est
celui dont la profession est de jouer sur un théâtre.
Au XXème siècle, le mot «comédien» (<<comédienne ») a une
coloration plus noble que le terme générique «acteur» (<<actrice »).
C'est pourquoi certains hommes de théâtre, comme Louis Jouvet, ont
insisté sur cette différence. C'est dans ce sens que Sacha Guitry a intitulé
303
Le comédien (1921) la pièce consacrée à son père, Lucien Guitry. Sacha
écrit dans la préface: «un grand comédien fait entrevoir aux auteurs
dramatiques de son temps des possibilités auxquelles tout d'abord ils
n'avaient pas songé ». Cette « comédie en quatre actes» est, en fait, le
drame d'un grand acteur amené à choisir entre ses sentiments amoureux
et l'art de théâtre.
Des acteurs apparaissent comme personnages dans la plupart des
pièces métathéâtrales, nombreuses au xvnème siècle. Citons La comédie
des comédiens de Gougenot (1633) et la pièce sous le même titre de
Scudéry (1633), ainsi que Le comédien poète de A.J. Montfleury (1673),
où un acteur présomptueux impose à la troupe une pièce de son cru.
La production métathéâtrale est moins abondante au xvmème siècle.
Il convient de signaler le Comédien qui intervient dans l'intrigue de
L'opéra du gueux (The Beggar 's Opera, 1728) de John Gay et, dans Le
théâtre comique (Il teatro comico, 1750) de Carlo Goldoni, une galerie
d'acteurs qui discutent de la pièce en répétition, de leurs problèmes
particuliers, de leur métier et de l'art théâtral en général.
Dans le répertoire français, on remarquera une comédie originale,
Matinée du comédien de Persépolis d'Audriette (1784). Un comédien, fat
et dépensier, déclare à un auteur venu pour la sixième fois réclamer sa
pièce, qu'elle renferme quelques beautés de style, mais ne sera point
jouée. Or, l'inconnu, qui était en fait un grand seigneur, lui avait remis, il
y a longtemps, pour l'éprouver, un cahier de papier blanc sous
enveloppe. Penaud, le comédien «abjure sa vanité ». Audriette a pris
soin de dire, dans I'Avertissement, que cette peinture s'applique
seulement aux comédiens d'autrefois et qu'« il n'a prétendu person-
naliser aucun individu actuellement existant sur la scène française ».
Notons l'apparition des actrices comme personnages principaux des
pièces métathéâtrales : L'illustre comédienne de Thomas Laffichard et
Valois (1737) et La comédienne de Montador (1740) montrent des
actrices dans leur condition sociale.
Les pièces sur les acteurs deviennent plus nombreuses au XIXème
siècle. Rien que dans les années 1803-1810 les théâtres parisiens ont
affiché les comédies ou vaudevilles intitulés L'acteur dans sa loge, Les
acteurs à l'épreuve, Le comédien ambitieux, Les comédiens
d'Angoulême, Les comédiens de la petite ville, Les comédiens par
hasard.

304
On trouve les personnages d'acteurs ou d'actrices chez les grands
auteurs du XIXèmeet du XXèmesiècle. C'est le cas, notamment, de deux
pièces du recueil Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole de
Prosper Mérimée (1825). Le prologue de la comédie en trois journées Les
espagnols en Danemarck se passe dans la loge de Clara Gazul où elle
reçoit un Grand, un Capitaine et un Poète, auteur dramatique. Et la pièce
se termine par une adresse au public: «Ainsi finit cette comédie,
excusez les fautes de l'auteur ». La saynète Le carrosse du Saint-
Sacrement, dont l'action est située à Lima, au xvmème siècle, a pour
protagoniste féminin la comédienne Camila Perichole. Amante du vice-
roi du Pérou (qu'elle trompe d'ailleurs), elle lui extorque un magnifique
carrosse, puis, après avoir satisfait son désir d'humilier les grandes
dames de la capitale, l'actrice, repentante, en fait don à l'évêque pour le
service de l'Eglise.
La protagoniste du drame en trois journées de Victor Hugo Angelo,
tyran de Padoue (1835), Tisbé, est une comédienne, à l'époque de la
Renaissance. Aimée par Angelo, elle est amoureuse de Rodolfo, sans
réciprocité. A la suite de nombreuses péripéties, Tisbé va périr de la main
de celui qu'elle aimait.
Passons au domaine slave. Le poète polonais Cyprian K. Norwid a
intitulé L'acteur (Aktor, 1861) son drame, où un célèbre comédien,
Gotard Pszonk-Kin, souffrant, sera remplacé dans le rôle d'Hamlet, dans
la représentation donnée pour son bénéfice, par son ami de jeunesse, le
comte Jerzy.
Les comédiens sont présents dans deux pièces d'Alexandre Ostrovski.
Dans La forêt (1871), «comédie en cinq actes », on voit deux acteurs
ambulants, Guenadij Nechtchastlivtzev (Malchanceux) et Arkadij
Chtchastlivtzev (Chanceux), débarquer, en trouble-fête, dans un milieu
de riches propriétaires terriens et de marchands. Les innocents coupables
(1884) se déroulent dans un milieu théâtral: cinq personnages sont des
comédiens. Le troisième acte de cette pièce mélodramatique en quatre
actes est situé dans la loge des actrices.
La protagoniste de La mouette d'Anton Tchekhov (1896) est la
célèbre comédienne Arkadina. Imprégnée du répertoire classique, elle se
moque des tentatives dramatiques de son fils, Constantin Treplev,
inspirées du symbolisme.

305
Un acteur clochardisé apparaît dans Les bas-fonds de Maxime Gorki
(1902) ; il cite notamment Shakespeare.
La plus forte (Den starkare, 1889) d'August Strindberg est une brève
scène, dans un café, qui met face à face deux actrices, anciennes amies,
Madame X et Mademoiselle Y, dont seule la première parle. Conflit
sentimental et professionnel. « Tu penses toujours que je t'ai fait virer du
Grand Théâtre, mais ce n'est pas vrai ». Madame X évoque aussi sa
tournée en Norvège. Devant le mutisme obstiné de son « amie », elle
lance en conclusion: « Tu n'as pas appris, de tes auteurs, l'art de vivre,
comme je l'ai appris, moi.» Une ancienne actrice, Alice, femme du
capitaine Edgard, est la protagoniste d'une autre pièce de Strindberg, La
danse de mort (Dodsdansen, 1900).
C'est la comédienne Lechy Elbernon, personnage néfaste, qui est
l'héroïne de L'échange de Paul Claudel (écr. 1893-94, publ. 1900, repr.
1913), pièce située en Amérique. Dans un tout autre registre, Les
mentons bleus de Georges Courteline (1906), « scène de la vie de
cabots », est un dialogue de deux anciens acteurs, dans un café de
province, évoquant leur passé sur la scène et les mœurs théâtrales de
l'époque.
Signalons, du début du XXèmesiècle, la comédie en un acte de Stefan
Zweig Le comédien métamorphosé. Un acteur débutant est envoyé par sa
troupe auprès d'une jeune et belle comtesse pour obtenir des subsides.
Les extases fugueuses du jeune comédien conquièrent le cœur de son
interlocutrice.
L'acte d'Arthur Schintzler Grande scène (Grosse Szene, 1915)
montre un comédien célèbre et vaniteux, Konrad Herbot, dont le
comportement dans la vie privée est fortement imprégné de son métier
d'acteur. Ayant trahi sa femme, Sophie, avec Daisy, fiancée d'un ami, il
est confronté avec celui-ci, en présence de sa femme. C'est la « grande
scène»: Konrad, niant les rapports physiques avec Daisy, fait un
discours comme s'il était sur une scène. Il a enfoui sa vraie personnalité
sous les divers rôles imposés par sa carrière. Après cette scène, il ira
jouer Hamlet. Mais, à côté du sentiment d'autosatisfaction, du besoin
d'être adoré par des spectateurs, au théâtre comme dans la vie, Konrad a
des instants de lucidité autocritique, comme ces paroles adressées à Falk,
directeur de théâtre:

306
Toutes ces histoires de théâtre, ça a quelque chose d'idiot. Arrière-plans et
coulisses, le rideau tombe, le rideau monte, [...] Mais le plus fou, c'est nous,
nous les comédiens qui sommes en partie, dans la vie, des gens tout à fait
sensés. Nous nous plantons là et déclamons un truc quelconque appris par
cœur, comme si nous le prenions très au sérieux, et nous entrons en scène, et
nous sortons de scène, et en bas ils sont assis, béent d'admiration et
applaudissent. [...] Sais-tu ce que je pense parfois? Que tout cet art dramatique
n'est en réalité qu'une invention des caissiers de théâtre.

Une ancienne actrice, Caroline Montecalfi, apparaît dans la pièce du


Polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz (Witkacy) Mathias Korbowa et
Bellatrix (1918) et une cantatrice à l'opéra de Budapest, Hilda Fajtcacy,
dans La sonate de Belzébuth (1925) du même auteur.
En 1923, Federico Garcia Lorca a esquissé un livret d'opéra Lola la
comédienne (Lola la comediante). Cette pochade met en scène la
Comédienne et le Poète en voyage de noces, déguisés en une grande
dame et son cocher. Il s'arrêtent pour la nuit dans une auberge andalouse
où un jeune marquis tombe amoureux de Lola. « Ce jeune homme sera
cette nuit la victime de mon jeu de comédienne sérieuse et rouée. Oh, tu
verras cette farce si drôle! » - dit-elle à son mari. Elle s'amuse à jouer
son rôle de grande dame, le Marquis veut partir avec elle, enfin, à l'aube,
les masques tombent et le Marquis restera seul.
Certains auteurs métathéâtraux du XXèmesiècle ont un goût particulier
à montrer dans leurs pièces des acteurs ou des actrices. Nous en parlons
au chapitre «Dix auteurs du XXèmesiècle en quête de métathéâtre ».
Signalons ici quelques-uns de ces ouvrages.
Dans Trois acteurs, un drame... de Michel de Ghelderode (1926) le
Père noble, l'Ingénue et le Jeune premier sont en conflit avec l'auteur
d'une ridicule tragédie. Sortie de l'acteur (1930-35) est une pièce sur la
destinée tragique d'un jeune comédien Renatus. Dans La mort du docteur
Faust (1925) un comédien cabot joue maladroitement le rôle titre.
On notera quelques acteurs dans les ouvrages de Jean Anouilh. Le
rendez-vous de Senlis (1937) montre un couple d'acteurs prétentieux
engagés par un jeune homme pour jouer le rôle de ses parents pendant un
dîner; une sorte de happening. La protagoniste de Colombe (1951)
Madame Alexandra, est une célèbre tragédienne. Il y a, autour d'elle, son
partenaire de scène Du Bartas et le personnel de son théâtre, ainsi qu'une
jeune débutante, Colombe. Une sociétaire de la Comédie Française,
Carlotta, ancienne maîtresse d'Antoine, apparaît dans Cher Antoine ou
307
l'amour raté (1969) ainsi que dans un retour en arrière, quelques acteurs,
parmi lesquels le doyen de la Comédie Française. Enfin, Ne réveillez pas
Madame... (1970) met en scène Julien Paluche, acteur-metteur en scène-
directeur de théâtre, dont la mère ainsi que ses deux femmes étaient
actrices (<<ne réveillez pas Madame », parce qu'elle se repose après le
spectacle).
Quant à Thomas Bernhard, des acteurs ou des actrices apparaissent
dans dix de ses pièces: L'ignorant et le fou (1972), La force de
l'habitude (1974), Le Président (1975), Les célèbres (1976), Minetti
(1976), Le faiseur de théâtre (1984), Déjeuner chez Wittgenstein (1984),
Simplement compliqué (1986), Tout ou rien (1988), Claus Peymann
quitte Bochum et va à Vienne comme directeur du Burgtheater (1990).
Voici quelques autres pièces de cette période qui mettent en scène des
acteurs ou des actrices dans différentes situations.
La protagoniste de la comédie de Roger Ferdinand et José Germain
L'amant de Bornéo (1941) est une célèbre actrice, Régine, qui reçoit dans
sa loge un admirateur, modeste imprimeur qui se fait passer pour un
grand explorateur. Après de multiples péripéties, ils partiront ensemble
pour Bornéo à la recherche de l'exotisme.
Djuna Barnes, femme de lettres américaine qui a passé une grande
partie de sa vie à Paris, a écrit le drame crépusculaire Antiphon (1954),
dans lequel elle montre une grande actrice, Miranda, qui revient sur les
lieux de son enfance pour régler les comptes avec sa vieille mère, ses
frères, son père absent. « Ceci est mon histoire» - a noté Djuna Barnes
sur son manuscrit.
Le vieux Juif (The Old Jew, 1966) de l'auteur américain Murray
Schisgal présente un pieux israélite, dans une chambre sordide, faisant
bruyamment des prières et des lamentations, ce qui provoque les
protestations de ses voisins. Une fois enlevée sa barbe postiche et son
maquillage, il s'avère être un acteur à la recherche d'un travail, qui
répétait le rôle de sa spécialité.
L'acte de Robert Pinget Abel et Bela (1971) est un dérisoire dialogue
de deux acteurs qui font le projet d'une pièce de théâtre. D'abord ils
pensent la situer dans un milieu mondain, avec une présidente en exil
comme personnage principal. Le décor imaginaire de la première scène
est l'entrée d'un théâtre. «Les portes s'ouvrent, c'est la fin du spectacle.
Les gens sortent. Une femme élégante s'attarde sous le porche, côté cour.

308
Elle discute avec une couple snob. C'est la présidente ». Ensuite, une
réception chez la présidente qui se transforme en une partouse avec le
strip-tease collectif. Non satisfaits de ce projet, les deux personnages
beckettiens essaient de construire une pièce à partir de souvenirs
d'enfance et de jeunesse de chacun d'eux. Finalement, ils décident de
mettre ensemble les deux projets. Leur dialogue est ponctué de
remarques sur le théâtre, dont voici un échantillon: « Quelle est l'essence
du théâtre? Un texte nourri de... l'universel. Le cœur humain, son
tréfonds. Comment y atteindre? Descendre en soi-même. Je descends en
moi-même et je trouve quoi? Peur de mourir. Regret du passé. Horreur
du vulgaire. »
L'acteur comme personnage est parfois représenté sous forme de
monologue. Jacques Martin a écrit et interprété Une case de vide (1979),
confessions d'un acteur abandonné par sa femme, danseuse de l'Opéra
(partie avec un danseur danois), qui cite abondamment Molière,
Corneille, Hugo et Shakespeare, en parodiant le jeu de certains
comédiens. La faille de et par Françoise Chatôt (1981) présente une
actrice qui s'éveille la nuit sur le plateau d'un théâtre. Elle se penche sur
elle-même, sur son métier, sur ses amours - une sorte d'auto
psychanalyse. C'est pour Jacqueline Maillan que Jean-Pierre Delage a
écrit un long monologue J'ai deux mots à vous dire (1984) : une actrice
qui vient de sortir d'une maison de santé, où elle avait effectué un séjour
assez long pour dépression nerveuse, nous raconte avec humour sa cure,
sa vie, ses mésaventures, sa carrière, ses liaisons amoureuses.
Enfin, un quasi-monologue, la pièce de Tankred Dorst Moi,
Feuerbach (Ich, Feuerbach, 1986). Un grand médecin, fou de son métier,
était tombé dans la folie et interné. Sept ans plus tard, guéri mais sans
travail et vieillissant, il se présente en audition devant l'assistant d'un
metteur en scène pour obtenir un rôle. Sur une scène vide, en costume de
ville, il doit donner la preuve de son savoir-faire. Mais Feurbach ne fait
pas de différence entre le personnage incarné et sa propre existence. Il se
bat non seulement pour son rôle, mais surtout pour sa survie.
Citons pêle-mêle, tout en gardant l'ordre chronologique, quelques
autres pièces du tournant des XXèmeet XXIèmesiècles, originaires de
différents pays.
La passion de l'insomniaque d'Enzo Cormann (1981) a pour sujet les
hallucinations d'un comédien d'une cinquantaine d'années, Herbert

309
Angst, que plus personne ne veut faire travailler tant il est devenu
exécrable et insupportable.
Dans Vieilles canailles de Philippe Ferran (1986) un acteur rend visite
à un camarade dans sa loge, après une représentation; ils parlent théâtre
et amitié.
L'héroïne de la pièce de l'auteur russe Edvard Radzinski, Théâtre à
domicile (av. 1988), Nina, est une comédienne sans travail qui,
abandonnée par Sacha - acteur, auteur, star de cinéma - rejoue pour
elle-même tous les rôles de sa vie.
Un comédien est le personnage principal de La veuve enchantée de
Jean-Pierre Giraudoux (1989).
La clown esse (Die Clownin, 1986) de la dramaturge allemande
Gerlind Reinshagen montre une actrice quadragénaire, Dora, qui, après
l'insuccès de son dernier rôle, Penthésilée, a l'intention d'abandonner son
métier. Inspirée par Charlie Chaplin qui fait son apparition dans les
fantasmes de cette femme solitaire, elle décide de se « recycler» et de se
faire clownesse. Une autre actrice quadragénaire, autrefois célèbre,
Rosalinda, est l'héroïne de la pièce de l'auteur anglais Bernard Kops Qui
serai-je demain (Who Shall I be Tomorrow, 1992). Dépressive, elle se
remémore ses anciens succès. Son seul ami et confident est un voisin
quinquagénaire, Gerald, ex-pianiste de jazz, qui va la sauver d'un
suicide.
La comédie de Didier Kaminka Pleins feux (1991), inspirée du film
de Joseph Mankiewicz Eve (celui-ci étant une adaptation de la pièce de
Mary Orr et Reginald Denham The Wisdom of Eve) met en scène une
actrice vieillissante, vedette capricieuse du théâtre de boulevard, qui se
voit peu à peu détrônée par une jeune débutante. Cette pièce en six actes
et un épilogue dresse un tableau satirique du milieu théâtral.
Dans la pièce de l'auteur belge Jean-Marie Piemme Le badge de
Lénine (écrite en 1991, après la chute du mur de Berlin) un homme
débarque sur la scène ou répète une jeune actrice, dans un théâtre vide,
étalant ses rancœurs et ses désillusions amoureuses et politiques.
Les héros de la pièce de l'Américain Richard Nelson Entre l'Est et
l'Ouest (1992) - Igor, metteur en scène, et sa femme Erna, comédienne
- ont quitté la Tchécoslovaquie encore communiste pour New York. Ils
vivent une crise: lui s'était bien adapté à la vie américaine, elle languit
toujours loin de Prague. C'est la confrontation de deux civilisations.
310
L'amour en Crimée (Mi/ose na Krymie, 1993) du Polonais Slawomir
Mrozek, « comédie tragique» en trois actes sur la société russe de 1910
jusqu'à l'époque contemporaine, compte parmi ses protagonistes une
actrice, Lily Karlovna Svietlova, personnage inspiré des pièces de
Tchekhov; des fragments de Shakespeare, notamment d' Hamlet et du
Songe d'une nuit d'été y sont insérés.
La pièce de Tilly Les trompettes de la mort (1996) montre le choc de
deux mondes: une modeste secrétaire Annick et son amie d'enfance,
Henriette, devenue comédienne.
Le personnage titre de la pièce polonaise de Lidia Amejko Farrago
(1997) est un célèbre acteur qui comparaît devant Dieu le Père,
(<<Excellence ») et saint Pierre. Il est accusé des crimes commis par tous
les personnages qu'il avait incarnés. Le procès se retourne contre Dieu
lui-même. Gracié, Farrago revient sur terre; il renonce aux rôles de
personnages criminels, notamment dans un film Hitline (contamination
de Hitler et Staline) et décide d'interpréter celui de saint François
d'Assise.
Dans L 'homme aux fourmis rouges de Max Naldini (1997) une jeune
actrice est séquestrée dans sa loge par un inconnu qui se dit comédien et
l'oblige à écouter ses divagations sur le théâtre et sur la vie. C'est dans
une gare que deux actrices rentrant d'une tournée sont confrontées à des
paumés sans domicile, dans la pièce de François Bon Au buffet de la gare
d'Angoulême (1999). Les abîmes intérieurs d'un acteur sont explorés,
dans le style burlesque, dans la pochade de Jean-Claude Grumberg Rêver
peut-être (1999).
Une actrice vivant à Bucarest, sous le régime communiste, et sa sœur
écrivain qui s'est exilée, sont les héroïnes de la pièce roumaine d'Anca
Visdei Puck en Roumanie (jouée en France en 2001). La pièce anglaise
de Peter Gill Le réaliste de York (The York Realist, 2002), située dans les
années soixante, présente un acteur amateur de trente-cinq ans, George,
qui joue dans un mystère médiéval. Il éprouve une attirance
homosexuelle pour le jeune metteur en scène, John. Mais George ne se
décide pas à le suivre à Londres pour essayer une carrière d'acteur, il
restera dans son milieu provincial. La comédie au vitriol d'Eric Assous,
Les acteurs sont fatigués (2002) montre un groupe de cabots qui passent
un week-end à la campagne chez un riche promoteur immobilier.

311
La confrontation d'un acteur ou d'une actrice avec un metteur en
scène est le thème choisi par certains auteurs dramatiques. Ingmar
Bergman, dans Après la répétition (av. 1997), montre, dans une salle
vide, une jeune comédienne face à un vieux metteur en scène. Elle lui
demande conseil pour son rôle, elle cherche à le séduire. Au cours de leur
conversation apparaissent les fantômes des spectacles passés avec leurs
cortèges d'échecs et de réussites.
Signalons le face à face amoureux et tragique d'un jeune acteur et
d'un metteur en scène, dans la pièce de Hubert de Luze Combat avec
l'ombre (1993), un metteur en scène et une actrice dans Ames sœurs
d'Enzo Cormann (1996) ainsi qu'une comédienne et une femme auteur
qui met en scène sa propre pièce, dans Jeux de scène de Victor Haïm
(2002).
Parmi les pièces récentes sur les acteurs on remarquera Les bonniches
de Daniel Besse (2004) qui est une comédie foncièrement métathéâtrale.
Trois acteurs débarquent dans un petit hôtel d'une ville de province,
engagés pour interpréter les rôles épisodiques d'Aragon, de Sartre et de
Malraux dans une fresque historique avec Staline, Churchill, Roosevelt,
Hitler, De Gaulle, etc. Acteurs de second rang (que l'on appelle dans
l'argot des gens de théâtre « bonniches »), ils sont frustrés, parce qu'on
les a mis dans un modeste hôtel de la banlieue, tandis que leurs éminents
collègues sont logés dans un luxueux palast en face du théâtre. Dans leurs
conversations et leurs comportements ils expriment cette rancœur et leurs
aspirations à être reconnus à leur juste valeur. Enfin, ils seront comblés
par l'attitude admirative de la serveuse de I'hôtel, émerveillée de pouvoir
servir des vrais acteurs, et surtout par un compte rendu du spectacle paru
dans un journal, où ils sont cités tous les trois, malgré le caractère
secondaire de leurs rôles.

Vieil acteur

Le thème d'un vieil acteur ou d'une vieille actrice apparaît dans la


seconde moitié du XIXèmesiècle. Un exemple remarquable en est l'acte
d'Anton Tchekhov Le chant du cygne - Calchas (1887) qui met en
scène un acteur âgé de soixante-huit ans, Sveltlovidov, et le souffleur.
Après le spectacle, qui fut un succès, le vieil acteur s'est endormi dans sa
loge. Réveillé au milieu de la nuit, il monte sur la scène et poursuit un

312
dialogue avec le souffleur qui, faute de domicile fixe, passe les nuits au
théâtre. Svetlovidov est en costume de Calchas (c'est le personnage de
La belle Hélène d'Offenbach). Conscient de sa fin prochaine, sans
famille, il se remémore, avec mélancolie et amertume sa vie sentimentale
et professionnelle. Il cite des fragments de pièces, notamment Boris
Godounov de Pouchkine, Le malheur d'avoir trop d'esprit de
Griboïedov, et surtout Shakespeare: Le roi Lear, Othello et Hamlet.
C'est le souffleur qui lui donne la réplique.
Voici quelques exemples des dernières décennies.
La pièce de Thomas Bernhard Minetti (1976) montre les dernières
heures d'un vieil acteur. Le nom que lui a donné l'auteur est le
patronyme du célèbre comédien allemand, mais le personnage titre a peu
de commun avec celui-ci.
C'est une ancienne actrice amnésique, Madeleine, qui est la
protagoniste de la pièce de Marguerite Duras Savannah Bay (1982). Elle
se souvient vaguement de quelques épisodes de sa carrière, notamment
dans les années 1930-1935 (notons que c'était la période de premiers
grands succès scéniques de Madeleine Renaud, pour laquelle la pièce fut
écrite). Le deuxième personnage, nommé la Jeune Femme, est la petite-
fille de Madeleine. Elle cherche à connaître les circonstances
mystérieuses de sa naissance et de la mort tragique de sa mère, la fille de
Madeleine. Mais l'amnésie de la vieille comédienne est amplifiée par la
volonté de ne pas dire toute la vérité. «On ne sait jamais si Madeleine
cache ce qu'elle sait encore ou si elle ne sait plus» - dit une didascalie.
D'ailleurs elle confond sans cesse l'histoire vécue réellement et le théâtre
qui fut sa vie.
Dans la pièce de l'auteur russe Edvard Radzinski Comédienne d'un
certain âge pour jouer la femme de Dostoïevski (av. 1985) une ancienne
actrice, retirée dans une maison de retraite pour infirmes et personnes
âgées, y rencontre un déséquilibré qui se prend pour Dostoïevski et
l'oblige à jouer la femme de l'écrivain. Nous passerons tous la dernière
audition de Natacha Cashman (1989) montre deux vieilles actrices
arrivées devant Dieu - c'est leur dernière audition, pendant laquelle
elles se souviennent de leur carrière scénique. Un comédien de quatre-
vingts ans, Lucien, qui fait découvrir les coulisses d'un théâtre, est le
héros de la comédie de Louis-Charles Sirjacq Le chant du crapaud
(2000).

313
Couple d'acteurs

Les couples acteur-actrice sont aussi fréquents dans les pièces de


théâtre que dans la vie. L'impromptu de Versailles en est un illustre
exemple, avec le couple Molière-Armande et les époux Du Croisy. En ce
qui concerne les personnage fictifs, voici quelques pièces de ce type
créées au cours du XXèmesiècle.
Le jeu de l'amour et de la jalousie, dans un couple d'acteurs célèbres,
Nandor et Ilona, est le thème de la pièce en trois actes de l'Hongrois
Ferenc Molnar L'officier de la garde (A testar, 1910). Il y a théâtre dans
le théâtre: l'acte II est situé dans la loge de l'Opéra, d'où Ilona est
censée voir les personnalités présentes dans la salle. L'ami du couple,
Bela, est un influent critique dramatique.
Les mésaventures d'un couple d'acteurs en tournée, Hector de la
Mare et Constance Constantia, sont le sujet de la pièce en trois actes de
l'auteur et metteur en scène irlandais Lennox Robinson Drama at lnish
(1933). Au premier acte, ils improvisent une scène dans le style d'une
pièce russe, devant quelques personnes réunies au salon de l'hôtel d'une
petite ville au bord de la mer. On y parle beaucoup du théâtre et de l'art
des comédiens.
Amour et jalousie sont le thème de la pièce en trois actes de Jean
Cocteau Les monstres sacrés (1940). Il s'agit d'un couple ou plutôt d'un
trio d'acteurs. Esther est une célèbre comédienne et directrice d'un
théâtre. Le premier acte se joue dans sa loge, après la représentation. Son
mari, Florent, est sociétaire de la Comédie Française. Ils s'aiment et se
respectent. Arrive Liane, une jeune ambitieuse, actrice débutante, qui
sème la discorde. Elle prétend être la maîtresse de Florent, ce qui est une
mystification. Esther se retire et jette Liane dans les bras de Florent.
«C'était irrésistible. Il y a des forces qui nous poussent vers la
catastrophe» - dit-elle. Quelques mois plus tard, Liane, qui veut faire
carrière au cinéma, s'apprête à partir à Hollywood et essaie d'y entraîner
Florent. Mais celui-ci résiste. Les époux se réconcilient.
Un autre couple de comédiens célèbres est au centre de la pièce en
trois actes et cinq tableaux de Marc-Gilbert Sauvajon Adorable Julia
(1954), écrite d'après la comédie de Somerset Maugham et Guy Bolton.
Julia Lambert, la quarantaine, noue une liaison avec un jeune avocat
stagiaire, tandis que son mari Michel Gosselin, comédien de quarante-

314
cinq ans, a l'intention d'épouser Zina Devry, une amie de sa femme.
Finalement, les deux monstres sacrés, déçus de leurs liaisons hors de leur
métier d'acteurs, se réconcilient. «Il y a deux recettes de bonheur...
s'aimer très fort tous les deux ou aimer tous les deux très fort la même
chose. Cette chose là, nous l'avons, Michel et moi. Il y a un coin du
monde où nous nous retrouverons toujours et qui s'appelle Théâtre» -
dit Julia.
Cette histoire sentimentale se joue sur le fond d'une pièce de théâtre,
pièce intérieure, intitulée Christine de Suède. Dès le premier acte, il
s'agit du choix de la pièce à jouer et de sa réalisation scénique. Elle
constitue l'axe des événements qui se passent dans la pièce extérieure.
L'acte III est situé dans la loge de Julia, à la Comédie-Friedland; le
premier tableau pendant la répétition de Christine de Suède, le deuxième
et dernier tableau pendant la générale. On entend les bruits qui
parviennent de la salle, les applaudissements, «tout ce merveilleux
vacarme dont sont faites les belles soirées ».
Dans la pièce de Jean Anouilh Ne réveillez pas Madame... (1970),
dont il a été question ailleurs, les deux épouses successives de Julien
Paluche - acteur, metteur en scène et directeur de troupe - sont
comédiennes.
C'est un quartette de gens de théâtre que l'on voit dans La vraie vie
(The Real Thing, 1982) de Tom Stoppard: Ie couple, Henry, auteur
dramatique, et Charlotte, comédienne, et d'autre part le couple d'acteurs
Max et Annie. Annie s'éprend d'Henry, avec réciprocité, ce qui mène à
la désintégration de deux ménages. Mais la vie commune d'Henry et
Annie s'avère un échec.
Deux couples - anciennes comédiennes et anciens comédiens-
metteurs en scène - sont présentés dans la pièce américaine d'Anna
MearaAfter-Play (av. 1997).
Couple mari et femme, mais aussi père et fils ou frère et sœur. Le
personnage principal de la pièce d'Eugene O'Neill Long voyage vers la
nuit (Long Day's Journey into Night, écr. 1939-1941, repr. 1955), James
Tyrone, ainsi que son fils aîné, sont acteurs. Le père débite un monologue
sur sa carrière artistique et des fragments de Shakespeare. Dans le drame
en deux actes de Tennessee Williams Pièce à deux personnages (The
Two-Character Play, 1975, première version 1967) deux comédiens,
frère (Felice) et sœur (Clare), sont en tournée dans une petite ville

315
américaine. Felice est l'auteur de la pièce représentée qui se confond
avec leur vie. Tout se joue à la frontière de la réalité et de l'illusion
théâtrale. Tennessee Williams a appelé cette pièce un «cri de cœur ».
Toute une famille d'acteurs, avec son chef Oreste Campese, est présente
dans la pièce d'Eduardo De Filippo L'art de la comédie (L'arte della
commedia). Enfin, Famille d'artistes de Kado Kostzer et Alfredo Arias
(1989) montre les péripéties fantaisistes de la famille Finochietto, en
Argentine. La mère, Emma, est pianiste; quant à ses enfants, Marietta est
chanteuse lyrique, Fryda « danseuse éclectique d'Europe, d'Amérique et
d'Orient », Pocho poète, Carola peintre. «Nous portons tous un artiste
enfermé en nous-mêmes. Le libérer est le plus important» - dit Emma,
le chef de cette « famille d'artistes. »

Chanteur, chanteuse

Chanteurs, chanteuses, cantatrices sont des personnages mis en scène


par plusieurs auteurs dramatiques. Prenons deux exemples du tournant
des XIXèmeet XX èmesiècles et deux autres des dernières décennies.
Le chanteur d'opéra (Der Kammersdnger, 1897) de Frank Wedekind
montre un chanteur wagnérien poursuivi par ses admirateurs. De loge en
loge, d'hôtel en hôtel, de train en train, une vie dévorée par la gloire et la
solitude. La pièce en trois actes d'Arthur Schnitzler Interlude
(Zwischenspiel, 1905) présente l'existence mouvementée d'un couple
d'artistes: Amadeus Adams est chef d'orchestre et compositeur, sa
femme Cécile cantatrice d'opéra. Une autre cantatrice, la jeune comtesse
Friederike Moosheim, est une amante d'Amadeus.
Dans la comédie en deux actes de Françoise Dorin Le tube (1974),
dont l'action se passe dans un milieu familial, un jeune chanteur,
Laurent, fils d'un prof de lettres qui n'a pas de chance avec ses romans,
remporte un triomphe avec son tube intitulé «Qu'est-ce qu'on s'en
fout». Marilyn Montreuil de Jérôme Savary (1991) retrace la dérisoire
odyssée d'une chanteuse des faubourgs qui rêve d'être une autre Marilyn
Momoe.

316
Troupe théâtrale

Une troupe théâtrale comme personnage collectif, on la trouve déjà


dans les farces du Moyen Age tardif. Dans la Sottie des béguins, jouée à
Genève, en 1523, Mère Folie appelle les membres de la compagnie
d'Enfants de Bon Temps qui se tenaient au milieu des spectateurs et qui
montent sur le théâtre.

Guillaume Le Diamantier,
Antoine Sobret, Gaudeftoid,
Claude Baud, Michel de Ladrex,
Maistre Pettremand, Gallion,
Jehan de L'Arpe, venez, Jehan Bron;
Ça, Grand Pierre, Claude Rolet,
Prestre d'honneur, ftere Mulet!
Venez, et vous orrez nouvelles
De Bon Temps.

Scène qui annonce le début de L'impromptu de Versailles, où Molière


convoque ses comédiens.
La farce rouennaise La réformeresse (vers 1540) parle sans
ménagement de la vie et des mœurs des gens de spectacle, rongés par les
maladies vénériennes.
Deux pièces de Shakespeare mettent en scène une troupe théâtrale:
troupe d'amateurs dans Le songe d'une nuit d'été (1594), troupe
professionnelle dans Hamlet (1601).
La troupe des artisans du Songe d'une nuit d'été intervient en quatre
étapes: distribution des rôles, répétition, acceptation de la pièce,
représentation. Les six acteurs-amateurs qui préparent le spectacle de la
tragédie sur Pyrame et Thisbé pour fêter le mariage du duc Theseus avec
la reine des Amazones Hippolyta, se rencontrent, dès le premier acte
(scène 2), dans la maison du charpentier Quince 8. Celui-ci, qui apparaît
comme directeur de la troupe, distribue les rôles: Pyrame sera joué par le
tisserand Bottom, Thisbé par le raccommodeur de soufflets Flute, la mère
de Thisbé par le tailleur Starveling, le père de Pyrame par le
chaudronnier Snout, le lion par le menuisier Snug, tandis que Quince se
réserve le rôle du père de Thisbé. Et il conclut:
8 Les traducteurs ayant francisé, chacun à sa manière, les noms des artisans athéniens, je les garde
dans la version originale anglaise.
317
Donc, Messieurs, voici vos rôles, et je dois vous supplier, vous prier, vous
demander, de les bien savoir par cœur pour demain soir; et vous me rejoindrez
à une lieue de la cité, dans le bois du Palais. Il fera clair de lune, et c'est là que
nous aurons notre répétition; car si nous nous réunissions en ville, nous serions
dépistés, et nos projets éventés.

La répétition aura lieu à l'acte III, scène 1. « Ce carré de gazon sera la


scène; ce fourré d'aubépine la coulisse, et nous allons mener le jeu
comme nous ferons devant le Duc» - dit Quince. Les acteurs-amateurs
discutent sur le contenu de la pièce. Bottom propose:

Ecrivez-moi un prologue; et que ce prologue dise comme ça, que nous ne


ferons point de malheur avec nos épées, et que Pyramus n'est pas tué pour de
vrai; et afin de le prouver plus mieux, dites-leur que moi, Pyramus, je ne suis
point Pyramus, mais Bottom le tisserand; et ça leur enlèvera toute crainte.

De même, pour le rôle du lion:

Il faut que le cou du lion laisse voir la moitié de sa figure; et il faut que lui-
même il parle par là, et qu'il dise comme ceci, ou à telle enseigne: « Mesdames
- ou Gentes dames, je viens pour prier - ou je viens vous inviter - ou je
viens vous supplier - de n'avoir pas peur, de ne point trembler,je gage ma vie
contre la vôtre. Si vous croyez que je viens ici en lion, ma vie est en péril; mais
je ne suis rien de tel; je suis un homme comme tous les autres» ; et ici il se
nommera par son nom; et il leur dira net et clair qu'il est Snug le menuisier.

Quant au mur :

Il faut qu'un de nos acteurs représente le mur; qu'il ait sur lui du plâtre, ou de
l'argile, ou du pisé, pour indiquer le mur; et qu'il écarte les doigts comme ça,
pour que Pyramus et Thisbé se parlent tout bas par la fente.

C'est dans cette scène, pendant la répétition, que Bottom sera coiffé
d'une tête d'âne pour devenir ensuite l'objet d'un élan amoureux de
Titania, reine des fées. Les deux couches de la pièce de Shakespeare, le
grotesque et la féerie, s'y rejoignent.
A l'acte IV, scène 2, les artisans-acteurs se retrouvent chez Quince.
Bottom apporte la nouvelle que leur pièce a été acceptée: « Rendez-vous
au palais tout à l'heure ».
La représentation devant les mariés et leurs invités remplit l'acte V.
Tandis que nos acteurs tiennent à dissiper l'illusion théâtrale en assurant,
tout au long du spectacle, qu'il s'agit d'une fiction, les spectateurs
318
commentent les scènes successives de la ridicule tragédie sur Pyrame et
Thisbé avec une ironie indulgente.
Ajoutons que l'auteur allemand Andreas Gryphius s'est inspiré du
Songe d'une nuit d'été dans la pièce satirique Absurda comica oder Herr
Peter Squenz (1657) : à l'occasion du passage du roi dans le village de
Rumpelskirchen, le maître d'école Peter Squenz organise le spectacle du
drame sur Pyrame et Thisbé avec une minable troupe d'acteurs-artisans.
On sait peu de choses sur les comédiens d' Hamlet. Les remarques
exprimées par Rosencrantz et Guildenstern, annonçant l'arrivée de la
troupe, se rapportent en fait aux réalités théâtrales londoniennes de
l'époque de Shakespeare, connues sous le nom de «la guerre des
théâtres ». Il y a la présentation faite par le ridicule Polonius :

Les meilleurs acteurs qui soient au monde! Tragédie, comédie, drame


historique, pastorale. Pastorale comique. Pastorale historique. Tragédie
historique. Pastorale tragico-comique et historique. Décors fixes ou poèmes
sans décors. Sénèque ne saurait être trop grave pour eux ni Plaute trop léger.
Pour la rigueur de l'un et la liberté de l'autre, ils sont les seuls.

Il y a aussi, dans la bouche d'Hamlet, la référence à leur précédente


visite:

Bienvenus êtes-vous, mes maîtres, bienvenus! Oh, toi, je suis content de te voir...
Bienvenue, mes chers amis... Oh! oh! mon vieux, tu as mis une frange à ta figure
depuis la dernière fois, viens-tu au Danemark pour rire à mes dépens dans ta barbe? Et
vous, ma jeune dame, ma princesse! Par Notre-Dame, votre gracieuse personne est plus
proche du ciel, depuis que je vous ai vue, de toute la hauteur d'une bottine. Fasse Dieu
que votre voix, comme une pièce d'or fêlée, ne risque pas d'être retirée de l'usage.

Il y a encore la fameuse leçon donnée par Hamlet aux comédiens.


Ceux-ci constituent le ressort de l'intrigue, puisque le prince de
Danemark les utilise pour monter la souricière, dans laquelle sera pris
son oncle et parâtre, Claudius. Mais nous ne savons rien sur leur vie, leur
condition sociale, les rapports entre les membres de la troupe.
En revanche, dans la pièce en trois actes de l'Américain Michael
Stewart, dérivée de la tragédie de Shakespeare, Lui pour Hécube (He to
Hecuba, 1966), les comédiens jouent le rôle central. Il y a un changement
d'optique radical, tout se joue du point de vue des comédiens. La troupe
compte quatre quinquagénaires: trois hommes et une femme, Valentina
Ponti qui se fait appeler « la plus grande actrice au Danemark, non, dans
319
le monde ». Des dizaines de villes sont évoquées comme lieux de leur
passage, en Suède, en Norvège, en Allemagne, aux Pays-Bas, en
Pologne. A l'acte l on voit les comé-diens arriver et s'installer dans une
auberge. A l'acte II ils se préparent à la représentation. La scène du
spectacle interrompu ressemble à celle d' Hamlet. Chez Shakespeare on
ne connaît pas le sort des comédiens, tandis que dans Lui pour Hécube
l'après-spectacle remplit l'acte III. Ils se retrouvent à l'auberge et
discutent sur les raisons du comportement de Claudius et leur échec
artistique inattendu. Un messager du prince Hamlet arrive, il les prévient
du danger qu'ils courent, leur recommande de partir sans tarder et leur
remet une importante somme d'argent. Avant qu'ils ne quittent Elseneur,
la garde royale survient pour les arrêter. Pendant une violente bagarre le
capitaine de la garde est tué. Les comédiens partent hâtivement, avec leur
chariot.
Contrairement aux comédiens d' Hamlet, ceux de Lui pour Hécube
sont des êtres de chair et de sang, des personnages hauts en couleur, avec
leur psychologie, leurs manies professionnelles, leur tendresse et leurs
faiblesses.
Un contemporain de Shakespeare, John Marston, a écrit deux pièces,
Histriomastix (1599) et Jack Drum 's Entertainment (1600), s'inscrivant
dans « la guerre des théâtres », pièces où des spectacles parodiques sont
donnés par des troupes de comédiens.
La formation d'une troupe théâtrale et la préparation d'un spectacle
constituent le sujet de la tragi-comédie de Gougenot La comédie des
comédiens (1633). Elle se compose de deux parties distinctes. La
première, en trois actes et en prose, montre Bellerose organiser une
compagnie théâtrale. L'avocat Gaultier et le marchand Boniface sont les
premiers à se lancer dans cette entreprise. Leurs femmes veulent devenir
comédiennes avec d'autant plus d'envie que la femme de Gaultier (Mme
Valliot) espère vaincre par ce moyen la jalousie de son mari, et la femme
de Boniface (Mme Beaupré) l'avarice du sien. Le Capitaine qui ne parle
que de ses exploits imaginaires, fera partie de la troupe, ainsi que
Monsieur Beauchasteau, recherché par son physique et sa distinction. En
ce que concerne les deux valets, Guillaume (valet de Gaultier) et
Turlupin (celui de Boniface), il entreront dans la compagnie à condition
d'en être membres à part entière (<<de part, et non de gages »), et non pas
en tant que serviteurs de leurs maîtres. Madame La Fleur et Madame
Bellerose, qui apparaissent dans la dernière scène, feront aussi partie de
320
la compagnie. La composition de la troupe étant réglée, suit une
discussion sur les mérites de l'art théâtral, et Bellerose s'adresse à ses
compagnons: « Allons répéter notre pièce, pour la donner le plus tôt que
nous pourrons au public. »
La première pièce, celle sur les comédiens, comporte onze
personnages (sept hommes et quatre femmes), tous devenus membres de
la troupe. La pièce qu'ils vont donner, intitulée La courtisane, compte
aussi onze personnages. C'est cette pièce, en trois actes et en vers, dont le
sujet n'a aucun lien avec la première, qui constitue la deuxième partie de
La comédie des comédiens. La «pièce dans la pièce» est donc située à
l'extérieur de la« pièce-cadre ».
La même année 1633, Georges de Scudéry a imité la tragi-comédie de
Gougenot, en reprenant son titre. La première partie de La comédie des
comédiens de Scudéry (pub!. 1635), deux actes en prose, se passe à Lyon
et montre une troupe en tournée, dont les membres portent des noms
pittoresques: Belle-Ombre, Belle-Fleur, Belle-Espine, Beau-Séjour,
Beau-Soleil, parodie de certains noms des acteurs de l'Hôtel de
Bourgogne. Cette pièce-cadre est suivie d'une deuxième partie, trois
actes en vers, une invraisemblable «tragi-comédie pastorale» intitulée
L'amour caché par l'amour. La pièce de Scudéry se termine par une
brève intervention de Monsieur de Blandimare, personnage de la
première partie, ce qui donne un cadre à la pièce intérieure, encadrement
qui manquait dans la tragi-comédie de Gougenot.
C'est à propos de la pièce de Scudéry que Théophile Gautier a émis
ces remarques, applicables à tout ouvrage dramatique qui met en scène
des comédiens comme personnages 9 :

C'est une idée qui vous vient difficilement qu'un croquemort soit enterré ou
qu'un bourreau soit pendu, et pour la même raison il paraît étrange qu'un
comédien se joue lui-même, lui qui a l'habitude de jouer les autres. - Pourtant
il y a quelque chose de piquant à voir un acteur, un homme qui n'exprime que
des pensées étrangères aux siennes, qui vit de l'amour et de la passion qu'on lui
fait, qui n'a pas un soupir qui ne soit noté d'avance, pas un mouvement qui ne
soit artificiel, exprimer cette fois ses idées à lui, ses idées de tous les jours, et
parler un peu de ses affaires de ménage, de sa marmite, de ses amours, de sa
femme et de ses enfants légitimes; lui qui a tant fait de déclarations à de belles
princesses sous des ombrages de papier découpé, et qui a si misérablement sali
son unique culotte de soie en se traînant à genoux sur des tapis de toile peinte;

9 Les grotesques, Paris 1897, pp. 320-321.


321
il est beau de voir battre par sa ménagère ce libertin fieffé qui a contracté tant
de mariages secrets, et qui presque tous les soirs, à la fin de la pièce, est obligé
de reconnaître, à un bracelet d'or en cuivre orné de saphirs de verre bleu,
quelque petite bâtarde on ne peut plus charmante, enlevée toute jeune et
emmenée à Alger par des corsaires barbaresques.- Mais le pauvre comédien
s'appartient si peu, il est si fatalement en proie au faux, qu'i! ne peut pas même
être lui en étant lui, il faut qu'il joue et toujours et sans cesse.

Quant à L'illusion comique de Pierre Corneille (repr. 1635-36, pub!.


1639), c'est dans la dernière scène que l'on voit la troupe de comédiens
dont fait partie Clindor, fils de Pridamant, scène rendue visible par le
magicien Alcandre. Après le spectacle, «tous les comédiens paraissent
avec leur portier, qui comptent de l'argent sur une table, et en prennent
chacun leur part ». Alcandre explique:

Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique,


Leur poème récité, partagent leur pratique [...]
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.

Au cri de Pridamant, stupéfait: «Mon fils comédien!» le mage


répond:

Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,


Son adultère amour, son trépas imprévu,
N'est que la triste fin d'une pièce tragique
Qu'il expose aujourd'hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure.

Et devant les réticences du père, Alcandre fait l'éloge du théâtre :

A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
Et ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands:
Il tient le premier rang parmi leur passe-temps;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,

322
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.

Pour convaincre Pridamant que son fils avait raison de choisir la


profession de comédien, A1candre ajoute un argument d'ordre
pécuniaire:

D'ailleurs, si par les biens on prise les personnes,


Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus d'accommodement qu'il n'eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

Et Pridamant répond:

Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien


Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien.

C'est donc une troupe qui a du succès, qui gagne de l'argent, qu'avait
montrée Corneille, contrairement à des troupes minables ou ridiculisées
que mettent en scène beaucoup d'autres auteurs dramatiques de toutes les
époques.
Les péripéties d'une troupe ambulante font le sujet de la pièce en cinq
actes, en vers, de la Champmeslé, elle-même comédienne, Ragotin ou le
roman comique (1684), d'après le célèbre roman de Scarron. La pièce
contient notamment une parodie d'Antoine et Cléopâtre de Chapelle.
Presque deux siècles plus tard, un auteur suédois, August Theodor
Blanche, a adapté pour la scène Le roman comique de Scarron dans Une
troupe en tournée (Ett resande teatersallskap, 1848), tout en situant ses
comédiens en Suède.
On voit des acteurs de la Comédie Française, réunis au foyer (<<salle
d'assemblée des comédiens »), discuter de leurs problèmes
professionnels, dans la pièce attribuée à Louis-Sébastien Mercier Les
comédiens ou le foyer (1777). La comédie en un acte signée Monsieur du
F.xxx, Le départ des comédiens (1694), montre la dispersion d'une
troupe italienne faute de public. Les acteurs qui s'engagent pour aller
jouer en Russie sont les personnages de la pièce de Moreau et Henrion
Allons en Russie (1802). La comédie en cinq actes, en vers, de Casimir

323
Delavigne Les comédiens (1820), dont l'action est située dans un théâtre
à Bordeaux, est une satire acerbe du milieu théâtral.
La présence d'une troupe de comédiens ambulants joue un rôle
important dans l'intrigue du drame en cinq actes de Victor Hugo Marion
Delorme (écr. 1829, repro 1831). Ils interviennent à l'acte m,juste au
milieu de la pièce. A la scène 3 un valet annonce la venue des comédiens.
La troupe arrive, «hommes, femmes et enfants» (scène 4), elle est logée
dans une grange. Trois baladins portent les noms: Le Gracieux (<<petit et
bossu »), patron de la troupe, Le Taillebras et Le Scaramouche. A la
scène 5 on distribue les rôles; Marion, qui fait partie de la troupe sous un
déguisement, jouera Chimène. «Sur ce, faisons la soupe, et repassons
nos rôles» - dit Le Scaramouche. A la scène 6 Marion-Chimène entre
dans la grange. C'est à la scène 9 que les comédiens, traités par
Laffemas, espion de Richelieu, de «maudits satans d'Egypte et de
Bohême », sortent de la grange. A la scène suivante Laffemas, sous
prétexte d'engager des comédiens pour la troupe de Richelieu, passe en
audition les baladins.

Le cardinal m'a commis à l'effet


De trouver, pour jouer dans les pièces qu'il fait
Aux moments de loisir que lui laisse le prince,
De bons comédiens, s'il en est en province.
Car, malgré ses efforts, son théâtre est caduc,
Et lui fait peu d'honneur pour un cardinal-duc.

Le Gracieux, ravi, s'exclame: «Eût-on cru que ce corbeau sinistre /


Recrutât des farceurs au cardinal-ministre! » Lorsque vient le tour de
Marion, elle récite, tournée vers Didier, des vers que Chimène adresse à
Rodrigue. Le subterfuge de Laffemas réussit: l'identité des deux
amoureux, Didier et Marion, est découverte, ce qui entraînera la tragédie
finale.
Ajoutons que l'opéra Marion Delorme, d'après la pièce de Victor
Hugo, fut composé par Amilcare Ponchielli (1882-84).
Le sort tragique d'une troupe est présenté dans la pièce inachevée de
Luigi Pirandello Les géants de la montagne (I giganti della montagna,
écr. 1930-1934, repro 1937). Une compagnie de baladins, dirigée par
l'actrice Ilse Paulsen, débarque dans une colonie de simples d'esprit,
dont le chef est le sorcier-illusionniste Cotrone. La troupe a l'intention de
jouer la pièce méconnue d'un jeune poète suicidé La fable de l'enfant
324
échangé (c'est le titre d'une pièce de Pirandello) devant les mystérieux
Géants de la montagne. Dans le dernier acte de la pièce de Pirandello,
dont le scénario fut reconstitué par son fils, les Géants, mécontents du
spectacle trop poétique, déclenchent une bagarre, au cours de laquelle
lIse et les principaux acteurs sont tués. Cotrone dira que « les serviteurs
fanatiques de la vie» ont assassiné « les serviteurs fanatiques de l'art ».
Giorgio Strehler, fasciné par Les Géants de la montagne, les a mis en
scène à trois reprises: en 1947, en 1966 et en 1994.
La pièce de Serge Ganzl Fracasse (1972), d'après le célèbre roman
de Théophile Gautier, nous ramène aux temps de Louis XIII. Une troupe
de comédiens dirigée par Professeur, à laquelle adhère le baron de
Sigognac sous le nom de Fracasse, voyage à travers la France dans un
chariot qui sert en même temps de scène lorsqu'ils présentent leurs
spectacles. Chacune des huit parties de la pièce se déroule dans un lieu
différent. Il y a trois spectacles intérieurs, trois petites pièces complètes:
Tragédie de la Misère, jouée pour des paysans sous les murs du château
de Yolande de Foix, Le bon roi Vermeil représenté sur la grande place de
Poitiers, enfin La farce du mari trompé donnée pour un officier et des
gardes, afin d'obtenir l'autorisation de sortir de la ville de Niort,
empestée. Les deux premiers spectacles intérieurs ont une résonance
sociale, le troisième n'est qu'un simple divertissement; tous les trois
servent à montrer diverses facettes du métier de comédiens ambulants.
Une comédie musicale de Jean-Marie Lecoq (texte) et Louis Dunoyer
de Segonzac (musique), toujours d'après Le capitaine Fracasse de
Théophile Gautier, fut créée en 1986.
Les pièces sur les troupes de théâtre présentent une grande diversité
de lieux et d'époques. Euridice de Jean Anouilh (1941) montre une
minable troupe contemporaine en tournée, tantôt dans une gare de
chemin de fer, tantôt dans des chambres d'hôtel. Une chronique de la vie
des comédiens à travers les âges a été donnée par Claude Santelli dans La
famille Arlequin (1955).
Dans L'impromptu des collines d'Albert Husson (1961) une troupe de
comédiens est à la recherche d'une pièce. Ils essaient de composer un
spectacle sur Clemenceau, puis sur La Fayette, un autre encore sur Henri
IV (dans celui-ci il y a une référence aux rapports amoureux entre le
patron de la troupe et une comédienne). Finalement, on tombe d'accord
sur une pièce sur l'empereur romain Claude, né à Lyon. Cet Impromptu
servit de lever de rideau à la pièce du même auteur Claude de Lyon.
325
Une troupe au travail est le sujet de la comédie d'André Gillois et
Jacques Fabbri La bande à Glouton (1974). L'action en est située sur la
scène d'un théâtre de province, en 1846. Stimulé par l'immense succès
du personnage de Robert Macaire, joué par Frédérick Lemaître, le
directeur d'une piteuse troupe, Glouton, a écrit un mélodrame Macaire
pas mort. La première représentation, en matinée, est un four. Glouton
profite de deux heures entre la matinée et la représentation du soir pour
faire travailler sa troupe. Pendant la représentation le vrai Robert Macaire
arrive, d'où une suite de quiproquos et d'imbroglio.
La pièce en huit scènes de Jean-Claude Grumberg Dreyfus (1974) se
passe vers 1930 à Wilno, ville de Pologne de deux cent mille habitants,
dont un tiers constituait la population juive. Une troupe d'amateurs
prépare le spectacle sur le capitaine Dreyfus, écrit et mis en scène par
Maurice, un intellectuel juif de gauche. Les répétitions ont lieu dans une
baraque où on avait installé une estrade. On y parle de l'antisémitisme et
on discute de l'opportunité de donner une pièce sur des événements si
éloignés des réalités quotidiennes de la communauté juive. A la septième
et avant-dernière scène, deux voyous antisémites font irruption dans la
baraque et s'en prennent au vieux Zalman. C'est la répétition générale, en
costumes. Le cordonnier Michel, qui tient le rôle du capitaine Dreyfus,
sort de derrière le rideau en plein uniforme d'un officier français et,
brandissant son épée, fait reculer les agresseurs. Mais Maurice
abandonne son projet, la pièce de Dreyfus ne sera pas représentée. La
troupe se disperse. Maurice s'installera à Varsovie, Michel et sa fiancée à
Berlin. Dans la dernière scène Motel et Arnold, les plus anciens de la
troupe, commencent à répéter une pièce du répertoire yiddish
traditionnel.
Une autre troupe de théâtre yiddish intervient dans la pièce en trois
actes d'Elie Wiesel Le procès de Shamgorod tel qu'il se déroula le 25
février 1649 (1979). L'action est située dans un village perdu, non loin
du Dniepr. Les Ukrainiens, les Tatars, les Cosaques ravagent les
communautés juives et les déciment, les rares rescapés se sentent seuls et
abandonnés. Le jour de Pourim, la fête de masques, trois comédiens
ambulants - Mendel, Avrémel et Yankel - arrivent dans une auberge
pour divertir la communauté juive. Mais il n'y a plus de communauté
juive à Shamgorod: un pogrom l'a récemment décimée. Plus de
spectateurs, donc, pour le Pourimschpiel, le «jeu de Pourim », sinon
l'aubergiste Berish, sa fille et sa servante. La farce commence pourtant.
326
Mais, dans ce climat de violence, de haine et de mort, voici qu'aux rires
succèdent peu à peu l'angoisse, le doute et la colère contre un Dieu
incapable de défendre ses enfants. Sous l'impulsion de l'aubergiste le jeu
de Pourim devient procès. Qui donc est coupable? Qui sont les
accusateurs et qui se proposera pour défendre Dieu? Ce sera un étrange
personnage, Sam, qui justifie toute I'horreur de ce monde avec une froide
logique sans remords. Ce personnage se montre Satan.
Changement total d'atmosphère avec la pièce de Loleh Bellon
Changement à vue (1978). Cela se passe dans la loge d'acteurs, pendant
la répétition générale et les représentations d' Hamlet, sur le fond sonore
des fragments de Shakespeare qui parviennent par haut-parleur. On
entend aussi des applaudissements. L'équipe compte huit personnes
(quatre hommes et quatre femmes) - des acteurs et une habilleuse. Un
réseau des relations professionnelles et sentimentales se forme entre eux.
La dernière représentation met fin à cette « cohabitation », chacun partira
de son côté. Seule l'habilleuse reste: « Comment ils vont être, les
prochains? » Changement de théâtre pour les comédiens, changement de
comédiens pour le théâtre. Loleh Bellon, elle-même comédienne, y a
donné une image réaliste et émouvante de l'existence des gens de théâtre,
ses contemporains.
Signalons quelques pièces du répertoire en langue anglaise, des
années soixante-dix et quatre-vingt.
Dans Elisabeth Un de l'Américain Paul Foster (1971) une troupe
ambulante monte un spectacle retraçant la vie de la reine Elisabeth 1ère,
depuis sa naissance jusqu'à la victoire sur l'Invincible Armada. Les
baladins s'imaginent qu'ils jouent devant la reine elle-même. Ce portrait
peu respectueux d'une époque fait apparaître plusieurs personnages
historiques, plus ou moins caricaturés: Marie Stuart, Catherine de
Médicis, Philippe II d'Espagne, Grégoire XIII. « Shakes-peare au Casino
de Paris» - a écrit un critique lors de la création française, en 1976.
La comédie en trois actes de John Patrick Macbeth l'a fait (Macbeth
Did It, 1972) montre le montage de la tragédie de Shakespeare, sur la
scène d'un théâtre provincial, depuis la distribution des rôles et les
répétitions jusqu'à la première représentation. Les trois actes de la
comédie de Rick Abbot Play on! (1980) se passent sur la scène d'un
modeste théâtre communal aux Etats-Unis, pendant les répétitions et la
première de la pièce Murder Most Foui d'une jeune auteur, Phyllis
Montague, qui assiste aux répétitions.
327
Deux comédies métathéâtrales anglaises ont connu un succès
international.
Noises Off de Michael Frayn (1982, joué en France, en 1983, sous le
titre En sourdine les sardines et, en 1993, dans une adaptation intitulée
Silence en coulisses) présente, en trois actes, une compagnie d'acteurs en
tournée qui répète et joue une farce conventionnelle. C'est une satire du
répertoire comique traditionnel, dans un ton bouffon, avec une galerie de
comédiens hauts en couleur. Une farce dans la farce.
La comédie en deux actes d'Alan Ayckbourn Un chœur de
désapprobations (A Chorus of Disapproval, 1984) met en scène, dans
une ville de province, un groupe d'amateurs qui, sous la houlette d'un
dynamique metteur en scène et homme d'affaires, DafYdd ap Llewellyn,
monte L'opéra du gueux de John Gay. Les rocambolesques intrigues
entre les acteurs, dont le centre est l'interprète du rôle de Macheath, un
jeune veuf débonnaire, Guy Jones, alternent avec les scènes de l'opéra de
John Gay.
Et voici un autre opéra en répétition. Dans la pièce de l'auteur
hongrois Peter Halasz Le Chinois (A Kinai, 1992) qui porte le sous-titre
«comment les acteurs du Théâtre 1. Katona [prestigieuse scène de
Budapest] tentent de mettre en scène Le mandarin merveilleux », il y a la
scène sur la scène, il y a deux rideaux. C'est l'histoire rocambolesque et
fantaisiste d'un Chinois américain qu'une danseuse sexy introduit dans le
théâtre préparant le spectacle de l'opéra de Béla Bartok.
Nous restons dans le giron chinois avec la pièce de Serge Valletti
Tentative d'opérette en Dingo-Chine (1997). On assiste à la répétition du
Pays du sourire de Franz Léhar par une minable troupe. Il y a les
jalousies et les inhibitions des interprètes qui n'hésitent pas à démêler sur
le plateau leurs soucis quotidiens. Une autre opérette, L'auberge du
Cheval Blanc, est en préparation dans la pièce d'André Serré La
répétition générale (1987).
C'est de l'ex-Yougoslavie que nous parviennent deux pièces de 1986
mettant en scène des troupes théâtrales durant la Deuxième Guerre
mondiale, avec le déchirant dilemme: collaboration ou résistance. Le
Faust croate de Slobodan Snajder se passe pendant les répétitions et les
représentations du drame de Goethe. La brasserie (Pivara) de Bozidar
Zecevic est située dans les milieux théâtraux de Belgrade.

328
Evoquons encore quelques pièces dans lesquelles le spectacle
intérieur se déroule dans des conditions insolites.
La ballade des haillons (Balada z hadrou, 1935) des auteurs tchèques
Jifi Voskovec et Jan Werich montre des clochards parisiens qui, ayant
trouvé dans la rue un sac avec des costumes de théâtre, improvisent un
spectacle sur le poète maudit François Villon. Une famille de paysans
suisses montrée en spectacle aux touristes venus du monde entier, comme
vestige d'une civilisation « archaïque », constitue le cadre de la pièce de
Markus Kobeli Peepshow de la famille Holzer (Holzers Peepshow,
1990). La vie d'une minable troupe itinérante, en Allemagne, est
présentée par Jean-Luc Lagarce, lui-même acteur, metteur en scène et
animateur de théâtre, dans Nous, les héros (avant 1995, repr. 1997). «La
scène se passe dans un théâtre, dans ce qu'il en reste, dans les coulisses
d'un théâtre, dans ce qui sert de théâtre dans cette ville-là, une salle du
comité des Fêtes» - indique la didascalie liminaire. Les membres de
cette troupe semi-familiale, à la recherche d'une pièce, s'entre-déchirent.
« Les affaires de la troupe marchent mal. Son répertoire est épuisé, je suis
épuisée, nous sommes épuisés, nous n'allons pas pouvoir tenir encore
très longtemps» - constate la Mère. Fin d'un théâtre?

Personnel de théâtre

A côté d'acteurs et de metteurs en scène, d'autres catégories du


personnel de théâtre interviennent dans les pièces métathéâtrales, depuis
le directeur jusqu'au concierge.
Un directeur de théâtre apparaît, tantôt comme personnage
épisodique, tantôt comme personnage principal, le plus souvent à côté
d'un comédien, d'un auteur dramatique ou d'un metteur en scène. Nous
avons vu le directeur Falk dans l'acte d'Arthur Schnitzler Grande scène
(Grosse Szene, 1915). Le lever de rideau de Sacha Guitry On passe dans
huit jours (1922) est situé dans le bureau du directeur du Théâtre
Poissonnière, en présence de l'auteur de la pièce en répétition et d'un
actrice. Dans La mère (Matka, 1924) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz on
voit un directeur de théâtre qui avait loué la salle pour une conférence;
résultat: la salle fut démolie par le public pendant la discussion qui a
suivi la conférence. Le protagoniste de la comédie de Jean Anouilh Le
directeur de l'Opéra (1972), Antonio di San-Floura, est amené à faire
face à une grève d'occupation des choristes. La pièce de l'auteur russe
329
Ignatij Dvorietskij Le directeur de théâtre (1984) montre le conflit entre
le personnage titre et le metteur en scène, pendant la préparation d'un
nouveau spectacle. C'est dans une ambiance surréaliste qu'apparaît un
directeur de théâtre dans la pièce du dramaturge autrichien Peter Turrini
La bataille pour Vienne (Die Schlacht um Wien, avo 1996); on le voit
mourir à la fin du premier acte. Le directeur de théâtre, Desfontaines, le
régisseur Atta- Troll et la comédienne Minima se côtoient dans la
comédie en neuf tableaux de Jean-Loup Rivière Jours plissés (1991).
«Le théâtre n'est pas un monde, c'est un univers qui inclut le monde»
- dit le directeur.
Le souffleur comme personnage titre fait son apparition, au XVrnème
siècle, dans le théâtre anglais. C'est le cas de la pièce d'Aaron Hill et
William Popple Le souffleur (The Prompter, 1734-36). A la même
époque, un souffleur est parmi les personnages de deux pièces d'Hemy
Fielding: Pasquino, satire dramatique de l'époque (Pasquin, A Dramatic
Satire on the Times, 1736) et The Historical Register for the Year 1736
(1737). Toujours au XVrnèmesiècle, cette fois en Italie, citons Le théâtre
comique (Il teatro comico, 1750) de Carlo Goldoni, où un souffleur tient
un rôle non négligeable.
Au siècle suivant, on notera la pièce en un acte d'Anton Tchekhov Le
chant du cygne - Calchas (1887), dans laquelle le souffleur, Nikita
Ivanovitch, mène un dialogue avec le vieux comédien Svetlovidov : il lui
donne la réplique, lorsque celui-ci déclame des fragments de ses anciens
rôles. Qui connaît mieux qu'un vieux souffleur les textes du répertoire
classique? La même année 1887, un souffleur apparaît dans la pièce
polonaise de Wincenty Rapacki Boguslawski et sa scène (Boguslawski i
jego scena).
Void quelques exemples de la présence du souffleur dans les pièces
du XXème siècle.
Un souffleur fait partie d'une médiocre troupe en tournée, dans le
drame d'Hemi-R. Lenormand Les ratés (1918). Le rêve sur Goldfaden de
Jakub Rotbaum, c'est le rêve d'un vieux souffleur, Oïzer, dans lequel
apparaissent les personnages de plusieurs pièces d'Abraham Goldfaden,
père du théâtre yiddish. La pièce fut créée dans un théâtre yiddish à New
York, en 1943, reprise à Montréal et à Buenos Aires, re-créée à Londres,
à Paris, puis, à partir de 1930, en Pologne, pays d'origine de l'auteur-
metteur en scène.

330
Voici deux pièces, dans lesquelles un acteur refuse de prononcer le
texte qui lui est soufflé. Dans le «mystère moderne en trois actes» de
l'auteur polonais Roman Brandstaetter Le théâtre de saint François
(Teatr swietego Franciszka, écr. 1948, publ. 1958) l'acteur qui joue le
rôle de saint François ne suit pas le texte de la pièce, malgré les efforts du
souffleur, et prononce un monologue stigmatisant tous les malheurs de la
Deuxième Guerre mondiale, ce qui mène le directeur à interrompre le
spectacle. Un rôle original est attribué à une souffleuse dans la pièce de
l'auteur anglais James Saunders Le triangle (Triangle, 1965), sous-titrée
«un monologue pour trois personnages ». C'est une sorte de séance de
psychanalyse. Un acteur connaît mal le texte qu'on lui avait donné, il
connaît mal le personnage, il est obligé d'improviser son rôle. Une
souffleuse, placée au premier rang de la salle, lui souffle le texte, mais il
ne l'écoute pas...
Le régisseur, «celui sans qui le spectacle ne pourrait se dérouler »,
est devenu personnage titre de la pièce de Christian Lasquin Oscar
Lafleur, régisseur (1987).
C'est une habilleuse qui ouvre et qui termine la pièce de Sacha Guitry
Le comédien (1921), pièce qui compte, parmi les personnages, le
directeur du théâtre et le régisseur. C'est également une habilleuse,
Madame Georges, qui ouvre Colombe de Jean Anouilh (1951). Cette
fidèle de Madame Alexandra, monstre sacré, se plaint: «Trente ans
assise [...] à attendre la fin du spectacle! Et il y a des pièces qui sont
plus ou moins longues. On dit les travailleurs de force; c'est dur aussi le
métier d'habilleuse ». Dans la pièce qu'on joue « il y a cinq changements
[. . .]. Mais ce qu'on répète en ce moment [. . .] il paraît que ça va être pire.
Sept changements, dont deux précipités. Ceux qui écrivent les pièces ils
ne pensent pas toujours à l'habilleuse.» On voit, dans Colombe, le
directeur du théâtre, le coiffeur et le pédicure de Madame Alexandra
ainsi que les machinistes.
Dans la pièce de Thomas Bernhard L'ignorant et lefou (Der Ignorant
und der Wahnsinnige, 1972) l'habilleuse, Madame Vargo, est le souffre-
douleur de la capricieuse vedette qui joue la Reine de la Nuit dans La
flûte enchantée pour la deux cent vingt-deuxième fois ». Les rapports
complexes entre Sir John, monstre sacré, et son habilleur, Norman,
constituent le sujet de la pièce en deux actes de Ronald Harwood
L 'habilleur (The Dresser, 1980). L'action se passe dans la loge de Sir
John, dans un théâtre provincial, pendant la représentation du Roi Lear.
331
Dans L'impromptu de Paris de Jean Giraudoux (1937) le machiniste
Léon et l'électricien Marquaire sont des personnages à part entière. Ils
reçoivent les ordres de Jouvet concernant le décor et l'éclairage qu'ils
exécutent avec empressement. Un technicien éclairagiste, Baptiste, est
présent, bien qu'invisible, pendant toute la durée de la pièce de Victor
Haïm Jeux de scène (2002). Les deux protagonistes, une comédienne et
une femme, auteur-metteur en scène, s'adressent à lui non seulement
pour des questions de lumière, mais avec des réflexions intérieures, l'une
n'étant pas entendue par l'autre. Une sorte d'apartés.
Dans la miniature parodique de la poétesse russe Mouza Pavlova Sur
la vie d'un prince (vers 1974) le préposé au vestiaire relate au concierge
le contenu d' Hamlet qui est en train d'être joué. Une préposée au
vestiaire est l'un des personnages de la pièce du dramaturge polonais
Henryk Bardijewski Les acteurs (Aktorzy, 1969).
Une dizaine d'acteurs, le directeur de théâtre, le régisseur, le
décorateur, l'accessoiriste et la souffleuse sont réunis dans la pièce de
l'auteur hongrois Gyorgy Spiro L'imposteur (Az imposztor, 1983), dont
l'action se passe dans un théâtre polonais à Wilno, vers 1816, à
l'occasion de la représentation du Tartuffe de Molière qui constitue la
pièce intérieure.

Critique dramatique

Sans appartenir au monde de théâtre sensu stricto, le critique a


toutefois de multiples liens avec la production théâtrale. Il est présent
comme personnage dans plusieurs ouvrages dramatiques.
Au cours des années 1736 et 1737, Henry Fielding a écrit et fait jouer
quatre pièces avec un critique parmi les personnages. Dans Pasquino,
satire dramatique de l'époque un critique nommé Sherwell assiste
activement à la répétition de deux pièces, une comédie et une tragédie, en
présence de leurs auteurs. The Historical Register for the Year 1736
montre un autre critique, nommé Sourwit, pendant la répétition, toujours
en présence de l'auteur d'une pièce sur la vie théâtrale à Londres. La
farce Eurydice, parodie du célèbre mythe, fait apparaître l'Auteur et le
Critique. Dans Eurydice sijJlée, Fielding a repris le personnage de
Sourwit.

332
Quelques décennies après Fielding, Richard Brinsley Sheridan a
intitulé sa pièce satirique Le critique ou une tragédie en répétition (The
Critic or a Tragedy Rehearsed, 1779). Le personnage principal en est
Mister Dangle, critique de théâtre influent. Une grande partie de la pièce
se passe pendant la répétition d'une ridicule tragédie de Mister Puff
L'Armada espagnole, ce qui donne l'occasion d'échanger des opinions
sur le théâtre contemporain.
Dans le répertoire dramatique du XXèmesiècle signalons quelques
pièces où la présence d'un critique (ou des critiques) a un caractère
insolite. Dans la comédie de Joseph Kesselring Arsenic et vieilles
dentelles (Arsenic and Old Lace, av.1943) un jeune critique, Morti-mer,
est en retard pour aller au théâtre. Il se console que le premier acte est
toujours pareil: on découvre un cadavre dans un coffre, etc. A ce
moment. .. il découvre un vrai cadavre dans le coffre de l'appartement de
deux charmantes vieilles dames. Elles empoisonnaient leurs invités par
charité, pour leur épargner une fin de vie douloureuse. Il y a aussi un
policier qui raconte au critique l'intrigue de la pièce qu'il a l'intention
d'écrire.
C'est un cadavre découvert sous un canapé qui constitue le point
central de la pièce intérieure dans Le vrai inspecteur Hound (The Real
Inspector Hound, 1968) de Tom Stoppard. Cette pièce intérieure, parodie
de « thriller» typiquement anglo-saxon, est jouée sur la scène, tandis que
deux critiques, Moon et Birdfoot, assis au premier rang de fauteuils,
commentent le spectacle. A un certain moment ils montent sur la scène,
s'entremêlent aux personnages de la pièce policière; la frontière entre la
scène et la salle est abolie, la pièce intérieure et le cadre se confondent. A
la suite d'imbroglios successifs le cadavre se montre celui de Higgs, un
critique théâtral, assassiné par un autre critique, Macafferty. Birdfoot sera
tué d'un coup de feu ainsi que Moon, par Macafferty. Trois critiques
assassinés, un seul reste en vie, l'assassin Macafferty.
L'impromptu de Jean Anouilh Le songe du critique (1960) montre un
critique qui, en écrivant le compte rendu du spectacle du Tartuffe, voit
défiler les personnages de la comédie de Molière, avec lesquels il discute
sur les significations que comporte la pièce.
Dans L'impasse des contrariétés de Max Naldini (1993) un auteur
dramatique-comédien-metteur en scène est sauvé de la noyade par un
critique de théâtre qui ne s'est dérangé pour aucun spectacle de celui-là.

333
Une espèce particulière de critique est le censeur. Son rôle est
déterminant dans l'intrigue de la pièce de Mikhaïl Boulgakov L'île
pourpre (1928). En voici le sujet. Le théâtre dirigé par Guennadij
Panfilovitch prépare la représentation de la pièce d'un jeune auteur qui se
cache sous le pseudonyme «Jules Verne », pièce intitulée L'île pourpre.
C'est une allégorie politique montrant les rapports entre un peuple de
bons sauvages naïfs et des colonialistes anglais. La répétition générale a
lieu en présence du représentant de la censure Sava Loukitch qui n'a pas
apprécié la scène finale et interdit la représentation. Pour sauver le
spectacle, la troupe improvise une apothéose idéologique de
l'internationalisme. Ajoutons que la pièce de Boulgakov fut retirée de
l'affiche, après la première représentation, par la censure du régime
stalinien.
Le censeur est le protagoniste de la pièce d'Ariel Dorfman -
écrivain chilien de langue anglaise - Censeur (Reader, 1995), dont
l'action est située dans un futur non déterminé. Il y a dans cette pièce le
théâtre dans le théâtre.

334
Epilogue

Depuis quelques décennies les théâtres parisiens offrent, chaque soir,


plusieurs spectacles de pièces métathéâtrales, puisées tant dans le
répertoire classique - Shakespeare, Corneille, Rotrou, Molière - que
dans le répertoire du XXème siècle - Pirandello, Anouilh, Guitry,
Giraudoux, Bernhard - et surtout des créations de pièces nouvelles.
Voici quelques exemples chiffrés.
Le théâtromane séjournant à Paris dans la semaine du 9 au 15 octobre
1996 avait le choix entre dix-sept spectacles de pièces métathéâtrales. Sur
soixante-neuf théâtres parisiens qui jouaient dans la semaine du 28 août
au 3 septembre 2002, dix-sept, donc un quart, donnaient des spectacles
métathéâtraux. Dans la semaine du Il au 17 juin 2003, on jouait des
pièces métathéâtrales sur seize scènes parisiennes, notamment deux
Hamlet de Shakespeare et deux Antigone d'Anouilh (dans des théâtres
différents). Pour le reste, aussi bien des pièces «classiques» du
répertoire métathéâtral, comme Le véritable Saint Genest de Rotrou et
Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, ainsi que plusieurs
pièces contemporaines. Cela prouve la vitalité du répertoire
métathéâtral : les metteurs en scène y recourent volontiers et les auteurs
dramatiques ne cessent d'exploiter les procédés du théâtre dans le théâtre
ou du théâtre sur le théâtre. L'homme de théâtre russe Anatoli Vasiliev a
exprimé ce goût d'une manière paradoxale: «On dit: Il faut de
nouveaux sujets. On n'a pas besoin de nouveaux sujets. Un seul suffit.
On peut le représenter toute la vie: Sur le théâtre ».
On a pu remarquer que la grande majorité des pièces mentionnées
dans ce livre provient du XVnèmeet du XXèmesiècle, époques privilégiées
au point de vue du métathéâtre. L'ouvrage qui donne le plus complet
aperçu des pièces métathéâtrales de différents pays, depuis 1497 jusqu'en
1988, Theater im Theater de Karin Schopflin (Peter Lang, 1993),
contient les analyses de 156 pièces, dont un tiers (54) proviennent du
XVnèmesiècle et un tiers (56) du XXèmesiècle. On peut se demander ce
qui rapproche ces deux époques, ce qui leur est commun.
Le XVnème et le XXème siècle sont des périodes de grands
bouleversements idéologiques et scientifiques, de grandes crises
intellectuelles et politiques. La Guerre de Trente Ans (1618-1648) et
autres guerres de religion ont ravagé l'Europe. Les deux guerres
mondiales (1914-1918 et 1939-1945) furent les plus meurtrières de
l'histoire et des dizaines de conflits locaux ont ensanglanté le XXème
siècle, tandis que le communisme et le nazisme ont bouleversé le paysage
idéologique du XXème siècle. Les travaux de Galilée et de Kepler, en
début du XVnème siècle, ont confirmé et diffusé les théories
révolutionnaires de Copernic (héliocentrisme), tandis que, au début du
XXème siècle, la théorie de la relativité d'Einstein a révolutionné la
science moderne. Notons aussi que c'est au XVnème siècle que s'est
formé la science du signe (Bacon, Descartes, Leibniz, logiciens-linguistes
de Port-Royal) et le XXèmesiècle a vu l'apogée de la sémiologie ou
sémiotique, sous l'impulsion de Saussure et de Peirce, avec l'application
des notions signifiant-signifié.
On peut trouver aussi des analogies d'ordre esthétique.
Au goût prononcé pour les formes complexes, composites dans
l'architecture et la peinture du siècle baroque (tableau dans le tableau)
correspondent les formes complexes à plusieurs niveaux, des pièces
métathéâtrales. Le théâtre dans le théâtre reflète les oppositions, il rompt
l'uniformité d'une œuvre, il y superpose divers plans, crée une certaine
profondeur et joue, d'une manière ou d'une autre, sur cette différence de
niveaux. D'ailleurs le goût actuel pour le théâtre du XVnème siècle
s'explique, entre autres, par le fait que celui-ci mettait en valeur le théâtre
dans le théâtre.
Lorsqu'on observe, au XXème siècle, le rythme des créations des
pièces qui utilisent les procédés propres au métathéâtre, force est de
constater que leur nombre va croissant de décennie en décennie, presque
d'année en année. Même si la qualité ne suit pas toujours cette
progression quantitative - trop d'auteurs médiocres et de troupes
éphémères recourent par facilité à de tels artifices -, le métathéâtre ne
cesse d'inspirer, nous l'avons vu, les créateurs les plus doués et
expérimentés.
D'où vient cet engouement pour le théâtre dans le théâtre de la part
des auteurs dramatiques, metteurs en scène, scénographes, et aussi de la
part du public?

336
Parmi les raisons que l'on peut invoquer il y a une tendance
universelle, transhistorique qui consiste à rechercher des structures plus
complexes, à vouloir diversifier les niveaux de la réalité représentée,
rompre l'uniformité d'une œuvre, accentuer le jeu entre la réalité et la
fiction, multiplier les plans de l'illusion scénique jusqu'à une «mise en
abyme ».

Le théâtre y joue à se réfléchir dans son propre miroir par le moyen de la pièce
intérieure. En décomposant et regroupant sur la scène les éléments de l'univers
théâtral, le dramaturge met en relation les plans distincts de la fiction et de la
réalité, de l'action jouée et de l'action contemplée, s'exerçant à explorer les
effets de la représentation soit sur l'action elle-même, soit sur le spectateur, soit
10
enfin sur l'acteur.

Cette opinion, exprimée à propos du théâtre baroque, s'applique


parfaitement à toute forme de théâtre dans le théâtre, et particulièrement
à ses variantes qui se manifestent et se multiplient au XXèmesiècle.
Une autre raison, plus spécifique, pour laquelle certains écrivains se
tournent vers la thématique théâtrale, c'est le fait que nombre d'entre eux
sont en même temps acteurs et/ou metteurs en scène. Cette triple fonction
auteur-acteur-réalisateur, assumée par Shakespeare et par Molière mais
devenue plutôt rare aux siècles suivants, réapparaît en force dans la
seconde moitié du XXèmesiècle. Une grande partie des auteurs qui ont été
évoqués ici, étaient en même temps (ou avant) comédiens, souvent aussi
metteurs en scène. Quoi de plus naturel qu'un homme expérimenté dans
le métier théâtral, connaissant bien son travail, l'art du dialogue et les
ficelles dramaturgiques prenne pour sujet ce milieu, ses problèmes, le
fonctionnement de la machine théâtrale, lorsqu'il aborde l'écriture
dramatique?
y a-t-il pourtant des causes plus générales, plus profondes et propres
au XXème siècle, de l'exploitation si répandue des techniques du théâtre
dans et sur le théâtre? On peut invoquer, certainement, des raisons
d'ordre philosophique, idéologique ou scientifique: impact de la théorie
de la relativité, remise en question de certains principes, les grandes
crises intellectuelles et politiques; là encore, l'analogie avec le siècle
baroque s'impose. Cependant, j'avancerai un aspect particulier à notre

10Jean Rousset, L 'intérieur et l'extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre du XVIfme siècle,
Paris, José Corti, 1968, p. 155.
337
époque de transition et lié plus directement au domaine du spectacle. Je
pense à la spectacularisation de la vie publique et semi-publique qui
atteint de nos jours un degré jamais connu. Toutes sortes de
manifestations de la vie sociale - depuis les rencontres de chefs d'Etat
jusqu'aux compétitions sportives, depuis les faits divers jusqu'aux
opérations militaires, depuis la prière d'un pape jusqu'à des crimes
transmis en direct, depuis le lancement d'un livre jusqu'au lancement
d'une fusée - sont soumises à une théâtralisation à l'échelle universelle.
Certaines de ces manifestations avaient toujours le caractère
spectaculaire «grand public» - cortèges, processions, courses,
défilés -, mais aujourd'hui elles sont accessibles à des centaines de
millions de spectateurs potentiels. C'est le cinéma qui l'a rendu possible,
timidement, dans la première moitié du XXèmesiècle, c'est la télévision
qui a porté à son comble cette spectacularisation de certains événements,
publics mais aussi privés ou apparemment privés, qui sont parfois
savamment organisés en vue d'une large diffusion.
D'un côté, ce phénomène a créé des habitudes et formé des goûts. Le
théâtre, pour ne pas perdre son public - et les statistiques montrent que,
malgré l'omniprésence de la télévision, le nombre des spectateurs de
théâtres ne s'est pas effondré -, s'est vu obligé de renchérir sur la
théâtralisation en l'exploitant au second degré, en multipliant les formes
de surthéâtralisation. Le métathéâtre fournit des outils efficaces pour
atteindre cet objectif.
Le XXlème siècle connaîtra-t-il la continuation de cette vogue du
métathéâtre? Quelques exemples qui ont été cités ici, provenant des
premières années du siècle qui commence, semblent le confirmer.

338
Bibliographie

ABEL Lionel
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EGAN Robert
Drama WithinDrama, New York - London, Columbia University
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Genève, Droz, 1èreéd. 1981, 2èmeéd. augmentée 1996.

HOMAN Sidney
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University Press, 1981.

KOKOTT Jorg Henning


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KOWZAN Tadeusz
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KOWZAN Tadeusz
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KOWZAN Tadeusz
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KOWZAN Tadeusz
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KOWZAN Tadeusz
Les comédies d'Aristophane, véhicule de la critique dramatique,
Dioniso. Rivista di Studi sul Teatro Antico, Siracusa, vol. 54, 1983
[1985], pp. 83-100.

KOWZAN Tadeusz
Mise en abyme et théâtralisation dans Impromptu d'Ohio et
Catastrophe de Samuel Beckett, in: Phénoménologie et
littérature: l'origine de l 'œuvre d'art, éd. M.E. Kronegger,
Sherbrooke, Naaman, 1987, pp. 127-143.

KOWZAN Tadeusz
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l'Association Internationale des Etudes Françaises, n° 46, 1994,
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MERS MANN Antonie


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NELSON Robert J.
Play within a Play. The Dramatist's Conception of His Art:
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SCHMELING Manfred
Das Spiel im Spiel. Ein Beitrag zur Vergleichenden Literaturkritik,
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340
SCHMELING Manfred
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Lettres Modernes, 1982.
SCHÔPFLIN Karin
Theater im Theater: Formen und Funktionnen eines dramatischen
Phtinomens im Wandel, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1993.
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VIEWEG-MARKS Karin
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VOIGT Joachim
Das Spiel im Spiel. Versuch einer Formbestimmung an Beispielen
aus dem deutschen, englischen und spanischen Drama, Univ. zu
G6ttingen, 1954.

341
Table des matières

PROLOGUE 9

Survol historique .15


Antiquité .15
Temps modernes ...15
XVIIème siècle .23
XVIIlème - XIXème siècle .31
XXèmesiècle 37

Dix auteurs du XXèmesiècle en quête de métathéâtre .4


Sacha Guitry (1885-1957) .4
Jean Giraudoux (1882-1944) 53
Michel de Ghelderode (1898-1962) 61
Jean Anouilh (1910-1987) 66
Thomas Bernhard (1931-1989) 90
Tom Stoppard (1937) 114
Wyspianski - Apollinaire - Pirandello - Maïakovski 126

Pièce dans la pièce .139


Citation dramatique .139
Répétition théâtrale .143
Modèles de pièce dans la pièce 150
Deux, trois... sept intra-pièces 154
Diversité des lieux 156
Dans un théâtre 156
Enfermement .162
Asile d'aliénés ...171

Pièces sur le théâtre 177

Distanciation .191
Chœur .191
Prologue et/ou épilogue .195
XIXèmesiècle .203
xxème siècle .206
Narrateur- commentateur .208
Adresse au public .212

Jeux de miroirs .225


Autoréférence .225
Personnage = auteur .230
Acteur = personnage .232
lntra-pièce = pièce cadre ..233
La scène à l'envers 235

Gens de theâtre comme personnages scéniques 241


Auteurs réels .241
Antiquité .241
XYlèmesiècle .244
Shakespeare .245
XVUèmesiècle .247
Molière .249
XVlUèmesiècle .258
xvmème - XlXèmesiècle ..261
XXèmesiècle .266
Auteurs imaginaires .274
Auteur + actrice .277
Auteur dramatique ridicule .282
Acteurs réels .284
Acteurs iInaginaires 303
Acteur ou comédien .33
Vieil acteur 3 12
Couple d'acteurs 3 14
Chanteur, chanteuse 316
Troupe théâtrale 317
Personnel de théâtre 329
Critique dramatique .332

EPILOGUE .33 5

BIBLIOGRAPHIE .339

344

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