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Univers Théâtral
Collection dirigée par Anne-Marie Green
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À ma fille
PROLOGUE
Si un seul miroir suffit pour voir son propre visage, il en faut deux
pour voir sa nuque. Le jeu de deux glaces permet de découvrir l'invisible.
Si le spectacle théâtral reflète le monde, la pièce dans la pièce - ce
deuxième miroir - a la faculté de montrer la face cachée des personnages
et des événements. Le spectacle du Meurtre de Gonzague, dans Hamlet,
dévoile le crime de Claudius. Le spectacle créé par le magicien Alcandre,
dans L'illusion comique de Corneille, fait voir à Pridamant les péripéties
de son fils. Le fragment du Cid, récité dans Marion Delorme de Victor
Hugo, découvre l'identité de Marion et de Didier.
Si le théâtre est censé être le miroir du monde, les procédés du théâtre
dans le théâtre installent sur la scène un deuxième ou un troisième miroir
-convexe ou concave-, parfois déformant. Ainsi le monde qui s'y reflète
présente au spectateur ses différentes facettes, ses aspects parfois les plus
inattendus, cachés à la vision simple, normale, directe et qui sont
découverts grâce au jeu de miroirs.
L'épanouissement de différentes formes de ce qu'on appelle
couramment théâtre dans le théâtre, au XVnème siècle, coïncide avec
l'essor de la miroiterie. La production de miroirs à l'échelle industrielle
s'est développée, à Venise et en France, au cours du XVnème siècle,
notamment la production des glaces à grande surface. Les palais et les
châteaux se surpassaient dans l'installation de somptueuses galeries des
glaces, donnant de multiples reflets des personnes qui s'y regardaient. A
la même époque s'est répandue la mode des «théâtres des glaces»
(theatrum polydicticum), cabinets multipliant à l'infini des objets et des
personnes déformés, avec des effets surréalistes.
Il
Il convient de faire quelques précisions terminologiques.
Tout au cours du XXèmesiècle, la grande majorité des auteurs utilisait
le terme «théâtre dans le théâtre ». Terme plurivoque, compte tenu du
fait que le mot «théâtre» a, en français, une dizaine d'acceptions.
Théâtre dans le théâtre peut donc signifier pièce dans la pièce, scène sur
la scène, spectacle dans le spectacle. Le terme anglais play within a play
est plus précis, mais plus restreint, il signifie pièce dans la pièce. En
allemand, Spiel im Spiel veut dire jeu dans le jeu et Schauspiel im
Schauspiel - spectacle (ou pièce) dans le spectacle. Ce qu'on appelle
couramment «théâtre dans le théâtre» comporte deux phénomènes
distincts: pièce dans la pièce et pièce sur le théâtre, même si les deux
sont présents dans certains ouvrages dramatiques.
En 1963, Lionel Abel a lancé le terme « métathéâtre », \ calqué sur
« métalangage» (= langage parlant du langage lui-même, Louis
Hjelmslev, 1957). Il s'applique aux ouvrages dramatiques et/ou aux
spectacles qui contiennent une référence à d'autres faits théâtraux:
citations dramatiques, réflexions sur l'art de théâtre, pièce (s) dans la
pièce. C'est ce qu'on peut appeler «théâtre sur le théâtre », tandis que le
terme « théâtre dans le théâtre» s'applique aux ouvrages dramatiques et /
ou aux spectacles qui contiennent une pièce ou le (s) fragment (s) de
pièce (s) à l'intérieur de la pièce principale, autrement dit une (ou des)
intra-pièce (s) dans la pièce cadre. Tout ouvrage dramatique ou spectacle
qui contient une intra-pièce est métathéâtral, tandis que l'ouvrage de
caractère métathéâtral ne contient pas systématiquement de pièce
intérieure. La notion de métathéâtralité est donc plus large que celle de
théâtre dans le théâtre. Pour ne pas créer de termes nouveaux (les
sciences humaines abondent en vocables créés ad hoc et morts aussitôt
après), nous utiliserons les deux termes existants, méthathéâtre et théâtre
dans le théâtre, tout en précisant, le cas échéant, s'il s'agit d'une pièce
dans la pièce ou d'une pièce sur le théâtre.
Nous considérons comme pièce dans la pièce non seulement une
pièce entière, mais aussi un fragment ou même une citation, plus ou
moins longue, d'un ouvrage dramatique. Quant à la pièce sur le théâtre, il
s'agirait non seulement des réflexions sur l'art théâtral, mais aussi des
pièces ayant pour personnages des auteurs dramatiques, des comédiens,
des metteurs en scène ou autres gens de théâtre. On distinguera aussi une
1 Lionel Abel, Metatheatre. A New View of Dramatic Form, New Yark, Hill and Wang, 1963.
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catégorie particulière du jeu de miroirs qui est l'auto réflectivité ou
l'autothématisme, ainsi que différentes formes de distanciation, comme
l'adresse au public, le commentateur épique, le prologue et l'épilogue.
La métathéâtralité est un phénomène universel, elle est omniprésente
depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à nos jours, dans toutes les
langues et toutes les régions du monde. Notre ouvrage présente ou
mentionne un millier de pièces de théâtre provenant de trente-cinq pays.
Elles sont puisées dans le répertoire théâtral français, belge, néerlandais,
anglais, irlandais, américain, canadien (anglophone et francophone),
suisse (alémanique et francophone), allemand, autrichien, italien,
espagnol, portugais, suédois, norvégien, danois, russe, polonais, tchèque,
slovaque, slovène, serbe, croate, hongrois, roumain, israélien, yiddish,
argentin, brésilien, mexicain, chilien, turc, australien, japonais, indien
(sanskrit). Les pièces sont datées systématiquement - la datation permet
de découvrir les influences éventuelles et l'évolution de tel ou tel
phénomène dans le temps. Lorsqu'il y a un décalage significatif entre
l'écriture, la première représentation et la publication, nous indiquons les
deux ou les trois dates.
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Survol historique
Antiquité
Temps modernes
FOLIE
Puis qu'estes tous enfarinez,
Soyez prests a jouer la farce.
PETTREMAND
Nous sommes prests en ceste place;
Commençons!
LE MONDE
La teste. Je suys tout lassé,
Tout troublé et tout tracassé
De ces folies qu'on a dit,
Que j'en tombe tout plat au !ict.
LA REFORMERESSE.
A ! mes beaux enfans,
Vous soyés les tresbien venus.
Qui vous gouverne donc?
Tous ensemble
Venus.
LE BADIN
V ouere, menestrieurs et chantres,
Bien souvent telz gens ont les chancres,
Ensuyvans leurs plaisirs menus.
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La Réformeresse et son valet le Badin ne ménagent ni les acteurs
(<<joueurs de farces») ni les auteurs (<<faiseurs de farces et de rimes» ou
« compositeurs») :
LE BADIN
V ous di ge pas? Menestrieux,
Musiciens, joueurs de farces,
YI ayment les petites garces
Plus qu'i ne font leur createur.
LA REFORMERESSE
Sa, monssieur le compositeur,
Venés vers moy prendre l'adresse.
[... ]
LE BADIN
Faiseur de farces et de rimes.
A ! il y a en eux des crimes,
Sur ma foy, aussy bien qu'aux aultres.
[... ]
Farceurs, rimeurs et rima leurs
Y sont tous sus le bas metier.
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LE V AR[LET]
V oecy des badins antiens,
V oecy les ceulx du temps jadis,
Qui sont lasus en paradis
Sans souftir paines ne travaulx.
Voecy maistre Gilles des Vaulx,
Rousignol, Brière, Peuget,
Et Cardinot qui faict le guet,
Robin Mercier, Cousin Chalot,
Pierre Regnault, se bon falot,
Qui chans de vires mectoyent sus.
LE BATEL YER.
Voiecy les vivans, voy les sy.
Maintenant, je les vous presente.
Voyés !
[.. .]
LE V AR [LET]
Voy [les] sy, les nouveaulx badins
Qui vont dancer le trihory ;
Vecy ce badin de Foury,
Et le badin de Sainct-Gervais :
Les voulés-vous ?
[... ]
LE BAT [ELEUR]
Bien. Le badin de Soteville,
Ou le celuy de Martainville,
Les voulès-vous ?
[... ]
BINETE
V oecy le badin aulx lunetes
Et plusieurs aultres petis badins
Qui vous avalent ses bons vins:
Seront-il de la retenue?
21
Enfin, le Varlet débite cette défense de son métier:
XVIIème siècle
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CASSIUS
Dites-moi, cher Brutus, connaissez-vous votre visage?
BRUTUS
Non, Cassius, car l'œil ne se connaît que par reflet, par
quelque intermédiaire.
CASSIUS
C'est exact, et il est bien regrettable, Brutus, que vous ne
possédiez pas de ces miroirs qui exprimeraient à vos yeux
votre valeur cachée pour que vous puissiez voir votre image.
[... ]
Et puisque vous ne pouvez, vous le savez, vous connaître
bien que par reflet, je vais être votre miroir, vous révéler
sans vous flatter ce que vous ignorez encore de vous-même.
(acte I, scène 2)
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voir ce qui n'existe pas et y réagissent bruyamment. Même les gens
éduqués, le secrétaire de la mairie Pedro Capacho et le gouverneur
Gomecillos, bien que conscients de la supercherie des marionnettistes, se
plient à cette exigence. Malgré son caractère comique, Le retable des
merveilles, utilisant le procédé de l'illusion au second degré (illusion
dans l'illusion), a un contenu idéologique prononcé (Cervantès a écrit sa
pièce en prison où il fut interrogé au sujet de sa pureté raciale). Il s'agit
d'un phénomène du ressort de la psychologie sociale: résistance ou non-
résistance à la pression de l'opinion publique. Faut-il reconnaître
l'existence des faits non-existants pour ne pas être stigmatisé par la
doctrine dominante 7 Notons que Jacques Prévert a adapté l'entremés de
Cervantès sous le titre Le tableau des merveilles (représ. 1934), en
introduisant les personnages du peuple, ce qui met l'accent sur l'aspect
social de la pièce plutôt que son aspect philosophique et psychologique.
Une autre pièce de Cervantès marquée par le théâtre dans le théâtre
est Pedro de Urdemalas (av. 1615). Le drame de Lope de Vega sur Saint
Genest, comédien et martyr, Le feint véritable (Lo fingido verdadero,
publ. 1621), contient deux pièces intérieures qui reflètent les rapports
entre la fiction de théâtre et la vie réelle.
A la même époque, Tirso de Molina introduit une pièce pastorale au
troisième acte de La feinte Arcadie (La fingida Arcadia, vers 1621).
L'équation théâtre = monde, qui remonte à l'Antiquité, est présente
dans plusieurs autos sacramentales de Caldéron, particulièrement dans
celui qui est intitulé Le grand théâtre du monde (El gran teatro deI
mundo, 16357). L'Auteur (c'est-à-dire le Créateur) s'y adresse au
personnage nommé le Monde: « la vie humaine étant un drame, je veux
qu'aujourd'hui ce soit un drame que le ciel voie sur ta scène du monde.
[...] Nous allons donc conjointement y être, moi l'Auteur, toi, la scène, et
l'homme, acteur.» Et le Monde de répliquer, à la fin d'une longue tirade:
«Or maintenant que voilà tout l'appareil préparé, accourez, mortels,
venez, venez tous vous équiper pour paraître sur la scène du grand
Théâtre du Monde! »
L'expression « el gran teatro deI mundo » est d'ailleurs prononcée par
Sigismond dans La vie est un songe (La vida es sueno, 1635) du même
auteur.
Notons que Shakespeare associe le monde et le théâtre déjà dans les
pièces qui précèdent Hamlet. Ainsi, dans Le marchand de Venise,
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Antonio dit-il: «Je tiens ce monde pour ce qu'il est, Gratiano: un
théâtre où chacun doit jouer son rôle, et où le mien est d'être triste »,
(acte I, scène 1). Rappelons aussi la célèbre tirade de Jacques, dans
Comme il vous plaiera, comédie représentée au théâtre du Globe juste
avant Hamlet: «Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et
femmes, n'en sont que les acteurs. Tous ont leur entrées et leurs sorties,
et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept
âges» (acte II, scène 7).
L'adage «le monde est un théâtre» revient dans la littérature
dramatique des siècles suivants, et cela dans différents contextes. C'est
sur un ton comique qu'il est traité dans L'impromptu des acteurs de
Panard et Sticotti (1745) dont voici l'air final:
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En ce qui concerne le domaine français, l'apparition du théâtre dans
le théâtre est assez tardive, mais la production des pièces métathéâtrales
est abondante. Georges Forestier, dans son ouvrage Le théâtre dans le
théâtre sur la scène française du XVI/me siècle (2èmeéd., 1996) étudie
quarante-cinq pièces métathéâtrales publiées entre 1628 et 1694. En y
ajoutant une vingtaine de pièces non publiées, on obtient la moyenne
d'une pièce par an, rien qu'en France. Nous en présenterons les plus
marquantes.
La tragi-comédie (<<poème héroïque ») en cinq actes de Balthasar
Baro Célinde (1628) est la première pièce française utilisant le procédé
du théâtre dans le théâtre. Floridan, poussé par sa mère, s'apprête à
épouser la riche Célinde. Mais celle-ci aime un autre. Pendant le
spectacle de la tragédie Holoferne, qui remplit l'acte III de la pièce de
Baro, Célinde Gouant Judith) poignarde pour de vrai Floridan Gouant
Holoferne) en le blessant gravement.
L'une des rares pièces de cette époque qui ont attiré les metteurs en
scène du XXèmesiècle (Jouvet, Strehler) est L'illusion comique de Pierre
Corneille (1635-36). «Comique» il faut comprendre «théâtrale »,
comme dans Le roman comique de Scarron. Encore au XIXèmesiècle
cette acception était courante: dans la pièce de Casimir Delavigne Les
comédiens (1820) il est question de « foyer comique» = foyer de théâtre
ou foyer de comédiens.
L'originalité de la pièce de Corneille réside dans sa structure à trois
niveaux de l'illusion (d'ailleurs le titre en a été réduit à L'illusion, depuis
l'édition de 1660). Un brave bourgeois, Pridamant, est, depuis dix ans,
sans nouvelles de son fils, Clindor. Il s'adresse au magicien Alcandre qui
lui fait voir, dans une évocation magique, les péripéties mouvementées
de son fils. A ces deux niveaux de l'illusion s'ajoute un troisième: on
voit Clindor, devenu acteur, jouer dans une tragédie sur Théagène et
Hyppolite. Le cadre général de la comédie de Corneille - premier
niveau de l'illusion théâtrale - occupe le premier acte et la dernière
scène du cinquième acte, mais on y revient de temps en temps au cours
des actes médians pour rappeler que nous assistons à un spectacle dans le
spectacle. Les actes II, III et IV sont remplis par le spectacle magique,
histoire des aventures de Clindor. Troisième niveau de l'illusion, pièce
dans la pièce proprement dite (acte V), c'est la tragédie sur Théagène
joué par Clindor. Les niveaux 2 et 3 se confondent dans l'esprit de
Pridamant et il fallait l'intervention du magicien pour l'assurer que la
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mort tragique de Clindor- Théagène n'était qu'une fiction théâtrale.
L'illusion comique se termine par un éloge du théâtre prononcé par
Alcandre :
A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
En ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands:
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.
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La pièce de Marivaux exploite aussi l'antinomie: jouer la comédie sur la
scène - jouer la comédie dans la vie.
Dans le théâtre anglais, le XVIIIèmesiècle s'ouvre avec la pièce
métathéâtrale en cinq actes de William Congreve Le train du monde (The
Way of the World, 1700) avec un prologue et un épilogue, dans lequel
l'auteur règle ses comptes avec les critiques. Une forme originale du
théâtre dans le théâtre fut utilisée par John Gay dans L'opéra du gueux
(The Beggar 's Opera, 1728). Le cadre (pièce extérieure) est
quantitativement très mince. Il est assuré par le Gueux (Beggar =
mendiant), auteur de l'opéra, et le Comédien (Player) qui interviennent
au début et à la fin de la pièce. Dans une «Introduction» le Gueux
présente sa pièce et s'excuse qu'elle n'est pas aussi artificielle que les
opéras qui sont à la mode.
Quant au Comédien, il assure: «Quel que soit l'auteur, nous
poussons sa pièce aussi loin que possible ». Mais c'est dans le
dénouement que leur rôle est déterminant. Lorsque le protagoniste de
l'opéra, Macheath, doit être pendu, le Comédien intervient en remarquant
qu'une fin tragique n'est pas propre à l'opéra qui doit avoir un
dénouement heureux. Le Gueux se montre sensible à cet argument:
«Cours et crie: Lettre de grâce! Que le prisonnier soit rendu à ses
femmes en triomphe ». « Pour satisfaire les goûts du public» - ajoute le
Comédien. Rappelons que Bertolt Brecht s'est inspiré de L'Opéra du
gueux de John Gay en écrivant son Opéra de quat'sous.
L'un des plus célèbres auteurs anglais de la première moitié du
XVIIIèmesiècle, Henry Fielding, a écrit, entre 1728 et 1737, vingt-deux
pièces, parmi lesquelles cinq comédies métathéâtrales, dont quatre
contiennent des intra-pièces en répétition. Nous les présentons dans
l'ordre chronologique.
Dans La farce d'auteur (The Author 's Farce, 1729), l'auteur et le
réalisateur d'un spectacle de marionnettes, Luckless, prépare la
représentation des Plaisirs de la ville (The Pleasures of the Town). Le
spectacle occupe le début de l'acte II et l'acte III qui se passent dans un
théâtre. Parmi les personnages de cette pièce il y a l'Acteur, le Poète,
Signior Opera, Don Tragedio, Sir Farcical, Comic, Dr. Orator, Monsieur
Pantomime.
La pièce en cinq actes, Pas qui no, satire dramatique de l'époque
(Pasquin, A Dramatic Satire on the Times, 1736) se passe dans un théâtre
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et présente la répétition de deux pièces: la comédie de Trapwit The
Election et la tragédie de Fustian La vie et la mort du Bon Sens (The Life
and Death of Common Sense). A part les deux auteurs, dont les noms
sont fictifs, un critique, Sherwell, assiste à la répétition. Parmi les
personnages de la « tragédie» il y a la Reine Ignorance, le Spectre de la
Tragédie, le Spectre de la Comédie, Arlequin. La pièce extérieure
comporte des considérations sur l'art dramatique, tandis que deux intra-
pièces parodient les mœurs politiques et sociaux.
La satire de la vie politique est encore plus virulente dans la pièce en
trois actes The Historical Register for the Year 1736 (1737). Un critique
théâtral, nommé Sourwit, et un certain Lord Dapper assistent à la
répétition de la pièce intitulée The Historical Register en compagnie de
son auteur, Medley. Leur « trilogue » ainsi que les fragments de la pièce
en répétition concernent la vie théâtrale londonienne (notamment les
récentes refontes de Shakespeare), les faits divers de l'année et surtout
les mœurs politiques. Medley y relève, d'une façon explicite, l'analogie
entre le théâtre et la politique, en visant surtout les « Patriotes ». Medley
n'est pas caricaturé, on peut même le considérer comme porte-parole de
Fielding. La satire est placée non pas dans la pièce-cadre mais dans la
pièce intérieure.
En février 1737, cent vingt ans avant Orphée aux Enfers d'Offenbach,
Fielding a fait jouer une farce, Eurydice, parodie du célèbre mythe, dans
laquelle apparaissaient l'Auteur et le Critique. L'échec de cette farce a
inspiré au dramaturge la pièce en un acte Eurydice sijJlée (Eurydice
Hissed), représentée deux mois plus tard. Fielding a repris les
personnages de Sourwit (Le Critique) et de Lord Dapper de son Registre
historique de l'année 1736, en donnant à l'Auteur le nom de Spatter. La
scène se passe au théâtre, pendant la répétition d'une nouvelle pièce qui
évoque les circonstances du four d'Eurydice. Spatter défend cette
« tragédie ridicule» en disant: « il vaut mieux qu'une tragédie soit
ridicule qu'ennuyeuse, il y a plus de mérite de faire rire le public que de
l'endormir ». Sont invités à cette répétition tous ceux qui contribuent à la
création théâtrale: les acteurs, les imprimeurs de pièces, les caissiers, les
machinistes, les joueurs de violon, même les moucheurs de chandelles.
La satire politique, contenue particulièrement dans Pasquin et dans Le
registre historique, qui visait notamment le tout-puissant Walpole,
entraîna la publication du « Licensing Act» réduisant à deux le nombre
de théâtres londoniens (Covent Garden et Drury Lane) et la création de la
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censure. Cela a marqué la fin de l'activité théâtrale de Fielding qm,
depuis, devait se consacrer à la création romanesque.
Ludvig Holberg, considéré comme le père du théâtre danois ou le
Molière danois, n'a pas manqué d'introduire des intra-pièces dans
quelques-unes de ses nombreuses comédies. Sa Mascarade (1724)
contient non seulement un intermède sous la forme de pantomime, à la
suite du premier acte, mais aussi, au deuxième acte, une petite comédie
inventée et jouée par Henrich, valet de Léandre, anticipant les aventures
amoureuses de son maître.
Des éléments métathéâtraux sont présents dans quelques comédies de
Carlo Goldoni, comme La jeune fille honnête, (La putta onorata, 1748),
La veuve rusée, (La vedova sealtra, 1749), L'imprésario de Smyrne
(L'impresario delle Smirne, 1759), mais surtout dans la pièce-manifeste
Le théâtre comique (Il teatro comico, 1750) et Il Moliere (1751), pièces
auxquelles nous reviendrons.
Quant à Beaumarchais, dans sa parade Jean-Bête à la foire (vers
1770) le personnage titre « déguisé en Anglais avec un habit de Turc» et
Arlequin «déguisé en ours et marchant à quatre pattes» donnent un
spectacle (sc. 4). Ses comédies contiennent des remarques sur le théâtre,
par exemple Figaro parlant de son insuccès comme auteur dramatique
(Le barbier de Séville, acte I, sc. 2).
Le théâtre de société, répandu au xvnrème siècle, est le sujet de
plusieurs pièces métathéâtrales. L'exemple en est la comédie en quatre
actes de Denis Diderot Est-il bon? Est-il méchant? (écr. 1781, publ.
1834). On prépare un spectacle en l'honneur de la maîtresse de la
maison, Madame de Malves. Un petit théâtre est construit dans le grand
salon. Qui va écrire la pièce 7 Monsieur Hardouin, le poète (est-il bon 7
est-il méchant 7) 7 Monsieur de Surmont, un autre poète 7 La troupe se
forme, mais finalement la pièce ne sera pas jouée.
Passons au théâtre allemand du tournant des siècles.
L'auteur romantique Ludwig Tieck a exploité diverses formes de
métathéâtre. Dans Prolog (1797) il montre un public qui attend
impatiemment la représentation d'une pièce; elle ne sera d'ailleurs pas
jouée. Quelques spectateurs finissent par douter de l'existence même du
directeur et de l'auteur. Dans Le chat botté (Der gestiefelte Kater, 1797),
satire contre les auteurs du drame bourgeois, en vogue à l'époque, il y a
bien la pièce dans la pièce (d'après le célèbre conte de Perrault), tandis
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que les spectateurs commentent la représentation, tour à tour scandalisés
ou ravis. En plus, le Poète dramatique, le Souffleur et le Machiniste
interviennent dans l'action. Différents niveaux de l'illusion théâtrale y
alternent et s'entremêlent. Le chat botté a inspiré des auteurs dramatiques
du XXème siècle: en Allemagne, Tankred Dorst en a donné une
adaptation (1963) et, en France, Jean-Claude Grumberg (1988). Mais le
sommet de la technique de la pièce dans la pièce est atteint par Tieck
dans Le monde à l'envers (Die verkehrte Welt, 1798). Au troisième acte
de cette pièce en cinq actes des spectateurs, installés sur la scène,
regardent une pièce de théâtre, tandis que dans cette pièce s'intercale une
troisième et une quatrième. L'épilogue se trouve à la place du prologue,
et réciproquement. C'est le « monde à l'envers », comme dit le titre.
Le jeune Goethe a publié en 1774 une plaisanterie La fête de foire de
Plundersweilern (Jahrmarktsfest zu Plundersweilern) dans laquelle un
spectacle forain, sous la houlette du pitre Hanswurst, montre Ahasvérus
et la reine Esther. La première partie de Faust (pub!. 1808) est marquée
par quelques éléments de métathéâtralité. D'abord le Prologue, un débat
entre le Directeur de théâtre, le Poète dramatique et le Bouffon. Ensuite
Méphistophélès, avec l'aide des Esprits, évoque devant Faust une série
de tableaux, il l'amène notamment dans la cave d'Auerbach à Leipzig,
dans la cuisine de sorcière, enfin à la nuit de Walpurgis, dans les
montagnes du Harz, avec l'intermède Songe d'une nuit de Walpurgis ou
noces d'or d'Obéron et de Titania, reprenant les personnages du Songe
d'une nuit d'été de Shakespeare: Obéron, Titania et Puck. Cet intermède
est annoncé par Servibilis :
35
les spectateurs, propre au théâtre romantique, la recherche de la
reconstitution fidèle de la vie par les auteurs réalistes et naturalistes
n'étaient pas compatibles avec la tendance à rompre l'illusion, à créer
une illusion au second degré. Il faut pourtant signaler qu'une troupe
théâtrale fut introduite par Victor Hugo dans Marion Delorme (1829) et
qu'Alexandre Dumas a consacré son Kean ou désordre et génie (1836)
au célèbre comédien anglais, en introduisant comme pièce intérieure le
spectacle de Roméo et Juliette. Toutefois, le métathéâtre est présent dans
le répertoire de la première moitié du siècle en dehors du courant
romantique. Ainsi, la comédie en cinq actes, en vers, de Casimir
Delavigne Les comédiens (1820), dotée d'un prologue autoréférentiel, est
une satire des milieux de théâtre. Dans l'abondante production du plus
célèbre auteur dramatique de cette époque, Eugène Scribe, on compte
une douzaine de pièces métathéâtrales, parmi lesquelles Adrienne
Lecouvreur (1849).
èmesiècle, signalons une comédie en
Pour la seconde moitié du XIX
un acte, en vers, du jeune Maupassant Une répétition (1876) où la
répétition d'une pièce de salon par un couple d'amants sert d'alibi pour
tromper le mari. Le chef de file du naturalisme, Emile Zola, a écrit vers la
fin de sa vie, en 1902, Sylvanire ou Paris en amour, dont l'action se
déroule à l'intérieur de l'Opéra Garnier et sur la place de l'Opéra où on
donne un spectacle du ballet.
Jetons un coup d'œil en dehors de la France. L'intra-pièce de La
mouette de Tchekhov (1896), monodrame de Treplev, est récitée par
Nina sur une estrade improvisée. Cette scène prend une importance plus
ou moins grande dans le spectacle, selon la volonté du metteur en scène à
la recherche de la théâtralité. Dans la mémorable mise en scène de
Lucian Pintilié (Paris 1975) l'estrade, ce lieu théâtral, occupait la place
centrale du dispositif scénique tout au long du spectacle et la pièce dans
la pièce fut jouée à deux reprises, dos au public et face au public.
Quelques-unes des pièces d'August Strindberg ont des éléments de
métathéâtralité, notamment Le songe (Eft dromspel, 1901), dont plusieurs
scènes ont lieu dans le couloir d'un théâtre, pendant la répétition.
Dans la pièce en trois actes et neuf tableaux de Frank Wedekind Le
roi Nicola ou ainsi va la vie (Konig Nicola oder sa ist das Leben, 1901)
le personnage titre, roi d'Ombrie, joue dans un spectacle - sous le nom
d' Epaminondas Alexandrion - avec sa fille Alma, sur la scène
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aménagée sur la place du marché de Pérouse. Cet épisode constitue le
huitième et avant-dernier tableau de la pièce.
Parmi les ouvrages métathéâtraux d'Arthur Schnitzler, dont le plus
connu est La ronde, la « grotesque en un acte» Au Perroquet Vert (Der
Grüne Kakadu, 1899) occupe une place particulière: le jeu entre la
fiction et la réalité annonce Pirandello. L'action de cette pièce se passe le
soir du 14 juillet 1789, dans la taverne parisienne de Prosper, ancien
directeur de théâtre. Une dizaine de ses comédiens y donnent tous les
soirs un spectacle, en jouant les gens du milieu - voleurs, malfaiteurs,
bandits, prostituées, souteneurs - devant les clients du cabaret parmi
lesquels il y a surtout des aristocrates, habitués de la maison. C'est un jeu
d'illusion, mais le problème des rapports avec la réalité se pose aussi bien
pour les comédiens que pour les spectateurs. Hemi raconte si bien
l'assassinat commis sur la personne du duc Emile de Cadignan, qu'il
aurait surpris en tête-à-tête amoureux avec sa femme, que Prosper lui-
même s'y laisse prendre. Quand le duc, considéré comme mort, arrive au
cabaret, Hemi, ayant appris entre-temps que celui-ci était effectivement
l'amant de sa femme, le tue pour de bon. « Etre. . .. jouer... savez-vous si
bien faire la différence? [...] La réalité tourne en jeu, le jeu en réalité»
- constate le poète dramatique Rollin. Même des spectateurs avertis ne
savent pas très bien où finit la fiction et où commence la réalité.
XXème siècle
37
Dans Six personnages en quête d'auteur (Sei personaggi in cerca
d'autore) les six personnages interrompent la répétition d'une pièce de
Pirandello et jouent - devant le metteur en scène et les comédiens -
l'histoire de leur propre vie. Dans Comme ci (ou comme ça) (Ciascuno a
suo modo), pièce en deux actes et deux intermèdes, la Moreno interrompt
un spectacle se sentant visée dans le personnage ambivalent de la
Morello. Donnons la parole à Pirandello lui-même:
38
surréalisme et l'hermétisme, pleine de symboles qui prêtent à diverses
interprétations, notamment sur les tabous sexuels. Il y a là le Metteur en
scène, directeur d'un «théâtre en plein air », il y a des fragments de
Roméo et Juliette, un acteur qui joue la Passion du Christ, il y a différents
masques. Au cinquième tableau on voit un escalier qui conduit aux loges
d'un grand théâtre et on entend des applaudissements. Un scandale s'y
produit à la suite d'une scène avec Juliette, le public manifeste sa
désapprobation, une révolution éclate. Au sixième et dernier tableau le
Metteur en scène dit au Prestidigitateur: «Il faut détruire le théâtre ou
vivre dans le théâtre. Rien ne sert de siffler depuis les fenêtres ».
Enfin, Sans titre (Came dia sin titulo) de Federico Garcia Lorca, c'est
le premier acte d'un drame inachevé, et resté sans titre, écrit en 1936,
quelques mois avant la mort tragique du poète, et publié pour la première
fois en 1978. L'Auteur, l'Actrice, le Régisseur, le Machiniste, deux
couples de Spectateurs interviennent au même niveau, la scène et la salle
se confondent. Il y a des bribes du Songe d'une nuit d'été avec Titania,
Puck et Bottom, il y a Lady Macbeth. Le dialogue tourne autour de
l'antinomie mensonge-vérité, aussi bien au théâtre que dans la vie. A la
fin de cet acte, unique on entend les bruits de la révolution, la foule
risque d'envahir le théâtre.
Il n'y a pas de théâtre dans le théâtre, au sens strict du terme, dans les
ouvrages dramatiques de Jean Genet. Mais il y a des éléments de
parathéâtre: j eu de rôles (cher à Pirandello ), cérémonial, rituel,
simulacre. Dans Les bonnes (1947) Claire et Solange jouent la maîtresse
et la servante. Dans Le balcon (1956) les clients d'un bordel se
travestissent en personnages de leurs fantasmes (l'évêque, le juge, le
général). Les nègres (1959), écrits pour des comédiens noirs, impliquent
qu'une partie des personnages (la cour d'assises) portent des masques
blancs. Evoquons aussi le ballet peu connu de Jean Genet Adame miroir,
créé à Paris en 1948, dans lequel «un danseur placé derrière un
praticable en forme de miroir, et voilé de tulle, tient le rôle du Reflet,
copiant à l'envers les attitudes du Matelot» - dit le livret. Et Jean-Paul
Sartre y voit un effet d'autoréflectivité : « Cette composition n'est pas la
conséquence d'un caprice d'esthète: elle est Genet lui-même, Genet
présent dans son ouvrage, non seulement sous les aspects divers de ses
personnages, mais encore et surtout comme structure interne de l' œuvre
car ce contrepoint du reflet-reflétant et du reflet-reflété définit le
39
mouvement intérieur du voleur à la recherche de son être ». (Saint Genet
comédien et martyr).
40
Dix auteurs du XXèmesiècle
en quête de métathéâtre
42
personnage, raconte l'histoire qui lui a donné l'idée de sa comédie; et il
se met à l'écrire.
Vers la fin de sa vie, Guitry a publié une pièce historique en dix-neuf
tableaux Beaumarchais (1950), où il est question de multiples activités
non théâtrales de Pierre-Augustin Caron et de ses mésaventures, où l'on
voit Louis XV et Louis XVI ainsi que Benjamin Franklin. Mais il y est
aussi question du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. On assiste
même, aux tableaux XIII et XIV, à la première représentation du Barbier
à la Comédie Française (le 23 février 1775), on en entend quelques
répliques; huit ans plus tard, c'est la lecture du Mariage de Figaro
devant le roi (tableau XV).
La pièce sur Beaumarchais rassemble donc plusieurs éléments du
théâtre dans le théâtre: un lieu théâtral s'y trouve reproduit, il yale
spectacle (bien que très fragmentaire) d'une pièce, il y a la lecture privée
d'une autre, donc des citations dramatiques. Il y a également beaucoup de
références métathéâtrales: Beaumarchais qui conçoit l'idée d'une
Société des auteurs (tableau XI), qui condamne la nullité de la production
dramatique depuis 1789 (tableau XVII), enfin l'apothéose finale où,
après la mort de Beaumarchais, c'est Molière qui lui fait franchir le seuil
de l'Immortalité, malgré l'opposition de quelques membres obscurs de
l'Académie Française. Dans cet ouvrage tardif de Guitry on trouve une
accumulation des traits qui sont représentatifs de quelques autres
catégories de pièces que nous allons évoquer.
Beaumarchais, Monnier, Courteline, auteurs dramatiques
authentiques (auxquels il faut ajouter Molière), mais aussi une actrice
authentique, Virginie Déjazet, que Sacha Guitry a mis en scène dans une
pièce inachevée dont nous n'avons que le premier acte. L'épisode se
passe dans la loge de Virginie Déjazet, «au Théâtre du Gymnase en
1821 », c'est-à-dire au début de sa brillante carrière, après une
représentation où elle jouait en travesti. Enfin, une pièce sur Laurent
Mourguet, créateur du personnage de Guignol lyonnais et de son
compère Gnafron, intitulée Son père et lui (1934). Elle retrace sa vie en
quatre tableaux dont le premier reconstitue un spectacle sur « une place
publique, à Lyon, en 1782» et le troisième une scène entre Guignol et
Polichinelle.
Signalons maintenant deux pièces où l'on assiste à des spectacles
mais en dehors du cadre institutionnel d'un théâtre. Dans Petite
Hollande, l'une des premières comédies de Sacha (1908), il ne s'agit
43
même pas d'une vraie pièce intérieure; vers la fin de l'acte l une sorte de
« spectacle de société» est donné après le dîner, dans un salon parisien:
une élève du Conservatoire récite une poésie tandis qu'Aristide Bruant
fait son apparition pour chanter «Les mich'tons ». Dans Le Bien-Aimé
(1940) Guitry montre la cour de Versailles, avec Louis XV et Madame de
Pompadour, avec Voltaire vieillissant et le jeune Fragonard. A l'acte V,
on propose au roi de reprendre Le Tartuffe, version en trois actes, pour le
centenaire de sa création, « à l'endroit même où il fut représenté pour la
première fois ». Le sixième et dernier acte du Bien-Aimé c'est la
représentation, dans un salon de Versailles, du troisième acte du Tartuffe,
ou l'Imposteur, interprété par Louis XV, courtise Elmire, jouée par
Madame de Pompadour. Double référence? Mise en abyme à rebours?
De toute façon, l'allusion est audacieuse.
Une autre comédie de Molière exploitée par Guitry comme spectacle
dans le spectacle, c'est George Dandin. Dans une « revue» dramatique
en quatorze tableaux Histoires de France (1929), depuis les Gaulois
jusqu'à Clemenceau, le septième tableau est intitulé «Louis XIV». C'est
la première représentation de la pièce de Molière, dans le parc de
Versailles. «Le roi et la Cour sont assis face au public et, tout à fait à
l'avant-scène, jouant de dos, Molière et sa troupe achèvent le deuxième
acte de George Dandin [...]». Il s'agit de la scène 8 (nous en entendons
une vingtaine de répliques) où Angélique frappe Dandin à coups de
bâton. Pendant l'entracte, Molière donne quelques conseils à ses
comédiens, et il déclare à Armande: « vous ressemblez trop à Angélique
et je ressemble trop à George Dandin. Et je ne pensais pas qu'on en ferait
à ce point la remarque ». Ensuite, La Fontaine, Boileau et Racine
engagent avec Molière un débat littéraire.
Trois comédies reconstituent le cadre théâtral en tant que lieu, sans
qu'il y ait spectacle dans le spectacle ni pièce dans la pièce.
L'acte II et La prise de Berg-op-Zoom (1912) se passe au Grand
Théâtre, on est dans « le couloir des loges », près d'un vestiaire, on voit
le bar-fumoir. On entend des applaudissements, le public envahit le
couloir. C'est le premier entracte, auquel succèdera le second. Quelques
remarques sont échangées sur le caractère de la pièce, d'ailleurs on se
rend compte que certains ne viennent au théâtre que pour les entractes.
Le théâtre est traité ici comme lieu de rencontre, lieu de passage. Aucun
rapport entre la pièce jouée (dont on sait peu de choses) et l'intrigue de la
44
comédie de Sacha Guitry, comédie boulevardière (relations amoureuses
entre plusieurs personnages) aux effets parfois farce.
En revanche, c'est le côté professionnel de l'entreprise théâtrale et du
travail du comédien que nous fait découvrir le petit acte On passe dans
huit jours (1922). La scène est dans le bureau du directeur du Théâtre
Poissonnière, celui-ci discute avec l'auteur de la pièce actuellement en
répétition: l'interprète du rôle féminin est tellement mauvais qu'ils
décident de la remplacer. Dès qu'ils annoncent la nouvelle à l'actrice,
celle-ci a un mouvement de colère si violent qu'elle se montre enfin
capable de bien jouer « la grande scène du troisième acte ». La situation
est donc sauvée, pour tout le monde.
C'est aussi dans le bureau d'un administrateur de théâtre, cette fois un
personnage historique, que se passe l'à-propos Cigales et fourmis (1940).
Le baron Taylor reçoit deux comédiens et leur promet de fonder une
société d'aide aux artistes. Cet acte fut créé à l'occasion du centenaire
de l' «Association de secours mutuel entre les artistes dramatiques»
établie en 1840 par le baron Taylor. La distribution en fut brillante:
Denis d'Inès fut entouré de Madeleine Renaud, Louis Jouvet et Sacha
Guitry.
Il existe ensuite tout un groupe de comédies qui répondent aux deux
critères à la fois: elles contiennent un spectacle dans le spectacle, ce
spectacle intérieur ayant lieu sur une scène professionnelle. Il est muet
dans L'illusionniste (1917) dont le Prologue, « à l'Alhambra de Paris »,
est constitué par quatre numéros d'une soirée de music-hall. « Le théâtre
est censé représenter la scène et la salle de ce music-hall» - dit la
didascalie, tandis que deux personnages de la pièce sont placés dans une
avant-scène. Le premier acte de L'illusionniste se passe dans la loge du
personnage titre.
Dans d'autres ouvrages, le texte de la pièce intérieure se trouve
débité, au moins partiellement. En voici quelques-uns: l'ordre
chronologique de leur création semble correspondre à l'enrichissement
progressif des procédés relevant du théâtre dans le théâtre.
Jean III ou l'irrésistible vocation du fils Mondoucet (1912) est une
farce, voire une pantalonnade, on peut penser que le jeune Guitry a voulu
pasticher Feydeau (c'était la période de On purge bébé et Mais n'te
promène donc pas toute nue). Dans le Prologue, la Régisseur annonce au
public que l'un des comédiens ayant été accidenté, on est à la recherche
45
d'un remplaçant. Ce remplaçant sera un amateur, passionné de théâtre et
amoureux de l'actrice qui joue dans la pièce. A l'acte II, dans une loge du
Théâtre Impérial, on lui fait apprendre son rôle. L'acte III tout entier
correspond à la représentation d'un ridicule drame médiéval en vers. Les
parents du débutant, assis dans une avant-scène, interviennent au cours
du spectacle. L'improvisation de leur fils tourne à la catastrophe; à la fin,
il confond la fiction théâtrale et ses sentiments personnels, il déclare
l'amour à sa partenaire qui est la maîtresse de l'autre comédien en scène.
Une bagarre termine la pièce.
Un autre drame pseudo-historique en vers, presque aussi ridicule,
constitue la pièce intérieure dont le spectacle remplit l'acte II de la
comédie On ne joue pas pour s'amuser (1925), écrite d'ailleurs pour
Lucien Guitry qui devait décéder lorsque cette pièce était encore à
l'affiche. Les actes suivants ont lieu dans les coulisses du théâtre Ca.IV)
ou dans la loge de la comédienne Ca.III et V).
C'est le spectacle tout entier d'une petite comédie boulevardière, une
sorte de marivaudage, une bluette à la Musset ou à la Jules Renard qui
forme les trois actes de la pièce de Guitry Quand jouons-nous la
comédie? (1935). L'originalité de celle-ci est dans le Prologue, d'ailleurs
plus long que les trois actes de la pièce intérieure. Ce Prologue comporte
trois tableaux Ccoulisses du Théâtre Lyrique, bureau du directeur, loges
des chanteurs) et cela se passe pendant et après la représentation de
Werther de Massenet. Après dix ans de brillants succès le ténor et sa
femme décident de quitter la scène lyrique. Un ami, auteur dramatique,
suggère à ce couple exemplaire de continuer leur carrière comme
comédiens et se déclare prêt à écrire pour eux une pièce. C'est
précisément la représentation de cette pièce qui constitue le spectacle
dans le spectacle. Un bref Epilogue, assez banal, montre les coulisses du
théâtre juste après la représentation de la Comédie (l'envers du décor
précédent). Le seul intérêt de Quand jouons-nous la comédie? est
d'ailleurs dans ce cadre de théâtre dans le théâtre et d'opéra dans le
théâtre.
Un opéra de caractère parodique, cette fois imaginé par Guitry,
constitue le premier acte de sa comédie musicale Mariette ou comment
on écrit l 'histoire (1928). Elle raconte l'aventure amoureuse d'une petite
chanteuse, Mariette, avec le Prince Louis-Napoléon. L'histoire
commence en 1848, le quatrième et dernier acte a lieu en 1928, lorsque
Mariette, centenaire, remémore, devant un journaliste, ses souvenirs sur
46
Napoléon III, en en rajoutant. La particularité de cette comédie réside
dans le dispositif scénique à l'envers: les chanteurs de l'acte I jouent dos
au public, le trou du souffleur, le rideau ainsi que la salle imaginaire se
trouvent au fond de la scène.
La forme la plus singulière de métathéâtre dans l'œuvre de Sacha
Guitry, et peut-être la plus rare au cours de la longue histoire de ce
phénomène, est celle qui est utilisée dans Sa dernière volonté ou
l'optique du théâtre (1939). Il s'agit d'un diptyque. A l'acte I, un ami
dévoué vient prendre des nouvelles de l'état de santé d'un modeste
employé des Postes. Celui-ci, à l'article de la mort, fait connaître sa
dernière volonté: si la future veuve devait se remarier, il ne faut pas que
ce soit avec le meilleur ami de la maison. Mais le meilleur ami est un
auteur dramatique à la recherche d'un sujet. Et voilà qu'il le trouve dans
la situation vécue en ce moment même. «Un sujet pris sur le vif »,
seulement il faut le transposer, « afin de respecter l'optique du théâtre »,
dit-il. C'est justement sa pièce qui constitue l'acte II. Le cadre social est
radicalement changé: « grand salon très élégant d'un hôtel particulier »,
l'obscur postier devient M. le marquis, son ami - M. le comte. Et le
malade ne mourra pas, donc sa dernière volonté sera sans objet: la
marquise et l'ami de la maison pourront continuer leur liaison.
Nous y avons donc deux comédies très boulevardières, l'une dans un
style plutôt réaliste, l'autre plus fantaisiste. Mais l'élément Boulevard y
est appliqué en toute conscience, il est « entre guillemets », il se trouve
pastiché. Ce qui fait la vraie originalité de cette pièce, c'est que le
pastiche s'y manifeste à deux niveaux: il est à la puissance deux dans la
seconde comédie. Si le langage est déjà comique à l'ace I, il est d'une
préciosité ridicule à l'acte II. Sa dernière volonté ou l'optique du théâtre
est en même temps une réflexion, dans un ton léger mais non dépourvu
de sérieux, sur la spécificité de l'art du dramaturge amené à transposer
pour la scène les réalités de la vie, le fruit de ses observations et de son
expérience personnelle.
Signalons enfin Toâ (1949), une pièce dont la trame est tout à fait
boulevardière, cependant Sacha Guitry ne se contente pas d'y exploiter à
fond le procédé de théâtre dans le théâtre, il y met une légère touche de
pirandellisme. Acte I. Un auteur-acteur, Michel Desnoyers, s'inspire de
sa récente rupture avec sa maîtresse, Ecatérina, pour en faire le thème de
sa nouvelle pièce. Acte II. Le soir de la première de la pièce intitulée
Toâ, Ecatérina, qui se trouve dans la salle, menace de tuer Michel, elle
47
affirme devant le public: «cette pièce [...] a été faite avec notre
aventure », elle ne cesse d'interrompre le spectacle en reprochant à
Michel: « elle se confond trop, ta pièce, avec la réalité ». Acte III. Après
le spectacle, Ecatérina arrive chez Michel, repentante. Puisqu'elle fut
chassée du théâtre avant la fin, Michel lui raconte la suite de la pièce qui
se termine par un mariage. Acte IV, le lendemain matin. Le directeur du
théâtre, ravi du scandale de la veille, supplie Michel d'introduire dans sa
pièce la scène qui s'est jouée dans la salle. Michel et Ecatérina acceptent,
et leur vraie histoire se terminera par l'annonce du mariage. Selon le
principe exprimé par Michel: «je ne fais pas mes pièces avec ma vie
privée, [...] mais je vois ma vie privée se conformer à mes pièces ».
Au point de vue de la technique du théâtre dans le théâtre, il y a, dans
Toâ, un double ou même triple emboîtement. La pièce intérieure, calquée
sur la situation des protagonistes de la pièce extérieure, a un
prolongement dans la vie de ceux-ci, prolongement qui inspire une
nouvelle version de la pièce intérieure. Mais il y a aussi un
enchevêtrement très poussé dans l'axe réalité-fiction. Et la mise en
abyme, que l'on perçoit facilement sur le plan de l'intrigue, s'extériorise
dans le procédé scénographique : la pièce intérieure de l'acte II est jouée
dans «un décor qui est absolument identique au décor précédent: le
cabinet de travail de Michel ». Il y a aussi identité entre la salle du
Nouveau- Théâtre, où la représentation de la pièce de Michel Desnoyers a
lieu, et la salle dans laquelle la comédie de Sacha Guitry est
effectivement jouée: Ecatérina est «assise au troisième rang
d'orchestre », les ouvreuses vendent le programme de Toâ, Michel fait
des annonces directes au public.
Deux ouvrages se détachent de l'ensemble de la production
dramatique de Sacha Guitry, y compris la vingtaine de ses pièces
métathéâtrales, par le sérieux avec lequel est traitée la question du métier
de l'acteur, par les qualités littéraires du texte ainsi que par la pertinence
des énoncés sur l'art théâtral. C'est Deburau (1918) et Le comédien
(1921), l'un à caractère historique, l'autre contemporain, les deux écrits
par un auteur dans sa première maturité.
Deburau est une fantaisie sur des personnages authentiques: le
célèbre mime Jean-Baptiste Gaspard Deburau (1796-1846), son fils
Charles (1829-1873), Marie Duplessis (1824-1847 de son vrai nom
Alphonsine PIessis), modèle de la Dame aux camélias. Guitry hésitait sur
la date du début de l'action: 1836 du manuscrit fut remplacé par 1839
48
dans le texte publié, peut-être pour permettre à la célèbre demi-
mondaine d'atteindre l'âge d'au moins quinze ans. La deuxième partie de
la pièce se passe sept ans plus tard, c'est-à-dire l'année de la mort de
Deburau et un an avant celle d'Alphonsine Plessis. Parmi le public du
spectacle donné par Deburau au Théâtre des Funambules, on voit Victor
Hugo, George Sand et Musset, comme simples figurants. Afin de
renforcer l'historicité de l'atmosphère, Guitry se sert du texte de
Théophile Gautier (La Revue de Paris du 4 septembre 1842) pour décrire
la pantomime Marrrchand d'habits! jouée, au premier acte, par
Deburau. Et il fait lire par les comédiens des Funambules l'article de
Jules Janin sur Deburau, paru dans Le Journal des Débats. Pour marquer
le côté fiction littéraire, il introduit le personnage d'« Un jeune homme»
qui n'est autre qu'Armand Duval, sorti du roman et du drame
d'Alexandre Dumas fils.
La pièce de Sacha Guitry, «comédie en vers libres en quatre actes et
un prologue », est fondée sur deux intrigues: l'amour de Deburau pour
Marie Duplessis et les rapports du grand mime avec son fils, successeur
dans l'art mimique. Après le Prologue, à l'extérieur du Théâtre des
Funambules, et l'acte l à l'intérieur, avec le spectacle de la pantomime,
l'acte II se passe dans le boudoir de Marie Duplessis, pour laquelle
Deburau invente le surnom de la Dame aux camélias. A l'acte III, sept
ans plus tard, le mime, malade, attend toujours la visite de la jeune
femme qui arrive enfin, suivie de son médecin. Il donne aussi à son fils,
âgé de dix -sept ans, des conseils sur le métier théâtral. Mais c'est l'acte
IV qui contient la grande leçon faite à son fils. Nous sommes de nouveau
au Théâtre des Funambules, Deburau, à bout de forces, essaie de jouer
une dernière fois, mais c'est un échec. Il se résigne et se fait remplacer
par son fils, Charles Deburau. La scène de « la classe» rappelle celle
d'Hamlet avec les comédiens ou de Molière avec sa troupe, dans
L'impromptu de Versailles.
Dans l'autre pièce foncièrement métathéâtrale, le nom propre du
personnage principal est remplacé par un nom générique: Le comédien.
Si, dans Deburau, se dessinent les rapports père-fils sur le plan
professionnel, Le comédien est une pièce consacrée explicitement au père
de l'auteur; Lucien Guitry l'a créé en 1921, Sacha devait lui succéder
dans ce rôle, en 1938. L'hommage à son père se trouve confirmé dans la
préface de l'édition ultérieure de la pièce: «un grand comédien fait
49
entrevoir aux auteurs dramatiques de son temps des possibilités
auxquelles tout d'abord ils n'avaient pas songé ».
Cette «comédie en quatre actes» est, en fait, le drame d'un grand
acteur amené à choisir entre ses sentiments amoureux et l'art du théâtre.
On est loin d'un conflit cornélien, et pourtant. Jacques (c'est ainsi qu'on
le prénomme dans le texte), cinquante ans, tombe amoureux de
Jacqueline, vingt ans, son admiratrice qui veut faire du théâtre. Il en lui
fait faire, mais cela se montre désastreux. Faut-il céder devant les
exigences de la jeune ambitieuse et la pousser à une carrière théâtrale, ou
bien renoncer à cette liaison passionnelle? Le Comédien choisira le
respect pour son art.
La pièce tout entière se passe dans le milieu théâtral - acteurs et
actrices, auteur dramatique, directeur de théâtre, régisseur, habilleuses.
ActeI: «dans la loge du Comédien », après un spectacle, première
rencontre avec Jacqueline. Acte II : le nouveau couple rentre d'un voyage
« de miel », le Comédien commence à répéter, chez lui, avec sa nouvelle
maîtresse. L'acte III se passe « sur le plateau », pendant la répétition de
la pièce dont le dialogue (exécrable) occupe la moitié de l'acte. Enfin
l'acte IV, « dans la loge du Comédien », vers la fin et après le spectacle:
c'est la catastrophe sur la scène et la rupture entre le quinquagénaire et sa
jeune amie. Le Comédien se montre fidèle à sa profession de foi,
exprimée dès le premier acte: « Il ne faut pas être amoureux du théâtre...
il faut l'adorer. Ce n'est pas un métier, le théâtre, c'est une passion! » Et,
à la question finale de l'Habilleuse «Vous êtes seul? », il répond
«Oui... mais... j'ai rendez-vous demain soir... avec douze cents
personnes! »
Vingt-trois pièces de Sacha Guitry à caractère métathéâtral ont été
évoquées ici. Elles s'échelonnent, avec une certaine régularité, sur un
demi-siècle de sa carrière. Ce ne sont pas toujours ses meilleures
comédies ni ses plus grands succès. Cependant elles apportent une
marque d'originalité, elles rompent la monotonie boulevardière de sa
production dramatique.
Sacha Guitry exploite presque toutes les formes, toutes les variantes
de ce qu'on appelle théâtre dans le théâtre ou métathéâtre. On y trouve la
pièce dans la pièce, fictive ou authentique, sous forme de spectacle dans
le spectacle, de répétition ou de simple évocation, on pénètre à l'intérieur
du bâtiment théâtral, dans les coulisses, dans les couloirs, dans le bureau
de directeur, dans la loge d'acteur. Ce dernier décor est un lieu privilégié
50
puisqu'il revient dans sept de ses pièces: lieu matriciel, dirait un
psychanalyste, vu de longues heures passées par le petit Alexandre dans
les loges de ses parents, à Saint-Pétersbourg natal et ensuite à Paris. On
trouve aussi, dans ses comédies, la scène sur la scène, les spectateurs
présumés au fond du plateau, la salle réelle s'identifiant avec la salle de
la fiction dramatique. Quant aux rapports entre les personnages ou les
situations de la pièce intérieure et ceux (celles) de la pièce extérieure, ils
prennent parfois l'aspect d'une mise en abyme. Parmi ses personnages,
historiques ou fictifs, il y a des comédiens, des auteurs dramatiques, des
directeurs de théâtre. Il y a enfin, dans leur bouche, d'innombrables
énoncés sur le théâtre, sur l'art dramatique, sur le travail de l'acteur, sur
le public. Certaines de ces répliques apparentent les pièces de Guitry à ce
qu'on appelle le théâtre littéraire, au sens noble du terme. Pour preuve, je
me livrerai à un petit exercice, en mélangeant quelques citations de Sacha
Guitry avec celles de Jean Giraudoux, auteur dramatique on ne peut plus
littéraire (ce qualificatif, même s'il avait une nuance péjorative, sous la
plume de ses critiques, fut assumé avec fierté par l'écrivain lui-même).
52
le fais rire... je l'émeus, je le distrais », et ce ne serait pas
beau de pouvoir se dire un jour : «Je lui ai fait du bien! »
11. [.. .] rien n'est perdu si chaque soir [...] l'adolescent, le
savant, le ménage modeste, le ménage brillant, celui que la
vie a déçu, celui qui espère en la vie, se dit: - tout irait mal,
mais il yale théâtre!
1
Les citations 1,3,4,6,9 et Il proviennent de L'impromptu de Paris, les citations 2,5,7,8 et 10-
du Comédien.
53
Remarquons toutefois, en marge de ces références savantes, qu'au
titre qui, par la force des choses, constitue le premier mot d'un ouvrage
dramatique, correspond, dans Intermezzo, le dernier mot de la pièce
(prononcé par le Droguiste): «Et fini l'intermède!» Une boucle
refermée sur elle-même, procédé si cher à Giraudoux (et à Jouvet), effet
de symétrie, lorsque à la version italianisée «intermezzo» répond,
comme un écho, le mot francisé « intermède ».
L'influence de Goethe ne se limite pas au titre. Comment ne pas
partager l'opinion de Jacques Body lorsqu'il dit: «En écrivant
Intermezzo, Giraudoux a écrit un peu, lui aussi, son Faust» ou plutôt son
« anti-Faust, toute révérence gardée ». Mais ce qui mérite
particulièrement notre attention, c'est que l'évocation directe de
Faust (<<Le Droguiste: Et voici qu'approche le dénouement de ce nouvel
épisode de Faust et de Marguerite ») se trouve juste au milieu de la
«Fugue du chœur provincial ». Et c'est précisément cette Fugue qui
constitue l'élément le plus important de la théâtralisation.
Située vers la fin de l'acte III, la « Fugue du chœur provincial» est
une récitation en contrepoint exécutée par le chœur de huit Fillettes ainsi
que par six autres personnages de la pièce: Monsieur Adrien, le Père
Tellier, l'Inspecteur, le Contrôleur, Armande, Léonide. Sans compter le
Droguiste qui règle tout. C'est lui qui a eu l'idée de cette « expérience »,
qui ordonne, commande, qui «dirige de sa baguette le chœur ». Le mot
« symphonie» est prononcé dans le texte. D'autres termes s'imposent
peut-être davantage, oratorio ou cantate, formes où la musique et la voix
humaine s'associent dans une espèce de spectacle. Le metteur en scène
de ce spectacle, le Droguiste, reconstitue ingénieusement ce qu'il appelle
« le bruit de la vie habituelle ». Tout y est: paroles et gestes, musique et
bruitage. Il y a même le public: «une foule curieuse» qui assiste au
spectacle sans y être engagée directement.
Dans Electre, créée quatre ans après Intermezzo, ce sont d'autres
« fillettes », les petites Euménides, qui, dès le premier acte, sont chargées
de la théâtralisation. Mais contrairement à leurs petites sœurs
d'Intermezzo qui débitent en rengaine leur leçon de géographie: «La
Vienne grossie de la Creuse. Le Cher grossi de l'Auron. L'Allier grossi
de la Sioule », sans rapport avec l'intrigue de la pièce (tout comme les
phrases récitées en contrepoint par d'autres choristes et qui ne sont que
des banalités, des lieux communs), les Petites Euménides, elles,
54
prononcent des paroles lourdes de signification, lorsqu'elles donnent leur
« spectacle ». Et elles le font à deux reprises.
La première fois (a. J, sc. 1), il ne s'agit que d'une «récitation », en
présence d'Oreste et du lardinier. « Récitons-nous, oui ou non? - s'écrit
la Première Petite Euménide. - Récitons Clytemnestre mère d'Electre. »
Et elles parlent de l'état d'âme de la reine: «Clytemnestre a mauvais
teint », «elle a peur [...] de tout.» Ensuite la Première Petite Fille
propose: «nous pouvons réciter Electre », et les trois Euménides
d'énoncer quelques méchancetés sur la sœur d'Oreste (<<Cela, ce n'est
pas vrai. Mais ça fait bien» - admet avec cynisme la Première Petite
Euménide).
Si nous étions là devant une simple récitation, la deuxième
intervention des trois filles (a. J, sc. 12) peut être considérée comme un
vrai spectacle dans le spectacle, comme une micropièce intérieure.
Tandis qu'Electre et Oreste sont endormis, la Première Petite Euménide
s'écrie: « A notre tour de jouer Clytemnestre et Oreste. Mais pas comme
eux le jouent. louons-le vraiment! » Et une didascalie (le théâtre de
Giraudoux en est tellement avare) précise: « Les trois petites Euménides
se placent dans les positions qu'avaient les acteurs de la scène précédente
et jouent en parodie, j'aimerais autant avec des masques. » Nous savons
d'ailleurs que lors de la création, les trois filles portaient des masques
blancs, la seconde jouant Oreste une petite épée, la première
(Clytemnestre) une couronne. «Tu viens pour me tuer, pour tuer
Egisthe ? » - dit la Première Euménide jouant Clytemnestre. Et elle
poursuit: « Si une épée comme celle-là tuait ta sœur, nous serions bien
tranquilles! [...] Moi j'épouserais tranquillement Egisthe. .. [...] Il prend
de l'âge, Egisthe. Tu lui succéderais bien vite... Tu serais le roi Oreste. »
« le ne veux tuer ni ma sœur que j'aime, ni ma mère que je déteste... »
- lui réplique la Deuxième Euménide. Et la Troisième Euménide
intervient pour paraphraser la réplique d'Electre de la scène précédente:
« Alors pourquoi parlez-vous tous deux », etc.
Les trois petites actrices du petit spectacle représentent, chacune, l'un
des protagonistes de la tragédie. Elles se réfèrent à des paroles
prononcées dans les scènes précédentes (par exemple l'accusation du
Mendiant: «Vous voulez tuer Electre », sc. 3), elles dévoilent quelques
arrières-pensées de Clytemnestre, elle suggèrent tel ou tel développement
de l'intrigue, tel ou tel dénouement possible. C'est donc une scène qui
par sa force d'évocation et de prémonition est comparable à la
55
représentation du Meurtre de Gonzague dans Hamlet, théâtre dans le
théâtre et psychodrame exemplaires.
On peut objecter que le spectacle des Petites Euménides est
parodique. Mais ne l'est-il pas, le spectacle de la troupe des comédiens
ambulants, dans l'optique de Shakespeare lui-même? La différence
essentielle, celle qui constitue un fossé entre les deux scènes, au point de
vue de la technique du théâtre dans le théâtre ou du spectacle dans le
spectacle, c'est que Le meurtre de Gonzague a un public de choix -
toute la cour avec les principaux intéressés y assiste -, tandis que la
micropièce des Petites Euménides est jouée devant le frère et la sœur
endormis (matérialise-t-elle leurs songes ?), le seul témoin éveillé mais
extrêmement discret en est le Mendiant, un dieu, personnage omniscient
qui n'a pas besoin des révélations des Euménides.
Il faudra attendre les deux autres pièces de Giraudoux pour trouver le
théâtre dans le théâtre sous une forme pleinement épanouie. Avant d'y
passer, une observation s'impose, résultant de deux faits.
Colette Weil qui, dans son édition critique d'Intermezzo (Ophrys,
1975), en présente des variantes, nous parle de «la fugue étoffée du
chœur provincial» comme d'un texte tardif et manuscrit offert par
l'auteur à Jouvet - qui l'avait peut-être suscité. Bien que l'on trouve déjà
cette fugue, à l'état embryonnaire et sous le nom de « symphonie », dans
la première version d'Intermezzo (<<Bonnes Feuilles », Ed. Ides et
Calendes), elle semble avoir pris sa forme spectaculaire très tardivement,
peut-être pendant les répétitions avec Louis Jouvet. Pour ce qui est
d'Electre, Jacques Robichez a constaté, en analysant les manuscrits, que
la scène parodique jouée par les Euménides avait été rédigée «au
moment de la correction des épreuves, déjà en pages ». Ainsi les deux
scènes de spectacle dans le spectacle, celle d'Intermezzo comme celle
d' Electre, paraissent avoir été sinon inventées, au moins étoffées et
formées définitivement au cours du travail avec le metteur en scène.
Ce qui est en revanche tout à fait incontestable, c'est que Louis
Jouvet a inspiré, on ne peut plus directement, L'Impromptu de Paris.
Electre fut jouée pour la première fois le 13 mai 1937. C'est
probablement avant le mois de juillet que Giraudoux a commencé à
rédiger son Impromptu qui devait être créé le 3 décembre. La timide
expérience de la théâtralisation dans Electre a-t-elle encouragé
Giraudoux à faire un pas décisif dans cette direction? Ou, au contraire,
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L'Impromptu en gestation a-t-il incité l'écrivain à faire montrer les
Petites Euménides donnant leur spectacle?
L'Impromptu de Paris associe deux aspects de la théâtralisation :
théâtre dans le théâtre et théâtre sur le théâtre. «La scène est la scène
même de l'Athénée, un après-midi de répétition» - indique la
didascalie liminaire. Le lieu de l'action est donc identique au lieu de la
représentation. Personnages: «la troupe de Jouvet », chacun des
comédiens jouant soi-même, sous son propre nom. Même le machiniste
et l'électricien. Un seul personnage fictif: le député-grammairien
Robineau.
Le point de départ, c'est L'Impromptu de Molière: le titre de l'acte de
Giraudoux s'y rapporte directement et, dès la première scène, on déclame
le début de L'Impromptu de Versailles. Mais ce n'est pas pour répéter
l'acte de Molière qu'on s'était réuni. Quelle est la pièce en préparation?
Giraudoux hésita sur ce point. Dans le manuscrit «surchargé de
ratures », «avec des phrases interrompues, des répliques modifiées,
rejetées, reprises », Jacques Robichez a retrouvé un dénouement primitif,
où Louis Jouvet et Madeleine Ozeray commencent à répéter l'acte II de
L'école des femmes. Et encore dans les Variantes 111 (Ed. Ides et
Calendes) on trouve cette phrase dans la bouche de Jouvet: «Il nous
reste une heure pour la répétition. En scène, les enfants. Deuxième acte
de L'école des femmes ». Et une didascalie précise: «On commence
L'école des femmes. Le metteur en scène pourra placer entre les phrases
ses observations. » Suit un échange de répliques entre Jouvet-Arnolphe et
Ozeray-Agnès:
Cette dernière phrase est prononcée par Robineau « qui n'a pas pu se
retenir» et qui s'excuse: « Oh, pardon! Oh, pardon! »
Dans la version définitive de L'impromptu de Paris, pas de dialogue
de L'école des femmes. Ce qu'il en reste, c'est le commentaire de
Madeleine Ozeray sur « le petit chat est mort », celui de Jouvet sur la
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«tarte à la crème », et aussi «un des rosiers de L'école des femmes »,
accessoire auquel s'accroche le maladroit Robineau.
Le choix de Giraudoux, en ce qui concerne la pièce répétée, s'est
porté finalement sur La guerre de Troie n'aura pas lieu. Est-ce parce que
L'impromptu de Paris devait être présenté pour la première fois avec une
reprise de La guerre de Troie? D'ailleurs, pas une seule réplique de La
guerre de Troie n'est prononcée dans L'impromptu de Paris, seules les
allusions à la « scène avec Andromaque », au fameux « cul de singe », et
à Iris qui doit descendre du ciel dans une gloire, indiquent la pièce en
répétition. Répétition qui n'est qu'un prétexte pour dire un grand nombre
de choses sur le théâtre, sur la création dramatique, sur l'art du comédien
et du metteur en scène, sur le public et la critique, enfin sur les rapports
entre le théâtre et l'Etat. Bref, un vrai manifeste théâtral, presque une
tirade répartie entre plusieurs voix, une source inépuisable de définitions
et de formules pour alimenter des anthologies. Nous en tirerons une seule
qui traduit peut-être mieux que les autres la création giralducienne : « le
théâtre, c'est d'être réel dans l'irréel ». Formule qui est aussi l'une des
clefs de la théâtralisation.
L'impromptu de Paris, qui commence par une évocation de Molière,
se termine par les paroles du profane Robineau qui, montant au ciel dans
une gloire détraquée, s'écrie, avant de disparaître: « C'est du théâtre! »
Voilà les mots qui résument parfaitement cet acte de Giraudoux.
Mais c'est dans Ondine que le théâtre dans le théâtre prend un essor
prodigieux, c'est à propos d'Ondine qu'on est en droit de parler de la
surthéâtralisation.
L'acte II tout entier, acte médian et le plus long des trois, est placé
sous le signe du spectacle dans le spectacle. Il commence par
l'apostrophe du Chambellan: « Messieurs, j'en appelle également à votre
invention et à votre impromptu. [...] Sa Hautesse entend qu'un
divertissement clôture la solennité... Vous, Monsieur le surintendant des
théâtres royaux, que nous proposez-vous? » Il se termine par l'appel du
même Chambellan: « Un entracte! Un entracte! » Tout au long de l'acte
II, nous assistons à une succession de spectacles; on dirait un festival
théâtral, tels Les plaisirs de I 'fie enchantée ou Le grand divertissement
royal de Versailles.
Ces spectacles intérieurs se répartissent en trois groupes. D'abord un
Illusionniste fait surgir quelques tableaux: une comète qui passe, la ville
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d'Ys qui émerge des eaux, le cheval de Troie qui entre, les pyramides qui
se dressent, l'arbre de Judée qui jaillit, Vénus toute nue qui apparaît près
du Chambellan.
Après cette démonstration purement spectaculaire, l'Illusionniste qui
n'est autre que le Roi des ondins et l'oncle d'Ondine, propose « un petit
divertissement personnel»: mettre face à face Hans et son ancienne
fiancée Bertha. Il ne s'agit plus d'évoquer des fantômes, mais d'accélérer
le cours des événements (la vie étant « un théâtre par trop languissant.
Elle manque de régie à un point incroyable» - se plaint le Chambellan).
Le magicien fera anticiper l'avenir en trois scènes que regarderont,
comme voyeurs, des « spectateurs cachés », notamment les dames de la
cour. «Voilà la scène que vous n'auriez eue que l'hiver prochain, si vous
n'aviez eu recours à mes services! » - constate l'Illusionniste après le
deuxième épisode. Et avant le troisième, il annonce « la scène de l'an
prochain ». Ces trois rencontres entre Hans et Bertha vont-elles amener la
rupture entre Ondine et son époux? Les deux instigateurs du spectacle y
sont intéressés: l'Illusionniste pense à récupérer Ondine, le Chambellan
voudrait rendre Hans à Bertha. Une dernière scène (il y a, entre-temps,
une scène marginale, arrangée comme les précédentes par le magicien,
entre le vieux pêcheur Auguste et Violante), dont l'Illusionniste affirme
ne pas être responsable, montre « la première mésentente du Chevalier et
d'Ondine ».
Enfin, l'intermède proprement dit, spectacle dans le spectacle sous
une forme institutionnalisée. L'oncle d'Ondine y est dédoublé: en tant
qu'Illusionniste il organise le spectacle, il y joue en tant que Roi des
ondins. Les génies des eaux reconstituent, par leur jeu, les circonstances
de la naissance de Bertha, ils dévoilent le secret de son origine modeste.
Mais le spectacle se complique par l'intervention inopinée de deux
chanteurs de Salammbô, opéra que proposait le Surintendant des théâtres
royaux tout au début de l'acte. Impossible de les retenir, impossible de
les faire taire. Salammbô et Mâtho s'immiscent donc dans le dialogue des
ondins, en chantant: « Oui, je ne suis qu'un mercenaire! », « Oui, je suis
nièce d'Annibal! », etc. Leurs déclarations d'amour juxtaposent aux
répliques des ondins une espèce de contrepoint. Avec quel effet? «Il
faut qu'au moment de l'opéra les gens ne sachent pas s'il faut rire ou
pleurer» - note Jouvet en rapportant les observations de son décorateur
Tchelitchew.
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Le caractère parodique des morceaux d'opéra introduits dans la
représentation des ondins semble être évident. On a évoqué à ce propos
Wagner. Un rapprochement plus direct est à faire avec l'opéra d'Ernest
Reyer, le plus célèbre Salammbô lyrique (1890); bien que la
comparaison avec le livret de Camille Du Locle ne permettre de déceler
aucun emprunt littéral, on en retrouve le climat verbal dans les quelques
répliques parodiques de Giraudoux.
Et pourtant le recours à Salammbô a d'autres raisons que la parodie. Il
y a deux sortes de rapports entre l'intrigue d'Ondine. D'une part,
l'analogie entre les paroles des deux chanteurs: «Le voile de Tanit!»
(Salammbô), «Ah! Tout se dévoile! » (Mâtho), et la situation dans la
pièce extérieure: Ondine « arrache le voile de Bertha» pour dévoiler la
vérité. L'intervention des chanteurs, aussi modeste soit-elle, apparaît
donc ici comme un commentaire des actions des ondins.
D'autre part, il y a un parallélisme entre les amants de l'opéra
(comme du roman de Flaubert) et ceux de la pièce de Giraudoux.
Salammbô personnifie la déesse lunaire Tanit, Ondine est une déesse des
eaux. Mâtho, chef des mercenaires, est un guerrier, tout comme Hans,
chevalier errant (qui apparaît en armure). Elle et lui appartiennent à deux
mondes différents, d'où la situation conflictuelle. Ils s'aiment d'amour.
Mâtho devra être exécuté devant Salammbô, Hans mourra en présence
d'Ondine. Dans les deux cas, un amour malheureux. Le spectacle dans le
spectacle s'avère donc prémonitoire. «Il serait malséant de montrer à
deux amoureux la piteuse issue de l'amour» - c'est ainsi que le
Chambellan motivait, au début de l'acte, son refus de faire représenter
l'opéra. «C'est triste, Salammbô ! » Pourtant, Salammbô et Mâtho ont
imposé leur présence dans le spectacle, et les dernières paroles qu'ils
chantent «Tout n'est qu'amour en ce bas monde! Qu'amour! » doivent
prendre un goût amer aussi bien pour le public du spectacle donné dans le
palais du roi Hercule, que pour les spectateurs de la pièce de Giraudoux.
Il y a dans Ondine, cette pièce qui marque le point culminant de la
marche de Giraudoux vers la surthéâtralisation, de nombreuses références
au monde du théâtre, il y a des formules originales, des paradoxes
comme: «chaque théâtre n'est bâti que pour une seule pièce, et le seul
secret de sa direction est de découvrir laquelle », ou encore: «le grand
avantage du théâtre sur la vie, [c'est qu'] il ne sent pas le rance ». Mais
c'est par des paroles qui apparemment n'ont rien de commun avec le
théâtre qu'on voudrait terminer ces réflexions.
60
Lorsque Ondine parle au Poète des «sources sous-marines », elle
ajoute: «Le jeu est de les trouver à leur jaillissement. C'est soudain une
eau qui se débat au milieu de l'eau. [...] On est inondé d'une eau qui n'a
touché que l'eau» (act.II, sc.9). Cette description ne s'applique-t-elle pas
à l'essence même du théâtre dans le théâtre? Un théâtre qui se débat au
milieu du théâtre, un spectacle qui n'a touché que le spectacle... Et
Ondine conseille au Poète d'aller au-dessus d'une telle source:
« Regardez-y votre reflet. Vous vous y verrez comme vous êtes, le plus
beau des hommes...» Cette image ne correspond-elle pas au cas
privilégié d'un spectacle intérieur qui reflète, comme un miroir, les
situations du spectacle extérieur et ses personnages? Les plus beaux. Ou
les plus odieux comme Clytemnestre. Mais surtout les plus malheureux,
comme Oreste et Electre, comme Hans et Ondine.
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Dans le Prologue de la «comédie dramatique en un acte », Trois
acteurs, un drame ..., tandis qu' «on entend les bruits familiers de la
plantation du décor », apparaît devant le rideau baissé l'Auteur
dramatique et trois acteurs: le Père noble, l'Ingénue et le Jeune premier.
Ce sera la dernière représentation de sa misérable tragédie « médiévale»
qui s'est montrée un four. L'Auteur supplie les comédiens de faire un
ultime effort pour jouer, cette fois, avec le cœur. «Faites-le pour l'art
dramatique si vous ne voulez pas le faire pour moi!» Et il leur
reproche: «la tragédie, vous la jouez dans la vie privée, tandis qu'en
scène vous ne faites que des boulettes! ». Le Père noble réplique: « Des
années que nous la jouons, votre pièce!... » Le problème la vie vs la
fiction est posé. Le rideau se lève sur un décor disparate: «La toile de
fond représente une crypte ogivale, les portants un salon Empire. Le
mobilier est de style Louis XVI ». La ridicule pochade met en scène un
vieux duc, sa jeune épouse Mariette et l'amant de celle-ci, Tristan.
L'adultère ayant été découvert, les trois protagonistes se donnent la mort,
chacun avec son revolver. Dans l'Epilogue, les « suicidés» se relèvent,
tandis qu'un coup de feu dans les coulisses annonce le vrai suicide de
l'Auteur.
Sortie de l'acteur est une pièce en trois actes sur un comédien de
vingt-six ans, Renatus. Chétif, malade, consommé par un feu intérieur, il
doit jouer dans une pièce de son ami Jean-Jacques.
Le premier acte, intitulé «Froid derrière le rideau », se passe sur la
scène glaciale d'un théâtre de province. On répète la tragédie de Jean-
Jacques. Gustave joue le Roi, Rosa « costumée en jeune fille noble» -
la Reine, Renatus -l'Amant. Le quatrième personnage de cette tragédie
en trois actes c'est la Sainte, jouée par Armande. L'adultère ayant été
découvert, l'Amant est condamné à mort et décapité. Une religieuse, la
Sainte, qui assiste à l'exécution, «baise la tête coupée». Jean-J acques
explique à Renatus cette attitude: « Quelle situation pathétique que cette
sainte, parvenue par sa persuasion à te faire regretter ton crime, et qui,
agenouillée à côté du billot, recueille ta tête pour lui donner le baiser
pacifiant! ... Car je laisse entendre que tu devins amoureux d'elle dans ta
prison et que ce baiser, plus profane que sacré, était le prix de ta
soumission à la divine justice... »
A l'acte II, « L'illusion reste à l'affiche », on voit Renatus dans son
lit, malade, délirant. Ce sont ses dernières heures. Entouré par quelques
amis, notamment Jean-Jacques, il meurt à la fin de l'acte. La première de
62
la tragédie de Jean-Jacques n'aura pas lieu. «On ne Joue pas cette
pièce... On ne la jouera jamais... », dit l'Auteur.
L'acte III, intitulé « La comédie crépusculaire », se passe à l'extérieur
de l'estaminet «Au Bien-Être », près du cimetière. C'est l'enterrement
de Renatus. Jean-Jacques jette ses manuscrits dans le feu où on brûle les
ordures de la ville. Le spectre de Renatus lui dit: «La mort, la sortie
d'un acteur, tu en ferais une pièce, la toute dernière... » Référence au
titre de l'ouvrage de Ghelderode, donc passage du niveau de la pièce
intérieure à celui de la pièce extérieure.
Sortie de l'acteur est un drame sur l'antinomie réalité vs illusion
théâtrale. C'est surtout Renatus qui en est obsédé. «Votre folie est de
tenir pour réelles les illusions théâtrales et de croire illusoires les toutes-
puissantes réalités », lui dit le souffleur Fagot, ancien mime. Renatus
confond son rôle avec la réalité, dans le délire il s'identifie avec le
condamné à mort: «ils me traîneront sur la scène et me livreront au
bourreau ». Remarquons que Renatus, héros de la pièce de Ghelderode,
avait un modèle dans la vie. Sortie de l'acteur lui fut dédiée:
IN MEMORIAM
RENATIVERHEYEN
ACTOR FLANDRENSIS
QUIOBIIT
DIE XXIve OCTOBRI
ANNO MCMXXX
SUJE VITJE XXV le
63
suicident; quant à l'Auteur, personnage de la pièce extérieure, il se
suicide aussi.
Jean-Jacques de Sortie de l'acteur renonce à écrire et brûle tous ses
manuscrits; ainsi il se donne la mort en tant qu'auteur dramatique.
Le sommet de la théâtralisation fut atteint par Ghelderode dans La
mort du docteur Faust. On trouve dans cette « tragédie pour le music-hall
en un prologue et trois épisodes» des formes traditionnelles du théâtre
dans le théâtre: scène sur la scène et pièce dans la pièce. Au fond de la
taverne des Quatre-Saisons, où se passe le « premier épisode », il y a une
petite scène avec le rideau. Faust et Marguerite jouent sur cette scène,
mais ils font aussi partie du public et commentent le spectacle.
Cependant l'originalité de la pièce de Ghelderode se trouve ailleurs.
Dans les deux ouvrages qu'on a évoqués précédemment, les
personnages de la pièce extérieure (celle de Ghelderode) représentent
ceux de la pièce intérieure (jouée ou répétée) : dans Trois acteurs, un
drame... le Père noble, l'Ingénue et le Jeune premier représentent le Duc,
son épouse Mariette et Tristan, tandis que dans Sortie de l'acteur
Gustave, Rosa et Renatus représentent le Roi, la Reine et l'Amant.
Le personnage titre de La mort du docteur Faust a un statut beaucoup
plus complexe. D'abord, il est dédoublé: « Faust» et « l'Acteur qui joue
Faust» se mettent face à face, ils discutent, ils se disputent. Et ce n'est
pas tout. Le comédien cabot, un clown qui joue maladroitement le rôle
tragique de Faust, ne représente pas (ne signifie pas) le personnage
historico-légendaire, il représente le personnage nommé « Faust ». Nous
avons donc trois niveaux:
Faust
historico- référent
légendaire
personnage qUI
se réfère à Faust référent
2 historico-
légendaire
comédien qui
représente ce
3 personnage
64
Si l'on tient compte de la définition large du signe, « quelque chose
qui représente autre chose pour quelqu'un », le comédien cabot (3)
représente le personnage « Faust» (celui-ci est son référent), tandis que
le personnage « Faust» de la pièce de Ghelderode (2) se réfère à Faust
historico-légendaire (1). Il Y a donc un enchaînement des signes et de
leurs référents. Dans le cas d'une réalisation scénique de la pièce de
Ghelderode, il faut ajouter un quatrième niveau: l'acteur en chair et en
os qui joue le rôle de Faust.
A côté de ce Faust à plusieurs niveaux, Ghelderode a créé un
personnage autonome nommé «l'Acteur qui joue Faust », ce qui
complique davantage cette situation «en abyme ». Nous sommes en
présence du dédoublement d'un personnage et aussi du jeu de miroirs. Le
dédoublement, procédé bien connu depuis Saint Genest de Rotrou,
concerne non seulement Faust, mais aussi le diable Diamotoruscant et
Marguerite, puisqu'il yale personnage de « l'Acteur qui joue le diable»
et celui de «l'Actrice qui joue Marguerite ». La confrontation de deux
Faust, comme celle de deux Marguerite, prend un tour vertigineux dans
le «troisième épisode ». «Que tout est confus! Que tout est
impénétrable! », s'exclame le personnage éponyme.
L'ACTEUR FAUST. -
Il y en a un qui est
vrai, et l'autre qui est faux.
FAUST. -
C'est moi le vrai!...
l'ancien. ..
L'ACTEUR FAUST. -
Ce n'est pas certain, je suis
Faust, aux yeux d'une foule...
L' ACTEURFAUST. -
Phraseur, moi j'existe, je
veux vivre, je veux m'évader
de ce costume, de cette forme.
Je ne veux pas être Faust...
65
FAUST.-
Je ne veux pas l'être non plus!
J'ai menti en disant que j'étais
Faust! Je suis un artiste.
ISABELLE
Vous jouez le drame ou le vaudeville?
PHILÉMON
Je joue tout, Mademoiselle. Le classique
et le moderne, le tragique et le comique
ISABELLE
Et vous ne mélangez jamais les genres?
PHILÉMON
De mon temps cela ne se faisait pas,
Mademoiselle. Mais avec les pièces qu'on
nous sert maintenant, évidemment...
67
contrastent avec les sentiments des deux protagonistes, Orphée et
Eurydice.
La pièce maîtresse de Jean Anouilh, Antigone (1942, repr. 1944)
utilise à la perfection le procédé de distanciation, avec le Chœur de
l'antique:
LE PROLOGUE.-
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est
la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant
elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va
surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne
prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en
face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est
jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle
s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et,
depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse
vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de
nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas
à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est
Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers
Ismène: son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite,
sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone, et puis un soir,
un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été
éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un
coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé
d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans
étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui» avec un petit sourire
triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-
bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari
d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone
sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien
tranquilles. Mais maintenant, c'est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous
ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis
ceux qui croyaient le contraire - même ceux qui ne croyaient rien et qui se
sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous,
bien raides, bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont
commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C'est fini.
Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. Son
devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le
palais vide où Créon va commencer à attendre la mort.
69
Les deux pièces suivantes, La répétition ou l'amour puni et Colombe,
contiennent des pièces intérieures, c'est donc du théâtre dans le théâtre au
sens propre du terme.
Le titre même de la pièce en cinq actes La répétition ou l'amour puni
(1950) annonce son caractère métathéâtral. C'est bien une répétition,
même s'il ne s'agit pas d'une troupe professionnelle mais des amateurs
qui préparent la représentation de La double inconstance de Marivaux
dans le salon d'un château. Voici comment le Conte, protagoniste et
metteur en scène, explique, à la fin du premier acte, la pièce en
répétition:
70
âme inaccessible qui le regarde à mille lieux de lui et le trouble. Il y avait donc
autre chose au monde que le plaisir - et il ne le savait pas?
Mais je n'ai pas besoin de vous expliquer le rôle, Mademoiselle; vous n'avez
qu'à être vous.
71
Robinet, enfin par Armand qui la prépare au concours d'admission au
Conservatoire - le passage répété reflète leur penchant amoureux.
A l'acte III, deux loges sont visibles, celle de Madame Alexandra et
celle de Colombe. Trois mois plus tard, Colombe a déjà un rôle de vingt-
trois lignes et elle gagne dix francs par jour.
Juste avant le spectacle, Julien, prévenu des infidélités de sa femme,
arrive en permission; furieux, il veut régler les comptes avec tout le
monde; il s'affronte notamment avec Armand.
Au IVèmeacte, le rideau se lève sur la fin de la représentation de La
Maréchale d'Amour, reprise d'une pièce en vers du « Poète-Chéri », dans
les décors Louis XV. Ce sont les spectateurs de la pièce d'Anouilh qui
tiennent lieu du public de cette intra-pièce.
Madame Alexandra s'adresse à Du Bartas (tous les deux
sexagénaires): «J'ai vingt ans comme toi!» Pendant cette scène
d'amour, la Maréchale et son amant, un jeune officier, sont surpris par le
Maréchal de France, mais celui-ci, indulgent, emmène l'amant avec lui
«aux bords du Rhin pour défendre la France ». Les deux hommes partis
à la guerre, la Maréchale d'Amour va se consoler avec d'autres
amoureux, parce que, dit-elle, « c'est folie de remettre Eros à demain ».
Le rideau tombe. Après de nombreux rappels «le rideau, enfin, ne
retombe plus et les personnages changent aussitôt d'attitude ».
Madame Alexandra, rhumatisante, reprend sa canne, Du Bartas
enlève sa perruque. Les comédiens quittent le plateau, les machinistes
font disparaître les décors. On revient de l'illusion au deuxième degré à
l'illusion première.
Après cet épisode de la pièce intérieure, qui rappelle vaguement les
rapports Colombe-Armand-Julien, il y a entre Julien et Colombe, sur le
plateau désert, une scène de reproches réciproques, un règlement de
comptes violent, ce qui annonce la rupture. Enfin, Julien reste seul. Un
noir et plus le retour en arrière. Colombe apparaît, lumineuse: c'est sa
première rencontre avec Julien, un coup de foudre. Aux paroles de
Julien: « Oui c'est vite, mais je crois tout de même que c'est sérieux... et
que ça durera », Colombe répond: «Toujours. Touj ours.Touj ours.
Toujours ». Une pointe d'ironie amère, vu la séparation deux ans plus
tard.
Au point de vue de l'illusion théâtrale, nous avons, dans Colombe,
trois moments de rupture. L'illusion première, inhérente à toute œuvre
72
représentée, est remplacée par l'illusion au deuxième degré, celle du
spectacle dans le spectacle. Puis, on revient au premier niveau d'illusion
qui sera rompue par le retour en arrière, rupture due, cette fois, à un
décalage temporel. Une note supplémentaire de distanciation est apportée
par Armand qui, lors d'une brève apparition vers la fin de la scène
rétroactive, commente la fulgurante liaison de son demi-frère avec
Colombe: « Hé bien! mes tourtereaux, pour une fin d'acte, c'est une fin
d'acte! çà c'est du théâtre! »
Comme dans le cas d'Antigone, c'est la distanciation qui détermine la
structure de L'alouette (1953), pièce sur un autre mythe, celui de Jeanne
d'Arc. Dès le début de la représentation, le spectateur est averti qu'il
s'agit d'une mise en scène des événements historiques, qu'on n'a pas
l'intention de le plonger dans une illusion théâtrale. Au contraire. La
didascalie liminaire et les premières répliques mettent les choses au
point:
Un décor neutre, des bancs pour le tribunal, un tabouret pour Jeanne, un trône,
des fagots.
La scène est d'abord vide, puis les personnages entrent par petits groupes. [... ]
En entrant, les personnages décrochent leurs casques ou certains de leurs
accessoires qui avaient été laissés sur scène à la fin de la précédente
représentation, ils s'installent sur les bancs dont ils rectifient l'ordonnance. La
mère se met à tricoter dans un coin. Elle tricotera pendant toute la pièce, sauf
quand c'est à elle.
WARWICK
Nous sommes tous là ? Bon. Alors le procès, tout de suite. Plus vite elle sera
jugée et brûlée, mieux cela sera. Pour tout le monde.
CAUCHON
Mais, Monseigneur, il y a toute l'histoire à jouer. Domremy, les Voix,
Vaucouleurs, Chinon, le Sacre...
WARWICK
Mascarades! Cela, c'est l'histoire pour les enfants. La belle armure blanche,
l'étendard, la tendre et dure vierge guerrière, c'est comme cela qu'on lui fera
ses statues, plus tard, pour les nécessités d'une autre politique.
[...] Pour l'instant, moi, je suis Beauchamp, comte de Warwick; je tiens ma
petite sorcière crasseuse sur une litière de paille au fond de ma prison de
Rouen, ma petite empêcheuse de danser en rond, ma petite peste - je l'ai
payée assez cher. .. [...]
C'est d'un coût exorbitant pour ce que c'est, mais je l'ai. Je la juge et je la
brûle.
73
CAUCHON
Pas tout de suite. Elle a toute sa vie à jouer avant. Sa courte vie. Cette petite
flamme à l'éclat insoutenable - tôt éteinte. Ce ne sera pas bien long,
Monseigneur.
CAUCHON, sourit.
Rassurez-vous, Monseigneur, nous ne sommes pas assez nombreux pour jouer
les batailles...
74
transforment le décor. Le rideau tombe lentement sur cette belle image de livre
de prix...
75
Dès le début jusqu'à la fin de la pièce, on se demande où et quand
situer son contenu. Le passé et le futur se mêlent sans cesse, le jeu et la
réalité se côtoient. Tout ce dont on peut être sûr est que l'action se passe
après les événements qu'elle fait revivre. Car, dès le début, les
personnages savent déjà tout sur l'histoire qui va se dérouler. Ils vont
pourtant la jouer encore une fois. Mais vont-ils la refaire réellement ou
vont-ils seulement faire semblant? L'un et l'autre sans doute, car si, d'un
côté, le père bat vraiment sa fille et l'on veut vraiment brûler Jeanne, de
l'autre côté le temps et les lieux ne sont pas indiqués scéniquement,
certains événements sont vaguement résumés par Warwick et puis,
finalement, on ne brûle pas Jeanne. C'est la présence permanente de tous
les personnages au cours des événements rejoués qui abolit la notion du
temps historique.
Le lecteur ou le spectateur de L'alouette est un peu dupe des jeux de
l'illusion scénique. Chaque fois qu'un des niveaux remplace l'autre, il y
a, pour lui, rupture d'illusion. Les décors et les costumes, volontairement
neutres, ne font que contribuer à le désorienter. Anouilh fait confondre
délibérément les lieux: ceux de l'épopée de Jeanne et ceux, imprécis, où
tous les personnages se retrouvent un jour pour rejouer l'histoire. Il fait
confondre également les temps: les moments historiques et le moment,
indéfini, où se passe cet étrange spectacle. Si, au cours d'une seule
conversation, Cauchon et Warwick parlent du procès d'abord dans le
temps passé, puis dans le temps futur, l'illusion du premier niveau est
instantanément brisée par l'illusion du second niveau.
Pauvre BUos ou le dîner de têtes (1956) se passe dans une petite ville
d'Auvergne, dans la cave d'un ancien prieuré des Carmes qui, pendant la
Révolution, fut le siège de la société locale des Jacobins, avant de
devenir celui du Tribunal Révolutionnaire. Maxime, aristocrate décadent,
qui a hérité de cette propriété délabrée, a eu l'idée de se venger de son
ancien camarade d'école, Bitos, devenu substitut du Procureur de la
République dans cette ville. Bitos s'est montré impitoyable pour les
inculpés, notamment les gens accusés de collaboration pendant
l'occupation.
Maxime a organisé un dîner-spectacle pendant lequel ses invités
devaient reconstituer, selon un scénario soigneusement préparé, des
scènes de la Révolution. Chacun avait la tête d'un personnage de
l'époque - perruques, chapeaux, visage grimés - tout en gardant leur
habit de ville, sauf Bitos habillé en Robespierre de la tête aux pieds.
76
Maxime devait jouer Saint-Just, les autres acteurs de fortune - Danton,
Mirabeau, Tallien, Madame Tallien, Camille Desmoulins, Lucile
Desmoulins, enfin Louis XVI et Marie-Antoinette. Leur dialogue remplit
le premier acte qui se termine par la simulation d'un attentat contre
Bitos-Robespierre. Au deuxième acte on voit des scènes de la Révolution
jouées, comme au théâtre, par les mêmes personnages. Maxime est
l'auteur-metteur en scène de ce spectacle, ses invités en sont des acteurs.
Le troisième acte enchaîne avec la fin du premier acte, la surprise-partie
continue. Les invités, sortis de leurs rôles historiques, infligent à Bitos
une cruelle humiliation. D'ailleurs, tout au long de la pièce Anouilh
distribue, à droite et à gauche, des coups satiriques terribles.
Le personnage titre de la pièce en quatre actes L 'hurluberlu ou le
réactionnaire amoureux (1959) est un général mis à la retraite, patriote
farouchement conservateur et antirépublicain, ancien résistant, qui
organise, avec quelques amis, dans sa petite ville de province, une
ridicule conspiration pour « guérir la France ». A l'initiative du petit ami
de sa fille d'un premier lit, Sophie, David Edward Mendigalès, fils d'un
riche industriel, on décide d'organiser un spectacle pour la fête de Saint-
Alphonse, patron du pays, sur la scène d'un théâtre de verdure dans le
parc de la propriété familiale du Général. Que va-t-on jouer? Le curé
soumet une pièce en vers, Les orphelins de Ploubala, dont il récite des
fragments. Refusé. David Edward un snob «progressiste », propose
« une pièce très moderne ». «Du neuf, du neuf! Il faut faire boum! Il
faut étonner. Scandaliser au besoin. » Il poursuit:
77
sont assis par terre. [...] Ils ne se disent rien. Il ne bougent pas». David
Edward continue:
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journal «progressiste» rentre chez lui après un spectacle du Tartuffe
joué en costumes fin de siècle. Il commence à écrire son article pour
demain matin. Partisan de la théorie de la distanciation brechtienne, il
hésite dans l'appréciation du spectacle, lorsque apparaissent les
personnages de la pièce de Molière en costumes du xvnème siècle:
argon, Elmire, Cléante, Tartuffe et Dorine. Ils discutent avec le critique,
en vers, sur les significations contenues dans la comédie de Molière.
Dans La grotte (1961) le phénomène du jeu de miroirs et
d'autoréférence est à son comble. Le personnage principal est l'Auteur
qui, dès le lever du rideau, annonce la couleur :
Ce qu'on va jouer ce soir, c'est une pièce que je n'ai jamais pu écrire. J'en ai
écrit beaucoup d'autres, que vous avez eu l'indulgence d'applaudir, depuis
bientôt trente ans... [...]
Mais celle-là, je n'ai jamais pu l'écrire. On va essayer de la jouer quand même.
Je sais: vous avez payé votre place sans savoir ce détaiL.. Mais ceux qui ne
seront pas contents pourront se faire rembourser à la sortie. [. ..]
La pièce de ce soir n'est pas faite, elle est à faire et on compte particulièrement
sur vous... J'entends un critique qui dit à l'oreille de son voisin qu'il a déjà vu
ça dans Pirandello. D'abord, vous vous apercevrez que ce n'est pas exactement
la même chose et puis, ensuite, cela prouverait seulement qu'il a dû avoir des
ennuis avec une pièce, lui aussi, Pirandello...
Voilà. Jusqu'ici cela pouvait aller. C'était une scène d'exposition où l'on avait
appris beaucoup de choses, l'action semblait engagée.. Mais allez donc
construire la pièce avec ce début-là! La cuisinière était déjà morte au lever du
rideau. Il allait falloir faire un retour en arrière... Ce qui n'est jamais aussi
fameux qu'on a la faiblesse de se le figurer quand on croit qu'on découvre ce
vieux truc éculé. Ce qu'on a pu en voir des retours en arrière depuis trente ans!
Une littérature de crabes. J'en ai abusé, d'ailleurs, comme les autres.
C'est bon. Je vois que ça n'a pas dû être fameux. (Il s'avance, au public :)
Excusez-moi, Mesdames et Messieurs. J'espère que vous n'avez pas été trop
déçus. Toute cette partie du texte n'était pas de moi. Nous allons reprendre la
vraie pièce...
Monsieur est bien bon de s'en souvenir. J'ai beaucoup servi Monsieur, en effet.
Le Voyageur sans bagage, 1937; Léocadia, 1940; Le Rendez-vous de Senlis,
1941 ; l'Invitation au château, 1947; Monsieur a toujours été très satisfait de
mes services.
80
Cher Antoine ou l'amour raté (1969) se passe au début de l'hiver
1913, dans un bourg des Alpes bavaroises. Selon le vœu exprimé par
Antoine de Saint-Flour, célèbre auteur dramatique mort (suicidé 7) à
l'âge de cinquante-trois ans, quelques-uns de ses proches se sont réunis
pour l'ouverture de son testament: sa femme, Estelle, qu'il avait quittée,
il y a quelques années, ses deux maîtresses d'avant le mariage, Gabrielle
et Carlotta (sociétaire de la Comédie Française), ses deux maîtresses plus
récentes, Valérie et la jeune Bavaroise Maria, ainsi que ses amis de
jeunesse - Marcellin le médecin, Piedelièvre,professeur à la Sorbonne,et
Cravatar, critique théâtral. La lecture du testament par un notaire
allemand est suivie de l'audition du message d'Antoine, «annexe» du
testament, message enregistré le 12 juillet 1913 sur le rouleau d'un
phonographe et adressé aux personnes réunies pour cette occasion. Il en
résulte qu'Antoine avait prémédité et organisé cette réunion posthume,
puisqu'il parle, dans son enregistrement, aux personnes présentes pour
leur dire des choses qu'ils ne voulait ou ne pouvait pas dire de son vivant.
«Nous jouons de plus en plus une pièce d'Antoine» - remarque
Valérie. « C'est du théâtre» - s'exclame Cravatar.
Vers la fin du deuxième acte, il y a un retour en arrière. On fête le
cinquantième anniversaire d'Antoine, à Paris, juste avant sa retraite
bavaroise. Le dramaturge y dévoile ses « secrets de la création» : «On
écrit toujours ce qui va se passer et on le vit ensuite ». Réflexion d'un
auteur plongé entièrement dans sa création, mais aussi l'annonce de la
farce qu'il avait l'intention de jouer à ses proches. A Piedelièvre
demandant: « Raconte-nous ta prochaine pièce que nous sachions ce qui
va se passer », Antoine répond:
81
L'acte III se situe, au point de vue temporel, avant la première partie
de la pièce, mais après le retour en arrière parisien de la fin de l'acte II.
C'est l'été qui précède l'hiver du premier acte. Antoine, installé au
château qu'il venait d'acheter dans ce bourg bavarois, a fait venir des
acteurs professionnels, parmi eux le doyen de la Comédie Française, pour
répéter cette pièce imaginaire qu'il préparait pour son après-mort. «Je
me suis amusé à imaginer ce que vous diriez autour de mon cercueil» -
explique-t-il aux comédiens.
C'était un dernier plaisir un peu amer que je voulais m'offfir... Convoquer les
personnages de ma vie et, qu'une fois enfin, ce soit moi qui aie fait le texte -
le vrai texte - celui qu'on ne dit jamais... Qu'une fois enfin, j'aie fait la mise
en scène. Que j'aie pu vous arrêter pour vous dire que vous parliez faux, vous
mettre de dos au moment le plus pathétique, pour voir si votre derrière, aussi,
jouait bien. Vous faire taire... Vous renvoyer à votre néant au besoin si vous
étiez trop mauvais. Tout ce qu'on ne fait jamais avec les vrais personnages de
sa vIe...
On a porté ton théâtre aux nues. Mais on s'en lasse. Et maintenant c'est
Popescu qui a du talent. [...] Tu es au-dessus des questions d'argent - quoique
tu en gagnes de moins en moins. [...] Ta dernière générale a été sinistre, mon
pauvre ami! [...] Popescu, lui fait rire par l'absurde. Ton comique à toi, est
dépassé. .. [.. .] Tu ne pourrais pas te pénétrer un peu du tragique et de
l'absurdité de la condition humaine, non? [...] Mais non! Toi, tu mets ton
point d'honneur à ne pas être dans le vent! [...] Tu n'es qu'un vieux
boulevardier indécrottable.
PYRRHUS
Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me serait-il permis?
ANDROMAQUE
Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui.
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui...
86
ne sont pas tout à fait gratuites, puisque, après avoir prononcé ces
paroles, la Mère « embrasse soudain Julien comme au théâtre, mutine ».
Ne réveillez pas Madame est une satire amère de la gent du théâtre, où
tout le monde trompe tout le monde, sauf Julien qu'on surnomme
dédaigneusement «pasteur» ou « curé ». C'est avec un certain cynisme
que commente les événements présents et passés le vieux souffleur
Tonton, une sorte de chœur, tout au long de la pièce. Avec ses trois
niveaux temporels interférents, avec quatre intra-pièces, avec le
commentateur omniprésent, la pièce d'Anouilh défie le théâtre purement
illusionniste. On peut donc considérer comme auto-ironie de la part de
l'auteur les remarques du souffleur et du régisseur, attachés au vieux
théâtre illusionniste: les spectateurs actuels « ne veulent plus d'illusion,
ils veulent la distanciation ».
Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit (1972) Anouilh revient aux
thèmes de l'Antiquité grecque, cette fois au mythe des Atrides. C'est la
répétition des Choéphores d'Eschyle. Electre, Clytemnestre, Egisthe,
Oreste, le Pédagogue et la Nourrice sont ici des personnages de la
tragédie antique, d'autre part ils sont des comédiens contemporains.
D'ailleurs ces deux plans se confondent. Un troisième niveau est
constitué par quatre musiciens - la violoncelliste, la contrebassiste, la
violoniste et le pianiste - engagés pour l'accompagnement musical. Ils
forment une sorte de Chœur qui commente les événements des deux
niveaux précédents, mais ils parlent aussi de leurs propres affaires. Yers
la fin de la pièce, les trois musiciennes se transforment en Erynnies.
Le directeur de l'Opéra (1972) est une image satirique d'une famille
désintégrée, cette fois située en Italie, mais aussi «grinçante» que les
familles françaises des autres pièces d'Anouilh. A côté du personnage
titre, Antonio di San-Floura (cf. Antoine de Saint-Flour), sexagénaire, on
y voit sa femme Dona Anna (dont il est séparé), son fils prodigue Toto,
ses trois filles, son gendre, sa belle-mère.
Le premier acte se passe dans le bureau du directeur de l'Opéra qui
lui sert aussi de garçonnière, pendant la représentation de la Traviata
dont on entend la musique. A la fin de l'acte II on entend le dernier acte
de Boris Godounov et les applaudissements. «Sept rappels. La
représentation a été bonne» - constate Antonio. A l'acte III le bureau
du directeur est envahi par les choristes en costumes et avec des
accessoires des gardes du Tsar, qui font une grève d'occupation en
retenant le directeur. Enfin, le Iyèmeacte se termine par la répétition d'un
87
nouvel opéra, pastiche du Barbier de Séville de Rossini, avec le comte
Almaviva, le docteur et Don Basile, «en costumes du xvmème
fantasmagoriques ». Les personnages rossiniens sont joués par les
personnages de la pièce d'Anouilh. Leurs couplets terminent Le directeur
de l'Opéra, la finale étant chantée en chœur :
88
hermétique! Ne serait-ce que pour ta famille !... Ce n'était pourtant pas bien
difficile! Avec un peu de bonne volonté tu aurais pu être d'avant-garde,
comme tout le monde... Vois ton ami Gaston...
Quel que soit le mal qu'il s'est donné pour hausser le ton, son théâtre n'a
jamais su franchir les frontières du boulevard. Devant les cas les plus
poignants, une contrepèterie lui suffit. Brecht, Ionesco, Beckett, ont pris la
condition humaine au sérieux, eux! Mais lui!
91
Les répétitions sont toujours perturbées. D'ailleurs il se confie au
Jongleur :
94
Et à ses invités:
Notre écrivain
écrit une comédie
et nous tous qui sommes tranquillement assis nous paraissons dans sa comédie
Le rideau se lève
Nous sommes assis là
et sommes une comédie
à l'Ecrivain
Constamment vous notez
même quand il semble
que vous ne notez pas
Vous écoutez
Vous écoutez attentivement
et même quand vous regardez ailleurs
95
Tout sépare le Général et l'Ecrivain. Ils ont pourtant en commun
l'obsession de la mort. La pièce se termine par le suicide du Général. Et
par la mort de l'immense forêt. La didascalie finale indique: «Des
haches et des scies commencent à abattre la forêt, avec de plus en plus
d'intensité, de plus en plus de bruit. » Cela rappelle la scène finale de La
cerisaie de Tchekhov, où on entend le bruit sourd d'une hache abattant
des arbres.
Le personnage titre de la pièce en cinq scènes Le Président (Der
Prasident, 1975) est un dictateur qui vient d'échapper à un attentat. Il
était toujours attiré par des femmes ayant un talent d'actrice. Son épouse,
qui réside avec lui dans le palais présidentiel, joue, depuis vingt ans, dans
une pièce pour enfants handicapés (comme la Générale de La société de
chasse). Le Président a l'habitude de passer les vacances en compagnie
de sa petite amie, une médiocre actrice. Pour se relever du choc de
l'attentat, il se rend avec elle au Portugal, à Estoril ; on les voit dans les
scènes 3 et 4. Leurs longues conversations sont plutôt des monologues du
Président sur la politique, sur les arts, notamment sur l'art théâtral. Il
console sa compagne: « Même si tu n'es pas reconnue à cent pour cent /
pour moi tu es la plus grande / tu es la Duse de notre temps» :
96
un esprit passablement inculte
passablement borné
qui n'en sache rien
qui ne sache pas qu'elle possède un si
grand talent
Elle joue toujours des rôles
qui ne lui conviennent pas
elle est constamment
mal distribuée [...]
c'est la faute de la dramaturgie dit-elle
c'est des reines qu'elle devrait jouer
des reines belles raffinées
ou une putain perverse
autodidacte
Elle n'a pas étudié l'art dramatique
mais quel grand acteur
quelle grande interprète parmi les plus grandes
a étudié l'art dramatique [...]
les conservatoires dramatiques étouffent les talents dans l'œuf
le plus grand talent est dans les conservatoires
en un rien de temps étouffé
98
Lessing, Goethe, mais aussi dans le répertoire contemporain; il fut
considéré comme l'un des plus grands acteurs allemands.
Le Minetti de la pièce de Bernhard est un vieux comédien qui, il y a
trente ans, fut congédié du poste de directeur du théâtre à Lübeck, sa ville
natale, parce qu'il ne voulait pas jouer des pièces du répertoire classique,
sauf Le roi Lear de Shakespeare. C'était d'ailleurs son dernier rôle créé à
Lübeck. Depuis, il vivait retiré, chez sa sœur, dans la petite ville de
Dinkelsbühl, en Bavière. Là, dans sa mansarde, il mettait chaque jour le
masque de Lear devant la glace en récitant quelques fragments de la
pièce, et tous les treize du mois, à huit heures du soir, il jouait devant la
glace Le roi Lear en entier avec le masque créé par James Ensor, «pour
ne pas perdre la main », dans l'espoir de le rejouer un jour sur une vraie
scène. «Je hais la littérature classique / Je hais l'art classique / Lear
excepté» - dit-il.
Les deux premières scènes de la pièce sont situées dans le hall d'un
vieil hôtel à Ostende. Minetti arrive en affirmant que le directeur du
théâtre de Flensburg, son ami de jeunesse, lui avait proposé le rôle de
Lear et a fixé un rendez-vous dans cet hôtel. Minetti attend en vain. C'est
le soir de la Saint-Sylvestre. Les groupes de jeunes gens masqués
traversent le hall de l'hôtel. Minetti monologue, s'adressant de temps en
temps à une vieille dame presque muette qui veut passer la Saint-
Sylvestre seule, auprès d'une bouteille de champagne. Minetti a dans sa
valise, dont il ne se sépare pas depuis trente ans, le masque d'Ensor pour
son rôle de Lear, Ensor qu'il avait rencontré autrefois à Ostende. Sa
valise contient aussi des coupures de presse de l'époque de ses triomphes
scéniques.
A la scène 3, l'attente se prolonge. On voit Minetti au bar, dialoguant
ou plutôt monologuant en présence d'une jeune fille qui attend, elle, son
amoureux. Le directeur n'est pas arrivé. Est-ce une mystification?
Minetti ne retrouve pas le télégramme du directeur, « l'instrument de la
preuve ». L'amoureux de la jeune fille arrive enfin, ils partent tous les
deux.
Dans l'épilogue qui se passe au bord de la mer, toujours à Ostende,
on voit Minetti sur un banc. Il sort de sa valise le masque de Lear, avale
plusieurs comprimés, puis il met le masque et « reste immobile, jusqu'à
ce qu'il soit entièrement recouvert par la neige ». Tout autour, la fête de
la Saint-Sylvestre continue avec des jeunes gens masqués.
99
Il va sans dire que le texte de Bernhard est truffé de remarques sur le
théâtre, dans la bouche de Minetti. On y retrouve, comme dans La société
de chasse, la dichotomie tragédie-comédie, aussi bien au théâtre que dans
la vie:
L'acteur
est victime de son idée fixe d'une part
d'autre part totalement victime du public
il attire le public
et le repousse
en ce qui me concerne j'ai toujours repoussé le public
plus l'acteur est grand
et plus haut s'élève l'art de l'acteur
plus la répulsion du public est violente
Le public se rue vers le grand acteur
et en réalité son art le repousse
et plus son art est incroyable
plus la répulsion du public est violente
[... ]
Les gens viennent au théâtre
pour voir un grand acteur
et ils sont aussitôt rebutés parce qu'il les met mal à l'aise
Si l'acteur crée le malaise
et il doit le créer
le public est rebuté
100
Il faut que l'acteur le crée
le malaise rien d'autre.
[... ]
Le public doit être épouvanté par l'acteur
D'abord il faut le circonvenir
et puis il faut l'épouvanter
Les grands acteurs ont toujours épouvanté leur public
[... ]
Le plus grand ennemi de l'acteur
est son public
Quand il sait cela
il s'élève dans son art
A chaque instant l'acteur doit se dire
le public va se précipiter sur la scène
C'est dans cet état qu'il faut jouer
contre le public
101
la célébrité et les plus hautes distinctions. Et pourtant «personne n'a
compris mon traité» - se plaint-il. Invalide, cloué à son fauteuil, vivant
en compagnie de sa servante qu'il refuse d'épouser, ce personnage
beckettien, despote et misanthrope, attend la visite du Recteur et du
Doyen qui doivent lui remettre le diplôme de docteur honoris causa.
Dans un soliloque il évoque ses projets d'écrire des pièces de théâtre,
notamment sur une grand-mère qui périt en recherchant son petit-fils
dans les ruines et sur le meurtre d'un roi.
Au but (Am Ziel, 1981) se passe en Hollande, pays natal de Bernhard.
Une veuve acariâtre et sa fille, célibataire, font leurs bagages pour aller à
Katwijk, dans leur maison au bord de la mer, comme chaque été. Elles
attendent l'arrivée d'un jeune auteur dramatique dont la pièce Sauve qui
peut venait d'être créée au théâtre avec un grand succès.
Elles l'avaient invité à venir avec elles à Katwijk. La première partie
de la pièce de Bernhard est un long monologue de la Mère, petite-fille
d'un clown, avec de rares et brèves répliques de la Fille (qui voulait
devenir cantatrice). La deuxième partie de la pièce se passe le soir du
même jour, après l'arrivée du trio dans la maison au bord de la mer. C'est
toujours la Mère qui parle le plus. L'Auteur dramatique n'est pas bavard,
il est courtois mais réservé. Au but n'a pas de dénouement au sens propre
du terme. Quand l'Auteur monte dans sa chambre, la Mère dit: «l'ai
peur qu'il reste un peu plus que quelques jours.» Rideau. Nous ne
connaîtrons pas la suite des événements.
Au but c'est essentiellement le soliloque ou le quasi-soliloque de la
Mère. Quant aux éléments métathéâtraux, il y a la pièce de l'Auteur
dramatique Sauve qui peut. S'agit-il du monde en décomposition? Nous
n'apprenons que quelques détails: il y a un vieux roi, une servante, un
bal, une prison. Et quelques idées générales. A la question de la Mère:
« Pensez-vous que tous soient morts de ça / parce que tout est si mauvais
/ parce que la nature est si mauvaise », l'Auteur répond: « C'est ce que je
dis dans ma pièce / les hommes meurent parce que tout est si mauvais.»
Ensuite la Mère remarque:
103
LA MÈRE
interrogatrice
V ous voulez changer la société
L'AUTEUR
On ne peut pas changer la société
LA MÈRE
V ous voyez
L'AUTEUR
Mais on recommence toujours la tentative
LA MÈRE
Oui
L'AUTEUR
C'est la tentative qui compte
LA MÈRE
Très intéressant
V ous écrivez bien que vous sachiez
que vous ne pouvez pas changer par là la société
L'AUTEUR
oui
aucun écrivain n'a jamais
changé la société
LA MÈRE
Les faits le prouvent
L'AUTEUR
Les faits le prouvent
Nous n'avons de preuves que de l'échec
des écrivains
Tous les écrivains ont échoué
il n'y ajamais eu des écrivains qui ont échoué
peut-être est-ce pour cela que votre pièce m'a tant fascinée
parce que vous exprimez en elle mes propres pensées tout dans la pièce pourrait
être de moi
même l'idée pourrait être de moi
chacun de vos personnages parle comme je parle
104
Citons enfin ces réflexions que fait la Mère sur le public de théâtre, à
propos du succès de la pièce de l'Ecrivain:
Les succès ne sont finalement dus qu'au hasard quelque chose fait le succès
personne ne sait quoi
mais si toutes les conditions sont réunies
personne ne sait quoi.
Ça aurait pu mal tourner
Je me disais déjà ça ne donnera rien
Cette insistance cette inflexibilité
Sont-ce là des êtres humains me suis-je demandée
Puis brusquement ils ont applaudi comme des sauvages
Tant mieux pour lui naturellement
[... ]
les gens ne comprennent rien
et applaudissent à mort
parce qu'ils ont juste à ce moment envie d'applaudir mais il applaudissent la
chose la plus absurde
Ils applaudissent même leur propre enterrement
ils applaudissent à toutes les gifles
qu'ils reçoivent
on les gifle depuis la rampe
et ils applaudissent
Il n'y a pas de plus grande perversité
que la perversité du public de théâtre
Peut-être
peut-être sommes nous nous-mêmes
un matériau dramatique pour lui
nous sommes une mine
effectivement une mine pour un dramaturge pour un dramaturge comme lui
qui fait tout remonter
du plus profond des profondeurs
105
En France, Au but a été mis en scène plusieurs fois, notamment avec
Eléonore Hirt (1985) et avec Bulle Ogier (2000) dans l'écrasant rôle de la
Mère.
Le faiseur de théâtre (Der Theatermacher, 1984), est une pièce
entièrement métathéâtrale. Le protagoniste, Bruscon, est un cabotin
mégalomane et despote qui, depuis des années, tourne à travers
l'Autriche et quelques autres pays de l'Europe avec sa pièce La roue de
l 'histoire. Il est accompagné par sa femme Agathe, sa fille Sarah et son
fils Ferruccio (prénom qu'il lui avait donné en l'honneur de Ferruccio
Busoni, son compositeur préféré). Bruscon se considère comme « le plus
grand de tous les comédiens d'Etat / qui aient jamais existé », il a joué -
s'il faut le croire - Faust à Berlin et Méphisto à Zürich. Quant à sa pièce,
«une espèce de théâtre du monde », il l'avait conçue à l'âge de quatorze
ans (après avoir étudié l'histoire du théâtre en autodidacte), il a mis neuf
années entières à l'écrire, huit mois rien que pour une scène avec
Metternich.
La roue de l 'histoire mélange des personnages historiques de toutes
les époques: il y a une rencontre entre César et Napoléon, une autre entre
Napoléon et Metternich à Zanzibar! «Dans ma pièce aussi Hitler est en
scène / il se retrouve avec Napoléon / et boit avec Roosevelt sur
l'Obersalzberg ». « Dans la scène avec Staline / Churchill frappe du pied
contre le sol. » On voit aussi dans sa pièce Lady Churchill et Madame de
Staël, Néron et le roi de Saxe, Einstein et Madame Curie. La roue de
l 'histoire «est écrite principalement pour les Français / Ici nous
expérimentons seulement ». Les derniers mots de la pièce «V oilà
l'humanité anéantie », c'est:
La phrase décisive
avant qu'il ne fasse entièrement sombre
Lady Churchill quitte son mari Winston
et Staline retire sa signature
il faut alors que ce soit parfaitement sombre
Nous nous essayons encore et toujours au théâtre nous écrivons pour le théâtre
et nous jouons du théâtre
et même si tout cela est ce qu'i! y a de plus absurde et de plus mensonger
Cependant un comédien peut-il
interpréter un roi
lui qui ne sait absolument pas ce qu'est un roi
Comment une comédienne peut-elle
interpréter une fille de ferme
elle qui ne sait absolument pas ce qu'est une fille de ferme
Quand un comédien d'Etat interprète un roi
ce n'est que de mauvais goût
et quand une comédienne d'Etat
interprète une fille de ferme
c'est encore de plus mauvais goût
mais tous les comédiens interprètent encore et toujours quelque chose
qu'ils ne peuvent pas être
et qui n'est que de mauvais goût
c'est ainsi que tout au théâtre est de mauvais goût
[... ]
C'est ainsi que j'ai écrit ma comédie mensongèrement
c'est ainsi que nous l'interprétons mensongèrement
c'est ainsi qu'elle est reçue
mensongèrement
L'écrivain est mensonge
les interprètes sont mensonges
et les spectateurs aussi sont mensonges
107
et le tout rassemblé est une absurdité unique sans même parler du fait
qu'il s'agit d'une perversité
qui a déjà des milliers d'années
Le théâtre est une perversité plusieurs fois millénaire dont l'humanité raffole
et elle en raffole si fort
parce qu'elle raffole si fort de son mensonge
et nulle part ailleurs dans cette humanité
le mensonge n'est plus grand et plus fascinant
qu'au théâtre
Madame Curie
était polonaise
ne l'oublie pas
Je n'aime pas le peuple polonais
pas à tout prix
Des faiseurs d'esclandre
bigoterie
catholique
108
de mauvais goût
mais madame Curie
je l'ai toujours aimée
tu ne la joues pas telle
que je puisse l'aimer
mais je ne me laisserai pas déposséder
par toi de madame Curie
figure historique
figure historique tout à fait sublime
PEYMANN
Il Y a quelques années je me promenais en haillons
MOI
Avant quarante ans vous vous promeniez
en haillons
en hiver par moins vingt-deux
vous ne portiez que des blue-jeans effrangés et ce qu'on appelle
un T-shirt coca-cola jusqu'au moment
où vous avez mis en scène Iphigénie à Stuttgard
après Iphigénie tout d'un coup vous étiez habillé avec
beaucoup d'élégance
MOI
tout ce qui a rapport au théâtre
je le hais comme rien d'autre
pathétique
je hais la scène
je hais les acteurs sur scène
je hais l'univers du théâtre
PEYMANN
Je ne peux pas en dire autant
MOI
C'est naturel
III
Vous êtes un homme de théâtre
comme on dit
mais moi je ne suis pas un homme de
théâtre
De la tête aux pieds
et de tout votre cœur
vous aimez le théâtre
vous êtes fou de théâtre
Je hais le théâtre de la tête aux pieds
et je l'exècre comme rien d'autre
rien ne me répugne davantage
mais c'est justement pour cela que je lui
suis livré [...]
Vous lui êtes livré par amour
je lui suis livré par haine
PEYMANN
Le théâtre est mon univers [...]
Le théâtre est ma passion Bernhard
rien que le théâtre.
MOI
C'est exactement l'inverse pour moi
j'exècre le théâtre
il m'attire
parce que je l'exècre
Vous aimez les acteurs
je les hais
Vous aimez le public
je le hais
Vous aimez la scène
je la hais
Tout ce que vous aimez
je le hais
tout ce que vous exécrez
je l'aime
Tom Stoppard a fait ses débuts comme auteur dramatique avec une
pièce métathéâtrale par excellence, Rosencrantz et Guildenstern sont
morts (Rosencrantz and Guildenstern are Dead). Créée au Festival
d'Edimbourg, en 1966, et publiée en 1967, elle est restée le plus apprécié
et le plus joué des ses ouvrages pour le théâtre.
En reprenant la fable d' Hamlet de Shakespeare, Stoppard a
radicalement changé d'optique: ce n'est pas le prince de Danemark, mais
ses deux acolytes, personnages secondaires, qui sont au centre de
l'action. Ils ont un rôle principal en ce qui concerne l'intrigue, la
114
structure et aussi le contenu philosophique de la pièce. Car Rosencrantz
et Guildenstern sont morts est un ouvrage aux ambitions philosophiques
ou plutôt aux apparences philosophiques. Les thèmes de la mort, du
destin, de l'identité humaine se trouvent au centre des dialogues
Rosencrantz - Guildenstern et de leurs discussions avec l'Acteur. Les
analogies avec le théâtre de Samuel Beckett, en particulier avec En
attentant Godot, y sont évidentes dès la première lecture, et les critiques
ont largement commenté la présence de la philosophie existentielle filtrée
à travers le théâtre de l'absurde. La question qui reste toujours ouverte est
de savoir s'il s'agissait pour Stoppard de subir l'influence de Beckett et
de l'existentialisme ou bien de parodier l'un et I ou l'autre.
Essayons de situer l'action de Rosencrantz et Guildenstern par
rapport aux événements représentés ou relatés dans Hamlet.
La pièce de Stoppard commence par la rencontre inopinée des deux
amis avec les acteurs ambulants (qui s'appellent en l'occurrence
Tragédiens, Tragedians, tandis que leur chef est nommé Acteur, Player),
les uns comme les autres étant sur le chemin d'Elseneur. Les Tragédiens
sont au nombre de six, dont l'Acteur et Alfred, un petit garçon jouant les
rôles féminins; ils donnent des représentations mais aussi des exhibitions
douteuses (<<des représentations privées et non expurgées »). Ensuite,
nous voyons Rosencrantz et Guildenstern accueillis par Claudius et
Gertrude, puis, à la fin de l'acte I, par Hamlet.
Il n'y a pas d'interruption (sauf le noir) entre les deux premiers actes.
« C'est la suite de la scène précédente» - indique la didascalie du début
de l'acte II. Hamlet demande aux Tragédiens de jouer Le meurtre de
Gonzague, avec «douze à seize vers» supplémentaires. La répétition
générale a lieu mais, sauf un seul vers prononcé (<<Trente fois le char de
Phébus »), elle se limite à la pantomime, pantomime qui est prolongée
par «une scène d'amour sexuelle et passionnée entre la Reine et
l'Empoisonneur-Roi» et des scènes qui anticipent les événements:
« Polonius assassiné à travers une tapisserie », mort des deux Espions qui
« portent des vestes identiques à celles de Rosencrantz et Guildenstern »,
scènes prémonitoires commentées par l'Acteur. Après la pantomime, le
nOH.
115
Nous apprenons par la suite que c'est Hamlet qui a tué Polonius, nous
le voyons même traîner le cadavre de la victime.
L'acte III reconstitue les événements qui, dans la tragédie de
Shakespeare, sont rapportés brièvement par le Prince (V,2,12-62).
Rosencrantz, Guildenstern et Hamlet sont « sur un bateau », « en route
vers l'Angleterre ». Les deux compagnons-espions décachètent et lisent
la lettre qui leur a été confiée (dès lors, ils seront conscients de leur rôle).
Hamlet parvient à la remplacer par une autre lettre. Le lendemain, on
découvre sur le bateau la présence des Tragédiens, cachés dans trois
tonneaux. Ils ont dû s'enfuir. L'Acteur se plaint: « En disgrâce. Notre
spectacle a offensé le roi. Oui, il est lui-même un second mari. Manque
de tact, évidemment. » « Nous n'avons pas été payés» - ajoute-t-il. Les
pirates attaquent le bateau et Hamlet disparaît. Perplexes, Rosencrantz et
Guildenstern ouvrent la lettre et apprennent qu'ils doivent être exécutés.
La pièce se termine par la scène finale d' Hamlet: les cadavres, la cour,
Fortinbras. L'Ambassadeur anglais annonce que « Rosencrantz et
Guildenstern sont morts ».
Il y a chez Stoppard, différentes versions de cet épilogue: ce sont des
collages de répliques finales d'Horatio et de Fortinbras, toujours d'après
Shakespeare. Une seule version ajoute aux citations Shakespeariennes un
dialogue entre deux Ambassadeurs qui, dans un style monosyllabique
propre à Rosencrantz et Guildenstern, commentent la tragique histoire et
dénombrent les cadavres: six? sept? non, huit au total.
La localisation du drame est intentionnellement vague. « Un endroit
sans caractère précis» - dit la didascalie liminaire. Au cours des deux
premiers actes, les lieux présumés changent au gré des épisodes: la
route, puis différents endroits du château d'Elseneur. C'est l'éclairage qui
transforme « l'ambiance d'extérieur en une ambiance d'intérieur ». Et ce
n'est qu'à l'acte III que les événements sont localisés avec précision: un
bateau, avant de revenir au château où se joue la dernière scène.
La durée de l'action de Ronsencrantz et Guildenstern correspond à
peu près à celle d' Hamlet. La première rencontre des deux amis avec les
Tragédiens a lieu la veille ou peut-être le jour même de leur arrivée au
château, tandis que la fin coïncide avec celle de la tragédie de
Shakespeare. Quant à l'époque, on trouve une indication dans la
présentation de Rosencrantz et Guildenstern comme « deux
Elisabéthains» ainsi que dans cette remarque de Ronsencrantz: « Le
soleil se couche. Ou la terre monte, si l'on en croit une théorie à la
116
mode. » Nous sommes donc dans la seconde moitié du XVrèmesiècle (De
revolutionibus orbium coelestium de Copernic fut publié en 1543,
Elisabeth 1ère est montée au trône en 1558), époque de Shakespeare et
non pas celle d'Hamlet.
Les personnages du drame se divisent en trois groupes bien distincts
au point de vue de l'action, de la conscience métaphysique, de
l'architecture de l'ouvrage et aussi de la mise en scène implicite.
D'abord, Rosencrantz et Guildenstern, couple inséparable à tel point que
l'identité de l'un vis-à-vis de l'autre prête à confusion. Deuxièmement, la
troupe de Tragédiens dont l'Acteur est porte-parole; il est le seul à
parler, sauf quelques répliques prononcées par Alfred. Troisième groupe,
assez hétérogène, que nous appellerons la Cour et auquel appartiennent
Hamlet, Claudius, Gertrude, Polonius, Ophélie, Horatio ainsi que
Fortinbras et les Ambassadeurs. L'ordre dans lequel ces trois groupes
entrent en jeu correspond à leur importance dans la pièce: 1°
Rosencrantz et Guildenstern sons seuls, 2° ils se trouvent en compagnie
des Tragédiens, 3° ils sont en présence de la Cour.
Le texte de Stoppard n'a pas d'autre division que celle en trois actes,
et encore les deux premiers, nous l'avons vu, s'enchaînent sans
interruption. C'est le classement de personnages en trois groupes qui
nous permettra de distinguer des séquences, éléments constitutifs de
l'ouvrage, et d'en voir la structure. Nous adopterons le principe suivant:
il y a changement de séquence chaque fois que le (s) représentant (s) d'un
autre groupe de personnages s'ajoute (nt) à ceux qui sont en scène, ou
quand il (s) les quitte (nt). Précisons que le terme « Cour» sera utilisé
même lorsqu'il s'agit d'un seul personnage de ce groupe (par exemple
Hamlet). Abstraction faite de quelques apparitions muettes, nous
obtenons trente séquences: l'acte r en comporte cinq, l'acte II - dix-neuf,
l'acte III - six.
La prépondérance du groupe Rosencrantz-Guildenstern se manifeste
de façon évidente. En fait, ces deux personnages sont présents tout le
temps, jusqu'à leur disparition avant la dernière scène; il n'y a que trois
séquences où ils restent muets, en revanche, ils sont seuls en scène dans
treize séquences qui comptent d'ailleurs parmi les plus longues (elles
remplissent plus de la moitié du texte).
Quant aux Tragédiens, on les voit dans huit séquences; dans six
d'entre elles, ils dialoguent avec Rosencrantz et Guildernstern (ces six
séquences constituent un tiers du texte de la pièce).
117
Les membres de la Cour apparaissent dans onze séquences (dont deux
seulement avec les Tragédiens). Cependant elles constituent à peine un
dixième de la totalité du texte; il s'agit exclusivement des citations
d' Hamlet, citations fidèles, au moins dans l'édition anglaise de 1967 à
laquelle nous nous référons (London, Faber and Faber), où l'on ne relève
que quelques changements peu signifiants.
Cette analyse sommaire, basée sur la segmentation du texte, confirme
le rôle des trois niveaux respectifs, représentés par les trois groupes de
personnages, rôle qui va décroissant dans l'ordre: Rosencrantz et
Guildenstern -les Tragédiens -la Cour.
Les deux premiers groupes sont traités d'une manière aussi peu
réaliste que possible. Nous sommes en présence des personnages
abstraits, des symboles qui incarnent le contenu ontologique de
l'ouvrage. Dès la première scène, Rosencrantz et Guildenstern sont sous
le poids du destin. « Il y avait un messager. On nous a envoyé chercher. »
« C'était urgent. Extrême urgence, sommation du roi. C'est ce qu'il a
dit: affaire d'Etat, pas à discuter. Des lumières dans l'écurie, en selle,
[...] à la poursuite de notre devoir. » « Un éveil, un homme en selle, des
coups sur les volets, nos noms criés, une certaine aube, un message, une
sommation...» Ce motif revient dans la dernière réplique de
Guildenstern, avant sa disparition définitive: «Nos noms criés... Une
certaine aube... Un message... Une sommation... » Paroles suivies par
cette réflexion qui est la conclusion morale et humaine de leur aventure
et en même temps une faible réplique à l'idée de fatalité: «Il y a dû y
avoir un moment, au commencement, où nous aurions pu dire - non.
Mais, je ne sais comment, nous l'avons manqué. [...] Eh bien, nous
saurons mieux la prochaine fois. » Il n'y aura pas de prochaine fois pour
les deux courtisans-espions, ils le savent bien. Cette phrase leur donne
une dimension intemporelle, elle en fait des allégories, comme celles
d'une moralité médiévale.
Quant aux Tragédiens, ce sont des êtres non moins abstraits et
ambigus, hors de l'histoire et des notions géographiques. A la question
posée par Guildenstern «Où allez-vous? », l'Acteur répond «Chez
nous, Monsieur ». «D'où venez-vous? », «De chez nous. » Et après la
première entrevue avec Hamlet, l'Acteur dira: «N ous sommes des
acteurs. Nous sommes le contraire des autres. [...] Nous avons mis nos
identités en gage.» Les Tragédiens symbolisent la destinée, ils en
assurent la transition de l'art à la vie. Pendant la pantomime, l'Acteur
118
jette à Guildenstern, qui est de plus en plus alarmé, des allusions à sa
mort imminente: «C'est écrit.[...] Nous sommes des Tragédiens, voyez-
vous, nous suivons des directives - il n'est pas question de choix ».
C'est la mort qui sera le sujet de leur débat final. La mort simulée par des
comédiens, et la vraie. « Même quand vous mourez, vous savez que vous
reviendrez sous un chapeau différent. Mais personne ne se relève après la
mort. On n'applaudit pas» - remarque Guildenstern.
La Cour contraste avec les deux autres groupes. Ce sont les
personnnages qui sortent d' Hamlet, qui parlent le langage de
Shakespeare et non pas un langage beckettien. Ils constituent une
référence culturelle et historique, une citation réitérée, une sorte
d'intercalation dans le genre image d'EpinaI. Extraits de leur contexte
naturel, celui de la tragédie Shakespearienne, utilisés comme toile de
fond et comme illustration d'une autre histoire, celle de Rosencrantz et
Guildenstern, ils sont privés d'une vie autonome. Bien qu'opposés aux
deux premiers groupes sur le plan du langage et de l'intrigue, ils nous
paraissent aussi irréels que les autres personnages de la pièce de
Stoppard. Et moins indispensables. A tel point qu'on a vu des mises en
scène qui allaient jusqu'à les éliminer totalement. Notamment dans le
spectacle polonais du Théâtre Jaracz de L6dz (1974), où c'étaient les
Tragédiens qui jouaient leurs rôles. Ou à Paris, au Théâtre de la Plaine
(1976), où le nombre des personnages était réduit à trois: Rosencrantz,
Guildenstern et le Directeur de la troupe.
Au point de vue de l'intrigue, la destinée de Rosencrantz et
Guildenstern se croise avec celle des Tragédiens. Comme dans Hamlet,
les deux amis ont rencontré la troupe sur la route, ils sont donc à l'origine
de sa présence au château. Contrairement à la tragédie de Shakespeare,
où l'on perd de vue Rosencrantz et Guildenstern (provisoirement) ainsi
que les Comédiens (définitivement), les uns et les autres se rencontrent
sur le bateau qui les mène en Angleterre. Et c'est justement l'intervention
de Claudius, disant «je décide donc d'envoyer Hamlet en Angleterre,
bien vite », qui est à l'origine de leur rencontre tellement inattendue: les
deux compagnons-espions accomplissent une mission qui les conduira à
la mort, Les Tragédiens fuient la colère du roi. Cette phrase décisive de
Claudius est placée, dans le drame de Stoppard, après l'unique vers de la
pièce intérieure qui soit prononcé, « Trente fois le char de Phébus », entre
le Meurtre de Gonzague et sa suite prémonitoire. Il s'agit donc là d'un
119
moment crucial où la destinée des deux amis et celle des Tragédiens se
croisent avec le conflit Claudius - Hamlet.
Revenons à la segmentation qui a été proposée, afin de retrouver la
place de cet épisode. La représentation du Meurtre de Gonzague (ou, plus
exactement, la répétition générale) constitue la ISèmeséquence de la pièce
de Stoppard, tandis que l'intervention de Claudius qu'on vient de citer en
est la 16ème,sur trente séquences au total. Cette position centrale est
encore accentuée par le fait qu'il s'agit, respectivement, de la lüèmeet de
la Il èmeséquence de l'acte II, acte médian, qui en compte dix-neuf. Le
spectacle du Meurtre de Gonzague proprement dit, spectacle qui n'est
pas montré mais suggéré, est un peu décalé par rapport à ce centre quasi
idéal: il est évoqué dans la didascalie entre le 1ime et la lSème séquence
de la pièce.
Mais si la représentation est le piège tendu par Hamlet, ce sont les
paroles de Claudius «je décide d'envoyer Hamlet en Angleterre» qui
constituent la souricière pour prendre celui-ci, souricière dans laquelle
seront tombés, en fin de compte, Rosencrantz et Guildenstern. La place
centrale de cet épisode est donc pleinement motivée dans un ouvrage sur
la destinée des compagnons-espions d'Hamlet.
121
personne s'adresse au public. Voici un échantillon de sa brève
intervention:
123
aux élections générales. Sont réunis les membres et les sympathisants de
ce parti, tous des intellectuels. Dotty exécute quelques chansons. Huit
acrobates habillés de jaune qui forment maladroitement des figures
gymniques sont en fait des philosophes réaco-progressistes, amis ou
concurrents de George Moore. Un coup de feu et l'un des acrobates
tombe mort. C'était le professeur de logique Mac Fee. Qui l'a tué?
L'enquête ne donnera aucun résultat plausible. Un autre protagoniste de
la pièce, le vice-recteur Archie, «docteur en médecine, philosophie,
droit, psychologie, diplômé d'éducation physique et gymnaste
convaincu », supérieur de George à l'université, est également ridiculisé,
comme tous ces «acrobates» de la pensée pseudo-philosophique. Les
dialogues et les situations des Acrobates regorgent d'absurdités.
Dans Parodies (Travesties, 1974) Tom Stoppard met en scène James
Joyce, Tristan Tzara et Lénine qui se rencontrent dans la Bibliothèque
Publique de Zurich, en 1917. Rencontre insolite, mais historiquement
plausible, puisque tous les trois séjournaient à Zurich à cette époque. Le
personnage central de la pièce et son commentateur omniprésent est
Henry Carr, à l'époque jeune employé du consulat de Grande Bretagne
(personnage historique aussi). Joyce eut l'idée de fonder une troupe
théâtrale « The English Players» parce que « par les hasards de la guerre,
Zurich est devenu le centre théâtral de l'Europe ». On y trouve -
raisonne-t-il - l'opéra italien et la peinture française, la musique
allemande et le ballet russe, mais rien d'Angleterre. « Tous les soirs, des
acteurs s'essoufflent sur les plateaux en pente de cette Renaissance alpine
en parlant toutes les langues, sauf une - celle de Shakespeare, de
Sheridan, de Wilde ». Et il propose de monter L'importance d'être
constant (The Importance of Being Earnest) d'Oscar Wilde. Henry Carr
est prévu pour y jouer le rôle d'Algernon.
Parodies est, d'un bout à l'autre, truffé de citations de la pièce de
Wilde, citations fidèles, modifiées ou pastichées. En plus, le 18èmesonnet
de Shakespeare est récité par la sœur d'Henry Carr, Gwendolen, et
transformé par Tzara. Quant à Lénine et sa femme, Nadejda Kroupskaïa,
leurs nombreuses interventions dans la pièce de Stoppard sont tirées
textuellement de leurs écrits. On apprend, entre autres, que Lénine fut
ému jusqu'aux larmes en regardant La dame aux camélias, qu'il aimait
Oncle Vania de Tchekhov, beaucoup moins Les bas-fonds de Gorki et
qu'il réprouvait Maïakovski.
124
Linge sale et Terre-Neuve (Dirty Linen and New-Found-Land, 1976)
est construit selon le modèle de pièce dans la pièce. Linge sale constitue
la pièce extérieure, Terre-Neuve l'intra-pièce. C'est une virulente satire
de la classe politique britannique. La scène se passe dans le bâtiment du
parlement, pendant la réunion de la «Commission d'enquête sur la
promiscuité sexuelle dans le grand monde ». Y sont présents six
membres du parlement et la secrétaire sexy, Maddie Gotobed (= va au
lit). Dans la scène intérieure, Terre-Neuve, nous voyons deux
fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur installés dans la tour de Big
Ben. Ils examinent la demande de naturalisation d'un citoyen américain
qui s'occupe, entre autres, du théâtre. La seconde partie de la pièce
extérieure rassemble les personnages des deux pièces, en présence du
ministre de l'Intérieur. Celui-ci tranche le problème: « Un Américain de
plus ne peut pas faire de différence ». C'est la secrétaire Maddie Gotobed
qui termine la pièce: « Finita la commedia ».
Pièce de circonstance, elle fut dédiée par Stoppard à l'homme de
théâtre américain Ed Berman et créée par celui-ci le jour où il était
devenu citoyen britannique.
La vraie vie (The Real Thing, 1982) commence par une scène de
ménage. Lui, architecte, vient de découvrir que sa femme, marchande
d'art, le trompe. Avec qui? Mais c'est le public de la pièce de Stoppard
qui est trompé. La scène initiale n'est que la représentation d'une pièce
d'Henry qui est le mari de la comédienne, Charlotte.
Cette scène de théâtre dans le théâtre rappelle la situation des
personnages dans la pièce extérieure, dans la «vraie vie ». Il y a un
deuxième couple, l'acteur Max et Annie, actrice aussi. Mais celle-ci est
tombée amoureuse d'Henry, avec réciprocité. Les deux couples sont donc
sur le point de rupture. Deux ans plus tard, on retrouve Henry et Annie
vivant ensemble. Encore une scène de ménage: l'écrivain reproche à sa
compagne d'être infidèle.
La pièce tout entière est marquée par des ruptures et des retrouvailles,
la réalité se confond avec la production dramatique d'Henry, ce qui crée
un effet de mise en abyme. Dans les dialogues, il est beaucoup question
de la littérature dramatique. En plus de ce quartett de gens de théâtre,
âgés de trente à quarante ans, il y a un jeune acteur, Billy, qui répète avec
Annie un fragment de Dommage qu'elle soit une putain de John Ford. Il
y a aussi un jeune anarchisant, Brodie, sorti de prison grâce à l'action
d'un comité de soutien, auteur d'une pièce injouable. On apprend, dès le
125
début de La vraie vie, qu'Henry avait écrit autrefois une pièce intitulée
Jean-Paul Sartre is up the Wall et qu'il considérait que ce philosophe et
l'existentialisme français de l'après-guerre avait pris un mauvais chemin.
Sartre, celui qui a consacré Saint Genet, comédien et martyr (1952) à cet
autre écrivain anarchisant sorti, lui aussi, de prison.
127
Dans une petite ville italienne où débarque la troupe ambulante, c'est la
Marquise qui s'éprend du bel acteur, mais aussi Casanova, le seul dont
l'instinct amoureux ne fasse défaut: il devine en Bellino une jeune fille.
Tout le monde se moque du séducteur :
La duchesse Filippino
Aime le berger Bellino
Qui pour l'approcher se déguise
En fille, ce qui favorise
Leur amour. Mais l'époux jaloux
Finit par les donner aux loups
Qui les mangent dans la coulisse...
128
Dans sa comédie parodique, Apollinaire exploite à fond la technique
du théâtre dans le théâtre: elle lui sert de ressort dramatique aussi bien
que de procédé spectaculaire.
La pièce de Luigi Pirandello n'a pas besoin d'être présentée. Six
personnages en quête d'auteur (1921) est généralement considéré
comme le spécimen le plus typique du théâtre dans le théâtre dans la
littérature dramatique du XXèmesiècle, il est devenu, pour certains, le
synonyme de phénomène en question. Et pourtant, les deux autres pièces
de la trilogie pirandellienne consacrée au théâtre, Comme ci (ou comme
ça) et Ce soir on improvise, correspondent beaucoup plus à la notion de
théâtre dans le théâtre. Six personnages c'est avant tout une pièce sur le
théâtre. Et si elle occupe une place privilégiée, c'est peut-être en raison
d'une incomparable finesse des jeux de la fiction théâtrale, dont
différents niveaux sont savamment entrelacés.
L'action se déroule « sur la scène d'un théâtre dramatique ». (Notons
que ce procédé fut utilisé dans le drame de Wyspianski Libération et,
bien avant, dans L'impromptu de Versailles de Molière). Le cadre
structural qui correspond à la pièce extérieure est une répétition. On se
demande pourtant où commence la pièce intérieure, où se trouve la
frontière qui sépare ces deux plans. C'est le drame même des Six
Personnages qui est censé être le théâtre dans le théâtre. Mais leur drame
n'est pas un spectacle intérieur au sens propre du terme, puisqu'il s'agit
des personnages d'une pièce à faire. C'est l'impossibilité de trouver un
auteur qui constitue leur drame en tant que Personnages,
indépendamment de leur drame familial. Cela ne veut pas dire que Six
personnages soit privé d'intra-pièce. Celle-ci existe sous forme d'un
court épisode de leur drame familial, épisode bien délimité, qu'ils
essaient de jouer devant les comédiens. Il s'agit de la fameuse scène entre
le Père et la Belle-Fille, dans l'arrière-boutique de Madame Pace, scène
qui ne compte qu'une quinzaine de répliques.
Ce n'est pas la simple présence du théâtre dans le théâtre qui décide
de l'originalité de Six personnages. Ce qui en constitue le trait essentiel,
c'est l'existence et le fonctionnement des trois plans superposés. Le
premier plan c'est la répétition d'une pièce authentique de Pirandello,
mentionnée d'ailleurs dans le texte (Il guioco delle parti). Tous les
comédiens sont là pour répéter. Ce qui forme le cadre structural de ce
plan extérieur, c'est, d'un côté, le commencement de la pièce, et de
l'autre - les paroles finales du Directeur qui dit aux Acteurs: «Que
129
voulez-vous qu'on fasse maintenant? Il est trop tard pour reprendre la
répétition. A ce soir!» Le second plan c'est le drame des Six
Personnages, tel que ceux-ci le racontent au Directeur et aux Acteurs. La
répétition d'une des scènes de la pièce proposée par les Six Personnages,
répétition qui s'est soldée par un échec, constitue le troisième plan de la
pièce de Pirandello. (L'apparition de Madame Pace, juste avant la scène
en question, présente une autre espèce de théâtre dans le théâtre.)
Les rapports entre ces trois plans déterminent la situation des
spectateurs de la pièce intérieure. Le public du drame des Six
Personnages, aussi bien du drame raconté que de celui qui est joué, ce
public est constitué par les membres de la troupe de théâtre. « Regardez,
quel spectacle! », dit le Grand Premier Rôle aux autres Acteurs. «Ce
sont eux qui nous l'offrent! », ajoute la Grande Coquette. Et le Directeur
« descend les marches et reste dans la salle, devant la scène, comme un
spectateur ». Dans la deuxième partie de la pièce, à la question du Grand
Premier Rôle: «Et qu'aurons-nous à faire? », le Directeur répond:
« Rien du tout! Pour le moment, écoutez et regardez. » Mais plus tard,
au moment où se joue la scène à l'arrière-boutique de l'entremetteuse,
l'auditoire s'élargit. «Les acteurs attentifs regardent la scène qui
commence », mais aussi « La Mère assiste à la scène, avec le Fils et les
deux autres enfants ». Ceux, qui, au deuxième plan, n'étaient que
personnages, deviennent, au troisième plan, spectateurs. Dans sa préface
à la pièce, Pirandello lui-même souligne le caractère ambivalent des Six
Personnages, et il insiste sur «le rôle que chacun d'eux joue dans un
certain drame, alors que moi, je les présente comme des héros d'une
comédie différente qu'ils ne connaissent ni ne soupçonnent ». Et plus
loin: « Il existe en effet quelqu'un [...] : le Fils - qui tire toute sa valeur
et son relief de se trouver être personnage non de la « comédie à faire »
- en tant que tel, il n'apparaît presque pas - mais de la représentation
que j'ai donnée de la chose ».
Un modèle tout différent de théâtre dans le théâtre nous est offert par
Les bains de Vladimir Maïkovski (1929). Dans ce « drame en six actes
avec cirque et feu d'artifice », le troisième acte tout entier fait l'effet de
théâtre dans le théâtre. «La scène est un prolongement des rangs de
fauteuils. Au premier rang, quelques places vides. [...] Le public braque
ses jumelles sur la scène, la scène braque ses jumelles sur le public. » Ces
indications concernant le dispositif scénique de l'acte III suggèrent donc
une sorte de reflet dans un miroir, comme c'était le cas de La nuit de
130
novembre de Wyspianski. Il y a, chez Maïakovski, le public du théâtre
dans le théâtre (<<sifflets, bruits de pieds, cris: Commencez! »). Il y a le
Metteur en scène. C'est lui qui est chargé de mener la discussion avec les
personnages sortis du cadre de la pièce intérieure, c'est lui qui apparaît
comme porte-parole de l'auteur. Il y a aussi le ballet et la pantomime
(<<le personnel masculin libre ») et « le personnel féminin libre »), ainsi
que les Contrôleurs de billets.
La spécificité des Bains réside dans le fait que le théâtre dans le
théâtre y correspond non pas à la pièce intérieure, mais au contraire, à la
pièce extérieure. Celle-ci, l'acte III, est située juste au milieu du drame,
tandis que le texte, qui, au point de vue de la dramaturgie, correspond à la
pièce intérieure, constitue le cadre structural de l'ouvrage (actes I-II et
actes IV-VI). C'est la pièce intérieure qui est l'ouvrage dramatique
proprement dit, avec une intrigue qui se développe régulièrement et qui
trouve son dénouement, tandis que l'acte III nous permet de la voir
comme si nous nous trouvions à l'extérieur, dans une réalité extra-
théâtale (du moins en apparence).
Un autre genre et un niveau supplémentaire du théâtre dans le théâtre
sont créés, à l'intérieur du troisième acte, par l'interlude pantomime
«Travail et capital nourrissent l'art théâtral» que le Metteur en scène
improvise afin de désarmer Pobedonossikov, le « dirdécor » en colère. Le
personnel masculin libre «taille d'un pic invisible tenu par une main
visible le charbon invisible », et le personnel féminin libre «par une
proclamation imaginaire soulève des masses imaginaires» et «lève la
jambe plus haut pour symboliser la montée du mouvement imaginaire ».
Pendant tout ce temps, le capital « danse avec superbe en exprimant sa
suprématie de classe », «tend les tentacules de l'impérialisme », «étale
des richesses imaginaires », et finalement «crève plastiquement ». Les
« masses ouvrières imaginaires se révoltent symboliquement, [...] brisent
leurs fers imaginaires, [...] posent leurs pseudo-pieds ouvriers sur le
pseudo-capital pseudo-abattu ». Ce spectacle dans le spectacle en plus,
introduit dans la pièce extérieure - échantillon du kitsch théâtral au
service d'une propagande grossière - n'a rien de commun avec la pièce
intérieure.
Bien au contraire, il se propose d'être une négation ironique du
contenu idéologique et de la forme artistique des Bains.
*
131
Parmi les problèmes qui, depuis des siècles, obsèdent les praticiens et
les théoriciens du drame et du théâtre, celui de l'illusion occupe une
place de premier ordre. Illusion et réalité, monde imaginaire et monde du
réel - voilà le dualisme qui préoccupe les penseurs, qui inquiète les
créateurs de théâtre, voilà l'antinomie qui se pose aux spectateurs et les
laisse souvent perplexes.
Une anthologie rassemblant des propos sur l'illusion scénique
demanderait tout un volume. Voici, à titre d'exemple, les opinions des
deux grands penseurs que onze siècles séparent l'un de l'autre. Saint Jean
Chrysostome remarque dans une de ses homélies: « Si vous assistez à un
spectacle, vous n'enviez pas celui qui joue le rôle de roi, sachant que
c'est un cordier, ou un forgeron, ou même le domestique de deux qui
vendent des figues ou des raisins sur le marché. » Et, dans son Eloge de
la folie, Erasme écrit: «Quelqu'un qui, s'avisant d'arracher le masque
des acteurs au moment où ils jouent leurs rôles, montrerait aux
spectateurs leurs figures naturelles, ne troublerait-il pas la scène, ne
mériterait-il pas d'être chassé du théâtre comme un extravagant?
Cependant tout changerait aussitôt de face: la femme deviendrait un
homme, le jeune homme un vieillard; les rois, les héros, les dieux
disparaîtraient aussitôt, et l'on ne verrait plus à leurs places que des
misérables et des faquins. En détruisant l'illusion on ferait disparaître
tout l'intérêt de la pièce. C'est ce travestissement, ce déguisement qui
attache les yeux du spectateur. »
Citons encore un théoricien du XXèmesiècle, Henri Gouhier: «Le
théâtre vit de conventions. Sur la scène, tout est illusion, le temps,
l'espace, la lumière, et les gens eux-mêmes reçoivent un nouvel être de
leur déguisement: ici, c'est l'habit qui fait le moine. Un parti-pris de
réalisme intégral serait donc anti-théâtral. Ce qui peut être envisagé ou
discuté, c'est un réalisme relatif: une fois admis que la scène représente
un univers « truqué », dans quelle mesure est-il souhaitable de réduire la
part des conventions et de faire oublier celles qu'on peut éviter? » (Le
théâtre et l'existence, 1963).
Tout le monde, ou presque, est d'accord que l'illusion constitue un
des éléments essentiels du phénomène connu, depuis des siècles, sous le
nom très général de théâtre. Ce qui suscite des doutes et des divergences
d'opinions, ce sont les rapports entre l'illusion et la réalité dans un
ouvrage dramatique aussi bien que dans un ouvrage scénique, c'est la
question de savoir s'il faut, et par quels moyens, accentuer la
132
«tromperie », porter l'illusion à son comble, ou bien, au contraire - la
faire éliminer autant que possible, affaiblir l'emprise de l'illusion sur la
scène. Le procédé du théâtre dans le théâtre, c'est-à-dire le théâtre au
second degré, repose, dans une grande mesure, sur le jeu d'illusion.
Théâtre dans le théâtre, donc illusion dans l'illusion, illusion à la
puissance deux? Essayons de réexaminer les quatre pièces au point de
vue des jeux changeants de l'imaginaire.
133
les Satyres descendent parmi eux et s'adressent à l'un d'eux, le général
Chlopicki. Puis, ils troublent encore une fois le déroulement du
vaudeville. Finalement, l'illusion du spectacle intérieur se brise quand
« dans la salle [du théâtre intérieur] s'ouvrent les portes donnant sur la
rue» et apparaît Nikê des Napoléoniens, suivie de quelques officiers et
soldats. Le public du théâtre dans le théâtre quitte la salle, le spectacle
intérieur est fini, et l'entretien entre Nikê et le général Chlopicki, devant
le public du drame de Wyspianski, appartient déjà à la pièce extérieure.
En tant que spectateurs de La nuit de novembre (dans une mise en
scène fidèle aux indications du poète), nous ne sommes pas dupes de tous
ces jeux de l'illusion scénique. Nous sommes plutôt dans la situation de
témoins qui observent, en toute lucidité, comment les événements
historiques du plan extérieur interviennent dans l'illusion du plan
intérieur. C'est cela, outre la proposition scénographique peu commune,
qui constitue la spécificité du théâtre dans le théâtre tel qu'il se présente
dans La nuit de novembre.
Essayons maintenant de voir, dans quelle mesure et de quelle façon le
procédé du théâtre dans le théâtre détermine le caractère de l'illusion
scénique dans la comédie d'Apollinaire Casanova. Considéré du point de
vue du public du spectacle intérieur, c'est à peine si le procédé en
question perturbe l'illusion théâtrale. La représentation donnée sur la
scène intérieure n'arrive pas à rompre l'illusion précédemment créée:
l'action de La métamorphose galante est perçue sur un autre niveau que
tout ce qui se passe parmi les spectateurs de la pièce intérieure. Tout
comme dans La nuit de novembre, la vie intervient dans la fiction
scénique, elle détruit l'illusion du spectacle intérieur, et nous voilà
revenus à l'illusion du plan extérieur.
Si le théâtre dans le théâtre était le seul procédé dramaturgique de
Casanova, les jeux d'illusion s'arrêteraient là. Mais il y a, dans l'ouvrage
parodique d'Apollinaire, un autre ressort, non moins important: le
travestissement. Et sur quoi repose-t-il, sinon sur le jeu d'illusion? Dans
Casanova, ce jeu est porté à la puissance deux. Se déguisant en homme
pour des motifs pratiques, Bellina trompe sciemment son entourage au
sujet de son sexe, donc elle crée une première illusion. Le rôle de berger
qu'elle doit jouer exige un prétendu changement de sexe à l'aide du
déguisement; en changeant de costume Bellina supprime l'illusion créée
antérieurement. D'ailleurs, la ville tout entière se trouve entraînée dans
ce jeu d'illusions. La Marquise, victime de l'illusion instaurée par le
134
premier déguisement, s'éprend du beau Bellino. Dupes de cette même
illusion, les habitants de la petite ville raillent grossièrement Casanova, le
seul à résister à la mystification et à la contester.
Et voilà que tout cet imbroglio arrive sur la scène intérieure, où, grâce
au facteur supplémentaire de la fiction théâtrale, l'illusion du travesti,
emprunté par Bellina dans la vie, se trouve contredite. Cette illusion sera
définitivement renversée au cours du duel final. La fiction de l'intra-
pièce contribue donc à faire connaître la réalité au niveau de la pièce
extérieure.
L'illusion du théâtre dans le théâtre et l'illusion du travesti au second
degré produisent des péripéties archicompliquées et amusantes, mais qui
sont instructives au point de vue du jeu capricieux des apparences.
Combien différent est le poids des rapports entre la fiction et la réalité
chez Pirandello, qui en fait le problème philosophique de sa pièce. Déjà
le début de Six personnages en quête d'auteur doit produire, selon les
didascalies, l'effet d'un recul « épique» par rapport à ce qu'on verra sur
la scène: «En entrant dans la salle, les spectateurs trouveront le rideau
levé, le plateau tel qu'il est pendant le jour [...]. Les lumières éteintes, le
Machiniste, en bleu de travail, entre par la porte de la scène [...], prend
dans un coin, au fond, quelques planches, [...] se met à genoux pour les
clouer à coups de marteau. » Par ce procédé, l'illusion du spectacle est
contestée a priori; toutefois, elle n'est pas éliminée, mais remplacée
inévitablement par l'illusion d'un nouveau type. Le spectateur, même s'il
pense avoir échappé à l'illusion théâtrale, tombe dans le piège de la
« tromperie », fondée, pour la circonstance, sur une autre convention.
L'arrivée du Directeur, qui entre par la salle, l'attitude des Acteurs qui
bavardent sur le plateau et, plus tard, l'apparition, du côté de la salle, des
Six Personnages conduit par l'Huissier du théâtre, tout cela ne sert qu'à
confirmer cette situation. Mais au fur et à mesure que le drame des Six
Personnages, raconté par eux-mêmes, absorbe le public de la pièce de
Pirandello, et transforme le Directeur et les Acteurs en spectateurs,
l'illusion créée antérieurement cède la place à l'illusion du deuxième
plan. Cependant, vu la présence constante et parfois très active des
comédiens, cette nouvelle illusion n'arrivera jamais à triompher
complètement.
L'hiatus entre la première et la deuxième partie de la pièce de
Pirandello, quand, le rideau levé, tout le monde quitte le plateau, puis
rentre et se prépare à répéter le nouveau spectacle - cette fois ce sera le
135
drame des Six Personnages -, signifie le retour au premier plan. Ce
n'est que l'apparition de Madame Pace, dans un décor semi-magique
(<<Mais c'est de la prestidigitation! », s'écrie la Grande Coquette à la
vue de I' entremetteuse), qui crée, pour quelques instants, une autre
espèce d'illusion. Même au cours de la scène entre le Père et la Belle-
Fille, cette scène qui constitue la pièce intérieure au sens strict du terme,
Pirandello empêche que l'illusion propre à ce plan arrive à se former
d'une façon définitive. En faisant intervenir, à plusieurs reprises, les
spectateurs de la pièce intérieure, l'auteur oscille entre les différents
niveaux. Il en va de même lors de la répétition qui suit, cette fois-ci avec
les Acteurs, et jusqu'à la fin du spectacle. Les rapports entre les Six
Personnages, les Acteurs et le personnel technique, l'interférence et la
confrontation constantes et toujours plus obsédantes de la fiction et des
apparences d'une réalité (<<l'illusion qu'il faut créer ici au public [...]
l'illusion d'une réalité! », dit le Directeur, et le Père qui répond: « nous
n'avons d'autre réalité que cette illusion »), lorsque chacun des groupes
présents sur le plateau se différencie et joue sur plusieurs niveaux, et
enfin le coup de revolver du Garçonnet qui se donne la mort - tout cela
produit un étrange amalgame d'illusion scénique, illusion aux
significations multiples, où se perdent les points de repère. Mais telle est
sans doute l'intention de l'auteur qui vise non seulement le théâtre, mais
la vie elle-même.
La situation est moins compliquée dans Les bains de Maïakovski,
bien que l'ambivalence du personnage négatif, Pobedonossikov, mise en
relief grâce au théâtre dans le théâtre, permette d'y voir une parenté avec
le théâtre de Pirandello.
C'est l'apparition du Metteur en scène qui s'adresse aux spectateurs
en leur demandant de patienter: «Camarades, du calme! Le troisième
acte va commencer avec quelques minutes de retard, à cause de
circonstances indépendantes de notre volonté », c'est cette intervention
qui brise l'illusion des deux premiers actes. Le personnage du Metteur en
scène crée l'illusion d'un autre niveau, qu'on devrait nommer le premier
plan. L'arrivée de Pobedonossikov qui parle de Pobedonossikov des deux
actes précédents des Bains, en opposant à celui-ci sa propre personne et
l'établissement qu'il dirige, achève la destruction de l'illusion de la pièce
intérieure et, en même temps, met en doute l'illusion, fraîchement créée,
du premier plan. Un nouveau type d'illusion se forme: l'illusion de la
sphère ambivalente, où les deux plans - celui de la pièce intérieure et
136
celui de la pièce extérieure - s'imbriquent. Appartiennent aussi à cette
sphère d'autres personnages qui accompagnent Pobedonossikov et qui
étaient apparus au cours des actes précédents.
Le rapport entre les deux plans de la fiction scénique se trouve encore
plus embrouillé par suite de l'intrusion de Velossipedkine, personnage
positif de la pièce intérieure, et de sa dispute avec Pobedonossikov.
Quand Velossipedkine s'adresse à Pobedonossikov, celui-ci semble ne
pas comprendre de qui s'agit-il, comme si ce n'était pas lui-même.
Velossipedkine réplique: «Assez plaisanté. C'est vous qui êtes lui, et
c'est vous, le dirdécor Pobedonossikov, que je viens trouver. » Mais le
Metteur en scène lui dira tout à l'heure: «Camarade Velossipedkine
[oo.] ! Il n'est pas dans la pièce. Ce n'est qu'une ressemblance.» La
confusion des deux plans de la fiction atteint son apogée. Et ce n'est qu'à
la fin du troisième acte, lorsque le Metteur en scène dit: « En scène, s'il
vous plait! La pièce continue! », que se brise l'illusion de la sphère
ambivalente. En même temps, ces paroles accentuent l'écart par rapport à
la pièce intérieure. Pendant les trois actes qui suivent, l'illusion du
deuxième plan est reconstituée. Elle ne sera renversée que par
l'apostrophe finale de Pobedonossikov s'adressant au public: «Que
vouliez-vous dire tous, et elle Mesallianssova,et vous, et l'auteur, - que
moi et mes pareils nous sommes inutiles au communisme? »
La visite des personnages de la pièce intérieure dans la pièce
extérieure pourrait être interprétée comme un jeu de miroirs, dans la
même mesure que la situation du public de la pièce intérieure par rapport
au public réel. Cela fait penser aux mots célèbres de Gogol: «De qui
riez-vous? C'est de vous-mêmes que vous riez! » (Le révisor).
138
Pièce dans la pièce
Citation dramatique
141
C'est à ce moment que Marion, «à demi tournée vers Didier »,
déclame les célèbres vers de Corneille:
Bonne nuit ma mère!... Mais ce soir n'entrez pas au lit de mon oncle.
Contenez-vous cette nuit. Vous verrez, l'abstinence sera plus facile demain...
Répétition théâtrale
La pièce dans la pièce intervient sous deux principales formes:
comme représentation théâtrale et comme répétition. Certains ouvrages
contiennent l'une et l'autre. L'avantage de la répétition c'est qu'elle
donne l'occasion à ses participants d'échanger des opinions sur la pièce
répétée et sur l'art théâtral en général.
Le mot « répétition» apparaît, dès le xvnème siècle, dans le titre ou le
sous-titre de nombreuses pièces. En voici des exemples.
143
La répétition (The Rehearsal) de George Villiers Buckingham (1671),
La répétition interrompue de Charles-Simon Favart (1735, nouvelle
version 1757), Un coup d'œil derrière le rideau ou la nouvelle répétition
(A Peep behind the Curtain or the New Rehearsal) de David Garrick
(1767), Le critique ou une tragédie en répétition (The Critic or a Tragedy
Rehearsed) de Richard B. Sheridan (1779), La répétition d'un proverbe
de Théodore Leclercq (vers 1830), Une répétition générale ou les drames
à la mode d'Eugène Scribe (1833), Une répétition de Guy de Maupassant
(1876), La répétition d'une représentation d'amateurs (en polonais
Proba przedstawienia amatorskiego) de Jan Aleksander Fredro (1879),
La répétition chez le directeur de théâtre (en polonais Proba u dyrektora
teatru) de Mieczyslaw Dzikowski (1895), La répétition d'une
représentation d'amateurs ou 24 trouvailles de l'ingénieux Vladi (en
polonais Proba przedstawienia amatorskiego czyli 24 pomysly
pomyslowego Wladzia) de Maria Boguslawska (1908), La répétition ou
l'amour puni de Jean Anouilh (1950), Moby Dick en répétition (Moby
Dick Rehearsed) d'Orson Welles (1965), La répétition générale ou les
huit derniers jours de la vie d'une troupe qui prépare «L'auberge du
Cheval-Blanc» d'André Serré (1987), La répétition (en slovaque Skuska)
de Lubomir Feldek (1988), Répétition générale (Dress Rehearsal) d'Alec
Baron (1988), La répétition (en polonais Proba) de Stanislaw Brejdygant
(1989), Une répétition au Théâtre du Crime de Jacques Mauclair (1940),
Les répétitions (en polonais Proby) de Boguslaw Schaeffer (1992).
On remontera jusqu'à Shakespeare pour citer un illustre exemple de
l'intra-pièce sous la forme de répétition. Dans Le songe d'une nuit d'été
(A Midsummer-Night's Dream, 1594), la répétition d'une naïve tragédie
sur Pyrame et Thisbé par les artisans athéniens a lieu dans une forêt, à
l'acte III, acte médian du Songe. Représentation, donnée à l'occasion du
mariage du duc Theseus avec Hippolyta, remplit l'acte V.
La répétition tient une place modeste dans Le véritable Saint Genest
de Jean Rotrou (1645-46), où le personnage titre répète, avant la
représentation, quelques fragments de sa pièce et donne des instructions
au décorateur.
Quant à L'impromptu de Versailles de Molière (1663), la répétition
en est le pivot structural. Tout au début, Molière, personnage de sa propre
pièce, ayant réussi à rassembler les membres de sa troupe, les implore:
«De grâce, [...] employons ce temps à répéter notre affaire et voir la
manière dont il faut jouer les choses ». «Affaire» et «choses» se
144
substituent au titre de la comédie en répétition. Et jusqu'à la fin de
L'impromptu, on s'affaire à répéter cette «nouvelle comédie ». Quel est
son auteur et son titre? Elle a été écrite par Molière; il y a donc équation
entre l'auteur de la pièce extérieure, le personnage principal de celle-ci et
l'auteur de la pièce intérieure. En revanche, le titre de la comédie que
l'on répète n'est pas révélé. A la question de La Thorillière « comment
vous la nommez », Molière-personnage répond «je ne sais ». Même dans
la scène finale, Béjart parle de la « nouvelle comédie» sans en donner le
titre .
Dix ans plus tard, apparut la pièce de Montfleury (Antoine Jacob, fils
du célèbre comédien Montfleury et adversaire de Molière) Le comédien
poète (1673) qui se distingue par une structure bien originale. Dans le
prologue l'Acteur et le Poète (auteur dramatique) se préparent à la
répétition d'une pièce de ce dernier, en costumes et dans les décors. Le
Poète affirme en avoir tiré l'idée de Mostellaria de Plaute et refuse de
faire « ces satires indiscrètes et piquantes qu'on met sur le théâtre contre
le prochain ». L'auteur est en même temps metteur en scène de sa pièce,
puisqu'il s'apprête à « faire observer aux comédiens leurs entrées et leurs
sorties ». La pièce du Poète, dont l'action se passe à Marseille, occupe le
premier acte de la comédie de Montfleury. Puis, c'est la «suite du
prologue» avec le Poète et trois acteurs. La préparation de la deuxième
pièce du Poète est perturbée par un acteur qui refuse d'y jouer avant que
ne soit montée la pièce qu'il avait écrite lui-même. Devant l'irrésolution
des acteurs, le Poète, blessé dans son honneur, quitte le théâtre. «Vous
ne jouerez jamais de mes pièces et je m'en vais de ce pas porter celle-ci à
une autre troupe» - dit-il. C'est finalement la pièce du « Comédien
poète» qui sera répétée, à condition qu'il n'y dise rien contre les cocus et
les médecins. «Une pièce d'un comédien de bon sens en peut
quelquefois bien valoir une de ces messieurs les auteurs dont la cervelle
est bien souvent démontée» - affirme son auteur. La nouvelle pièce,
dont l'action est située à Madrid, occupe les actes II, III, IV et V de la
comédie de Montfleury. La répétition-représentation terminée,
l'intervention de deux acteurs constitue la boucle qui referme les deux
intra-pièces. La pièce du «comédien poète» est acceptée, avec une
réserve: « Il y a quelques endroits à rectifier et il faudra prier quelqu'un
de nos auteurs d'y passer un peu la main ».
Le comédien poète contient donc deux pièces intérieures complètes,
de longueur inégale. Quant à l'encadrement, le prologue initial introduit
145
la première intra-pièce, la « suite» du prologue, après le premier acte, en
constitue une conclusion (<<voilà un acte qui va le mieux du monde ») et
en même temps une introduction à la deuxième intra-pièce, enfin
l'intervention finale des acteurs décide du sort de la seconde intra-pièce :
les représentations en seront affichées.
Soixante-douze ans après L'impromptu de Versailles, on a joué à la
Foire Saint-Laurent l'opéra-comique de Charles-Simon Favart (musique
de Charles-François Panard) La répétition interrompue (1735). Comme
la comédie de Molière, cet acte compte douze personnages.
Le début rappelle celui de L'impromptu de Versailles: le directeur de
la troupe essaie de rassembler ses acteurs, non sans difficulté. Mais si,
dans l'acte de Molière, la répétition ne commence même pas, on ne
connaît ni le titre ni le sujet de la pièce en répétition - chez Favart le
directeur donne le résumé complet de l'opéra qui est sur le chantier, on
en répète une grande partie. L'opéra-comique de Favart est aussi une
pièce sur le théâtre. On y évoque les mœurs théâtrales de l'époque, on
découvre les caractères des chanteurs-comédiens ainsi que leur
querelles: dispute de deux prétendantes au même rôle, altercations avec
le souffleur, état d'ébriété d'un membre de la troupe.
Dans la pièce en trois actes de Carlo Goldoni Le théâtre comique (Il
teatro comico, 1750) la compagnie dirigée par Orazio prépare une
comédie en trois actes intitulée Le père rival du fils (Il padre rivale deI
figlio). «Hier nous avons répété le premier et le deuxième acte, et
aujourd'hui nous allons répéter le troisième» - annonce le chef de la
troupe, dès la scène 2 du premier acte. Le nom de l'auteur de la pièce en
répétition n'est pas prononcé. C'est le pourvoyeur habituel du théâtre
dont on énumère seize pièces qu'il avait écrites pendant un an : ce sont
les titres des pièces de Goldoni, avec Le théâtre comique à la tête. Un jeu
de miroirs insolite, d'autant plus que la dernière réplique d'Orazio,
annonçant la fin de la répétition, se termine par la reprise du
titre « ... notre Théâtre comique ».
Dans le répertoire du XIXèmesiècle, citons la «folie en un acte»
d'Eugène Labiche Une tragédie chez Monsieur Grassot (1848) qui
présente une répétition, par les acteurs du Palais-Royal, de l'Iphigénie de
Racine, une mosaïque de citations de Phèdre, d'Athalie et d'Iphigénie.
La répétition constitue le canevas structural des pièces les plus
représentatives du métathéâtre, au XXème siècle, Six personnages en
146
quête d'auteur de Luigi Pirandello (1921) et L'impromptu de Paris de
Jean Giraudoux (1937).
Chez Pirandello, la troupe se réunit pour répéter une pièce. Ce cadre
est signalé au début et à la fin de Six personnages. Dès la troisième
réplique, le régisseur annonce: «Le Patron va être là d'un instant à
l'autre pour la répétition. » Et dans la dernière réplique de la pièce, le
Directeur s'adresse aux Comédiens: « Vous pouvez vous en aller! Que
voulez-vous qu'on fasse maintenant? Il est trop tard pour reprendre la
répétition. A ce soir! »
Dans son Impromptu de Paris Giraudoux se réfère directement à
Molière. Dès la première scène il met dans la bouche de ses personnages-
comédiens quatorze répliques du début de L'impromptu de Versailles.
Mais ce n'est pas l'acte de Molière qui est en répétition. « L'heure de la
répétition est passée de cinq minutes» - s'inquiète Boverio au début de
la pièce. «Nous répétons» - fait remarquer Renoir au casse-pieds
Robineau (sc.2), et Jouvet de constater dans son avant-dernière réplique:
« Il nous reste une heure pour la répétition ». Les acteurs de la troupe de
Jouvet son donc réunis sur le plateau, mais la répétition, retardée par
toutes sortes de péripéties, n'arrive pas à avoir lieu avant la fin de l'acte.
Voici, dans l'ordre chronologique, quelques autres exemples de
l'utilisation de la répétition comme cadre métathéâtral, dans différentes
situations.
L'acte de Jean Aicard Dans le guignol, qui servit de prologue à sa
pièce Père Lebonnard, créée au Théâtre Libre d'André Antoine en 1889,
montre la répétition de cette pièce sur la scène des Folies-Molière,
pendant laquelle le directeur finit par la refuser.
L'auteur la portera au Théâtre Libre.
Le drame du poète américain William Carlos Williams Des amours
(Many Loves, 1942) a une structure très régulière. La pièce cadre compte
trois personnages: un jeune auteur dramatique Hubert, un riche
quinquagénaire Peter et une actrice, Alise. Peter, prêt à financer la
représentation d'une pièce de Hubert, éprouve pour lui une attirance
homosexuelle. La découverte du fait que l'auteur dramatique a l'intention
d'épouser la jeune actrice amène le drame. Chacune des trois brèves
intra-pièces, écrites par Hubert et qui sont en répétition, présente une
différente variante des rapports amoureux; les trois protagonistes sont
jouées par Alise.
147
C'est sur la scène du Théâtre Royal à Drossmouth que fut située
l'action de la comédie en trois actes de Philip King Lundi prochain (On
Monday Next, 1949). Le metteur en scène et les acteurs arrivent sur le
plateau pour répéter la pièce d'un auteur débutant, en sa présence. Mais
la répétition tourne mal: les comédiens ne savent pas leurs rôles et le
metteur en scène oblige l'auteur à récrire sa pièce. C'est un mercredi. A
la fin, le metteur en scène s'adresse au public en l'invitant à la première
représentation de la nouvelle pièce, « lundi prochain ».
La répétition d'une comédie musicale sur une scène londonienne est
le sujet de la pièce de Sean Patrick Vincent The Audition (1968).
Une formule originale a été appliquée par Marcel Mithois dans la
pièce en un acte Les coups de théâtre (1961). La scène se joue dans la
loge d'une grande comédienne, entre quatre personnages: Suzanne
(interprétant Phèdre), Nicole (Aricie), Jean (Hippolyte) et Mirel (Thésée).
Nicole (trente ans) pousse Jean (trente-cinq ans) à rompre définitivement
avec Suzanne (cinquante ans) qui est sa maîtresse et sa protectrice depuis
plus de dix ans ; jusqu'à maintenant Jean partageait sa vie entre les deux
femmes. Quand il annonce à Suzanne son intention, celle-ci n'est pas du
tout malheureuse, au contraire, parce qu'elle avait le projet d'épouser
Mirel. Jean est un peu blessé dans son amour propre par cette situation,
mais c'est surtout Nicole qui en est déçue: «Je ne comprends pas que
vous abandonniez Jean si facilement» - dit-elle à Suzanne. Et à Jean:
« Il me semble que j'aurais préféré qu'elle t'aime ». C'est à ce moment
qu'on se rend compte que toute cette scène n'était qu'une répétition
d'une pièce. L'Auteur dramatique apparaît et nous apprenons que dans la
vie Suzanne et Jean sont des amants (ou époux) et que Nicole, femme
mariée, rentre chez elle pour soigner son enfant malade. En ce qui
concerne Mirel, il n'existe probablement en tant que personnage de la
«pièce sur les comédiens ». Il y a donc un véritable coup de théâtre. La
pièce extérieure constitue la dernière partie de l'acte (un quart). Pendant
les trois premiers quarts le spectateur ne soupçonne même pas l'existence
de la pièce extérieure. Par contre, il assiste à deux niveaux différents: le
petit drame qui se joue dans la loge de Suzanne et Phèdre de Racine,
dont quelques fragments sont diffusés par haut-parleur et déclamés par
Suzanne (on entend les applaudissements du public). Il y a d'ailleurs des
rapports évidents entre la situation des personnages de Phèdre et celle
des comédiens qui jouent dans Phèdre. Théâtre dans le théâtre dans un
théâtre.
148
Et voici une répétition «pas comme les autres ». Le drame en deux
actes du Suédois Per Olov Enquist La nuit des tribades (Tribadernas
natt, 1975) nous montre Strindberg pendant la répétition de sa brève
pièce, La plus forte (Den starkare), en mars 1889, à Copenhague. C'est
une confrontation de deux femmes, Madame X et Mademoiselle Y, qui
est en fait un monologue, parce que Mademoiselle Y reste muette, « deux
femmes qui aimaient le même homme ». Cette scène, qui ne dure qu'un
quart d'heure, est répétée par l'ancienne épouse de Strindberg et une
amie. Or, ces deux femmes ont servi de modèles pour Strindberg -
l'homme en question - écrivant La plus forte. Il y a identité entre les
personnages de la pièce en répétition et les actrices qui la répètent sous la
direction mouvementée de l'auteur. Madame Xc' est la femme de
Strindberg, la comédienne Siri von Essen. La pièce d' Enquist, qui
contient une grande partie du texte de La plus forte, est un cruel
psychodrame. Les trois protagonistes - un homme entre deux femmes
qui sont lesbiennes (tribades dans le titre) - revivent et commentent les
événements passés, en découvrant avec brutalité les détails de leurs
relations sexuelles. Un jeu de l'amour et de la haine.
Dans Jeux de James Saunders (av. 1982) une troupe d'acteurs répète
une pièce, dans laquelle un ancien soldat comparait devant le tribunal
militaire pour avoir, au cours d'une action de guerre, participé au
massacre d'une centaine de villageois. La répétition est coupée par les
hésitations des comédiens, par les recherches du metteur en scène, par les
réflexions de tous sur le fait qui a inspiré la situation qu'ils jouent, sur le
jeu théâtral lui-même et son rapport au public et à la réalité.
Une répétition dans la répétition est le cadre de la pièce fantasque de
Copi La nuit de Madame Lucienne (1985). «Ma pièce ressemble à un
oignon qu'on pèle» - a dit l'auteur. La répétition d'une parodie de
journal télévisé est perturbée par la disparition de la femme de ménage,
Madame Lucienne. Qui l'a tuée? Le meurtre est-il vrai ou faux? C'est
un jeu entre la réalité et la fiction, à la puissance deux.
Un événement historique, les répétitions tumultueuses de Pelléas et
Mélisande de Maeterlinck à Londres, en 1904, avec Sarah Bernhardt et
Pat Campbell, est le sujet de Pat et Sarah ou les deux magiciennes de
Bernard Da Costa (1991).
C'est Dieu qui est metteur en scène, dans la pièce burlesque de
George Tabori Les Variations Goldberg (Die Goldberg Variationen,
1991). Sur la scène d'un théâtre de Jérusalem on répète une pièce qui,
149
dans un ton satirique, retrace les principaux épisodes de la Bible: Adam
et Eve, Caïn et Abel, le Déluge, Moïse avec les dix commandements, le
sacrifice d'Isaac, jusqu'à la crucifixion de Jésus. La répétition a lieu en
présence et avec la participation de Goldberg, un Juif rescapé du
naZIsme.
Dans Accalmies passagères (1997), chassé-croisé et déchirements de
deux couples, truffés de gags, Xavier Daugreilh utilise un procédé
métathéâtral intéressant. Quatre acteurs arrivent pour la répétition. Assis
sur des chaises, l'exemplaire de la pièce dans la main, ils en commencent
la lecture, sans omettre les didascalies. Ensuite ils jouent des scènes de la
pièce, toujours avec le texte dans la main, mais au fur et à mesure ils
l'abandonnent, et seule la présence presque tacite du Régisseur rappelle
que tout se passe sur le plateau d'un théâtre.
Enfin, la répétition pendant laquelle pas un seul mot de la pièce
répétée n'est prononcé. C'est Jeux de scène de Victor Haïm (2002)
mettant face à face la comédienne Hortense et Gertrude qui est l'auteur et
en même temps le metteur en scène de la pièce.
1.
La pièce dans la pièce au sens strict du terme, c'est-à-dire la pièce
intérieure (intra-pièce) encadrée par la pièce extérieure (pièce principale).
L'exemple classique en est Hamlet de Shakespeare. La pièce intérieure,
spectacle du Meurtre de Gonzague, occupe une position privilégiée au
point de vue de la structure formelle et événementielle de l'œuvre. Quelle
est exactement la place de cet épisode dans l'architecture d'Hamlet? Si
l'on considère que le spectacle intérieur proprement dit correspond aux
vers 134-260 de la scène 2 de l'acte III, depuis la didascalie
«Trompettes. Le rideau se lève, découvrant la scène où commence une
pantomime », jusqu'à la didascalie «Il [Lucianus] verse le poison dans
les oreilles du dormeur », il y a 1900 vers qui précèdent cet épisode et
1803 vers qui le suivent. Il est situé à l'acte III, acte médian de la
tragédie; et à l'intérieur de la scène 2, 133 vers précèdent et 142 vers
150
suivent la représentation du Meurtre de Gonzague. Voilà un exemple
presque parfait de position centrale au point de vue de l' organisation
formelle de l'œuvre. Cette position coïncide avec le rôle axial du
spectacle intérieur dans la structure événementielle de la tragédie, dans le
fonctionnement de l'intrigue d'Hamlet. Le meurtre de Gonzague reflète,
tel un miroir ou plutôt une lentille convexe, les événements antérieurs qui
étaient le point de départ du drame. Par ailleurs, la représentation du
Meurtre, et plus précisément les interrelations scène-salle du spectacle
intérieur - à savoir le message à deux signifiés contenu dans la pièce
représentée, les réactions de Claudius à sa signification seconde,
l'attitude d'Hamlet et d'Horatio pour lesquels le vrai spectacle se passe
dans la salle - déterminent les comportementsultérieurs des principaux
personnages et, par là, la suite de l'intrigue.
Comme dans Hamlet, la pièce intérieure occupe une place centrale
dans la tragi-comédie (<<poème héroïque ») en cinq actes de Balthazar
Baro Célinde (1628-29). La brève tragédie en trois actes Holoferne, pièce
encadrée, occupe l'acte III de Célinde. Un exemple illustre de ce modèle
est la tragédie en cinq actes de Jean Rotrou Le véritable Saint Genest
(repr. 1645-46, pub!. 1647). La pièce sur Adrian, jouée à la cour de
l'empereur Dioclétian, occupe la plus grande partie des actes III et IV,
une place centrale dans la structure de la tragédie de Rotrou.
La longueur de l'intra-pièce est inégale. Par exemple, dans La
première pièce de Fanny (Fanny's First Play, 1911) de George Bernard
Shaw la pièce intérieure, pièce complète en trois actes, occupe plus de
deux tiers de l'ouvrage: elle est située entre «L'introduction» (20
pages) et« L'épilogue» (9 pages) et compte 70 pages.
2.
Deuxième variante: l'intra-pièce est placée à la suite de la pièce
principale. L'exemple en est la tragi-comédie en cinq actes de Gougenot
La comédie des comédiens (1633). Les protagonistes de deux premiers
actes sont les acteurs de la troupe de l'Hôtel de Bourgogne. La pièce
représentée, intitulée La courtisane, occupe les trois actes suivants, avec
des indications qui accentuent la structure de la pièce: «Acte premier
qui est le troisième de la Comédie en comédie », « Acte quatrième qui est
le deuxième de La courtisane », « Acte troisième qui est le cinquième de
la Comédie en comédie ».
151
3.
Après l'intra-pièce qui termine le spectacle, celle qui le commence.
Dans la comédie en un acte de Marcel Mithois Les coups de théâtre
(1961) la scène entre deux couples désunis, située dans la loge d'une
comédienne, se montre la répétition d'une pièce, dont l'auteur fait son
apparition.
4.
L'inversion des rapports encadrant-encadré se produit lorsque la pièce
qui constitue le spectacle intérieur encadre, c'est-à-dire commence et
termine la pièce principale. Dans ce cas, il faut parler non plus de la
pièce-cadre et d'intra-pièce, mais de deux niveaux de l'illusion théâtrale,
au premier et au second degré. Voici un exemple d'une telle structure.
L'action de la pièce de l'auteur polonais Jerzy Zurek Cent mains, cent
poignards (Sto rak, sto sztylet6w, 1978) est située dans un théâtre
varsovien, le 29 novembre 1830, au moment du déclenchement de
l'insurrection contre l'occupant russe. Mais la pièce commence par une
scène de la comédie d'Eugène Scribe La marraine, jouée ce jour-là, et on
revient à la représentation interrompue, à la fin de la pièce de Zurek. Un
autre exemple de cette variante. Harlequinade de l'auteur anglais à
succès Terence Rattigan (1948) se passe sur la scène d'un théâtre
provincial pendant la répétition de Roméo et Juliette qui marque le début
et la fin de la pièce.
5.
Structure alternée, dont l'exemple est la pièce de l'auteur américain
Maxwell Anderson Jeanne de Lorraine (Joan of Lorraine, 1946). Sept
épisodes de la pièce en répétition sur Jeanne d'Arc - depuis la maison
de ses parents jusqu'à son procès et sa condamnation - alternent avec
des séquences que l'auteur appelle «Interludes» et qui montrent l'équipe
répétant le drame, avec le metteur en scène Masters, son assistante Al, les
comédiens et le personnel technique. Notons que lors de la création de la
pièce d'Anderson le rôle titre fut tenu par Ingrid Bergman.
152
5 modèles de pièce dans la pièce:
[l]DDD[J]]
2 3 4 5
Une structure originale fut choisie par Andreas Gryphius dans son
ouvrage Le fantôme amoureux. Eglantine la bien-aimée (Verliebtes
Gespenst. Die geliebte Dornrose, 1660). Les quatre actes de la
chantefable (Gesangspiel) Le fantôme amoureux alternent avec les quatre
actes de la plaisanterie (Scherzspiel) Eglantine la bien-aimée: Al, BI,
A2, B2, A3, B3, A4, B4; le tout se termine par une danse avec la
participation des personnages des deux pièces parallèles. La double pièce
de Gryphius oppose l'amour simple et sincère des villageois aux ébats
amoureux des seigneurs. Cette forme particulière de pièce dans la pièce
traite les deux composantes à égalité, sur le même niveau de l'illusion
scénique.
Signalons un autre modèle particulier de théâtre dans le théâtre, où la
pièce cadre n'existe pas, le caractère métathéâtral étant assuré par les
interventions extra-scéniques au cours du spectacle. Il s'agit de la pièce
du dramaturge polonais Tadeusz Bradecki Spécimen des démonstrations
métaphysiques (Wzorzec dowod6w metajizycznych, 1984) - référence au
titre du traité de Leibniz Specimen demonstratiorum politicarum.
L'action se passe en 1716, quelques mois avant la mort du philosophe
allemand, à Bad Pyrmont, près de Hanovre. La troupe anglaise de
William Shilling donne une représentation d'après le Faust de Marlowe,
en présence du tsar Pierre le Grand. Le spectacle est annoncé par Shilling
qui ne cesse d'intervenir au cours de l'action. Mais le principal
intervenant est Leibniz qui apparaît comme auteur de cette adaptation et
qui dialogue avec les personnages de Faust. Les trois actes de la pièce de
Bradecki correspondent aux trois actes de la pièce des comédiens anglais.
Le tout se termine par une apothéose de Pierre le Grand, dirigée par
Méphistophélès.
153
Deux, trois... sept intra-pièces
Dans les exemples qui ont été cités il n'y avait qu'une seule pièce
intérieure ou quasi intérieure. Il existe toutefois des ouvrages
dramatiques qui contiennent plusieurs intra-pièces.
Le titre de la comédie en cinq actes de Giovanni Baptista Andreini,
fils de célèbres acteurs et lui-même acteur, annonce son caractère
métathéâtral: Le due commedie in commedia (1623). Chacune des deux
pièces intérieures est jouée par une troupe différente: une compagnie
d'amateurs « Academici » et une troupe professionnelle « Comici ». A la
même époque, Lope de Vega introduit deux pièces intérieures dans son
drame sur le martyre de Saint Genest La fingido verdadero (Le feint
véritable ou Lafiction véridique).
Deux brèves intra-pièces jouent un rôle particulier dans l'ouvrage
métathéâtral du dramaturge polonais Jerzy Szaniawski Les deux théâtres
(Dwa teatry, 1946). Cette «comédie en trois actes» oppose le théâtre
naturaliste et le théâtre onirique. Le premier acte se passe avant 1939,
dans le bureau du directeur du théâtre «Petit Miroir ». L'acte II est
constitué de deux pièces réalistes de son répertoire, La mère et
L'inondation. L'acte III est situé après la guerre, dans le même théâtre.
La vie a réalisé les pièces que le directeur n'osait pas mettre en scène,
notamment sur une ville anéantie et la « croisade enfantine» (allusion à
l'insurrection de Varsovie, en 1944). Lorsque le directeur du «Petit
Miroir» s'endort, surgit un deuxième directeur, celui du « Théâtre des
songes », ce qui mène à une confrontation de deux conceptions: théâtre
de la réalité (<<théâtre photographe») et théâtre de l'imaginaire.
Trois pièces intérieures ponctuent L'acteur romain (The Roman
Actor, 1626) de Philip Massinger: La cure de l'avarice placée au
deuxième acte, Iphis et Anaxarète au troisième acte, Le serviteur infidèle
au quatrième et avant-dernier acte de la tragédie de Massinger.
La pièce de Serge Ganzl Fracasse (1972), qui retrace les péripéties
d'une troupe de comédiens ambulants, au XVIIèmesiècle, contient trois
petits spectacles: Tragédie de la Misère, Le bon roi Vermeil et La farce
du mari trompé.
La comédie en cinq actes de Brosse Les songes des hommes éveillés
(1645) contient quatre spectacles enchâssés: trois canulars improvisés
comme distraction et, au dernier acte, une pièce dans laquelle Isabelle,
154
qu'on croyait morte dans un naufrage, apparaît à son fiancé Lisidor,
déguisée en cavalier; la pièce représentée reflète l'intrigue de la pièce
cadre.
L'amour des quatre colonels (The Love of Four Colonels, 1951) de
Peter Ustinov est une comédie féerique en trois actes qui se passe en
1945, dans un village allemand où résident les quatre représentants des
forces d'occupation. Un certain professeur Diabolikov propose aux
quatre colonels de jouer sur un théâtre une scène d'amour. Le Français
improvise une comédie à la Marivaux, en costumes du xvmème siècle,
l'Anglais une tragédie élisabéthaine, le Russe une scène à la Tchekhov,
l'Américain une scène qui se passe aux Etats-Unis avec une prostituée,
un pasteur et un gangster évadé de la prison. Chacun des colonels projette
dans sa pièce des sentiments inavoués, ils s'y délivrent de leurs
complexes.
Il y a aussi quatre pièces intérieures dans la comédie de Jean Anouilh
Ne réveillez pas Madame... (1970). On y répète une «pièce russe »,
pastiche du théâtre de Tchekhov, une «pièce scandinave », pastiche
d'Ibsen, Hamlet de Shakespeare et une parodie du théâtre de boulevard
contemporain.
Cinq petits spectacles, un par acte, sont créés par l'Enchanteur de la
tragi-comédie de Gillet de la Tessonerie Le triomphe des cinq passions
(1641 ).
Six petits spectacles étaient donnés par trois comédiens français
exilés, se déplaçant à travers l'Amérique Latine du XIXèmesiècle, dans la
pièce de l'auteur cubain d'expression française Eduardo Manet Un
balcon sur les Andes (1979).
Dans la pièce de l'auteur américain David Mamet, Une vie de théâtre
(A Life in the Theatre, 1977) deux acteurs, l'un jeune, l'autre plus âgé,
échangent leurs idées sur le théâtre dans 26 épisodes qui se passent sur le
plateau, dans les coulisses, dans leur loge, dans le vestiaire. Ces
dialogues sur l'art théâtral, sur leur vie quotidienne, sur la condition
d'acteur alternent avec des fragments des pièces jouées devant un public.
Il y en a sept: deux soldats américains dans les tranchées de la Première
Guerre mondiale, deux avocats dans un drame judiciaire, deux
personnages d'une pièce tchekhovienne, deux combattants sur une
barricade de la Révolution française, deux naufragés sur un radeau, deux
Confédérés sudistes pendant la guerre de Sécession en Amérique, enfin
155
deux chirurgiens au cours d'une opération. Ce son des pastiches de
différents genres dramatiques.
Dans un théâtre
156
Il est interrompu par Cyrano. Montfleury recommence sa tirade à
trois reprises, d'une voix de plus en plus faible.
La mouette d'Anton Tchekhov (1896) commence par la description
de l'estrade sur laquelle Nina doit jouer le monodrame de Treplev :
157
Stanislaw Wyspianski Libération (Wyzwolenie) se passent sur la scène
du théâtre de Cracovie, où la pièce fut créée, en 1903.
Le plateau n'est pas le seul endroit, à l'intérieur d'un théâtre, où est
située une pièce métathéâtrale. La loge d'acteurs est un lieu largement
exploité. Voici quelques exemples. L'acte II de la pièce en trois actes de
l'auteur hongrois Ferenc Molmir L'officier de la garde (1910) se passe
dans la loge de l'Opéra. Le premier acte des Monstres sacrés de Jean
Cocteau (1940) - dans la loge d'une célèbre comédienne et directrice du
théâtre. C'est dans la loge d'un autre «monstre sacré », Madame
Alexandra, que se déroule une grande partie de Colombe de Jean Anouilh
(1951). Dans Les coups de théâtre de Marcel Mithois (1961) la répétition
de la pièce intérieure se passe dans la loge d'une comédienne. Le lieu
unique de Changement à vue de Loleh Bellon (1978) est une loge pour
quatre acteurs, pendant les répétitions et la représentation d'Hamlet.
Trois acteurs, jouant Aragon, Sartre et Malraux dans une fresque
historique, partagent une modeste loge d'un théâtre de province, dans
deux scènes de la comédie de Daniel Besse Les bonniches (2004).
La pièce méconnue d'Emile Zola Sylvanire ou Paris en amour (écr.
1902, publ. 1921, repr. 1925) présente trois différents lieux théâtraux.
L'acte II de ce drame en cinq actes se déroule dans la luxueuse loge
d'une célèbre danseuse de l'Opéra, Sylvanire, pendant l'entracte du ballet
Mélusine. L'acte III est situé sur la place de l'Opéra, un jour du 14 juillet.
Des couples dansent une valse jouée par un petit orchestre, ensuite c'est
le ballet Le triomphe de Paris:
La foule s'est rangée des deux côtés, on a enlevé l'estrade du petit orchestre, et
l'immense place est vide, au milieu. Les fenêtres, les balcons des maisons
voisines, se garnissent de spectateurs. Alors, au fond, les portes de l'Opéra
s'ouvrent, et l'on voit sortir et descendre,à droite et à gauche, les chœurs. roO]
Le Ballet paraÎt à son tour et descend, pour occuper le milieu de la scène. Au
centre, sur un vaisseau symbolique se trouve Florise, debout à la proue,
costumée en Ville de Paris. Et, autour d'elle, marchent toutes les danseuses en
Nymphes de la Seine. Une symphonie se joue à l'orchestre, pendant ces
mouvements d'entrée, jusqu'à ce que les divers groupes occupent leurs places.
Enfin, les chœurs chantent, et la strophe de chacun d'eux est accompagnée
d'une danse différente mimée et dansée par Florise et par le corps de ballet.
159
le régisseur sont là. C'est dans le bureau d'un directeur de théâtre que
Sacha Guitry a situé On passe dans huit jours (1922), une scène
mouvementée entre le directeur, l'auteur de la pièce en répétition et une
actrice. Le bureau d'un directeur de théâtre est aussi le lieu où l'on
répète, en présence de l'auteur, des fragments de sa pièce - dans la
comédie du dramaturge russe contemporain Léonide Zorine Parlons-en
comme d'un créateur à un autre.
Sortons du bâtiment théâtral pour visiter d'autres lieux où est située
l'action de pièces métathéâtrales. C'est dans une forêt, pour se cacher du
regard des importuns, que les artisans athéniens répètent leur Pyrame et
Thisbé, dans Le songe d'une nuit d'été. C'est dans un château que se
passe La répétition ou l'amour puni de Jean Anouilh (1950). Le héros de
la pièce d'Arthur Schnitzler L'intermède (Zwischenspiel, 1904), chef
d'orchestre et compositeur Amadeus Adams, répète des fragments de
l'opéra Mignon avec une cantatrice, amoureuse de lui, dans son
appartement viennois. En répétant, dans son petit salon, la scène du
suicide après le départ de son amant, la comédienne Madeleine Grandier
s'empoisonne réellement, en présence de celui qui veut la quitter -
drame qui termine la pièce en quatre actes d'Hemi de Rothschild La
rampe (1909). Un appartement est également le lieu où des comédiens
répètent une pièce, dans Une grande fille toute simple d'André Roussin
(1942). C'est dans un lieu insolite, un grenier où il avait entassé
d'innombrables souvenirs de sa longue carrière théâtrale, costumes,
accessoires etc., que l'ancien directeur de théâtre Harro Hassemeuter,
protagoniste de la pièce de Gerhart Hauptmann Les rats (Die Ratten,
1911) répète, avec ses trois disciples, La fiancée de Messine de Schiller.
Dans certains drames indiens (sanskrit), notamment Balaramayana de
Rajasekhara (vers 900) et Priyadarsika de Sriharsa (Xnèmesiècle), une
représentation est donnée à la cour royale, représentation interrompue,
comme dans Hamlet. C'est sur la place d'une petite ville d'Italie que l'on
joue La Métamorphose galante, dans la « comédie parodique» en trois
actes de Guillaume Apollinaire Casanova (écr. 1918, publ. 1952). C'est
un village yougoslave qui est le lieu où se produit, sous l'occupation
allemande, une troupe serbe, dans la pièce de Ljubomir Simovié Le
théâtre ambulant de Sopalovié (1985). La pièce de Varoujean Les filles
de la voix (1989) est située dans un couvent, où les novices représentent,
devant la Mère supérieure et les religieuses, le drame de Tamar et
Amnon, tiré de la Bible. Zaïre de Voltaire est joué par des jeunes filles
160
d'une institution dans Demoiselles en uniforme (Gestern und heute, avo
1930) de Christa Winsloë.
Dans la pièce en trois actes de Slawomir Mrozek Tango (1964) c'est
dans un appartement, devant quelques membres de sa famille, que Stomil
présente le spectacle de son « théâtre expérimental », une sorte de
happening:
Enfermement
Le milieu carcéral est largement exploité par les auteurs des pièces
métathéâtrales. Faire voir sur la scène des prisonniers préparant ou jouant
une pièce de théâtre n'est pas un procédé nouveau. Déjà Cervantès y
recourt, dans Les bagnes d'Alger (Los bafzos de Argel). En mettant à
profit son expérience personnelle - il avait été lui-même prisonnier des
pirates barbaresques pendant cinq ans - l'écrivain montre dans sa
« comédie» les misères de la captivité, la cruauté des maîtres (un jeune
chrétien supplicié pour avoir refusé la circoncision) mais aussi les
amours d'un captif et d'une mauresque. Durant la troisième et dernière
«journée» des Bagnes d'Alger, les esclaves espagnols organisent, à
l'occasion de la fête de Pâques, la représentation d'une pièce pastorale de
Lope de Rueda sur le martyre d'une jeune chrétienne qui ne veut pas
abjurer sa foi. Le spectacle est interrompu par la (fausse) nouvelle de
l'arrivée de la flotte espagnole, nouvelle qui conduit au massacre des
prisonniers. «C'est toujours par une tragédie que se terminent les
comédies des captifs », dit l'un des personnages. La pièce intérieure
choisie par Cervantès est donc en rapport avec son propre ouvrage, et le
thème de celui-ci est en rapport avec son propre vécu.
162
C'est au XXèmesiècle que la pratique de montrer le théâtre dans le
théâtre en un lieu de répression devient plus fréquente. Et surtout, on ne
s'en étonnera pas, après la Deuxième Guerre mondiale. Certains auteurs
situent l'action de leur drame dans le passé. Don Juan aux enfers de
Corrado Simioni (joué à Paris en 1984) se passe au XIXèmesiècle en
Sibérie: des forçats donnent une représentation de Don Juan. Le recul
dans le temps est pratiqué aussi par Jean Duvignaud, dont Marée basse
(1956) se joue au bagne de l'île de Ré, «vers la seconde moitié du
XIXèmesiècle ». Le commandant du pénitencier arrange une sorte de
spectacle où quelques forçats, costumés, reproduisent le soir de noces de
l'un d'entre eux. Ce lugubre psychodrame se termine tragiquement par la
mort de la fiancée.
Signalons un procédé assez singulier qui correspond à une sorte de
« fuite en avant ». L'exemple en est La pièce sur Churchill (A Churchill
Play) de Howard Brenton, créée en 1974 et portant le sous-titre « ... telle
qu'elle sera jouée en hiver 1984 par des internés du camp «Winston
Churchill» quelque part en Angleterre ». Il s'agit d'une anticipation
pseudo-historique ou plutôt politique. Dans une
Grande-Bretagne gouvernée par la coalition des conservateurs et des
travaillistes (le parti dissident socialo-travailliste constituant l'opposition
et la reine étant toujours sur le trône), tous les suspects de connivence
avec les terroristes sont enfermés dans des camps punitifs. L'action de
cette pièce en quatre actes se passe dans le « 28èmecamp d'internement en
Grande-Bretagne» portant le nom de Winston Churchill. Les internés,
avec l'aide du médecin du camp et malgré les réserves du commandant
(<<ce jeu théâtral est peut-être un bon moyen de dissiper la mauvaise
humeur, une soupape de sûreté », se console-t-il), préparent une pièce qui
ridiculise et vilipende l'ancien premier ministre, pièce qui est finalement
jouée devant la commission d'inspection de la Chambre des communes.
Le spectacle se termine par la révolte des prisonniers, et les derniers mots
de la pièce annoncent: « La Troisième Guerre mondiale est là ».
Avouons que l'auteur a commis la naïve imprudence de situer l'action
de sa pièce dix ans seulement après sa création. Le choix de l'année 1984
était peut-être la réplique d'un écrivain de gauche anarchisante à un
écrivain anticommuniste George Orwell, dont le roman d'anticipation,
publié en 1949, portait le titre 1984. Année qui, en réalité, devait marquer
le début de la fin du communisme et démentir toutes les prophéties.
163
Toutefois, la plupart des pièces utilisant le procédé du spectacle dans
un milieu carcéral se réfèrent directement à une réalité récente ou bien
plongent dans un univers anhistorique. Nous présenterons quelques-uns
de ces ouvrages.
Dans Soixante-douze (Dvaasemdesatka, 1937) du dramaturge tchèque
Frantisek Langer, une pièce écrite par une condamnée pour meurtre
présumé de son mari est représentée en prison comme psychodrame afin
de découvrir le vrai coupable. L'île (The Island) du dramaturge et
comédien engagé sud-africain Athol Fugard, pièce écrite avec la
collaboration de deux acteurs noirs John Kani et Winston Ntshona
(1973), montre deux prisonniers enfermés dans une cellule. Ils préparent
et, dans la dernière scène de la pièce, jouent Procès et châtiment
d'Antigone, dialogue entre Créon et Antigone centré sur l'opposition loi
de l'Etat vs loi divine, avec une référence directe à la situation de la
population noire en Afrique du Sud.
C'est dans un camp de concentration allemand que se passe la pièce
en trois actes du dramaturge polonais Ireneusz lredynski La crèche
moderne (Jaselka-moderne, 1962). Sur l'ordre du commandant du camp,
un groupe de huit prisonniers prépare le spectacle de la Nativité, très
modernisé dans sa trame et dans les allusions (partisans, gendarmerie,
agents secrets, visas, cinéma, généraux fomentant un attentat contre
Hérode) mais gardant le ton et le langage d'un mystère biblique. Il y a,
parmi les personnages, Marie, Joseph, l'Enfant (un adolescent de seize
ans) et, de l'autre côté, Hérode avec ses acolytes. Le prisonnier chargé de
mettre en scène le spectacle prétend en avoir écrit le texte. Cependant le
Commandant révèle que c'est lui-même qui en est l'auteur.
Au fur et à mesure des répétitions, le texte de la pièce sur la Nativité
se désintègre, les interprètes perdent leur identité, il interchangent leurs
rôles. Les répliques prononcées au cours des répétitions constituent la
moitié de la pièce d'lredynski, toutefois le spectacle n'aura pas lieu. Les
chars de l'armée libératrice s'approchent, les gardes s'enfuient, nos
acteurs sont parmi les derniers prisonniers qui restent encore dans le
camp, avec le Commandant. Celui-ci abat, un par un, les membres de la
troupe, avant de se suicider. Il en épargne un seul, Hérode, un proxénète
emprisonné pour meurtre. Ce dernier, resté seul, ramasse le casque du
Commandant et le met sur la tête - c'est l'image finale de La crèche
moderne. Située dans une réalité que connaissent bien les survivants de la
164
Deuxième Guerre mondiale, la pièce de l'auteur polonais a pourtant un
caractère métaphorique.
Un autre lieu insolite pour la présentation du théâtre dans le théâtre
est le ghetto, antichambre de la mort. Lieu où les nazis, dans plusieurs
pays de l'Europe occupée et parfois avec la complicité des collaborateurs
locaux, enfermaient la population juive. Lieu qui, souvent, était pire
qu'une prison.
L'exemple le plus représentatif d'une telle pièce de théâtre est Ghetto
de l'auteur israélien Joshua Sobol (né à Tel-Aviv, en 1939). C'est un
drame à caractère historique. L'endroit, les évènements évoqués, les
principaux personnages sont authentiques. Il s'agit de la vie du ghetto de
Vilna (selon la graphie du texte français) ou Wilno, ville de Pologne
jusqu'à l'invasion germano-soviétique en septembre 1939, avec 65% de
la population polonaise, 28% des Juifs et quelques petites minorités (dont
1% de Lituaniens). A la suite du fameux pacte Ribbentrop-Molotov,
Staline a offert Wilno à la Lituanie, alors indépendante, avant d'absorber
cette petite république tout entière dans l'empire soviétique. Wilno fut
baptisé Vilnius par les Lituaniens. L'armée allemande entre à Wilno en
Juin 1941 et dès le mois de septembre, la population juive se trouve
entassée et enfermée dans le ghetto, avec 1 m2 de surface habitable par
personne. Les Lituaniens bien que déçus par le fait qu'Hitler ne leur a pas
accordé une autonomie plus large, collaborent massivement avec les
nazis et constituent la force auxiliaire de la Gestapo; ils sont chargés
particulièrement de l'extermination des Juifs. Au moment où commence
l'action de Ghetto, c'est-à-dire en novembre-décembre 1941, il ne reste à
Wilno que seize mille Juifs sur une communauté d'environ soixante-dix
mille avant la guerre. La pièce évoque des événements survenus dans ce
lieu clos, et cela jusqu'en août 1943, à quelques jours avant la liquidation
totale du ghetto, événements présentés à travers l'histoire de son théâtre.
Le chef du ghetto de la part de S.S., Hans Kittel, lui-même
saxophoniste fanatique qui, avant la guerre, jouait dans des cabarets, voit
d'un bon œil la création d'un théâtre, idée réalisée par le commandant
juif du ghetto, Jacob Gens. Les deux piliers du théâtre étaient la
chanteuse Chaja ou Hayyah (dans la vie, Luba Lewicka) et le
marionnettiste Srulik. Les avis étaient partagés, dans la communauté
juive, sur l'opportunité de créer un théâtre dans les conditions de
l'époque. La première réaction de Srulik a été: « Ce n'est pas le moment
de faire du théâtre ». « On ne fait pas de théâtre dans un cimetière », fut
165
le slogan diffusé par le bibliothécaire et chroniqueur du ghetto de Wilno,
le bundiste Hermann Kruk. «Faire du théâtre ici, en ce moment, c'est
une honte! », jette-t-il à Gens. Celui-ci lui répond:
Je veux que, dans ce ghetto, tous les hommes retrouvent le sens de la solidarité,
qu'ils se rappellent qu'ils appartiennent à un même grand peuple, un grand
peuple courageux, qu'ils ont une culture, et que leur puissance de création a
toujours été la plus forte, même dans les circonstances les plus difficiles.
Nous traversons actuellement une période terrible et je crois que vous êtes les
seuls, vous, les comédiens juifs, à pouvoir nous aider à la supporter. Regardez
autour de vous. Vous ne verrez que des têtes baissées. Les gens n'ont plus
aucune dignité. Vous devez les aider à fortifier leur moral, à reprendre
confiance en eux-mêmes, à faire en sorte que chacun se sente redevenir un
homme, avec un langage, une culture, un héritage dont nous devons être fiers.
Au travail, Srulik. Commence les répétitions.
Arrêtez immédiatement. [...] Vous ne voyez pas qu'avec vos chansons vous
mettez la vie du ghetto en danger? Il ne manquerait plus que les Allemands
vous entendent. [...] Pas de théâtre qui réveille les blessures, ou qui pousse les
spectateurs à la révolte! [...] Faites du théâtre, oui! Mais un théâtre qui amuse
les gens. [...] Vous voulez monter une pièce satirique. Parfait! Montez-là!
Mais faites en sorte que ce soit une satire positive.
166
« D'un tas de vêtements, plusieurs costumes se soulèvent: un costume de
hasside, un costume de femme, suivis d'autres. Ils se mettent debout comme
s'ils étaient portés par des personnages invisibles. Aucune tête ni aucune main
ne sort. Les costumes se mettent à chanter. Pendant que les comédiens chantent
et dansent, l'uniforme d'un officier allemand se soulève du tas. Il manipule une
marionnette dont les vêtements rappellent ceux de Gens. roO.]Tout en dansant,
un couple découvre une armoire. Mais c'est en réalité un tabernacle recouvert
d'une étoffe de velours sur laquelle sont brodés les dix commandements. roO.]
Les costumes courent vers l'échelle qui descend du tabernacle, et commencent
à monter. Ils ouvrent la porte du tabernacle et en font sortir une Torah qu'ils
jettent sur le tas de vêtements. Tous se pressent sur l'échelle pour entrer dans
le tabernacle. roO.]L'uniforme les suit et disparaÎt avec eux. Les portes du
tabernacle se referment. »
Kittel s'écarte du groupe, lève sa mitraillette et les fauche tous d'une longue
rafale. Ils tombent. Seuls Srulik et la marionnette roO.] restent debout. Srulik
porte encore un uniforme semblable à celui de Kittel. Kittel semble faire face à
son double. La marionnette continue à chanter. Kittel tire sur la marionnette
qui s'effondre lentement. Les lumières s'éteignent.
168
division ne correspond pas toujours à celle entre surveillants et
pnsonmers.
Le ton et l'atmosphère changent radicalement quand on passe du
théâtre en prison présenté d'une façon réaliste, presque documentaire, ce
qui était le cas de Sobol, de Buras ou de Soljénitsyne, à la manière
métaphorique, symbolique ou onirique de traiter ce thème, comme dans
la pièce d'Eugène Ionesco La soif et lafaim (1964).
Parmi les quatre « épisodes» qui la forment c'est le dernier (et le plus
long puisqu'il constitue presque la moitié du texte), intitulé «Les messes
noires de La bonne auberge », qui contient le spectacle dans le spectacle.
Jean, le protagoniste de La soif et lafaim qui a quitté sa femme et sa fille,
arrive, au bout de quinze ans d'errance, à un endroit qualifié, dans la
didascalie, d' <<unesorte de monastère-caserne-prison ». Les moines ont
l'air de « faux moines », on n'y voit d'ailleurs aucun emblème religieux.
A la question de Jean: «C'est un couvent? », le Frère Tarabas répond
vaguement: «Pas exactement. [.. .] C'est un établissement». Jean
remarque que certains Frères «portent des chaînes ». Et que la porte est
gardée. Le Frère Tarabas essaie de rassurer le nouveau venu: «Il vous
semble que c'est une prison, ici. Ce n'en est pas une ».
Après avoir rassasié la soif et la faim du voyageur, les « moines» lui
proposent « un spectacle distrayant [...] et peut -être aussi pédagogique»
ou «didactique ». «Ce n'est qu'une œuvre d'imagination. [...] C'est le
jeu de l'éducation-rééducation », explique le Frère Tarabas qui, sur
l'ordre muet du Frère Supérieur, va mener le jeu.
Les deux personnages du spectacle sont des prisonniers, chacun dans
sa cage. Ils sont en prison «pour des raisons opposées ». Brechtoll, côté
gauche, ne croit pas en Dieu. Par contre, Tripp, côté droit, croit en Dieu.
Les deux rôles sont interprétés par « d'anciens professionnels, de vrais
clowns ». Quant aux geôliers et aux spectateurs, ils sont joués par
d'autres frères. «Nous vous ferons suivre simplement une cure de
désintoxication », dit aux prisonniers le Frère Tarabas. Une cure «en
trente leçons ». «Aujourd'hui, c'est la première ». «Nous voulons vous
mettre sur la voie de la vérité. Nous voulons votre salut », ajoute-t-il.
Cette leçon ou cure est un véritable lavage de cerveau. En utilisant avec
sadisme l'arme de la faim, Tarabas amène le mécréant Brechtoll à dire
docilement «je crois en Dieu» et, en même temps, le croyant Tripp à
déclarer «je ne crois pas en Dieu ». La représentation terminée, Tarabas
s'adresse à Jean:
169
Comment m'avez-vous trouvé dans ce rôle? Le spectacle vous a-t-il ennuyé?
Que pensez-vous de la mise en scène? [...] Ce n'est que le premier épisode, il
yen a encore vingt-neuf. C'est un spectacle total, de longue haleine. [...] Dans
l'épisode suivant, [...] c'est de la liberté que l'on désintoxique; on démystifie
[.. .] l'idée de mise en liberté, on démystifie la liberté elle-même.. .
Asile d'aliénés
171
Je viens vous dire que votre frère à décidé de vous offrir quelque
divertissement. Un grand médecin, alors que le Pape souffrait d'une profonde
mélancolie, lui offrit une variété de fous, et ce spectacle étrange, divers et
réjouissant le fit rire malgré lui, et de la sorte l'aposthume creva: c'est ce
même remède que le duc veut tenter sur vous.
Voilà un avocat qui est fou, un prêtre séculier, un docteur qui a perdu l'esprit,
de jalousie, un astrologue qui dans ses ouvrages avait prédit que tel jour du
mois serait la fill du monde et devant son erreur est devenu fou, un tailleur
anglais qui a le cerveau fêlé à force d'étudier des modes nouvelles: un huissier
du palais qu'affola le souci de se remémorer le nombre de salutations, de
« Comment allez-vous» que sa maîtresse lui imposait tous les matins; voici
encore un fermier, un bon coquin dans le commerce des grains, dément depuis
qu'on lui interdit l'exportation; lâchez encore au milieu de ceux-ci un courtier
en démence et vous croirez que le diable est déchaîné parmi eux.
Après les répliques propres à la folie de chacun d'entre eux, les fous
exécutent une danse « sur une musique aussi folle qu'eux ».
Dans le répertoire français du xvnème siècle, trois pièces
métathâtrales situées dans un asile d'aliénés attirent notre attention. La
tragi-comédie de Charles Beys L 'hôpital des fous (1634) contient deux
intermèdes enchâssés, dans lesquels des gens sains d'esprit sont
spectateurs des scènes produites par des pensionnaires de l'hôpital. Dix-
sept ans plus tard, Beys a donné une nouvelle version de sa pièce:
comédie en cinq actes Les illustres fous (1651). Les scènes parathéâtrales
y sont sensiblement développées. Elles présentent notamment des
malades monomanes et mégalomanes «qui sont fous en ce qu'ils
s'estiment plus qu'ils ne sont ». Il y a parmi eux le Poète (auteur
dramatique) et le Comédien, ils mènent un débat tout à fait sensé où
chacun veut prouver la supériorité de son métier. Dans la dernière scène,
le Concierge de l'hôpital s'adresse au public:
172
Les scènes théâtralisées sont donc un miroir grossissant tendu aux
spectateurs. Un autre élément de jeu de miroirs: dès le début, le
Concierge se vante d'avoir écrit une pièce qui a pour titre « L'hôpital des
savants ou les illustres fous» et exprime le désir de la mettre
prochainement sur la scène.
Les pièces de Beys ont été adaptées pour le théâtre musical par
Raymond Poisson, célèbre comédien et auteur dramatique, sous le titre
Les fous divertissants (1680). Cette comédie en trois actes comporte, à
l'acte II, des divertissements offerts par les fous (qui chantent, jouent
d'un instrument et dansent) aux visiteurs de l'asile, ainsi qu'un « opéra
impromptu ».
Enfin, trois pièces de la seconde moitié du XXèmesiècle qui exploitent
le thème d'un spectacle dans un asile d'aliénés.
Le titre même de la pièce de Peter Weiss dévoile son caractère: La
persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe
théâtral de l 'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de
Sade (Die Verfolguns und Ermordung Jean Paul Marats dargestllt durch
die Schauspielgruppe des Hospizes zu Charenton unter Anleitung des
Herrn de Sade, 1964). L'auteur s'y réfère à un épisode de la dernière
période de la vie du marquis de Sade, pendant son incarcération (1801-
1814). L'hospice de Charenton était un établissement où l'on internait
ceux dont le comportement était « socialement inadmissible », sans qu'ils
fussent fous pour autant. D'ailleurs la liste des personnages de Marat-
Sade distingue trois catégories de «pensionnaires»: internés pour
opinions politiques subversives (le marquis de Sade et Jacques Roux) ;
internés de droit commun en voie de réhabilitation; malades. Il y a
interpénétration constante entre la pièce extérieure (Charenton, 1808) et
la pièce intérieure (Paris, 1793), il y a notamment un dialogue imaginaire
entre Sade et Marat. «Ce qui nous intéresse dans la confrontation de
Sade et de Marat, c'est le conflit entre l'individualisme poussé jusqu'à
l'extrême et l'idée de bouleversement politique et social» - écrit Peter
Weiss.
Un autre spécimen de l'asile d'aliénés comme cadre du théâtre dans
le théâtre est la pièce de Pavel Kohout Pauvre assassin (1973). Libre
adaptation d'une nouvelle de Léonid Andrelev, l'ouvrage du dramaturge
tchèque se passe dans un hôpital psychiatrique, à Saint-Pétersbourg, en
1900. Anton Kerjentsev, comédien et ancien médecin, y est enfermé
parce que, en jouant Hamlet, il a essayé de tuer, pour de vrai, Polonius
173
interprété par Alexeï Savielov, son patron et rival heureux auprès d'une
comédienne. Pendant les deux actes de Pauvre assassin, nous assistons à
un psychodrame (<<drame psychologique») arrangé par le chef de
l'établissement: c'est un spectacle écrit par Kerjentsev où celui-ci,
entouré de quelques infirmiers ainsi que de quelques acteurs
professionnels qu'on a engagés pour la circonstance, essaie de
convaincre le Procureur (fictif) qu'il est sain d'esprit et qu'il est
responsable des actes commis. Dans cette pièce, donnée sur une scène
dressée sur la scène, on reconstitue des fragments d' Hamlet tel qu'il a été
représenté le soir du crime présumé (en réalité, Savielov a échappé à la
mort). Nous assistons notamment aux entretiens d'Hamlet avec sa mère
(<<en vérité je ne suis pas fou, par ruse seulement je simule ») et à la
scène où Hamlet tue Polonius. Les rapports entre la folie de Kerjentsev et
celle du personnage Shakespearien sont mis en relief dans les répliques
telles que: « Hamlet! Un fou en apparence, plus sensé que tous ceux qui
l'entourent ». «Ce que vous avez pris pour de la folie était une simple
révolte contre des conventions répugnantes », «Tu as cru simuler et en
fait, tu es réellement fou ».
Troisième exemple, plus insolite encore. La pièce en dix-neuf
tableaux de l'auteur canadien Norman Chaurette Provincetown
Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans (1981) est construite selon le
principe de mise en abyme. Dans un asile d'aliénés à Chicago, en 1938,
Charles Charles, trente-huit ans, évoque l'unique représentation de sa
pièce, il y a dix-neuf ans (le 19 juillet 1919) à Provincetown Playhouse,
jouée par lui-même (Charles Charles dix-neuf ans) et ses deux
compagnons de même âge, WinsUow et Alvan. « La pièce se passe dans
la tête de l'auteur, Charles Charles 38 », dit la didascalie liminaire. Mais
sur la scène agissent et parlent quatre acteurs, quatre personnages: les
deux Charles Charles (19 et 38) et ses deux compagnons. La pièce jouée
il y a dix-neuf ans (en 1919) était le «Théâtre de l'immolation de la
beauté ». Il y avait là un sac contenant un enfant que Winslow et Alvan
ont transpercé avec dix-neuf coups de couteau, convaincus qu'en réalité
le sac ne contenait que de l'ouate. Mais il y avait là-dedans un enfant
noir, âgé de cinq ans. «L'énigme de la pièce: Savaient-ils que ce sac
contenait un enfant? » - dit Charles Charles 38 au premier tableau. La
pièce de Chaurette donne l'impression, par moments, d'un inquisitoire :
on évoque un procès. Finalement, on ne sait pas si ce que nous voyons
sur la scène n'est que le jeu de l'imagination de Charles Charles 38. On
174
ne sait même pas si ce happening d'il y a dix-neuf ans, spectacle avec
meurtre, n'est que pure invention d'un fou.
175
Pièces sur le théâtre
Après les pièces dans les pièces, passons aux pièces sur le théâtre. La
plupart des ouvrages dramatiques étudiés jusqu'ici contiennent des
remarques sur l'art théâtral, sur les dramaturges et les comédiens. Mais il
y en a qui sont de vrais manifestes de l'art de théâtre, qui reflètent,
comme dans un miroir, les débats autour de différents styles, modes,
conventions. Nous en présenterons quelques-uns, à travers les siècles.
L'Angleterre de l'époque de Shakespeare connut une « guerre des
théâtres» qui a donné plusieurs ouvrages métathéâtraux. La figure
centrale en est Ben Jonson. En réponse aux pièces parodiques de John
Marston Histriomastix (1599) et Jack Drum's Entertainment (1600),
Jonson a donné Poetaster (1601) où il ridiculise Marston (comme
Crispinus) et Dekker (comme Demetrius Fannius) se représentant lui-
même comme Horace, pièce qui contient aussi une critique de certains
acteurs contemporains. La réponse polémique ne se fit pas attendre:
Poetaster engendra, à son tour, Ce qu'i! vous plaira (What You Will,
1601) de John Marston et Satiromastix de Thomas Dekker (1602).
D'autre part, Jonson a écrit, en 1616, un prologue à sa pièce antérieure
Chacun dans son humeur (Every Man in His Humour, 1598) où il expose
sa théorie de la comédie. Il y plaide pour l'utilisation de la langue
commune, pour des personnages qui ressemblent à ceux de la vie réelle,
et pour une critique de la sottise et non du vice.
L'impromptu de Versailles de Molière (1663) est la pièce maîtresse
de la fameuse « querelle de L'école des femmes ». Déjà dans La critique
de L'école des femmes, quatre mois avant la première représentation de
L'impromptu, Molière a exprimé quelques idées sur l'art dramatique,
notamment sur l'opposition tragédie vs comédie:
URANIE: tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien
touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins
difficile à faire que l'autre.
DORANTE : Assurément, Madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez
un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car
enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments,
de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux,
que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre
agréablement sur le théâtre des défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez
des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l'on
ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une
imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le
merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après
nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous
n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces
sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon
sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter;
et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.
Et, s'en prenant aux règles évoquées par le poète dramatique Lysidas
(Aristote et Horace), Dorante, porte-parole de Molière, réplique:
Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire,
et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin.
Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y
soit pas juge du plaisir qu'il y prend?
URANIE: J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui
parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des
comédies que personne ne trouve belles.
179
se poursuivit par pièces interposées, Chiari répliquant avec ses comédies
à celles de Goldoni.
Signalons encore une «querelle du théâtre », cette fois en Espagne.
La pièce maîtresse en est La comédie nouvelle (La comedia nueva, 1792)
de Leandro Fernandez de Moratin, satire des dramaturges contemporains
à succès, en réponse à la cabale qui empêchait de représenter ses pièces.
La comédie nouvelle, dont l'action est située dans un café, fut accueillie
et discutée comme une manifestation d'avant-garde.
Quant à la dramaturgie allemande de la période de Sturm und Drang,
Jakob Michael Reinhold Lenz, qui se considérait comme disciple de
Goethe, a écrit, à l'âge de vingt-quatre ans, un dialogue dramatique
Pandaemonium Germanicum (1775, publ. 1819), dans lequel
apparaissent, à côté de Goethe et de lui-même, Wieland, Lessing,
Klopstock et Herder. Il s'y oppose aux influences étrangères, notamment
au classicisme français, et esquisse une conception de la tragi-comédie.
L'écriture tragi-comique, selon lui, doit faire dominer la terreur par le
sourire, par l'éloignement qui dissipe l'angoisse. Une œuvre d'art
dramatique ne doit pas être la transcription d'une philosophie de
l'existence, mais la restitution plastique de l'existence elle-même, à partir
de ses composantes réelles, comme c'est le cas de Shakespeare ou de
Goethe.
Goethe, dans le «Prologue sur la scène» de son Faust (1808), fait
parler trois personnages: le Directeur de théâtre, le Poète dramatique et
le Bouffon c'est-à-dire l'acteur comique. Le Directeur pense surtout à
répondre aux goûts du public:
180
Par contre, le Poète dédaigne le public actuel, c'est la postérité qui
compte pour lui:
181
C'est le Directeur qui clôt le débat:
A son origine, la comédie était une création sociale, populaire. Du moins, c'est
sous ce jour que nous la montre son propre père, Aristophane. Plus tard, elle est
entrée dans l'étroit défilé de l'intrigue particulière, elle a introduit la procédure
amoureuse, toujours la même inévitable intrigue. Mais comme elle est faible,
cette intrigue, chez les meilleurs auteurs comiques, comme ils sont
insignifiants, ces amoureux de théâtre avec leur amour de carton! [...] Est-ce
que la comédie et la tragédie ne peuvent pas exprimer la même pensée élevée?
Est-ce que tous les méandres, jusqu'au plus petit, de l'âme d'un homme vil et
malhonnête, ne dessinent pas déjà l'image d'un honnête homme? Est-ce que
tout cet amas de bassesses, de dérogations aux lois et à la justice, ne font pas
nettement savoir ce qu'exigent de nous la loi, le devoir et la justice ?
Je suis un auteur comique, je l'ai servi loyalement, et je dois donc me faire son
défenseur. Oui, le rire est plus important et plus profond qu'on ne le pense. Non
pas le rire engendré par une irritation momentanée, par une disposition bilieuse,
maladive, du caractère; non pas non plus le rire léger qui sert à la distraction
oisive et à l'amusement des gens, mais le rire qui prend tout entier son essor du
fond de la nature lumineuse de l'homme, qui y prend son essor parce que là se
trouve sa source sans cesse jaillissante, le rire qui approfondit le sujet, oblige ce
qui échapperait à se détacher avec vigueur, le rire sans la force pénétrante
duquel la mesquinerie et la vanité de la vie n'effrayeraient pas tellement les
hommes.
Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises. Tu nous
demandes de travailler pour toi deux jours sur cinq. [...] Tu nous livres le
pétrole au prix du lait, le journal au prix des classiques. [...] Bref, tu amènes le
soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes de la journée, méfiant,
irrité, et surtout contre toi... [...] Et nous, en échange, que faisons-nous de lui?
Nous l'apaisons, nous l'égayons. [...] Nous te le rendons à minuit sans rides au
front, sans rides à l'âme [...].Alors ne crois-tu pas d'abord que si le rôle du
théâtre est de faire un peuple qui tous les matins se réveille joyeux à l'idée de
jouer sa partie dans l'Etat, le moindre rôle d'un Etat serait de faire un peuple
qui tous les soirs soit dispos et mûr pour le théâtre?
187
«Nous organiserons des spectacles de vacances, des festivals d'été, où
les spectateurs non scientifiques reviendront voir la même pièce ». Ce qui
est à retenir dans ces boutades, derrière leur mode parodique, c'est que
Ionesco reconnaît la fonction ludique du théâtre et le principe de plaire.
Pour ce qui est de la critique théâtrale, les paradoxes ni les sarcasmes
ne manquent pas dans L'impromptu de l'Alma. «L'autocritique honore
l'écrivain. L'autocritique déshonore le critique» affirme
Bartholoméus 1. Et voici Bartholoméus II qui encourage son confrère na
III: «C'est votre droit [...] de reprocher, car vous êtes critique... Vous
devez tout reprocher, c'est votre mission ». Mais c'est dans la tirade
finale de Ionesco, personnage de sa pièce, que nous trouvons un
programme « positif» concernant la critique:
189
Distanciation
Toute œuvre scénique crée une illusion par rapport à la réalité qui
nous entoure. Or, certains auteurs dramatiques et certains metteurs en
scène cherchent à rompre cette illusion, en introduisant une illusion
seconde. L'attention du spectateur est alors dirigée vers la fabrication de
l'illusion, on lui montre les ficelles de la dramaturgie. C'est ce qu'on
appelle la distanciation, phénomène que l'on trouve depuis l'Antiquité.
Au XXème siècle, Bertolt Brecht l'a théorisée sous le nom de
VerfremdungsefJekt, en lui donnant une signification idéologique.
Chœur
Faites silence, taisez-vous, et faites bien attention; celui qui vous ordonne
d'écouter est le grand chef d'Histrionie. Que tout le monde soit de bonne
humeur, sur les bancs, et ceux qui sont venus à jeun, et ceux qui sont venus le
192
ventre plein. Vous qui avez mangé, vous avez été bien plus sages; vous qui
n'avez pas mangé, rassasiez-vous de pièces de théâtre. [...] Que nulle putain
hors d'âge ne vienne s'asseoir sur la scène, que les licteurs ne se fassent pas
entendre, eux ni leurs verges, que le maître des cérémonies ne se promène pas
devant la figure des gens, qu'il ne conduise pas de spectateurs à leur place alors
qu'un acteur est en scène. Ceux qui ont dormi longtemps chez eux, et sont
restés sans rien faire, il leur faut accepter de rester debout, ou de dormir un peu
moins. Que les esclaves ne s'installent pas partout, prenant la place des
hommes libres, ou qu'ils paient le prix de leur affranchissement. [...] Que les
nourrices soignent leurs nourrissons chez elles et ne les amènent pas au
spectacle: ainsi, elles n'auront pas soif et les petits ne périront pas de faim, et
ne viendront pas ici, affamés, bêler comme des chevreaux. Que les dames
regardent sans rien dire, qu'elles rient en silence; qu'elles modèrent les éclats
de leur voix sonore, qu'elles ramènent chez elles leurs sujets de conversation,
pour ne pas ennuyer leurs maris aussi bien ici qu'à la maison.
193
Spectateurs, voici une pièce qui est très morale. Il n'y a dedans ni scènes
d'amour, ni aucune intrigue amoureuse, ni d'enfants supposés, ni escroquerie.
On n'y voit pas un jeune amoureux affranchir une fille à l'insu de son père. Des
comédies de cette sorte, les poètes n'en ont pas imaginé beaucoup, pour
montrer aux gens honnêtes à le devenir plus encore. Et maintenant, vous, s'il
vous plait, si nous vous avons plu et ne vous avons pas ennuyé, montrez-le en
nous faisant comme cela (il applaudit) ; vous qui voulez que l'on récompense
les bonnes mœurs, applaudissez!
Spectateurs, nous allons vous raconter ce qui se passera dans la maison. Cette
Casina se révélera être la fille de notre voisin, et elle épousera Euthynicos, le
fils de notre maître. Et sur ce, il est juste que vous donniez, avec vos mains, une
récompense méritée aux comédiens qui ont bien joué. Qui le fera, il aura
toujours la fille qu'il voudra, à l'insu de sa femme. Mais qui n'applaudira pas
de toute la force de ses mains, en guise de belle on lui glissera un bouc parfumé
à la fange!
N'attendez point, spectateurs, que ces gens sortent pour revenir vers vous;
personne ne sortira; ils termineront l'affaire dans la maison. La chose terminée
ils ôteront leurs costumes; après quoi, celui qui aura fait une faute sera rossé,
celui qui aura bien travaillé boira un coup. Maintenant, ce qu'il vous reste à
faire, spectateurs, c'est, selon la coutume et la tradition, d'applaudir à la fin de
la comédie.
194
œuvre ou de l'en blâmer ». Toutes les comédies de Térence se terminent
par un bref appel « Applaudissez! », prononcé par le Chef de la troupe.
LE DIRECTEUR:
Regarde cette assemblée: elle est toute de gens illustres, et qui savent apprécier
les bonnes pièces. Pour eux, nous allons représenter l'Anneau de Çakuntalâ, le
drame que vient d'achever le grand poète Kâlidâsa. Donc, que chacun de vous
joue du mieux qu'il pourra.
L'ACTRICE:
Notre directeur est si habile... Le succès est toujours certain.
LE DIRECTEUR:
Ma chère, je te le dis humblement: j'écoute l'avis des hommes de goût. Au
théâtre, l'habile directeur est celui qui sait plaire.
195
Le présentateur est présent dans le théâtre médiéval européen, aussi
bien religieux que profane. Prenons, comme exemple, Le mystère de la
Passion d'Arras (XVème siècle). C'est le Prêcheur qui commence la
première journée; en évoquant la naissance du Christ, il annonce:
196
La deuxième journée est présentée par saint Jean-Baptiste. Le
Prêcheur réapparaît pour commencer la troisième journée:
197
Shakespeare utilise le procédé de distanciation dans huit de ses
pièces. Les voici, en commençant par les formes les plus simples
jusqu'aux structures plus élaborées. Troïlus et Cressida est doté d'un
Prologue à un seul personnage, tandis que le Prologue (Induction) de La
mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew) est en deux scènes avec
plusieurs personnages. Dans Roméo et Juliette le Prologue (Chorus)
commence et termine le premier acte. En revanche, le Temps en tant que
Chorus, sans apparaître au début de la pièce, intervient à plusieurs
reprises au cours de l'action du Conte d'hiver (The Winter 's Tale). Dans
la Deuxième Partie de Henry IV le Présentateur nommé La Rumeur récite
le Prologue, tandis que l'Epilogue est débité par un Danseur :
Il Y a dix à parier contre un que cette pièce ne pourra pas plaire à tous ceux qui
sont ici. Il en est qui viennent pour prendre leurs aises, et dormir un acte ou
deux, mais ceux-là, je crains que nous ne les ayons effarés avec nos trompettes.
Ainsi il est clair qu'ils diront: « Çà ne vaut rien.» D'autres viennent pour
entendre dénigrer bien fort la ville, et s'écrier: « C'est spirituel! » Or nous
n'avons rien fait de pareil: aussi, j'en ai peur, tout le bien que nous pouvons
entendre dire de cette pièce à cette heure sera dû à l'indulgente opinion des
femmes vertueuses; car nous leur en avons montré une de ce caractère. Si elles
sourient, et disent: « Cela ira», je sais qu'avant peu les hommes les meilleurs
seront pour nous; car nous aurions du malheur, s'ils résistaient, quand leurs
femmes les pressent d'applaudir.
Le Chorus de Henry V, qui précède chacun des cinq actes, relate les
événements historiques et fait le lien entre les actes. En terminant la
pièce, il dit:
C'est jusqu'ici que d'une plume humble et inhabile notre auteur incliné a
poursuivi son histoire, entassant de grands hommes en un petit espace, et
morcelant par des raccourcis l'ample champ de leur gloire. Brève, mais
immense dans sa brièveté, fut la vie de Henry, cet astre d'Angleterre! La
Fortune avait forgé son épée, cette épée avec laquelle il conquit le plus beau
198
jardin de l'univers, pour en laisser à son fils le souverain empire! Henry
sixième, couronné dans ses langes roi de France et d'Angleterre, succéda à ce
roi; mais tant de gouvernants eurent la direction de ses Etats qu'ils perdirent la
France et ensanglantèrent son Angleterre. Ces tableaux, notre scène les a
souvent montrés; puisse, en leur faveur, celui-ci être agréé de vos indulgents
esprits!
199
Les poètes sont des dupes qu'attire la ville.
On leur laisse au début gagner quelques enjeux médiocres;
Mais combien pour eux la chance est incertaine!
Chaque fois qu'ils écrivent ils risquent tout ce qu'ils ont gagné;
Le squire qui écoute les flatteurs est sûr d'aller à la ruine.
Notre auteur jusqu'ici auprès de vous a trouvé grâce;
Mais ne prétend pas fonder son métier sur ce qu'il a fait dans le passé
Construire là-dessus pourrait se révéler présomptueux et vain,
Si les faveurs accordées aux poètes peuvent être rachetées;
Au Parnasse il lui faudra perdre son siège
S'il apparaît qu'il n'ait pas droit à sa possession.
Il avoue qu'il prit de la peine à composer les scènes qui suivent;
Mais si elles ne valent rien, ne l'épargnez pas pour sa peine:
Ne l'en condamnez que davantage: point de pitié
Pour la sottise mûrement délibérée,
Il jure qu'il ne vous en voudra pas pour une scène sifflée,
Et ne maintiendra pas sa pièce comme ces beaux esprits grognons
Qui pour affirmer leur bon sens, attaquent votre goût.
Nous pensons qu'il a quelque intrigue, et une idée neuve;
Du comique aussi, et point de farce; mais c'est là une faute.
Pour la satire, pense-t-il, n'y comptez pas;
Car qui oserait corriger un Londres si réformé?
Plaire, cette fois, fut son unique prétention,
Il ne veut pas instruire de peur d'offenser.
Si par hasard il démasque un tripon ou un sot,
Cela ne blessera personne ici, car il n'yen a sûrement aucun:
Bref, notre pièce (si vous nous permettez de vous la montrer)
Va vous présenter un cas de poète passif,
Qui s'abandonne résigné à vos jugements;
Sauvez ou condamnez à votre discrétion.
200
En troupes je les ai observés qui jugeaient au parterre,
Bien qu'ils n'aient aucun titre à bien juger
Sauf d'avoir été condamnés pour manque d'esprit.
Depuis lors, par leurs propres fautes instruits,
Ils s'établissent espions dramatiques et découvreurs de fautes.
Il en est d'autres dont nous voudrions prévenir la méchanceté,
Ceux qui regardent les pièces avec des intentions malignes
Pour noter qui est visé dans chaque personnage.
Et bien qu'ils ne puissent retrouver nulle ressemblance complète
Pourtant chacun affecte de reconnaître l'original.
De commentaires faux ils alimentent leur propre méchanceté,
Et transforment en pamphlet ce qu'on a écrit en satire.
Qu'à ces fats si méchants advienne donc l'aventure
De croire qu'ils sont eux-mêmes les sots portraiturés
201
Et l'art des toilettes nouvelles
Qui double l'effet des attraits,
Montre aux dames, aux demoiselles,
Et même gratis aux plus belles,
Comme il faut busquer un corcet
Pour rendre la taille plus fine,
Et serrer d'en bas le lacet
Pour exhausser la poitrinne.
GILLES
C'est z'icy que l'on voit cette fameuse paire de fées, ces fameuses bottes du
fameux petit Poucet, que la fameuse histoire, composée par ce fameux
Monsieur Perault za rendu si fameuse dans tout le fameux univers du monde
entier par la fameuse et unique vertu zent'rautre de s'agrandir et s'apetisser
suivant la jambe plus ou moins fameuse de celui qui les chausse. Vertu
malheureusement zinconnue Messieurs de toutes les plus fameuses fées passées
présentes et à venir.
ARLEQUIN
Le titre z'est d'une singuliere singularité Messieurs et dames mais la chose l'est
z'encore davantage. Aussi n'aléz pas, suivant la mode jugeant de l'homme par
l'habit zet de la piece par l'etriquette du sac prendre note parade pour
quelqu'apropos de bottes, c'est du tatés-y Messieurs, c'est du tatés-y ne vous
amusez point plus longtems avec ces dames, prennez vos billets et entrez
dedans.
GILLES
V ous alles voir parroitre, Messieurs, Mesdames, cette fameuse Isabelle sans
pareille, cette actrice tinimitable qui joue la Comédie comme ceux qui l'ont
zinventée zen personnes naturelles.
ARLEQUIN
Dautres que nous Messieurs vous criroient zà tuetête que tous les princes et
Seigneurs d'allemagne d'Italie, de Dannemarck, d'Espagne, d'angleterre, de
Russie de Maroc, d'hollande, d'Egypte, de portugal de la Chine, et de la
Cochinchine l'ont we zet revüe, mais nous ne sont pas de ces Charlatans,
Messieurs, et de ces aboyeux de foire qui ont besoin de parer leur marchandise,
202
tet nous pouvons nous vanter sans risque que chez notre Zisabelle la viande prie
les gens.
GILLES
Nous conviendrons ta la vérité, Messieurs que cette z'incomparable Zirsabelle
t'avant que de venir z'en france a été z'effectivement en Perse, z'en Suede tet
meme z'en Baviere. Mais là comme z'y cy elle ne s'est exercée que dans des
societés particuliéres, et n'a jamais mis le pied sur z'aucun thiate publique non
Messieurs t'et personne mort, z'ou vif ne peut se vanter de Iy avoir vu mettre ni
à paris ni en province, ni dans les pays Etrangers tant deçà que delà les Mers.
XIXème siècle
RATINOIS,à part - Nous voilà seuls... Ce n'est pas commode à attaquer, cette
affaire-là!.. .
RATINOIS.- Oh ! c'est un chiffre que j'ai jetté... comme ça, en l'air... mais ça
ne vous lie pas.
[.. .]
RATINOIS. - Ah! (A part.) Il faut lui mettre les points sur les i! (Haut.)
Malingear, il faut nous dire une chose... c'est que tout a augmenté.
205
Exagérant à dessein un procédé théâtral autrefois en usage, cette petite pièce a
pour objet d'établir un contraste comique entre la pauvreté des répliques
échangées « à haute voix» et l'abondance des « apartés ».
XXème siècle
JEANNE:La vérité est que j'ai vécu dans un siècle noir où l'amour était asservi.
Et moi, j'appartenais déjà au nôtre, avec l'affirmation des femmes
d'aujourd'hui à vivre selon leur cœur. Que de risques l'on court à devancer son
temps!
REpORTER,vite: Eh bien, ce sera le mot de la fin. Je vous remercie. Et je rends
aussitôt l'antenne. Bonsoir. A vous, le studio!
207
Le Chœur est présent dans Antigone de Jean Anouilh (1944). Il ouvre
la pièce, en tant que Prologue (<<Voilà. Ces personnages vont vous jouer
l'histoire d'Antigone ») et ilIa terminera.
Le Chœur à l'antique fut introduit par Henry de Montherlant dans La
guerre civile (1965). C'est la voix de femme dans la fosse de l'orchestre
sous le nom de Guerre civile, qui commence la pièce :
N arrateur- commentateur
La variante moderne du Chœur est le narrateur-commentateur,
personnage épique qui prend divers noms: présentateur, bonimenteur,
annoncier. C'est le Récitant et la Récitante qui racontent et commentent
l'action de la pièce d'André Obey Le viol de Lucrèce (1931), ils se
mêlent au dialogue des protagonistes. Dans Maria du même auteur
(1946) c'est le Patron (directeur-metteur en scène) qui mène le j eu. Le
narrateur de la pièce en deux actes d'Arthur Miller Vu du pont (A View
From the Bridge, 1955), l'avocat Alfieri, placé à l'avant-scène derrière
son bureau, s'adresse au public dès le lever du rideau. Puis, il intervient
208
de temps à autre pour commenter l'action du drame et la compléter par
un récit. Il dialogue aussi avec les personnages et termine le drame.
La pièce d'un autre auteur américain Jack Gelber, Le contact (The
Connection, 1959), commence par une intervention du producteur du
spectacle, qui présente la pièce et son auteur, Jaybird:
Je suis Jim Dunn, producteur du Contact. Voici Jaybird, l'auteur. Rares sont les
jours où les journaux n'écrivent pas sur les narcotiques. Récemment, nombre de
films, pièces et livres concernent les problèmes particuliers de cette habitude
antisociale. Malheureusement, peu d'entre eux ont un rapport avec les
narcotiques. [...] Jaybird a passé quelques mois parmi les toxicomanes. Avec
l'aide de (nom du metteur en scène) nous avons choisi quelques drogués pour
improviser sur les thèmes de Jaybird.
Au quatrième siècle avant notre ère, dans la ville grecque d'Ephèse fut incendié
le temple d'Artémis. [...] Le temple si splendide qu'il fut considéré comme
l'une des sept merveilles du monde. [...] Il aurait duré des millénaires, mais il
durait à peine cent ans. Une nuit fatale de l'année 356, un habitant d'Ephèse, le
marchand nommé Erostrate a incendié le temple d'Artémis. Les maîtres des
cités grecques ont ordonné l'interdiction de mentionner le nom de l'incendiaire.
Oublier Erostrate! [...] Mais les ordres ont-ils un pouvoir sur la mémoire?
Aujourd'hui, quand les tirs et les explosions font trembler notre planète, quand
ici ou là le crime est devenu un phénomène normal et la cruauté ~ une chose
commune, je pense de plus en plus souvent à ce qui s'était passé au quatrième
siècle avant notre ère.
210
Le tableau de la misérable existence d'un couple - auteur
dramatique et comédienne - se termine par une remarque ironique du
Narrateur :
211
chef du service des ventes de la Société Ravoire et Dehaze. Il passe d'un
rôle à l'autre, sans qu'ils se confondent à aucun moment.
Adresse au public
MADELEINE,au public.
Oh! Vous l'entendez...
DANIEL
Je te défends de parler au Public.
MADELEINE
Laisse-moi seulement leur dire...
DANIEL
Non, tu ne parleras pas au Public, ouje fais tomber le rideau...
MADELEINE
Je voudrais pourtant...
DANIEL
Je te défends de leur parler.
MADELEINE
Mais pourquoi?
DANIEL
Parce que - à moi tu peux me mentir, à eux, je te le défends!
MADELEINE
Mais je...
DANIEL
Rideau!
Au Public.
N'écoutez pas, Mesdames!
212
C'est le Journaliste qui commence la pièce en quatre actes d'Armand
Salacrou Le Miroir (1956), ayant pour protagonistes Lucien Cazarilh,
« grand acteur de théâtre, vedette internationale de cinéma », et sa femme
Maryse, » grande actrice de théâtre» :
213
jouer son propre personnage comme il l'entend. Un appel insolite aux
spectateurs fut introduit par Fernando Arrabal dans Une orange sur le
mont de Vénus (écr. 1968, publ. 1976) : le protagoniste de cette saynète
érotique, Goya, demande «un volontaire pour lécher le jus entre les
jambes de Loïs ».
Enfin, la pièce tout entière qui est une adresse aux spectateurs:
Outrage au public (Publikumsbeschimpfung, 1966) de l'auteur autrichien
Peter Handke. Il s'agit d'un monologue pour quatre acteurs «un débat
sur le théâtre », depuis «Vous êtes les bienvenus» initial jusqu'à« Vous
étiez, ce soir, les bienvenus. Nous vous remercions. Bonne nuit»
terminal. C'est une confrontation constante avec le public:
Si nous considérons les deux pôles, vous êtes le pôle immobile. Vous êtes à
l'état larvaire. Vous êtes à l'état végétal. A tout bien considérer, vous n'êtes pas
des sujets. Vous n'êtes que des objets. Vous êtes les objets de notre dialogue.
Mais vous en êtes aussi le sujet.
214
remplaçant. Ce remplaçant sera un amateur, ce qui amènera une
catastrophe.
Dans la très brève saynète (<<synthèse ») du futuriste italien
Francesco Cangiullo Conseil de révision (1916), après le passage d'un
cortège de noce le Directeur du théâtre, en frac, vient à la rampe et
annonce la scène suivante: le lendemain matin on apprend que le
mariage n'a pas été consommé. Le Marié, «petit, rachitique, très
ridicule », se plaint: « un mari qui été réformé deux fois ne peut pas être
en bons rapports avec une femme qui fut certainement apte au service
Dieu sait combien de fois! » Le Directeur du théâtre réapparaît:
Dans ses « Remarques sur L'opéra de quat 'sous» Brecht insiste sur
le caractère épique des songs: «Lorsque l'acteur chante, il change de
fonction. [...] Trois niveaux: discours ordinaire, discours soutenu et
chant, doivent être séparés l'un de l'autre. [...] L'acteur doit non
seulement chanter, mais aussi montrer qu'il chante. » Enfin, le double
dénouement (d'ailleurs emprunté à la pièce de John Gay) rompt
radicalement l'illusion théâtrale. C'est Peachum qui annonce :
216
Cher public, nous y voilà:
Monsieur Macheath va être pendu,
Car vous savez bien qu'ici-bas
Chacun ne reçoit que son dû.
Ainsi finit
L'histoire d'un voyage.
Vous avez entendu et vous avez vu.
217
vous avez vu ce qui est habituel, ce qui se produit sans cesse.
Mais nous vous en prions:
Ce qui n'est pas singulier, trouvez-le surprenant!
Ce qui est ordinaire, trouvez-le inexplicable!
Ce qui est habituel doit vous étonner.
Discernez l'abus dans ce qui est la règle
Et là où vous avez discerné l'abus
Trouvez le remède!
218
Et dans La vie de Galilée: «Galileo Galilei, professeur de
mathématiques à Padou, veut démontrer le nouveau système du monde,
imaginé par Copernic. Padoue, en l'an seize cent neuf [...] », « Galilée
fait hommage à la République de Venise d'une nouvelle invention [sa
lunette] », « 10 janvier 1610 [...] », «Galilée a changé le séjour de la
République de Venise contre celui de la cour de Florence », « 1616 : Le
Collegium Romanum, institut de recherche du Vatican, confirme les
découvertes de Galilée », « Mais l'Inquisition met à l'index le système de
Copernic (5 mars 1616) », «Après huit ans de silence, l'avènement d'un
nouveau Pape qui est lui-même un savant encourage Galilée à reprendre
ses recherches sur les sujets interdits: les taches du soleil », « Dans les
dix années suivantes, la doctrine de Galilée se répand parmi le peuple.
Partout, pamphlétaires et chanteurs ambulants s'emparent des idées
nouvelles. Au carnaval de 1632, de nombreuses villes d'Italie prennent
l'astronomie pour thème du cortège des corporations », «1633.
L'inquisition convoque à Rome l'illustre chercheur », «Le Pape. Un
appartement au Vatican. Le Pape Urbain VIII, anciennement cardinal
Barberini, a reçu le Cardinal Grand Inquisiteur », «Le 22 juin 1633,
Galilée devant l'Inquisition, désavoue sa doctrine sur le mouvement de la
terre », « 1633-1642. Prisonnier de l'Inquisition jusqu'à sa mort, Galilée
vit dans une maison de campagne près de Florence », «1634. Les
Discorsi de Galilée passent la frontière italienne ». Dans ses remarques
pour le metteur en scène Brecht a écrit notamment: « Quant aux décors,
le public ne doit pas avoir l'impression de se trouver dans un intérieur
italien de Moyen Age ou à Vatican. Le public doit conserver l'impression
qu'il est au théâtre ».
Dans Maître Puntila et son valet Matti (Herr Puntila und sein Knecht
Matti, 1940) le seul élément de distanciation épique est le Prologue récité
par la Vachère:
219
Il s'agit de l'être appelé propriétaire,
Gros animal bouffi, superflu sur la terre.
Si quelque part on le laisse faire, il s'installe,
Et devient pour les gens un fléau national.
Vous allez tous le voir s'ébattre en liberté
Dans un pays plein de noblesse et de beauté,
Et si l'humble décor ne l'évoque à vos yeux,
Notre texte peut-être y réussira mieux:
Brocs à lait tintant clair sous les bouleaux finnois,
Etés sans nuits planant sur le fleuve et les bois,
Hameaux roux éveillés par le coq au matin,
Fumées grises des toits montant dans l'air serein.
Tel est, nous l'espérons, le cadre où se jouera
Notre pièce sur le Maître du Puntila.
220
L'heureuse issue qu'appelle sa bonté.
Cher public, va, cherche le dénouement,
Il faut qu'il en existe un convenable,
Ille faut, il le faut!
221
Les peuples ont fini par en avoir raison.
Mais nul ne doit chanter victoire hors de saison:
Le ventre est encore fécond, d'où surgi la chose immonde.
La scène représente un espace fermé, comme une boîte, d'où aucun acteur ne
peut sortir. Au fond, à une certaine hauteur, un écran qui indique le lieu de
l'action, au moyen de reproductions agrandies de cartes postales illustrées,
enroulées sur deux rouleaux et qu'un machiniste déroule au fur et à mesure que
les actes passent, sans se cacher des spectateurs. Au milieu de la scène, un
tréteau. A droite et à gauche, des chaises, des tables de maquillage, les
accessoires et les costumes des acteurs. Les acteurs sont en scène pendant toute
222
la durée de la pièce. Quand ils ne jouent pas, ils tournent le dos au public,
s 'habillent ou parlent entre eux. Les actes se jouent sur le tréteau, les
commentaires en dehors du tréteau. A la fin de chaque acte, la lumière change
brusquement pour n'éclairer que les commentateurs; les acteurs ne sont plus
dans leurs rôles et quittent le tréteau. La lumière change aussi brusquement à
la fin de chaque commentaire et les projecteurs d'en haut et de côté n'éclairent
que le tréteau. Les électriciens et les réflecteurs sont sur la scène. Deux aides
mettent ou enlèvent les accessoires sur le tréteau.
Allons, manants, le public s'impatiente plus vite, je vous prie! hou! sus! prst !
presto! enlevez-moi ça ! débarrassez le plancher!
223
- Manants est bien théâtre,j'aurais dû attendremon costume. Mais je n'ai pas
eu la patience de moisir dans cette loge où l'auteur me tient calfeutré. Vingt
fois l'habilleuse a paru à la porte et c'est toujours pour un autre que moi et je
reste là à galoper sur place ma chaise devant la glace!
On se défie de mon ardeur, je mène les choses trop vite, en deux foulées nous
serions au but et le public serait trop content!
C'est pourquoi l'auteur me tient en réserve, un en-cas si je puis dire, avec tout
un peuple de figurants qui font un grand bruit de pieds dans les greniers de son
imagination et dont vous ne verrez jamais la figure.
Mais moi on ne me contient pas si facilement, je fuis comme un gaz par-
dessous la porte et je détone au milieu de la pièce!
224
Jeux de miroirs
A utoréférence
ARGAN: C'est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le
trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les médecins.
BÉRALDE: Que voulez-vous qu'i! y mette que les diverses professions des
hommes? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d'aussi
bonne maison que les médecins.
Théâtre N.N.
Ce soir on improvise
sous la direction du professeur Hinkfuss
avec le concours du public qui voudra bien
y participer
et avec MM. N... N... N...
et Mmes N... N... N...
A la place des points, on mettra le nom des
principaux acteurs et actrices.
229
mise en scène par B...). Vous allez y voir Melle
C..., Melle D..., Melle E..., et Monsieur F...,
Monsieur G..., Monsieur H... et beaucoup
d'autres.
La petite ville s'appelle Grover 's Corners, New
Hampshire. [...} L'acte l montre une journée
dans notre petite ville. C'est le 7 mai 1901. ))
Personnage = auteur
Le spécimen classique de l'identité parfaite de l'auteur avec le
personnage est L'impromptu de Versailles. Lors de la création de cette
comédie, en 1663, Molière assumait une triple fonction: auteur,
personnage et acteur. Si l'on considère l'acteur interprétant un
personnage comme un signe (ou plutôt macrosigne), celui-ci a deux
référents: Molière-personnage et Molière-auteur. Il y a là identification
du signe et de ses référents.
L'exemple moderne d'une pareille situation (triple fonction) est la
«tragédie en deux actes avec prologue et épilogue» de Vladimir
Maïakovski, intitulée Vladimir Maïakovski (1913), dans laquelle le poète
lui-même jouait le rôle de Vladimir Maïakovski. Dans le prologue, il
s'adressait directement à la salle et faisait des remarques dans la direction
du public tout au cours de la représentation. Trois ans après ce début
dramaturgique du poète russe, le «père» du futurisme italien, Filippo
Tommaso Marinetti, a écrit une miniature dramatique Les loirs (synthèse
230
théâtrale), scène tragi-grotesque qui représente Marinetti et son ami, le
peintre Boccioni, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale
(Marinetti y prit part comme volontaire). La même année 1916 fut publié
La première aventure céleste de Monsieur Antipyrine de Tristan Tzara,
où l'auteur intervient sous son propre nom pour réciter le manifeste Dada
(repr. 1920).
Evoquons deux dramaturges allemands de l'époque de Goethe qui se
sont représentés comme personnages de leurs pièces. Jakob Michael
Reinhold Lenz apparaît, à côté de Goethe, dans son Pandaemonium
Germanicum (1775). Christian Dietrich Grabbe se manifeste à la fin de
sa comédie en trois actes Plaisanterie, satire, ironie et signification plus
profonde (Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, 1822) :
MORT-AUX-RATS - Mais qui donc vient là-bas avec cette lanterne à travers
la forêt? [...]
LIDDY - Maître d'école, comme vous êtes amer envers un homme qui vient
de vous écrire! (On frappe) Entrez!
Acteur = personnage
232
*
234
où Alfred, mourant, se réconcilie avec Michael. Cela annonce la
réconciliation des frères dans l'intrigue de la pièce cadre.
Enfin, une comédie dans laquelle la vie reproduit une situation
présentée dans une pièce policière: Comédie pour un meurtre de J.1.
Bricaire et M. Lasaygues (1979). Pendant la répétition de la pièce où un
meurtre est commis au théâtre, un jeune acteur assassine un critique
théâtral malveillant. La situation ressemble à tel point que l'on peut se
demander si le comédien meurtrier ne s'était pas inspiré de la pièce en
répétition.
La scène à l'envers
3 Lettre du 20 février 1637, conservée aux archives de Modène, reproduite in Stanislao Fraschetti,
Il Bernini. La sua vita, la sua opera, il suo tempo, Milano, Ulrico Hoepli Editore, 1900, pp. 262-
263.
4 Filippo Baldinucci, Vita del cavaliere Gio. Lorenzo Bernini, réédition avec introduction et notes
par S. Samek Ludovici, Milano, 1948.
235
une glace. Sur la scène, il y avait deux Coviello5 identiques qui, papier et
crayon dans la main, semblaient dessiner, l'un tourné vers la salle
authentique (il popolo vera), l'autre vers sa reproduction au fond du
plateau (il popolo finto). Il se mettent d'accord que, pendant toute la
comédie, les répliques seront adressées tantôt à l'un tantôt à l'autre
public. A la fin, on a pu voir, au fond, les spectateurs « feints» partir, les
uns en carrosses à deux ou même à six chevaux, d'autres à cheval,
d'autres encore en chaises à porteurs ou à pied. Le vrai public devait les
rejoindre à la sortie.
Procédé de caractère scénographique plutôt que dramaturgique,
concernant les rapports spatiaux entre les acteurs et le public mais non
sans résonance philosophique (comme le prouve la dernière scène avec
l'apparition de la Mort), le spectacle de Bernini constitue peut-être le
sommet de ce qu'on pourrait imaginer en tant que jeux d'illusion ou
tromperie, obtenus au moyen d'une« mise en miroir ».
Ce genre de jeu de miroirs a des prolongements au XIXèmeet au
XXèmesiècle, aussi bien dans la dramaturgie que dans la mise en scène.
En voici quelques exemples.
Au troisième acte de l'opéra comique de Jacques Offenbach Madame
Favart (1878, paroles d'Alfred Duru et Henri Chivot) qui montre les
aventures de la célèbre actrice du XVnrèmesiècle, « un théâtre est dressé
à la hâte [dans un camp militaire] dont l'ouverture est censée tournée
vers le fond de la scène, et dont par conséquent on ne voit que le
derrière ».
Emile Zola décrit en détaille décor du quatrième acte de sa pièce en
cinq actes Sylvanire ou Paris en amour (écr. 1902, publ. 1921, repr.
1925) :
5
Valet de la commedia dell 'arte, notoire depuis le début du xvnème siècle, Corvielle devait être
repris par Molière dans Le bourgeois gentilhomme: valet de Cléante, c'est lui qui organise la
mascarade turque.
236
Une des scènes de La nuit de novembre (Noc listopadowa, 1904) du
poète polonais Stanislaw Wyspianski qui fut en même temps peintre et
scénographe, se déroule en 1830, au Théâtre des Variétés de Varsovie
dont la scène est vue de dos, déplacée de 180 degrés. Au fond, un rideau
de tulle au-delà duquel on perçoit le public de la pièce intérieure, un
vaudeville d'après Faust.
Pour ce qui est de la «mise en miroir» à caractère purement
décoratif, citons la « folie» de Georges Rose La petite caporale, montée
au théâtre du Châtelet, en 1910 ; le décor reproduisait fidèlement (mais
en trompe-l'œil) la salle du Châtelet avec ses quatre niveaux bondés de
spectateurs, son plafond et même le grand lustre.
Au premier acte de la comédie musicale de Sacha Guitry Mariette ou
comment on écrit l'histoire (1928) qui raconte l'aventure amoureuse
d'une petite chanteuse avec le prince Louis-Napoléon, le futur Napoléon
III, les acteurs jouent et chantent dos au public, le trou du souffleur, le
rideau ainsi que la salle imaginaire se trouvant au fond de la scène.
Tom Stoppard précise, dans la didascalie liminaire de sa pièce Le vrai
inspecteur Hound (The Real Inspector Hound, 1968): «La première
impression doit être que les spectateurs regardent leur reflet dans un
miroir de l'autre côté de la scène. Cependant c'est impossible à réaliser.
Mais derrière on voit dans la pénombre - en dehors de lumières de la
scène - des rangs de fauteuils en velours et de pâles contours de
visages. Aussitôt cet effet primordial acquis, on peut progressivement
l'effacer, jusqu'à ce qu'il ne reste finalement que le premier rang et,
enfin, seulement deux fauteuils dans ce rang », fauteuils occupés par les
critiques Moon et Birdfoot.
On voit le rideau rouge au fond du plateau dans la pièce de Marc' 0
L'ombre de Verdi sous les ormes de ma mère (1975). Une vie de théâtre
(A life in the Theatre, 1977) de David Mamet est non seulement une
pièce sur les comédiens qui comporte sept intra-pièces, elle contient des
éléments de jeu de miroirs. Il y a deux rideaux, le second pour les pièces
intérieures. Lorsque le deuxième rideau se lève, on voit au fond le public
des pièces intérieures et les deux protagonistes jouent face à ce public qui
est le reflet de la salle. La pièce de Jacques Josselin sur la célèbre
cantatrice La Malibran (1983) commence par une scène, ou Marie
Dorval joue la fin du troisième acte du drame d'Alexandre Dumas
Antony; le plateau est vu à l'envers, il y a au fond les feux de la rampe,
le souffleur dans son trou et le public présumé, dans le noir. Un public
237
fictif au fond de la scène, censé refléter le vrai public est l'expédient
introduit, dans le but parodique, par Michael Frayn dans Regarde,
regarde (Look, Look, 1990).
L'inversion des rapports scène-salle est utilisée dans Les variations
Goldberg (Die Goldberg Variationen, 1991) de George Tabori. A la fin
du spectacle, les comédiens, dos au public, saluent les spectateurs fictifs,
le rideau du fond de la scène tombe et se relève. En 1991, Jérôme Savary
a donné au Théâtre de Chaillot un spectacle sur le grand illusionniste
italien du début du XXèmesiècle, Fregoli, spectacle pour lequel on a eu
recours à l'effet spéculaire. Quelques épisodes de la pièce sont situés sur
le plateau d'un théâtre vu de dos, et lorsque le rideau du fond se lève, on
voit une salle avec une vingtaine de figurants-spectateurs qui réagissent
vivement, applaudissent, voire envahissent la scène sur laquelle se
produit le célèbre «transformiste ». Dans l'opéra bouffe de William M.
Hoffman (livret) et John Corigliano (musique) Lesfantômes de Versailles
(The Ghosts of Versailles, 1991) qui met en scène Beaumarchais, Louis
XVI et Marie-Antoinette, on voit au fond de la scène tantôt le manteau
d'Arlequin, tantôt le reflet, comme dans un miroir, de la salle avec le
public.
Il arrive que le jeu de miroirs est utilisé par le metteur en scène,
même si ce procédé n'est pas inscrit dans le texte dramatique. En voici
quelques exemples. En 1970, dans la mise en scène cracovienne du
drame du poète polonais Cyprian Kamil Norwid Dans les coulisses (Za
kulisami, 1869) par Kazimierz Braun, il y avait au fond la réplique de la
salle, avec trois balcons et un lustre. Au printemps 1973, on pouvait voir
deux prestigieux spectacles d'opéra exploitant l'effet de miroir, chacun à
sa manière. Dans la mise en scène de La Traviata par Maurice Béjart à la
Monnaie de Bruxelles, le décor représentait l'hémisphère d'une salle de
théâtre du XIXèmesiècle, tandis que dans Orphée et Eurydice de Gluck
mis en scène par René Clair à l'Opéra de Paris, un immense miroir
reflétait les loges et les corbeilles, les spectateurs authentiques pouvant y
contempler leur propre figure. Au premier tableau du Songe d'August
Strindberg (1901), mis en scène par Jean-Pierre Sarrazac, en 1987, le
plateau représentait une scène de théâtre, vue de dos; au fond, il y avait
le rideau (levé), et derrière celui-ci quelques rangées de fauteuils avec
des spectateurs. En 1989, au Théâtre National Slovaque de Bratislava,
Jozef Bednarik a monté Faust de Gounod avec, comme décor, la réplique
de la salle du même théâtre mais dans un état délabré. Le one man show
238
sur les textes de Sacha Guitry, intitulé De Sacha à Guitry (1989), fut joué
par Jean Piat sur un plateau représentant une scène à l'envers, avec un
rideau baissé au fond. Un demi-cercle de glaces constituait le décor de la
pièce, déjà citée, de Christian Dietrich Grabbe Plaisanterie, satire, ironie
et signification plus profonde dans la mise en scène de David Mouchtar-
Samorai (Bonn, 2001).
239
Gens de theâtre
comme personnages scenIques
, .
Auteurs réels
L'auteur dramatique est, avec l'acteur, le personnage privilégié des pièces
métathéâtrales. Le jeu de miroirs, l'autoréflectivité et la critique s'y entrelacent
souvent.
Antiquité
243
XVIème siècle
Shakespeare
246
leur discussion sur l'art dramatique. Tout le reste est au service d'une
histoire inventée de toutes pièces. L'action se passe dans la demeure de
Molière, misogyne et ivrogne, vers la fin de sa vie. Shakespeare arrive
d'Angleterre, il est question d'une éventuelle collaboration des deux
auteurs dramatiques. Clissandre, valet inséparable de Molière, aime
Toinette, servante dans une maison voisine. Tout finit bien pour les
amoureux, parce qu'on découvre que Toinette est la fille naturelle de
Molière. Happy end dans le style des ouvrages dramatiques de l'époque.
XVIlème siècle
247
houleux sur le théâtre contemporain, ponctué de scènes parodiant les
metteurs en scène de toutes tendances, y compris Planchon lui-même.
Dans un spectacle musical d'Ivan Morane Corneille, moi j'aime
(1985) les jeunes acteurs jouent la vie de Corneille et interprètent quatre-
vingt-dix personnages de son théâtre. Dans les Entretiens avec Pierre
Corneille, composés par Brigitte Jaques et Jacqueline Lichtenstein (1995)
à partir de ses« Discours », l'auteur du Cid parle de son art avec un jeune
homme. La pièce de Pascal Bancou L'imposture comique (2000) est une
joute entre le jeune Molière et le vénérable Corneille; l'hypothèse
fantaisiste que c'est Corneille qui écrivit les premières comédies de
Molière y est évoquée. Nocturne pour un poète ou Jean Racine parmi les
siens de René Fix, représenté aux Granges de Port-Royal, en 1999, met
en scène ses contemporains (Molière, Boileau) et les personnages de ses
tragédies (Bérénice, Titus).
Avant d'aborder Molière, évoquons son contemporain, Cyrano de
Bergerac, oublié pendant longtemps, redécouvert et popularisé par la
pièce d'Edmond Rostand, en 1897. Savinien de Cyrano de Bergerac est
l'auteur du Pédant joué (1654), caricature de son principal au collège de
Beauvais. La fable n'a rien d'original. Il s'agit d'un vieillard, avare et
ridicule, Granger, qui veut épouser Genevote, amante de son fils Charlot.
Mais il est déjoué. A l'acte V, scène 10, nous assistons à une sorte de
comédie dans la comédie: Charlot et Genevote en jouant une scène de
mariage se marient effectivement.
La « comédie héroïque» d'Edmond Rostand comporte la scène sur la
scène et le théâtre dans le théâtre. Elle met en scène Cyrano, lui-même
auteur d'une pièce, Le pédant joué, qui contient un élément de comédie
dans la comédie. D'autre part, après l'interruption de la représentation de
La Clorise Cyrano se donne en spectacle devant le public de l'Hôtel de
Bourgogne, avec sa tirade sur le nez et sa « ballade du duel ». Il continue
sa performance à l'acte II, dans la rôtisserie de Ragueneau. Ce n'est pas
tout. Il y a, dans Cyrano de Bergerac, d'autres éléments métathéâtraux.
Bellerose et Jodelet, acteurs de l'Hôtel de Bourgogne, participent à la
bagarre à la suite de l'interruption de La Clorise. On voit le personnel du
théâtre: le portier, les musiciens, la distributrice des rafraîchissements.
«Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen» - s'exclame un
spectateur. A la dernière scène de la pièce, Ragueneau, ancien rôtisseur-
pâtissier devenu moucheur de chandelles chez Molière, apporte à Cyrano
mourant la nouvelle que Molière a emprunté toute une scène au Pédant
248
joué dans Les fourberies de Scapin. Un anachronisme évident, puisque
Les fourberies ne seront créées qu'en 1671, tandis que Cyrano est mort
en 1655.
Cyrano de Bergerac est une des pièces jouées le plus au monde. Elle
fut créée en 1897, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, avec Coquelin
aîné dans le rôle titre; ce grand comédien le joua, à Paris et en tournées,
neuf cent cinquante fois, jusqu'à sa mort en 1909. La pièce est entrée à la
Comédie Française en 1938, avec André Brunot comme Cyrano. En
France ce fameux rôle fut interprété, entre autres, par Pierre Fresnay
(1928), Pierre Dux (1956), Jean Piat (1964), Jacques Toja (1976),
Jacques Weber (1983), Jean-Paul Belmondo (1990), Francis Huster
(1997). Six films (avec Claude Dauphin en 1945, Daniel Sorano en 1960,
Gérard Depardieu en 1990). Trois opéras (dont celui de Franco Alfano,
avec le livret d'Hemi Cain, en 1936) et des comédies musicales ont été
créés d'après la pièce de Rostand, ainsi que le ballet de Roland Petit
(1959).
A l'occasion du centenaire de sa création, cette pièce doublement
anachronique - déjà à l'époque considérée comme post-romantique et
au seuil de l'an 2000 comme une œuvre fin de siècle précédent - a été
montée, rien qu'à Paris, sur quatre scènes en même temps: au Théâtre de
Chaillot, au Théâtre du Ranelagh, au Théâtre Déjazet et dans un petit
théâtre, faubourg du Temple. Mais aussi en province, notamment à
Bergerac (dans une mise en scène de Pierre Debauche) ainsi qu'à
l'étranger à Stratford upon Avon, à Karlsruhe et en Hongrie.
Signalons une pièce plus récente sur Cyrano. En 1978, Claude
Bonnefoy a fait jouer au Théâtre de Chaillot Cyrano ou les soleils de la
raison, centré sur les idées philosophiques et les fantaisies scientifiques
de l'écrivain.
Molière
252
Un autre obstacle qui rend impossible à la scène la vraie personnification d'un
écrivain illustre, c'est le style de cet écrivain. On admettra sans peine qu'un
auteur dramatique parle aussi bien ou aussi mal que la plupart des personnages
qu'il met en jeu. Mais quand il prêtera sa langue à un génie, à Molière, halte-
là ! C'est une invraisemblance et une profanation à la fois. Molière seul avait le
droit (et il en a usé dans L'impromptu de Versailles) de se faire un personnage
de comédie, par la raison toute simple qu'il n'y a que Molière pour parler
comme Molière. (Th. Gautier, Histoire de l'art dramatique en France, 1858, t.
l, p. 159).
253
finale, c'est une lettre d'amour, adressée autrefois par Baron à Armande,
qui accable Molière mourant.
Parmi les pièces originales de cette période citons Louis XIV et
Molière de J.-A.-D. Ingres (1857) qui montre le monarque et l'auteur
dramatique dînant ensemble, tandis que des gentilshommes y assistent
debout. Et voici une comédie en un acte, en vers, qui a attiré l'attention
d'Emile Zola: Le docteur Molière de Xavier Aubryet (1873). Il s'agit
d'un riche bourgeois, Ascagne, admirateur de Molière, qui veut épouser
sa jeune pupille, Lucile. Mais celle-ci aime Valère, le neveu du vieillard.
Valère obtient l'intervention de Molière qui, sous les apparences d'un
médecin, détourne Ascagne de son projet et fait marier les deux jeunes.
Zola qui, à l'époque, tenait la chronique dramatique dans L'Avenir
National, a écrit:
257
XVIIlème siècle
258
vie de Beaumarchais: pendant son séjour en Espagne, en 1764-65, il
venge sa sœur aînée abandonnée par Clavigo (Clavijo) qui devait
l'épouser. Mais Pierre-Augustin Caron n'était pas encore l'auteur
dramatique célèbre et Goethe commençait à peine son Faust.
En 1950 Sacha Guitry a publié une pièce historique en dix-neuf
tableaux, Beaumarchais, où il est question de multiples activités non
théâtrales de Pierre-Augustin Caron et de ses mésaventures, où l'on voit
Louis XV et Louis XVI ainsi que Benjamin Franklin. Mais il y est aussi
question du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. On assiste
même, aux tableaux 13 et 14, à la première représentation du Barbier à la
Comédie Française (le 23 février 1775), on en entend quelques
répliques; huit ans plus tard, c'est la lecture du Mariage de Figaro
devant le roi (tableau 15). La pièce de Sacha Guitry réunit donc plusieurs
éléments du théâtre dans le théâtre: un lieu théâtral s'y trouve reproduit,
il yale spectacle (bien que très fragmentaire) d'une pièce, il y a la
lecture privée d'une autre, donc des citations dramatiques. Il y a
également beaucoup de références métathéâtrales: Beaumarchais qui
conçoit l'idée d'une Société des auteurs (tableau Il), qui condamne la
nullité de la production dramatique depuis 1789 (tableau 17), enfin
l'apothéose finale où, après la mort de Beaumarchais, c'est Molière qui
lui fait franchir le seuil de l'Immortalité, malgré l'opposition de quelques
membres obscurs de l'Académie Française.
Un opéra bouffe Les fantômes de Versailles (The Ghosts of
Versailles) de William M. Hoffman (livret) et John Corigliano (musique)
a été créé au Metropolitan Opera de New York, en décembre 1991. On y
voit Marie-Antoinette et Louis XVI ressuscités. Pour divertir la reine qui
s'ennuie, Beaumarchais lui propose d'écrire un opéra. Ce sera une
adaptation de sa pièce La mère coupable, avec «l'autre Tartuffe », le
néfaste intrigant Bégearss, le comte Almaviva, la comtesse, leur fils
Léon, Figaro et Suzanne. Mais au cours de la représentation, Marie-
Antoinette s'identifie de plus en plus à la comtesse Almaviva, elle est
entourée et adorée par Beaumarchais, ce qui suscite la jalousie de Louis
XVI.
Dans l'opéra de Hoffman et Corigliano plusieurs éléments
métathéâtraux sont rassemblés: il y a l'opéra dans l'opéra (citations du
Barbier de Séville de Rossini et surtout des Noces de Figaro de Mozart),
il y a des citations dramatiques (des deux premières pièces de la trilogie
de Beaumarchais).
259
Un autre écrivain français, Charles-Simon Favart, auteur de cent
cinquante ouvrages dramatiques à succès, est le personnage - ainsi que
sa femme, actrice et cantatrice Justine Favart - de la pièce d'Armand
Salacrou Le soldat et la sorcière (1945).
Passons aux pays slaves. Le dramaturge Slovène Bratko Kreft a écrit:
Les comédiens de Krajina (Krajnski komedijanti, 1946), pièce qui
présente Anton Tomaz Linhart, auteur de la comédie La folle journée ou
le mariage de Maticek (1790), inspirée de Beaumarchais; on assiste sur
la scène à la représentation de la pièce de Linhart.
La grande figure du théâtre polonais de la fin du XVmèmeet du début
du XIXème siècle, Wojciech Boguslawski (1757-1829), acteur, auteur
dramatique, metteur en scène, directeur de théâtre, a inspiré non
seulement des dramaturges de son pays - Boguslawski et sa scène
(Boguslawski ijego scena, 1887) de Wincenty Rapacki, Le roi et l'acteur
(Kral i aktor, 1952) de Roman Brandstaetter - mais aussi un auteur
hongrois, Gyorgy Spiro. Dans sa pièce L'imposteur (Az imposztor, 1983)
on voit Boguslawski, vers 1816, venu à Wilno pour jouer dans Le
TarttifJe de Molière. Il y a, dans la pièce de Spiro, plusieurs éléments de
théâtre dans le théâtre: la comédie de Molière, largement citée, comme
pièce intérieure, la scène sur la scène, toute une équipe théâtrale au
travail.
Pour ce qui est des auteurs italiens de la seconde moitié du XVmème
siècle, Carlo Goldoni est au centre de la pièce de Paolo Ferrari Goldoni et
ses seize comédies nouvelles (Goldoni e i suoi sedici comme die nuove,
1951). Son rival, Carlo Gozzi, a écrit un pamphlet dialogué contre lui Le
théâtre comique à l 'hôtellerie du Pèlerin tombé aux mains des
Académiciens Granelleschi (II teatro cornico all' osteria del Pellegrino
tra le mani degli Accademici Granelleschi, 1758), critique des théories
de Goldoni exposées dans Il teatro cornico. Gozzi, à son tour, a inspiré
Alexandre Arnoux. L'action de sa comédie en trois actes et un épologue,
L'amour des trois oranges (1947; c'est le titre de la pièce de Gozzi
L'amore delle tre melarance), est située à Venise, sur la scène, dans la
loge des comédiens et dans le couloir du théâtre San Samuele. On y voit
Gozzi et les acteurs avant et pendant la représentation des Drogues de
l'amour.
260
XVIIJème - XIXème siècle
261
Jakob Lenz (1979), livret de Michaël Frohling d'après la nouvelle de
Georg Büchner) ; en treize séquences y est présentée la longue marche du
poète vers la folie.
Heinrich von Kleist est le protagoniste de la dramatique de Claude
Prin Tragédies (1990) qui évoque notamment le double suicide du poète
et d'Henriette Vogel. Kleist est présent dans Vie de Gundling Frédéric de
Prusse de Heiner Müller (écr. 1977, publ. 1981): une des scènes du
spectacle de marionnettes est intitulée « Henrich von Kleist joue Michael
Kohlhaas ». Voici le canevas de cette pantomime:
262
Figure emblématique du préromantisme, auteur du drame Aella
(1768), Thomas Chatterton, qui s'est suicidé à l'âge de dix-huit ans, est le
héros de la pièce d'Alfred de Vigny Chatterton (1835).
La vie et l'œuvre de Byron ont inspiré plusieurs auteurs dramatiques,
anglais, français, allemands, et italiens. C'est son séjour en Italie qui en
constitue le cadre préféré de ces pièces. Citons en quelques-unes, dans
l'ordre chronologique. François Ancelot, Lord Byron à Venise (1834), H.
Austen Driver, Harold de Burun (1835), G.B. Cipro, Lord Byron a
Venezia (1837), Pasquale De Virgili, Commedia del secolo (1840-43),
Francesco Dall'Ongaro, Vendredi saint (Il venerdi santo, 1847), R. von
Gottschall, Lord Byron in Italien (1847), Detler von Liliencron,
L'immortel en voyage (Unsterbliche auf Reisen, 1896), K,K, Ardashir,
The Pilgrim of Eternity (1921), Max Brod, Lord Byron kommt aus der
Mode (1929), H.J. Rehfisch Missolunghi (1929). Ajoutons qu'Ernst
Toller, dans le prologue de sa pièce Les briseurs de machines (Die
Maschinenstürmern, 1921), est apparu dans le masque de Byron.
Parmi les auteurs dramatiques de l'époque romantique, Alfred de
Musset tient une place privilégiée comme sujet de pièces de théâtre. Il est
présenté le plus souvent, au côté de George Sand (n'oublions pas qu'elle
fut aussi auteur d'un vingtaine de pièces). Citons trois pièces, écrites et
créées dans trois pays différents. La fuite à Venise (Die Flucht nach
Venedig, 1923) de Georg Kaiser présente cet épisode crucial dans leur
liaison. C'est à la rupture, après le voyage à Venise, qu'on assiste dans
George et Alfred (1999) de Marie-Françoise Hans. Dans la pièce en trois
actes Le poète de l'amour (Poeta milosci, 1969) de la Polonaise Jadwiga
Dackiewicz, on voit George Sand et Musset dans les salons parisiens,
entourés de plusieurs personnages historiques, notamment Rachel.
Musset et Rachel apparaissent aussi dans la pièce de deux auteurs
polonais, Konstanty IIdefons Galczynski et Adam Mauersberger La nuit
du Maître André (Noc Mistrza Andrzeja, 1956).
Pour rester dans le domaine du théâtre polonais, notons que George
Sand et Chopin sont les personnages principaux de L'été à Nohant (Lata
w Nohant, 1936) de Jaroslaw Iwaszkiewicz. Cet auteur a consacré une de
ses pièces, La mascarade (Maskarada, 1938) à Pouchkine. Parmi les
nombreuses pièces russes sur ce poète dramaturge signalons Les derniers
jours de Mikhaïl Boulgakov (1940) et Les pas du Commandeur de V.
Korostylov (1972).
263
Le plus grand poète et dramaturge polonais de l'époque romantique,
Adam Mickiewicz, qui passa une grande partie de sa vie à Paris, comme
exilé, a inspiré plusieurs pièces des auteurs polonais. Il y en a deux qui
frappent par l'originalité du lieu de l'action: Le printemps romain
(Rzymska wiosna, 1955) de Waclaw Kubacki et Le campement
(Koczowiska, 1974) de Tomasz Lubienski qui montre le poète en
Turquie, quelques semaines avant sa mort (1855), où il espérait organiser
une légion polonaise contre la Russie. Cette légion est au centre de la
pièce de Stanislaw Plonka-Fiszer, Legion Mickiewicza (1956). Un autre
poète dramatique polonais de l'époque romantique, Zygmunt Krasinski,
est le protagoniste de la pièce de Jerzy Rakowiecki Le laquais (Lokaj,
1988).
Le prolifique auteur dramatique, Alexandre Dumas père, est montré,
face à son « nègre », Auguste Maquet, dans la pièce de Cyril Gely et Eric
Rouquette Signé Dumas (2003). Qui fut le véritable auteur de nombreux
ouvrages signés Dumas?
La renommée de Balzac comme romancier fait oublier qu'il fut aussi
auteur dramatique. Le cheval de Balzac (Gesprdch über Balzacs Pferd)
de Gert Hofmann, adapté pour le théâtre par Philippe Mercier (1987),
nous le rappelle magistralement. La scène se passe le jour de la mort de
Balzac, le 18 août 1850, au Théâtre Historique, dans la « loge d'auteur »
qui est en même temps le lit du mourant. Dans ses hallucinations, Balzac
attend, en vain, la représentation de sa dernière pièce.
C'est un auteur polonais, Jaroslaw Iwaszkiewicz, qui a écrit Les noces
de Monsieur Balzac (Wesele pana Balzaka, 1959) sur son mariage avec
Madame Hanska.
Sacha Guitry a consacré des pièces à deux auteurs dramatiques du
XIXèmesiècle. Dans Monsieur Prudhomme a-t-il vécu? (1931) il présente
Henry Monnier: dessinateur, écrivain et acteur. C'est sous cette triple
forme qu'il a créé le fameux personnage de Joseph Prudhomme. L'acte l
de la pièce de Guitry nous montre Henry Monnier chez lui, « entre 1830
et 1840 », l'acte II - dans une loge d'acteur, après la représentation,
« maquillé et habillé en Joseph Prudhomme» et s'identifiant entièrement
à son personnage. Cette pièce fut d'ailleurs créée à l'occasion du
spectacle de La femme du condamné d'Henry Monnier, au Théâtre de la
Madeleine. C'est pareillement comme lever de rideau à la reprise de
Boubouroche à la Comédie Française que fut créé 1'« à-propos en un
acte» Courteline au travail (1943). Le décor en est «celui du premier
264
acte de Boubouroche », un petit café où Courteline, en présence de son
personnage, raconte l'histoire qui lui a donné l'idée de sa comédie; et il
se met à écrire.
Et le théâtre scandinave? C'est en 1856 que le Suédois Per Olov
Enquist a situé l'action de sa pièce Les serpents de pluie (Fran
regnormarnas liv, 1981) sur le dramaturge danois Johan Ludvig Heiberg
et sa femme, la célèbre actrice Johanne Luise Patges. Le même auteur a
fait revivre devant nous August Strindberg et sa femme, la comédienne
Siri von Essen, dans la pièce La nuit des tribades (Tribadernas natt,
1975) située en 1889, pendant la répétition d'un acte de Strindberg La
plus forte (Den starkare). Jean-Pierre Sarrazac s'attaque, dans Harriet
(1993), au personnage de Strindberg vers la fin de sa vie. Les didascalies
et quelques répliques indiquent que l'action se passe sur le plateau de
Intima Teatern à Stockholm, le 6 mai 1908. Mais dans la plupart des
scènes, un lit est installé, sur lequel se repose l'Ecrivain (Strindberg),
déjà gravement malade. Il s'agit donc plutôt d'un lieu recréé dans
l'imagination du personnage, dans ses fantasmes. Quant au temps de
l'action, le va-et-vient temporel s'étend sur une période de 1901, année
du mariage de Strindberg avec Harriet Bosse, jusqu'au septième
anniversaire de cet événement, en 1908 (leur fille a six ans). Avec, en
plus, des visions prémonitoires (suicide, en 1912, du second mari de
Harriet).
Le couple auteur dramatique et comédienne apparaît souvent dans les
pièces métathéâtrales, depuis Molière et Armande Béjart. Le drame de
Pavel Pavlovski Elégie (1976) a pour thème l'amitié d'Ivan Tourgueniev,
pendant les dernières années de sa vie, avec une jeune actrice Maria
Savina qui avait joué dans ses pièces. Anton Tchekhov et sa femme, la
comédienne Olga Knipper, ont été traités par des dramaturges russes,
mais aussi par des auteurs français: Tchekhov Tchekhova de François
Nocher (1985) et Adieu Monsieur Tchekhov de Céline Monsarrat (1988).
La fin dramatique de Maupassant (auteur de quelques pièces de
théâtre, notamment Une répétition) constitue le cadre de Comme on
regarde tomber les feuilles d'Yves Marchand (1987), dialogue entre
l'écrivain et son médecin, le docteur Daremberg, ainsi que des Peupliers
d'Etretat de Jean Menaud (1992) qui se passent dans la clinique du
docteur Blanche, où deux bonnes filles jouent devant l'écrivain les
femmes de sa vie.
265
XXème siècle
266
On ne joue plus les drames de Gabriele d'Annunzio, écrits et créés au
tournant des siècles, mais la forte personnalité du poète attire les auteurs
dramatiques. Clara S. de l'Autrichienne Elfriede Jelinek fut présentée au
Festival d' Avignon, en 1983, tandis que Le jardin interdit (Der verbotene
Garten) de Tankred Dorst à Volksbühne de Berlin, en 1988. Auteur des
pièces créées à la même époque que celle de d'Annunzio, Gerhart
Hauptmann est le personnage éponyme d'une dramatique de l'auteur
polonais Jerzy Lukosz (2001) qui présente le vieillard au moment de
l'entrée de l'Armée soviétique dans son village en Basse-Silésie, en mai
1945. Dans le spectacle Actes relatifs à la vie, à la mort et à l 'œuvre de
Monsieur Raymond Roussel, homme de lettres (1983) Michel Dubois a
tiré de l'oubli cet auteur dramatique.
Roger Planchon a écrit et mis en scène, en 1983, une pièce sur F.
Scott Fitzgerald, romancier mais aussi auteur dramatique, Alice, par
d'obscurs chemins... C'est la rêverie d'une étudiante française, Alice,
dans laquelle dialoguent les ombres du couple Scott et Zelda Fitzgerald
morts, en découvrant l'existence tourmentée de l'alcoolique et de la
schizophrène. C'est la vie de Fitzgerald à Hollywood, dans les années
vingt et trente, que retrace Le désenchanté de Budd Shulberg, joué en
France dans l'adaptation de Jean-Pierre Cassel et François Bourgeat, en
1999.
Les déchirements d'un autre couple maudit, celui du poète et
dramaturge Thomas Stearns Eliot et sa femme Vivienne, sont le sujet de
la pièce de Michael Hastings Tom and Viv (1984). Celle de Peter
Ackroyd Allons y, toi et moi (Let Us Go Then, You and J, 1987) constitue
un portrait de T.S. Eliot à travers sa biographie et sa poésie.
Le poète Dylan Thomas, « le Rimbaud» de langue anglaise, auteur de
la dramatique Au bois lacté (Under Milk Wood, 1953), est le héros de la
pièce de Sydney Michaël Dylan ou Un poète en Amérique. On y voit le
poète, ivre, pendant son récital aux Etats-Unis et un numéro de strip-tease
dans un cabaret. La pièce fut représentée en France, en 1982, dans la
version de Pol Quentin.
Evoquons deux écrivains russes, ou plus précisément soviétiques, par
ce que leur vie et leur œuvre portent l'empreinte du régime communiste:
Maïakovski et Boulgakov.
La pièce en douze tableaux du dramaturge allemand Stefan Schütz,
Maïakovski (av. 1977), écrite dans un style science-fiction, proche de La
267
punaise, montre le poète en proie à une crise morale et sentimentale. Au
tableau 5 le camarade Jdanov fait la démonstration d'une machine,
construite par une équipe sous la direction du génial Staline, « protecteur
et réalisateur du rêve éternel de l'humanité », permettant de «purifier
sans douleur l'être humain », c'est-à-dire de libérer les citoyens de
l'esprit petit-bourgeois, voire contre-révolutionnaire. C'est Maïakovski
qui a été choisi pour la première démonstration publique de cet appareil:
l'injection dans le cerveau du «sérum stalinien ». Mais, à la surprise
générale, deux Maïakovski sortent de la machine. Maïakovski l est le
poète inchangé, révolté, Maiakovski II « guéri» par le miraculeux sérum.
« Je suis un homme nouveau, dit-il, obéissant et soumis au Parti ». Et ce
sera la lutte entre les deux, pendant laquelle arrive Lili Brik et annonce à
Maïakovski l son départ. La pièce se termine par la fuite de Maïakovski l
sur les toits de Moscou. Le dernier tableau est une allégorie: le poète
devient une statue comme « bien culturel de la nation ».
En 1997, Nicolas Bataille a monté, au Théâtre de la Huchette, le
spectacle intitulé Viva Maïakovski, dans lequel on voit non seulement le
poète récitant ses vers, lisant les fragments de lettres, dialoguant avec Lili
Brik, sa muse, mais aussi les personnages de ses pièces Les bains et La
punaise.
Mikhaïl Boulgakov est le protagoniste de la pièce en douze scènes de
Pierre Laville Le fleuve rouge (1980). L'action, située dans la période
1925-1940, a lieu tantôt dans l'appartement de l'écrivain, tantôt au
Théâtre d'Art de Moscou pendant les répétitions de ses pièces,
notamment avec Stanislavski, même au Kremlin avec une apparition de
Staline. On assiste aussi à la confrontation entre Boulgakov et
Maïakovski. Les démêlés du dramaturge avec le pouvoir sont présentées
dans une atmosphère mi-réaliste, mi-fantastique. Le dernier tableau se
passe le jour de l'enterrement de l'écrivain. Boulgakov est présent, d'une
certaine manière, dans une autre pièce de Pierre Laville, Tempête sur le
pays d'Egypte. Aventures d'un jeune médecin (1993-94), fiction
«d'après la vie et l'œuvre d'Anton Tchekhov et Mikhaïl Boulgakov»
dont le protagoniste, un médecin, «pourrait s'appeler Tchekhov ou
Boulgakov».
La pièce polonaise de Urszula Koziol Brûlure (Zgaga, 1989) contient
une théâtralisation des lettres de Boulgakov à Staline sous forme d'un
«spectacle à domicile ». Une dramatique de Gemma Salem Quelques
268
jours dans la vie de Monsieur Boulgakov (1991) montre, entre autres,
Stanislavski.
Boulgakov, qui avait écrit une pièce sur Pouchkine, Les derniers
jours, interdite par le régime stalinien, est devenu personnage - vivant
ses derniers jours - de la pièce du dramaturge polonais Maciej
Wojtyszko Boulgakov (2001). L'action se passe au début de 1940, à
Moscou, dans trois lieux: buffet d'artistes au Théâtre d'Art (MHA T),
bureaux de la Guépéou, appartement de Boulgakov. L'écrivain y apparaît
une seule fois: gravement malade, muet, il reçoit son ami Nicolaï
Erdman, auteur dramatique persécuté par le régime. En fait, Boulgakov
est une pièce sur ces deux écrivains « maudits », sur leurs rapports avec
le pouvoir. Parmi les personnages il y a la femme et la belle-sœur de
Boulgakov, le célèbre acteur V.I. Katchalov et Olga Knipper, veuve
d'Anton Tchekhov.
La mort de Garcia Lorca (La muerte de Garcia Lorca) de l'auteur
surréaliste espagnol exilé au Venezuela, José Antonio Rial, présente la
destinée tragique du poète dramaturge. Elle fut créée en 1981, à Caracas,
par le metteur en scène d'avant-garde, l'Argentin-Vénézuélien Carlos
Gimenez. Trois acteurs jouent Federico Garcia Lorca: enfant, jeune
poète et vieillard; ce dernier est tout à fait imaginaire, le poète ayant été
assassiné par les franquistes à l'âge de trente-sept ans.
La mort tragique d'un autre dramaturge, qui s'est suicidé en
septembre 1939, au moment de l'entrée de l'Armée soviétique en
Pologne, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, marque la pièce sur cet auteur
dramatique, intitulée W-Z (la première et la dernière lettre de son
patronyme), écrite et mise en scène par Alain Populaire en 1981, au
Théâtre Impopulaire de Bruxelles. La même année, un spectacle Witkacy
a été créé par Stuart Daly, à l'Université d'Essex. Notons aussi qu'une
pièce radiophonique en cinq parties de Koukou Chanska (pseudonyme de
la femme de lettres polonaise Jadwiga Kukulczanka), Witkiewicz, a été
diffusée par France Culture en janvier 1986.
Le drame de Tankred Dorst Toller (1968) est centrée sur le poète et
dramaturge expressionniste allemand, Ernst Toller, qui fut l'une des
principales figures de la révolution communiste à Munich, en 1918, et
l'un des dirigeants du gouvernement de l'éphémère République des
soviets de Bavière, en 1919. Tankred Dorst y insère plusieurs fragments
de la pièce de Toller « sur la révolution sociale du XXème siècle»
Homme-Masse (Masse Mensch) ; c'est un anachronisme puisque la pièce
269
de Toller avait été écrite en prison, en 1919-1920, et représentée
publiquement en 1921. Le côté «théâtre sur le théâtre» a été accentué
dans les mises en scène de Patrice Chéreau au Piccolo Teatro de Milan
(1970) et au TNP de Villeurbanne (1973-74).
La dernière nuit de Tennessee Williams (1995) de Frank Bertrand
évoque la fin tragique du fécond dramaturge américain, trouvé mort dans
un hôtel new-yorkais (suicide 7), le 25 février 1983. Tennessee Williams
remémore ses anciens succès et les insuccès de ses dernières œuvres.
Curieuse coïncidence: les héros des pièces qui viennent d'être
présentées, Garcia Lorca, Witkiewicz, Toller, Maïakovski et Tennessee
Williams avaient une mort tragique, le premier fut assassiné, quatre
autres se sont suicidés.
Odon von Horvath, auteur dramatique de langue allemande, est le
protagoniste de la pièce d'un dramaturge anglais Christopher Hampton
Ah! Hollywood... (Tales from Hollywood, 1982). Pièce-fiction, parce
que nous y voyons Horvath - mort accidentellement à Paris, en 1938 -
parmi les intellectuels allemands exilés aux Etats-Unis, dans les années
quarante. Les situations et les personnages y sont traités avec un humour
acerbe. A côté de Horvath on y voit Brecht et sa femme Helene Weigel.
Le débat entre Horvath et Brecht sur le théâtre y tient une place
importante.
Bertolt Brecht, auteur dramatique, metteur en scène et directeur d'une
troupe, est le protagoniste de la pièce de Günter Grass Les Plébéiens
répètent l'insurrection (Die Plebejer proben den Aufstand, 1966). Sur Ie
plateau du Berliner Ensemble «le Patron» est en train de répéter son
adaptation de Coriolan de Shakespeare, dont la première scène montre la
révolte des plébéiens. La répétition est interrompue par l'arrivée des
ouvriers en révolte. On est le 17 juin 1953, jour du soulèvement à Berlin-
Est. Les insurgés demandent à Brecht de les aider à formuler leurs
revendications, mais le Patron se retranche derrière ses préoccupations
esthétiques. L'intellectuel manque, à l'heure décisive, le rendez-vous de
l'Histoire. Dans cette pièce sur un dramaturge il yale théâtre dans le
théâtre, la scène sur la scène, il y a la pièce intérieure, il existe une
analogie frappante entre celle-ci et la situation dans la pièce extérieure.
Brecht apparaît dans la pièce satirique de l'auteur suédois Lars
Kleberg Les apprentis sorciers (Trollkarlens larlinger, 1983), inspirée de
la réunion des hommes de théâtre soviétiques et étrangers qui eu lieu à
270
Moscou, le 14 avril 1935, en plein stalinisme. Sous prétexte d'honorer un
acteur chinois qui venait de faire une tournée en Union Soviétique, les
responsables du parti ont invité Gordon Craig, Erwin Piscator, le Suédois
Alf Sjoberg ainsi que Bertolt Brecht. Et parmi les Russes - Stanislavski,
Nemirovitch-Dantchenko, Meyerhold, Taïrov, Eisenstein ainsi que
l'auteur dramatique S.M. Tretiakov. L'événement est authentique, mais
Lars Kleberg a inventé les dialogues, en voulant restituer ce débat:
qu'est-ce que ces hommes de théâtre auraient pu se dire sur la fonction de
l'art théâtral. Dans sa longue intervention Brecht parle de son théâtre
« épique» et des analogies avec le théâtre chinois. Antoine Vitez a mis
en scène cette pièce pour le Festival d'Avignon, en 1988.
L'élève de Brecht de Bernard Da Costa (1984) est une pièce sur
Brecht, sans que celui-ci apparaisse sur la scène. Signalons une autre
pièce sur Brecht: Aller-retour de Michel Berto (1987). Enfin, George
Tabori qui, déjà en 1960 avait écrit Brecht on Brecht, a repris ce thème
en donnant au Berliner Ensemble, en janvier 2000, une pièce sur Brecht
et ses ennuis avec la Commission sur les activités anti-américaines.
Quant aux auteurs dramatiques français de cette période, lean-Paul
Sartre et Albert Camus se rencontrent dans une pièce métathéâtrale
Camus... Sartre... et « Les Autres» (1996) de lean-François Prevand, lui-
même comédien et metteur en scène. L'action se passe à Paris pendant
l'occupation, en hiver 1943-44. Il s'agissait de la première tentative de
mettre en scène Huis-clos que Sartre venait de terminer. C'est Camus qui
s'occupait de la mise en scène et devait jouer le rôle de Garcin, mais à la
suite de l'arrestation de l'une des actrices, Olga Keszelewicz, on a dû
abandonner ce projet. Parmi les personnages de la pièce il y a Simone de
Beauvoir et lean Genet. En plus de son caractère métathéâtral (pièce sur
la préparation d'une pièce) J.-Fr. Prevand exploite le procédé du théâtre
dans le théâtre: sa pièce commence par la première scène de Huis-clos
avec Garcin joué par Camus (on est en 1960, quelques instants après sa
mort), elle se termine par la même scène avec Sartre (on est en 1980,
quelques instants après son décès).
Les derniers jours de lean-Paul Sartre, en compagnie de Simone de
Beauvoir, sont le sujet de Tête-à-tête (Eye to Eye, 1983), pièce de
l'auteur canadien Ralph Burdman. Mais dans cette longue conversation il
n'y a aucune référence à l'œuvre dramatique de Sartre.
Dans la pièce de Bernard-Hemi Lévy Le Jugement dernier (1992),
virulente satire sociale et politique, le metteur en scène Anatole et son
271
assistante Maud préparent un spectacle sur l'histoire du XXèmesiècle.
C'est une audition des candidats pour tenir les principaux rôles. Vers la
fin de la pièce, Anatole fait jouer par deux de ses personnages, le
Professeur et Cook, une scène avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron
sortant de chez Giscard d'Estaing, en 1979 : «Vous nous joueriez donc
- dit Anatole - tous les deux, le dialogue de ces deux grands esprits à
cette heure cruciale, que dis-je? historique, où ils quittent le palais de
l'Elysée et, bras dessus bras dessous, descendent la rue du Faubourg
Saint-Honoré. » Et une didascalie: «ce sont deux petits vieux, voûtés,
les bras croisés derrière le dos, traversant la scène de long en large,
plusieurs fois, d'un pas lent et régulier - le pas de la promenade ».
Personnages ridicules, ils commentent, entre autres, la phrase «il vaut
mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ».
Signalons encore un Jean-Paul Sartre créé par la volonté du metteur
en scène. Jorge Lavelli a monté, en 1989, l'Opérette de Witold
Gombrowicz (1966), pièce satirique qui n'épargne ni les aristocrates ni
les révolutionnaires. Parmi les personnages de l'Opérette il yale
Professeur, un marxiste qui, faisant son autocritique, vomit pendant toute
la pièce sur lui-même et sur ses voisins. Lavelli lui a donné les traits de
Sartre.
Jacques Kraemer, lui-même acteur, metteur en scène et directeur de
théâtre, a écrit un monologue Thomas B. (1987) qui évoque les derniers
moments d'un écrivain dans lequel on reconnaît facilement Thomas
Bernhard.
Dans ce chapitre ont été traités, comme personnages des pièces de
théâtre, les auteurs dramatiques réels, c'est-à-dire ayant existé, et cela
sous leur propre nom. Il y a cependant des cas où l'identité d'un tel
personnage n'est pas explicite, où il ne porte pas le nom de son prototype
dans la vie, où cette identité est allusive, où elle repose sur des éléments
extra-textuels. Voici un exemple fort intéressant.
Vaclav Havel, célèbre dissident anticommuniste et auteur dramatique
tchèque, a introduit dans ses trois pièces autobiographiques en un acte,
Audience (1975), Vernissage (1975) et Pétition (1978), le personnage
nommé Vanek. Pendant le séjour de Havel en prison, trois de ses amis
écrivains tchèques ont repris ce personnage dans leurs pièces, interdites à
l'époque. En 1982, Samuel Beckett a publié un « dramaticule » intitulé
Catastrophe. Les trois personnages représentent la victime muette (P
c'est-à-dire Protagoniste), le persécuteur (M - Metteur en scène) et son
272
assistante (A). Ce dialogue a la forme d'une répétition théâtrale. Dans le
texte publié Beckett a dédié Catastrophe «pour Vaclav Havel ». Ce
« dramaticule» fut créé au Festival d' Avignon en 1982, dans le cadre
d'une « Nuit pour Vaclav Havel », en même temps que la pièce d'Arthur
Miller mettant en scène l'auteur américain lui-même qui s'adressait
explicitement à Havel, absent.
Mais ce n'est pas tout. En 1984, Eugène Ionesco a publié, dans la
revue Corps Ecrit (nO 10, «Théâtre »), un texte intitulé Scène, dialogue
des deux prisonniers politiques dans une cellule. L'un - résigné -
s'appelle Béranger (Bérenger était le personnage de Tueur sans gages,
Rhinocéros, Le piéton de l'air et Le roi se meurt), l'autre - optimiste
incorrigible - s'appelle Vanek Havel 7.
Enfin, en 1987, Pavel Kohout (auteur de Pauvre assassin) a publié
une pièce satirique Safari, «la dernière pièce en un acte sur la vie de
l'écrivain Ferdinand Vanek », qui montre Vanek en tant que réfugié
politique devant la télévision autrichienne. Mais le lien entre ce
personnage et Vaclav Havel semble coupé, parce que celui-ci, comme
d'ailleurs Pavel Kohout lui-même, y est cité par la présentatrice de la
télévision, comme deux autres dissidents tchèques.
Le fil conducteur de cette suite d'ouvrages dramatiques (sauf celui de
Beckett) est le nom du personnage «Vanek », dont les rapports avec
l'authentique Vaclav Havel varient d'une pièce à l'autre. Autrement dit,
le signe verbal «Vanek» - tantôt prénom, tantôt nom de famille - a
des référents variables.
7
Ce texte ne figure pas dans le Théâtre complet de Ionesco (( La Pléiade », l 991).
273
Auteurs imaginaires
276
Auteur + actrice
277
raison de leur amour. Lui tombe dans l'alcoolisme, Elle se prostitue. IlIa
tue (<<on finit toujours par tuer la chose qu'on aime ») et se donne la
mort. Les ratés, publiés en 1918, ont été créés en 1920 par Georges
Pitoëff à Genève, puis représentés à Paris. Ajoutons pour l'anecdote que
les représentations prévues à Lausanne ont été annulées après la
première, à la demande des acteurs du théâtre local qui s'étaient reconnus
dans les comédiens ridiculisés par Lenormand (ou par Pitoëff ?). Cela
montre à quel point est perméable la frontière entre personnages fictifs et
personnes réels
La comédie de l'auteur polonais Janusz Glowacki La chasse aux
blattes (Polowanie na karaluchy, 1990) montre la misérable existence,
dans un taudis new-yorkais, d'un couple venu de Pologne (ils ont « choisi
la liberté »). Le mari (Janek) est dramaturge, sa femme (Anka) actrice. Ils
n'arrivent pas à s'implanter aux Etats-Unis comme artistes, et pourtant ils
ne se décident pas à rentrer en Pologne.
Duo pour une soliste (Separation, avo 1984) de l'auteur anglais Tom
Kempinski est une longue suite de dialogues téléphoniques entre un
dramaturge londonien neurasthénique, Joe Green, et une actrice new-
yorkaise infirme (paralysie des membres inférieurs), Sarah Wise. Elle
veut jouer dans la pièce de Joe, Le goût du vide, dont la protagoniste est
une jeune femme paralysée. Ce contact téléphonique prolongé, l'auteur
de la pièce donnant des conseils à l'actrice sur l'interprétation du rôle, se
transforme en une liaison affective. Joe écrira pour Sarah une pièce en
tenant compte de son handicap. Mais lorsque Sarah arrive à Londres pour
joindre Joe, c'est le désenchantement des deux côtés.
En 2002, ont été créées à Paris deux pièces qui méritent notre
attention.
La pièce en huit tableaux de Jean-Marie Besset, (lui-même metteur en
scène et acteur), Baron, montre un couple en train de se désagréger:
Jean, auteur dramatique, et sa femme Blanche, célèbre comédienne. Lui,
il a écrit une pièce sur Michel Baron, jeune acteur de la troupe de Molière
vieillissant, soupçonné d'avoir une liaison amoureuse avec Armande
Béjart, jeune épouse de l'auteur du Bourgeois gentilhomme. Jean a écrit
le rôle d'Armande pour Blanche, mais celle-ci vient d'être captivée par le
metteur en scène avant-gardiste de notoriété mondiale, Thomas Knaben,
Suisse alémanique. Elle répète avec ce gourou un spectacle presque sans
paroles et ne veut plus jouer dans la pièce de son mari. Quant au rôle de
Baron, Jean le confie à un jeune comédien, Michel, transfuge de la troupe
278
de Knaben. Il y a donc trahison des deux côtés: Blanche abandonne la
pièce «traditionnelle» de son mari pour Knaben ; Michel, attiré par Jean,
quitte Knaben pour la pièce sur Baron.
Il y a un triangle - mari, femme, amant - dans la vie de Molière et
dans la pièce que Jean vient d'écrire (pièce intérieure). Molière souffre
du fait qu'Armande le trompe avec Baron, mais en même temps il
éprouve une attirance homosexuelle pour le jeune comédien. En ce qui
concerne les personnages de la pièce extérieure, celle de Jean-Marie
Besset, les rapports sont plus complexes. Quatre protagonistes se
trouvent impliqués dans cette contredanse. Blanche trompe son mari,
auteur dramatique (corporellement et professionnellement) avec le
metteur en scène en vogue, ce qui provoque la rage de Jean. Et celui-ci a
un penchant homosexuel, d'ailleurs partagé, pour Michel. Blanche
couche avec Knaben, Jean couche avec Michel.
Dans Baron, on parle beaucoup du théâtre « bourgeois », le nom de
Sacha Guitry y est évoqué avec mépris, mais c'est surtout les activités de
Knaben (<<à la Bob Wilson ») qui sont visées par la satire de Jean-Marie
Besset. Pendant la répétition avec Blanche qu'il dirige, dans la scène 4,
« sur le vaste plateau nu d'un théâtre », Knaben coupe les dialogues, lui
ordonne de «casser le sens ». «Je hais les idées, je veux une
expérience ». Et lorsque Blanche lui demande pourquoi il exige une
démarche bizarre, Knaben répond: «Je ne sais pas pourquoi vous devez
vous déplacer comme ça, mais je sais que ce n'est pas un déplacement
bourgeois» .
Victor Haïm, auteur d'une quarantaine de pièces, a fait représenter, en
2002, Jeux de scène. C'est une pièce satirique à deux personnages qui
s'affrontent sur la scène vide d'un théâtre: Hortense, comédienne
renommée, et Gertrude, romancière célèbre qui est à son premier essai
dramatique. C'est la répétition de la pièce de Gertrude qui la met en
scène elle-même. Super intellectuelle gauchiste, mégalomane,
apodictique, obsédée par d'obscures idées métaphysiques, elle essaie
d'expliquer à l'actrice sa pièce et le personnage à interpréter. C'est
tellement nébuleux, délirant et envahissant qu'Hortense, totalement
dépassée et abrutie, n'arrive pas à prononcer les premiers mots de la
pièce en répétition. Enfin elle s'insurge, dit franchement ce qu'elle pense
de la pièce de son amie Gertrude; cela mène les deux femmes à un
paroxysme hystérique. La pièce de Victor Haïm est une confrontation
entre les abstractions aberrantes de Gertrude et le bon sens de l'actrice.
279
Il y a aussi un éclairagiste qu'on ne voit ni entend. C'est à lui que
s'adressent de temps en temps les deux héroïnes, une sorte d'apartés qui
leur permettent d'exprimer les pensées secrètes.
Notons la présence du téléphone portable, non pas comme simple
accessoire, mais comme un élément qui joue un rôle dans l'intrigue de la
pièce. C'est par le portable qu'on découvre l'identité du nouvel amant
d'Hortense qui s'avère être ministre de l'Intérieur. C'est aussi par
téléphone que les deux femmes, auteur et actrice, donnent une interview
à une jeune journaliste, empêchée de venir au rendez-vous.
Ainsi, au début du XXIèmesiècle, le portable entre au théâtre, comme
c'était le cas de la télévision, dans les années soixante, tant du côté de
l'émission (des scènes qui se passent dans un studio) que du côté de la
réception (rôle de la télévision, par exemple dans la vie de famille).
Signalons, parmi les pièces qui mettent côte à côte un dramaturge et
un(des) acteur(s), L'âge de Monsieur est avancé de Pierre Etaix (1985),
où un auteur, un acteur, une actrice et un régisseur créent un imbroglio
inextricable, avec dédoublement des personnages, jeu des rôles, mise en
abyme, etc; «Pirandello + Sacha Guitry », écrivit un critique lors de la
création de cette comédie. Et une pièce du dramaturge russe
contemporain, Léonide Zorine, Parlons-en comme d'un créateur à un
autre, où un auteur dramatique et un comédien se rencontrent dans le
bureau du directeur d'un théâtre.
Une femme collaborant avec un auteur dramatique est l'héroïne de
Romantic Comedy de l'auteur canadien Bernard Slade (1979), jouée en
France sous le titre Lajille sur la banquette arrière. C'est l'histoire d'un
célèbre dramaturge new-yorkais, Ronald Carmichael, qui a pour
collaboratrice une jeune provinciale, Pénélope Craddock. Cette
fructueuse collaboration, qui dure une dizaine d'années, se répercute sur
leur vie privée et sentimentale, assez mouvementée.
L'exemple d'une pièce sur les rapports entre un auteur dramatique et
son metteur en scène est La liaison mathématique de Franck Bertrand
(1981). Il s'agit d'une liaison entre une femme de lettres, auteur
dramatique (divorcée d'un «nouveau philosophe ») et un metteur en
scène «marginal» (célibataire, simulant avoir une femme et des enfants).
Elle s'intéresse à lui, quant à lui, il est sur la réserve pour préserver son
indépendance solitaire; dès qu'elle se détache de lui, découragée, il
recherche une liaison durable avec elle. Toute cette intrigue tourne autour
280
d'une pièce de théâtre. Elle lui soumet une de ses pièces il hésite, mais
finalement, après avoir obtenu des modifications dans le texte, il la met
en scène. Lorsqu'ils habitent ensemble, elle commence à écrire un
scénario dont les situations et les caractères sont en rapport avec leur
liaison.
C'est une sourde-muette ayant écrit un drame pour un metteur en
scène alcoolique qui est la protagoniste de la pièce de Mark Medoff Les
mains de son ennemi (The Hands of its Enemy, 1985). L'ouvrage de la
sourde-muette se montre un mélodrame autobiographique (son père qui
voulait en abuser fut tué par sa mère). Pour la libérer de son complexe, le
metteur en scène et ses acteurs improvisent un psychodrame. Notons que
Mark Medoff a écrit sa pièce pour l'actrice sourde-muette Phyllis Frelich
qui a remporté un triomphe dans son premier ouvrage dramatique, Les
enfants du silence (Children of a Lesser God).
Une pièce sarcastique de Jean-Claude Grumberg L'Indien sous
Babylone (1985) montre un dramaturge, César Bysminski, dans ses
rapports conflictuels avec l'Etat, ainsi qu'un metteur en scène
envahissant et hystérique. C'est une comédie sur les misères et les
servitudes de la création dramatique.
La pièce de Peter Shaffer Le cadeau de Gorgone (Gift of the Gorgon,
1992) présente en flash-back la vie et l'œuvre d'un auteur dramatique
d'origine mi-russe mi-galloise, Edward Damson. Le jour de son
enterrement, sa femme et collaboratrice, Helen, raconte au fils naturel du
défunt leur vie commune marquée par la divergence éthico-
philosophique qui se manifestait sur le fond des crimes odieux rapportés
par les médias : Edward prônait l'idéologie de la vengeance, telle que
l'on trouve dans la tragédie grecque, Helen l'idéologie du pardon.
Un auteur dramatique Juan et son épouse Maria qui lui a sacrifié sa
carrière de violoniste, sont les personnages de Ma chanson la plus triste
est espagnole de Carlos Semprun Maura (av. 1987). Juan lit à sa femme
des fragments de la pièce qu'il est en train d'écrire, sur l'Espagne
franquiste. Il parle de ses pièces antérieures, de ses succès théâtraux, de
ses succès auprès des comédiennes, de ses projets.
Un couple homosexuel, auteurs de théâtre, est présenté dans la pièce
de Louis-Charles Sirjacq Madame on meurt ici! (2003). Un duel
amoureux entre Ted, qui connaît ses premiers succès, et Francis,
vieillissant, auteur reconnu dont la carrière vacille.
281
Auteur dramatique ridicule
282
Dans la comédie en cinq scènes de Jean Palaprat Les sijjlets (1691) un
auteur dramatique, Licidas, se plaint devant ses amis Erasme et Damon
ainsi que l'actrice Mlle Beauval, des sifflets qui perturbent les
représentations théâtrales. Ses amis lui conseillent d'écrire de bonnes
pièces. Une autre comédie en un acte de D.A. de Brueys et Jean Palaprat,
Les embarras du derrière du théâtre (1693), met en scène des comédiens
du théâtre de Lyon, pendant l'entracte de la représentation de Bérénice.
Parmi eux, un auteur dramatique caricatural, Menandre, dont la pièce se
termine par quatorze mariages, en quoi il dépasse les plus grands
dramaturges!
Quant à l'époque moderne, citons John Gabriel Borkman de Henrik
Ibsen (1896), où il y a un personnage secondaire, un vieux petit employé,
Wilhelm Foldal, qui depuis toujours avait l'ambition d'écrire un drame.
A l'acte II il en veut relire quelques fragments à son ami et confident lG.
Borkman, mais celui-ci le remet à une autrefois. Foldal parle de son
« petit univers poétique» et croit que sa fille, douée pour la musique, a
hérité de son « talent poétique ».
Le personnage éponyme d'Amédée ou comment s'en débarrasser de
Ionesco (1954), un piteux petit-bourgeois de quarante-cinq ans, n'arrête
pas à écrire sa pièce. Depuis quinze ans il n'a écrit que deux premières
répliques: « La vieille dit au vieux: Crois-tu que ça va marcher? » « Le
vieux répond: ça n'ira pas tout seul. » Et il se plaint: « Ecrire, dans l'état
où je suis. On ne doit créer que dans la joie. Il faut être un héros, un
surhomme, pour écrire dans ma situation, dans cette misère.» Et
lorsqu'Amédée aura disparu, sa femme, Madeleine, dira: « Et il n'a pas
fini d'écrire sa pièce! »
C'est dans des situations surréalistes et burlesques que fut présenté un
auteur dramatique caricatural dans La baignoire de Victor Haïm (1979).
Frédéric-Arthur passe sa vie dans une baignoire, plongé dans l'eau pleine
de saletés, et il est en crise d'inspiration. Il avait écrit plus de quarante
pièces, mal accueillies par la critique. Un critique (<<et pourtant c'est le
plus gentil ») a écrit: «Mieux vaut transformer les théâtres en garages
que laisser Frédéric-Arthur faire fonctionner sa pompe à merde ».
Entouré par sa mère, ses trois secrétaires et puis une infirmière, il essaie
d'écrire «une farce tragique, microscopique et cosmogonique, intimiste
et épique ». Elle n'a que quatre pages et à la fin de sa pièce les six
personnages crient «L'auteur! L'auteur! ». Ensuite Frédéric-Arthur
projette une comédie avec «des couplets qui prolongent l'action et
283
l'explicitent ». «Une comédie mais, comme Brecht, avec des chansons
qui disent l'indicible, voire l'ineffable, sur une musique dodécaphonique
à cinq temps puis à trois temps et à cinq temps et à deux. » Enfin, il se
lance dans « une tragédie satirique» sur un thème de l'Antiquité grecque,
pièce dont les fragments sont joués par les trois secrétaires. Finalement,
Frédéric-Arthur, angoissé, se noie dans sa baignoire.
La pièce de Victor Haïm est pleine d'allusions satiriques aux réalités
théâtrales de l'époque. C'est la Mère qui représente le bon sens, quand
elle dit :
Et voilà que tu t'écorches la peau, que tu t'arraches les viscères pour soulager
l'hwnanité écrabouillée par l'adversité en mettant sur du papier blanc et puis
sur un théâtre les vomissures de l'univers! Mais l'univers, mon petit chat, c'est
le Grand-Guignol. Et le Grand-Guignol a fermé ses portes car la réalité vicieuse
faisait monter les enchères.
Acteurs réels
284
La première pièce intérieure, placée au IIème acte, «La cure de
l'avarice », n'a pas de rapport avec l'intrigue principale de la pièce
extérieure. Elle fonctionne comme une sorte de psychodrame: il s'agit de
guérir d'une avarice maladive un riche vieillard, Philargus, qui se trouve
parmi les spectateurs. Pâris dit au fils de l'avare:
. .. I have heard
That guilty creatures sitting at a play
Have, by the very cunning of the scene,
Been struck so to the soul, that presently
They have proc1aim'd their malefactions.
286
Bidermann Adrianus Martyr, représentée en 1606 au collège des jésuites
à Munich, en présence de plusieurs dignitaires de l'Eglise. La page de
titre des résumés, en latin et en allemand, publiés la même année, précise
qu'Adrianus fut martyrisé sous l'empereur Maximien (<<tyran ») en 311
(d'autres sources historiques situent sa mort vers 303). La scène a lieu à
Nicomédie, capitale de la Bithynie. Ayant servi Maximien, comme
préfet, dans les persécutions des chrétiens, Adrien se convertit et,
condamné par l'empereur, subira le martyre. Sa femme, Natalia, joue
aussi un rôle important dans l'intrigue de la tragédie.
Douze ans plus tard, Jakob Bidermann a pris pour sujet un autre
auteur martyrisé à la même époque, Philémon. En 1618, il la fait
représenter au collège (Gymnasium) des jésuites à Constance son drame
latin en cinq actes Philemon Martyr. D'après le Martyrologium
Romanum Philémon fut exécuté en 310. L'action du drame est située à
Antinoé, en Egypte, à l'époque des persécutions des chrétiens sous
l'empereur Dioclétien. Le gouverneur romain, Arrianus, demande à
Philémon, acteur ou plus précisément flûtiste payen, de donner un
spectacle ridiculisant les chrétiens. Il ordonne aux chrétiens d'abjurer
leur foi. Philémon échange les habits avec le comédien Apollonius,
chrétien, pour abjurer à sa place. A la suite de ce déguisement Philémon,
inspiré par des anges, se convertit. Il sera emprisonné et condamné à
mort.
En ce qui concerne Adrien, le jésuite français, Père Louis Cellot, en a
fait le héros de sa tragédie latine Sanctus Adrianus (pub!. 1630).
Deux décennies après la publication de la pièce de Lope de Vega, le
sujet de Saint Genest fut repris par Nicolas Desfontaines dans la tragédie
en cinq actes L'illustre comédien ou le martyre de Sainct Genest (repr.
1644-45, pub!. 1645). Le héros de la pièce de Desfontaines appartient à
une famille romaine convertie au christianisme. L'empereur Dioclétian
lui commande une pièce qui tournerait en dérision la religion chrétienne.
Genest met en scène sa propre famille ainsi que sa fiancée. Il joue son
propre personnage. La pièce intérieure occupe une partie de l'acte II et de
l'acte III de la tragédie de Desfontaines. Pendant le spectacle l' acteur-
personnage Genest clame la foi nouvelle avec tant d'ardeur que
Dioclétian dit à son favori: «Cette feinte, Aquillin, commence à me
déplaire. Qu'on cesse.» La feinte se transforme en vérité. Après le
baptême, Genest a exprimé sa foi avec une telle conviction que
Dioclétian le fait jeter en prison. Il sera exécuté.
287
Enfin Rotrou vint! S'inspirant de ses prédécesseurs (il connaissait
sans doute la pièce de Lope de Vega, il a emprunté six cents vers à
Sanctus Adrianus du Père Cellot, il connaissait la récente tragédie de
Desfontaines) Jean Rotrou a écrit une tragédie en cinq actes Le véritable
Saint Genest (repr. 1645-46, pub!. 1647), une œuvre dont les qualités
furent appréciées par ses contemporains et qui est l'une des rares pièces
de cette époque jouée au XIXème et au XXème siècle. Signalons la
mémorable création du Véritable Saint Genest à la Comédie Française,
en 1988, dans la mise en scène d'André Steiger, avec Michel Aumont
dans le rôle titre.
L'originalité de la pièce de Rotrou consiste dans le fait qu'il y associa
les deux comédiens martyrs: Genest est le héros de l'intrigue principale
et Adrian Goué par Genest) le héros de la pièce intérieure. Voici le sujet
du Véritable Saint Genest. A la cour de l'empereur Dioclétian, à
l'occasion des fiançailles de sa fille, Valérie, avec le co-empereur
Maximin, on donne un spectacle dans lequel le comédien-auteur Genest
interprète le rôle du martyr Adrian. Celui-ci était lieutenant de Maximin
et fut mis à mort sur son ordre. A la demande de Genest, Maximin
consent à être représenté sur scène. A l'acte II, avant la représentation,
Genest répète quelques fragments de la pièce avec ses comédiens et
donne des instructions au décorateur. La intérieure occupe la plus grande
partie des actes III et IV, une place centrale dans la structure de la
tragédie de Rotrou (comme Le meurtre de Gonzague dans Hamlet).
Pendant le spectacle le comédien Genest, réitérant la profession de foi,
s'identifie avec son personnage, il passe de la fiction à la réalité. Le
spectacle est interrompu, Genest sera emprisonné et subira le martyre.
Notons que l'insertion d'une pièce sur Adrian est un anachronisme
évident puisque, nous l'avons vu, le martyre de celui-ci eut lieu quelques
années après la mort de Genest.
Quarante-cinq ans plus tard, Jean Galbert de Campistron, auteur à
succès, (protégé de Racine), oublié aujourd'hui, a écrit la «tragédie
chrétienne» en cinq actes, Adrien (1690). «l'ai pris le sujet dans
l'histoire de l'Eglise, j'y ai changé ou ajouté peu de choses» - assure
l'auteur dans sa préface.
En 1925, Henri Ghéon est revenu au personnage de Genest dans Le
comédien et la grâce. Il trouvait que chez Rotrou la pièce intérieure
envahissait trop la pièce principale et empêchait de montrer le vrai
288
caractère du comédien martyr. On ne le connaît qu'en tant qu'acteur, ne
sachant rien d'autre sur sa personne.
Henri Ghéon s'est proposé de compléter cet aspect de son
personnage, Genès.
C'est de la pièce de Lope de Vega que s'est servi l'auteur tchèque
Vaclav Rene dans sa tragédie en vers Le mime de l'Empereur (1944)
exprimant la révolte contre l'occupant allemand. Ironie de 1'histoire:
Rene devait passer ensuite douze ans dans les prisons du régime
communiste.
De l'Antiquité romaine nous passons au Moyen Age. Le troubadour
occitan du Xnème siècle Joffroy (Jaufré) Rudel est le protagoniste de La
princesse lointaine d'Edmond Rostand (1895) qui met en scène son
amour légendaire pour Mélissinde. Parmi les personnages de cette pièce
en quatre actes et en vers il y a aussi un autre troubadour, Bertrand
d'Allamanon. Les troubadours ainsi que les trouvères, les bardes et les
jongleurs étant des interprètes ambulants de leurs poèmes, à l'époque où
prédominait la transmission orale de la poésie, peuvent être considérés
comme gens de spectacle. Le thème du troubadour qui «aimait
Mélissinde à en mourir» fut repris par le compositeur mexicain Ricardo
Castro Herrera dans son opéra La légende de Rudel (1906), avec le livret
français de H. Brody.
Il nous faut un saut jusqu'au XVnème siècle pour rencontrer un
comédien devenu personnage de théâtre. C'est le cas de Jodelet (v. 1590-
1660). Acteur comique très populaire, depuis les années vingt, il a créé
un type de valet rusé, gourmand, paillard, poltron, avec une voix
nasillarde et le visage enfariné. Il est devenu personnage de plusieurs
pièces: Jodelet ou le maître valet, Jodelet duelliste et Jodelet souffleté de
Scarron, Jodelet astrologue de d'Ouville, Jodelet prince et Le geôlier de
soi-même de Thomas Corneille, il apparaît enfin dans Les précieuses
ridicules de Molière comme «le vicomte de Jodelet, valet de Du
Croisy». Un an avant sa mort, il fut le héros de la pièce de Brécourt
(comédien de la troupe de Molière) La feinte mort de Jodelet.
Quant aux pièces sur Molière, nous en avons présenté un large choix
au chapitre sur les auteurs dramatiques.
La grande tragédienne Adrienne Lecouvreur (1692-1730) apparut
pour la première fois dans un ouvrage dramatique, encore de son vivant,
sous les traits d'une anonyme Actrice nouvelle, personnage de la
289
comédie satirique en un acte et en vers de Philippe Poisson L'actrice
nouvelle. Petit-fils de l'acteur et écrivain Raymond Poisson (auteur de la
comédie métathéâtrale Le baron de la Crasse), fils d'un acteur de la
Comédie Française, lui-même comédien, Philippe Poisson écrivit, après
avoir quitté la Maison de Molière, neuf pièces de théâtre, dont la
première en date fut L'actrice nouvelle. La scène se passe dans le salon
de la Baronne, l'Actrice y déclame quelques fragments du Cid comme
Chimène, l'un des invités lui donnant la réplique comme Rodrigue. La
satire y vise non pas l'art d'Adrienne Lecouvreur, entrée à la Comédie
Française en 1717, mais ses multiples relations mondaines et ses
démarches pour assurer des succès scéniques. Poisson ridiculise plutôt
les gens du monde fréquentant les théâtres: les uns qui dorment, d'autres
qui bavardent pendant le spectacle. Refusée, et pour cause, par la
Comédie Française, L'actrice nouvelle fut imprimée clandestinement, en
1722 (7), sans nom d'auteur ni de l'éditeur.
C'est en 1730 que se situe l'action de la « comédie-drame» en cinq
actes d'Eugène Scribe et Ernest Legouvé Adrienne Lecouvreur (1849).
La grande comédienne y incarne Roxane dans Bajazet de Racine. L'acte
II représente le foyer de la Comédie Française où l'on voit passer
plusieurs acteurs en costumes qui jouent dans la tragédie de Racine et
dans Les folies amoureuses. Evénement sensationnel: Adrienne
Lecouvreur et sa rivale, Mademoiselle Duclos, vont apparaître ensemble,
pour la première fois, dans Bajazet. Adrienne répète son rôle, avant
d'entrer en scène. Elle revient au foyer avant le dernier acte de Bajazet.
Ce sera un triomphe. Le principal personnage masculin est Maurice,
comte de Saxe, fils du roi de Pologne Auguste II et futur maréchal de
Saxe, dont Adrienne est amoureuse. A la fin de la pièce, elle meurt dans
ses bras, empoisonnée par la princesse de Bouillon, sa rivale dans le cœur
de Maurice.
La pièce de Scribe et Legouvé a inspiré l'opéra de Francesco Cilea
Adrienne Lecouvreur (livret d'Arturo Calautti). Créée en 1902, cette
œuvre vériste n'est pas tombée dans l'oubli: elle a été représentée
notamment en 1978 (Nice), en 1986 (Paris) et en 1989 (Milan).
Sarah Bernhardt a repris le personnage de la célèbre tragédienne dans
la pièce en six actes Adrienne Lecouvreur (1907). Elle a suivi l'intrigue
du drame de Scribe, en éliminant la rivalité professionnelle avec La
Duclos et en mettant l'accent sur la rivalité sentimentale avec la duchesse
de Bouillon. L'acte I représente la loge d'Adrienne à la Comédie
290
Française. La pièce qu'on va donner est, cette fois, Marianne de
Voltaire; Adrienne y joue Marianne, femme d'Hérode. D'ailleurs
Voltaire tient une place importante dans l'intrigue de la pièce de Sarah
Bernhardt; il Y est présent depuis la première jusqu'à la dernière scène.
Mais le rôle principal appartient à Maurice de Saxe, revenu à Paris après
deux ans d'absence. Il sera dans la salle pendant la représentation. L'acte
VI se passe dans la chambre à coucher d'Adrienne. Elle est malade,
empoisonnée par la duchesse de Bouillon. Maurice arrive. Délirante, elle
dit quelques vers de Phèdre et meurt dans les bras de celui qu'elle aimait
avec paSSIOn.
C'est Sarah Bernhardt qui a interprété le rôle titre dans la pièce de
Sarah Bernhardt, créée au Théâtre Sarah-Bernhardt. Son drame a été
filmé en 1913. Ajoutons que Marcel L'Herbier a tourné, en 1938, un film
sur Adrienne Lecouvreur, avec Yvonne Printemps et Pierre Fresnay
comme protagonistes.
Dans le « divertissement historique en deux parties », Le soldat et la
sorcière (écr. 1942-43, repro 1945), Armand Salacrou met en scène les
relations mouvementées entre le maréchal Maurice de Saxe séducteur de
Justine Favart, actrice et cantatrice célèbre, ainsi que son mari, Charles-
Simon Favart, auteur dramatique. Dans Adrienne Lecouvreur de Scribe et
celle de Sarah Bernhardt nous avons vu le maréchal de Saxe jeune, tandis
que dans la pièce de Salacrou on assiste aux derniers moments de sa vie.
Le couple Favart est aussi au centre de la comédie musicale en trois
actes de Jacques Offenbach Madame Favart (paroles d'Alfred Daru et
Henri Chivot, 1878). Il s'agit de la représentation, devant le roi, de
l'opéra-comique en un acte de Simon Favart La chercheuse d'esprit au
Théâtre du Camp, après la victoire du maréchal de Saxe à Fontenoy
(1745). On entend des fragments de La chercheuse d'esprit, avec Justine
Favart (elle n'avait que dix-huit ans, Simon Favart trente-cinq). On ne
voit pas le spectacle puisque l'ouverture de la scène est tournée vers le
fond, vers un public présumé.
Ajoutons, pour l'anecdote, que la future Madame Favart, ayant fait
d'abord partie d'une troupe payée par le duc de Lorraine, Stanislas
Leczinski, débuta à l'Opéra-Comique, en 1744, avec le titre de
« danseuse du roi de Pologne ».
Traversons La Manche pour trouver le célèbre comédien et
réformateur de la scène anglaise, David Garrick (1717-1779). Il est
291
devenu le personnage de la farce de James-Robinson Planché La fièvre
de Garrick (The Garrick Fever, 1839) ainsi que de la pièce de Charles
Reade et Tom Taylor Les masques et les visages (Masks and Faces,
1852) qui présente sa liaison avec Peg Woffington, vedette de Covent
Garden vers 1750. Il est aussi le héros de la comédie en trois actes de
Thomas William Robertson David Garrick (1864), tirée du roman du
même auteur qui, à son tour, avait été inspiré de la pièce française en
trois actes de M. Mélesville (pseudonyme d'Anne-Honoré-Joseph
Duveyrier) intitulée Sullivan (1852) ; c'est David Garrick qui servit de
modèle au personnage de George Sullivan. D'ailleurs cette dernière
comédie a été écrite d'après une pièce allemande sur un épisode de la vie
du jeune Garrick. Voilà un thème biographique exploité au théâtre en
trois langues.
Garrick fut également auteur dramatique. Il a écrit plusieurs pièces,
en utilisant le procédé de théâtre dans le théâtre: une farce en deux actes
Un coup d'œil derrière le rideau ou la nouvelle répétition (A Peep
behind the Curtain, or The New Rehearsal, 1767), une comédie musicale
sur Shakespeare (1769) et L'invasion d'Arlequin (Harlequin 's Invasion),
pièce dans laquelle il critique les genres dramatiques nouveaux.
Et voici une œuvre majeure consacrée entièrement à un grand
comédien: Kean ou désordre et génie d'Alexandre Dumas père (1836),
pièce qui sera adaptée par Jean-Paul Sartre (1953).
En 1827, le tragédien anglais Edmund Kean (1787-1833), célèbre par
ses créations de Shylock, Roméo, Hamlet, Iago, Othello, Macbeth, a
donné des représentations à Paris. Son jeu expressif et violent a suscité
l'enthousiasme des jeunes romantiques, notamment d'Alexandre Dumas.
Après l'avoir vu jouer Othello, il notait: « c'était une bête féroce, moitié
tigre, moitié homme ». Kean a aussi impressionné Frédérick Lemaître, ce
«roi du mélodrame », comédien et créateur du personnage de Robert
Macaire, qui, trois ans après la mort de Kean, demanda à Dumas d'écrire
une pièce sur le tragédien anglais. Il souhaitait incarner le personnage de
Kean. Frédérick partageait avec Edmund plusieurs traits: « le désordre et
le génie» ainsi que les prodigalités et les dettes, les extravagances de la
vie privée, la débauche, enfin l'alcoolisme.
Kean est un drame d'amour et de jalousie. L'acteur est aimé par deux
femmes, la comtesse de Koefeld (Eléna) et Anna Damby. Il préfère la
première, mais celle-là est courtisée par le prince de Galles. Il y a, dans
cette pièce en cinq actes et six tableaux (l'acte IV en comporte deux),
292
deux scènes qui se passent au théâtre. Le tableau 4 est situé dans la loge
de Kean, où il reçoit la comtesse; ils sont surpris par le prince de Galles
et le comte de Koefeld. Le tableau 5 se passe sur la scène de théâtre,
pendant la représentation de Roméo et Juliette. Kean et sa partenaire
jouent la scène des adieux (acte III, sc. 5 de la tragédie de Shakespeare).
Après les paroles de luliette « Adieu, mon Roméo », « Kean, qui avait
déjà enjambé la balustrade, s'aperçoit que le prince de Galles est à
l'avant-scène, dans la loge d'Eléna, et, au lieu de faire la sortie, il
remonte le théâtre et regarde fixement la loge, les bras croisés. » Dans un
accès de folie, il insulte son rival. Le spectacle est interrompu. Le prince
de Galles lui pardonnera cet affront et Kean partira en Amérique avec la
douce Anna.
La création parisienne de la pièce de Dumas fut un triomphe, grâce au
jeu de Frédérick Lemaître qui s'est parfaitement identifié avec son
personnage. Henrich Heine a noté: « Il existe entre Kean et Lemaître une
étonnante affinité et un jeu du même type. Tous deux savent exprimer ce
que l'homme renferme d'inouï, de bizarre, de ténébreux, à l'aide d'un
son de voix et d'un regard étrange ».
Notons qu'en 1868 Sarah Bernhardt fit sa première apparition à Paris
dans le rôle d'Anna Damby.
C'est Pierre Brasseur qui demanda à lean-Paul Sartre d'adapter le
drame de Dumas, afin de jouer le fascinant personnage de Kean. La pièce
vit les feux de la rampe en 1953. Sartre a conservé l'intrigue et la
structure originale du drame (division en cinq actes et six tableaux). Il a
supprimé le sous-titre Désordre et génie et réduit le nombre de
personnages en gardant les principaux protagonistes. Il a déplacé l'acte II
du salon chez Kean à sa loge au théâtre, étoffé et approfondi le
personnage d'Anna, donné plus d'importance au rôle du prince de Galles.
La modification capitale apportée par Sartre c'est d'avoir remplacé
Roméo et Juliette par Othello. Changement motivé par le thème de
jalousie propre au drame de Dumas et à la tragédie de Shakespeare, ce
qui rapproche la pièce intérieure de la pièce extérieure. Une double
jalousie: Eléna-Anna et Kean-Prince de Galles. Kean y joue, avec Anna
comme Desdémone, un fragment de l'acte V, sc. 2 d'Othello. Cependant
Sartre a mis dans la bouche de Kean plusieurs citations de Roméo et
Juliette ainsi que d' Hamlet. Le côté métathéâtral est davantage accentué:
il y a beaucoup plus de réflexions sur le théâtre et sur l'art du comédien,
dans le genre: un acteur « c'est une illusion d'homme », « c'est un
293
mirage », « un acteur ce n'est pas un homme, c'est un reflet ». La notion
de miroir y est donc présente.
Rappelons que Pierre Brasseur, fils d'un couple de comédiens, a joué
Frédérick Lemaître dans Les enfants du paradis de Marcel Carné (1945)
avant d'interpréter le rôle de Kean. Admirable enchaînement: Un acteur
qui jouait un acteur jouant un acteur.
C'est surtout dans l'adaptation de Sartre que Kean connut un succès
dans la seconde moitié du XXèmesiècle. Après Pierre Brasseur, le rôle de
Kean fut interprété notamment par Jean-Pierre Bisson (théâtre de Nice,
1978), par Jean-Claude Drouot (1983) par Jean-Paul Belmondo (mise en
scène de Robert Hossein, 1987). Cependant la version originale de
Dumas n'a pas été oubliée: on l'a vue à Paris avec Jean-Paul Zehnacker
(1980) et à l' étranger (entre autres en Pologne, en 1978). Ajoutons que le
Nouveau Théâtre de Belgique a donné à Paris, en 1984, des
représentations de la pièce de l'auteur anglophone Raymond Fitzsimons
Edmund Kean.
Vittorio Gassman, dont la personnalité artistique n'était pas sans
analogie avec celle de Kean, fut fasciné par le tragédien anglais ou plutôt
par sa légende. Brillant interprète des personnages d'Hamlet, d'Othello et
de Iago, Gassman s'était intéressé à la pièce de Dumas-Sartre qu'il a
mise en scène, puis portée à l'écran (1956). Vingt ans plus tard, il a créé
un spectacle inspiré de la vie de Kean, Ou César ou personne (1976), qui
jouait en tournée à travers l'Italie.
Les célébrités de la scène anglaise du XIXèmesiècle, Sarah Siddons,
Ellen Terry et Henry Irving, apparaissent dans la comédie en un acte de
l'auteur américain Christopher Durang Le cauchemar de l'acteur (The
Actor's Nightmare, 1981). Il s'agit d'un mauvais rêve d'un jeune acteur.
Il doit jouer Hamlet comme remplaçant de dernière minute, mais il ne
connaît pas le rôle. Les trois célébrités arrivent, l'une après l'autre,
chacune le traite comme partenaire dans différentes pièces. Enfin,
l'acteur se trouve dans le rôle de Thomas More juste avant l'exécution,
ce qui le fait réveiller.
L'illustre mime «blanc» Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) a
inspiré Jules Claretie, administrateur de la Comédie Française et écrivain,
qui a donné une pièce en un acte Deburau (1907). La scène se passe le 16
juin 1846 : Deburau, mourant, donne à son fils et héritier, Charles, une
longue leçon de pantomime, en expliquant les actions mimées.
294
Dix ans plus tard, Sacha Guitry a consacré au grand mime une pièce
en vers libres, en quatre actes et un prologue, Deburau (1918). On y voit
le spectacle donné par Deburau au Théâtre des Funambules, avec la
célèbre pantomime Marrrchand d'habits! Quelques années plus tard, le
grand mime, malade, est obligé d'abandonner la scène. Il se fait
remplacer par son fils, Charles, auquel il donne des conseils sur le métier
théâtral.
En 1946, la Compagnie Renaud-Barrault a créé la pantomime
Baptiste (c'est le nom de théâtre de Deburau) sur le scénario de Jacques
Prévert. Enfin, c'est en Slovaquie que fut ressuscitée, en 1995, le
personnage du mime (né en Bohème) dans un musical de Milan Sladek,
Grand Pierrot. La parole et la chanson y sont associées à la pantomime.
On y voit, entre autres, le salon de George Sand.
« Le lion du Boulevard », « le roi du mélodrame» Frédérick Lemaître
(1800-1876), que nous avons déjà évoqué à propos de Kean d'Alexandre
Dumas, apparaît dans le rôle légendaire de Robert Macaire dans la pièce
de Juan Pineiro et Alfredo Arias Boulevard du mélodrame (1985). Il est
le personnage titre de la tragi-comédie d'Eric-Emmanuel Schmitt
Frédérick ou le Boulevard du Crime (1998), écrite pour Jean-Paul
Belmondo. Cette pièce à grand spectacle retrace la tumultueuse vie du
comédien, depuis son enfance jusqu'à sa mort. Il y a là la scène sur la
scène et la pièce dans la pièce, notamment la représentation de L'auberge
des Adrets avec Frédérick comme Robert Macaire. Il y a la pièce de E.-E.
Schmitt plusieurs accents critiques sur le monde de théâtre.
Le drame de l'auteur polonais Maciej Karpinski Othello meurt
(Otello umiera, 2003) montre Ira Aldridge (1804-1864), Noir américain
devenu l'un des plus illustres acteurs anglais de sa génération, dans son
rôle fétiche d'Othello sur la scène d'un théâtre à Varsovie, en 1862.
C'est le tour, chronologiquement, de quelques célèbres comédiennes.
La Polonaise Helena Modrzej ewska (1840-1909), connue dans les
pays anglophones sous le nom simplifié de Modjeska, est la protagoniste
de la pièce de l'auteur polonais Kazimierz Braun Madame Hélène (Pani
Helena, 1989). La grande comédienne, qui jouait en polonais (son
premier grand succès, à Varsovie, dans Adrienne Lecouvreur de Scribe)
et en anglais, a fait la plus grande partie de sa carrière scénique aux Etats-
Unis, de 1877 à 1907. La pièce de Braun la présente vers la fin de sa vie
295
et introduit le personnage du commentateur (Monsieur Kazimierz, alter
ego de l'auteur).
Un an plus tard, en 1990, une autre pièce sur Modjeska Autrefois, à
Arden (Once in Arden, écr. 1988), de l'auteur américain Richard
Hellesen, a vu les feux de la rampe à Costa Mesa, en Californie. Elle
reconstitue la visite du célèbre pianiste et compositeur polonais, Ignacy
Paderewski, en 1904, dans la propriété de l'actrice en Californie, où elle
séjournait avec son mari, le comte Chlapowski, entre deux tournées.
L'auteur de la pièce est originaire de cette région, où il y a, aujourd'hui,
le canyon Modjeska, le mont Modjeska et la gare Modjeska. Dans la
deuxième partie de sa pièce, Hellesen met en scène la triomphale
apparition de l'actrice a Metropolitan Opera House de New York, en
1905, dans le rôle de Lady Macbeth, et montre l'actrice avant la
répétition, pendant le spectacle et dans sa loge. Il y a donc là théâtre dans
le théâtre.
Notons que Greta Garbo avait l'intention de jouer Helena Modjeska
dans une pièce commandée, en 1956, à l'auteur américain d'origine
polonaise, Antoni Gronowicz.
Un autre «monstre sacré» de la même génération, cette fois en
France: Sarah Bernhardt (1844-1923). Elle apparaît plusieurs fois, dans
le dernier quart du XXèmesiècle, comme personnage théâtral. Dans la
pièce du Canadien anglophone John Murrell, Memoir (1977), jouée en
France dans l'adaptation de Georges Wilson sous le titre Sarah et le cri
de la langouste (1982), on voit la grande comédienne sur la terrasse de sa
maison à Belle-Ile-en-Mer, en été 1922. Elle dicte les souvenirs de sa
longue vie à son fidèle secrétaire et souffre-douleur Georges Pitou, en
l'obligeant de «jouer» les personnes évoquées dans son récit. Il y a
aussi, dans la pièce de Murrell, des citations dramatiques: Sarah
Bernhardt reconstitue quelques scènes de Phèdre et de La dame aux
camélias.
La pièce en deux actes de Ronald Harwood (auteur de L'habilleur)
Après les lions (After the Lions, 1982) montre un épisode douloureux et
pathétique de la vie de Sarah Bernhardt: l'amputation de sa jambe droite,
en hiver 1914-15. Les principaux personnages sont authentiques: son
fidèle secrétaire Pitou, sa dame de compagnie Madame de Gournay, le
major Denucé. Après le refus de deux médecins parisiens d'opérer
l'actrice septuagénaire, celle-ci a trouvé un médecin militaire qui a pris le
risque de l'amputer. Le premier acte se déroule dans une villa près de
296
Bordeaux, où l'actrice s'est réfugiée au début de la guerre. Après
l'opération, elle apprend à marcher avec une prothèse. L'énergie et la
bonne humeur ne la quittent pas. Elle fait envoyer un télégramme à
Edmond Rostand: «Vous avez écrit une pièce pour un homme au nez
long. Pourquoi n'écririez-vous pas une pièce pour une femme avec une
seule jambe? »
A l'acte II on retrouve la comédienne, quelques mois plus tard, à
l'arrière du front, après un spectacle donné aux troupes.
Elle reçoit la lettre d'un impresario américain lui proposant la tournée
avec un cirque, pour un star spot «après les lions et avant les
éléphants », d'où le titre de la pièce. Après les lions se termine par le
monologue d'Hamlet «Lui pour Hécube », récité par Sarah devant ses
proches.
En 1999, Thérèse Crémieux a fait représenter, au Studio-Théâtre de la
Comédie Française, les Scènes étrangères ou Sarcey et Sarah Bernhardt
à Londres, un dialogue où la comédienne échange avec Francisque
Sarcey, le plus influent critique dramatique de l'époque, des idées sur le
théâtre, l'art de l'acteur, les compétences du critique.
Ajoutons que dans L'extravagant Mister Wilde de Raymond Gérôme,
Sarah Bernhardt apparaît sur scène pour prononcer quelques paroles de
Salomé d'Oscar Wilde qu'elle avait jouée en 1894.
Sarah Bernhardt se rencontre avec le «monstre sacré» anglais, Pat
Campbell, dans la pièce de Bernard Da Costa Pat et Sarah où les deux
magiciennes (1991) qui reconstitue un événement historique: les deux
célèbres comédiennes se sont associées pour jouer ensemble dans Pelléas
et Mélisande de Maurice Maeterlinck à Londres, en 1904. Sarah
interprétait, en travesti, le rôle de Pelléas, Pat Campbell - le rôle de
Mélisande. La pièce de Da Costa nous montre les répétitions
tumultueuses, les brouilles, les retrouvailles qui se succèdent et qui
aboutiront à un triomphe.
Les relations tumultueuses, les brouilles, les retrouvailles entre Pat
Campbell et George Bernard Shaw ponctuent la pièce de Jerome Kilty
Cher menteur, évoquée au chapitre sur les auteurs dramatiques.
La grande actrice russe Olga Knipper (1868-1959), épouse d'Anton
Tchekhov, est la protagoniste de Tchekhov, Tchekhova de François
Nocher (1985), dialogues d'après la correspondance des deux artistes.
297
Elle apparaît épisodiquement dans la pièce de l'auteur polonais Maciej
Wojtyszko Boulgakov (2001).
Citons encore Marguerite Moréno (1871-1948) que l'on voit, à côté
de son amie, Colette, dans la comédie de Pierre Laville La source bleue
(1994).
C'est au fameux acteur-imitateur italien, Leopoldo Fregoli (1867-
1936), capable de se transformer en soixante personnages au cours du
même spectacle, que Jérôme Savary a consacré son spectacle Frégoli
(1991), interprété par Bernard Haller.
Une image satirique de la « dynastie» Barrymore a été donnée par
George S. Kaufman et Edna Ferber dans la comédie en trois actes La
famille royale (The Royal Family, 1927). John Barrymore (1882-1942),
fils et petit-fils des acteurs, était connu pour ses extravagances. Le
célèbre comédien, ainsi que son frère acteur et sa grand-mère, sont
représentés dans cette comédie sous des noms fictifs, mais le public new-
yorkais et londonien reconnaissait facilement le modèle vivant du
personnage.
Soixante-quatre ans plus tard, John Barrymore apparaît sous son vrai
nom, mais cette fois comme revenant, dans la comédie en deux actes de
Paul Rudnick Je hais «Hamlet» (I Hate «Hamlet », 1991). Un jeune
acteur contemporain, Andrew Rally, vient d'emménager dans
l'appartement occupé autrefois par John Barrymore, au centre de New
York. Un agent lui a proposé le rôle d'Hamlet dans un spectacle de plein
air au Central Park, mais Andrew hésite devant l'énormité de la tâche. A
la suite d'une séance de spiritisme, le fantôme de Barrymore, en costume
du prince danois, fait son apparition (il s'était fait remarquer dans le rôle
d'Hamlet à New York, en 1922, et à Londres, en 1925, avant de quitter la
scène pour le cinéma). Barrymore veut aider le jeune acteur à jouer
Hamlet, il lui donne des leçons (le texte est truffé d'extraits d' Hamlet et
de Roméo et Juliette). Encouragé par le spectre, Andrew décide
d'affronter le public. Même si sa performance s'était montrée médiocre,
il a pris goût à Shakespeare. Il renonce à un fabuleux contrat pour
Hollywood afin de se consacrer au théâtre. «Je hais Hamlet », ce cri
désespéré qui reflète l'état d'esprit d'Andrew au début de la pièce se
transforme en « J'aime Hamlet », et cela grâce à l'intervention de John
Barrymore.
298
Les événements dramatiques de la Deuxième Guerre mondiale n'ont
pas épargné les acteurs. L'incarcération de Harry Baur, dénoncé comme
Juif, est le sujet de la pièce radiophonique de Michel Schilovitz Harry ou
Henry (1991). Dans La couronne de fer (1984) Alain Ravennes évoque le
sort tragique de l'actrice italienne Luisa Ferrida, fusillée par les partisans
antifascistes, avec son mari collaborateur (acteur de cinéma Osvaldo
Valenti). Une pièce allemande, créée en 1995, stigmatise Gustaf
Gründgens, célèbre interprète de Méphisto dans le Faust de Goethe, pour
son allégeance au régime nazi.
Dans La chevauchée sur le lac de Constance (Der Ritt über den
Bodensee, 1970). Peter Handke met en scène, dans une ambiance
fantastique, des vedettes du théâtre et/ou du cinéma, notamment Emil
Jannings, Elisabeth Bergner et Erik von Stroheim.
Citons aussi la pièce de Thomas Bernhard Minetti 1976), dont le titre
fut donné par le dramaturge allemand en l'honneur de l'interprète préféré
de ses pièces. Mais le personnage théâtral a peu de commun avec le
grand comédien Bernhard Minetti (1905-1998).
Louis Jouvet - acteur, metteur en scène, directeur de troupe - fut
immortalisé, de son vivant, comme personnage central de L'impromptu
de Paris de Jean Giraudoux (1937), à la manière de Molière de
L'impromptu de Versailles. C'est un dialogue entre Jouvet et douze
membres de sa troupe, sous leurs noms authentiques, réunis pour la
répétition, dialogue auquel se joindra un intrus, Monsieur Robineau,
député» et «commissaire du budget des théâtres ». «L'heure de la
répétition est passée de cinq minutes» - s'inquiète Boverio au début de
la pièce. «Nous répétons» - fait remarquer Renoir au casse-pieds
Robineau (sc. 2), et Jouvet de constater dans son avant-dernière réplique:
« Il nous reste une heure pour la répétition ». Répétition qui n'arrive pas
à commencer jusqu'à la fin de l'acte de Giraudoux.
Louis Jouvet réapparaît, cette fois comme pédagogue, dans le
spectacle de Brigitte Jaques Elvire/Jouvet 40 (1986), d'après ses cours au
Conservatoire, sténographiés et ensuite publiés. Il s'agit des leçons
dispensées en 1940 à une jeune comédienne d'origine juive travaillant le
rôle d'Elvire dans Dom Juan de Molière. Jouvet fut interprété
magistralement par Philippe Clévenot sur la scène du Théâtre de
l'Athénée Louis-Jouvet et en tournée. Quelques mois plus tard, Giorgio
Strehler a repris ce rôle dans une adaptation présentée au Studio du
Piccolo Teatro de Milan.
299
Un autre metteur en scène «consacré» de son vivant comme
personnage de théâtre, est Joseph Papp, fondateur du New York
Shakespeare Festival. La comédie parodique en un acte de l'auteur
américain John Guare Prends un rêve (Take a Dream, 1978) le met en
scène dans son bureau, recevant ses collaborateurs.
Quelques metteurs en scène russes sont réunis autour d'une table,
dans la pièce du Suédois Lars Kleberg Les apprentis sorciers
(Trollkarlens larlinger,1983): Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko,
Taïrov, Eisenstein et Meyerhold. C'est ce dernier qui est le personnage
central d'un spectacle écrit par Bo Persson et mis en scène par Wilhelm
Carlsson (théâtre Schahrazad de Stockholm), Dr. Dapertutto
(pseudonyme sous lequel Meyerhold dirigeait son Studio, de 1913 à
1917). Le spectacle suédois le montre dans différentes situations: jouant
dans La mouette de Tchekhov (celui-ci y apparaît), dans son Studio
(<<Futurisme et biomécanique »), comme commis-saire de l'Armée
Rouge, comme créateur de l' «Octobre Théâtral », pendant les répétitions
du Cocu magnifique de Crommelynck et du Révizor d'après Gogol, on le
voit accusé de « formalisme» par le régime stalinien, son théâtre fermé,
enfin son arrestation (Meyerhold fut fusillé à Moscou, en 1940).
Pour compléter cette galerie de gens de théâtre représentés sur la
scène citons le baron Taylor (1789-1879), patron de la Comédie
Française où il fit jouer Hernani de Victor Hugo, fondateur de
l'Association de secours mutuel des artistes dramatiques, qui est le
personnage d'un acte de Sacha Guitry Cigales etfourmis (1940).
Quant aux artistes du théâtre lyrique, deux exemples: Maria Malibran
(1808-1836) et Hortense Schneider (1833-1920). La première est le
personnage titre de la pièce en douze tableaux de Jacques Josselin La
Malibran (1983) qui retrace la vie de la «prima donna assoluta ». Elle
s'y trouve entourée de quelques célébrités de l'époque: Marie Dorval,
George Sand ainsi que Rossini, dont Le barbier de Séville luit doit son
succès.
Ce sont les rapports avec Jacques Offenbach qui constituent le sujet
de la pièce de Charles Méré sur Hortense Schneider, Passage des princes
(vers 1920). Interprète des plus grands succès du «roi de l'opérette », La
belle Hélène, Barbe-Bleue, La vie parisienne, La Grande-Duchesse de
Gérolstein, La Périchole, La diva, Hortense recevait des princes et des
rois dans sa luxueuse loge, surnommée « le passage des princes ». On la
voit dans sa loge, dans les coulisses et sur la scène des Bouffes-Parisiens.
300
En 1976, une adaptation de la pièce de Charles Méré a été créée à Rouen
sous le titre Folies parisiennes.
Plusieurs vedettes de la chanson et du music-hall ont été mises sur
scène. Citons Aristide Bruant (1851-1925) qui fait son apparition dans la
pièce de Sacha Guitry Petite Hollande (1908) pour chanter «Les
mich'tons ». Certains étaient en même temps acteur de théâtre et/ou de
cinéma, tel Maurice Chevalier (1888-1972). Al' occasion du centenaire
de sa première apparition sur scène, un spectacle de Philippe Ermelier
Hop là boum, Monsieur Chevalier! a été donné, en 2002, dans la salle
même du café-concert où avait débuté l'acteur-chansonnier.
La vie tumultueuse et douloureuse de la grande chanteuse populaire
Fréhel (1891-1951) est le sujet de la pièce de Béatrice Audry Fréhel ou à
la recherche d'une femme perdue (1984). Le spectacle Fréhel, la
goulante et l'indomptée, retraçant sa vie « de la gloire à la déchéance »,
fut créé, en 1995, par Pascale Lievyn. Une autre chanteuse et actrice de la
même génération, Arletty (1898-1992), a été présentée, à partir de ses
souvenirs et des textes de Jacques Prévert, dans un monodrame de et par
Aurore Prieto, Léonie Bathiat, dite Arletty. La « dame en noir », Edith
Piaf (1915-1963), a inspiré plusieurs spectacles musicaux, et même un
ballet. L'année 2003 a vu des spectacles musicaux autour de Jacques Brel
(Bonjour Monsieur Brel) et de Serge Gainsbourg (En passant chez
Monsieur Gainsbourg).
Traversons l'Atlantique pour trouver quelques autres vedettes de la
chanson et de music-hall transformées en personnages de théâtre.
L'extraordinaire carrière d'Eva Peron (1919-1952), petite actrice
devenue la « première dame» de l'Argentine, est l'héroïne de la comédie
musicale d'Andrew Lloyd Webber Evita qui connut un grand succès à
Broadway (av. 1988). Copi, dans la pièce Eva Peron (1969), la montre
mourante, rongée par le cancer.
La légendaire chanteuse américaine de jazz Billie Holiday (1915-
1959), connue sous le surnom de Lady Day, a inspiré Stephen Stahl qui
lui a consacré sa comédie musicale Lady Day (av. 1986). Dans la
première partie du spectacle on assiste à la répétition de son récital, au
cours de laquelle la chanteuse noire reconstitue des scènes dramatiques
de son passé, dans la deuxième partie - au récital, pendant lequel elle
sort de son rôle, s'adresse directement à ses musiciens et au public, en
racontant ce que lui rappellent les chansons qu'elle était en train
d'exécuter.
301
Une autre vedette de la chanson, Elvis Presley (1935-1977), est le
protagoniste de la comédie musicale de Serge Valetti, Saint Elvis (1990).
En 1996, on a aussi vu le chanteur de rock américain interprété par
Martin Fontaine dans son one-man-show Elvis Story.
Vladimir Vyssotski, acteur, chanteur et poète russe soviétique (1938-
1980), est le héros de la pièce d'Eduard Volodarski J'ai de quoi
chanter... (Mnie iest' sto spiet',.., avo 1987), même si on ne le voit pas
sur scène. La pièce est construite sur le modèle de retour en arrière: elle
commence par l'enterrement de Vladimir, avant de montrer plusieurs
épisodes des dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort. Parmi les
personnages il y a ses parents, sa première femme Macha, sa deuxième
femme Irina (=Marina Vlady) - la protagoniste de la pièce, ses amis
comédiens, quelques scènes sont situées dans le bureau du directeur du
théâtre, mais Vladimir est toujours en coulisse ou bien au bout du fil
téléphonique sans qu'on entende sa voix. En revanche, on entend la voix
rauque de ses chansons dont est ponctuée toute la pièce, chansons venant
des magnétophones portables dont se servent ses admirateurs ou bien
exécutées hors scène.
La cantatrice russe Galina Vichnievskïa fut honorée par Marcel
Landowski qui lui a consacré son opéra Galina présentant, en quinze
tableaux, sa vie depuis l'enfance dans Leningrad assiégé jusqu'au
bannissement, avec son mari Mstislav Rostropovitch, pour avoir abrité
Soljenitsyne. La célèbre soprano assistait à la création de l'opéra à Lyon,
en 1996.
Enfin une incursion dans l'aire de la chanson arabe. En 2003, on
pouvait voir à Paris le spectacle écrit par Adel Hakim Nous étions des
millions, des millions d 'hommes suspendus à ses lèvres sur la vie de la
diva égyptienne Oum Kalsoum (1898-1975). Cette chanteuse, idole du
peuple égyptien pendant des décennies, a été montrée sur le fond des
événements historiques, notamment l'abdication du roi Farouk,
l'ascension du colonel Nasser jusqu'à ses défaites, personnages, parmi
d'autres, interprétés par des acteurs.
Quelques célèbres danseuses et danseurs ont inspiré des
chorégraphes. Ainsi Roland Petit a créé, en 1986, Ma Pavlova, un ballet
en quinze tableaux sur la grande ballerine russe, interprétée par
Dominique Khalfouni. Un des tableaux évoque Isadora Duncan, admirée
par Anna Pavlova.
302
Isadora est le titre d'un spectacle du chorégraphe britannique
Kenneth MacMillan, créé à Londres, en 1981. La vie artistique et privée
d'Isadora Duncan y est évoquée par une danseuse et une actrice qui récite
des fragments des écrits autobiographiques de la ballerine. En 1994, on
jouait à Paris la pièce de Martin Sherman, adaptée par Anny Duperey,
Quand elle dansait, évocation d'un épisode de la tumultueuse vie
d'Isadora Duncan, mariée avec le jeune poète russe Essenine.
A l'occasion du 50èmeanniversaire de la mort du célèbre danseur et
chorégraphe russe d'origine polonaise, Vaclav Nijinski, John Neumeier a
créé, en 2000, le ballet Nijinski, en dressant un portrait de la destinée
tragique de ce génial danseur qui avait sombré dans la folie. Notons aussi
la récente pièce de l'auteur polonais Piotr Tomaszuk Dieu Nijinski (Bog
Nizynski, 2005) qui montre le danseur dans un asile psychiatrique à
Kreutzlingen, en 1929).
Ajoutons que Roland Petit a donné, en 1992, un ballet Charlot danse
avec nous, autour de l'artiste à plusieurs faces que fut Charlie Chaplin.
Acteurs imaginaires
Acteur ou comédien
304
On trouve les personnages d'acteurs ou d'actrices chez les grands
auteurs du XIXèmeet du XXèmesiècle. C'est le cas, notamment, de deux
pièces du recueil Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole de
Prosper Mérimée (1825). Le prologue de la comédie en trois journées Les
espagnols en Danemarck se passe dans la loge de Clara Gazul où elle
reçoit un Grand, un Capitaine et un Poète, auteur dramatique. Et la pièce
se termine par une adresse au public: «Ainsi finit cette comédie,
excusez les fautes de l'auteur ». La saynète Le carrosse du Saint-
Sacrement, dont l'action est située à Lima, au xvmème siècle, a pour
protagoniste féminin la comédienne Camila Perichole. Amante du vice-
roi du Pérou (qu'elle trompe d'ailleurs), elle lui extorque un magnifique
carrosse, puis, après avoir satisfait son désir d'humilier les grandes
dames de la capitale, l'actrice, repentante, en fait don à l'évêque pour le
service de l'Eglise.
La protagoniste du drame en trois journées de Victor Hugo Angelo,
tyran de Padoue (1835), Tisbé, est une comédienne, à l'époque de la
Renaissance. Aimée par Angelo, elle est amoureuse de Rodolfo, sans
réciprocité. A la suite de nombreuses péripéties, Tisbé va périr de la main
de celui qu'elle aimait.
Passons au domaine slave. Le poète polonais Cyprian K. Norwid a
intitulé L'acteur (Aktor, 1861) son drame, où un célèbre comédien,
Gotard Pszonk-Kin, souffrant, sera remplacé dans le rôle d'Hamlet, dans
la représentation donnée pour son bénéfice, par son ami de jeunesse, le
comte Jerzy.
Les comédiens sont présents dans deux pièces d'Alexandre Ostrovski.
Dans La forêt (1871), «comédie en cinq actes », on voit deux acteurs
ambulants, Guenadij Nechtchastlivtzev (Malchanceux) et Arkadij
Chtchastlivtzev (Chanceux), débarquer, en trouble-fête, dans un milieu
de riches propriétaires terriens et de marchands. Les innocents coupables
(1884) se déroulent dans un milieu théâtral: cinq personnages sont des
comédiens. Le troisième acte de cette pièce mélodramatique en quatre
actes est situé dans la loge des actrices.
La protagoniste de La mouette d'Anton Tchekhov (1896) est la
célèbre comédienne Arkadina. Imprégnée du répertoire classique, elle se
moque des tentatives dramatiques de son fils, Constantin Treplev,
inspirées du symbolisme.
305
Un acteur clochardisé apparaît dans Les bas-fonds de Maxime Gorki
(1902) ; il cite notamment Shakespeare.
La plus forte (Den starkare, 1889) d'August Strindberg est une brève
scène, dans un café, qui met face à face deux actrices, anciennes amies,
Madame X et Mademoiselle Y, dont seule la première parle. Conflit
sentimental et professionnel. « Tu penses toujours que je t'ai fait virer du
Grand Théâtre, mais ce n'est pas vrai ». Madame X évoque aussi sa
tournée en Norvège. Devant le mutisme obstiné de son « amie », elle
lance en conclusion: « Tu n'as pas appris, de tes auteurs, l'art de vivre,
comme je l'ai appris, moi.» Une ancienne actrice, Alice, femme du
capitaine Edgard, est la protagoniste d'une autre pièce de Strindberg, La
danse de mort (Dodsdansen, 1900).
C'est la comédienne Lechy Elbernon, personnage néfaste, qui est
l'héroïne de L'échange de Paul Claudel (écr. 1893-94, publ. 1900, repr.
1913), pièce située en Amérique. Dans un tout autre registre, Les
mentons bleus de Georges Courteline (1906), « scène de la vie de
cabots », est un dialogue de deux anciens acteurs, dans un café de
province, évoquant leur passé sur la scène et les mœurs théâtrales de
l'époque.
Signalons, du début du XXèmesiècle, la comédie en un acte de Stefan
Zweig Le comédien métamorphosé. Un acteur débutant est envoyé par sa
troupe auprès d'une jeune et belle comtesse pour obtenir des subsides.
Les extases fugueuses du jeune comédien conquièrent le cœur de son
interlocutrice.
L'acte d'Arthur Schintzler Grande scène (Grosse Szene, 1915)
montre un comédien célèbre et vaniteux, Konrad Herbot, dont le
comportement dans la vie privée est fortement imprégné de son métier
d'acteur. Ayant trahi sa femme, Sophie, avec Daisy, fiancée d'un ami, il
est confronté avec celui-ci, en présence de sa femme. C'est la « grande
scène»: Konrad, niant les rapports physiques avec Daisy, fait un
discours comme s'il était sur une scène. Il a enfoui sa vraie personnalité
sous les divers rôles imposés par sa carrière. Après cette scène, il ira
jouer Hamlet. Mais, à côté du sentiment d'autosatisfaction, du besoin
d'être adoré par des spectateurs, au théâtre comme dans la vie, Konrad a
des instants de lucidité autocritique, comme ces paroles adressées à Falk,
directeur de théâtre:
306
Toutes ces histoires de théâtre, ça a quelque chose d'idiot. Arrière-plans et
coulisses, le rideau tombe, le rideau monte, [...] Mais le plus fou, c'est nous,
nous les comédiens qui sommes en partie, dans la vie, des gens tout à fait
sensés. Nous nous plantons là et déclamons un truc quelconque appris par
cœur, comme si nous le prenions très au sérieux, et nous entrons en scène, et
nous sortons de scène, et en bas ils sont assis, béent d'admiration et
applaudissent. [...] Sais-tu ce que je pense parfois? Que tout cet art dramatique
n'est en réalité qu'une invention des caissiers de théâtre.
308
Elle discute avec une couple snob. C'est la présidente ». Ensuite, une
réception chez la présidente qui se transforme en une partouse avec le
strip-tease collectif. Non satisfaits de ce projet, les deux personnages
beckettiens essaient de construire une pièce à partir de souvenirs
d'enfance et de jeunesse de chacun d'eux. Finalement, ils décident de
mettre ensemble les deux projets. Leur dialogue est ponctué de
remarques sur le théâtre, dont voici un échantillon: « Quelle est l'essence
du théâtre? Un texte nourri de... l'universel. Le cœur humain, son
tréfonds. Comment y atteindre? Descendre en soi-même. Je descends en
moi-même et je trouve quoi? Peur de mourir. Regret du passé. Horreur
du vulgaire. »
L'acteur comme personnage est parfois représenté sous forme de
monologue. Jacques Martin a écrit et interprété Une case de vide (1979),
confessions d'un acteur abandonné par sa femme, danseuse de l'Opéra
(partie avec un danseur danois), qui cite abondamment Molière,
Corneille, Hugo et Shakespeare, en parodiant le jeu de certains
comédiens. La faille de et par Françoise Chatôt (1981) présente une
actrice qui s'éveille la nuit sur le plateau d'un théâtre. Elle se penche sur
elle-même, sur son métier, sur ses amours - une sorte d'auto
psychanalyse. C'est pour Jacqueline Maillan que Jean-Pierre Delage a
écrit un long monologue J'ai deux mots à vous dire (1984) : une actrice
qui vient de sortir d'une maison de santé, où elle avait effectué un séjour
assez long pour dépression nerveuse, nous raconte avec humour sa cure,
sa vie, ses mésaventures, sa carrière, ses liaisons amoureuses.
Enfin, un quasi-monologue, la pièce de Tankred Dorst Moi,
Feuerbach (Ich, Feuerbach, 1986). Un grand médecin, fou de son métier,
était tombé dans la folie et interné. Sept ans plus tard, guéri mais sans
travail et vieillissant, il se présente en audition devant l'assistant d'un
metteur en scène pour obtenir un rôle. Sur une scène vide, en costume de
ville, il doit donner la preuve de son savoir-faire. Mais Feurbach ne fait
pas de différence entre le personnage incarné et sa propre existence. Il se
bat non seulement pour son rôle, mais surtout pour sa survie.
Citons pêle-mêle, tout en gardant l'ordre chronologique, quelques
autres pièces du tournant des XXèmeet XXIèmesiècles, originaires de
différents pays.
La passion de l'insomniaque d'Enzo Cormann (1981) a pour sujet les
hallucinations d'un comédien d'une cinquantaine d'années, Herbert
309
Angst, que plus personne ne veut faire travailler tant il est devenu
exécrable et insupportable.
Dans Vieilles canailles de Philippe Ferran (1986) un acteur rend visite
à un camarade dans sa loge, après une représentation; ils parlent théâtre
et amitié.
L'héroïne de la pièce de l'auteur russe Edvard Radzinski, Théâtre à
domicile (av. 1988), Nina, est une comédienne sans travail qui,
abandonnée par Sacha - acteur, auteur, star de cinéma - rejoue pour
elle-même tous les rôles de sa vie.
Un comédien est le personnage principal de La veuve enchantée de
Jean-Pierre Giraudoux (1989).
La clown esse (Die Clownin, 1986) de la dramaturge allemande
Gerlind Reinshagen montre une actrice quadragénaire, Dora, qui, après
l'insuccès de son dernier rôle, Penthésilée, a l'intention d'abandonner son
métier. Inspirée par Charlie Chaplin qui fait son apparition dans les
fantasmes de cette femme solitaire, elle décide de se « recycler» et de se
faire clownesse. Une autre actrice quadragénaire, autrefois célèbre,
Rosalinda, est l'héroïne de la pièce de l'auteur anglais Bernard Kops Qui
serai-je demain (Who Shall I be Tomorrow, 1992). Dépressive, elle se
remémore ses anciens succès. Son seul ami et confident est un voisin
quinquagénaire, Gerald, ex-pianiste de jazz, qui va la sauver d'un
suicide.
La comédie de Didier Kaminka Pleins feux (1991), inspirée du film
de Joseph Mankiewicz Eve (celui-ci étant une adaptation de la pièce de
Mary Orr et Reginald Denham The Wisdom of Eve) met en scène une
actrice vieillissante, vedette capricieuse du théâtre de boulevard, qui se
voit peu à peu détrônée par une jeune débutante. Cette pièce en six actes
et un épilogue dresse un tableau satirique du milieu théâtral.
Dans la pièce de l'auteur belge Jean-Marie Piemme Le badge de
Lénine (écrite en 1991, après la chute du mur de Berlin) un homme
débarque sur la scène ou répète une jeune actrice, dans un théâtre vide,
étalant ses rancœurs et ses désillusions amoureuses et politiques.
Les héros de la pièce de l'Américain Richard Nelson Entre l'Est et
l'Ouest (1992) - Igor, metteur en scène, et sa femme Erna, comédienne
- ont quitté la Tchécoslovaquie encore communiste pour New York. Ils
vivent une crise: lui s'était bien adapté à la vie américaine, elle languit
toujours loin de Prague. C'est la confrontation de deux civilisations.
310
L'amour en Crimée (Mi/ose na Krymie, 1993) du Polonais Slawomir
Mrozek, « comédie tragique» en trois actes sur la société russe de 1910
jusqu'à l'époque contemporaine, compte parmi ses protagonistes une
actrice, Lily Karlovna Svietlova, personnage inspiré des pièces de
Tchekhov; des fragments de Shakespeare, notamment d' Hamlet et du
Songe d'une nuit d'été y sont insérés.
La pièce de Tilly Les trompettes de la mort (1996) montre le choc de
deux mondes: une modeste secrétaire Annick et son amie d'enfance,
Henriette, devenue comédienne.
Le personnage titre de la pièce polonaise de Lidia Amejko Farrago
(1997) est un célèbre acteur qui comparaît devant Dieu le Père,
(<<Excellence ») et saint Pierre. Il est accusé des crimes commis par tous
les personnages qu'il avait incarnés. Le procès se retourne contre Dieu
lui-même. Gracié, Farrago revient sur terre; il renonce aux rôles de
personnages criminels, notamment dans un film Hitline (contamination
de Hitler et Staline) et décide d'interpréter celui de saint François
d'Assise.
Dans L 'homme aux fourmis rouges de Max Naldini (1997) une jeune
actrice est séquestrée dans sa loge par un inconnu qui se dit comédien et
l'oblige à écouter ses divagations sur le théâtre et sur la vie. C'est dans
une gare que deux actrices rentrant d'une tournée sont confrontées à des
paumés sans domicile, dans la pièce de François Bon Au buffet de la gare
d'Angoulême (1999). Les abîmes intérieurs d'un acteur sont explorés,
dans le style burlesque, dans la pochade de Jean-Claude Grumberg Rêver
peut-être (1999).
Une actrice vivant à Bucarest, sous le régime communiste, et sa sœur
écrivain qui s'est exilée, sont les héroïnes de la pièce roumaine d'Anca
Visdei Puck en Roumanie (jouée en France en 2001). La pièce anglaise
de Peter Gill Le réaliste de York (The York Realist, 2002), située dans les
années soixante, présente un acteur amateur de trente-cinq ans, George,
qui joue dans un mystère médiéval. Il éprouve une attirance
homosexuelle pour le jeune metteur en scène, John. Mais George ne se
décide pas à le suivre à Londres pour essayer une carrière d'acteur, il
restera dans son milieu provincial. La comédie au vitriol d'Eric Assous,
Les acteurs sont fatigués (2002) montre un groupe de cabots qui passent
un week-end à la campagne chez un riche promoteur immobilier.
311
La confrontation d'un acteur ou d'une actrice avec un metteur en
scène est le thème choisi par certains auteurs dramatiques. Ingmar
Bergman, dans Après la répétition (av. 1997), montre, dans une salle
vide, une jeune comédienne face à un vieux metteur en scène. Elle lui
demande conseil pour son rôle, elle cherche à le séduire. Au cours de leur
conversation apparaissent les fantômes des spectacles passés avec leurs
cortèges d'échecs et de réussites.
Signalons le face à face amoureux et tragique d'un jeune acteur et
d'un metteur en scène, dans la pièce de Hubert de Luze Combat avec
l'ombre (1993), un metteur en scène et une actrice dans Ames sœurs
d'Enzo Cormann (1996) ainsi qu'une comédienne et une femme auteur
qui met en scène sa propre pièce, dans Jeux de scène de Victor Haïm
(2002).
Parmi les pièces récentes sur les acteurs on remarquera Les bonniches
de Daniel Besse (2004) qui est une comédie foncièrement métathéâtrale.
Trois acteurs débarquent dans un petit hôtel d'une ville de province,
engagés pour interpréter les rôles épisodiques d'Aragon, de Sartre et de
Malraux dans une fresque historique avec Staline, Churchill, Roosevelt,
Hitler, De Gaulle, etc. Acteurs de second rang (que l'on appelle dans
l'argot des gens de théâtre « bonniches »), ils sont frustrés, parce qu'on
les a mis dans un modeste hôtel de la banlieue, tandis que leurs éminents
collègues sont logés dans un luxueux palast en face du théâtre. Dans leurs
conversations et leurs comportements ils expriment cette rancœur et leurs
aspirations à être reconnus à leur juste valeur. Enfin, ils seront comblés
par l'attitude admirative de la serveuse de I'hôtel, émerveillée de pouvoir
servir des vrais acteurs, et surtout par un compte rendu du spectacle paru
dans un journal, où ils sont cités tous les trois, malgré le caractère
secondaire de leurs rôles.
Vieil acteur
312
dialogue avec le souffleur qui, faute de domicile fixe, passe les nuits au
théâtre. Svetlovidov est en costume de Calchas (c'est le personnage de
La belle Hélène d'Offenbach). Conscient de sa fin prochaine, sans
famille, il se remémore, avec mélancolie et amertume sa vie sentimentale
et professionnelle. Il cite des fragments de pièces, notamment Boris
Godounov de Pouchkine, Le malheur d'avoir trop d'esprit de
Griboïedov, et surtout Shakespeare: Le roi Lear, Othello et Hamlet.
C'est le souffleur qui lui donne la réplique.
Voici quelques exemples des dernières décennies.
La pièce de Thomas Bernhard Minetti (1976) montre les dernières
heures d'un vieil acteur. Le nom que lui a donné l'auteur est le
patronyme du célèbre comédien allemand, mais le personnage titre a peu
de commun avec celui-ci.
C'est une ancienne actrice amnésique, Madeleine, qui est la
protagoniste de la pièce de Marguerite Duras Savannah Bay (1982). Elle
se souvient vaguement de quelques épisodes de sa carrière, notamment
dans les années 1930-1935 (notons que c'était la période de premiers
grands succès scéniques de Madeleine Renaud, pour laquelle la pièce fut
écrite). Le deuxième personnage, nommé la Jeune Femme, est la petite-
fille de Madeleine. Elle cherche à connaître les circonstances
mystérieuses de sa naissance et de la mort tragique de sa mère, la fille de
Madeleine. Mais l'amnésie de la vieille comédienne est amplifiée par la
volonté de ne pas dire toute la vérité. «On ne sait jamais si Madeleine
cache ce qu'elle sait encore ou si elle ne sait plus» - dit une didascalie.
D'ailleurs elle confond sans cesse l'histoire vécue réellement et le théâtre
qui fut sa vie.
Dans la pièce de l'auteur russe Edvard Radzinski Comédienne d'un
certain âge pour jouer la femme de Dostoïevski (av. 1985) une ancienne
actrice, retirée dans une maison de retraite pour infirmes et personnes
âgées, y rencontre un déséquilibré qui se prend pour Dostoïevski et
l'oblige à jouer la femme de l'écrivain. Nous passerons tous la dernière
audition de Natacha Cashman (1989) montre deux vieilles actrices
arrivées devant Dieu - c'est leur dernière audition, pendant laquelle
elles se souviennent de leur carrière scénique. Un comédien de quatre-
vingts ans, Lucien, qui fait découvrir les coulisses d'un théâtre, est le
héros de la comédie de Louis-Charles Sirjacq Le chant du crapaud
(2000).
313
Couple d'acteurs
314
cinq ans, a l'intention d'épouser Zina Devry, une amie de sa femme.
Finalement, les deux monstres sacrés, déçus de leurs liaisons hors de leur
métier d'acteurs, se réconcilient. «Il y a deux recettes de bonheur...
s'aimer très fort tous les deux ou aimer tous les deux très fort la même
chose. Cette chose là, nous l'avons, Michel et moi. Il y a un coin du
monde où nous nous retrouverons toujours et qui s'appelle Théâtre» -
dit Julia.
Cette histoire sentimentale se joue sur le fond d'une pièce de théâtre,
pièce intérieure, intitulée Christine de Suède. Dès le premier acte, il
s'agit du choix de la pièce à jouer et de sa réalisation scénique. Elle
constitue l'axe des événements qui se passent dans la pièce extérieure.
L'acte III est situé dans la loge de Julia, à la Comédie-Friedland; le
premier tableau pendant la répétition de Christine de Suède, le deuxième
et dernier tableau pendant la générale. On entend les bruits qui
parviennent de la salle, les applaudissements, «tout ce merveilleux
vacarme dont sont faites les belles soirées ».
Dans la pièce de Jean Anouilh Ne réveillez pas Madame... (1970),
dont il a été question ailleurs, les deux épouses successives de Julien
Paluche - acteur, metteur en scène et directeur de troupe - sont
comédiennes.
C'est un quartette de gens de théâtre que l'on voit dans La vraie vie
(The Real Thing, 1982) de Tom Stoppard: Ie couple, Henry, auteur
dramatique, et Charlotte, comédienne, et d'autre part le couple d'acteurs
Max et Annie. Annie s'éprend d'Henry, avec réciprocité, ce qui mène à
la désintégration de deux ménages. Mais la vie commune d'Henry et
Annie s'avère un échec.
Deux couples - anciennes comédiennes et anciens comédiens-
metteurs en scène - sont présentés dans la pièce américaine d'Anna
MearaAfter-Play (av. 1997).
Couple mari et femme, mais aussi père et fils ou frère et sœur. Le
personnage principal de la pièce d'Eugene O'Neill Long voyage vers la
nuit (Long Day's Journey into Night, écr. 1939-1941, repr. 1955), James
Tyrone, ainsi que son fils aîné, sont acteurs. Le père débite un monologue
sur sa carrière artistique et des fragments de Shakespeare. Dans le drame
en deux actes de Tennessee Williams Pièce à deux personnages (The
Two-Character Play, 1975, première version 1967) deux comédiens,
frère (Felice) et sœur (Clare), sont en tournée dans une petite ville
315
américaine. Felice est l'auteur de la pièce représentée qui se confond
avec leur vie. Tout se joue à la frontière de la réalité et de l'illusion
théâtrale. Tennessee Williams a appelé cette pièce un «cri de cœur ».
Toute une famille d'acteurs, avec son chef Oreste Campese, est présente
dans la pièce d'Eduardo De Filippo L'art de la comédie (L'arte della
commedia). Enfin, Famille d'artistes de Kado Kostzer et Alfredo Arias
(1989) montre les péripéties fantaisistes de la famille Finochietto, en
Argentine. La mère, Emma, est pianiste; quant à ses enfants, Marietta est
chanteuse lyrique, Fryda « danseuse éclectique d'Europe, d'Amérique et
d'Orient », Pocho poète, Carola peintre. «Nous portons tous un artiste
enfermé en nous-mêmes. Le libérer est le plus important» - dit Emma,
le chef de cette « famille d'artistes. »
Chanteur, chanteuse
316
Troupe théâtrale
Guillaume Le Diamantier,
Antoine Sobret, Gaudeftoid,
Claude Baud, Michel de Ladrex,
Maistre Pettremand, Gallion,
Jehan de L'Arpe, venez, Jehan Bron;
Ça, Grand Pierre, Claude Rolet,
Prestre d'honneur, ftere Mulet!
Venez, et vous orrez nouvelles
De Bon Temps.
Il faut que le cou du lion laisse voir la moitié de sa figure; et il faut que lui-
même il parle par là, et qu'il dise comme ceci, ou à telle enseigne: « Mesdames
- ou Gentes dames, je viens pour prier - ou je viens vous inviter - ou je
viens vous supplier - de n'avoir pas peur, de ne point trembler,je gage ma vie
contre la vôtre. Si vous croyez que je viens ici en lion, ma vie est en péril; mais
je ne suis rien de tel; je suis un homme comme tous les autres» ; et ici il se
nommera par son nom; et il leur dira net et clair qu'il est Snug le menuisier.
Quant au mur :
Il faut qu'un de nos acteurs représente le mur; qu'il ait sur lui du plâtre, ou de
l'argile, ou du pisé, pour indiquer le mur; et qu'il écarte les doigts comme ça,
pour que Pyramus et Thisbé se parlent tout bas par la fente.
C'est dans cette scène, pendant la répétition, que Bottom sera coiffé
d'une tête d'âne pour devenir ensuite l'objet d'un élan amoureux de
Titania, reine des fées. Les deux couches de la pièce de Shakespeare, le
grotesque et la féerie, s'y rejoignent.
A l'acte IV, scène 2, les artisans-acteurs se retrouvent chez Quince.
Bottom apporte la nouvelle que leur pièce a été acceptée: « Rendez-vous
au palais tout à l'heure ».
La représentation devant les mariés et leurs invités remplit l'acte V.
Tandis que nos acteurs tiennent à dissiper l'illusion théâtrale en assurant,
tout au long du spectacle, qu'il s'agit d'une fiction, les spectateurs
318
commentent les scènes successives de la ridicule tragédie sur Pyrame et
Thisbé avec une ironie indulgente.
Ajoutons que l'auteur allemand Andreas Gryphius s'est inspiré du
Songe d'une nuit d'été dans la pièce satirique Absurda comica oder Herr
Peter Squenz (1657) : à l'occasion du passage du roi dans le village de
Rumpelskirchen, le maître d'école Peter Squenz organise le spectacle du
drame sur Pyrame et Thisbé avec une minable troupe d'acteurs-artisans.
On sait peu de choses sur les comédiens d' Hamlet. Les remarques
exprimées par Rosencrantz et Guildenstern, annonçant l'arrivée de la
troupe, se rapportent en fait aux réalités théâtrales londoniennes de
l'époque de Shakespeare, connues sous le nom de «la guerre des
théâtres ». Il y a la présentation faite par le ridicule Polonius :
Bienvenus êtes-vous, mes maîtres, bienvenus! Oh, toi, je suis content de te voir...
Bienvenue, mes chers amis... Oh! oh! mon vieux, tu as mis une frange à ta figure
depuis la dernière fois, viens-tu au Danemark pour rire à mes dépens dans ta barbe? Et
vous, ma jeune dame, ma princesse! Par Notre-Dame, votre gracieuse personne est plus
proche du ciel, depuis que je vous ai vue, de toute la hauteur d'une bottine. Fasse Dieu
que votre voix, comme une pièce d'or fêlée, ne risque pas d'être retirée de l'usage.
C'est une idée qui vous vient difficilement qu'un croquemort soit enterré ou
qu'un bourreau soit pendu, et pour la même raison il paraît étrange qu'un
comédien se joue lui-même, lui qui a l'habitude de jouer les autres. - Pourtant
il y a quelque chose de piquant à voir un acteur, un homme qui n'exprime que
des pensées étrangères aux siennes, qui vit de l'amour et de la passion qu'on lui
fait, qui n'a pas un soupir qui ne soit noté d'avance, pas un mouvement qui ne
soit artificiel, exprimer cette fois ses idées à lui, ses idées de tous les jours, et
parler un peu de ses affaires de ménage, de sa marmite, de ses amours, de sa
femme et de ses enfants légitimes; lui qui a tant fait de déclarations à de belles
princesses sous des ombrages de papier découpé, et qui a si misérablement sali
son unique culotte de soie en se traînant à genoux sur des tapis de toile peinte;
A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
Et ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands:
Il tient le premier rang parmi leur passe-temps;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
322
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.
Et Pridamant répond:
C'est donc une troupe qui a du succès, qui gagne de l'argent, qu'avait
montrée Corneille, contrairement à des troupes minables ou ridiculisées
que mettent en scène beaucoup d'autres auteurs dramatiques de toutes les
époques.
Les péripéties d'une troupe ambulante font le sujet de la pièce en cinq
actes, en vers, de la Champmeslé, elle-même comédienne, Ragotin ou le
roman comique (1684), d'après le célèbre roman de Scarron. La pièce
contient notamment une parodie d'Antoine et Cléopâtre de Chapelle.
Presque deux siècles plus tard, un auteur suédois, August Theodor
Blanche, a adapté pour la scène Le roman comique de Scarron dans Une
troupe en tournée (Ett resande teatersallskap, 1848), tout en situant ses
comédiens en Suède.
On voit des acteurs de la Comédie Française, réunis au foyer (<<salle
d'assemblée des comédiens »), discuter de leurs problèmes
professionnels, dans la pièce attribuée à Louis-Sébastien Mercier Les
comédiens ou le foyer (1777). La comédie en un acte signée Monsieur du
F.xxx, Le départ des comédiens (1694), montre la dispersion d'une
troupe italienne faute de public. Les acteurs qui s'engagent pour aller
jouer en Russie sont les personnages de la pièce de Moreau et Henrion
Allons en Russie (1802). La comédie en cinq actes, en vers, de Casimir
323
Delavigne Les comédiens (1820), dont l'action est située dans un théâtre
à Bordeaux, est une satire acerbe du milieu théâtral.
La présence d'une troupe de comédiens ambulants joue un rôle
important dans l'intrigue du drame en cinq actes de Victor Hugo Marion
Delorme (écr. 1829, repro 1831). Ils interviennent à l'acte m,juste au
milieu de la pièce. A la scène 3 un valet annonce la venue des comédiens.
La troupe arrive, «hommes, femmes et enfants» (scène 4), elle est logée
dans une grange. Trois baladins portent les noms: Le Gracieux (<<petit et
bossu »), patron de la troupe, Le Taillebras et Le Scaramouche. A la
scène 5 on distribue les rôles; Marion, qui fait partie de la troupe sous un
déguisement, jouera Chimène. «Sur ce, faisons la soupe, et repassons
nos rôles» - dit Le Scaramouche. A la scène 6 Marion-Chimène entre
dans la grange. C'est à la scène 9 que les comédiens, traités par
Laffemas, espion de Richelieu, de «maudits satans d'Egypte et de
Bohême », sortent de la grange. A la scène suivante Laffemas, sous
prétexte d'engager des comédiens pour la troupe de Richelieu, passe en
audition les baladins.
328
Evoquons encore quelques pièces dans lesquelles le spectacle
intérieur se déroule dans des conditions insolites.
La ballade des haillons (Balada z hadrou, 1935) des auteurs tchèques
Jifi Voskovec et Jan Werich montre des clochards parisiens qui, ayant
trouvé dans la rue un sac avec des costumes de théâtre, improvisent un
spectacle sur le poète maudit François Villon. Une famille de paysans
suisses montrée en spectacle aux touristes venus du monde entier, comme
vestige d'une civilisation « archaïque », constitue le cadre de la pièce de
Markus Kobeli Peepshow de la famille Holzer (Holzers Peepshow,
1990). La vie d'une minable troupe itinérante, en Allemagne, est
présentée par Jean-Luc Lagarce, lui-même acteur, metteur en scène et
animateur de théâtre, dans Nous, les héros (avant 1995, repr. 1997). «La
scène se passe dans un théâtre, dans ce qu'il en reste, dans les coulisses
d'un théâtre, dans ce qui sert de théâtre dans cette ville-là, une salle du
comité des Fêtes» - indique la didascalie liminaire. Les membres de
cette troupe semi-familiale, à la recherche d'une pièce, s'entre-déchirent.
« Les affaires de la troupe marchent mal. Son répertoire est épuisé, je suis
épuisée, nous sommes épuisés, nous n'allons pas pouvoir tenir encore
très longtemps» - constate la Mère. Fin d'un théâtre?
Personnel de théâtre
330
Voici deux pièces, dans lesquelles un acteur refuse de prononcer le
texte qui lui est soufflé. Dans le «mystère moderne en trois actes» de
l'auteur polonais Roman Brandstaetter Le théâtre de saint François
(Teatr swietego Franciszka, écr. 1948, publ. 1958) l'acteur qui joue le
rôle de saint François ne suit pas le texte de la pièce, malgré les efforts du
souffleur, et prononce un monologue stigmatisant tous les malheurs de la
Deuxième Guerre mondiale, ce qui mène le directeur à interrompre le
spectacle. Un rôle original est attribué à une souffleuse dans la pièce de
l'auteur anglais James Saunders Le triangle (Triangle, 1965), sous-titrée
«un monologue pour trois personnages ». C'est une sorte de séance de
psychanalyse. Un acteur connaît mal le texte qu'on lui avait donné, il
connaît mal le personnage, il est obligé d'improviser son rôle. Une
souffleuse, placée au premier rang de la salle, lui souffle le texte, mais il
ne l'écoute pas...
Le régisseur, «celui sans qui le spectacle ne pourrait se dérouler »,
est devenu personnage titre de la pièce de Christian Lasquin Oscar
Lafleur, régisseur (1987).
C'est une habilleuse qui ouvre et qui termine la pièce de Sacha Guitry
Le comédien (1921), pièce qui compte, parmi les personnages, le
directeur du théâtre et le régisseur. C'est également une habilleuse,
Madame Georges, qui ouvre Colombe de Jean Anouilh (1951). Cette
fidèle de Madame Alexandra, monstre sacré, se plaint: «Trente ans
assise [...] à attendre la fin du spectacle! Et il y a des pièces qui sont
plus ou moins longues. On dit les travailleurs de force; c'est dur aussi le
métier d'habilleuse ». Dans la pièce qu'on joue « il y a cinq changements
[. . .]. Mais ce qu'on répète en ce moment [. . .] il paraît que ça va être pire.
Sept changements, dont deux précipités. Ceux qui écrivent les pièces ils
ne pensent pas toujours à l'habilleuse.» On voit, dans Colombe, le
directeur du théâtre, le coiffeur et le pédicure de Madame Alexandra
ainsi que les machinistes.
Dans la pièce de Thomas Bernhard L'ignorant et lefou (Der Ignorant
und der Wahnsinnige, 1972) l'habilleuse, Madame Vargo, est le souffre-
douleur de la capricieuse vedette qui joue la Reine de la Nuit dans La
flûte enchantée pour la deux cent vingt-deuxième fois ». Les rapports
complexes entre Sir John, monstre sacré, et son habilleur, Norman,
constituent le sujet de la pièce en deux actes de Ronald Harwood
L 'habilleur (The Dresser, 1980). L'action se passe dans la loge de Sir
John, dans un théâtre provincial, pendant la représentation du Roi Lear.
331
Dans L'impromptu de Paris de Jean Giraudoux (1937) le machiniste
Léon et l'électricien Marquaire sont des personnages à part entière. Ils
reçoivent les ordres de Jouvet concernant le décor et l'éclairage qu'ils
exécutent avec empressement. Un technicien éclairagiste, Baptiste, est
présent, bien qu'invisible, pendant toute la durée de la pièce de Victor
Haïm Jeux de scène (2002). Les deux protagonistes, une comédienne et
une femme, auteur-metteur en scène, s'adressent à lui non seulement
pour des questions de lumière, mais avec des réflexions intérieures, l'une
n'étant pas entendue par l'autre. Une sorte d'apartés.
Dans la miniature parodique de la poétesse russe Mouza Pavlova Sur
la vie d'un prince (vers 1974) le préposé au vestiaire relate au concierge
le contenu d' Hamlet qui est en train d'être joué. Une préposée au
vestiaire est l'un des personnages de la pièce du dramaturge polonais
Henryk Bardijewski Les acteurs (Aktorzy, 1969).
Une dizaine d'acteurs, le directeur de théâtre, le régisseur, le
décorateur, l'accessoiriste et la souffleuse sont réunis dans la pièce de
l'auteur hongrois Gyorgy Spiro L'imposteur (Az imposztor, 1983), dont
l'action se passe dans un théâtre polonais à Wilno, vers 1816, à
l'occasion de la représentation du Tartuffe de Molière qui constitue la
pièce intérieure.
Critique dramatique
332
Quelques décennies après Fielding, Richard Brinsley Sheridan a
intitulé sa pièce satirique Le critique ou une tragédie en répétition (The
Critic or a Tragedy Rehearsed, 1779). Le personnage principal en est
Mister Dangle, critique de théâtre influent. Une grande partie de la pièce
se passe pendant la répétition d'une ridicule tragédie de Mister Puff
L'Armada espagnole, ce qui donne l'occasion d'échanger des opinions
sur le théâtre contemporain.
Dans le répertoire dramatique du XXèmesiècle signalons quelques
pièces où la présence d'un critique (ou des critiques) a un caractère
insolite. Dans la comédie de Joseph Kesselring Arsenic et vieilles
dentelles (Arsenic and Old Lace, av.1943) un jeune critique, Morti-mer,
est en retard pour aller au théâtre. Il se console que le premier acte est
toujours pareil: on découvre un cadavre dans un coffre, etc. A ce
moment. .. il découvre un vrai cadavre dans le coffre de l'appartement de
deux charmantes vieilles dames. Elles empoisonnaient leurs invités par
charité, pour leur épargner une fin de vie douloureuse. Il y a aussi un
policier qui raconte au critique l'intrigue de la pièce qu'il a l'intention
d'écrire.
C'est un cadavre découvert sous un canapé qui constitue le point
central de la pièce intérieure dans Le vrai inspecteur Hound (The Real
Inspector Hound, 1968) de Tom Stoppard. Cette pièce intérieure, parodie
de « thriller» typiquement anglo-saxon, est jouée sur la scène, tandis que
deux critiques, Moon et Birdfoot, assis au premier rang de fauteuils,
commentent le spectacle. A un certain moment ils montent sur la scène,
s'entremêlent aux personnages de la pièce policière; la frontière entre la
scène et la salle est abolie, la pièce intérieure et le cadre se confondent. A
la suite d'imbroglios successifs le cadavre se montre celui de Higgs, un
critique théâtral, assassiné par un autre critique, Macafferty. Birdfoot sera
tué d'un coup de feu ainsi que Moon, par Macafferty. Trois critiques
assassinés, un seul reste en vie, l'assassin Macafferty.
L'impromptu de Jean Anouilh Le songe du critique (1960) montre un
critique qui, en écrivant le compte rendu du spectacle du Tartuffe, voit
défiler les personnages de la comédie de Molière, avec lesquels il discute
sur les significations que comporte la pièce.
Dans L'impasse des contrariétés de Max Naldini (1993) un auteur
dramatique-comédien-metteur en scène est sauvé de la noyade par un
critique de théâtre qui ne s'est dérangé pour aucun spectacle de celui-là.
333
Une espèce particulière de critique est le censeur. Son rôle est
déterminant dans l'intrigue de la pièce de Mikhaïl Boulgakov L'île
pourpre (1928). En voici le sujet. Le théâtre dirigé par Guennadij
Panfilovitch prépare la représentation de la pièce d'un jeune auteur qui se
cache sous le pseudonyme «Jules Verne », pièce intitulée L'île pourpre.
C'est une allégorie politique montrant les rapports entre un peuple de
bons sauvages naïfs et des colonialistes anglais. La répétition générale a
lieu en présence du représentant de la censure Sava Loukitch qui n'a pas
apprécié la scène finale et interdit la représentation. Pour sauver le
spectacle, la troupe improvise une apothéose idéologique de
l'internationalisme. Ajoutons que la pièce de Boulgakov fut retirée de
l'affiche, après la première représentation, par la censure du régime
stalinien.
Le censeur est le protagoniste de la pièce d'Ariel Dorfman -
écrivain chilien de langue anglaise - Censeur (Reader, 1995), dont
l'action est située dans un futur non déterminé. Il y a dans cette pièce le
théâtre dans le théâtre.
334
Epilogue
336
Parmi les raisons que l'on peut invoquer il y a une tendance
universelle, transhistorique qui consiste à rechercher des structures plus
complexes, à vouloir diversifier les niveaux de la réalité représentée,
rompre l'uniformité d'une œuvre, accentuer le jeu entre la réalité et la
fiction, multiplier les plans de l'illusion scénique jusqu'à une «mise en
abyme ».
Le théâtre y joue à se réfléchir dans son propre miroir par le moyen de la pièce
intérieure. En décomposant et regroupant sur la scène les éléments de l'univers
théâtral, le dramaturge met en relation les plans distincts de la fiction et de la
réalité, de l'action jouée et de l'action contemplée, s'exerçant à explorer les
effets de la représentation soit sur l'action elle-même, soit sur le spectateur, soit
10
enfin sur l'acteur.
10Jean Rousset, L 'intérieur et l'extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre du XVIfme siècle,
Paris, José Corti, 1968, p. 155.
337
époque de transition et lié plus directement au domaine du spectacle. Je
pense à la spectacularisation de la vie publique et semi-publique qui
atteint de nos jours un degré jamais connu. Toutes sortes de
manifestations de la vie sociale - depuis les rencontres de chefs d'Etat
jusqu'aux compétitions sportives, depuis les faits divers jusqu'aux
opérations militaires, depuis la prière d'un pape jusqu'à des crimes
transmis en direct, depuis le lancement d'un livre jusqu'au lancement
d'une fusée - sont soumises à une théâtralisation à l'échelle universelle.
Certaines de ces manifestations avaient toujours le caractère
spectaculaire «grand public» - cortèges, processions, courses,
défilés -, mais aujourd'hui elles sont accessibles à des centaines de
millions de spectateurs potentiels. C'est le cinéma qui l'a rendu possible,
timidement, dans la première moitié du XXèmesiècle, c'est la télévision
qui a porté à son comble cette spectacularisation de certains événements,
publics mais aussi privés ou apparemment privés, qui sont parfois
savamment organisés en vue d'une large diffusion.
D'un côté, ce phénomène a créé des habitudes et formé des goûts. Le
théâtre, pour ne pas perdre son public - et les statistiques montrent que,
malgré l'omniprésence de la télévision, le nombre des spectateurs de
théâtres ne s'est pas effondré -, s'est vu obligé de renchérir sur la
théâtralisation en l'exploitant au second degré, en multipliant les formes
de surthéâtralisation. Le métathéâtre fournit des outils efficaces pour
atteindre cet objectif.
Le XXlème siècle connaîtra-t-il la continuation de cette vogue du
métathéâtre? Quelques exemples qui ont été cités ici, provenant des
premières années du siècle qui commence, semblent le confirmer.
338
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Das Spiel im Spiel. Versuch einer Formbestimmung an Beispielen
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341
Table des matières
PROLOGUE 9
Distanciation .191
Chœur .191
Prologue et/ou épilogue .195
XIXèmesiècle .203
xxème siècle .206
Narrateur- commentateur .208
Adresse au public .212
EPILOGUE .33 5
BIBLIOGRAPHIE .339
344